La philosophie zoologique avant Darwin
CHAPITRE VIII
LAMARCK
Importance attribuée aux animaux inférieurs.—Génération spontanée.—Perfectionnement graduel des organismes; influence des besoins et de l'habitude.—L'hérédité et l'adaptation.—Transformation des espèces appartenant aux périodes géologiques antérieures.—Inanité des cataclysmes généraux.—Importance des causes actuelles.—Généalogie du règne animal.—Origine de l'homme.
Familier de la maison de Buffon, qui en avait fait le compagnon de voyages et le guide de son fils, Lamarck peut être considéré comme le continuateur immédiat de la philosophie de l'illustre auteur des Époques de la nature. S'il n'a pas l'ampleur de son style, il a comme lui, au plus haut degré, l'art de grouper les faits et de les enchaîner par de lumineuses conceptions. Tout autre est son éducation scientifique, tout différents les objets ordinaires de ses études. Buffon, qui s'adresse parfois de préférence aux physiciens plutôt qu'aux naturalistes, a puisé dans ses connaissances étendues en mathématiques et en physique, en même temps que l'art de généraliser les observations et de remonter aux causes, une précision et une prudence qu'on ne trouve pas toujours au même degré dans Lamarck. Lamarck doit à l'étude approfondie qu'il a faite des plantes et des animaux inférieurs une sûreté dans sa manière d'envisager les rapports des êtres vivants, une ampleur dans sa conception de la vie que Buffon n'a pas atteintes.
L'étude de l'homme, celle des animaux supérieurs présentent, en effet, la vie sous des apparences trop complexes et trop mystérieuses pour que ceux qui s'y sont livrés exclusivement puissent pressentir une explication prochaine des phénomènes si variés qu'ils observent. La vie leur apparaît avec un cortège d'organes et de fonctions, propre à leur dissimuler sa véritable nature; toute tentative pour en pénétrer les secrets, toute spéculation sur ses causes leur semble d'avance inutile et essentiellement téméraire. Aussi Lamarck a-t-il bien raison de dire: «Ce qu'il y a de singulier, c'est que les phénomènes les plus importants à considérer n'ont été offerts à nos méditations que depuis l'époque où l'on s'est attaché principalement à l'étude des animaux les moins parfaits, et où les recherches sur les différentes complications de l'organisation de ces animaux sont devenues le principal fondement de leur étude. Il n'est pas moins singulier de reconnaître que ce fut presque toujours de l'examen suivi des plus petits objets que nous présente la nature, et de celui des considérations qui paraissent les plus minutieuses, qu'on a obtenu les connaissances les plus importantes pour arriver à la découverte de ses lois et pour déterminer sa marche.»
C'est, en effet, la considération des conditions simples sous lesquelles se manifeste la vie dans les organismes inférieurs qui conduit Lamarck à penser que ces organismes ont été les premiers formés, qu'ils ont été produits spontanément et que de leur perfectionnement graduel sont résultées toutes les autres formes vivantes. Des «fluides subtils» mis en mouvement par la chaleur et la lumière du soleil ont pénétré de petites particules de matière mucilagineuse inerte qui se sont trouvées aptes à recevoir leur action, les ont animées et ont ainsi constitué les premiers êtres vivants; ces fluides n'ont nullement perdu la faculté d'animer la matière inerte; de nouveaux organismes, des infusoires, se forment sans cesse par ce procédé et naissent ainsi par génération spontanée. C'est depuis cette supposition de Lamarck qu'il s'est établi une sorte de solidarité entre l'hypothèse d'une évolution graduelle des êtres vivants et celle des générations spontanées. Cette solidarité n'est nullement nécessaire. De ce que, à un certain moment de l'évolution de la terre, se sont trouvées réalisées des conditions propres à permettre la formation de substances agitées de ces mouvements spéciaux qui constituent la vie, capables de transmettre ces mouvements plus ou moins modifiés à des substances inertes et de les transformer ainsi en substances vivantes, il ne résulte nullement que ces conditions durent encore, et les recherches expérimentales si étendues de M. Pasteur ont depuis longtemps montré que, dans les conditions habituelles des milieux inertes qui nous entourent, il n'y avait jamais de générations spontanées. Quant à l'origine des organismes primitifs, Lamarck ne fait que dire, dans le langage de son temps, qu'il a fallu douer la matière de mouvements spéciaux pour les réaliser; qu'ils se sont produits sous des formes très simples, que l'action persistante des fluides subtils, c'est-à-dire des mouvements moléculaires auxquels ils devaient leur origine, a graduellement perfectionnées. Dans ces organismes, Lamarck suppose, comme Erasme Darwin, qu'ont alors apparu des stimulants nouveaux, les besoins, qui se sont multipliés pour chaque être vivant à mesure que son organisme se compliquait, que ses rapports avec le monde extérieur se diversifiaient. Mais, tandis que son émule anglais admet que l'irritation produite dans les organes par les besoins suffit à déterminer la formation d'organes nouveaux ou la modification d'organes déjà existants, Lamarck introduit un intermédiaire entre la production des besoins et les modifications qu'ils déterminent. Suivant lui, ces besoins persistants ont déterminé la répétition incessante de certains actes, la production de certaines habitudes qui sont devenues à leur tour des causes nouvelles de modification. En effet, tout organe dont un animal fait un fréquent usage, un usage habituel, se développe et se perfectionne; tout organe dont l'animal cesse de se servir s'atrophie, au contraire, et disparaît. Ainsi, grâce aux habitudes, certains, organes peuvent disparaître, d'autres se perfectionner. Il est incontestable, par exemple, que les yeux des animaux vivant habituellement dans l'obscurité tendent à disparaître, et l'observation journalière ne permet pas de douter que la plupart des organes se perfectionnent par l'exercice. Mais ce procédé de diversification suppose que les organes dont il s'agit existent déjà; comment des organes nouveaux peuvent-ils se constituer de toutes pièces? Ici, Lamarck dépasse la hardiesse permise à l'hypothèse, lorsqu'il suppose que le seul fait du besoin d'un organe peut en déterminer l'apparition chez un animal; l'on admettra difficilement pour expliquer, par exemple, comment les ruminants ont acquis des cornes, que «dans leurs accès de colère, qui sont fréquents, surtout chez les mâles, leur sentiment intérieur, par ces efforts, dirige plus fortement les fluides vers cette partie de leur tête; où il se fait une sécrétion de matière cornée dans les uns et de matière osseuse mélangée de matière cornée dans les autres, qui donne lieu à des protubérances solides.» Ce n'est pas seulement au cas particulier des ruminants que Lamarck applique sa doctrine de l'effort intérieur dirigeant vers telle ou telle partie du corps les fluides qui doivent y porter un surcroît d'activité. «Lorsque la volonté détermine un animal à une action quelconque, les organes qui doivent exécuter cette action y sont aussitôt provoqués par l'affluence des fluides subtils qui y deviennent la cause déterminante des mouvements qu'exige l'action dont il s'agit…; il en résulte que des répétitions multipliées de ces actes d'organisation fortifient, étendent, développent et même créent les organes qui y sont nécessaires.» Cela revient à dire qu'un animal arrive forcément à posséder un organe qui lui est nécessaire ou simplement utile, dans les conditions biologiques où il est placé. On a durement reproché à Lamarck cette affirmation, véritablement un peu téméraire et qu'on a quelquefois malicieusement remplacée par cette autre: «Un animal finit toujours par posséder un organe quand il le veut.» Telle n'est pas la pensée de Lamarck, qui attribue simplement les transformations des espèces à l'action stimulante des conditions extérieures se traduisant sous la forme de besoins et explique par là tout ce que nous appelons aujourd'hui des adaptations. Ainsi le long cou de la girafe résulte de ce que l'animal habite un pays où les feuilles sont portées au sommet de troncs élevés; les longues pattes des échassiers proviennent de ce que ces oiseaux ont besoin de chercher sans se mouiller leur nourriture dans l'eau, etc. Ces interprétations n'enlèvent rien de leur valeur à ces deux lois énoncées par Lamarck:
«1° Dans tout animal qui n'a point dépassé le terme de ses développements, l'emploi plus fréquent et plus soutenu d'un organe quelconque fortifie peu à peu cet organe, le développe, l'agrandit et lui donne une puissance proportionnée à la durée de cet emploi; tandis que le défaut constant d'usage de tel organe l'affaiblit insensiblement, le détériore, diminue progressivement ses facultés et finit par le faire disparaître.
«2° Tout ce que la nature a fait acquérir ou perdre aux individus par l'influence des circonstances où leur race se trouve depuis longtemps exposée et, par conséquent, par l'influence de l'emploi prédominant de tel organe ou par celle d'un défaut constant d'usage de telle partie, elle le conserve par la génération aux nouveaux individus qui en proviennent, pourvu que les changements acquis soient communs aux deux sexes ou à ceux qui ont produit ces nouveaux individus.»
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De nombreux exemples peuvent être ajoutés aujourd'hui à ceux que Lamarck avait réunis pour appuyer la première de ces lois; le seul point qui puisse, en ce qui la concerne, prêter à la discussion, c'est l'étendue des changements qu'un organe peut subir, en raison de l'usage qu'en fait l'animal qui le possède. C'est là une simple question de mesure. La possibilité de la création d'un organe par suite des excitations extérieures est elle-même un point qui mériterait d'être étudié, qu'on n'a pas le droit de rejeter sans examen, sans observations, sans expériences, et de traiter comme une ridicule rêverie; Lamarck l'aurait sans doute plus facilement fait accepter s'il n'avait pas cru utile de passer par l'intermédiaire des besoins. Il est incontestable que par défaut d'excitation, les organes s'atrophient et disparaissent: nous l'avons déjà dit, les animaux des cavernes obscures et des grandes profondeurs de la mer sont fréquemment aveugles; le protée des lacs souterrains de la Caroline est blanc; sous l'action de la lumière, ses téguments se pigmentent, il devient brun; la lumière est incontestablement nécessaire à l'apparition de la chlorophylle dans les plantes. Dans les deux cas, quel que soit le mécanisme intime par lequel sont produits le pigment et la chlorophylle, ils n'apparaissent que sous l'influence d'une excitation extérieure.
L'idée que Lamarck se fait de la vie se lie d'ailleurs très intimement à son hypothèse sur le mode de formation et de développement des organes, et cette hypothèse, considérée à ce point de vue, perd tout ce qu'elle peut avoir d'apparence déraisonnable. Elle commande le respect, comme l'effort infructueux d'un grand esprit cherchant à deviner, en s'appuyant sur toutes les connaissances acquises de son temps, la solution d'un problème que, malgré tous les progrès accomplis, nous n'avons encore pu forcer la nature à nous livrer.
Deux fluides, selon Lamarck, pénètrent les molécules aptes à vivre: la chaleur et l'électricité. La chaleur distend les molécules vivantes, les éloigne les unes des autres, sans détruire leur cohésion, et maintient ainsi les tissus vivants dans un état spécial de tension que Lamarck désigne sous le nom d'orgasme. Cet orgasme est un état de lutte entre la cohésion des molécules vivantes et la chaleur; de cet état naît l'irritabilité des tissus. Vienne, en effet, se manifester sur un point l'influence de l'électricité, sans cesse en mouvement, et que les influences extérieures peuvent attirer sur ce point ou que la volonté peut y diriger, l'équilibre entre la cohésion et la chaleur est détruit, l'orgasme cesse; le tissu qui n'est plus en état de tension se contracte sur le point où la chaleur a faibli, pour reprendre l'instant d'après son état primitif. Le tissu réagit ainsi contre les excitations extérieures. Un muscle non contracté manifeste son état d'orgasme par ce qu'on a appelé le ton musculaire. Dans les muscles, les nerfs, instruments de la volonté, apportent-ils l'électricité qui fait cesser l'orgasme, le muscle se contracte pour reprendre bientôt son volume. Sans doute, nous expliquerions autrement aujourd'hui tous les phénomènes que Lamarck attribue à l'orgasme; mais sommes-nous beaucoup plus avancés sur les causes mêmes de la vie? Quand nous disons qu'on doit la considérer comme une sorte de mouvement des particules protoplasmiques, mouvement que nous ne sommes pas en état de définir, exprimons-nous une idée essentiellement différente de celle de Lamarck, puisque la chaleur n'est, en définitive, qu'une sorte de mouvement?
Avons-nous été plus heureux dans la détermination des causes des modifications des organismes? Si personne n'admet plus que les besoins et les désirs qu'ils provoquent soient suffisants, à eux seuls, pour amener l'apparition d'organes nouveaux ou de modifications plus ou moins importantes dans les organes déjà existants, on ne conteste guère les effets de l'usage et du non-usage des organes; on ne révoque plus en doute l'action directe des milieux; on croit à des modifications corrélatives des organes telles que, lorsqu'un organe se transforme, plusieurs autres subissent le contre-coup de ses modifications, soit qu'ils se développent avec lui, soit qu'ils se réduisent au contraire en raison de son développement; beaucoup de faits conduisent à penser que la rapidité croissante avec laquelle s'effectue le développement à mesure que les organismes se compliquent et que leurs parties se solidarisent peut intervenir dans les changements que les parties du corps présentent dans leurs rapports. On admet aussi une certaine spontanéité dans la variation des organismes; on fait enfin quelquefois intervenir les croisements, mais les caractères qui résultent des unions croisées ne viennent que de la transmission par hérédité des caractères produits par les diverses causes que nous venons d'énumérer. D'ailleurs jusqu'ici aucune étude systématique de l'influence propre à ces diverses causes modificatrices n'a pu être faite, et Darwin lui-même se borne à constater que les espèces varient sans se demander pourquoi; la théorie de la sélection naturelle peut admettre, en effet, dans une première approximation, ce simple fait, comme un point de départ, dont on pourra renvoyer l'examen à plus tard.
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La seconde loi de Lamarck, la loi de l'hérédité des caractères, est demeurée la clef de voûte de l'édifice de Darwin. Seulement Darwin, en démontrant que la lutte pour la vie a nécessairement pour conséquence d'éliminer les formes stationnaires et celles qui ne présentent que des variations inutiles, pour ne laisser subsister que celles qui sont avantageuses à un titre quelconque, a pu expliquer comment il se fait qu'il n'existe pas une continuité absolue entre toutes les formes simultanément vivantes, comment un grand nombre ont disparu, et comment celles qui restent, qu'elles aient en apparence dégénéré ou qu'elles se soient perfectionnées, sont tellement adaptées aux conditions d'existence dans lesquelles elles vivent, qu'on a pu les croire créées spécialement en vue de ces circonstances et appuyer la théorie des causes finales sur l'harmonie merveilleuse qu'elles présentent avec le milieu ambiant.
Comme Buffon, Lamarck est absolument opposé à la doctrine aristotélique de la finalité; loin de considérer les espèces vivantes comme créées pour un genre de vie déterminé, il affirme qu'elles sont créées par le genre de vie que leur ont imposé les circonstances dans lesquelles elles se sont trouvées placées; les adaptations sont pour lui la preuve de l'action directe des milieux; sa théorie du transformisme, au lieu de les expliquer, comme le fait celle de Darwin, les prend pour point de départ; il y a là entre les méthodes des deux grands naturalistes une opposition qui mérite d'être signalée.
Les espèces, étant l'œuvre des conditions d'existence dans lesquelles elles vivent, doivent demeurer immuables, tant que ces conditions demeurent les mêmes. Lamarck répond par là victorieusement à une objection que l'on a cru un moment devoir renverser tout son système et qu'on a plusieurs fois reproduite contre Darwin. Durant l'expédition d'Égypte, Geoffroy Saint-Hilaire avait recueilli dans les nécropoles un grand nombre de momies d'animaux qu'il étudia à son retour de concert avec Cuvier. Ces animaux, qui étaient morts depuis plusieurs milliers d'années, furent trouvés identiques aux animaux actuels de l'Égypte. Cuvier crut voir là une preuve de l'immuabilité des espèces. On ignorait à cette époque quelle avait pu être la durée des périodes géologiques; pour qui admettait, au lieu de ce siècle de millions d'années que la géologie assigne aujourd'hui à notre monde, une création remontant à peine à six mille ans, les momies des hypogées de l'Égypte pouvaient paraître des représentants des premiers âges du monde. On sait au contraire aujourd'hui que leur ancienneté n'est qu'une illusion, que rien, pas même l'homme, n'a changé autour d'elles, et que l'espace de temps qui nous sépare de l'époque où elles ont vécu a la durée d'un éclair par rapport à celui qu'emploie habituellement la nature pour constituer un âge nouveau. D'ailleurs, comme on l'a dit fort justement, la persistance même des formes des momies prouve plus qu'il ne faudrait; car ce ne sont pas seulement les espèces contemporaines des anciens qui ont été conservées, mais aussi les races de leurs animaux domestiques, races dont la variabilité n'est cependant pas douteuse.
Familiarisé avec l'étude des mollusques fossiles, qui sont extrêmement nombreux et dont on peut suivre les variations successives beaucoup plus facilement que celles des mammifères, Lamarck, qui aperçoit de nombreuses séries de formes de transition entre les espèces que l'on considère comme disparues et les espèces actuelles, n'admet pas que les espèces s'éteignent; il suppose qu'elles se transforment toutes.
«S'il y a, dit-il[27], des espèces réellement perdues, ce ne peut être sans doute que parmi les grands animaux qui vivent sur les parties sèches du globe, où l'homme, par l'empire absolu qu'il y exerce, a pu parvenir à détruire tous les individus de quelques-unes qu'il n'a pas voulu conserver ni réduire à la domesticité. De là naît la possibilité que les animaux des genres Palæotherium, Anoplotherium, Megalonyx, Mastodon de M. Cuvier et quelques autres espèces de genres déjà connus, ne soient plus existant dans la nature; néanmoins il n'y a là qu'une possibilité.
«Mais les animaux qui vivent dans le sein des eaux, surtout des eaux marines, et, en outre, toutes les races de petite taille qui habitent la surface de la terre et qui respirent à l'air, sont à l'abri de la destruction de leur espèce de la part de l'homme; leur multiplication est si grande et les moyens de se soustraire à ses poursuites et à ses pièges sont tels qu'il n'y a aucune apparence qu'il puisse détruire l'espèce entière d'aucun de ces animaux.»
Pénétré, comme Buffon, de l'importance du rôle de l'homme dans la nature, Lamarck ne voit pas d'autre cause de destruction des espèces que l'homme lui-même. Il n'aperçoit pas que la guerre déclarée par notre espèce aux animaux n'est qu'un cas particulier de la grande lutte qu'ils se livrent entre eux et dont les premières conséquences ne lui ont cependant pas échappé, car il écrit[28]:
«Par suite de la multiplication des petites espèces, et surtout des animaux les plus imparfaits, la multiplicité des individus pouvait nuire à la conservation des races, à celle des progrès acquis dans le perfectionnement de l'organisation, en un mot à l'ordre général, si la nature n'eût pris des précautions pour restreindre cette multiplication dans des limites qu'elle ne peut jamais franchir.
«Les animaux se mangent les uns les autres, sauf ceux qui vivent de végétaux; mais ceux-ci sont exposés à être dévorés par les animaux carnassiers.
«On sait que ce sont les plus forts et les mieux armés qui mangent les plus faibles, et que les grandes espèces dévorent les plus petites.»
Ici, nous sommes bien près, semble-t-il, non seulement de la lutte pour la vie telle que la concevra Darwin, mais même de la sélection naturelle. Malheureusement, au lieu de poursuivre l'idée, Lamarck aussitôt s'engage dans une autre voie; il n'a pas vu les conséquences de l'ardente concurrence qui s'établit entre les animaux de même espèce dès que les vivres ne sont plus que juste suffisants; bien au contraire, il croit «que les individus d'une même race se mangent rarement entre eux et font la guerre à d'autres races». Puis il revient sans le vouloir aux causes finales lorsqu'il développe les précautions prises par la nature pour empêcher les grosses espèces de se multiplier au point de devenir un danger pour l'existence des petites. Darwin a pris ici exactement le contrepied de Lamarck; mais on ne peut blâmer ce dernier de n'avoir pas cherché à résoudre un problème qui n'était même pas posé de son temps, celui de l'extinction graduelle et du renouvellement, en dehors de l'influence de l'homme, de la plupart des espèces animales et végétales.
* * * * *
Partisan de la fixité des espèces, Cuvier n'hésitait pas à affirmer que de nombreux animaux avaient disparu depuis un temps plus ou moins long, et il attribuait volontiers, nous le verrons bientôt, leur disparition à d'immenses catastrophes, à des cataclysmes généraux, bouleversant la surface entière du globe. Lamarck, frappé au contraire des transformations graduelles que semblent avoir éprouvées les mollusques, conteste la réalité de ces révolutions du globe, dont sir Charles Lyell et ses disciples démontreront plus tard l'inanité.
«Pourquoi, dit-il fort bien[29], supposer sans preuve une catastrophe universelle, lorsque la marche de la nature, mieux connue, suffit pour rendre raison de tous les faits que nous observons dans toutes ses parties? Si l'on considère, d'une part, que dans tout ce que la nature opère elle ne fait rien brusquement, et que partout elle agit avec lenteur et par degrés successifs, et d'autre part que les causes particulières ou locales des désordres, des bouleversements, des déplacements peuvent rendre raison de tout ce que l'on observe à la surface du globe, on reconnaîtra qu'il n'est nullement nécessaire de supposer qu'une catastrophe universelle est venue tout culbuter et détruire une grande partie des opérations mêmes de la nature.»
C'est la doctrine des causes actuelles soutenue et développée à l'aurore même de la géologie; c'est l'indication du programme qu'a si bien rempli depuis toute une grande école de géologues.
Appliquant aux classifications la théorie de la descendance, Lamarck semblait devoir être ramené vers l'échelle des êtres de Bonnet; mais il s'aperçoit bien vite qu'on ne saurait disposer les animaux en une série linéaire unique. Il les divise, en effet, en deux lignées dont les progéniteurs sont dus à la génération spontanée; mais les uns se sont formés librement; les autres, plus élevés, ont pris naissance dans des corps déjà vivants, dont les humeurs se sont organisées; ils ont vécu d'abord en parasites, constituant ainsi la classe des helminthes. La première série n'a présenté qu'une évolution très bornée: la seconde a abouti aux vertébrés. Lamarck est le premier qui, au lieu de placer ces derniers en tête du règne animal, procède, au contraire, du simple au composé, et s'élève graduellement des infusoires ou des helminthes les plus simples jusqu'aux formes les plus parfaites sous lesquelles se manifeste la vie.
«L'ordre de la nature, dit-il, c'est l'ordre même dans lequel les corps ont été formés depuis l'origine,» et, comme ces corps paraissent tous procéder les uns des autres, il est évident qu'ils doivent former des séries ininterrompues, dans lesquelles il n'est possible de tracer aucune ligne de démarcation séparant les uns des autres des groupes plus ou moins compréhensifs: «La nature n'a réellement formé ni classes, ni ordres, ni familles, ni genres, ni espèces constantes, mais seulement des individus qui se succèdent les uns aux autres et qui ressemblent à ceux qui les ont produits.» Ceux de ces individus qui se ressemblent le plus et qui se conservent dans le même état, de génération en génération, depuis qu'on les connaît, constituent des espèces. Mais les individus constituant les espèces ne présentent de caractères constants que si les circonstances dans lesquelles ils sont placés demeurent invariables; dès que ces circonstances varient, les individus changent: de là les intermédiaires, pour ainsi dire en nombre indéfini, qui relient entre elles les formes animales les plus disparates au premier abord. Il n'y a donc pas d'espèce invariable.
À la vérité, Lamarck exagère le nombre des formes de passages qui, dans la nature actuelle, existent entre les espèces[30]; il exagère aussi la facilité avec laquelle les espèces peuvent se croiser; l'instabilité de l'espèce lui apparaît trop grande; mais cela tient à ce qu'il n'est pas encore en possession du grand fait de la disparition des espèces et que, dès lors, il lui paraît impossible qu'il puisse y avoir de lacune dans la nature. Toutefois Lamarck est loin d'admettre que la gradation soit absolue, comme on l'a quelquefois supposé; il voit un hiatus profond entre les corps bruts et les corps organisés[31], et il suppose un semblable hiatus entre les animaux et les plantes, les animaux possédant une faculté, l'irritabilité, qui manque entièrement à tous les végétaux. À leur tour, au point de vue de leur complication organique, et si l'on ne tient compte que des classes, les animaux et les plantes forment respectivement dans chaque règne une série unique, une véritable échelle, dont les degrés sont caractérisés par le développement de systèmes d'organes de plus en plus compliqués. Cette échelle représente «l'ordre qui appartient à la nature et qui résulte, ainsi que les objets que cet ordre fait exister, des moyens qu'elle a reçus de l'Auteur suprême de toute chose. Elle n'est elle-même que l'ordre général et immuable que ce sublime Auteur a créé dans tout, et que l'ensemble des lois générales et particulières auxquelles cet ordre est assujetti. Par ces moyens, dont elle continue sans altération l'usage, elle a donné et donne perpétuellement l'existence à ses productions; elle les varie et les renouvelle sans cesse et conserve ainsi partout l'ordre entier qui en est l'effet[32].»
Les formes diverses des animaux et des plantes résultent, en définitive, pour Lamarck, de deux causes:
1° Un certain ordre naturel, directement institué par le Créateur, et qui se manifeste dans la série unique et graduellement nuancée, dans l'échelle que forment respectivement les animaux et les plantes;
2° L'influence des conditions extérieures qui, sans altérer cet ordre dans ce qu'il a d'essentiel, agit pour varier à l'infini les productions naturelles et pour créer autour de l'échelle unique qui représente chaque règne une infinité de petites séries rameuses, dont quelques branches peuvent même paraître complètement isolées.
Ceci est important: on représente souvent Lamarck comme ayant exclusivement attribué aux forces naturelles l'évolution de l'univers; Hæckel, dans son Histoire de la création naturelle[33] reproduit cette opinion. Telle n'était cependant pas la pensée de l'illustre auteur de la Philosophie zoologique. Sans doute la matière et ses «fluides subtils», que nous nommons aujourd'hui les forces physico-chimiques, ont suffi, selon Lamarck, à former les plus simples des êtres vivants; sans doute l'influence des circonstances extérieures a joué un rôle prépondérant dans la production des formes organiques; mais ces formes néanmoins se sont compliquées suivant un plan assigné d'avance par «le sublime Auteur de toutes choses», et que traduit la gradation successive des organismes. Il semble que Lamarck greffe en quelque sorte sa théorie des actions de milieu sur l'idée de l'échelle des êtres de Bonnet, dont il n'arrive pas à se dégager complètement, parce qu'elle lui paraît sans doute conforme à sa conception particulière de la majesté du Créateur. Ce sont, en définitive, les causes finales qui reviennent dans l'esprit de Lamarck, malgré lui, et qui lui font dire ailleurs[34]: «Ainsi, par ces sages précautions, tout se conserve dans l'ordre établi; les changements et les renouvellements perpétuels qui s'observent dans cet ordre sont maintenus dans des bornes qu'ils ne sauraient dépasser; les races des corps vivants subsistent toutes, malgré leurs variations; les progrès acquis dans le perfectionnement de l'organisation ne se perdent point; tout ce qui paraît désordre, anomalie rentre sans cesse dans l'ordre général et même y concourt; et partout, et toujours, la volonté du suprême Auteur de la nature et de tout ce qui existe est invariablement exécutée.»
On ne saurait mieux exposer la théorie des causes finales, car si Dieu a tout fait, tout coordonné, tout agencé, de manière que sa volonté soit partout et toujours exécutée, c'est qu'il a tout prévu, que par tous les moyens dont il a doté la nature celle-ci court inconsciemment, comme le veulent les finalistes, vers un but déterminé: l'accomplissement de la volonté créatrice.
Cependant, par une étonnante contradiction, Lamarck, finaliste dans l'ensemble, se montre, dans le détail, adversaire résolu des causes finales. Les ouvrages des naturalistes et des philosophes sont remplis de l'étonnement que leur cause le merveilleux outillage dont les animaux sont pourvus, la merveilleuse appropriation de chacun de leurs outils aux fonctions qu'il remplit; c'est pour la plupart d'entre eux une preuve indiscutable de l'intelligence, de la sagesse qui ont présidé à la création.
«Le fait est, dit Lamarck[35], que les divers animaux ont, chacun suivant leur genre et leur espèce, des habitudes particulières et toujours une organisation qui se trouve parfaitement en rapport avec ces habitudes.
«De la considération de ce fait, il semble qu'on soit libre d'admettre, soit l'une, soit l'autre des deux conclusions suivantes, et qu'aucune d'elles ne puisse être prouvée.
«Conclusion admise jusqu'à ce jour: La nature (ou son Auteur), en créant les animaux, a prévu toutes les sortes possibles de circonstances dans lesquelles ils auraient à vivre et a donné à chaque espèce une organisation constante, ainsi qu'une forme déterminée et invariable dans ses parties qui force chaque espèce à vivre dans les lieux et les climats où on la trouve et à y conserver les habitudes qu'on lui connaît.
«Ma conclusion particulière: La nature, en produisant successivement toutes les espèces d'animaux, en commençant par les plus imparfaits et les plus simples, pour terminer son ouvrage par les plus parfaits, a compliqué graduellement leur organisation; et, ces animaux se répandant généralement dans toutes les régions habitables du globe, chaque espèce a reçu de l'influence des circonstances dans lesquelles elle s'est rencontrée les habitudes que nous lui connaissons et les modifications dans ses parties que l'observation nous montre en elle.»
Entre ces deux conclusions, Lamarck n'hésite pas. La première suppose que les espèces sont fixées et ont été de tout temps aussi étroitement adaptées que nous le voyons aux conditions dans lesquelles elles ont vécu; mais cette fixité des espèces suppose, à son tour, la fixité des conditions d'existence dans lesquelles elles sont placées. Or ce dernier fait est absolument contraire à tout ce que l'observation nous démontre; il y a plus: nous avons volontairement changé les conditions d'existence d'un certain nombre d'animaux, ce sont les animaux domestiques; or ces animaux se sont eux-mêmes modifiés avec les conditions qui leur ont été imposées. Aucun d'eux ne ressemble plus aux animaux de la souche sauvage dont il descend, et nous pouvons encore les modifier à notre gré. L'argument est irrésistible; quelque effort que l'on ait fait depuis pour en diminuer la portée, il se dresse toujours aussi solide contre tous les raisonnements qui voudraient établir la fixité des espèces.
Ces arguments se réduisent d'ailleurs à ceci: les modifications imposées aux animaux domestiques n'ont pas dépassé certaines limites. À quoi l'on peut répondre que personne n'a jusqu'ici essayé de modifier complètement les conditions primitives; l'homme s'est toujours borné à tirer parti de l'œuvre de la nature, à profiter des résultats obtenus par elle, à s'avancer plus loin dans la voie où elle s'était engagée, et dans la mesure que lui indiquait la satisfaction de ses besoins; il ne s'est pas proposé de transformer les animaux, de leur imposer des changements profonds; il a voulu conserver et perfectionner à son profit, plutôt que créer; et, se fût-il proposé ce dernier but, il y a encore un facteur dont il lui aurait fallu tenir compte: le temps. Aux six mille années dont il a pu disposer, depuis qu'il est civilisé la nature oppose l'œuvre de cent millions d'années: c'est cette œuvre que l'homme s'étonne modestement de n'avoir pas encore bouleversée!
Lamarck accepte donc pleinement l'opinion que les espèces anciennes se sont graduellement modifiées pour produire les espèces actuelles. Les infusoires, nés directement par génération spontanée, ont produit, en se perfectionnant, les radiaires; les vers qui se sont formés dans des corps déjà organisés ont eu une évolution plus rapide et sont montés plus haut. Ils se sont divisés en deux branches, dont l'une a fourni les insectes, ensuite les arachnides, puis les crustacés; l'autre a donné successivement, et dans l'ordre où leurs noms sont énoncés, les annélides, les cirrhipèdes, les mollusques, les poissons et les reptiles. Là, nouvelle bifurcation: les reptiles engendrent d'une part les oiseaux, d'où naissent ensuite les mammifères monotrèmes; d'autres reptiles produisent les mammifères amphibies, et ces derniers forment une souche d'où se détachent d'abord les cétacés, puis les mammifères ordinaires, qui se divisent enfin en onguiculés et ongulés. Voici d'ailleurs ce tableau généalogique du règne animal, le premier qui ait été dressé sur des données scientifiques:
TABLEAU
Servant à montrer l'origine des différents animaux.
Vers |Infusoires
| |Polypes
| |Radiaires
+———————-+————————-+
|Annélides | |Insectes |
|Cirrhipèdes | |Arachnides|
|Mollusques | |Crustacés |
|
|Poissons |
|Reptiles |
|
+—————-+——————————————+
|Oiseaux | |Mammifères amphibies|
| +————————-+———————-+
|Monotrèmes| |M. Onguiculés| |M. Ongulés| |M. Cétacés|
Beaucoup des documents qui pourraient servir aujourd'hui à établir un arbre semblable manquaient à Lamarck. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner qu'il ait renversé l'ordre dans lequel s'est probablement faite l'évolution des animaux articulés; qu'il ait à tort intercalé les cirrhipèdes, qui sont des crustacés, entre les annélides et les mollusques; qu'il ait fait descendre les monotrèmes des oiseaux, au lieu de les réunir aux autres mammifères; qu'enfin il ait cherché à tirer les mammifères ordinaires des amphibies, au lieu de faire descendre ces animaux des premiers, comme on le ferait aujourd'hui. Ce sont là des renversements qui sont inévitables tant que les connaissances sont incomplètes, qui se sont produits plusieurs fois depuis, mais que les progrès de la science rendent chaque jour plus rares. L'essentiel était d'avoir reconnu entre les différents types organiques une parenté qui a presque toujours été confirmée depuis.
On remarquera que l'homme n'est pas compris dans ce tableau. La pensée de Lamarck, à l'égard de l'origine de l'homme, a été présentée de façons diverses; il est intéressant de citer ses propres paroles:
«Si l'homme n'était distingué des animaux que relativement à son organisation, il serait aisé de montrer que les caractères d'organisation dont on se sert pour en former, avec ses variétés, une famille à part, sont tous le produit d'anciens changements dans ses actions, et des habitudes qu'il a prises et qui sont devenues particulières aux individus de son espèce[36].»
Effectivement, Lamarck montre comment une race perfectionnée de quadrumanes, cessant de grimper, a pu devenir bimane; comment elle a acquis l'attitude verticale, par suite de la nécessité d'explorer au loin le pays pour assurer sa sécurité; comment elle s'est associée à ses semblables pour dominer le monde et parquer dans les forêts les espèces rivales; comment, des besoins nouveaux créés par cette association, a dû naître le langage.
«Ainsi, ajoute-t-il, à cet égard, les besoins seuls ont tout fait; ils auront fait naître les efforts; et les organes propres aux articulations des sons se seront développés par leur emploi habituel.
«Telles seraient les réflexions que l'on pourrait faire si l'homme, considéré ici comme la race prééminente en question, n'était distingué des animaux que par les caractères de son organisation et si son origine n'était pas différente de la leur[37].»
Cette opinion peut se résumer ainsi: naturaliste, Lamarck n'hésite pas à considérer l'homme comme un singe modifié; philosophe et psychologue, il voit entre l'homme et les animaux un abîme, et l'homme lui apparaît dès lors comme une émanation directe du Créateur. Cette concession serait encore aujourd'hui suffisante pour rallier au transformisme bien des esprits que dominent de respectables croyances. Mais quel intérêt pourrait avoir la doctrine de la descendance si elle s'arrêtait précisément au point qu'il nous importe le plus d'élucider, si, après avoir prétendu nous révéler l'origine de tous les animaux, elle nous laissait complètement ignorants du passé de notre espèce?
Et cependant, même au point de vue psychologique, la barrière que Lamarck établit entre l'homme et les animaux est bien faible. Dans la doctrine de l'illustre naturaliste, les milieux extérieurs, on s'en souvient, n'agissent pas directement sur les organismes; ils ne les modifient qu'en excitant chez eux des besoins, puis des habitudes provoquant l'usage ou le défaut d'usage des organes, et déterminent ainsi leur accroissement ou leur atrophie. Les besoins sont intimement liés aux sensations, celles-ci aux facultés intellectuelles; aussi Lamarck attache-t-il une grande importance au développement plus ou moins grand de ces facultés chez les animaux, qu'il divise dans sa classification définitive[38] en animaux apathiques, animaux sensibles et animaux intelligents. Le simple énoncé de cette classification suffît à montrer que Lamarck admet un développement graduel des facultés intellectuelles. Il s'efforce du reste de démontrer que «tous les actes de l'entendement exigent un système d'organes particuliers pour pouvoir s'exécuter», et, comme ces organes sont les mêmes chez l'homme et les animaux supérieurs, qu'il n'y a entre eux qu'une différence de degré, il s'ensuit nécessairement que, si les animaux les plus élevés sont issus des plus simples, l'homme doit à son tour être issu des formes supérieures du règne animal. Après avoir développé toutes ses idées sur la nature de l'entendement, qu'il regarde simplement comme un ensemble de phénomènes mécaniques, Lamarck ne revient cependant pas sur le problème de la place de l'homme dans la nature.
On se demande s'il n'a pas craint par une dernière et suprême hardiesse de compromettre le succès d'une œuvre qui lui avait coûté une incroyable dépense de génie et qu'il savait être de beaucoup en avance sur son époque. Aussi termine-t-il son livre par cette mélancolique réflexion, qui n'a malheureusement pas cessé d'être vraie:
«Les hommes qui s'efforcent par leurs travaux de reculer les limites des connaissances humaines savent assez qu'il ne leur suffit pas de découvrir et de montrer une vérité utile qu'on ignorait, et qu'il faut encore pouvoir la répandre et la faire reconnaître; or la raison individuelle et la raison publique, qui se trouvent dans le cas d'en éprouver quelque changement, y mettent en général un obstacle tel qu'il est souvent plus difficile de faire reconnaître une vérité que de la découvrir. Je laisse ce sujet sans développement, parce que je sais que mes lecteurs y suppléeront suffisamment, pour peu qu'ils aient d'expérience dans l'observation des causes qui déterminent les actions des hommes.»
Simple et sans amertume, empreinte d'une douce philosophie, cette phrase n'en reflète pas moins le sentiment bien net qu'éprouvait Lamarck de l'injustice de ses contemporains à son égard. Un d'eux a laissé sur l'exemplaire de la Philosophie zoologique qui appartient à la bibliothèque du Muséum cette appréciation anonyme: «homme assez superficiel». Ce lecteur expansif traduit assez exactement l'impression que fit sur ceux qui ne le comprirent pas le grand naturaliste qui osa le premier envisager d'un point de vue nouveau l'empire organique tout entier. Lamarck s'était imposé aux zoologistes par son Histoire naturelle des animaux sans vertèbres, qui lui fit décerner le nom de Linné français. On lui pardonna, suivant le mot d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, la philosophie zoologique, en raison de son grand ouvrage descriptif. Quant aux idées neuves et fécondes qu'il avait si généreusement semées dans son œuvre, elles furent bientôt ensevelies sous des sarcasmes auxquels on regrette que Cuvier lui-même se soit associé. Elles devaient dormir un demi-siècle avant de s'offrir de nouveau aux méditations des savants.
L'homme qui a le premier cherché à préciser scientifiquement quels liens de parenté généalogique unissaient ensemble les animaux les plus simples aux plus parfaits, qui le premier a pénétré l'importance du phénomène d'hérédité, a osé affirmer que nous devions chercher l'explication de la nature présente dans la nature passée; qui a posé comme une règle générale du développement de notre globe, comme de celui des organismes, une évolution lente et graduelle, sans secousses et cataclysmes; l'homme qui a essayé le premier de sonder les mystères de la vie à la lumière des sciences physiques, cet homme aura éternellement droit à l'admiration de tous. Sans doute le mécanisme réel du perfectionnement des organismes lui a échappé, mais Darwin ne l'a pas expliqué davantage. La loi de sélection naturelle n'est pas l'indication d'un procédé de transformation des animaux; c'est l'expression d'un ensemble de résultats. Elle constate ces résultats sans nous montrer comment ils ont été préparés. Nous voyons bien qu'elle conduit à la conservation des organismes les plus parfaits; mais Darwin ne nous laisse pas voir comment ces organismes eux-mêmes ont été obtenus. C'est une lacune qu'on a seulement essayé de combler dans ces dernières années.
Peut-être les idées de Lamarck eussent plus rapidement conquis la place qui leur revenait, si, à l'époque même où il les développait, l'arène scientifique n'avait pas été presque entièrement occupée par deux terribles champions, plus jeunes et plus ardents que lui: Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier. Nous ne devons pas séparer dans cette esquisse deux noms qui retentirent si souvent ensemble dans les débats académiques de la première moitié de ce siècle, qui sont demeurés inscrits sur les drapeaux de deux écoles rivales et que l'on peut considérer comme l'expression la plus saisissante de deux tournures opposées de l'esprit humain.
CHAPITRE IX
ÉTIENNE GEOFFROY SAINT-HILAIRE
Opposition des deux doctrines de la fixité et de la variabilité des espèces.—L'unité de plan de composition.—Importance des organes rudimentaires.—Balancement des organes.—Théorie des analogues; principe des connexions.—Analogie des animaux inférieurs et des embryons des animaux supérieurs.—Arrêts de développement.—Les monstres et la tératologie.—Idées de Geoffroy sur la variabilité des espèces; les transformations brusques; l'influence du milieu.—Extension de la théorie de l'unité de plan de composition aux animaux articulés: retournement du vertébré; idées d'Ampère.—Lien généalogique entre les espèces fossiles et les espèces vivantes.
Désormais, deux opinions opposées relativement aux espèces sont établies dans la science et vont compter chacune ses partisans. Linné avait affirmé d'une manière absolue la fixité des formes spécifiques; Buffon et surtout Lamarck proclament leur instabilité. Pour eux, l'espèce est capable de subir des modifications sans nombre, que Buffon ne cherche pas à poursuivre bien loin, mais dont Lamarck considère l'étendue comme indéfinie, puisque, suivant lui, les espèces les plus élevées descendent des plus simples par une suite ininterrompue de générations. La même opposition va se retrouver dans les idées de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire; mais cette fois c'est dans le même champ clos que les deux écoles vont se trouver en présence; c'est au Jardin des plantes ou devant l'Académie des sciences de Paris que deux esprits, l'un et l'autre de la plus haute portée, vont entamer une lutte demeurée célèbre dans l'histoire des sciences. Geoffroy Saint-Hilaire a en quelque sorte pour patrie scientifique ce Jardin du roi, dont Buffon avait élevé si haut la renommée. C'est là qu'il est initié à l'étude des sciences, et c'est auprès de Daubenton lui-même, dans un milieu encore tout rempli du souvenir et des idées de l'auteur illustre de l'Histoire naturelle, qu'il fait son éducation d'anatomiste; c'est aussi grâce au vénérable collaborateur de Buffon qu'il est nommé sous-garde et sous-démonstrateur du cabinet d'histoire naturelle, en remplacement de Lacépède, démissionnaire. Bientôt après, le décret de la Convention qui organisait le Muséum d'histoire naturelle lui donne, à lui minéralogiste et à peine âgé de vingt et un ans, le titre de professeur de zoologie dans la nouvelle «métropole des sciences de la nature». Il doit y enseigner l'histoire des animaux vertébrés, tandis que Lamarck est chargé d'exposer l'histoire des animaux sans vertèbres. Dès lors, le cercle des études du jeune naturaliste se trouve nettement tracé. Les vertébrés sont encore de son temps considérés comme les animaux par excellence; ce sont, en quelque sorte, les animaux typiques. Geoffroy se livre avec passion à des recherches sur leur organisation; il demeure frappé de la grande généralité des ressemblances qu'ils présentent entre eux et que Buffon n'avait pas manqué de signaler. Ce dessein, toujours le même, que, suivant l'expression de Buffon, la nature semble suivre «de l'homme aux quadrupèdes, des quadrupèdes aux cétacés, des cétacés aux oiseaux, des oiseaux aux reptiles, des reptiles aux poissons,» Geoffroy entreprend d'en démontrer la réalité, d'en déterminer exactement toute l'économie.
À qui avait parcouru cette longue série d'organismes qui s'échelonnent de l'homme aux poissons, il devait sembler, à cette époque, que rien au delà ne pouvait présenter un haut intérêt. Geoffroy pensa bien vite que ce plan commun, dont les objets favoris de ses études lui révélaient l'existence, se retrouvait dans la nature entière. Dès 1795, à peine âgé de vingt-trois ans, à une époque où il vivait dans la plus grande intimité avec Cuvier, qu'il venait d'introduire au Muséum d'histoire naturelle, il écrivait dans son Mémoire sur les rapports naturels des Makis: «La nature n'a formé tous les êtres vivants que sur un plan unique, essentiellement le même dans son principe, mais qu'elle a varié de mille manières dans toutes ses parties accessoires. Si nous considérons particulièrement une classe d'animaux, c'est là surtout que son plan nous paraîtra évident; nous trouverons que les formes diverses sous lesquelles elle s'est plue à faire exister chaque espèce dérivent toutes les unes des autres; il lui suffit de changer quelques-unes des proportions des organes pour les rendre propres à de nouvelles fonctions, pour en étendre ou restreindre les usages… Toutes les différences les plus essentielles qui affectent chaque famille, dépendant d'une même classe, viennent seulement d'un autre arrangement, d'une autre complication, d'une modification enfin de ces mêmes organes.»
Buffon avait dit: un très grand nombre d'animaux sont construits sur le même plan; Geoffroy affirme ici que tous les animaux ont la même structure fondamentale. Cette idée de l'unité de plan de composition des animaux, si simple et si grande, doit présider désormais à presque tous ses travaux; la démontrer doit être la préoccupation constante de sa vie. Ce qu'il recherche dans l'étude des animaux, ce ne sont pas, comme le font les disciples de Linné, les différences qui les séparent, ce sont les ressemblances qui peuvent exister entre eux, et cette préoccupation l'amène déjà en 1796 à un résultat intéressant. Dans les conclusions de ses Recherches sur les rapports naturels des animaux à bourse, il signale les ressemblances des dasyures avec les civettes, des phalangers avec les écureuils, des kanguroos avec les gerboises; il établit ainsi une sorte de parallélisme entre les mammifères marsupiaux et les mammifères ordinaires; c'est la première indication de l'idée des classifications paralléliques qu'Isidore Geoffroy, son fils, développera plus tard, et dont nous aurons à apprécier l'importance.
Mais, selon Geoffroy, «il est pour l'histoire naturelle quelque chose de plus important que des classifications»: c'est l'étude des rapports, étude qui le remplit d'enthousiasme et dans laquelle il croit trouver la voie qui doit conduire à l'explication des phénomènes de la nature. Un instant, la séduisante idée de l'enchaînement universel des êtres l'attire vers Bonnet, mais il est trop zoologiste pour s'y arrêter. «Cette chaîne universelle est une véritable chimère,» dit-il en 1794. Mais il sait trop bien que les êtres vivants ne sont pas isolés les uns des autres, qu'un lien intime les relie étroitement, malgré leur diversité, pour ne pas chercher à remplacer l'hypothèse du naturaliste genevois, et il croit à son tour avoir trouvé dans l'unité de plan de composition la loi même de la nature. Qu'on le remarque: cette idée, qui a fait la gloire de Geoffroy, qui a suscité toutes ses études, qui l'a conduit à la découverte de principes dont l'application a dominé les travaux de naturalistes des écoles les plus opposées, cette idée féconde, en raison de la part de vérité qu'elle contient, ce n'est pas à la fin d'une longue carrière de zoologiste praticien, après une longue accumulation de recherches sans but, qu'elle s'est présentée à son esprit; c'est dès le début de ses investigations, dès sa première jeunesse, et il en est presque toujours ainsi. Les idées générales ne surgissent pas quand l'esprit, fatigué de parcourir le dédale des petits faits et des minuties, arrive à son déclin; pourquoi ces fées bienfaisantes viendraient-elles illuminer les derniers travaux de ceux qui durant toute leur vie n'ont eu pour elles que méfiance et dédain? Elles ont d'ailleurs leurs caprices, se montrent coquettement, se laissent voir à demi, puis s'envolent; reviennent illuminer, comme de charmants feux follets, l'esprit doucement bercé, qui les prend pour un rêve et néglige, tant qu'il le peut encore, d'enchaîner ces sylphes légers, plus subtils en apparence que l'éther. Bientôt le sylphe se lasse; ses apparitions sont plus rares; il se montre sous des traits moins séduisants; enfin la douce vision s'évanouit sans retour, laissant à ceux qui n'ont pas su la fixer le douloureux souvenir du charme rompu. Et cependant ces riens aux formes mouvantes, ces prétendus fantômes sont la force même de l'esprit humain; c'est à eux qu'il appartient de lui communiquer le génie qui sait découvrir les voies nouvelles, les jalonner de ses conquêtes et traîner enfin le vieux monde à sa remorque jusqu'aux brillants sommets où s'ouvrent les nouveaux horizons. Mais ils sont justement jaloux; en retour de leurs bienfaits, ils exigent de celui auquel ils se livrent une constante fidélité. Souvent aussi, ils ne se laissent conquérir qu'à moitié, ne laissent prendre qu'une de leurs formes; mais qu'importe s'ils n'en ont pas moins permis à celui qui croyait les posséder de faire, au profit de l'humanité, une riche moisson.
Tel fut le cas de Geoffroy Saint-Hilaire. Il rêvait de trouver une solution au problème que posent les ressemblances étroites des animaux; cette solution, il croit la voir apparaître dans l'idée de l'unité de plan de composition. La fée ne s'était laissé prendre qu'à demi; mais elle sut largement payer la part d'hospitalité qu'elle accepta. Déjà elle avait montré le bout de ses ailes à Aristote, à Galien, à Ambroise Paré, à Belon, à Newton[39], à Vicq-d'Azyr[40], à Buffon, à Gœthe, à Herder, à Pinel; seul Geoffroy eut assez de persévérance pour la fixer un instant et lui arracher de précieux secrets.
Durant l'expédition d'Égypte, des observations sur l'aile de l'autruche lui font déjà entrevoir l'importance des organes rudimentaires: chez cet oiseau, l'os bien connu sous le nom de fourchette est très peu développé. «Ces rudiments de fourchette n'ont pas été supprimés, dit Geoffroy, parce que la nature ne marche jamais par sauts rapides et qu'elle laisse toujours des vestiges d'un organe, lors même qu'il est tout à fait superflu, si cet organe a joué un rôle important dans les autres espèces de la même famille. Ainsi se retrouvent, sous la peau des flancs, les vestiges de l'aile du casoar; ainsi se voit, chez l'homme, à l'angle interne de l'œil, un boursouflement de la peau qu'on reconnaît pour le rudiment de la membrane incitante dont beaucoup de quadrupèdes et d'oiseaux sont pourvus.»
Vers cette même époque, en 1800, il écrit encore: «Les germes de tous les organes que l'on observe, par exemple, dans les différentes familles d'animaux à respiration pulmonaire, existent à la fois dans toutes les espèces, et la cause de la diversité infinie des formes qui sont propres à chacune, et de l'existence de tant d'organes à demi effacés ou totalement oblitérés, doit se rapporter au développement proportionnellement plus considérable de quelques-uns, développement qui s'opère toujours aux dépens de ceux qui sont dans le voisinage.» Ce dernier aperçu n'est autre chose que la première indication de ce que Geoffroy Saint-Hilaire appellera plus tard le principe du balancement des organes; et ce principe lui fournira l'explication de l'existence des organes rudimentaires, produits incomplets de germes qui ont avorté, parce que d'autres organes voisins se sont emparés de la nourriture qui leur était destinée.
Il est rare d'ailleurs que l'avortement soit complet; les rudiments, pour demeurer imparfaits, n'en existent pas moins à la place même qu'auraient dû occuper les organes qu'ils représentent; c'est là un fait important pour la démonstration de l'unité de plan de composition.
Une semblable unité suppose, nous l'avons vu, que tous les animaux d'un même groupe—Geoffroy semble restreindre ici l'affirmation absolue qu'il avait émise dans son mémoire sur les Makis—possèdent les mêmes organes. Mais comment reconnaître, dans la série innombrable des formes, les organes qui se correspondent? Ici, Geoffroy imagine une méthode d'investigation, indépendante de l'hypothèse de l'unité de plan de composition, applicable toutes les fois que des animaux sont construits sur le même plan, quel que soit le nombre des plans suivis par la nature, et qui, sous le nom de théorie des analogues, est devenue entre les mains des anatomistes de toutes les écoles l'un des instruments les plus féconds de découvertes.
On peut considérer les organes à divers points de vue, notamment au point de vue de leur forme, au point de vue de leur fonction, au point de vue de leur position relative. Lorsque chez deux animaux différents deux organes ont une forme voisine, une même fonction, une semblable position, tout le monde les appelle du même nom; personne n'émet un doute sur leur identité fondamentale: ce sont deux organes analogues. Mais l'observation apprend bientôt que, chez des organes dont l'analogie est cependant évidente, la forme et la fonction peuvent considérablement varier. Chez les vertébrés, par exemple, le membre antérieur peut être une patte locomotrice, une aile ou une nageoire; sa forme a changé, sa fonction s'est modifiée; mais il demeure très longtemps formé des mêmes parties, et, lors même que ces parties ont éprouvé certaines modifications, la position du membre, ses rapports avec les autres organes sont demeurés essentiellement les mêmes. Ce qui est évident des membres antérieurs, Geoffroy Saint-Hilaire le suppose vrai pour tous les autres organes. Il se laisse d'abord guider par son hypothèse pour identifier, en 1806, la structure de la nageoire antérieure des poissons avec celle des pattes des autres vertébrés, pour ramener à un type commun la composition du crâne de tous ces animaux. Assuré par ses découvertes successives de la haute valeur du guide qu'il a choisi, il énonce enfin le principe des connexions. «Un organe, dit-il, est plutôt altéré, atrophié, anéanti que transposé[41].» L'anatomie philosophique est essentiellement le développement de ce principe, qui implique une conception de l'organe toute nouvelle.
On disait volontiers jusqu'à Geoffroy: Tel organe est destiné à telle fonction. Geoffroy dit, au contraire: L'organe est indépendant de la fonction. Pour lui, la notion du plan de structure, la notion morphologique, comme on dirait aujourd'hui, est supérieure à la notion physiologique. L'animal existe avec une structure, toujours la même, quel que soit le rôle qu'il aura à jouer dans le monde. C'est le conflit de ses facultés et des conditions dans lesquelles il doit les exercer qui détermine les fonctions et la forme même de ses organes. On doit voir, dans cette façon d'envisager les êtres vivants, un progrès considérable et définitif.
Une voie féconde est ouverte désormais à l'anatomie, à qui Geoffroy Saint-Hilaire ne tarde pas à donner comme auxiliaire l'embryogénie. À comparer la tête des poissons osseux avec celle des mammifères adultes, on reconnaît bien vite qu'il y a dans la tête des premiers un grand nombre d'os sans analogues évidents dans la tête des seconds. Ce paraît être une pierre d'achoppement inévitable pour la théorie de l'unité de plan de composition. Geoffroy a l'idée lumineuse de comparer la tête des poissons non plus à celle des mammifères adultes, mais à celle des embryons de mammifère; de déterminer chez ces animaux non pas les os, mais les centres d'ossification et leurs rapports. Dès lors, la comparaison devient possible, et des ressemblances incontestables sont établies entre les modes de constitution, différents en apparence, de la tête des poissons osseux, de celle des reptiles, de celle des oiseaux et de celle des mammifères. Chemin faisant, Geoffroy découvre des rudiments de dents dans la mâchoire des très jeunes baleines, dans celle des embryons d'oiseaux qui en sont dépourvus à l'état adulte. Quelle joie eût été celle du grand anatomiste s'il avait pu prévoir que la paléontologie exhumerait un jour de véritables oiseaux dont les dents étaient non seulement aussi développées à l'état adulte que celles des mammifères, mais présentaient comme elles une mue!
Le poisson avec ses os crâniens multiples, l'oiseau avec ses dents qui n'apparaissent que pour se fondre presque aussitôt avec les tissus environnants, peuvent être considérés comme s'étant arrêtés dans leur évolution à un état de développement que les mammifères ne font que traverser pour arriver à leur état définitif. À ces divers points de vue, Geoffroy les considérait comme des embryons permanents des animaux supérieurs. Bonnet, Erasme Darwin, Diderot avaient pressenti une sorte de parallélisme entre le développement embryogénique des animaux et les modifications successives des espèces; la comparaison de Geoffroy entre les animaux inférieurs et les embryons des animaux supérieurs détermine d'une façon précise l'interprétation que l'on peut donner de ce parallélisme sur lequel insisteront bientôt Serres et M. Henri Milne Edwards; et c'est, en définitive, la même idée qu'ont exprimée Fritz Müller et les embryogénistes partisans de la doctrine de la descendance en disant: «Les formes successives que présente un animal durant son développement embryogénique ne sont que la répétition abrégée de formes traversées par son espèce pour arriver à son état actuel.» C'est là une formule trop absolue, sans doute: les formes embryonnaires d'un animal ne sauraient bien souvent vivre en dehors de l'œuf; elles sont ordinairement modifiées par la présence d'un vitellus nutritif plus ou moins volumineux, par des adaptations diverses et surtout par les phénomènes accessoires que détermine la rapidité avec laquelle l'évolution s'accomplit, par ce que nous avons appelé l'accélération embryogénique. Mais la loi de Fritz Müller n'en demeure pas moins une des lois fondamentales de l'embryogénie comparée, et elle n'est, à tout prendre, qu'une généralisation des faits énoncés par Geoffroy Saint-Hilaire.
Mais si les animaux inférieurs rappellent, à beaucoup d'égards, les embryons des animaux supérieurs du même groupe, que, pour une raison quelconque, ces derniers soient frappés d'arrêt de développement dans quelques-unes de leurs parties, ils devront, dans ces parties, présenter les caractères propres aux formes inférieures de leur famille.
En 1820, cette idée devient pour Geoffroy le fondement d'une science nouvelle, la tératologie, grâce à laquelle sont pour la première fois classées, expliquées et ramenées aux lois ordinaires de l'embryogénie ces formes animales accidentelles, tantôt effrayantes, tantôt simplement étranges, qui ont à toutes les époques vivement frappé l'imagination populaire, et ont depuis longtemps reçu le nom de monstruosités. Pour toujours, les monstres sont enlevés à la légende; loin de les considérer comme des exceptions aux lois de la nature, Geoffroy les fait servir à la découverte, à l'extension, à la vérification de ces lois. Il démontre que les monstruosités tiennent toujours à quelque cause physique, déterminable, et va même jusqu'à indiquer comment on pourrait créer expérimentalement telle ou telle catégorie de monstres. Cette étude expérimentale des monstruosités a été de nos jours poursuivie non sans succès par M. Camille Dareste.
La plupart des monstruosités dites par défaut sont dues effectivement à un simple arrêt de développement de certaines parties de l'animal qui les présente; mais il en est aussi qui résultent de la soudure d'organes demeurant habituellement séparés dans les individus normaux. L'étude de ces dernières conduit encore Geoffroy à une loi importante, aussi vraie, aussi féconde en anatomie comparée qu'en tératologie et qu'on peut énoncer ainsi: «Les soudures n'ont jamais lieu qu'entre parties de même nature.» Il paraît à Geoffroy que ces parties exercent les unes sur les autres une sorte d'attraction réciproque que l'illustre anatomiste appelle l'attraction du soi pour soi, loi dont il a été si vivement frappé qu'il en a voulu faire, à la fin de sa vie, l'un des principes fondamentaux qui régissent les combinaisons de la matière. Il crut entrevoir, dans l'attraction du soi pour soi, la cause déterminante de tous les phénomènes qui s'accomplissent dans l'intimité des corps, comme l'attraction universelle paraît être la cause des grands phénomènes astronomiques.
Malheureusement, si les faits qui lui servaient de point de départ étaient exacts, la cause à laquelle il cherchait à les rattacher n'était guère qu'une illusion. Les organes de même nature n'exercent aucune attraction particulière les uns sur les autres; s'ils se soudent fréquemment, cela tient à ce qu'ils naissent symétriquement de chaque côté du corps, ou qu'ils se disposent sur une partie plus ou moins grande de sa longueur. Il arrive alors fréquemment qu'ils se trouvent en contact, si pour une raison quelconque leur accroissement est plus rapide que celui des parties qui les séparent; dès lors leurs tissus se confondent en raison même de leur homogénéité, absolument comme, dans le règne végétal, le tissu du greffon se confond avec celui de la souche sur laquelle on l'a placé.
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Si les monstruosités doivent être attribuées à des causes naturelles, si elles ne résultent que d'une modification plus ou moins importante apportée à la marche ordinaire du développement, n'est-il pas possible que cette modification arrive à se produire régulièrement, à se manifester non seulement sur tous les individus nés de mêmes parents, mais aussi sur leur descendance? Si les lois du développement normal et celles du développement tératologique ne sont que des cas particuliers de lois plus générales, n'est-il pas possible que des individus, monstrueux au moment de leur première apparition, se perpétuent, se multiplient, prennent rang parmi les formes qui se renouvellent sans cesse par la reproduction, deviennent, en un mot, des espèces normales, des types zoologiques nouveaux? Cette idée de la variation brusque des types par voie tératologique devait se présenter à l'esprit de Geoffroy Saint-Hilaire. C'est ainsi effectivement que, poursuivant la majestueuse série de ses inductions, il arrive à concevoir que le type oiseau a pu se dégager du type reptile[42]: «Qu'un reptile, dans l'âge des premiers développements, éprouve une contraction vers le milieu du corps, de manière à laisser à part tous les vaisseaux sanguins dans le thorax et le fond du sac pulmonaire dans l'abdomen, c'est là une circonstance propre à favoriser le développement de toute l'organisation d'un oiseau.» Il ne semble pas aujourd'hui que ces modifications brusques des types, un moment admises par des naturalistes qui comptent parmi les plus éminents, aient été un procédé habituel de diversification des formes vivantes. Mais, tout au moins en ce qui regarde les oiseaux, la paléontologie a pleinement confirmé, nous l'avons dit, leur parenté généalogique avec les reptiles, parenté indiquée presque simultanément par Lamarck et Geoffroy.
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Jusqu'ici, tous les efforts de Geoffroy Saint-Hilaire se sont tournés vers l'étude des animaux vertébrés. Les poissons, les reptiles, les oiseaux, les mammifères ont été l'objet de ses persévérantes recherches. Pour cet embranchement du règne animal, considéré comme le plus important de tous, l'unité de plan de composition est une loi définitivement acquise; et, dans sa course héroïque vers le but, Geoffroy n'a cessé de semer sur son chemin les aperçus nouveaux, les découvertes inattendues. L'anatomie est dotée pour la première fois d'une méthode d'investigation qui permet d'aller au-devant des découvertes, au lieu de les attendre du hasard; des préceptes rigoureux sont trouvés pour la comparaison des organes et leur détermination; la morphologie se trouve affranchie de la servitude trop étroite dans laquelle la tenait une certaine physiologie; l'embryogénie est introduite de plain-pied, comme une source féconde de renseignements, parmi les sciences sur lesquelles s'appuie la philosophie anatomique; la structure des animaux supérieurs est ramenée à des lois précises, jusque dans ces écarts qui semblaient à Geoffroy des produits «de l'organisation dans des jours de saturnales», où, fatiguée d'avoir trop longtemps industrieusement produit, elle cherchait des délassements en s'abandonnant à ses caprices; une telle œuvre ne pouvait être bornée à une portion du règne animal, si importante qu'on la suppose: elle devait s'étendre au règne animal tout entier.
En 1820, Geoffroy Saint-Hilaire aborde l'étude des animaux articulés. Déjà, sous l'empire des idées qu'il avait répandues dans la science, peut-être sous son inspiration directe, de remarquables travaux avaient été entrepris sur ces animaux: dans un mémoire devenu classique, Savigny, l'ami et le compagnon de Geoffroy durant l'expédition d'Égypte, avait montré que dans la bouche en apparence si variée des coléoptères, des punaises, des abeilles, des mouches, des papillons, se trouvaient toujours les mêmes pièces, semblablement placées et ne présentant, dans les groupes les plus divers, que des différences de forme: propres à broyer chez les coléoptères, à broyer et à lécher chez les abeilles, à piquer chez les punaises et les mouches, à humer des sucs liquides chez les papillons. Dans une série d'importantes recherches dont les conclusions ont été publiées en 1820, Audouin, appliquant à toutes les parties du corps des articulés la méthode des analogues, croyait pouvoir établir que, chez tous les articulés, les mêmes pièces se retrouvaient en même nombre dans toutes les parties du corps. «Ce n'est, disait-il, que de l'accroissement semblable ou dissemblable des segments, de la réunion ou de la division des pièces qui les composent, du maximum de développement des unes, de l'état rudimentaire des autres, que dépendent toutes les différences qui se remarquent dans la série des animaux articulés[43]. Latreille venait de montrer de son côté que tous les appendices des articulés n'étaient autre chose que des pattes modifiées et faisait rentrer les ailes même des insectes dans cette définition, les rapprochant ainsi des pattes respiratoires des crustacés ou articulés aquatiques. L'unité de plan de composition des animaux articulés ou plutôt des arthropodes prenait donc pied dans la science en même temps que l'unité de plan de composition des vertébrés. Le moment était venu d'essayer de montrer que ces deux unités n'en faisaient qu'une.
Il y a au point de vue de la position relative du système nerveux des différences profondes entre les vertébrés et les articulés. Chez les premiers, le système nerveux est tout entier dorsal; chez les seconds, il est en grande partie ventral, sauf à sa partie antérieure, où, traversé par le tube digestif, il constitue autour de lui une sorte d'anneau, le collier œsophagien. Abstraction faite du collier œsophagien, il semble, au premier abord, qu'il y ait opposition absolue entre les connexions du système nerveux chez les vertébrés et les articulés, et qu'il soit par conséquent de toute impossibilité de les ramener au même plan. Mais, se demande Geoffroy[44], la solution du problème n'est-elle pas dans cette opposition même des connexions du système nerveux? Comment sont définies les régions que nous nommons le dos et le ventre chez un animal? Le ventre, c'est la région du corps qui regarde le sol; le dos, celle qui regarde le ciel. Pour déterminer ces deux régions, nous prenons nos points de repère non pas dans l'animal lui-même, comme l'exigerait le principe des connexions, mais dans le monde extérieur. Il peut donc se faire que l'opposition, au lieu de se trouver dans les rapports réciproques des organes de l'articulé et du vertébré, existe seulement dans l'attitude des deux animaux. Effectivement, que l'on place un vertébré le dos en bas, le ventre en haut, et que, dans cette nouvelle attitude, contraire à son attitude normale, on le compare à un articulé, aussitôt l'opposition disparaît; les différents organes se trouvent occuper les mêmes positions relatives; il devient possible de comparer le vertébré et l'articulé, de découvrir entre eux un grand nombre de dispositions communes: les trois grands appareils organiques, le système nerveux, le tube digestif, le centre circulatoire, se trouvent occuper, dans les deux cas, les uns par rapport aux autres, exactement les mêmes positions. L'attitude ordinaire des animaux est d'ailleurs loin d'être constante dans un même groupe: Geoffroy cite un certain nombre d'exemples de poissons, d'insectes, de crustacés, qui présentent habituellement une attitude exactement inverse de celles de leurs congénères; nous aurons plus tard occasion d'étendre considérablement cette liste. Il n'y a donc rien de contraire aux faits bien constatés dans la supposition d'un reversement permanent de l'attitude des vertébrés par rapport à l'attitude ordinaire des articulés. À cet égard, l'embryogénie est venue donner encore pleinement raison à Geoffroy.
L'illustre anatomiste est moins heureux lorsqu'il veut poursuivre ses comparaisons dans le détail, découvrir la signification des pièces du squelette des articulés, ou trouver chez les vertébrés les équivalents de leurs membres. Chez les arthropodes, pensait Willis en 1692, les os recouvrent les muscles. Également séduit par l'idée de retrouver chez les insectes des parties solides analogues à celles qui semblaient caractéristiques des vertébrés, frappé, du reste, de voir, chez les articulés, les arceaux solides de la carapace qui protègent le corps se répéter aussi régulièrement que les vertèbres du squelette des animaux supérieurs, Geoffroy n'hésite pas à considérer ces parties comme réellement analogues. Dès lors devient inévitable cette singulière conséquence: tandis que les vertébrés vivent au dehors de leur colonne vertébrale, les articulés sont enfermés au dedans de la leur. Comment expliquer une aussi étrange disposition?
Geoffroy commence par faire remarquer qu'à tout prendre elle n'est pas aussi spéciale aux articulés qu'on pourrait le croire. Chez les tortues, certaines pièces évidemment analogues de pièces du squelette interne des autres vertébrés sont étroitement soudées à la carapace, de sorte que ces animaux sont aussi, à bien des égards, enfermés dans leur squelette et peuvent être considérés comme formant, à ce point de vue, une transition aux articulés. Mais Geoffroy sent bien que cette simple comparaison ne sera pas convaincante, et il cherche une explication. Tous les systèmes organiques se développent, pense-t-il, sous deux influences, celle de l'appareil circulatoire, celle du système nerveux. Chez les vertébrés, ces deux systèmes concourent simultanément et dans une juste mesure au développement de tout l'organisme, qui acquiert ainsi son plus haut degré de perfection; chez les mollusques, le système sanguin prédomine, l'animal reste mou et comme pénétré de liquides; chez les insectes, l'appareil circulatoire est rudimentaire; c'est donc le système nerveux qui va prendre la direction du développement. Les parties le plus immédiatement en rapport avec ce système—et le squelette est du nombre—vont, en conséquence, se développer les premières, se compléter longtemps avant que les autres aient pu se constituer; celles-ci se formant elles-mêmes au voisinage du système nerveux, et s'accroissant moins vite que le squelette, seront nécessairement enveloppées par lui: de là l'articulé. Il ne faut évidemment pas trop discuter cette explication a priori, proche parente de celles que nous verrons érigées en système par Oken et les philosophes de la nature; elle repose d'ailleurs sur une pure hypothèse, l'intervention directe du système nerveux et de l'appareil circulatoire dans les phénomènes de développement.
Quoi qu'il en soit, Geoffroy, ayant été conduit à considérer les segments cutanés solides des articulés comme des corps de vertèbres, ne peut voir autre chose que des côtes dans les membres de ces animaux. Les articulés marcheraient donc sur leurs côtes, qui, au lieu de former un cercle continu, comme chez le plus grand nombre des vertébrés, seraient ouvertes et étalées. Ces côtes n'auraient d'analogues, suivant Geoffroy, que celles des poissons pleuronectes, et dès lors les crustacés et les insectes doivent être considérés, au point de vue de leur squelette, comme marchant sur le flanc, tandis qu'au point de vue du système nerveux ils marchent au contraire sur le dos. Il a toujours paru assez difficile d'accorder ces deux manières de voir, que Geoffroy accepte cependant simultanément, tant il est convaincu de la valeur de sa méthode. Il signale d'ailleurs d'autres homologies entre les articulés et les vertébrés inférieurs: la tête des insectes est formée de trois segments, comme le crâne des vertébrés; leurs ailes, organes de respiration modifiés, suivant Latreille, correspondent à la vessie natatoire des poissons; leurs stigmates se retrouvent encore chez ces derniers: ce sont les petits orifices régulièrement disposés qui constituent la ligne latérale, et, fort de ces apparentes ressemblances, il s'écrie:
«Oui, sans doute, je puis aujourd'hui l'affirmer, des êtres dits et crus jusqu'ici sans vertèbres auront à figurer, dans nos séries naturelles, parmi les animaux vertébrés.»
Cette conclusion, tout au moins, paraît séduisante à nombre d'esprits éminents: Oken, Gœthe, en Allemagne, sont bien près de l'accepter; en France, Latreille s'efforce lui aussi de comparer les crustacés aux poissons; il lit devant l'Académie des sciences, le 10 janvier 1820, un mémoire où il essaye de montrer qu'un crabe, considéré simplement à l'extérieur, est une sorte de poisson dont la région operculaire ou jugulaire s'est agrandie en manière de thorax, dont l'autre partie du corps est divisée en segments. Ampère lui-même, l'illustre physicien à qui l'on doit l'électro-magnétisme, s'émeut et publie en 1824, dans les Annales des sciences naturelles, une lettre anonyme où il reprend, pour la modifier et la perfectionner, l'idée mère de Geoffroy. Il voit dans le squelette tégumentaire des articulés l'équivalent des côtes des vertébrés; le canal rachidien de ces animaux est, suivant lui, demeuré ouvert en dessus; la moelle épinière a disparu, et la chaîne ventrale, qui en remplit les fonctions, correspond au système des ganglions sympathiques des vertébrés. Toute contradiction, toute étrangeté disparaît ainsi dans la comparaison entre le vertébré et l'articulé, et l'assimilation entre les deux types prend une vraisemblance propre à la faire plus facilement accepter. On pourrait en effet citer une longue suite d'hommes illustres qui, tout en faisant telles ou telles réserves, ne lui ont pas moins accordé leur assentiment.
Quand une idée suscite à ce point l'intérêt, quand elle laisse dans l'esprit des hommes de science une trace tellement profonde qu'elle survit, malgré les démentis partiels que les faits semblent infliger à ses conséquences, c'est en général qu'elle est l'expression d'une vérité entrevue, expression incomplète, parce que la vérité est encore mal dégagée. Entre les vertébrés et les articulés, il y a deux points de ressemblance certains, indiscutables: les vertèbres des premiers se répètent exactement comme les anneaux des seconds; les organes principaux présentent, chez les uns et les autres, la même disposition relative, si, au lieu de considérer leur orientation par rapport au sol, on considère seulement leur orientation par rapport à l'un d'entre eux, le système nerveux, par exemple.
Voilà les faits. Il s'agit maintenant de découvrir leur explication ou, si l'on veut, leur interprétation. Toujours préoccupé de cette idée que les vertébrés sont les animaux typiques, Geoffroy et ses contemporains les prennent pour point de départ et cherchent à retrouver toutes leurs parties dans les animaux inférieurs; là est, en définitive, la source de leurs erreurs de détail. Il n'y a pas plus à chercher dans les animaux inférieurs tout ce que l'on trouve chez les animaux supérieurs, qu'il n'y a à chercher dans l'œuf, ou même dans l'embryon, tous les organes que l'on observera plus tard dans l'animal adulte. Mais, si nous le savons aujourd'hui, c'est en partie à une méthode de comparaison introduite par Geoffroy dans la science; c'est parce qu'il a songé à rapprocher les animaux inférieurs des embryons des animaux supérieurs, c'est parce qu'il a contribué plus que personne à renverser de fond en comble la doctrine de l'emboîtement des germes, encore soutenue par Cuvier, c'est parce qu'il a vaillamment défendu, avec Lamarck, l'idée de la mutabilité des espèces, sans laquelle il n'y a pas d'évolution possible, sans laquelle l'idée de gradation dans la complication organique est condamnée à demeurer confuse et stérile. On peut aujourd'hui considérer comme acquis, grâce surtout aux découvertes de Semper et de Balfour, que le corps des vertébrés était primitivement segmenté, comme celui des articulés; que les animaux articulés ont dû, pour devenir vertébrés, renverser complètement leur attitude primitive: on commence à discerner assez nettement[45] les raisons de ce retournement; mais on est assuré qu'il n'y a aucune ressemblance essentielle entre le squelette dermique des articulés et le squelette profond des vertébrés; bien plus, ce n'est pas des animaux articulés qui ont un squelette externe bien développé, ce n'est pas des arthropodes que les vertébrés se rapprochent; comme pouvait le faire prévoir le faible développement du squelette chez les Lamproies et chez l'Amphioxus, c'est avec les animaux articulés mous, avec les vers annelés que leurs affinités paraissent le plus intimes.
Profondément pénétré des ressemblances étroites que les animaux supérieurs présentent entre eux, accoutumé par ses études sur les monstres à mesurer l'influence que les conditions extérieures pouvaient avoir sur le terme final de l'évolution, Geoffroy devait être nécessairement partisan de la mutabilité des formes spécifiques. Au moment où de toutes parts, grâce à l'impulsion de Cuvier, des formes disparues pour toujours sont restituées à la science, le créateur de la philosophie anatomique arrive, comme Lamarck, à se demander s'il ne faut pas voir dans ces antiques habitants du globe les ancêtres probables des animaux actuels. De 1825 à 1828, il publie plusieurs mémoires sur les grands reptiles fossiles des environs de Caen et de Honfleur. Il démontre que ces animaux, auxquels il donne les noms de Teleosaurus et de Steneosaurus, sont bien distincts des crocodiles actuels; mais, ce premier point une fois acquis, se présente une autre question, savoir: «si les prétendus crocodiles de Caen et de Honfleur, renfermés dans de semblables terrains, ceux de la formation jurassique, avec les Plesiosaurus, ne seraient point dans l'ordre des temps, aussi bien que par les degrés de leur composition organique, un anneau de jonction qui rattacherait sans interruption ces très anciens habitants de la terre aux reptiles actuellement vivants et connus sous le nom de gavials[46].» Sans l'affirmer d'une façon absolument positive, Geoffroy n'hésite pas, au moins, à admettre la possibilité d'une semblable transformation, car, dit-il, «le monde ambiant est tout-puissant pour une altération des corps organisés[47],» et il ajoute quelques lignes plus bas: «La respiration constitue, selon moi, une ordonnée si puissante pour la disposition des formes animales qu'il n'est même point nécessaire que le milieu des fluides respiratoires se modifie brusquement et fortement, pour occasionner des formes très peu sensiblement altérées. La lente action du temps, et c'est davantage sans doute, s'il survient un cataclysme coïncidant, y pourvoit ordinairement. Les modifications insensibles d'un siècle à un autre finissent par s'ajouter et se réunissent en une somme quelconque: d'où il arrive que la respiration devient d'une exécution difficile et finalement impossible, quant à de certains systèmes d'organes: elle nécessite alors et se crée à elle-même un autre arrangement, perfectionnant ou altérant les cellules pulmonaires dans lesquelles elle opère, modifications heureuses ou funestes, qui se propagent et qui influent sur tout le reste de l'organisation animale. Car, si ces modifications amènent des effets nuisibles, les animaux qui les éprouvent cessent d'exister, pour être remplacés par d'autres, avec des formes un peu changées, et changées à la convenance des nouvelles circonstances.»
Ce sont là d'importantes déclarations, car elles établissent nettement la différence de doctrine entre Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire. Lamarck ne voit le monde extérieur agir sur les êtres vivants que par l'intermédiaire des habitudes qu'il détermine chez eux; tout organisme a donc une part d'activité dans les modifications qu'il éprouve; Geoffroy, sans condamner d'une façon absolue les idées de Lamarck[48], considère au contraire l'organisme comme passif et voit dans les modifications successives des êtres vivants l'effet de l'action directe des milieux. Pour Lamarck, comme pour Buffon, le grand destructeur des formes vivantes, c'est l'homme; ces deux grands naturalistes ne considèrent pas comme probable que des espèces disparaissent en dehors de son action; Geoffroy, au contraire, pense que les espèces disparaissent naturellement, lorsque leur organisation n'est plus en rapport avec le milieu dans lequel elles doivent vivre ou qu'elles ont subi des modifications vicieuses, et les passages imprimés en italiques dans la citation précédente montrent qu'il attribue cette disparition à une véritable sélection naturelle; toutefois cette sélection est l'œuvre du milieu lui-même, elle n'est pas provoquée ou plutôt stimulée par l'accroissement rapide du nombre des individus et par la lutte pour la vie qui en est la conséquence. Le grand fait de la disparition spontanée des espèces, sans secousse, sans cataclysme, n'en est pas moins nettement vu et placé à côté de cet autre grand phénomène, la formation des espèces nouvelles.
Les causes de cette formation peuvent d'ailleurs être multiples. Aux modifications insensibles dont il est question dans le passage cité plus haut s'ajoutent, pour Geoffroy, des modifications brusques, telles que celles auxquelles nous l'avons vu attribuer la transformation du reptile en oiseau, modifications de même nature que celles qui aboutissent, en temps ordinaire, aux monstruosités. En d'autres termes, un monstre dont les caractères exceptionnels sont, par une heureuse coïncidence, en rapport avec un mode d'existence nouveau et possible dans un milieu donné, un tel monstre peut faire souche et devenir l'origine d'une espèce nouvelle ou même d'un type nouveau, brusquement issu d'un type, en apparence, différent. Pourquoi, pense Geoffroy, des phénomènes que nous voyons se produire encore fréquemment sous nos yeux, au cours du développement embryogénique, n'auraient-ils pas été utilisés par la nature pour amener la diversification de ses types?
Ce rapprochement entre les phénomènes embryogéniques de l'individu et les phénomènes d'évolution des types spécifiques, que l'on considère, à bon droit, comme l'un des plus brillants résultats de la philosophie zoologique, ce rapprochement, Geoffroy ne cesse de l'avoir présent à l'esprit; écoutons-le décrivant et interprétant les métamorphoses des batraciens:
«Nous assistons chaque année, dit-il[49], à un spectacle visible je ne veux pas dire seulement pour les yeux de l'esprit, mais pour ceux du corps, spectacle où nous voyons l'organisation se transformer et passer des conditions organiques d'une classe d'animaux à celles d'une autre classe: telle est l'organisation des batraciens. Un batracien est d'abord un poisson sous le nom de têtard, puis un reptile sous celui de grenouille. Or nous arrivons à savoir comment se fait cette merveilleuse métamorphose. Là se réalise, dans ce fait observable, ce que nous avons présenté plus haut comme une hypothèse, la transformation d'un degré organique passant au degré immédiatement supérieur.
«Les faits physiologiques de la transformation du têtard ont été recueillis et sont parfaitement mis en lumière par mon célèbre ami M. Edwards[50], dans son ouvrage ayant pour titre: De l'influence des agents physiques sur la vie; et les faits anatomiques par beaucoup de naturalistes, et spécialement par M. le docteur Martin Saint-Ange…
«Les développements d'où résulte la transformation sont opérés par l'action combinée de la lumière et de l'oxygène, et les changements corporels par la production de nouveaux vaisseaux sanguins, qui sont alors soumis à la règle du balancement des organes, dans ce sens que, si les fluides du système circulatoire se précipitent de préférence dans de nouvelles voies, il en reste moins pour les anciennes. Ces vaisseaux alternants, qui ici se contractent et qui là se dilatent, changent les rapports des organes où ils se rendent; et, comme c'est successivement sur tous les points du corps, la transformation devient générale, ici par l'atrophie et la ruine de quelques parties, et là par l'hypertrophie de plusieurs autres dont il y avait d'abord à peine le germe. M. le docteur Edwards, en retenant sous l'eau des têtards, a retardé ou mieux empêché leur métamorphose. Ce qui fut là expérimenté en petit, la nature l'a pratiqué en grand à l'égard du protée, qui habite les lacs souterrains de la Carniole. Ce reptile, privé d'y ressentir l'influence de la lumière et d'y puiser l'énergie d'une libre pratique de la respiration aérienne, reste perpétuellement à l'état de larve ou têtard; mais d'ailleurs il peut toutefois transmettre sans difficulté à sa descendance ces conditions restreintes d'organisation, conditions de son espèce, qui furent peut-être celles du premier état de l'existence des reptiles, quand le globe était partout submergé.»
Non seulement l'influence du milieu est constatée, mais Geoffroy, comme autrefois Bacon, recommande de rechercher par des expériences quelles sont les conditions qui peuvent amener dans les organismes des modifications durables; il signale des expériences toutes faites, comme les modifications de nos animaux domestiques, comme celles qu'ont subies les animaux transportés en Amérique, expériences dont il resterait simplement à tirer parti. «Les naturalistes de notre époque, dit-il[51], si empressés à la description isolée des corps et des phénomènes naturels, si habiles à porter leur scalpel scrutateur dans l'intérieur labyrinthique des êtres organisés, semblent au contraire craindre de se compromettre dans la recherche des rapports et des actions réciproques des parties de l'univers, recherche difficile par elle-même, plus difficile encore par sa nouveauté, mais éminemment philosophique et féconde en progrès.»
C'est le programme dont Charles Darwin a si magnifiquement rempli une partie, car Geoffroy, dans les actions réciproques des parties de l'univers, comprend explicitement l'influence que les êtres vivants, obligés de vivre côte à côte, exercent nécessairement les uns sur les autres. Il prévoit aussi que les modifications subies par un organe ne sauraient être isolées: il y a, pense-t-il, des organes qui grandissent ensemble, d'autres qui sont réduits par cela seul que ceux-là grandissent; de là de nombreuses corrélations à déterminer, d'autant plus que toutes ces modifications concomitantes peuvent être dominées par les modifications d'un organe unique; il y a donc lieu de rechercher, «parmi les organes qui parviennent ensemble à une grandeur démesurée, lequel exerce toute l'influence quand les autres s'en tiennent au rôle secondaire d'associés officieux?» Geoffroy a donc clairement la notion de ces modifications corrélatives auxquelles Charles Darwin regrette dans ses dernières publications de n'avoir pas attaché tout d'abord une importance suffisante. Il formule enfin, en 1835. dans ses Études progressives d'un naturaliste[52], son opinion sur les êtres vivants et leur origine en disant: «Il n'est, suivant moi, qu'un seul système de créations incessamment remaniées, et successivement progressives, et remaniées avec de préalables changements et sous l'influence toute-puissante du monde extérieur.»
À la même époque, un autre grand génie, Cuvier, soutient et défend avec un incomparable talent des opinions exactement opposées. De là une lutte ardente, dont nous devrons aussi écrire l'histoire, car elle ne fut pas sans profit pour la philosophie naturelle et mit en pleine lumière la valeur de doctrines qui fussent sans cela demeurées longtemps stériles.
CHAPITRE X
GEORGES CUVIER
Affinités avec Linné; influence des débuts de Cuvier sur son œuvre scientifique; les révolutions du globe; théorie des créations successives et des migrations.—Caractère des inductions de Cuvier.—Ordre d'apparition des animaux; création spéciale des principaux groupes.—La classification naturelle: adhésion au principe des causes finales; principe des conditions d'existence; loi de la corrélation des formes; loi de la subordination des caractères.—Les quatre embranchements du règne animal.
Nous venons de voir quelle intime parenté intellectuelle unissait à Buffon ces deux grands naturalistes Lamarck et Geoffroy. Presque tous les aperçus de philosophie zoologique contenus dans l'histoire naturelle sont repris, fécondés, développés, là avec une étonnante puissance de synthèse et un savoir immense de zoologiste, ici avec une merveilleuse pénétration, une logique admirable, un génie enfin qui sait élever toutes les questions, tirer un parti inattendu de toutes les branches de la science et les dominer toutes pour les faire concourir à ce but suprême: la découverte du plan, du secret même de la création. Cuvier va de même agrandir en quelque sorte Linné.
Les débuts de celui qui devait prendre un jour sur les sciences naturelles une domination, que justifiaient les plus brillantes découvertes et la plus haute intelligence, furent tout autres que ceux de Geoffroy. Tandis que Geoffroy, encore étudiant, se livrait à Paris, sous la direction de Daubenton, à l'étude des vertébrés supérieurs, le jeune Georges Cuvier, alors précepteur dans la famille d'Héricy, fixée au château de Fiquainville, près de Fécamp, occupait ses loisirs à l'étude des animaux inférieurs, des animaux sans vertèbres que la mer nourrit en si grande abondance. Là, point d'unité de plan qui séduise et puisse entraîner dès l'abord. La classe des vers, dans laquelle Linné a renfermé presque tous les invertébrés marins, sauf les Crustacés, se présente au contraire comme un assemblage éminemment disparate d'êtres entre lesquels il ne semble y avoir de ressemblance que leur commune infériorité. Dès 1795, Cuvier, à peine âgé de vingt-six ans, propose de supprimer cette classe, véritable chaos, et il distribue tous les invertébrés, tous les animaux à sang blanc, comme on les appelait encore d'après Aristote, en six classes, à savoir celles des Mollusques, des Insectes, des Crustacés, des Vers, des Echinodermes et des Zoophytes. C'était montrer un sentiment profond des ressemblances et des différences que ces animaux, jusque-là si peu connus, présentent entre eux; il est même remarquable que la répartition actuellement admise des animaux sans vertèbres se rapproche davantage de celle que Cuvier proposait alors que de celle à laquelle il s'est définitivement arrêté. Les impressions de la jeunesse sont les plus vives et souvent aussi les plus justes que l'on ressente: Cuvier, pénétré dès lors des différences considérables qui existent entre les animaux à sang blanc, persuadé qu'ils sont séparés des vertébrés par un hiatus profond, ne reviendra plus sur ce sentiment. Il est désormais inaccessible à ces idées d'unité du règne animal que nous avons vu exercer jusqu'à la fin de sa vie un charme irrésistible sur le génie de Geoffroy.
Déjà ce premier mémoire 1795 contient l'indication de quelques-unes de ces corrélations que Cuvier, comme jadis Aristote, excellera plus tard à découvrir; elles sont exprimées à peu près comme dans les œuvres du précepteur d'Alexandre: Tous les animaux à sang blanc qui ont un cœur sont signalés comme possédant aussi des branchies; ceux qui n'ont pas de cœur, mais seulement un vaisseau dorsal, respirent à l'aide de trachées. Tous ceux qui possèdent un cœur et des branchies possèdent également un foie; les autres en manquent. Ces corrélations, Cuvier ne cherche pas à les expliquer ni à les interpréter autrement qu'en les appliquant à la classification; il les constate simplement comme des lois de la nature, résultant de l'observation immédiate des faits, et cette circonspection dans la façon de procéder ne fera que devenir plus grande à mesure qu'il avancera dans sa carrière de naturaliste.
Ces premiers résultats, communiqués à Geoffroy Saint-Hilaire en 1794, alors que Cuvier habite encore la Normandie, transportent d'enthousiasme le jeune professeur au Muséum. «Venez, écrit-il à son futur rival, venez jouer parmi nous le rôle d'un nouveau Linné.» C'est bien, en effet, un autre Linné qui se révèle, mais un Linné qui doit embrasser dans son vaste génie et les lois de la distribution méthodique des animaux et celles de leur organisation, qui doit ressusciter un passé évanoui depuis un nombre incalculable de siècles, qui doit faire revivre dans l'imagination étonnée de ses contemporains tout un monde anéanti pour jamais, qu'il n'a été donné à aucun œil humain de contempler et qui semblait devoir demeurer éternellement enfoui dans les entrailles d'un sol formé de ses débris.
Poursuivant ses recherches sur les animaux inférieurs, Cuvier donne successivement ses mémoires sur l'anatomie de la patelle (1792), sur l'anatomie de l'escargot (1795), sur la structure des mollusques et leur division en ordres (1795), sur un nouveau genre de mollusques, les phyllidies (1796), sur l'animal des lingules, sur l'anatomie des ascidies (1797), sur les vaisseaux sanguins des sangsues (1798), sur les vers à sang rouge (1802), sur l'aplysie, sur la vérétille et les coraux en général (1803), sur les biphores (1804), sur divers mollusques ptéropodes ou nudibranches. Il fait en même temps de nombreuses incursions dans l'histoire des animaux vertébrés, rassemble de précieux documents sur les os des êtres antédiluviens que l'on commence à exhumer de toutes parts et réunit enfin en 1811, dans un ouvrage capital, intitulé modestement Recherches sur les ossements fossiles, l'ensemble de ses travaux sur les animaux disparus.
En tête de cet ouvrage il place une sorte de préface devenue célèbre sous le nom de Discours sur les révolutions du globe, et il y expose les conclusions générales auxquelles l'ont conduit ses études relativement à l'origine et à l'ancienneté du règne animal. Écrit dans un style plein d'élégance, de clarté et de grandeur, ce discours ne pouvait manquer de faire une grande impression: il a réglé pendant longtemps la direction des recherches des géologues et des paléontologistes et, plus d'une fois, leur a dicté à leur insu les conclusions de leurs travaux. Cuvier y accumule les faits; sans cesse il se montre préoccupé de leur laisser exclusivement la parole; il fait profession de n'énoncer que les plus prochaines des conséquences qu'ils paraissent contenir; il rejette d'avance toutes les théories, nous fait assister, non sans quelque complaisance, à l'écroulement de tous les systèmes imaginés pour deviner le passé de notre globe, au moyen de quelque induction hardie; il paraît enfin introduire dans l'histoire naturelle une rigueur de démonstration inconnue jusque-là. À mesure que l'on avance dans la lecture de ce chef-d'œuvre de style scientifique, on se laisse envahir par l'idée que chaque pas est absolument assuré, chaque progrès décisif, chaque affirmation désormais inébranlable. Cette méthode, qui consiste à côtoyer les faits, à ne s'en écarter jamais pour les coordonner à l'aide de quelque idée générale, est devenue la règle d'une puissante école; elle a été présentée comme la méthode même de la science; il est d'un haut intérêt philosophique de rechercher quels résultats elle a donnés entre les mains du grand naturaliste qui en fut l'initiateur, au commencement de ce siècle.
Les déchirures profondes qu'offrent les grandes chaînes de montagnes, les discordances qui frappent dans la stratification des couches qui les composent, les plissements, les failles qu'elles présentent inspirent d'abord à Cuvier l'idée que notre globe a été le théâtre de révolutions nombreuses, d'épouvantables cataclysmes, qui en ont à plusieurs reprises bouleversé la surface. Qui donc ne ressentirait pas une semblable impression en contemplant, par exemple, nos Pyrénées aux crêtes tourmentées, aux couches redressées et tordues, aux gorges abruptes, comme si quelque gigantesque épée avait taillé d'un coup des brèches dans leurs flancs? Voilà le fait actuel, brutal, saisissant; il semble que la nature se soit laissée surprendre par l'observateur, qu'elle n'ait pas encore eu le temps de réparer le désordre dans lequel l'ont jeté ses dernières convulsions. L'image de cataclysmes terribles s'impose à l'esprit, qu'elle obsède comme l'inévitable conséquence de l'observation, et Cuvier affirme que ces cataclysmes ont eu lieu.
Bien plus, ils ont été subits: la preuve en est fournie par les cadavres de rhinocéros et de mammouth que les glaces de la Sibérie nous ont conservés intacts avec leur chair et leur peau. Sans aucun doute ces animaux ont été gelés aussitôt que tués; sans cela, la corruption se fût emparée de leur corps et n'en eût laissé que le squelette. Mais où vivent aujourd'hui les rhinocéros et les éléphants? Sous le climat brûlant de l'Afrique. Le climat de la Sibérie était donc torride, au moment où ces grands animaux y vivaient, et le même instant qui les a fait périr a dû rendre glacial le pays qu'ils habitaient.
«Cet événement, ajoute Cuvier dans son magnifique style, a été subit, instantané, sans aucune gradation, et ce qui est si clairement démontré pour cette dernière catastrophe ne l'est guère moins pour celles qui l'ont précédée. Les déchirements, les redressements, les renversements des couches plus anciennes ne laissent pas douter que des causes subites et violentes ne les aient mises dans l'état où nous les voyons; et même la force des mouvements qu'éprouva la masse des eaux est encore attestée par les amas de débris et de cailloux roulés qui s'interposent en beaucoup d'endroits entre les couches solides. La vie a donc souvent été troublée sur cette terre par des événements effroyables. Des êtres vivants sans nombre ont été victimes de ces catastrophes: les uns, habitants de la terre sèche, se sont vus engloutir par des déluges; les autres, qui peuplaient le sein des eaux, ont été mis à sec avec le fond des mers subitement relevé; leurs races même ont fini pour jamais et ne laissent dans le monde que quelques débris à peine reconnaissables pour le naturaliste.
«Telles sont les conséquences où conduisent nécessairement les objets que nous rencontrons à chaque pas, que nous pourrions vérifier à chaque instant, presque dans tous les pays. Ces grands événements sont clairement empreints partout pour l'œil qui sait en lire l'histoire dans leurs monuments.»
L'affirmation est énoncée sans aucune réserve: les faits ne paraissent-ils pas absolument pressants, les raisonnements qu'ils appuient ne sont-ils absolument rigoureux?
Une fois établie l'idée que des efforts violents et subits ont amené les révolutions du globe, Cuvier cherche à démontrer que les phénomènes dont notre Terre est actuellement le théâtre ne sauraient expliquer ces terribles événements; les effets de la pluie, des vents, de la course des eaux, du mouvement des vagues de la mer, des phénomènes volcaniques, des tremblements de terre sont rapidement passés en revue et éliminés; Cuvier ne s'arrête sur l'influence possible des modifications de position de l'axe terrestre que pour dire: «Ces deux mouvements… n'ont nulle proportion avec des effets tels que ceux dont nous venons de constater la grandeur. Dans tous les cas, leur lenteur excessive empêcherait qu'ils pussent expliquer des catastrophes que nous venons de prouver avoir été subites.» Voilà donc les forces actuelles déclarées insuffisantes pour expliquer l'état actuel de l'écorce terrestre, et les causes des prétendues révolutions du globe plongées dans un mystère dont elles auront bien de la peine à se dégager. Quant à la durée de la période de tranquillité pendant laquelle s'est déroulée notre histoire, Cuvier, s'appuyant cette fois sur une savante discussion de documents historiques ou archéologiques, l'évalue à environ six mille ans.
On sait à quels résultats sont arrivés aujourd'hui les géologues. Tous s'accordent à reconnaître que la période actuelle a une durée bien voisine d'un demi-millier de siècles[53]; tous reconnaissent que c'est à des phénomènes entièrement semblables à ceux qui s'accomplissent de nos jours qu'est dû en grande partie l'aspect actuel de la surface du globe; tous affirment que ces phénomènes ont été lents et graduels; qu'il n'y a jamais eu ni cataclysmes généraux ni révolutions subites; il est enfin démontré que les éléphants et les rhinocéros ensevelis dans les glaces de Sibérie étaient organisés pour vivre dans les pays froids.
Toutes ces conclusions sont la contradiction formelle de celles auxquelles était arrivé Cuvier. Comment expliquer que, à une époque où Geoffroy et Lamarck soutenaient déjà les idées qui ont prévalu, l'esprit éminemment logique et précis de Cuvier leur soit demeuré fermé? Ce qui domine avant tout, dans le Discours sur les révolutions du globe, c'est la persuasion que la science se trouve en présence d'énigmes pour longtemps indéchiffrables et dont il est inutile de chercher le mot. Cuvier se fait un jeu de montrer la fragilité des explications tentées jusqu'à ce jour: les grands noms de Descartes, de Leibnitz, de Kepler, de Buffon sont associés dans sa critique à ceux de Robinet et de Telliamed. Les idées générales au moyen desquelles les faits déjà connus peuvent être en partie coordonnés se trouvent ainsi complètement écartées. Mais la raison humaine ne perd jamais ses droits; elle a un besoin irrésistible de combiner et d'induire, besoin qui a existé de tout temps, qui a été l'origine, la condition nécessaire du langage, qui a fait de l'homme ce qu'il est, deux faits se présentent-ils à elle simultanément, elle leur suppose involontairement une relation immédiate de cause à effet, cette relation fût-elle de tous points inintelligible, si aucune théorie ne la prévient qu'entre ces deux faits s'échelonnent un grand nombre d'autres faits nécessaires pour établir leur véritable liaison; devant elle se dresse alors, comme seule explication, la volonté divine dans sa toute-puissance; rien ne lui semble plus invraisemblable, et elle accepte dans toute leur étendue les conséquences qui lui semblent se dégager du rapprochement des deux faits, si absurdes qu'elles puissent paraître.
Sans aucun doute, si Cuvier avait été moins pénétré de l'infirmité de notre intelligence aux prises avec la nature, s'il avait été moins convaincu de l'inanité des systèmes de Leibnitz et de Buffon, dont il a bien fallu, en définitive, reprendre quelque chose, s'il avait eu moins de dédain pour les conceptions générales, Cuvier eût hésité à croire qu'une région du globe avait pu être instantanément plongée d'une température torride dans une température glaciale; il se serait demandé si vraiment les éléphants et les rhinocéros trouvés en Sibérie étaient bien organisés pour vivre dans les pays chauds où sont actuellement confinées les espèces analogues; son attention se serait portée sur leur épaisse toison; peut-être aurait-il découvert, comme on l'a définitivement constaté aujourd'hui, que les mammouths vivaient au milieu de troupeaux de rennes; que c'étaient des animaux des pays froids, que par conséquent, au moment où ils étaient morts, la Sibérie n'avait pas été brusquement couverte de glace, mais l'était déjà depuis longtemps. Quelque doute serait entré dans son esprit relativement à la soudaineté des cataclysmes qu'il croyait deviner; peut-être même ces cataclysmes lui auraient-ils paru improbables; les idées de Lamarck et de Geoffroy relativement à la lenteur des changements qui se sont produits à la surface du globe auraient pu se faire jour, et l'on n'aurait pas vu s'établir dans la science une méthode de raisonnement qui pèse encore lourdement sur diverses branches de l'histoire naturelle.
Personne n'admet plus aujourd'hui les grands cataclysmes, les révolutions subites de notre globe; cependant on s'imagine souvent encore qu'on ne peut progresser d'une façon assurée qu'en s'interdisant tout essai de coordination quelque peu étendu, en se bornant à tirer des conséquences du rapprochement immédiat de faits rigoureusement observés, mais que rien ne relie à d'autres faits antérieurement connus et plus éloignés en apparence. On conclut volontiers, par exemple, de ce que des faunes se succèdent brusquement dans certaines suites de terrains, que ces faunes se sont aussi subitement modifiées, sans se demander quelle durée de temps peut bien représenter la simple fente qui sépare ces couches; on constate l'uniformité de la faune et de la flore durant la période primaire: on en conclut aussitôt que les climats étaient les mêmes par toute la terre et que les mers avaient partout la même constitution, sans se demander si l'uniformité ne tient pas simplement à ce que des types variés, étroitement adaptés à des conditions d'existence déterminées, n'avaient pas encore eu le temps d'apparaître. Supprimez dans notre flore actuelle les plantes dicotylédones et monocotylédones; supprimez, dans la faune, les mammifères, les oiseaux, les reptiles, les batraciens, les poissons osseux, les insectes, la faune et la flore de notre terre actuelle ne vous paraîtront-elles pas aussi d'une désespérante uniformité? Les climats ne vous sembleront-ils pas brusquement confondus? Vous n'aurez fait cependant qu'anéantir le thermomètre au moyen duquel les différences de climat peuvent être appréciées. Qui sait si les affirmations relatives à l'uniformité de température de la période primaire méritent plus de confiance que celles qui sembleraient dictées dans les circonstances hypothétiques où nous nous sommes placés? Nous pourrions multiplier ces exemples, bien propres à montrer tous les dangers que font courir à la science des défiances exagérées qui, au lieu de laisser à l'esprit tout son essor, de lui permettre de dominer de haut les questions, le maintiennent, les ailes repliées, dans un labyrinthe de faits où il ne peut cheminer qu'en rampant.
Mais, en présence des cataclysmes qui agiteraient périodiquement notre globe, que deviennent les animaux et les plantes? Cuvier suppose que chaque révolution fait disparaître un grand nombre d'espèces, bien différent en cela de Lamarck, qui considère l'homme comme seul capable de détruire les productions de la nature. Comment les espèces disparues en un point du globe sont-elles remplacées? Une nouvelle création est-elle nécessaire? On a souvent prêté à Cuvier cette opinion. Au moins dans le Discours sur les révolutions du globe, elle n'est pas très explicitement exprimée, et Cuvier même paraît s'en défendre. «Au reste, dit-il, lorsque je soutiens que les bancs pierreux contiennent les os de plusieurs genres, et les couches meubles ceux de plusieurs espèces qui n'existent plus, je ne prétends pas qu'il ait fallu une création nouvelle pour produire les espèces aujourd'hui existantes; je dis seulement qu'elles n'existaient pas dans les lieux où on les voit à présent et qu'elles ont dû y venir d'ailleurs.»
Mais ce passage s'applique surtout à l'homme et aux animaux supérieurs, aux mammifères notamment; car Cuvier admet d'autre part que les diverses classes d'animaux ont apparu successivement, ce qui suppose qu'elles ont été chacune l'objet d'une création particulière. «Ainsi, dit-il après avoir exposé l'ordre dans lequel se rencontrent les fossiles, comme il est raisonnable de croire que les coquilles et les poissons n'existaient pas à l'époque de la formation des terrains primordiaux, l'on doit croire aussi que les quadrupèdes ovipares ont commencé avec les poissons, et dès les premiers temps qui ont produit des terrains secondaires, mais que les quadrupèdes terrestres ne sont venus, du moins en nombre considérable, que longtemps après et lorsque les calcaires grossiers eurent été déposés…»
Après ces calcaires grossiers, on ne trouve plus que «des terrains meubles, des sables, des marnes, des grès, des argiles, qui indiquent plutôt des transports plus ou moins tumultueux qu'une précipitation tranquille; et, s'il y a quelques bancs pierreux et irréguliers un peu considérables au-dessus ou au-dessous de ces terrains de transport, ils donnent en général des marques d'avoir été déposés dans l'eau douce.
«Presque tous les cas connus de quadrupèdes vivipares sont donc ou dans ces terrains d'eau douce, ou dans ces terrains de transport; et par conséquent il y a tout lieu de croire que ces quadrupèdes n'ont commencé à exister, ou du moins à laisser leurs dépouilles dans les couches que nous pouvons sonder, que depuis l'avant-dernière retraite de la mer et pendant l'état de choses qui a précédé sa dernière irruption.»
Cuvier pense donc ou, pour nous servir de sa formule, est tout au moins disposé à penser que chacun des grands groupes zoologiques que nous venons d'énumérer a été l'objet d'une création spéciale. Quant aux espèces, elles sont pour lui immuables depuis leur création; il peut considérer le fait comme expérimentalement démontré, puisqu'il croit avoir établi que la période actuelle n'a encore que 6000 ans de durée, et que réellement les animaux conservés depuis la plus haute antiquité égyptienne ne diffèrent en rien des animaux actuels; mais l'argument perd évidemment beaucoup de sa valeur si la durée de l'époque actuelle doit être au moins décuplée, comme le pensent les géologues. D'ailleurs, même à l'égard de la fixité de l'espèce, Cuvier fait ses réserves; si elle est vraiment fixe chez les animaux supérieurs, elle pourrait bien ne pas l'être chez les animaux à sang blanc. Voulant expliquer pourquoi ses études paléontologiques ont principalement porté sur les mammifères, il écrit: «Des coquilles annoncent bien que la mer existait où elles se sont formées; mais leurs changements d'espèces pourraient à la rigueur provenir de changements légers dans la nature du liquide ou seulement dans sa température.» On peut entendre, il est vrai, ce passage comme relatif à des migrations d'espèces plutôt qu'à des modifications morphologiques, et ce qui suit semble donner plus de probabilité à la première version. Mais, au début de son discours, Cuvier est plus explicite quand il s'exprime ainsi:
«On comprend que, au milieu de telles variations dans la nature du liquide, les animaux qu'ils nourrissaient ne pouvaient demeurer les mêmes… Il y a donc eu dans la nature animale une succession de variations qui ont été occasionnées par celles du liquide dans lequel les animaux vivaient ou qui du moins leur ont correspondu; et ces variations ont conduit par degrés les classes des animaux aquatiques à leur état actuel.»
Nous reconnaissons sans peine que ce passage prête encore à la discussion; mais, quand un écrivain aussi maître de sa plume que l'était Cuvier laisse quelques équivoques dans sa phrase, il est permis de croire que son opinion n'est pas complètement arrêtée dans son esprit, et c'est la seule chose qu'il soit ici intéressante de retenir.
On retrouve des traces de la même indécision dans les considérations sur l'espèce développées au début de son Règne animal[54]:
«On n'a aucune preuve que toutes les différences qui distinguent aujourd'hui les êtres organisés soient de nature à avoir pu être ainsi produites par les circonstances. Tout ce qu'on a avancé sur ce sujet est hypothétique. L'expérience paraît montrer, au contraire, que, dans l'état actuel du globe, les variétés sont renfermées dans des limites assez étroites, et, aussi loin que nous pouvons remonter dans l'antiquité, nous voyons que ces limites étaient les mêmes qu'aujourd'hui.»
Pour demeurer d'accord avec les faits, Cuvier aurait dû s'arrêter là; mais il généralise aussitôt et arrive à cette conclusion, qui n'est nullement la conséquence nécessaire du petit nombre de faits observés:
«On est donc obligé d'admettre certaines formes qui se sont perpétuées depuis l'origine des choses, sans excéder ces limites, et tous les êtres appartenant à l'une de ces formes constituent une espèce. Les variétés sont des divisions accidentelles de l'espèce.
«La génération étant le seul moyen de connaître les limites auxquelles les variétés puissent s'étendre, on doit définir l'espèce, la réunion des individus descendus l'un de l'autre ou de parents communs et de ceux qui leur ressemblent autant qu'ils se ressemblent entre eux.»
En résumé, Cuvier croit fermement à des bouleversements soudains et très généraux de la surface du globe. Ces bouleversements détruisent la plus grande partie des espèces vivant dans la région où ils se produisent. Plus tard, ces espèces sont remplacées par d'autres, pouvant venir des régions qui ont été épargnées. Une création nouvelle n'est donc pas nécessaire après chaque cataclysme; cependant elle est possible, et il est, en tout cas, certain que les différentes classes du règne animal ont apparu ou, si l'on veut, ont été créées successivement. Les espèces marines ont pu être en partie épargnées par les événements qui agitaient la surface de la terre émergée; mais la composition des eaux ayant sans aucun doute subi, dans la suite des temps, de nombreux changements, l'ensemble des espèces habitant une localité donnée a éprouvé des modifications correspondantes. Telle est la théorie de Cuvier; elle a été exagérée, comme il arrive d'ordinaire, par quelques-uns de ses disciples, dont plusieurs ont admis comme un dogme inébranlable l'hypothèse de créations successives ou plus exactement de créations spéciales à chaque grande période géologique.
Peu importe, du reste, que les animaux et les plantes aient été créés une fois pour toutes, ou que la puissance créatrice ait manifesté à diverses reprises sa féconde activité; du moment qu'on admet, comme Cuvier, que les espèces sont fixes, immuables, qu'elles ont dû être chacune l'objet d'un acte créateur distinct, il n'y a plus à se préoccuper de leur origine; toute l'activité de Cuvier se tourne vers une autre direction: un très grand nombre d'animaux présentent, dans leur organisation, des ressemblances incontestables; il en est d'autres qui sont séparés par des différences profondes. Cuvier va s'efforcer de formuler ces différences d'une façon précise; il va chercher à enchaîner les ressemblances dans des lois qui seront les lois mêmes de l'organisation; il va devenir d'une part le fondateur de la classification naturelle des animaux, d'autre part l'un des créateurs de l'anatomie comparée.
La période de Linné est, en quelque sorte, dominée par le besoin impérieux de distinguer nettement les unes des autres les espèces, considérées comme des formes fixes, immuables. On cherche avant tout le moyen d'arriver à reconnaître rapidement celles qui sont décrites, afin de pouvoir dénommer celles qui ne le sont pas. Ce dénombrement des êtres vivants conduit nécessairement à reconnaître entre eux des degrés divers de ressemblance. Tout en recherchant surtout des différences, on ne peut éviter de reconnaître que les espèces animales et végétales se disposent en longues séries dans lesquelles deux formes successives ne diffèrent que par des caractères insignifiants, les formes extrêmes, si étrangères qu'elles paraissent au premier abord les unes aux autres, se trouvant ainsi réunies par une foule d'intermédiaires. C'est ce même fait qui se traduit dans Bonnet par l'idée de l'échelle des êtres, dans Buffon et Geoffroy Saint-Hilaire par celle de l'unité de plan de composition, dans Lamarck par l'idée de l'évolution et la théorie de la descendance; c'est lui aussi qui amène Linné, les de Jussieu et Cuvier à concevoir l'idée qu'il existe une sorte de plan de création que nos procédés de classification des animaux doivent reproduire; qu'il y a lieu de rechercher une disposition de nos listes d'espèces, seule conforme à ce plan de la nature, et dans laquelle chaque espèce a sa place marquée entre les deux espèces qui lui ressemblent le plus. Cette place étant connue, on doit pouvoir en conclure toute l'organisation du végétal ou de l'animal qui l'occupe. Aussi distingue-t-on soigneusement ce procédé idéal de classification, désigné sous le nom de méthode naturelle, des systèmes artificiels dont avaient dû se contenter, faute de mieux, les premiers classificateurs.
La recherche de la méthode naturelle, désignée par Linné comme un des grands problèmes à résoudre, est, depuis l'illustre Suédois, la préoccupation dominante de nombreux naturalistes; les de Jussieu s'efforcent d'établir les principes sur lesquels cette méthode doit reposer chez les végétaux; Cuvier, persuadé qu'une bonne méthode, c'est la science elle-même, définit et développe ces principes avec une rare clarté en ce qui concerne le règne animal, auquel il en fait une séduisante application. «Pour que la méthode soit bonne, dit-il, il faut que chaque être porte son caractère avec lui; on ne peut donc prendre les caractères dans des propriétés ou dans des habitudes dont l'exercice soit momentané; mais ils doivent être tirés de la conformation.» Ces simples mots éliminent complètement l'embryogénie, à qui l'on demande cependant aujourd'hui la solution de tous les problèmes difficiles d'affinité, et qui sera vraisemblablement, dans un avenir prochain, la grande révélatrice des véritables rapports généalogiques des animaux. L'anatomie devient la base exclusive de la classification.
Mais, parmi les caractères divers que l'organisation d'un animal peut présenter, quels sont ceux que l'on choisira de préférence pour établir les grandes divisions? Cuvier fait ici remarquer que tous les caractères ne sauraient avoir la même valeur. «Il est, dit-il, tels traits de conformation qui en excluent d'autres; il en est qui, au contraire, en nécessitent. Quand on connaît donc tels ou tels traits dans un être, on peut calculer ceux qui coexistent avec ceux-là ou ceux qui leur sont incompatibles. Les parties, les propriétés ou les traits de conformation qui ont le plus grand nombre de ces rapports d'incompatibilité ou d'existence avec d'autres, en d'autres termes qui exercent sur l'ensemble de l'être l'influence la plus marquée, sont ce qu'on appelle les caractères importants, les caractères dominateurs; les autres sont des caractères subordonnés, et il y en a ainsi de différents degrés.»
Naturellement, ce sont les caractères les plus influents qui seront la base des divisions les plus étendues; les autres viendront après, dans leur ordre d'importance. Cela revient à dire, en somme, qu'il existe des caractères d'embranchement, de classe, d'ordre, de genre ou d'espèce, idée qui était évidemment dans l'esprit de Linné lorsqu'il établissait sa hiérarchie des divisions zoologiques ou botaniques. Mais, outre ce principe de la subordination des caractères, base de la méthode, le passage que nous venons de citer contient l'exposé d'un autre principe dont Cuvier fait la base de l'anatomie comparée: c'est le principe de la corrélation des formes, exprimant cette double idée: 1° que les parties d'un être vivant sont tellement liées entre elles «qu'aucune d'elles ne peut changer sans que les autres changent aussi[55]»; 2° qu'on peut, en conséquence, étant donnée la forme d'un organe d'un animal, calculer les formes de tous les autres. Ce sont là des propositions d'une hardiesse extrême et qui ne sont peut-être pas aussi étroitement liées l'une à l'autre que le texte de Cuvier pourrait le faire supposer. Si l'on considère, à l'exemple de Cuvier, le corps d'un animal comme une fonction à plusieurs variables, la fonction paraît au contraire a priori tellement compliquée, le nombre des variables si considérable qu'on ne peut se défendre de l'idée que les solutions seront ordinairement multiples et souvent indéterminées. Aussi Cuvier restreint-il d'avance le problème au moyen d'un autre principe, qui paraît de nature à le déterminer, le principe des conditions d existence, suivant lequel chaque animal possède tout ce qu'il lui faut et rien que ce qu'il lui faut pour assurer son existence dans les conditions où elle doit s'écouler. Cette proposition, dont le principe de la corrélation des formes paraît, au premier abord, une conséquence naturelle, n'est pas autre chose que le principe des causes finales, principe que Cuvier considère comme particulier aux sciences naturelles et qui est, suivant lui, le seul fondement sur lequel puissent s'appuyer leurs inductions.
Dans l'application, Cuvier se trouve cependant obligé de descendre des hauteurs où vient de l'entraîner un coup d'aile un peu trop vigoureux de son génie, et il finit par dire du principe de la corrélation des formes: «Ce principe est assez évident en lui-même, dans cette acception générale, pour n'avoir pas besoin d'une plus ample démonstration; mais, quand il s'agit de l'appliquer, il est un grand nombre de cas où notre connaissance théorique des rapports des formes ne suffirait point, si elle n'était appuyée sur l'observation… Puisque ces rapports sont constants, il faut bien qu'ils aient une cause suffisante; mais, comme nous ne la connaissons pas, nous devons suppléer au défaut de la théorie par le moyen de l'observation; elle nous sert à établir des lois empiriques, qui deviennent presque aussi certaines que les lois rationnelles, quand elles reposent sur des observations assez répétées.» Là se trouve exprimée la différence des méthodes de Geoffroy Saint-Hilaire et de Cuvier; par là aussi on peut apprécier la différence de leur portée. La cause suffisante des rapports des parties de l'organisme, Geoffroy cherche à la deviner; Cuvier s'interdit une pareille témérité. S'il ne connaît pas cette cause tout entière, Geoffroy réussit néanmoins à la saisir en partie, et dès lors il peut calculer et prévoir des combinaisons organiques très éloignées de celles qui sont réalisées chez les êtres actuellement vivants. Cuvier au contraire, dépourvu de ce guide, obligé de suivre pas à pas les faits qu'il observe, ne peut s'avancer au delà; non seulement il se prive volontairement d'un procédé précieux de découverte, mais sa foi exclusive dans la valeur des faits actuels l'expose, en paléontologie comme en géologie, à des erreurs contre lesquelles rien ne vient le mettre en garde. Geoffroy prévoit, cherche et découvre des germes de dents chez les embryons des baleines et des oiseaux; l'exhumation d'un oiseau pourvu de dents, tel que l'Hesperornis ou l'Ichthyornis de la craie d'Amérique, est pour lui un fait prévu; Cuvier au contraire non seulement ne saurait pressentir une telle découverte, s'il demeurait fidèle à sa méthode, mais encore, s'il lui eût été donné d'étudier une mâchoire isolée d'un oiseau pourvu de dents, le principe de la corrélation des formes lui eût interdit de rapporter cette mâchoire à autre chose qu'à un reptile. Geoffroy, comme tous les hommes pénétrés d'une idée générale coordinatrice, quelle qu'elle soit, est dans la situation privilégiée d'un observateur placé sur un sommet élevé d'où il peut découvrir un vaste panorama: dans ce panorama, les villages, les bourgades, les hameaux, les forêts, les bois, les champs, les montagnes et les vallées lui apparaissent non seulement avec les détails qui leur sont propres, mais aussi avec leurs rapports de position et de grandeur relativement aux autres objets. Cuvier, tout en s'élevant lui-même, quand il lui plaît, recommande de ne jamais gravir de pareils sommets; il faut, suivant lui, s'avancer les yeux constamment fixés sur l'objet le plus prochain, marcher lentement, pas à pas et ne s'aventurer à décrire le pays qu'après en avoir parcouru à pied tous les sentiers. Lorsqu'il s'adresse à Geoffroy, on croirait entendre le lion conseillant à l'aigle de ne jamais faire usage de ses ailes.
En réalité, le principe de la corrélation des formes est toujours demeuré dans le domaine métaphysique; en paléontologie, la vraie méthode pratiquée par Cuvier, celle qui l'a conduit à ses découvertes, résidait simplement dans une comparaison rigoureuse des fragments des squelettes fossiles qu'il avait à sa disposition avec les fragments correspondants des squelettes des animaux actuels, comparaison exigeant une science profonde que Cuvier pouvait mettre au service d'une merveilleuse sagacité. En d'autres mains que les siennes, cette méthode, avec ses allures dogmatiques, est, on l'a vu depuis bien des fois, pleine de périls; Geoffroy laissait au contraire après lui, dans la théorie des analogues, une méthode d'une telle précision qu'elle est devenue la méthode habituelle d'investigation de tous les anatomistes.
En zoologie, Cuvier suit plus rigoureusement la voie indiquée par le principe de la subordination des caractères. Lorsqu'il cherche «quels sont les caractères les plus influents dont il faudra faire la base des premières divisions», il procède cependant par un a priori. «Il est clair, dit-il, que ce sont ceux qui se tirent des fonctions animales, c'est-à-dire des sensations et du mouvement, car non seulement ils font de l'être un animal, mais ils établissent encore le degré de son animalité[56].»
Cuvier s'adresse donc tout d'abord au système nerveux, auquel il attache une importance exceptionnelle, de qui il va même jusqu'à dire: «Le système nerveux est, au fond, tout l'animal; les autres systèmes ne sont là que pour l'entretenir et le servir[57].» Il reconnaît que le système nerveux se présente sous quatre états différents dans le règne animal: ou bien il constitue un ensemble formé du cerveau et de la moelle épinière, enfermés l'un et l'autre dans une enveloppe osseuse; ou bien il est formé de masses éparses parmi les viscères et réunies par des filets nerveux; ou bien encore il est formé de deux longs cordons ganglionnaires ventraux unis par un collier à deux ganglions situés au-dessus de l'œsophage; enfin, chez certains animaux, le système nerveux cesse d'être bien distinct. Fort de ses observations, Cuvier résume enfin ses idées sur le règne animal dans le passage suivant:
«Si l'on considère le règne animal d'après les principes que nous venons de poser, en se débarrassant des préjugés établis sur les divisions anciennement admises, en n'ayant égard qu'à l'organisation et à la nature des animaux et non pas à leur grandeur, à leur utilité ou au plus ou moins degré de connaissance que nous en avons, ni à toutes les autres circonstances accessoires, on trouvera qu'il existe quatre formes principales, quatre plans généraux, si l'on peut s'exprimer ainsi, d'après lesquels tous les animaux semblent avoir été modelés et dont les divisions ultérieures, de quelque titre que les naturalistes les aient décorées, ne sont que des modifications assez légères, fondées sur le développement ou l'addition de quelques parties qui ne changent rien à l'essence du plan.»
Ainsi l'unité de plan de composition est repoussée; il existe réellement quatre plans distincts, entre lesquels on ne saurait trouver aucun passage. Pourquoi quatre, pas un de plus, pas un de moins? Cuvier ne se préoccupe pas de le rechercher; l'observation a parlé; le fait est là, n'admettant ni discussion, ni explication, ni interprétation. Il y a quatre types de disposition du système nerveux et partant quatre embranchements; là est tout le raisonnement. Comment ne pas remarquer cependant que ce raisonnement implique une hypothèse: c'est que réellement le système nerveux est au fond tout l'animal et que les autres organes ne sont là que pour l'entretenir et le servir. Cette proposition, à laquelle aucun anatomiste, aucun embryogéniste ne saurait aujourd'hui souscrire, Cuvier la regarde comme un axiome évident; mais cela tient à ce qu'il la déduit lui-même, non pas tant de l'observation que d'autres principes, essentiellement métaphysiques.
Les espèces étant immuables, ayant été créées isolément, il est naturel d'admettre qu'un système d'organes régulateurs préside au développement des parties constitutives et immuables de chaque individu; ce système d'organes, fidèle gardien de la pensée créatrice, est le système nerveux. C'est lui qui, présent dans le «germe», bien qu'encore invisible, maintient chaque partie dans les rapports de grandeur et de position qu'elle doit présenter avec l'ensemble durant son accroissement; ces parties elles-mêmes existent déjà dans le germe, simple réduction de l'individu dont il s'est détaché et qui n'a besoin que de grandir et de développer celles de ses parties qui demeurent plus ou moins longtemps cachées pour devenir identiques à son parent.
* * * * *
Ainsi, dans le système de Cuvier, tout gravite autour de cette idée que, à part les révolutions subites, les cataclysmes qu'il croit avoir démontrés, la nature entière est immuable. Les espèces éteintes voisines de celles qui vivent de nos jours avaient les mêmes mœurs et vivaient dans les mêmes climats; les espèces actuelles ont été de tout temps ce que nous les voyons aujourd'hui; les individus eux-mêmes, malgré leurs changements apparents, leurs métamorphoses, ne font, durant leur accroissement, que laisser apparaître des parties plus ou moins longtemps cachées, mais toutes contenues dans un germe, image réduite de l'organisme d'où il s'est détaché; le système nerveux, dépositaire de la forme fondamentale de chaque type, règle la croissance et l'ordre d'apparition des parties qui ne peuvent s'écarter, dans leur évolution, d'une voie tracée de toute éternité; les types organiques divers sont traduits par les quatre dispositions différentes que présente le système nerveux; quoi d'étonnant, si les espèces ne peuvent se modifier, qu'il n'existe entre elles aucun passage, que ces quatre types soient complètement isolés l'un de l'autre?
Combien ces idées sont différentes de celles de Geoffroy! Pour l'auteur de la Philosophie anatomique, notre globe n'éprouve qu'une lente évolution sans cataclysmes bien différents de ceux qui troublent la période actuelle; à mesure que changent les climats et les conditions extérieures, les espèces se modifient peu à peu; durant sa vie, l'individu ne cesse lui-même de se transformer; dans l'œuf, ses parties se forment peu à peu, engendrées les unes par les autres, comme sur un arbre chaque rameau est produit par celui qui le porte; les circonstances dans lesquelles s'accomplit ce développement peuvent influer sur lui, donner lieu à l'apparition de formes nouvelles ou de monstruosités, et toutes ces formes s'enchaînent les unes aux autres, comme s'enchaînent celles que traverse successivement chaque animal.
Pour Cuvier, tout être vivant est l'œuvre miraculeuse d'une volonté, œuvre aussitôt exécutée que conçue par elle; pour Geoffroy, c'est un résultat, conséquence dernière d'une longue suite de phénomènes étroitement reliés entre eux. Il était impossible que deux doctrines aussi opposées n'entraînassent pas un conflit. Dans l'année 1830, un solennel débat les mit aux prises, au sein de l'Académie des sciences.
CHAPITRE XI
DISCUSSION ENTRE CUVIER ET GEOFFROY SAINT-HILAIRE
Essai d'extension aux mollusques de la théorie de l'unité de plan de composition.—Opposition de Cuvier; que doit-on entendre par unité de plan?—Les connexions éclairées par l'embryogénie et l'épigénèse.—Adhésion de Cuvier à l'hypothèse de la préexistence des germes.—Von Baër et les quatre types de développement.—L'école des idées et l'école des faits.—Influence respective de Geoffroy Saint-Hilaire, de Cuvier et de Lamarck.
Le 15 février 1830, Geoffroy Saint-Hilaire lut, devant l'Académie des sciences de Paris, au nom de Latreille et au sien, un rapport sur les travaux de deux jeunes naturalistes, MM. Laurencet et Meyranx, qui s'étaient efforcés de démontrer que l'organisation des mollusques céphalopodes[58] pouvait être ramenée à celle des vertébrés. En 1823, l'un des rapporteurs, Latreille, s'était exercé sur ce sujet; il avait signalé plusieurs catégories de ressemblances extérieures entre les calmars et les poissons; de Blainville avait également tenté quelques comparaisons dans ce sens. Laurencet et Meyranx pénétraient plus avant dans la question et cherchaient à retrouver entre les divers organes d'un céphalopode les connexions mêmes que l'on observe entre les organes des vertébrés. Il leur fallait avoir recours, pour cela, à une ingénieuse fiction. Ils supposaient un vertébré ployé en deux, à la hauteur de l'ombilic, de manière que la face ventrale demeurât extérieure et que les deux moitiés du dos, arrivées au contact, se soudassent entre elles. Alors, faisaient-ils remarquer, les deux extrémités du tube digestif sont ramenées au voisinage l'une de l'autre; le bassin se trouve rapproché de la nuque; les membres sont rassemblés à l'une des extrémités du corps; l'animal, marchant sur ces membres, présente «absolument la position d'un de ces bateleurs qui renversent leurs épaules et leur tête en arrière pour marcher sur leur tête et leurs mains.» L'intestin recourbé en anse des céphalopodes, l'existence en arrière de leur cou de pièces cartilagineuses en rapport avec ce qu'on nomme chez eux l'entonnoir, la présence autour de la tête de huit ou dix bras sur lesquels se meut l'animal sont autant de caractères qui s'expliquent dès lors assez naturellement et rapprochent d'une façon inattendue les plus élevés des mollusques des vertébrés. Le bec de perroquet des seiches, leurs gros yeux compliqués viennent fortifier encore ces analogies. Si extraordinaire que puisse paraître l'explication de Laurencet et Meyranx, elle n'était pas faite pour étonner beaucoup les naturalistes; des savants nombreux, même parmi ceux qui se rattachent le plus étroitement à l'école de Cuvier, ont eu bien des fois recours à des moyens plus violents qu'une simple plicature pour ramener de force au même type des êtres ne présentant que des analogies lointaines; le développement embryogénique des animaux est d'ailleurs fécond en phénomènes presque aussi étranges. L'Académie eût peut-être adopté sans discussion le rapport de ses commissaires, si Geoffroy Saint-Hilaire, insistant sur la confirmation que les travaux de Laurencet et Meyranx semblaient apporter à ses idées, n'avait cité, dans son travail, un passage où Cuvier, après avoir numéré tous les caractères qui distinguent les céphalopodes des poissons, terminait en ces termes: «En un mot, nous voyons ici, quoi qu'en aient dit Bonnet et ses sectateurs, la nature passer d'un plan à un autre, faire un saut, laisser entre ses productions un hiatus manifeste. Les céphalopodes ne sont le passage de rien: ils ne sont pas résultés du développement d'autres animaux, et leur propre développement n'a rien produit de supérieur à eux.» Il parut à Cuvier que les conclusions du rapport de son confrère à l'Académie étaient une attaque dirigée contre ses propres écrits. Depuis longtemps, l'opposition des doctrines des deux illustres naturalistes s'était plus ou moins nettement affirmée en maintes circonstances. Plus d'une fois, Cuvier avait, dans ses rapports sur les travaux de l'Académie, critiqué assez amèrement les vues de son ami d'autrefois, et déjà, en 1820, Geoffroy terminait son mémoire sur les animaux articulés par ces touchantes paroles, empreintes de la douleur que lui causaient les appréciations du secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences:
«On pense bien que je ne rapporte pas ces faits pour qu'ils profitent aux personnes qui sont dans la maturité de l'âge. Qui a reçu les leçons d'une longue expérience est à l'abri de toute séduction. Je m'adresse à la jeunesse, naturellement avide de nouveautés. Ma probité dans les sciences, mon amour pour la vérité et les inquiétudes que je n'ai point dissimulées tout à l'heure m'engagent à prémunir cette intéressante jeunesse contre mes propres résultats. Je ne puis lui donner de plus grandes marques d'égards qu'en l'avertissant que le motif pour elle de ne se point passionner pour des vues qu'elle serait cependant disposée à juger du plus haut intérêt en philosophie est une condamnation absolue de ces mêmes vues, prononcée (avec quelque violence sans doute) par le chef de l'école moderne, par le plus grand naturaliste de notre âge.»
Le moment était venu pour les deux adversaires de cesser les escarmouches et de se livrer enfin une bataille en règle. Cuvier répondit au rapport de Geoffroy Saint-Hilaire en attaquant de front, cette fois, l'unité de plan de composition, et en cherchant à démontrer que cette unité n'existait pas.
«Dans toute discussion scientifique, la première chose à faire, dit-il, est de bien définir les expressions que l'on emploie… Commençons donc par nous entendre sur ces grands mots d'unité de composition et d'unité de plan.
«La composition d'une chose signifie, du moins dans le langage ordinaire, les parties dans lesquelles cette chose consiste, dont elle se compose; et le plan signifie l'arrangement que ces parties gardent entre elles.
«Ainsi, pour me servir d'un exemple trivial, mais qui rend bien les idées, la composition d'une maison, c'est le nombre d'appartements ou de chambres qui s'y trouvent, et son plan, c'est la disposition réciproque de ces appartements et de ces chambres.
«Si deux maisons contenaient chacune un vestibule, une antichambre, une chambre à coucher, un salon, une salle à manger, on dirait que leur composition est la même; et si cette chambre, ce salon, etc., étaient au même étage, arrangés dans le même ordre, si l'on passait de l'un dans l'autre de la même manière, on dirait aussi que leur plan est le même.
«… Mais qu'est-ce que l'unité de plan, et surtout l'unité de composition, qui doivent servir désormais de base nouvelle à la zoologie?»
Ces mots ne peuvent évidemment être employés dans le sens ordinaire, dans le sens d'identité; car un polype et même une baleine, une couleuvre, ne possèdent pas tous les organes d'un homme semblablement placés; les mots unité de plan, unité de composition signifient donc seulement dans la bouche de ceux qui les emploient ressemblance, analogie. Mais alors «ces termes extraordinaires une fois définis ainsi, une fois dépouillés de ce nuage mystérieux, dont les enveloppe le vague de leurs acceptions ou le sens détourné dans lequel on en use, loin de fournir des bases nouvelles à la zoologie, des bases inconnues à tous les hommes plus ou moins habiles qui l'ont cultivée jusqu'à présent, restreints dans des limites convenables, forment au contraire une des bases les plus essentielles sur lesquelles la zoologie repose depuis son origine, une des principales sur lesquelles Aristote, son créateur, l'a placée.»
Ainsi, pour Cuvier, non seulement l'unité de plan de composition n'existe pas, mais la doctrine même de Geoffroy Saint-Hilaire, sa méthode n'ont rien de nouveau et remontent jusqu'au père de la philosophie. De ces deux propositions, l'une est incontestable, l'autre est évidemment injuste. Sans doute l'unité de plan de composition dans toute l'étendue du règne animal ne saurait être soutenue, au sens précis où l'entendait son défenseur; l'affirmation de cette unité, lancée un peu prématurément par Geoffroy Saint-Hilaire, est un boulet que son argumentation traîne péniblement après elle; mais on ne saurait nier que l'auteur de la Philosophie anatomique aperçoit entre les animaux considérés habituellement comme voisins des ressemblances autrement étendues que celles auxquelles on s'arrêtait jusqu'à lui; ces ressemblances ne résident pas seulement dans un petit nombre de caractères communs; il s'agit de les retrouver dans le détail de leurs parties, de suivre ces dernières dans leurs accroissements, leurs réductions, leurs soudures, leurs transformations diverses; il s'agit de comparer entre eux les animaux non seulement à l'état adulte, mais encore à toutes les périodes de leur vie; et pour y parvenir Geoffroy Saint-Hilaire donne une méthode, la méthode des analogues, dont les règles n'ont réellement jamais été formulées avant lui. Cette méthode elle-même, comme on l'a fait justement remarquer, est indépendante de la doctrine de l'unité de plan de composition; qu'il existe un plan unique d'organisation ou qu'il en existe plusieurs, elle s'applique à tous les animaux construits sur le même plan et devient un guide si précieux que les successeurs de Cuvier n'ont cessé d'en faire l'instrument ordinaire de leurs découvertes. Elle seule peut permettre de reconnaître combien il existe réellement de plans d'organisation dans la nature, et elle comprend non seulement le principe général des connexions, mais encore les comparaisons embryogéniques, dont Cuvier, partisan de la préexistence des germes; ne pouvait apprécier toute l'importance. C'est précisément l'embryogénie qui permet à Geoffroy d'étendre la notion du plan d'organisation plus que ne le fait Cuvier et sans sortir cependant de la définition si rigoureuse donnée par son adversaire.
Le principe des connexions, Geoffroy l'éclaire ou le justifie, en effet, par cet autre principe, plus important peut-être, plus général encore, sur lequel il fonde, en quelque sorte, l'embryogénie comparée: tous les organes d'un animal naissent les uns des autres dans un ordre déterminé et constant. Il suit de là que, chez les animaux adultes, ces organes présenteront toujours nécessairement les mêmes rapports.
Mais, suivant Geoffroy, ce développement se poursuit, nous l'avons déjà vu, sous la double influence du système nerveux et de l'appareil circulatoire, dont l'action peut n'être pas la même en tous les points de l'organisme; les conditions extérieures dans lesquelles s'accomplit le développement interviennent aussi parfois pour en troubler les résultats. Il pourra donc se faire que des organes demeurent à l'état de bourgeon; que d'autres, après s'être montrés, s'atrophient et disparaissent; que quelques-uns n'apparaissent pas du tout, tandis que leurs voisins prendront un accroissement relativement exagéré; il en résultera des déplacements, des soudures, des dissociations de divers organes, des déviations apparentes du plan commun, qui pourra même sembler complètement éludé. Mais le plan sera toujours retrouvé par une application rigoureuse du principe des connexions non seulement à la comparaison des animaux adultes, mais encore à celle de leurs embryons aux divers degrés de développement. En d'autres termes, il faut, selon Geoffroy, et cette idée est très nette chez lui, rechercher l'unité non pas tant dans le résultat définitif du développement des animaux, que dans la façon dont ce développement s'accomplit. Par là, Geoffroy échappe en grande partie, à l'argumentation de Cuvier et recouvre le droit d'appliquer sa théorie tout à la fois à des êtres d'une organisation fort simple et à des êtres d'une organisation fort compliquée: les premiers sont des organismes dont le développement est demeuré incomplet dans une plus ou moins grande mesure. Aussi dit-il très bien[59]: «Les mollusques avaient été trop haut remontés dans l'échelle zoologique; mais si ce ne sont que des embryons de ses plus bas degrés, s'ils ne sont que des êtres chez lesquels beaucoup moins d'organes entrent enjeu, il ne s'ensuit pas que leurs organes manquent aux relations voulues par le pouvoir des générations successives. L'organe A sera dans une relation insolite avec l'organe C, si B n'a pas été produit, si l'arrêt de développement, ayant frappé trop tôt celui-ci, en a prévenu la production. Voilà comment il y a des dispositions différentes, comment sont des constructions diverses pour l'observation oculaire.»
Cette simple phrase marque l'importance que doit avoir, dans les recherches zoologiques telles que les conçoit Geoffroy Saint-Hilaire, une science née à peine de la veille, à laquelle Cuvier n'a jamais fait que de rapides allusions: l'embryogénie comparée; et ce qu'en attendait le fondateur de la philosophie anatomique, elle l'a tenu et au delà. À la vérité, l'explication des phénomènes qu'elle étudie repose encore pour Geoffroy Saint-Hilaire sur une sorte de finalité: la réalisation du plan général sur lequel sont, d'après lui, construits les animaux; c'est toujours ce plan qui est en jeu; la variété n'est obtenue que par des arrêts ou des excès de développement d'un nombre plus ou moins grand de parties; à la vérité, l'unité de plan, telle que Geoffroy l'a observée chez les vertébrés, n'est qu'un résultat, et lorsqu'il en fait une sorte d'objectif de la nature, Geoffroy prend, comme il le reproche lui-même à Cuvier, l'effet pour la cause: mais une voie féconde est désormais ouverte; l'observation fera bien vite reconnaître le véritable point de vue d'où tous les faits peuvent être embrassés, et c'est à la recherche du plan hypothétique de Geoffroy que l'on devra d'avoir reconnu la nécessité, ou tout au moins l'importance, d'observations d'un genre tout nouveau.
Un moment, ces observations poursuivies en Russie d'une manière remarquable par Von Baër, semblent donner raison à Cuvier. Von Baër croit lui aussi reconnaître quatre types de développement des animaux, exactement correspondants à ceux que l'anatomie a indiqués à Cuvier. Et cependant un des arguments a priori invoqués par Cuvier contre l'unité de plan de composition peut tout aussi bien se retourner contre son système: «Si l'on remonte à l'auteur de toutes choses, dit-il[60], quelle autre loi pouvait le gêner que la nécessité d'accorder à chaque être qui devait durer les moyens d'assurer son existence, et pourquoi n'aurait-il pas pu varier ses matériaux et ses instruments?» Sans doute, mais pourquoi l'auteur de toutes choses se serait-il arrêté à quatre plans distincts plutôt qu'à un seul? C'est ce que la science actuelle commence à entrevoir; nous avons essayé de montrer dans notre ouvrage sur les Colonies animales qu'il y avait là des nécessités, en quelque sorte géométriques; mais il a fallu pour cela modifier notablement la conception de Cuvier. De même que Geoffroy avait, en somme, déduit le principe de l'unité de composition de l'étude des seuls vertébrés, Cuvier avait été amené à concevoir l'existence de quatre embranchements par l'étude d'animaux relativement élevés; von Baër n'avait pas procédé autrement; les quatre types, débarrassés des formes inférieures de chacun d'eux, devaient donc lui paraître extrêmement nets et absolument séparés. Cependant de nombreuses formes aberrantes ne tardèrent pas à se révéler; quelques-unes ont pu être ramenées au type idéal auquel on les rattachait; d'autres ont résisté, et il a bien fallu reconnaître que, dans les formes inférieures, les caractères de l'embranchement pouvaient s'effacer; qu'il existait de réelles transitions entre certains embranchements; que des animaux réunis dans quelques-unes de ces grandes divisions n'avaient au contraire de commun qu'une semblable disposition de parties d'ailleurs dissemblables; que chaque série distincte pouvait se rattacher à des formes simples, mais dénuées de type déterminé, et au delà desquelles il n'y avait plus que des êtres de nature en quelque sorte indécise; c'est le travail que nous verrons s'accomplir dans les années qui vont suivre.
S'il se rapprochait plus de la réalité que Geoffroy Saint-Hilaire, Cuvier, en soutenant l'existence de quatre types organiques distincts, n'était donc pas non plus absolument dans le vrai.
Aussi bien le dissentiment entre les deux académiciens était-il en réalité plus profond et portait-il sur de plus hautes questions. «Du jour où, en 1806, écrit un savant autorisé[61], Geoffroy Saint-Hilaire entreprit de démontrer l'unité de composition par sa méthode propre, par l'alliance de l'observation et du raisonnement, du jour où il donna place à la synthèse, à côté, disons mieux, au-dessus de l'analyse, le germe de tous les dissentiments futurs entre Cuvier et lui fut jeté dans la science; mais, comme la jeune plante à son origine, il allait se développer à l'insu de tous. Les deux collègues se croyaient encore en conformité de vues que déjà leur scission était devenue inévitable dans l'avenir et pour ainsi dire commençait virtuellement. L'un d'eux se faisant novateur, il fallait que l'autre se fît ou, son disciple ou son adversaire. Disciple, Cuvier ne pouvait l'être de personne et, par les tendances de son esprit, moins de Geoffroy Saint-Hilaire que de tout autre; il devint donc son adversaire.»
Cuvier ne s'était cependant pas toujours refusé à la synthèse, son Discours sur les révolutions du globe, l'introduction de son Règne animal en sont la preuve irrécusable; mais peu à peu ses dissentiments latents ou publics avec Geoffroy l'amènent à formuler d'une façon de plus en plus nette, de plus en plus radicale son opposition aux idées de son collègue. «Pour nous, dit-il en 1829[62], nous faisons dès longtemps profession de nous en tenir à l'examen des faits positifs.» Plus tard, il recommande aux naturalistes dignes de ce nom de s'en tenir à l'exposé des faits, au détail des circonstances et de ne jamais s'aventurer au delà de l'indication des conséquences immédiates des faits observés. Nommer, classer, décrire, telles doivent être les seules préoccupations du vrai naturaliste. C'est pour lui le seul moyen de se préserver de l'erreur; et, cessant de discuter à l'Académie la doctrine de Geoffroy, il se plaît à exposer au Collège de France, dans de brillantes leçons sur l'histoire des sciences naturelles, les divers systèmes pour lesquels l'esprit humain s'est successivement passionné, et qui, fugitives lueurs, se sont évanouis pour jamais, après avoir momentanément jeté un éclat trompeur sur le champ de la science.
De pareilles leçons, faites par un tel homme, devaient trouver un puissant écho: réduire la science à la récolte des faits, c'était la mettre à la portée des plus humbles intelligences; montrer les plus puissantes conceptions venant se briser l'une après l'autre sur des écueils inattendus, c'était mettre le génie sous les pieds de quiconque tenait une loupe ou un scalpel; interdire le raisonnement, c'était défendre contre les investigations indiscrètes de la science toutes les croyances, tous les mystères, tous les dogmes; proscrire ce qu'il y a de plus personnel dans l'homme, le droit de créer des idées, c'était flatter toutes les vanités. Certainement de telles intentions étaient bien loin de l'esprit de Cuvier; mais les actes ont leurs conséquences nécessaires; l'aurait-il voulu, le grand homme qui s'était illustré par de si magnifiques conceptions n'aurait pu empêcher que son nom ne servît de drapeau à une école des faits, dont le dédain pour les disciples de Geoffroy devait croître avec l'enthousiasme de ceux-ci.
Geoffroy lui-même ne peut rester indifférent. Il s'élève de toute son énergie contre cette prétention affichée par l'école soi-disant positive—le mot sera bientôt créé—de maintenir l'histoire naturelle «dans les usages du passé».
«Pour de certains esprits, finit-il par dire[63], la conviction leur doit arriver par les yeux du corps et non par des déductions conséquentes… C'est un parti pris de repousser les idées pour n'admettre exclusivement que des reliefs corporels, seulement des faits que l'on puisse pratiquer matériellement et, par conséquent, qui ne cessent jamais d'être palpables à nos sens. Pour cette école, la science du naturaliste doit se renfermer dans ces trois résultats: nommer, enregistrer et décrire.
«Cette école, que de certains intérêts font en ce moment prévaloir, enseigne que l'histoire des sciences apporte de toutes parts le témoignage que les théories se sont successivement précipitées dans le gouffre immense des erreurs humaines, que les idées ne sont rien en soi, et que les faits seuls se défendent des révolutions et surnagent. Cependant, au lieu de livrer ainsi l'enfance de l'humanité à la critique moqueuse de la société actuelle, qui ne tient son plus d'instruction que de la puissance du temps et d'une civilisation progressive, ne vaudrait-il pas mieux expliquer ces vicissitudes naturelles autant que nécessaires, pour les voir selon l'ordre des siècles? Et, quant à cette affectation de présenter les faits comme constituant seuls le domaine de la science, il serait aussi, je crois, plus juste de dire qu'ils n'arrivent aux âges futurs que s'ils sont escortés et protégés par les idées qui s'y rapportent et qui seules, par conséquent, en font la principale valeur.
«Des faits, même très industrieusement façonnés par une observation intelligente, ne peuvent jamais valoir, à l'égard de l'édifice des sciences, s'ils restent isolés, qu'à titre de matériaux plus ou moins heureusement amenés à pied d'œuvre. Or, comme on ne saurait porter trop de lumière sur cette thèse, je ne craindrai pas d'employer le secours de la parabole suivante:
«Paul a le désir et le moyen de se procurer toutes les jouissances de la vie: il est intelligent, inventif, et il s'est appliqué à rechercher et à rassembler tout ce qu'il suppose devoir lui être nécessaire. Il approvisionne son cellier des meilleurs vins; il remplit son bûcher de tout le bois que réclamera son chauffage; il agit avec le même discernement pour tous les autres objets de sa consommation probable. Les qualités sont bien choisies, les objets habilement rangés, et un ordre savant règne partout. Mais, arrivé là, Paul s'arrête. De ce vin, il ne boira pas; de ce bois, il ne se chauffera pas; de toutes les autres pièces de son mobilier, il n'usera pas.—Mais, me direz-vous, votre Paul est un fou.—Je l'accorde.»
Paul n'est pas toujours fou; mais il lui semble parfois que les biens qu'il accumule ne seront jamais suffisants pour qu'il en puisse tirer le parti rêvé; l'heure vient, sans qu'il y ait pris garde, où il ne peut plus en jouir; ayant toute sa vie fait profession d'être sage, il continue à voir la sagesse dans cette incessante accumulation, et ne peut s'empêcher de traiter de téméraires ceux qui, ayant comme lui rassemblé des matériaux, s'aperçoivent à temps que le moment est venu de bâtir.
La lutte ouverte entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire ne fut pas de longue durée. Le 13 mai 1832, Cuvier mourait presque subitement; Geoffroy eut alors à se défendre contre ceux qui croyaient avoir hérité de la pensée du maître; souvent il dut regretter de ne plus avoir devant lui son illustre adversaire, et ce n'est pas sans tristesse qu'on lit les pages tour à tour indignées ou contristées que lui arrachent des oppositions trop souvent mesquines et tracassières. Que de souffrances intimes révèle un passage tel que celui-ci:
«Je ne continuerai point ces fragments, commencés naguère sous de meilleurs auspices; je suis aujourd'hui le jouet de forces majeures, sans rien pouvoir opposer à une fatalité sombre qui m'atteint, qui tourne à persécution et qui réserve mes derniers jours à l'excès des disgrâces… Il m'est pénible de laisser ces feuilles imparfaites, que je n'aurai pu amener à l'état d'un ouvrage achevé. Mais les tracasseries qui me sont suscitées, les atteintes de l'âge et le découragement qui me gagne me créent une situation d'impuissance, à laquelle il faut désormais que je range ma conduite et les dernières heures de ma vie. À de nouvelles luttes où l'on paraît vouloir m'engager, ma prudence et ma débilité me conseillent de refuser[64].»
Geoffroy, plein de courage et d'ardeur, avait pourtant écrit trois ans auparavant: «Ce n'est pas tout que d'établir des faits…; il faut que le jugement s'exerce à les comprendre; puis on dira, comme je l'entends dire autour de moi, que de tels jugements, c'est de la théorie. Je ne m'épouvanterai point de cette augmentation plutôt bruyante que logique: et je réponds à tout ce bavardage, fait pour étourdir et chercher à en imposer, que le temps de crier à la poésie et de dresser de vagues accusations est passé; ces cris se jugent et se nomment déclamation[65].»
Les choses ne passent pas aussi vite que le pensait Geoffroy; bien des savants se demandent encore aujourd'hui si les naturalistes peuvent exercer ce droit à la synthèse dont usent si largement et avec tant de bonheur les physiciens et les chimistes; beaucoup, surtout parmi ceux dont les premières études ont porté sur l'homme, jugent encore le règne animal inexplicable, repoussent d'avance tout essai de coordination et vont même jusqu'à en affirmer l'impossibilité. À ceux-là Geoffroy avait pourtant donné en 1821 ce sévère avertissement: On discutait devant un officier de l'ancien régime les chances qu'avaient les armées de la République de forcer le passage du Rhin. Le vieux soldat venait de démontrer péremptoirement. à son auditoire la folie d'une semblable entreprise; il cessait à peine de parler qu'une nouvelle arrivait: les troupes françaises venaient de réaliser l'impossible; le Rhin était franchi.
Cuvier, quoi qu'il en ait dit, ne croyait pas exclusivement aux faits; Geoffroy s'est toujours tenu soigneusement à l'écart des aberrations dont l'école allemande va nous fournir bientôt de singuliers exemples; s'il essayait de deviner la nature, c'était méthodiquement, et ses «pressentiments» étaient presque toujours soumis au contrôle de cette sorte d'observation provoquée qui est bien voisine de l'expérience; son anatomie philosophique, sa philosophie zoologique, sont ce qu'on appellerait aujourd'hui de l'anatomie, de la zoologie expérimentales. Pour les esprits élevés, les écarts qu'on pourrait lui reprocher sont des écueils à éviter, mais ne diminuent en rien la valeur de sa méthode, l'importance de la synthèse; l'alliance étroite de l'observation et du raisonnement demeure leur règle de conduite; c'est ce qu'exprime en ces termes un des savants les plus illustres de l'Allemagne, Johannes Müller[66]:
«Les vérités les plus importantes des sciences naturelles n'ont pas été trouvées par une simple analyse de l'idée philosophique, ni par la seule observation; c'est par une expérience méditée, qui sépare l'essentiel de l'accidentel et trouve ainsi la loi fondamentale d'où l'on déduit ensuite de nombreuses conséquences. C'est là plus que l'expérimentation, c'est l'expérience philosophique.»
C'est aussi l'opinion de M. Henri Milne Edwards[67].
«Dans quelques écoles, on professe un grand dédain pour les vues de l'esprit, et l'on répète à chaque instant que les faits seuls ont de l'importance dans la science. Mais c'est là, ce me semble, une grave erreur. Une pareille pensée serait excusable chez un ouvrier obscur, qui, employé sans relâche à tailler dans le sein de la terre les matériaux d'un vaste édifice, croirait que le rôle de l'architecte ne consiste qu'à entasser pierre sur pierre et ne verrait dans le plan tracé d'avance par le crayon de l'artiste qu'un jeu de son imagination, une fantaisie inutile. Mais l'ouvrier carrier lui-même, s'il ne restait pas dans son souterrain et s'il voyait tous les blocs informes qu'il en a tirés se réunir, sous la main du maître, pour constituer le Parthénon d'Athènes ou le Colisée de Rome, comprendrait que la science de l'architecte n'est pas une science inutile, lors même que le monument créé par son génie ne devrait avoir qu'une durée éphémère et que les débris de l'édifice tombé en ruines ne serviraient plus tard que de matériaux pour des constructions nouvelles.»
Au surplus, la science, de quelque manière qu'on la cultive, ne saurait s'accommoder de deux écoles, de deux méthodes. Ceux qui prétendent s'en tenir aux faits sont toujours heureux quand il leur vient des idées, et se hâtent de les mettre à profit; on a rarement vu, d'autre part, les auteurs d'une théorie la présenter autrement que comme un moyen de préparer la découverte de faits nouveaux, grâce à une connaissance plus complète des rapports entre les faits déjà découverts. Tout le monde est aujourd'hui d'accord sur la méthode: imaginer avant d'expérimenter ou d'observer; expérimenter ou observer pour choisir, entre les idées a priori que les faits déjà connus ont fait naître, celle qui est conforme à la réalité; se servir de ces idées pour acquérir des faits nouveaux, et marcher ainsi plus ou moins rapidement à l'explication et à la conquête de la nature. Malheureusement l'homme n'est pas seulement un être raisonnable; et l'accord, qui serait facile s'il s'en tenait uniquement à l'exercice de sa raison, est rapidement troublé lorsqu'il permet à ses passions d'entrer en jeu. En fait, les prétendus désaccords sur la méthode que l'on voit encore surgir de temps en temps ne servent que trop souvent à couvrir de vaniteuses ambitions ou de misérables querelles de personnes.
Désormais les sciences naturelles sont entrées dans une voie féconde: grâce à Cuvier, une science nouvelle est créée qui, ressuscitant les animaux et les plantes des âges anciens, va nous raconter en détail l'histoire du passé de notre globe; si l'illustre anatomiste en restreint volontairement la portée, les doctrines de Lamarck et de Geoffroy lui ouvrent les plus vastes horizons. Il ne s'agit de rien moins que de déterminer, par une étude rigoureuse des faits, combinée avec une sévère induction, l'origine de tout ce qui a vie sur le globe. L'hypothèse de l'unité de plan de composition conduit Geoffroy à créer sa théorie des analogues, à donner à l'embryogénie comparée une importance et une direction inconnues jusque-là; l'opposition de Cuvier empêche d'admettre, dans sa généralité primitive, l'hypothèse séduisante de l'unité de plan de composition, met en relief l'existence de plusieurs types organiques et impose une étude plus approfondie des animaux inférieurs que nous verrons bientôt renouveler le champ de la philosophie zoologique. Lamarck lègue à la science l'idée d'une complication graduelle des types organiques et d'une parenté possible entre ces types; il révèle la puissance de l'hérédité; l'insistance de Cuvier à affirmer la fixité des espèces maintient l'attention sur la réalité de ces groupes auxquels Lamarck était porté à attribuer trop de mobilité, et rend ainsi nécessaire la recherche d'une explication de la longue permanence des types spécifiques et de leur isolement dans la nature.
Ainsi, pour revenir à la belle image de M. Edwards, les trois édifices construits par ces trois hommes de génie doivent être remaniés en partie, mais une aile de chacun d'eux demeure debout pour être incorporée dans l'édifice définitif que l'avenir saura réaliser.
CHAPITRE XII
GŒTHE
Idées de Gœthe sur l'unité des types organiques.—La métamorphose des plantes; structure des végétaux; le végétal idéal.—Travaux d'anatomie comparée; recherche du type idéal du squelette.—Transformisme de Gœthe.—Kielmeyer.
Une idée grande et simple, telle que l'idée de l'unité de plan de composition, était comme un souffle de poésie répandu sur la science entière. Plus d'un partisan de la doctrine de Geoffroy devait entrevoir sous cette unité une sorte de révélation de la pensée divine, présente dans toutes les parties de l'univers, travaillant sans relâche à ses métamorphoses, se plaisant à étonner notre imagination par l'infinie variété de ses combinaisons, toutes assujetties cependant à porter, comme preuve de leur origine, une même et puissante empreinte.
«Derrière votre théorie des analogues, reprochait Cuvier à Geoffroy, se cache au moins confusément une sorte de panthéisme.» C'est précisément pourquoi la théorie condamnée en France recruta en Allemagne un ardent défenseur, le grand, l'illustre Gœthe.
Tout en se rangeant sous la bannière de Geoffroy, Gœthe garde d'ailleurs une haute originalité. Lui aussi avait eu, tout jeune encore, avant même que Geoffroy eût commencé sa brillante carrière scientifique, une conception neuve et hardie et l'avait habilement développée. Frappés des modifications que les procédés de culture peuvent produire dans les diverses parties d'un végétal, le botaniste La Hire, mais surtout Linné avaient plus ou moins explicitement laissé entendre que ces parties étaient de même nature et pouvaient dans certains cas se transformer les unes dans les autres. On ne peut attribuer que cette signification au passage suivant de la Philosophie botanique de Linné:
«Les fleurs, les feuilles et les bourgeons ont une même origine… Le périanthe est formé par la réunion de feuilles rudimentaires. Une végétation luxuriante détruit les fleurs et les transforme en feuilles. Une végétation pauvre, en modifiant les feuilles, les transforme en fleurs[68].»
La même idée se retrouve dans ces phrases, extraites de ses Aménités académiques:
«Plantez dans une terre fertile un arbuste qui, dans un vase de terre, donnait chaque année des fleurs et des fruits, il cessera de fructifier et ne développera plus que des rameaux chargés de feuilles. Les branches qui autrefois portaient des fleurs sont maintenant couvertes de feuilles, et les feuilles, à leur tour, deviendront des fleurs si l'arbuste, replacé dans le vase, y trouve une nourriture moins abondante[69].»
Plusieurs naturalistes, Ferber, Dahlberg, Ulmark et surtout Gaspard Wolf, avaient développé ces aperçus du naturaliste suédois, mais sans en tirer toutes les conséquences et parfois en avertissant qu'elles cachaient plus d'un piège sous leur aspect séduisant.
Gœthe s'empare de la même idée, et, avec cette netteté de vue que donne le génie, il montre en 1790, non pas, comme on l'a dit souvent, que toutes les parties de la fleur et un grand nombre d'autres organes de la plante ne sont que des feuilles transformées, mais bien que les feuilles, les pétales, les étamines, les diverses parties du fruit, etc., ne sont que les transformations diverses d'un même organe dont il cherche à déterminer la forme primitive et la nature. «On comprend, dit-il, que nous aurions besoin d'un terme général pour désigner l'organe fondamental qui revêt ces métamorphoses, et pouvoir lui comparer toutes les formes secondaires.» Mais Gœthe ne crée pas ce terme, et sa théorie a passé dans la science sous cette forme restrictive qui veut voir dans la feuille l'organe dont tous les autres sont dérivés. Dans les propositions suivantes, Gœthe[70] élargit encore sa théorie:
«On sait la grande analogie qui existe entre un bourgeon et une graine, et on n'ignore pas combien il est facile de découvrir dans le bourgeon l'ébauche de la plante future.
«Si l'on ne constate pas aussi facilement dans le bourgeon la présence des racines, elles n'en existent pas moins que dans les graines et se développent facilement et promptement sous l'influence de l'humidité.
«Le bourgeon n'a pas besoin de cotylédons, parce qu'il est attaché sur la plante mère complètement organisée; aussi longtemps qu'il y est fixé, ou lorsqu'il a été transporté sur une autre plante, il en tire directement sa nourriture; lorsqu'il est placé dans le sol, ses racines se développent promptement.
«Le bourgeon se compose d'une série de nœuds et de feuilles plus ou moins développés et dont l'évolution s'accomplit ultérieurement. Les rameaux qui sortent des nœuds de la tige peuvent donc être considérés comme autant de jeunes plantes fixées sur la plante mère, comme celle-ci l'est dans le sol.»
Nous sommes en présence, cette fois, d'une théorie tout entière de la constitution du végétal, théorie que Bonnet et Buffon ont déjà ébauchée, nous l'avons vu, et, qui sans aucun doute, aurait depuis longtemps pris pied dans la science si Gaudichaud et Aubert Dupetit-Thouars n'avaient pas imaginé que chaque bourgeon, en sa qualité de plante indépendante, devait avoir des racines qui, s'accumulant les unes sur les autres, étaient la véritable cause de l'accroissement en diamètre des végétaux. Hugo Mohl, Hétet, M. Trécul n'ont pas eu de peine à démontrer, avec leur rigueur habituelle, que ces prétendues racines n'existaient pas, et les esprits superficiels ont pu croire que ces éminents observateurs renversaient la théorie du végétal adoptée par Bonnet, Buffon et Gœthe, alors qu'ils n'en détruisaient qu'une fâcheuse interprétation.
L'idée de considérer les feuilles et les parties de la fleur et du fruit comme de simples modifications d'un organe unique, l'idée de voir dans le végétal un être complexe résultant de l'association d'un nombre parfois indéfini d'êtres plus simples, se rattachent étroitement pour Gœthe à une autre idée plus hardie: celle d'arriver à constituer un végétal idéal, un végétal type duquel tous ceux qui existent pourraient être déduits par le raisonnement. «Je t'apprends en confidence, écrit-il de Naples à Herder, que je suis sur le point de pénétrer enfin le mystère de la naissance et de l'organisation des plantes… La plante primitive sera la chose la plus singulière du monde, et la nature elle-même me l'enviera. Avec ce modèle et sa clef, on inventera une infinité de plantes nouvelles, qui, si elles n'existent pas, pourraient exister, et qui, loin d'être le reflet d'une imagination artistique et poétique, auront une existence intime, vraie, nécessaire même, et cette loi créatrice pourra s'appliquer à tout ce qui a une vie quelconque.»
Gœthe a évidemment conçu pour la plante quelque chose d'analogue à ce que Geoffroy Saint-Hilaire appelle l'unité de plan de composition pour les animaux. Son idée, il l'étend même d'avance aux animaux, et son premier essai zoologique témoigne qu'avant de s'occuper de botanique il recherchait déjà chez ces êtres l'unité qu'il vient d'apercevoir chez les plantes. C'est ainsi qu'il est conduit, dès 1786, à découvrir chez l'homme les deux os intermaxillaires qui portent, chez tous les mammifères, les incisives supérieures et qu'on prétendait être un caractère essentiellement distinctif de l'homme et des singes. Comme Geoffroy Saint-Hilaire, c'est par des recherches sur des fœtus et sur des monstres que Gœthe parvint à établir l'existence réelle de ces deux os qui, chez l'homme, se soudent habituellement de bonne heure avec les deux moitiés de la mâchoire supérieure, entre lesquelles ils sont compris, et produisent, lorsqu'ils demeurent écartés, la difformité connue sous le nom de bec-de-lièvre[71].
En 1790, l'année même où il publiait son essai sur la métamorphose des plantes, Gœthe, se promenant au cimetière juif de Venise, désarticule, en les heurtant du pied, les pièces d'un crâne de mouton. Ces pièces éparses font naître en lui l'idée que le crâne est formé d'un certain nombre de vertèbres, modifiées dans leur forme et dans leurs proportions. Cette idée, à laquelle Frank et Oken arrivent de leur côté indépendamment de Gœthe et qu'ils déduisaient d'ailleurs des doctrines les plus opposées, introduit dans l'anatomie comparée l'idée si féconde en botanique qu'un même organe, en se répétant et se modifiant, suffit à former les parties les plus différentes en apparence d'un organisme. Après avoir longtemps disputé, on juge aujourd'hui inutile de s'acharner à déterminer de combien de vertèbres le crâne peut être constitué; mais au moins n'est-il pas contesté que le crâne n'est qu'une modification de la colonne vertébrale dont les vertèbres se sont agrandies, transformées et en partie soudées pour constituer l'enveloppe protectrice de l'encéphale.
La découverte de l'os intermaxillaire, celle de la constitution vertébrale du crâne ne sont d'ailleurs que des épisodes dans une œuvre incomparablement plus vaste, dont Gœthe trace, dès 1795, le brillant programme. De même qu'il s'est attaché à constituer un végétal idéal, duquel tous les autres pourraient être déduits par de simples modifications de certaines parties, de même il propose pour l'étude du squelette «d'établir un type anatomique, une sorte d'image universelle, représentant, autant que possible, les os de tous les animaux, pour servir de règle en les décrivant d'après un ordre établi d'avance. Ce type devrait être établi, en ayant égard, autant qu'il sera possible, aux fonctions physiologiques. De l'idée d'un type général, il résulte nécessairement qu'aucun animal considéré isolément ne saurait être pris comme type de comparaison, car la partie ne saurait être l'image du tout. L'homme, dont l'organisation est si parfaite, ne saurait, en raison de cette perfection même, servir de terme de comparaison par rapport aux animaux inférieurs. Il faut, au contraire, procéder de la façon suivante: l'observation nous apprend quelles sont les parties communes à tous les animaux et en quoi ces parties diffèrent entre elles; l'esprit doit embrasser cet ensemble et en déduire, par abstraction, un type général dont la création lui appartient.»
Ainsi, la même année, Gœthe et Geoffroy Saint-Hilaire ont conçu, chacun à sa façon, l'idée de l'unité de plan de composition dans le règne animal. Mais Geoffroy Saint-Hilaire fournit, par des recherches anatomiques incessantes, la démonstration de son idée; tandis que Gœthe, après avoir commencé à exécuter son plan d'observations ostéologiques, s'arrête en route et ne tire aucune conclusion spéciale de ses nombreuses observations. Comme Geoffroy, il propose cependant d'utiliser la position respective des organes pour les déterminer; mais il veut en même temps, ce qui est moins heureux, que l'on tienne grand compte de leur fonction. Comme Geoffroy, il explique, en exagérant même cette influence, la réduction de volume de certaines parties du corps par un excès de développement d'autres parties; mais tous deux sont arrivés à ces idées d'une façon absolument indépendante.
Aux idées de Geoffroy Saint-Hilaire, Gœthe ajoute celle des métamorphoses, d'après laquelle un même organe, un même animal peuvent se présenter sous des aspects divers et, en fait, n'atteignent jamais leur figure définitive qu'après avoir subi un plus ou moins grand nombre de transformations, ayant toutes pour but final la reproduction. Entre les animaux et les plantes, Gœthe établit à cet égard une différence. Les parties qui se métamorphosent dans la plante demeurent unies entre elles; ce sont les dernières de ces parties nées les unes sur les autres qui revêtent une forme nouvelle; mais elles coexistent avec celles qui ne se sont pas métamorphosées; quand un animal, un insecte par exemple, se métamorphose, il ne conserve aucun lien avec la forme qu'il vient de quitter; c'est la totalité de son être qui revêt un aspect nouveau. Nous verrons bientôt que cette différence n'est qu'apparente et qu'il existe des animaux chez qui les transformations, si bien mises en relief par Gœthe chez les plantes, se retrouvent avec tous leurs caractères.
Naturellement ces métamorphoses éveillent chez Gœthe l'idée que les êtres vivants ne sont pas enchaînés dans des formes immuables et que leurs caractères ont pu se modifier avec le temps. Comme Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire, Gœthe est donc transformiste, et il donne une part très grande à l'influence du milieu dans les modifications que les organismes peuvent subir.
Telles furent aussi les idées de Kielmeyer, qui, sans avoir presque rien écrit, exerça par son enseignement une puissante influence sur l'esprit des naturalistes allemands. On ne connaît guère de lui qu'un discours prononcé en 1796 à l'ouverture de son cours à l'université de Tubingue. Comme Gœthe, Kielmeyer se rencontre plus d'une fois avec Geoffroy, bien qu'on ne puisse contester à l'un et à l'autre l'indépendance de ses idées. Kielmeyer pense, en particulier, que les animaux inférieurs représentent, à l'état permanent, les formes transitoires que traversent les animaux supérieurs pour arriver à leur forme définitive. Chaque forme inférieure peut donc être considérée comme un arrêt de développement d'une forme supérieure, et réciproquement chaque forme supérieure traverse dans le cours de son développement des formes analogues aux formes inférieures du groupe auquel elle appartient. C'est ainsi que les grenouilles sont d'abord de véritables poissons, que les mammifères ont un instant une circulation de reptiles, et que, suivant la remarque faite par Autenrieth, en 1800, mais dont l'importance n'a été bien sentie qu'en 1806 par Geoffroy Saint-Hilaire, ils présentent à un certain moment dans leur tête le même nombre d'os que les poissons, etc. Ainsi réapparaît une idée que nous avons déjà rencontrée plusieurs fois, que développera plus tard M. Serres, mais qui ne reprendra toute sa valeur philosophique qu'après l'apparition du transformisme scientifique et sera traduite alors par cette proposition fondamentale: l'embryogénie d'un animal n'est que la répétition abrégée des phases qu'a traversées son espèce pour arriver à sa forme actuelle.
De telles corrélations entre les formes inférieures et les formes supérieures du règne animal supposent évidemment que toutes ces formes ne sont que le développement d'un seul et même plan, dont l'exécution a été poussée plus ou moins loin. L'unité de plan de composition compte donc en Allemagne, aussi bien qu'en France, des partisans résolus; l'idée s'est développée simultanément dans les deux pays, comme le prouvent les dates des premières publications qui y sont relatives.
Un pareil accord entre des savants et des penseurs que rien n'avait mis en relation témoigne que leur idée commune était en harmonie, au moment où elle a été conçue, avec la plupart des faits connus à cette époque, ou tout au moins avec les faits qui avaient le plus attiré l'attention. Mais, comme Cuvier ne tarda pas à le montrer, ces faits n'étaient qu'une faible partie de la science: on pourrait reprocher à Geoffroy Saint-Hilaire, et peut-être à Gœthe et à Kielmeyer, d'avoir généralisé d'une façon absolue l'idée juste qu'ils avaient fait naître. Mais est-ce là un tort réel? Ce qu'on appelle, non sans quelque dédain, une idée, dans les sciences naturelles, n'est autre chose que ce qu'on appelle dans les autres sciences une loi. L'essence d'une loi est de coordonner entre eux le plus grand nombre possible de phénomènes; on est donc presque toujours conduit à lui donner tout d'abord une généralité trop grande; ce sont les travaux qu'elle suscite qui en déterminent ensuite la portée; mais la loi, même restreinte, n'en conserve pas moins une valeur; elle vient prendre naturellement sa place dans les conséquences de quelque autre loi plus générale, qui devient, à son tour, loi partielle lorsqu'une vérité plus générale encore est découverte. Ainsi, par une heureuse combinaison des faits et des lois, l'esprit humain marche sûrement à la conquête de vérités d'ordre de plus en plus élevé, aspirant sans cesse aux vérités dernières qui pourront lui expliquer son origine et son avenir.
Les luttes passionnées auxquelles donna lieu l'unité de plan de composition devaient avoir pour conséquence d'engager les esprits élevés et indépendants à rechercher quelque formule plus générale qui pût comprendre les deux doctrines opposées. Deux hommes essayèrent cette conciliation, empruntant tous deux à Gœthe une part de ses idées: Richard Owen en Angleterre, Dugès en France. Le premier apportait dans ses études la précision de Cuvier; il fit aussitôt de nombreux prosélytes; le second, ardent et persévérant, comme Geoffroy, mourut sans avoir vu son œuvre justement appréciée dans son pays.
CHAPITRE XIII
DUGÈS
Essai de conciliation des idées de Cuvier et de Geoffroy.—La conformité organique dans l'échelle animale.—Moquin-Tandon et la théorie du zoonite.—Généralisation de cette théorie par Dugès.—Théorie de la constitution des organismes: loi de multiplicité ou de répétition des parties; loi de disposition; loi de modification et de complication, loi de coalescence.—Idées de Dugès sur les types organiques.
Au moment même où la grande discussion académique sur l'unité de plan de composition des animaux allait être close par la mort de Cuvier, un jeune professeur de la Faculté des sciences de Montpellier, Antoine Dugès, tentait de s'établir sur un terrain nouveau, où il espérait que les deux camps pourraient se rencontrer. Évidemment séduit par les idées de Geoffroy Saint-Hilaire, Dugès est cependant frappé de la valeur des objections de Cuvier. Il se demande si, en modifiant légèrement la formule de la philosophie zoologique, il ne sera pas possible de la sauver de l'anathème dans laquelle cherche à l'envelopper la soi-disant école des faits. Il sent très bien que l'école n'est pas morte avec son chef. «Nous nous décidons, dit-il dans la Préface de son Mémoire sur la conformité organique dans le règne animal, nous nous décidons à publier ce mémoire, pour ne point renouveler les difficultés qui se présentèrent, à son sujet, lors de la nomination d'une commission d'examen par l'Académie des sciences, et qui ne cessèrent que quand M. Cuvier, dont on craignait, sans doute, de heurter les opinions, se fut lui-même chargé du rapport. M. Cuvier était effectivement l'homme dont je devais, dans cette circonstance, redouter surtout la prévention et la partialité: une discussion vive et prolongée l'avait récemment animé contre des principes fort semblables à ceux que j'émettais à mon tour; et, malgré tous mes soins pour éviter de paraître m'immiscer dans cette grande querelle, malgré mes efforts pour faire ressortir l'indépendance de mes opinions personnelles, l'impartialité de mes emprunts à d'autres doctrines, je n'avais pu réussir à calmer la sévérité ombrageuse qu'il portait dans l'étude de la nature, ni la répugnance qu'il manifestait hautement pour toute généralisation, un peu hardie, un peu hâtive. Lui-même m'avait annoncé un jugement rigoureux, et j'ignore jusqu'à quel point j'étais parvenu à en adoucir l'âpreté dans une longue conversation.» Dugès ne cherche cependant plus à établir l'unité de plan de composition du règne animal; il se propose seulement de montrer que les différents types du règne animal sont reliés entre eux par des transitions ménagées, que l'on peut «de modification en modification, et par un enchaînement successif, parcourir toute l'échelle animale et reconnaître la conformité médiatement ou immédiatement entre deux animaux, quels qu'ils soient, à quelque classe qu'ils appartiennent.»
En quoi consiste cette conformité que Dugès substitue à l'unité de plan dans la structure des animaux? On pourrait désirer que Dugès le dise plus nettement. À travers les obscurités ou les erreurs que lui impose l'état de la science à son époque, on voit apparaître cependant pour la première fois, dans toute sa généralité, une idée féconde, dont les conséquences sont loin d'être encore épuisées.
La science venait à peine d'accueillir la belle conception, agrandie par Gœthe, de la nature composée des végétaux et de la métamorphose de leurs organes. Dunal s'était demandé s'il n'existait pas quelque chose d'analogue dans le règne animal, et il avait entrevu que les animaux invertébrés peuvent être considérés comme des associations, des colonies d'animaux plus simples, diversement groupés. En 1827, Moquin-Tandon, dans sa Monographie des hirudinées, avait donné plus de précision à cette manière de voir en montrant que chacun des segments du corps d'une sangsue est identique à ceux qui le précèdent et à ceux qui le suivent, que chacun de ces segments contient tout ce qu'il lui faut pour vivre d'une vie indépendante, peut être considéré comme un organisme distinct, un petit animal, un zoonite. Tous les animaux articulés de Cuvier se laissent, comme la sangsue, décomposer en zoonites; tous ces animaux ne sont, en conséquence, que des assemblages d'animaux plus simples, de zoonites, disposés en série linéaire. Généralisant cette idée, Dugès cherche à montrer qu'elle est applicable non seulement aux articulés, mais à tous les invertébrés et aux vertébrés eux-mêmes. Les polypes d'une colonie de corail, d'une colonie de bryozoaires sont des zoonites au même titre que les segments d'un insecte; ils sont seulement disposés d'une autre façon. Des zoonites peuvent, en effet, se grouper en série linéaire, ou se placer comme des rayons autour d'un centre, ou former des arborescences ramifiées, comme dans le règne végétal; on trouve de nombreux passages entre ces divers modes d'association, passages qui établissent un lien entre des animaux paraissant au premier abord tout à fait différents. Les zoonites ayant toujours la même constitution fondamentale, les animaux ne diffèrent que par le nombre et le mode de groupement de ces parties constituantes, et comme, sous ce rapport, il existe entre eux un nombre infini de transitions, on voit qu'il ne saurait exister aucune ligne de démarcation entre les différents types du règne animal. Dugès espère donc avoir découvert les lois de la constitution des organismes, que cherchait Geoffroy, tout en échappant aux objections que dirigeait Cuvier contre l'unité de plan de composition.
Ces lois sont au nombre de quatre:
1° Loi de multiplicité des organismes; 2° Loi de disposition; 3° Loi de modification et de complication; 4° Loi de coalescence.
On peut les énoncer ainsi:
1° Tout animal supérieur est composé d'un certain nombre d'organismes plus simples, de zoonites.
2° Les zoonites constituant un animal peuvent se grouper soit en une série linéaire unique, soit en deux séries alternes ou symétriques, soit en couronne autour d'un axe, soit d'une façon tout à fait irrégulière. Chez un même animal, ces divers modes de groupement peuvent être combinés entre eux.
3° Dans un même animal, les zoonites peuvent présenter des formes diverses, se partager, se distribuer le travail nécessaire au maintien de leur collectivité.
4° Les zoonites ou les organes qui les composent peuvent présenter divers degrés de fusion, de manière qu'il devient souvent impossible de déterminer leur nombre ou leurs limites.
Toutes ces propositions sont rigoureusement exactes; Dugès exprime encore fort bien l'idée que se font actuellement les physiologistes du rôle des diverses parties qui entrent dans la composition d'un organisme. Après avoir décrit les modifications diverses des parties dans quelques insectes, il conclut[72]:
«Sous le rapport de la sensibilité et de la locomotion, il semble donc que les segments se partagent, se distribuent le travail pour concourir plus aisément à un but commun. Cette distribution, ce concours où chaque partie apporte à l'ensemble son tribut spécial, sont plus marqués encore quant aux appareils de la vie intérieure. Là, nous voyons tel segment ou telle région appeler, concentrer ou, pour mieux dire, centraliser et perfectionner tel appareil d'organes dont les autres segments restent privés, soit par abandon résultant d'une coalescence partielle qui attire tous les éléments de même nature vers un centre commun, soit par atrophie, disparition d'un appareil de fonction rendu inutile dans la plupart des segments par son grand développement dans un seul qui le rend apte à servir, en ce qui le concerne, à toute la machine. Cette communauté, cette convenance réciproque constitue l'individualisation et concourt, on le sent bien, au perfectionnement de la vie générale. Il en est de l'association des organismes comme de la société humaine. La civilisation fait un tout d'une masse d'individus différents, et elle concourt à augmenter les commodités, les jouissances de chacun d'eux par le partage des capacités et des occupations. Une peuplade de sauvages est, au contraire, réduite à la vie la plus simple et la plus grossière. Dans la première de ces sociétés, nous avons l'image de l'économie animale chez les êtres les plus élevés de l'échelle, un mammifère par exemple. Quant à la deuxième, c'est, la vie du ténia, aussi morcelée, que l'animal lui-même et aussi peu complexe que l'est l'organisation de l'animal, aussi peu variée que la forme de ses anneaux.»
Ces comparaisons, les physiologistes les limitent encore aujourd'hui, en ce qui concerne les vertébrés, aux éléments anatomiques; avec une hardiesse étonnante, Dugès, soutenant une cause qui ne devait trouver que dans ces dernières années des arguments décisifs en sa faveur, considère les vertébrés comme des animaux segmentés, formés de zoonites à la manière des insectes, mais dont les zoonites sont confondus, comme ceux des araignées. La division de la colonne vertébrale en vertèbres identiques entre elles est le signe le plus apparent de cette segmentation des vertébrés; mais il en est d'autres.
La moelle épinière des vertébrés fournit autant de paires nerveuses qu'il existe de segments vertébraux. Dugès rappelle les expériences de Chirac et de Legallois qui montrent que la portion de la moelle correspondant à chacune de ces paires nerveuses possède une véritable autonomie. Il est ainsi conduit à comparer la moelle des vertébrés à la chaîne ganglionnaire des animaux articulés. Il prouve du reste que non seulement quand on passe d'un animal à l'autre, mais encore chez le même animal, les divers ganglions comprenant cette chaîne peuvent se rapprocher au point de se souder où au contraire se séparer, s'ils étaient primitivement soudés. Les recherches de M. Blanchard ont établi que ce premier cas est le plus général chez les insectes; cependant Swammerdam avait déjà montré que les ganglions très rapprochés, presque soudés, de la larve de l'Oryctès nasicorne, de celle du Stratyome caméléon se séparent quand l'insecte arrive à l'état adulte; ces résultats ont été beaucoup étendus par les recherches de M. Künckel d'Herculais et de M. Brandt.
Chaque vertèbre porte dans la région dorsale une paire d'appendices, les côtes: les sept vertèbres de la région cervicale, les cinq vertèbres de la région lombaire en sont dépourvues chez les Mammifères. Dugès fait remarquer que les cinq paires de nerfs lombaires et les cinq paires cervicales se réunissent respectivement en un plexus et pénètrent ensuite dans les jambes et les bras, à l'innervation desquels elles sont presque exclusivement réservées. Or le nombre de doigts qui terminent les membres de la plupart des vertébrés terrestres est précisément de cinq. Il est donc légitime de considérer chacun de nos membres comme résultant de la soudure de cinq appendices correspondant respectivement à l'un des segments vertébraux qui fournissent les nerfs des membres. La soudure de ces appendices s'est faite du centre à la périphérie; elle n'est complète que pour le premier segment des membres; déjà le deuxième comprend deux os, le troisième en comprend trois, le quatrième quatre, les quatre autres chacun cinq. L'os hyoïde, la mâchoire inférieure sont d'autres appendices des vertèbres qui ont gardé une forme voisine de celle des côtes; enfin la tête doit être considérée, ainsi que le voulaient Gœthe, Oken et Geoffroy Saint-Hilaire, comme formée d'un certain nombre de vertèbres, soudées ensemble aussi entièrement que le sont les segments qui constituent la tête des insectes, et ne demeurant distincts que par leurs appendices.
Il y a là toute une série d'idées nouvelles, ingénieusement développées et qui ont été plus récemment reprises et étendues, dans un intéressant opuscule, par M. le Dr Durand de Gros[73]. Le progrès sur la doctrine de Geoffroy Saint-Hilaire est incontestable. Dugès ne cherche plus à expliquer, comme son illustre devancier, l'insecte par le vertébré; il ne cherche plus à retrouver dans les segments du corps des articulés l'équivalent des vertèbres des mammifères. Les vertèbres et la colonne vertébrale ne sont plus des parties fondamentales qu'il faut retrouver à tout prix. Retournant la proposition de Geoffroy, Dugès étudie le zoonite là où il est le plus clair, chez l'animal articulé; il détermine le mode d'association des zoonites et de leurs diverses parties, et il se propose de retrouver chez le vertébré les traces d'une constitution fondamentale identique à celle des articulés; les vertèbres et leurs appendices sont les indications les plus précises de cette constitution. Cette fois, la comparaison est placée sur un terrain infiniment plus praticable. Malheureusement les termes de comparaison choisis ne peuvent encore contenir que des résultats illusoires; l'une des propositions sur lesquelles Dugès base la conformité organique est d'ailleurs radicalement fausse, et le succès de la théorie se trouve par cela même compromis.
Si l'arthropode et le vertébré sont, en effet, l'un et l'autre formés de zoonites, ce dont les découvertes récentes de Semper et de Balfour ne permettent plus guère de douter, leur similitude s'arrête à ce point. En cherchant à poursuivre la comparaison au delà des conséquences immédiates, nécessaires, de ce mode commun de constitution, Dugès entre dans une mauvaise voie; il est dominé lui aussi, à son insu, par l'idée de l'unité de plan de composition. Cette idée, qu'il modifie si heureusement pour la rendre applicable aux animaux supérieurs, il l'admet dans toute sa rigueur pour les zoonites: dans sa pensée, tous les zoonites sont identiques entre eux, et c'est en cela que consiste la conformité que l'on constate entre les animaux: «Il n'y a pas unité de plan dans l'échelle animale; mais il y a conformité, car les éléments composants sont toujours de même nature, et leur disposition, quoique variée, ne suffit pas pour isoler, séparer nettement les animaux qu'ils constituent[74].»
Pour trouver ces éléments de même nature dont parle Dugès, il faut descendre aux éléments constitutifs des tissus, à ce que nous nommons aujourd'hui les cellules ou les plastides; Dugès s'arrêtait aux zoonites. Or les zoonites d'un vertébré ne sont nullement comparables à ceux d'un articulé, pas plus que les zoonites ou rayons d'une étoile de mer ne sont comparables à ceux d'une méduse. Dugès est conduit par cette idée préconçue à des comparaisons évidemment forcées: lorsqu'il assimile, par exemple, les mandibules des insectes à la mâchoire supérieure des vertébrés, et leurs mâchoires à la mandibule de ces derniers; il est encore plus loin de la vérité lorsqu'il croit trouver un argument en faveur de sa thèse dans la multiplicité des os qui forment la mâchoire inférieure des Poissons. Toutefois, avec une sagacité remarquable, Dugès évite ordinairement les écueils dont une fausse conception de la similitude des zoonites sème sa route, et il garde tous les avantages que lui donne son mode de comparaison des vertébrés et des animaux segmentés. C'est ainsi qu'à la fin de son mémoire, qui est de tous points une œuvre de génie, lorsqu'il s'agit d'établir comment peut s'effectuer le passage des vertébrés aux invertébrés, le savant professeur de Montpellier cherche des types intermédiaires non pas entre les articulés et les vertébrés, mais entre les vertébrés et les vers, c'est-à-dire précisément là où les zoologistes actuels les ont trouvés. À la vérité, il croit voir entre les sangsues et les lamproies des affinités qui ne sont pas aussi voisines qu'il est tenté de le croire: la ventouse buccale des sangsues ne saurait être, sans exagération, comparée à celle des lamproies; les poches respiratoires de ces poissons ne sont nullement homologues des poches latérales du ver, qui ne sont autre chose que des reins; mais Dugès n'avait choisi ces moyens de rapprochement qu'en raison de la connaissance imparfaite que l'on avait, à son époque, des types qu'il s'agissait de comparer, et il demeurait frappé des ressemblances générales de ces derniers.
Débarrassé des complications qui résultaient pour Geoffroy Saint-Hilaire et pour Ampère de la comparaison qu'ils avaient essayée entre le squelette interne des vertébrés, désormais relégué au second plan, et le squelette externe des articulés, il retient cependant l'idée que le vertébré et l'articulé ont, relativement au sol, une attitude opposée; il insiste avec raison sur l'identité absolue de disposition que l'on observe dans les organes d'un animal annelé et d'un vertébré couché sur le dos, et arrive ainsi aux assimilations les plus légitimes. Il rappelle que ce renversement de l'animal se manifeste déjà dans l'embryon, comme l'ont montré Hérold et Rathke, et étend considérablement la liste, donnée déjà par Geoffroy, des animaux qui ont abandonné l'attitude normale de leurs congénères pour en prendre une plus ou moins différente. Ainsi les Paresseux demeurent presque toujours accrochés aux branches d'arbre le dos en bas; les nyctéribies et divers acarus parasites marchent sur le dos; c'est également sur le dos que nagent les notonectes, parmi les insectes; les apus, les branchippes, parmi les crustacés; tous les hétéropodes, parmi les mollusques; le Gemel (Pimelodus membranaceus) et, dans certains cas, le remora, parmi les poissons. Chez ce dernier, la face dorsale, demeurant le plus souvent appliquée contre un corps étranger, a tout à fait l'aspect de la face ventrale des autres poissons. Mais il existe aussi, dans le règne animal, d'autres changements d'attitude non moins remarquables. L'homme, parmi les mammifères, les manchots, les pingouins, parmi les oiseaux, marchent debout, dans une position exactement perpendiculaire à celle des autres vertébrés de leur classe. Les pleuronectes et l'amphioxus, parmi les poissons, les peignes, les huîtres, les anomies, les tridacnes, parmi les mollusques, demeurent constamment couchés sur le côté, tandis que les gammarus, ou crevettines d'eau douce, qui sont des crustacés, marchent sur le côté et nagent indifféremment sur le dos ou sur le ventre. Beaucoup d'annélides et certains myriapodes peuvent de même, sans difficulté, marcher sur le dos ou sur le ventre, et il en est qui n'avancent qu'à reculons. Dugès aurait encore pu ajouter que les cirripèdes et les ascidies passent la plus grande partie de leur existence fixés la tête en bas, que c'est l'attitude normale de tous les mollusques lamellibranches et celle dans laquelle dorment et se reposent les galéopithèques et les chauves-souris. De tous ces faits, on doit conclure avec Geoffroy que, chez les divers animaux, des régions du corps anatomiquement identiques peuvent occuper, par rapport à nos points de repère habituels, le sol et le ciel, les positions les plus variées, et que, dans ses comparaisons, l'anatomiste ne doit tenir aucun compte de ces positions.
Dugès est également assez souvent heureux lorsqu'il cherche à établir entre les régions du corps des animaux de type différent des comparaisons plus rigoureuses que celles qui ont cours dans la science. C'est ainsi qu'il donne de la tête la seule définition physiologique et morphologique que l'on puisse accepter aujourd'hui: «C'est la région antérieure, celle qui guide les autres, où l'on trouve des parties modifiées en organes des sens (phanères) et des appendices locomoteurs destinés à la préhension, à la division des aliments… Cette région est composée de plusieurs segments ou zoonites; mais leur coalescence est souvent telle que l'esprit d'analyse le plus exact n'arrive à la décomposer que par des conjectures qui laissent toujours au moins quelque incertitude sur le nombre des segments.» Seulement Dugès, voulant comparer de trop près l'articulé et le vertébré, s'engage bientôt dans une voie qui demeure sans issue.
D'autres causes viennent d'ailleurs enrayer l'essor que les idées fécondes contenues dans le Mémoire sur la conformité organique auraient pu donner à la zoologie. Bien que grand admirateur de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire, Dugès, qui s'était laissé entraîner vers la zoologie par les séductions magiques du génie de Cuvier, ne paraît pas avoir deviné l'importance que devait prendre plus tard le transformisme. Il ne se demande nulle part, dans son mémoire, quelle a pu être l'origine des animaux qu'il étudie, et paraît croire, comme son premier maître, qu'ils ont été et seront toujours ce que nous les voyons aujourd'hui. Il remarque que quelques-uns sont réduits à un seul zoonite, que chez les myriapodes les zoonites se forment successivement; mais il ne lui vient pas à l'esprit, ce qui n'aurait certes pas échappé à Lamarck ou à tout autre transformiste, que les animaux simples, réduits à un seul zoonite, pourraient être les ancêtres, les progéniteurs; encore persistants, des animaux formés de plusieurs zoonites; il ne cherche pas quelles causes, en déterminant le mode de groupement des zoonites, soit en couronne, soit en ligne droite, ont pu donner ainsi naissance à ce que Cuvier appelle les types organiques. Bien au contraire, ces types sont pour lui primitifs; dès le début de son évolution, chaque animal porte l'empreinte du type auquel il appartient: «Chaque espèce d'animal a sa forme particulière (tant intérieure qu'extérieure), son type propre, et ce dès sa première origine, sans pouvoir dire en quoi consiste la cause première qui marque ainsi primordialement l'animal d'un cachet caractéristique, qui empêche les espèces de se multiplier sans règles comme sans limites, qui empreint des traits particuliers et de famille aux individus d'une même espèce; on ne peut méconnaître là une puissance quelconque, et l'on peut au moins l'étudier dans ses effets. Tout en passant par des transformations comparables aux principaux, degrés de l'échelle animale, l'embryon n'en a pas moins toujours ses caractères particuliers.» On reconnaît là l'influence des recherches et surtout des idées de Von Baër; mais, en 1831, les fondements de l'embryogénie étaient à peine jetés; non seulement on ne savait presque rien du mode d'évolution des animaux inférieurs, mais on savait même fort peu de chose sur le développement des plus élevés, et Dugès était déjà en avance sur son temps lorsqu'il décrivait la reproduction par division transversale d'une espèce de Planaire, la Catenula lemnæ.
La loi de conformité organique est donc une sorte de loi métaphysique, comme la loi de l'unité de plan de composition; elle ne prétend pas expliquer la filiation des animaux: elle se borne simplement à constater leur mode de structure et ne cherche à établir entre eux qu'un lien purement théorique, j'allais dire purement théologique. On sent du reste flotter vaguement, autour de cette conception première, d'autres idées plus métaphysiques encore. Parfois se trahit la préoccupation toute pythagoricienne de trouver chez des animaux, d'ailleurs très différents, les mêmes parties en même nombre, sans que rien puisse faire présumer que le nombre cherché soit constant: ainsi Dugès s'efforce de montrer que le cou des vertébrés est formé de trois vertèbres, comme le thorax des insectes de trois articles; il croit voir de même une correspondance entre les cinq paires de pattes des crustacés décapodes et les cinq appendices primitifs, dont la soudure constitue, suivant lui, les membres des vertébrés supérieurs.
En un mot, il s'imagine que les mêmes parties doivent se trouver en même nombre et peuvent être désignées par les mêmes noms chez les vertébrés et les articulés; il dresse un tableau comparatif des parties du corps chez ces animaux et parvient à un semblant de démonstration de leur identité de structure. Il est évident que Dugès ne peut admettre un seul instant que ces prétendues lois numériques régissent le règne animal tout entier; il possède des connaissances trop étendues pour que la pensée ait pu lui venir de retrouver chez un siphonophore tous les zoonites de l'écrevisse ou du chat; mais quand on en vient à chercher des ressemblances dont la seule explication réside dans une volonté supérieure, il n'y a aucune raison de s'arrêter, et les nombres ont quelque chose de fatidique qui semble, à toutes les époques, avoir fasciné certains esprits. Mac Leay, entomologiste distingué, n'a-t-il pas fondé tout un système de divisions zoologiques sur l'excellence du nombre cinq, qu'il considérait comme ayant régi toute l'évolution organique?
C'est la même tendance métaphysique qui conduit Dugès à penser que les divisions du règne animal peuvent être distribuées sur deux cercles tangents, l'un comprenant les invertébrés, l'autre les vertébrés. Ces cercles sont ingénieusement construits, comme on peut s'en assurer en jetant les yeux sur la reproduction que nous en donnons ci-après, mais ne correspondent à rien dans la nature. De telles tentatives témoignent simplement, chez leur auteur, de la conviction profonde que la continuité de l'univers doit pouvoir s'exprimer par une ligne géométrique simple: la ligne droite n'ayant pas réussi à Bonnet, Dugès s'était arrêté au cercle.
Malgré ces défauts inhérents à l'époque où il fut écrit, on ne saurait estimer trop haut la valeur des idées morphologiques développées et souvent établies dans le Mémoire sur la conformité organique. Publié au moment même où venait de se terminer la lutte entre ces deux redoutables athlètes: Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, le mémoire de Dugès fut peu remarqué, eu égard à sa valeur; un petit nombre de savants étaient d'ailleurs en état d'en comprendre toute la portée, et Dugès lui-même n'avait fait que l'entrevoir. Bien qu'on lui ait fait de fréquents emprunts, le Mémoire sur la conformité organique n'a guère été cité, depuis la mort de son auteur, qu'à titre de curiosité scientifique. On doit cependant le considérer comme ayant, pour la morphologie animale, la même importance que l'essai de Gœthe sur les métamorphoses des plantes, pour la morphologie végétale.
Bientôt les découvertes vont se succéder, les unes apportant une éclatante confirmation aux vues de l'anatomiste de Montpellier, les autres élargissant davantage les horizons entrevus par lui; mais on a perdu le fil conducteur un moment saisi; le nom de Dugès est à peine prononcé, alors qu'il pourrait être mis à côté de ceux de Lamarck et de Geoffroy. Puissions-nous dans ces quelques lignes avoir contribué à réparer l'injustice involontaire des zoologistes envers un des hommes les plus éminents de ce siècle. Cette injustice était d'ailleurs la conséquence fatale des dures conditions que la lutte entre Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier avait faites, en France, à la philosophie zoologique, et du discrédit dans lequel devaient faire tomber la philosophie zoologique les excès d'une école allemande dont nous devons maintenant nous occuper.
[Illustration: DISTRIBUTION DES ANIMAUX D'APRÈS DUGÈS
MONADAIRES
Monadistes.
Confervistes.
/ \
Stéphanomistes. Uvellistes.
DIPHYARES ACTINIAIRES
Physalistes. Actinistes.
Astéristes.
Diphystês. Cercle Médusistes.
| des |
| Invertébrés. |
| |
| |
Ascidistes. Ténistes.
Lingulistes. Ascaridistes.
|
Ostréistes. Lombricistes.
Hélicistes. Julistes.
HÉLICAIRES TÉNIAIRES
Hyalistes. Culicistes.
Loligistes. Aranistes.
\
Balanistes——Astacistes.
ASTACAIRES HOMINIAIRES
Squalistes
/ \
Cyprinistes. \
\
Salamandristes. \
Ranistes.
Lacertistes. Cercle
des Crocodilistes.
Passeristes. Vertébrés. /
/
Echidnistes. /
\ /
Hoministes.
]