La piraterie dans l'antiquité
The Project Gutenberg eBook of La piraterie dans l'antiquité
Title: La piraterie dans l'antiquité
Author: Jules M. Sestier
Release date: July 17, 2006 [eBook #18849]
Most recently updated: June 26, 2020
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Turgut Dincer and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
LA
PIRATERIE
DANS L'ANTIQUITÉPAR
J. M. SESTIER
PARIS
LIBRAIRIE DE A. MARESCQ AÎNÉ, ÉDITEUR
20, RUE SOUFFLOT, 20
1880
TABLE DES MATIÈRES
| Pages. | |||
| Introduction | |||
| Chap. Ier. — | I. | Considérations générales sur la piraterie dans l'antiquité.—Civilisation primitive.—Origine de la navigation. | 1 |
| II. | État social primitif.—Les enlèvements et le mariage. | 10 | |
| — II. — | I. | La légende de Bacchus. | 17 |
| II. | Les Argonautes. | 21 | |
| III. | Les héros d'Homère. | 25 | |
| — III. — | Les Cariens et les Phéniciens. | 29 | |
| — IV. — | Première répression de la piraterie. L'île de Crète.—Minos.—Rhodes. | 41 | |
| — V. — | Les pirates grecs. | 47 | |
| — VI. — | L'île de Samos.—Le tyran Polycrate.—Le marchand Colæos. | 53 | |
| — VII. — | La piraterie grecque.—Salamine.—Égine. | 63 | |
| — VIII. — | Le monde oriental à l'époque des guerres médiques. | 79 | |
| — IX. — | La Grèce après les guerres médiques. | 99 | |
| — X. — | I. | De l'empire de la mer exercé par Athènes. | 107 |
| II. | Organisation de la marine athénienne. | 111 | |
| — XI. — | La piraterie à l'époque de Philippe II et d'Alexandre le Grand. | 115 | |
| — XII. — | Les Carthaginois.—Traités d'alliance avec les Romains.—La Sicile.—Les Mamertins. | 121 | |
| — XIII. — | Les Étrusques.—Les Ligures. | 133 | |
| — XIV. — | Rome et la piraterie. | 141 | |
| — XV. — | Guerres de Rome contre la piraterie.—L'Illyrie. La reine Teuta.—Démétrius de Pharos.—Genthius. | 153 | |
| — XVI. — | I. | Les Étoliens et les Klephtes. | 165 |
| II. | Conquête des îles Baléares. | 170 | |
| — XVII. — | Mithridate et les pirates. | 173 | |
| — XVIII. — | Puissance des pirates.—Captivité de César. | 181 | |
| — XIX. — | Expédition de Publius Servilius Isauricus contre les pirates. | 189 | |
| — XX. — | Les pirates crétois.—Expéditions d'Antonius et de Métellus. | 193 | |
| — XXI. — | Exploits des pirates.—Leur luxe et leur insolence. | 201 | |
| — XXII. — | La loi Gabinia.—Pompée.—La Cilicie. | 207 | |
| — XXIII. — | Conquête de l'île de Cypre et de l'Égypte. | 217 | |
| — XXIV. — | Sextus Pompée et la piraterie.—Auguste. | 221 | |
| — XXV. — | La piraterie sous l'empire romain. | 249 | |
| — XXVI. — | La piraterie et les invasions des Barbares. | 265 | |
| — XXVII. — | La piraterie et la législation maritime dans l'antiquité. | 275 | |
| — XXVIII. — | La piraterie et la traite des esclaves. | 289 | |
| — XXIX. — | La piraterie et la littérature.—Le théâtre et les écoles de déclamation. | 295 | |
| Table alphabétique | 309 | ||
INTRODUCTION
Tous les peuples primitifs établis dans les pays méditerranéens ont exercé la piraterie dans l'antiquité. Il me faudra donc entrer dans l'histoire même des nations maritimes depuis leurs origines, et suivre parfois pas à pas leur sort et leurs destinées, parce que, de cette manière seulement, il me semble possible de reconstituer avec intérêt les divers caractères de la piraterie, d'en rechercher les causes, et d'expliquer les transformations qu'elle a subies avec la marche des siècles, avec les progrès de l'humanité et sous l'influence d'événements considérables auxquels elle ne fut jamais étrangère.
La piraterie se révèle, au début, comme une condition inhérente à l'état social. J'insisterai sur ce point, et j'établirai, à l'aide d'une étude sur la civilisation primitive, que la piraterie fut pour les antiques peuplades maritimes une nécessité qui naquit de la difficulté de se procurer les premiers besoins de l'existence. Les tribus primitives entreprirent la piraterie sur la mer, comme la guerre sur le continent, afin de se procurer des vivres. Dans une époque où toute notion du droit des gens était inconnue, où chaque petite nation vivait dans un exclusivisme étroit, le voisin, ses propriétés et ses biens étaient considérés comme autant de proies qu'il était licite de saisir et glorieux même de conquérir par la force ou par la ruse.
Pendant toute cette période préhistorique, la piraterie fut une profession parfaitement avouable.
Les légendes les plus accréditées des temps mythologiques et héroïques, nous fourniront la preuve que la piraterie fit son apparition sur la Méditerranée avec les premiers navigateurs. L'histoire confirmera ce fait, car c'est par des récits d'enlèvements, de violences, de pillage, que les plus grands écrivains de l'antiquité ont commencé leurs œuvres.
Tous les peuples des côtes de la Méditerranée ont pratiqué la piraterie au début de leur histoire, soit d'une manière générale dans leurs incursions, soit d'une façon plus restreinte dans des expéditions aventureuses. Celles-ci étaient néanmoins profitables au progrès de l'humanité, puisque ces aventuriers, transformés en personnages héroïques par les écrivains, agrandirent les bornes du monde connu, et furent, en même temps, des négociants, échangeant les produits des divers pays et répandant, dans tout le bassin méditerranéen, l'usage de l'écriture, les cultes et les arts orientaux.
Quand les différentes races se furent assises autour de la Méditerranée et constituées en nations distinctes, elles luttèrent entre elles pour conquérir le suprématie maritime appelée l'Empire de la mer. Presque tous les peuples le possédèrent successivement, et tous en firent le même usage. En plein épanouissement de la civilisation grecque, l'Empire de la mer était défini par un écrivain politique athénien «l'avantage de pouvoir faire des courses et de ravager les États étrangers sans crainte de représailles.»
Cette piraterie de peuple à peuple fut la cause des plus grandes guerres de l'antiquité.
L'histoire nous montrera certaines nations, contractant des alliances pour exercer, d'un commun accord, la piraterie contre des États plus faibles ou contre des races ennemies vouées à une haine nationale, séculaire et farouche.
Lorsque Rome aura vaincu Carthage et détruit la plus grande puissance maritime de l'antiquité, sans avoir eu le soin de la remplacer, la piraterie changera de caractère. Elle cessera d'être le produit et la manifestation violente d'une rivalité maritime; elle ne sera plus une course considérée comme légitime et pratiquée par des États qui ne sont liés par aucun pacte d'alliance ni d'amitié: elle deviendra un véritable brigandage. Dans cette période la piraterie n'a pas de nation. C'est comme une revanche de tous les vaincus insoumis contre le vainqueur, revanche exercée avec succès et profits sur une mer sans police devenue leur domaine, et sur laquelle ils règnent en maîtres.
Les richesses des pirates étaient incalculables et leur puissance était si grande à cette époque, qu'ils étaient parvenus à organiser une espèce de république de bandits, avec son territoire, ses villes, ses forteresses et ses arsenaux.
Pendant un certain temps, à Rome, la piraterie préoccupait le peuple plus vivement même que les guerres civiles et étrangères. En effet, chaque famille était victime de ce fléau, et les plus grands citoyens tombaient honteusement entre les mains des pirates. Ces exploits avaient leur retentissement jusque sur le théâtre et dans les écoles de déclamation. Le monde ancien était dans un tel affaissement moral, la république romaine était si ruinée que la piraterie et les exactions des gouverneurs se pratiquaient en même temps et de concert dans tout le bassin de la Méditerranée. Cependant lorsqu'un blocus étroit se fit autour de l'Italie, force fut au gouvernement de prendre enfin d'énergiques mesures pour rompre la coalition des bandits contre Rome affamée. Pompée et ses lieutenants triomphèrent de la piraterie, et leur habile politique fit plus que leurs victoires mêmes pour réprimer pendant quelques années ce fléau redoutable.
La piraterie reparaîtra dans les désordres qui suivront l'assassinat de César. Le fils de Pompée la réorganisera et la fera servir à ses desseins, comme jadis Mithridate. A aucune autre époque elle ne fut constituée en force militaire plus puissante. Auguste, aidé par le célèbre Agrippa, parviendra, après une lutte acharnée et pleine de périls, à la dompter complètement.
Sous l'Empire, la bonne administration des provinces, la prospérité des peuples, les bienfaits et la munificence des empereurs, empêcheront le retour des brigandages qui avaient infesté la Méditerranée pendant tous les temps anciens. C'est à peine, en effet, si l'histoire mentionne, sur les confins de l'Empire, quelques actes isolés de piraterie, promptement étouffés du reste, et nullement inquiétants pour la sûreté et la liberté de la navigation.
Au moment des invasions, la piraterie renaîtra avec le caractère qu'elle avait eu dans les temps primitifs. Les barbares procèderont comme les Phéniciens, les Grecs et les Carthaginois à leur arrivée en Europe. Profitant des troubles résultant de l'anarchie qui ébranlait alors la puissance romaine dans toute l'étendue de son immense empire, ils commettront de grands ravages. Mais, quand le pouvoir retournera en de fortes mains, les Barbares n'oseront plus s'aventurer sur la mer. Constantin le Grand, en transportant le siège de l'Empire à l'entrée même de la mer menacée par les envahisseurs, leur barrera le passage, et ses successeurs sauront les contenir pendant des siècles par la force de leurs flottes et de leurs armées et par celle de leur politique et de leurs lois.
Au christianisme, enfin, il sera donné de transformer, de civiliser par sa divine morale, par l'enseignement du respect des biens et de la liberté d'autrui, ces Barbares accoutumés jusqu'alors à ne vivre que de pillage, de violence et de brigandage.
Je termine au règne de Constantin l'histoire de la piraterie dans les pays méditerranéens, estimant que si elle devait être continuée au delà, elle n'offrirait un réel intérêt qu'à partir de l'époque où les Sarrasins et les Musulmans, de race nouvelle, fanatiques et implacables envers les chrétiens, firent apparition en Europe, semant sur leur passage la terreur et la ruine. Et cette histoire se terminerait au jour où le glorieux drapeau de la France fut victorieusement planté sur les murailles d'Alger, le repaire suprême de la piraterie sur les bords de la Méditerranée.
LA PIRATERIE
DANS L'ANTIQUITÉ
CHAPITRE PREMIER
I
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR LA PIRATERIE DANS
L'ANTIQUITÉ.—CIVILISATION PRIMITIVE.—ORIGINE DE LA NAVIGATION.
La piraterie remonte aux temps les plus reculés. Elle apparaît dès les premiers âges de la société humaine, et, pour rechercher les véritables causes de son existence dans l'antiquité, il est nécessaire de connaître l'état primitif de cette société, de rappeler quels furent ses besoins, son industrie, et de suivre l'évolution lente mais progressive de la civilisation.
L'origine de la piraterie, c'est l'origine même de la navigation. Dans les temps anciens, pirates et navigateurs étaient deux mots synonymes. Je démontrerai que la piraterie se lie étroitement aux grands événements de la vie des peuples primitifs, à leurs migrations, à leurs conquêtes, à leurs luttes et aussi à la naissance du commerce et du droit maritimes dans les pays méditerranéens.
Ce serait une erreur de croire que la piraterie éclata tout d'un coup, au mépris de lois établissant une sorte de police internationale sur la mer; elle eut, au début, un caractère particulier que je m'attacherai à faire ressortir: elle ne fut alors ni méprisable, ni criminelle, et des siècles s'écoulèrent avant que les pirates fussent appelés latrunculi vel prædones, brigands ou écumeurs de mer, par les jurisconsultes. Nous voyons dans Homère que l'on demandait ingénument aux voyageurs inconnus, abordant sur quelque côte, s'ils étaient marchands ou pirates. Thucydide, le grave historien, nous fournira d'abondantes preuves que les Grecs se livraient à la piraterie aussi bien que les barbares. C'était une profession avouée.
Qu'était-ce donc que la piraterie dans les temps qu'on est convenu d'appeler préhistoriques, et à quelles causes faut-il en attribuer l'origine? Pour répondre à ces questions, il est bon de remonter jusqu'à l'état primitif de la société humaine. «L'homme était né nu et sans protection; il était moins capable que la plupart des animaux de se nourrir des fruits et des herbes que la nature fait sortir de son sein; mais l'homme avait reçu de Dieu l'intelligence, et c'est elle, dit Wallace[1], qui l'a pourvu d'un vêtement contre les intempéries des saisons, qui lui a donné des armes pour prendre ou dompter les animaux, qui lui a appris à gouverner la nature, à la diriger à ses fins, à lui faire produire des aliments quand et où il l'entend.» L'homme a été créé pour vivre en société; il lui est nécessaire de se réunir à des individus semblables à lui; il a besoin de protection; nulle part on ne le trouve isolé. «Ses instincts, ses besoins de toutes sortes ne sauraient être satisfaits s'il n'échangeait pas avec d'autres hommes des services, comme il échange ses idées avec eux par la parole[2].» Partout l'homme s'est donc trouvé à l'état de famille, et la famille devint la base de petites tribus et de petites peuplades. Plus on remonte dans l'antiquité, plus on trouve des groupes, des sociétés particulières et distinctes, vivant selon leurs usages propres. Il est impossible d'y rencontrer cette unité imposante enseignée par Bossuet. Aujourd'hui, les découvertes archéologiques, la philologie comparée, la connaissance des langues orientales nous ouvrent une voie immense pour arriver au vrai; le Discours sur l'histoire universelle est resté une œuvre d'art magnifique et d'une grande conception, mais il a perdu sa valeur historique. Ces mêmes sciences ont renversé également la thèse de J.-J. Rousseau soutenant que l'homme, dès le principe, était né libre et parfait. L'état actuel des peuplades sauvages, si bien décrit par les grands voyageurs de tous les pays et si bien commenté par tant de savants illustres, est un tableau fidèle de la condition de l'humanité à son origine. «C'est un fait constant qui est non seulement vrai, mais d'une vérité banale, dit Tylor[3], que la tendance dominante de la société humaine, durant la longue période de son existence, a été de passer d'un état sauvage à un état civilisé.»
[1] Revue anthropologique, 1864.
[2] Maury, La Terre et l'Homme.
[3] Civilisation primitive.
La plus grande préoccupation des tribus primitives fut de se procurer les premiers besoins de la vie. Les productions alimentaires du sol durent être épuisées rapidement chez des peuplades qui ne connaissaient pas encore l'agriculture. Aussi vécurent-elles bientôt de la chasse, qui amena un redoutable fléau après elle, la guerre. Les plus forts poussèrent au loin les plus faibles. L'épuisement du sol, la destruction des animaux, la guerre enfin déterminèrent des émigrations qui se répandirent dans tous les sens, les unes s'arrêtant non loin des pays qu'elles avaient quittés ou dont elles étaient chassées, et les autres franchissant l'espace et marchant résolument à la découverte, poussées par cet instinct puissant de l'homme qui le porte en avant et lui fait espérer de toucher à une terre promise au delà de lointains horizons. C'est ainsi que des tribus arrivèrent jusqu'à la mer. Devant cette barrière qui dut leur paraître infranchissable, elles s'arrêtèrent. Je m'imagine grande et profonde l'impression que ressentit l'homme à la vue de cet espace sans limite, l'infini pour lui, et quelle dut être sa terreur lorsque, pour la première fois, la tempête souleva les flots et fit retentir sa grande voix! La mer devint une divinité. L'énergie et le courage de ces peuplades furent largement récompensés. La mer était une nourricière inépuisable, des myriades de poissons foisonnaient sur les côtes. L'homme mit à profit les connaissances de la pêche qu'il avait pratiquée déjà sur les rives des fleuves, et il ne tarda pas à se procurer une alimentation délicate et abondante. Aussi j'incline à penser que c'est sur le littoral que la civilisation fit le plus de progrès. La vue de la mer excite l'intelligence précisément parce que c'est là que la nature paraît surtout grande et l'obstacle difficile à surmonter. En ce qui concerne le bassin de la Méditerranée, il est impossible de ne pas sentir combien cette mer dut tenter les premiers hommes établis sur les côtes de l'Asie ou de l'Afrique. Des pentes du Liban, ce sont les roches éclatantes de Chypre qui resplendissent aux yeux; des côtes de l'Asie Mineure, c'est Rhodes, Cos, Samos, Chios, Lesbos, Lemnos, et autres îles de la mer Égée, scintillant comme des diamants sur un fond d'azur.
La navigation remonte à la plus haute antiquité. Les plus anciens auteurs ne donnent à ce sujet, au lieu de faits précis, que des fables et des légendes. «Des ouragans, dit Sanchoniaton (qui vivait en Phénicie 1200 ou 2000 ans avant Jésus-Christ), fondant tout à coup sur la forêt de Tyr, plusieurs arbres frappés de la foudre prirent feu, et la flamme dévora bientôt ces grands bois; dans ce trouble, Osoüs prit un tronc d'arbre, débris de l'incendie, puis l'ayant ébranché, s'y cramponna, et osa le premier s'aventurer sur la mer.» Sanchoniaton raconte encore comment se perfectionna cet instrument élémentaire de navigation en s'élevant peu à peu au rang de radeau, lequel aurait eu pour inventeur Chrysor, divinisé sous le nom de Vulcain. L'arche de Noé, construite non pour voguer, mais seulement pour flotter, peut être considérée comme le plus ancien navire connu. Presque tous les peuples faisant mention d'un déluge, et citant parmi leurs personnages mythologiques les héros qui ont échappé à la catastrophe en montant sur des vaisseaux, on peut en conclure que la navigation existait avant l'époque où ces grands phénomènes se sont produits.
La légende d'Osoüs se rapproche beaucoup de la vérité, car il est probable que l'idée première fut partout la même: un riverain de la mer imagina, pour se soutenir sur l'eau, de monter sur le tronc d'arbre qu'il voyait flotter; puis, comme le décrit très bien M. du Sein[1], entraînant vers le rivage son précieux appui, il remarqua sans doute qu'il parvenait à le mouvoir avec plus de facilité dans le sens de la longueur, et, pour le pousser dans le sens de cette direction, il sentit la nécessité de se faire un point d'appui dans l'eau, au moyen d'une planche posée dans le sens de la largeur. Après avoir creusé son tronc d'arbre et s'être assis au fond pour se soustraire au contact de la mer, il dut poser la planche sur le bord du canot ainsi formé et l'allonger pour qu'elle put atteindre l'eau, et c'est ainsi que fut inventée la rame.
Ce ne sont pas là de pures conjectures. La plupart des peuples sauvages se sont arrêtés à ce point. De plus, les fouilles opérées dans les stations lacustres de Suisse et d'Italie ont amené la découverte d'anciennes pirogues, remontant à l'époque préhistorique. Ces anciens canots étaient formés d'un seul tronc de chêne, creusé en forme d'auge, avec des instruments en pierre aidés par l'action du feu[2]. Les dimensions d'une de ces pirogues étaient de 2 mètres de longueur sur 0m45 de largeur.
[1] Histoire de la marine de tous les peuples.
[2] De Mortillet, Origine de la navigation.
La navigation existait dès l'âge de pierre. M. Foresi[1], de l'île de Sardaigne, a découvert toute une série d'objets en pierre, pointes de flèches, racloirs, hachettes en silex ou en une variété de quartz qui n'existent pas à l'état naturel dans l'île, et qui ont été taillés sur place, comme le prouvent des amas de débris. Il a trouvé aussi dans la petite île de Pianosa, entre la côte d'Italie et la Corse, deux beaux nucléus en obsidienne desquels on a détaché de nombreux couteaux; or, l'obsidienne n'existe pas dans l'île et ne se trouve que dans les terrains volcaniques du sud de l'Italie. De même à Santorin, M. Fouqué[2] a découvert des instruments en pierre et des poteries remontant à la plus haute antiquité. Il faut donc, qu'à cette époque, la navigation ait été assez avancée pour permettre des relations entre le continent et les îles.
«Plus la nécessité a été grande de traverser les eaux, plus l'homme, dit Maury[3], s'est ingénié à perfectionner son esquif: il imagina de copier jusqu'à un certain point le cygne, dont les pattes sont de véritables avirons, et les ailes des voiles à demi ouvertes au vent.» Mais chaque peuple navigateur s'est fait une tradition locale, poétique et légendaire. Les poètes et les historiens ont consigné dans leurs œuvres un grand nombre de ces traditions. D'après Ethicus Hister, la Lydie vit naître les premiers inventeurs des vaisseaux; Tibulle et Pomponius Méla attribuent cette invention à Tyr, et Dionysius Punicus aux Égyptiens; Hésiode veut que les premiers bâtiments aient été construits dans l'île d'Égine, Thucydide les fait corinthiens; Hérodote dit que les Phéniciens se livrèrent les premiers à la grande navigation; Eschyle fait remonter l'invention des vaisseaux à Prométhée. Pline l'Ancien rapporte que les radeaux furent inventés par le roi Érythras pour aller d'île en île sur la mer Rouge; le premier vaisseau long fut employé par Jason; Damasthès construisit les galères; Typhis, pilote du navire Argo, le gouvernail; Anacharsis les harpons; les Copes, les rames; les Athéniens, les mains de fer; les Tyrrhéniens, les éperons. Quant à la voile, les Grecs en font honneur à Dédale, Pline à Icare, et Diodore à Éole.
[1] Dell'età della pietra all' isola d'Elba.
[2] Mission de Santorin.
[3] La Terre et l'Homme.
II
ÉTAT SOCIAL PRIMITIF.—LES ENLÈVEMENTS ET LE MARIAGE.
A l'origine, comme je l'ai fait remarquer, l'humanité se présente sous des éparpillements nombreux, appelés tribus, n'offrant pas du tout un état de civilisation produite par de grandes agglomérations. Les plus civilisées parmi les nations les plus anciennes furent celles de la Chine, de l'Égypte et de l'Assyrie qui ont été peuplées rapidement, et qui ont exercé une grande influence sur les autres petits États. De ces grands foyers partirent des courants civilisateurs. La Grèce est de civilisation relativement récente, car, au moment où commence l'histoire des peuples helléniques, l'Assyrie et l'Égypte étaient déjà à leur déclin.
Les tribus maritimes, à l'instar de celles du continent, se disputaient les produits de leurs travaux et de leurs entreprises; de là, l'origine et la coexistence du brigandage, de la piraterie et enfin de la guerre. Des luttes incessantes amenèrent l'organisation des Confédérations. Les tribus se cherchèrent des auxiliaires parmi les peuplades ayant un même intérêt et, quelquefois même, une commune origine. Ces coalitions se sont produites dans la plus haute antiquité; on les trouve encore aujourd'hui chez les tribus sauvages de l'Amérique et de l'Australie qui sont dans l'enfance de la civilisation. Ces tribus se composaient de groupes de familles ayant à leur tête un chef, à la fois justicier et prêtre. Les liens de la religion les unissaient dans un culte commun. Le droit fédératif a pris naissance à cette époque. Les tribus vivaient et priaient en confédération jusqu'au moment où elles finissaient par se fondre en un seul peuple par l'effet du mouvement social. Parmi ces tribus confédérées, il y en avait toujours une en possession d'une certaine suprématie sur les autres, c'était à elle qu'appartenait la direction des affaires d'intérêt commun, «l'hégémonie», selon l'expression grecque. L'esprit d'exclusivisme était très répandu chez ces petits peuples. Chacun jugeait son voisin d'une manière étroite; en dehors de l'hégémonie, il n'y avait que le barbare. Le sentiment de la patrie y était poussé à l'excès: où fut-il plus grand qu'à Rome? Le cosmopolitisme était absolument inconnu dans l'antiquité, où nulle différence n'était faite entre l'étranger et l'ennemi. La tribu se concentrait en elle-même et restait fermée hermétiquement à ceux qui n'étaient pas nés dans son sein. Elle ne leur reconnaissait aucun droit; elle pillait et tuait l'étranger; la morale avait ses limites à la tribu, en dehors l'homme était une proie. Il en est ainsi chez presque tous les sauvages. Le droit des gens international existait, mais bien imparfait, entre les tribus confédérées seules; les droits de l'homme, comme être humain, étaient inconnus, ils ne datent que des temps modernes. Il n'est donc pas étonnant de trouver dans un état social pareil des brigands, des corsaires et des marchands d'hommes.
Si nous ouvrons Hérodote, nous voyons que ce père de l'histoire commence son premier livre et son premier chapitre par le récit d'enlèvements, ou pour nous exprimer plus exactement, par le récit d'exploits de piraterie commis contre des femmes par les Phéniciens. Ce peuple s'était adonné de bonne heure à la navigation. Les vaisseaux phéniciens, chargés de marchandises de l'Assyrie et de l'Égypte, abordaient sur les divers points de la Grèce, et de préférence à Argos qui tenait, à cette époque, le premier rang entre toutes les villes de la contrée hellénique. Un jour que les Phéniciens avaient étalé leur riche cargaison, ils virent arriver sur le rivage un nombre de femmes parmi lesquelles se trouvait Io, fille du roi Inachus. Ces femmes s'approchèrent des navires pour faire leurs emplettes, et alors, les Phéniciens, s'étant donné le mot, se jetèrent sur elles. Quelques-unes s'échappèrent, mais Io et les autres furent enlevées. Les Phéniciens montèrent aussitôt sur leurs vaisseaux et mirent à la voile pour l'Égypte.
Après cela, des Grecs, ayant abordé à Tyr, en Phénicie, enlevèrent Europe, fille du roi. Ainsi, dit l'historien grec, l'outrage avait été payé par l'outrage. Les Grecs se rendirent coupables d'une seconde offense: ils enlevèrent Médée pendant le voyage de Jason en Colchide. Le roi Aétès envoya un héraut en Grèce pour demander justice de ce rapt et réclamer sa fille. Les Grecs répondirent qu'ils n'avaient reçu aucune satisfaction pour le rapt de l'argienne Io, et que de même ils n'en accorderaient aucune. Deux générations après, Pâris, fils de Priam, ayant ouï ces aventures, résolut d'enlever une femme grecque, bien convaincu qu'il n'aurait à faire aucune réparation, puisque les Grecs n'avaient rien accordé. Mais, lorsqu'il eut enlevé Hélène, les Grecs prirent parti d'envoyer d'abord des messagers pour la réclamer. Les Troyens alléguèrent l'enlèvement de Médée et répliquèrent par la réponse des Grecs à Aétès. Les Grecs portèrent alors la guerre en Asie.
Tel est le récit d'Hérodote. Ce fut donc, en réalité, la piraterie qui fut cause de la guerre de Troie[1].
Le même historien nous apprend que les Pélasges tyrrhéniens, chassés de l'Attique par les Athéniens, s'établirent dans les îles de Lemnos, Imbros et Scyros, et cherchèrent bientôt à se venger. Connaissant très bien les jours des fêtes des Athéniens, ils équipèrent des vaisseaux à cinquante rames, se mirent en embuscade et enlevèrent un grand nombre d'Athéniennes qui célébraient la fête de Diane, dans le bourg de Brauron. Ils les menèrent à Lemnos où ils les prirent pour concubines. Ces femmes eurent de nombreux enfants, elles leur enseignèrent la langue et les usages d'Athènes, ne les laissant pas se mêler aux enfants des femmes pélasgiennes. Si l'un de ceux-ci venait frapper un des enfants des femmes athéniennes, tous les autres accouraient pour le défendre et le venger. Le courage et l'union de ces enfants firent réfléchir les Pélasges; ils massacrèrent les enfants et leurs mères. Cet acte atroce rendit proverbiale la cruauté des Lemniens[2].
[1] Hérodote, I, 1, 2, 3, 4.
[2] Hérodote, VI, 138.
On est frappé en lisant les auteurs anciens du nombre considérable d'enlèvements que contiennent leurs écrits, et encore n'ont-ils cité que les plus célèbres. C'est que, en effet, dans la société primitive, la force préside à tout. La femme étant la plus faible tombe aux mains de l'homme et devient sa propriété. Les traces de cette violence de l'homme à l'égard de la femme existent de nos jours chez les Tcherkesses du Caucase; le futur doit enlever par la force sa fiancée, et celle-ci et ses parents ne se bornent pas toujours à n'opposer qu'une molle résistance. Le prix que paie l'époux à la famille de sa femme, après le rapt, est considéré comme une indemnité. Chez les diverses tribus des bords de l'Amazone, placées à l'un des derniers degrés de la civilisation, l'homme prend de force sa future épouse, et s'il ne le fait pas réellement, il feint d'en agir ainsi. En Australie, de véritables combats ont lieu à cette occasion, entre les tribus[1]. La légende de l'enlèvement des Sabines, si célèbre dans l'histoire de Rome, est un souvenir de ces rapts de femmes de tribus différentes.
Telles sont les considérations générales que je crois devoir présenter avant d'entrer dans l'histoire de la piraterie. J'ai jugé nécessaire de remonter aux premiers âges de l'humanité et de rechercher dans la civilisation à son berceau les causes et les origines de la piraterie pour en saisir le véritable caractère. J'établirai dans le cours de cet ouvrage, à l'aide de documents rigoureusement exacts, que la piraterie n'apparut pas comme une violation de la loi, ni comme un crime, mais bien comme une condition déplorable sans doute, mais inhérente à la nature même et à la constitution de la société primitive.
[1] Maury, La Terre et l'Homme.
CHAPITRE II
I
LA LÉGENDE DE BACCHUS.
L'exploit de piraterie peut-être le plus ancien est celui qui est consigné dans la légende de Dionysos (Bacchus). L'enfance, l'éducation et l'existence habituelle de Dionysos forment le sujet d'un cycle immense de légendes, de descriptions poétiques et de représentations figurées. Dans toutes ces œuvres, Dionysos figure comme un grand conquérant, comme un voyageur infatigable, promenant ses orgies et son cortège par toute la Grèce et l'Asie-Mineure. L'intervention de ce dieu dans la guerre des Géants est plusieurs fois représentée sur les vases peints; dans cette lutte, il a pour auxiliaires des animaux qui sont ses symboles, la panthère, le lion et le serpent[1]. Les légendes béotiennes[2] racontaient que Bacchus avait vaincu Triton qui enlevait des troupeaux sur les côtes, et ce Triton ne devait être qu'un pirate puissant.
[1] Gerhard, Auserl-Vas.
[2] Pausanias, IX, 20, 4;—Athénée VII, p. 296.
A Naxos, Bacchus triomphait du dieu marin Glaucus qui lui disputait l'amour d'Ariadne. Dans cette même île, son culte supplanta celui de Poséidon (Neptune), ce qui permet de supposer que Bacchus fit sentir sa puissance belliqueuse sur mer aussi bien que sur terre.
Le plus éclatant de ses triomphes eut la mer pour théâtre. Il le remporta sur les pirates tyrrhéniens. C'est le thème de l'hymne septième de la collection homérique. Le dieu, prêt à quitter l'île d'Icaria pour se rendre à Naxos, se montre sur la côte sous les traits d'un beau jeune homme appesanti de sommeil et de vin. Des pirates tyrrhéniens, cherchant une proie, s'emparent de lui et l'emmènent captif sur leurs vaisseaux. Mais ses liens se détachent d'eux-mêmes, toutes les parties du navire sont subitement enveloppées de pampre et de lierre; enfin, Dionysos prend la forme d'un lion, et les pirates épouvantés se précipitent dans la mer où ils sont changés en dauphins. Dans les versions postérieures, le récit va toujours en se surchargeant de nouveaux prodiges. Ovide[1] a fait de cette légende le sujet du troisième livre de ses Métamorphoses. C'est également le motif de la belle frise du monument choragique de Lysicrate à Athènes, dans laquelle il est facile de reconnaître, malgré les mutilations qui existent, un des traits de l'histoire de Dionysos, qui trouvait naturellement sa place sur le monument d'une victoire remportée aux fêtes de ce dieu. Les figures, au nombre de trente, représentent les pirates tyrrhéniens. Dionysos est assis au centre de la composition, ayant un lion près de lui et entouré de satyres; d'autres chargent de chaînes les pirates, les torturent avec des torches ou les assomment à coups de thyrses. Quelques-uns de ces pirates se jettent à la mer et opèrent leur transformation en dauphins[2].
Sur une plaque d'or, Bacchus, qui va combattre les Tyrrhéniens, est représenté presque enfant, tenant lui-même les torches et s'avançant sur les flots de la mer[3].
Un vase peint à figures noires est conforme aux données de l'hymne homérique: le dieu est seul dans le vaisseau dont le mât est enveloppé d'une vigne, autour nagent les Tyrrhéniens changés en dauphins[4]. La même fable était le sujet d'un des tableaux décrits par Philostrate[5]. Enfin, sur certaines pierres gravées[6], on voit un pirate demi transformé en dauphin et un dauphin avec un thyrse. Les poètes qualifient quelquefois le dauphin de tyrrhenus piscis[7].
Cette légende de Bacchus et des Tyrrhéniens, si répandue dans l'antiquité, prouve combien la piraterie remonte à une époque reculée puisqu'elle nous ramène aux temps mythologiques. Il nous semble probable que la légende de Jupiter enlevant Europe, celle d'Orphée et d'Eurydice, celles du poète Arion, de Dédale et cent autres, immortalisées par les poètes, se rapportent à des actes de piraterie. Dans une époque où la navigation était à son enfance, il n'est pas étonnant de voir que les peuples se sont plu à se figurer l'intervention des dieux.
[1] Ovide, 582-700.—Apollod. III, 5, 3.—Lucien VIIIe dial.
[2] Cette frise est gravée dans les Monuments de la Grèce, de Legrand et dans les Antiquités d'Athènes, de Stuart et Revett, et aussi dans le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, de Daremberg et Saglio, p. 611.
[3] Gaz. arch., 1875. pl. II.—Dict. des antiq. grecq. et rom., p. 611.
[4] Gerhard, Auserl-Vas.
[5] Icon. I, 19.
[6] Tœlken, Verzeichniss, III, 2, nº 1082;—Gaz. arch., 1875, p. 13.
[7] Senec., Agam. 449.—Stat, Achill. I, 56.—Valér. Flacc. Argon., I, 131.
II
LES ARGONAUTES.
L'expédition des Argonautes est à moitié vraie et à moitié fabuleuse. Elle eut peut-être un plus grand retentissement que le siège et la prise de Troie, quoiqu'elle fût antérieure à ces grands événements. Homère[1] dit en parlant du navire que montait Jason: «Argo présent au souvenir de tous.» Un grand nombre de poètes anciens dont les œuvres ne nous sont pas parvenues ont pris la tradition argonautique pour sujet de leurs chants[2]. Elle peut, sous sa forme la plus complète se diviser en cinq parties: 1º l'histoire de la toison d'or; 2º l'occasion et le préparatif du départ des Argonautes; 3º les aventures de leur voyage; 4º leur séjour en Colchide; 5º le retour. Le développement de chacune de ces parties ne peut rentrer dans le cadre de cet ouvrage, mais cette grande expédition mérite qu'on s'y arrête quelques instants à cause de l'intérêt qu'elle présente au point de vue de l'histoire de la piraterie.
[1] Odyssée XII, 68.
[2] Ukert, über Argonautenfahrt, Géogr. der Griech. und Roem;—Ch. Lévesque, Études sur l'hist. anc. de la Grèce;—Vivien de Saint-Martin, Histoire de la Géographie;—Dict. des Antiquités grecques et romaines, Argonautæ.
Et d'abord, au risque de se montrer irrévérencieux envers des héros exaltés par Orphée, Pindare, Hérodote, Apollonius de Rhodes et Valérius Flaccus, il faut reconnaître que Jason et ses compagnons ont été de véritables pirates. En effet, si l'on élague tous les merveilleux incidents, toutes les poétiques fictions dont l'imagination hellénique l'a parée, que reste-t-il de cette légende? Un fond traditionnel bien connu. Les Sidoniens, hardis navigateurs, avaient dû pousser de très bonne heure leurs explorations à travers les détroits qui conduisent à la Propontide et au Pont-Euxin[1], et, par eux sans doute, quelque vague notion des pays aurifères qui avoisinent le Phase était arrivée jusqu'aux Grecs de l'Égée. La légende dit que Jason partit d'Iolcos, sur l'ordre du roi Pélias, pour s'emparer de la toison d'or; elle lui donne pour compagnons Hercule, Castor et Pollux, Orphée, etc., tandis qu'en réalité, Jason s'embarqua avec quelques Minyens pour s'enrichir des mines d'or de la Colchide et acheter ou s'emparer des laines du pays, ou des toisons, dont on se servait pour amasser l'or que les rivières charriaient avec le sable. Les incidents du voyage sont bien ceux de hardis aventuriers. A Lemnos, les femmes avaient massacré tous les hommes à l'exception du roi Thoas; les génies de la fécondité avaient fui l'île maudite; les Argonautes les y ramenèrent. Dans l'Hellespont, ils rencontrent d'autres pirates et leur livrent un grand combat. Dans l'île de Cyzique, ils tuent, à la suite d'une méprise funeste, il est vrai, le roi Cyzicos qui leur avait donné l'hospitalité. En Mysie, les héros s'égayent dans un banquet; un des leurs, Hylas, est enlevé par les nymphes de la fontaine, épisode qui a donné lieu à la charmante idylle de Théocrite. Ils se divertissent à la chasse; Idmon périt en poursuivant un sanglier. Arrivés en Colchide, ils enlèvent la toison d'or et la célèbre Médée qui, pour retarder la poursuite de son père Aétès, sème sur la route les membres de son propre frère, Absyrtos. Ce sont bien là des exploits de pirates. Je n'insisterai pas sur le retour des Argonautes qui a si fort intrigué les géographes; à mesure que la connaissance du monde s'agrandissait, il était imaginé un nouvel itinéraire suivi par ces antiques navigateurs. C'est ainsi que le poème orphique fait passer les Argonautes du Phase dans le fleuve Océan ou mer Cronienne, au delà des pays Hyperboréens, revenir par les colonnes d'Hercule, source de l'Océan, et aborder enfin à Iolcos, après avoir côtoyé la contrée des Ténèbres (Espagne), doublé au nord les îles Sacrées (Sardaigne et Corse), traversé Charybde et Scylla, et remonté la côte orientale de la Grèce. La légende accréditée par Hésiode et Pindare fait naviguer les Argonautes du Phase dans l'Océan, et de là, à travers la Libye, dans le lac Tritonis et le Nil. C'est la route du sud. Mais quand on se fut assuré que le Phase ne débouchait point dans l'Océan, Apollonius de Rhodes inventa un troisième itinéraire; le navire Argo revint par l'Ister et l'Éridan, qui étaient censés communiquer dans l'Adriatique. Enfin, une dernière opinion n'emprunte rien à l'imagination et ramène prosaïquement les aventuriers par la même route qu'ils avaient suivie pour se rendre en Colchide, c'est-à-dire par le Bosphore et la Propontide.
Outre les œuvres des écrivains cités, les monuments nous offrent des représentations qui ressemblent fort à des scènes de pirateries dont les Argonautes sont les acteurs. Un ouvrage célèbre, le ciste de Ficoroni, nous montre Pollux attachant le géant Amycos à un tronc d'arbre pendant que ses compagnons se livrent à de copieuses libations. Le combat des Argonautes contre Talos forme le sujet d'une des peintures de vase les plus remarquables que l'antiquité nous ait léguées[2].
[1] Movers, Die Phonizier.
[2] Arch. Zeit., 1846, p. XLIV; 1848, p. XXIV;—Denkm-und Forsch., 1860, pl. CXXXIX, CXL.
III
LES HÉROS D'HOMÈRE.
Le sage, le prudent Ulysse lui-même dépeint dans un de ses récits le type parfait d'un de ces chefs de pirates qui remplissaient de leurs exploits les parages de la mer Égée. Ouvrons Homère[1]: le héros est chez Eumée; il ne se fait pas encore reconnaître. Son hôte lui demande: Qui es-tu parmi les hommes? Ulysse lui trace alors un portrait qui n'est pas le sien puisqu'il désire rester inconnu, mais dans lequel il est difficile de ne pas saisir un air de famille.
«Je n'aimais point les travaux paisibles, ni les soins intérieurs qui forment une belle famille; les vaisseaux, les rames, les combats, les javelots aigus et les flèches, sujet de tristesse, qui glacent le reste des humains, étaient seuls ma joie; un dieu me les avait mis dans l'esprit. C'est ainsi que les mortels sont entraînés par des goûts divers. Avant le départ des fils de la Grèce pour Ilion, déjà neuf fois j'avais conduit contre les peuples étrangers des guerriers et des vaisseaux rapides, et toutes choses m'étaient échues en abondance. Je choisissais une juste part du butin, le sort disposait du reste et me donnait encore beaucoup; ma maison s'accroissait rapidement, je devenais chez les Crétois redoutable et digne de respect... En cinq jours nous parvenons au beau fleuve Égyptos. J'arrête mes navires dans ses ondes et j'ordonne à mes compagnons de ne point s'écarter et de garder la flotte; j'envoie seulement des éclaireurs à la découverte. Mais, emportés par leur audace, confiants dans leurs forces, ils ravagent les champs magnifiques des Égyptiens, entraînent les femmes, les tendres enfants et massacrent les guerriers, etc...»
[1] Odyssée, XIV, traduction de Giguet.
Voilà bien de la piraterie, si je ne me trompe. Les Normands n'agissaient pas autrement. Et cependant Ulysse invoque ces actes comme de brillants exploits dignes de l'admiration de son hôte. Cela ne doit pas nous surprendre. A cette époque, la piraterie était une profession avouée. Elle était fort répandue dans l'antiquité; souvent, dans Homère, on questionne les navigateurs inconnus dans les termes suivants: «O mes hôtes, qui êtes-vous? d'où venez-vous en sillonnant les humides chemins? Naviguez-vous pour quelque négoce, ou à l'aventure tels que les pirates, qui errent en exposant leur vie et portent le malheur chez les étrangers[1]?»
Homère nous apprend encore qu'Achille, avant de partir pour Troie, exerçait la piraterie, pillait la ville de Seyros où il enleva la belle Iphis qu'il donna à son ami Patrocle[2]. Pendant la guerre, Achille et le sage Nestor lui-même «erraient avec leurs vaisseaux sur la mer brumeuse pour y ramasser du butin[3]».
Dans le XVe chant de l'Odyssée, se trouve l'épisode de l'esclave phénicienne, fille d'Arybas de Sidon, enlevée par des pirates taphiens et vendue à Ctésios, père d'Eumée et roi de Syra. Un jour des Phéniciens, «navigateurs habiles mais trompeurs», arrivèrent dans cette île avec un navire chargé d'objets précieux. Ces rusés matelots séduisirent la belle esclave et lui proposèrent de la ramener dans sa patrie. Celle-ci enleva Eumée, alors enfant, afin que les Phéniciens puissent en tirer grand parti en le vendant chez des peuples lointains. Mais une fois en mer la criminelle esclave est frappée de mort par Diane et les matelots la jettent par-dessus le bord pour servir de pâture aux poissons. Les Phéniciens abordèrent quelque temps après à Ithaque où Laërte acheta Eumée.
On voit par ces nombreuses citations, qui pourraient être encore multipliées, que la piraterie était exercée universellement dans les temps homériques.
[1] Odyssée, III.
[2] Odyssée.
[3] Iliade, IX, 668.—XIX, 326.
CHAPITRE III
LES CARIENS ET LES PHÉNICIENS.
L'Asie-Mineure s'avance comme un immense promontoire entre le Pont-Euxin et la mer de Chypre. La chaîne du Taurus couvre ses côtes méridionales de hautes montagnes, repaire dans tous les temps de populations insaisissables et toujours prêtes à descendre dans les plaines et sur la mer pour piller les voyageurs et les marchands. Cette région montagneuse, formant de l'ouest à l'est, la Carie, la Lycie, la Pamphylie, la Cilicie, fut colonisée par des peuples paraissant avoir la même origine, le même culte et les mêmes idiomes. Parmi ces peuples, les Cariens ont eu une grande puissance dans les temps reculés. Ils couvrirent la mer Égée de leurs vaisseaux et les îles de leurs colonies, car lorsque Nicias fit, en l'an 426, la purification de Délos, on reconnut que la plupart des morts ensevelis dans cette île et qu'on exhuma, étaient Cariens. Ils exerçaient la piraterie et ne vivaient que de brigandage. Minos, roi de Crète, les chassa de la mer Égée, ainsi que nous le verrons bientôt.
Leurs voisins, les Phéniciens, ne valaient guère mieux en principe. Ils étaient qualifiés par Homère de navigateurs habiles mais trompeurs, et j'ai déjà cité plusieurs de leurs exploits de piraterie.
D'après Hérodote[1], les Phéniciens habitaient jadis les bords de la mer Rouge; de là, ils vinrent en Syrie et s'établirent sur les côtes de la Palestine. L'époque de cette migration remonte à une haute antiquité. Hérodote visita un temple célèbre d'Hercule (Melkarth à Tyr), qui aurait été bâti en même temps que cette ville, habitée déjà depuis 2300 ans au moment du voyage du grand historien[2]. Sidon était encore plus ancienne que Tyr; elle est mentionnée par Jacob, à son lit de mort[3]. Ces deux villes résumèrent en elles toute la puissance, toute la richesse, toute la grandeur de la nation phénicienne. Établis sur une côte étroite et de peu de ressources, les Phéniciens se tournèrent du côté de la mer. Ils fondèrent de nombreuses colonies et firent de la Méditerranée une mer phénicienne. Les documents de leur histoire sont malheureusement détruits, et presque tout ce que nous savons d'eux est parvenu sous forme de mythe. On contait que Melkarth, l'Hercule tyrien, avait rassemblé une armée et une flotte nombreuse dans le dessein de conquérir l'Ibérie, où régnait Khrysaor, fils de Géryon. Il aurait soumis, chemin faisant, l'Afrique où il introduisit l'agriculture et fonda la ville fabuleuse d'Hécatompyles, franchi le détroit auquel il donna son nom, bâti Gadès et vaincu l'Espagne. Après avoir enlevé les bœufs mythiques de Géryon, il serait revenu en Asie par la Gaule, l'Italie, la Sardaigne et la Sicile. A cette tradition d'ensemble qui résume assez bien les principaux traits de la colonisation phénicienne, venaient se joindre mille légendes locales. C'était Kynras à Chypre et à Mélos; Europe enlevée par Zeus; Cadmos, envoyé à la recherche de sa sœur, visitant Chypre, Rhodes, les Cyclades, bâtissant la Thèbes de Béotie, et allant mourir en Illyrie. Partout où les Phéniciens étaient passés, la grandeur et l'audace de leurs entreprises avaient laissé dans l'imagination des peuples des traces ineffaçables. Leur nom, leurs dieux, le souvenir de leur domination ont formé des légendes et des fables à l'aide desquelles on parvient à reconstruire en partie l'histoire perdue de leurs découvertes[4]. Les Phéniciens furent d'intrépides navigateurs. On connaît la célèbre tradition recueillie en Égypte par Hérodote sur le voyage des Phéniciens qui s'embarquèrent, par l'ordre du roi égyptien Néko, de la vingt-sixième dynastie, sur le golfe Arabique, longèrent l'Afrique jusqu'au sud, la remontèrent et revinrent, au bout de trois ans, par les colonnes d'Hercule, débarquer en Égypte[5].
La grandeur de la nation phénicienne était toute commerciale. De pêcheurs qu'ils étaient d'abord, les Phéniciens furent conduits par une pente naturelle au trafic maritime. L'homme pourvu de ce qui est nécessaire à son existence, éprouve le besoin d'échanger les produits qu'il a en excès contre ceux qui lui font défaut. C'est ainsi que le commerce a pris naissance. Aucun autre peuple n'imprima un essor plus rapide au commerce et à la navigation. Un coquillage que la mer jette sur le rivage donna la pourpre à ces habiles négociants. Les artisans phéniciens excellèrent dans le travail des étoffes, du verre et des métaux précieux. Leurs vaisseaux, portant à la proue l'image des Pataïces[6], divinités nationales, sillonnaient les mers. Au début, les Phéniciens ne naviguèrent que le jour, et en vue des côtes, mais ils s'enhardirent peu à peu, et osèrent les premiers, selon Strabon, franchir le sein des mers sur la foi des étoiles. Ils connaissaient la Grande-Ourse et l'appelaient Pharasad (indication), parce que cette constellation leur indiquait leur route. Quand l'étude de l'astronomie se perfectionna chez eux, ils reconnurent que Pharasad n'indiquait pas le nord avec assez de précision pour empêcher des erreurs; alors ils s'attachèrent à observer la constellation de Cynosure (la Petite-Ourse) qui occupe un champ moins étendu et varie moins de situation. Thalès de Milet, originaire de Phénicie, porta plus tard cette astronomie nautique aux Grecs qui la transmirent aux Romains.
[1] Hérodote I, 1;—VII, 89.
[2] Id., II, 44.—An 460 av. J. C.
[3] Genèse, XLIX, 13.
[4] Maspéro, Hist. anc. des peuples de l'Orient, VI.
[5] Hérodote, IV, 42.
[6] Hérodote, III, 37.
Quelle grande idée ne doit-on pas se faire des Phéniciens quand on voit qu'ils allaient chercher l'or dans la Colchide, pays classique de ce précieux métal, et, envoyés par Salomon, parcourir la mystérieuse région d'Ophir, qui est selon toute probabilité la ville de Saphar de l'Arabie heureuse, d'où ils rapportèrent de l'or, de l'argent, des dents d'éléphants, des singes, des paons, du bois de sandal et des pierres précieuses[1]. Ils tiraient aussi de l'or des îles de la Grèce et de toute l'Ibérie, mais particulièrement de la Turdétanie. L'argent, plus rare que l'or dans l'antiquité, était recueilli par eux en Colchide, en Bactriane, en Grèce, en Sardaigne et en Espagne (à Tartessus et à Gadès). Le cratère d'argent, «le plus beau de tous ceux qui existent sur la terre», au dire d'Homère[2], gagné par Ulysse pour prix de la course, avait été apporté de Sidon sur un vaisseau phénicien. Le commerce de l'ambre jaune (electrum) que l'on tira d'abord de la Chersonèse cimbrique, et plus tard des rivages de la mer Baltique, doit son premier essor à la hardiesse et à la persévérance des Phéniciens. Parmi les autres matières qu'ils transportaient il faut encore citer l'étain, tiré des îles Cassitérides (îles Britanniques), les aromates, les parfums, la pourpre, l'ivoire, les bois de luxe, les gommes, les pierreries, etc... On voit par ce rapide aperçu, combien la navigation était florissante et étendue chez les Phéniciens. Ils furent les intermédiaires les plus actifs des relations qui s'établirent entre les peuples depuis l'Océan Indien jusqu'aux contrées occidentales et septentrionales de l'ancien continent. Ils contribuèrent, dit avec raison Humboldt, plus que toutes les autres races qui peuplèrent les bords de la Méditerranée, à la circulation des idées, à la richesse et à la variété des vues dont le monde fut l'objet[3].
[1] III Rois.
[2] Iliade, XXIII, 743.
[3] Cosmos, II.
Ils se servaient des mesures et des poids employés à Babylone, et de plus, ils connaissaient, pour faciliter les transactions, l'usage des monnaies frappées. Mais ce qui contribua le plus à étendre leur influence, ce fut le soin qu'ils prirent de communiquer et de répandre partout l'écriture alphabétique.
Le témoignage de l'antiquité est unanime pour attribuer l'alphabet aux Phéniciens[1]. Cependant ils n'ont pas inventé le principe même des lettres alphabétiques, comme on l'a cru pendant longtemps. Un célèbre passage de Sanchoniaton nomme l'Égyptien Taauth (Thoth-Hermès), comme le premier instituteur des Phéniciens dans l'art de peindre les articulations de la voie humaine. Platon, Diodore, Plutarque, Aulu-Gelle, prouvent la perpétuité de cette tradition. Tacite surtout se montre bien informé sur l'origine de l'alphabet chananéen dans le passage suivant du XIe livre de ses Annales: «Les Égyptiens surent les premiers représenter la pensée avec des figures d'animaux, et les plus anciens monuments de l'esprit humain sont gravés sur la pierre. Ils s'attribuent aussi l'invention des lettres. C'est de l'Égypte que les Phéniciens, maîtres de la mer, les portèrent en Grèce et eurent la gloire d'avoir trouvé ce qu'ils avaient seulement reçu.»
L'illustre Champollion indiqua l'existence de l'élément alphabétique dans les hiéroglyphes égyptiens[2]. Mais ses idées développées par Salvolini[3], modifiées par Ch. Lenormant et Van Drival n'avaient reçu aucune consécration scientifique, lorsque M. de Rougé, digne successeur de Champollion, reprit le problème et en donna la solution[4]. Il prouva qu'au temps où les Pasteurs régnaient en Égypte, les Chananéens surent tirer de l'écriture hiératique égyptienne, abréviation cursive des signes hiéroglyphiques, les éléments de leur alphabet. Sur les vingt-deux lettres dont se compose l'alphabet phénicien, M. de Rougé montra que quinze ou seize sont assez peu altérées pour qu'on reconnaisse leur prototype égyptien du premier coup d'œil, et que les autres peuvent se ramener au type hiératique sans blesser les lois de la vraisemblance. La démonstration savante de M. de Rougé, reproduite en Allemagne par MM. Lauth Brugsch et Ebers, a été considérée comme décisive et les résultats en ont été généralement admis.
[1] Lucain, Phars. III, 220-224; Pline, Hist. nat. V, 12, 13; Clément d'Alexandrie, Stromat. I, 16, 75; Pomponius Mela, De sit. orb. I, 12; Diodore de Sicile, I, 69, V, 74; Sanchoniaton, ap. Eusèbe, Præp. evang. I, 10, p. 22, éd. Orelli; Platon, Phaedr. 59; Plutarque, Quæst. conv. IX, 3; Tacite, Annal. XI, 14.
[2] Lettre à Dacier, p. 20.
[3] Analyse gramm. de l'inscription de Rosette, p. 86.
[4] Mémoire lu, en 1859, à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, publié en 1874.
L'alphabet phénicien a été l'expression définitive de l'écriture. Du pays de Chanaan il s'est répandu dans tous les sens, et de là sont sorties toutes les écritures à l'exception du zend, d'origine cunéiforme, et de l'écriture coréenne, d'origine chinoise.
Les Phéniciens et les Égyptiens avaient beaucoup de relations commerciales entre eux: un des ports de Tyr s'appelait le port égyptien, et, c'est en présence des inconvénients que présentait l'écriture égyptienne avec ses idéographismes et ses homophonismes, que les Phéniciens, peuple pratique et négociant par excellence, furent conduits à chercher un perfectionnement de l'écriture dans sa simplification, en la réduisant à une pure peinture des sons au moyen de signes invariables, un pour chaque articulation. Les relations des Phéniciens avec les Égyptiens remontent à une époque très reculée, car dans les monuments les plus anciens, on voit que l'écriture phénicienne était déjà parfaite. C'est ce que l'on peut remarquer sur deux papyrus antérieurs aux pasteurs hycsos, le papyrus Prisse et le papyrus de Berlin, sur le sarcophage d'un roi de Sidon rapporté par le duc de Luynes, sur des inscriptions de Scyra et de Malte, et enfin sur des scarabées et des bijoux.
L'alphabet fut transporté par les Sidoniens et les Tyriens dans les contrées où ils se livraient au commerce et devint la souche commune d'où se détachèrent tous les alphabets du monde depuis l'Inde et la Mongolie jusqu'à la Gaule et l'Espagne. La tradition la plus accréditée chez les Grecs, qui connaissaient l'origine phénicienne de leur alphabet, attribuait à Cadmus[1], personnage légendaire, l'honneur d'avoir le premier répandu l'écriture sur le continent européen; d'autres légendes nommaient au lieu de Cadmus, Orphée, Linus, Musée et surtout Palamède qui aurait inventé les lettres aspirées doubles Φ, Θ, Χ. L'alphabet cadméen s'altéra suivant les lieux et forma les variétés connues sous les noms d'alphabet éolo-dorien, attique, ionien et alphabet des îles.
[1] Hérodote, V, 58.
Tel fut le don immense que les Phéniciens apportèrent à la civilisation européenne naissante. Pline[1] a fait un éloge magnifique de ce grand peuple en disant que le genre humain lui était redevable de cinq choses: des lettres, de l'astronomie, de la navigation, de la discipline militaire et de l'architecture. Cette grande conquête de l'intelligence humaine est liée intimement à l'origine du commerce maritime, et comme la navigation était d'abord une véritable piraterie, c'est à l'existence audacieuse des marins phéniciens qu'il faut faire remonter l'origine et le rayonnement de l'invention de l'écriture chez les différentes nations du bassin de la Méditerranée.
En effet, si l'on cherche à se rendre compte de la vie des premiers Phéniciens, de leurs exploits, de leurs conquêtes, on voit qu'ils ne se faisaient pas faute d'exercer la piraterie sur les mers. Lélèges, Cariens et Phéniciens, à l'instar des Normands du moyen âge, s'en allaient au loin à la recherche d'aventures profitables; ils rôdaient le long des côtes toujours à l'affût de belles occasions et de bons coups de main. S'ils n'étaient point en force, ils débarquaient paisiblement, étalaient leurs marchandises et se contentaient du gain que pouvait leur valoir l'échange de leurs denrées ou objets précieux. S'ils se croyaient assurés du succès, l'instinct pillard reprenait le dessus; ils brûlaient les moissons, saccageaient les bourgs et les temples isolés, enlevaient tout ce qui leur tombait entre les mains, principalement les femmes et les enfants, qu'ils vendaient à un prix élevé sur les marchés d'esclaves de l'Asie ou que les parents rachetaient par de fortes rançons[2]. Aristote disait avec raison, des antiques Phéniciens, qu'ils ne connurent d'autre loi que la force, et ceux qui refusaient leurs offres en matière de commerce devenaient les victimes de leur insatiable avarice[3]. Ézéchiel les apostrophait en ces termes: «Vous vous êtes souillés par la multitude de vos iniquités et par les injustices de votre commerce!»
A côté du mal se trouve le bien. Ces expéditions audacieuses où se commettaient bien des violences, bien des crimes, n'en étaient pas moins profitables pour la civilisation. La piraterie à une époque où la loi était encore inconnue, où l'homme était dans la première phase de son existence, aux prises avec les nécessités de la vie, n'avait pas un caractère odieux, c'était un métier comme un autre.
[1] Histoire naturelle, v, 13.
[2] Maspéro, Histoire ancienne.
[3] Aristote, de mirabil. auscult.
CHAPITRE IV
PREMIÈRE RÉPRESSION DE LA PIRATERIE.—L'ILE DE CRÈTE.—MINOS.—RHODES.
Si les Phéniciens furent les premiers pirates, ils furent aussi les premiers, avec les progrès de la civilisation, qui prirent des mesures de protection contre la piraterie. Ce n'est pas l'histoire même de ce peuple qui nous en fournira la preuve, car ses documents nationaux ont péri en totalité. De ses entreprises, de ses voyages, de son système colonial, de ses lois, il ne nous reste rien que des lambeaux dispersés çà et là dans les livres juifs et dans les auteurs grecs.
Une antique colonie phénicienne, celle de l'île de Crète, reflet de la métropole, eut de bonne heure, grâce à sa situation heureuse, une prééminence maritime célèbre. La mer était l'élément naturel des Crétois. Tout les y appelait. La position de leur île, une grande étendue de côtes, des ports nombreux, de vastes forêts, tout ce qui excite aux entreprises navales et développe chez un peuple le génie maritime se réunissait pour tourner vers la mer l'activité et l'ambition de ces insulaires. «La nature, dit Aristote[1], semble avoir placé l'île de Crète dans la position la plus favorable pour tenir l'empire de la Grèce. Elle domine sur la mer et sur une grande étendue de pays maritimes, que les Grecs ont choisis de préférence pour y former des établissements. D'un côté, elle est près du Péloponèse; de l'autre, elle touche à l'Asie par le voisinage de Triope et de l'île de Rhodes. Cette heureuse position valut à Minos l'empire de la mer.» Cette grande puissance maritime est attestée par de nombreux témoignages, et présente tous les caractères d'un fait historique. «De tous les souverains dont nous ayons entendu parler, dit Thucydide, Minos est celui qui eut le plus anciennement une marine. Il était maître de la plus grande partie de la mer qu'on appelle maintenant Hellénique; il dominait sur les Cyclades, et forma des établissements dans la plupart de ces îles[2].» Il fut le premier législateur de la mer (XIVe siècle avant J.-C.). A cette époque, les Pélasges, les Cariens, les Lélèges, les habitants des côtes de la Grèce, de l'Attique surtout, exerçaient en grand la piraterie et menaçaient de bouleverser la société et d'étouffer la civilisation naissante par leurs courses et leurs brigandages. Minos réunit toutes ses forces maritimes à celles de son frère Rhadamanthe, établi dans les îles de la mer Égée, fit aux pirates une guerre d'extermination et rétablit la sécurité sur la mer. La punition des habitants de l'Attique fut surtout terrible; Minos leur imposa un tribut annuel de sept jeunes garçons et de sept jeunes filles, qui étaient renfermés dans le fameux labyrinthe. Thésée eut la gloire d'affranchir sa patrie de ce tribut odieux[3].
[1] Aristote, Polit., II, 8.
[2] Thucydide, I, 4; Hérodote, III, 22; Louis Lacroix, Les îles de la Grèce (Crète).
[3] Plutarque, Vie de Thésée.
Pour prévenir le retour des désordres occasionnés par les pirates, Minos proposa aux Grecs un Code maritime qui reçut la sanction générale. Plutarque et Diodore de Sicile font connaître, d'après Clitodémus, le plus ancien historien de l'Attique, la teneur de la principale disposition de ce Code: «Les Grecs défendent de mettre en mer aucune barque montée par plus de cinq hommes; on n'en excepte que le capitaine du navire Argo, auquel on donne pour expresse mission de courir les mers pour les délivrer des brigands et des corsaires.» Le souvenir de l'ère de justice et de sécurité que l'archipel dut à Minos et à Rhadamanthe s'est conservé dans la légende qui les représente juges aux enfers.
Après le règne glorieux de Minos, la puissance maritime de la Crète déclina. La mer redevint le théâtre de crimes et de brigandages. J'ai montré Ulysse faisant le portrait d'un aventurier de cette époque. L'art de naviguer était imparfait; il était difficile, sinon impossible, de rassembler sur une faible embarcation, chargée de denrées et de marchandises, des armes et des engins de guerre pour repousser les attaques des forbans qui infestaient les eaux voisines du rivage. Les marchands ne connaissaient alors qu'un seul moyen de défense que Cicéron appelle «όμοπλοία[1]». C'est ce que nous désignons sous le nom de «voyages de conserve», quand plusieurs navires se réunissent pour voyager ensemble et s'assurer mutuellement contre les périls communs de la navigation. Pour se mettre à l'abri des écumeurs de mer, les navigateurs n'employaient que des navires à carène plate; le soir venu, ils atterrissaient et halaient le bâtiment sur le rivage.
Après les Crétois, les Rhodiens se signalèrent par leur puissance maritime dans toute l'antiquité. Strabon dit qu'ils étaient parvenus à anéantir dans leur voisinage les déprédations des pirates[2]. Les lois maritimes des Rhodiens eurent une grande célébrité, et j'aurai l'occasion d'en parler dans le cours de l'histoire de la piraterie. Rhodes, d'abord appelée Ophiussa, Ile aux serpents, servait, par son heureuse position à l'angle de l'Asie-Mineure, de relâche aux vaisseaux qui allaient d'Égypte en Grèce ou de Grèce en Égypte[3]. Mettant à profit cet avantage, les Rhodiens se livrèrent au commerce maritime avec une infatigable ardeur et un succès qui leur fit une splendide opulence. Ils paraissaient avec assurance sur toutes les mers, sur toutes les côtes, et fondaient de nombreuses colonies parmi lesquelles on doit compter Parthenope (Naples) et Salapia en Italie, Agrigente et Géla en Sicile, Rhodes (Rosas) en Espagne. Rien n'était comparable à la légèreté de leurs vaisseaux, à la discipline qu'on y observait, à l'habileté des commandants et des pilotes[4]. Strabon assure qu'ils avaient entrepris de longs voyages pour protéger les navigateurs et fondé des colonies jusqu'au pied des Pyrénées[5].
[1] Liv. XVI, Épîtres à Atticus.
[2] Strabon, XIV: «Ήδέ των Ροδιων πολις ... τα ληστήρια καθείλε.»
[3] Diodore, V.
[4] Tite-Live, XXXVII, 30.
[5] Strabon, III, 4, § 6; XIV, 2, § 6.
CHAPITRE V
LES PIRATES GRECS.
«Les premiers Grecs, dit Montesquieu[1], étaient tous pirates.» Rien n'est plus exact. La situation physique de la Grèce, sa configuration, se prêtaient admirablement à la piraterie: «Placée au centre de l'ancien continent, baignée de trois côtés par la mer, bordée de rivages découpés par des golfes profonds, abondants en havres abrités[2],» riche en bois, en promontoires, en caps, environnée d'îles, elle constituait un véritable empire de pirates. Nulle part la nature, si ce n'est dans les mers de Chine, n'était plus favorable à l'exercice de la piraterie. Les côtes, au tracé si capricieux, cachaient mille embuscades; poursuivait-on les pirates, ils fuyaient autour des îles, échappant à leurs adversaires comme dans un dédale sans fin.
[1] Esprit des lois, XXI, 7.
[2] Grèce, par Pouqueville.
«Anciennement, dit le grand historien de la guerre du Péloponèse, ceux des Hellènes ou des barbares qui étaient répandus sur les côtes, ou qui habitaient les îles, surent à peine communiquer par mer, qu'ils se livraient à la piraterie, sous le commandement d'hommes puissants, autant pour leur propre intérêt, que pour procurer de la nourriture aux faibles. Ils attaquaient de petites républiques non fortifiées de murs et dont les citoyens étaient dispersés par bourgades; les saccageaient, et de là tiraient presque tout ce qui était nécessaire à la vie. Cette profession, loin d'avilir, conduisait plutôt à la gloire. C'est ce dont nous offrent encore aujourd'hui la preuve et des peuples continentaux chez qui c'est un honneur de l'exercer, en se conformant à certaines lois, et les anciens poètes, qui, dans leurs œuvres, font demander aux navigateurs qui se rencontrent s'ils ne sont pas des pirates; ce qui suppose que ceux qu'on interroge ne désavouent pas leur profession, et que ceux qui questionnent ne prétendent pas insulter. Même par terre, on se pillait les uns les autres... De cette antique piraterie est resté chez ces peuples continentaux l'usage d'être toujours armés... Les cités fondées plus récemment à l'époque d'une navigation plus libre, se voyant plus riches, s'établirent sur les rivages mêmes, s'environnèrent de murs, et interceptèrent les isthmes, autant pour l'avantage du commerce que pour se fortifier contre les voisins. Mais comme la piraterie fut longtemps en vigueur, les anciennes cités tant dans les îles que sur le continent, furent bâties loin de la mer, car les pirates se pillaient entre eux, n'épargnant pas ceux qui, sans être marins ou pirates, habitaient les côtes. Jusqu'à ce jour, ces anciennes cités ont conservé, reculées dans les terres, leur habitation primitive. Les insulaires surtout se livraient à la piraterie[1].»
Tel est l'incomparable tableau que Thucydide nous a légué des commencements de la race hellénique, tableau aussi vrai au point de vue historique qu'en tous points conforme à une profonde connaissance de la condition primitive de la société humaine et des différentes phases du développement de la civilisation.
Minos, roi de Crète, comme il a été dit plus haut, assembla le premier toutes ses forces maritimes, battit les corsaires, purgea les mers voisines, imposa un tribut à Athènes, et fit renaître la tranquillité en déportant les pirates, en fondant des colonies et en dictant aux peuples qu'il avait soumis un code qu'il prétendait émané des dieux et qu'il avait, par leur commandement, gravé sur des tables de bronze. Après la guerre de Troie, les Grecs, au dire de Thucydide[1], songèrent encore plus qu'auparavant à s'enrichir. Ils prirent du goût pour la navigation, construisirent des flottes et envoyèrent des colonies dans une grande partie des îles, en Sicile et en Italie. Dès le sixième siècle avant Jésus-Christ, Corinthe était devenue la ville la plus commerçante et la plus riche de la Grèce. Sa position lui valut ce haut degré de prospérité. Séparée de deux mers par l'isthme que Pindare compare à un pont destiné à lier le midi et le nord de la Grèce, Corinthe avait deux ports: celui de Léchée, sur la mer de Crissa (golfe de Lépante), relié à la ville par une double muraille, longue d'environ douze stades (une demi-lieue), c'était là qu'abordaient les navigateurs de la Sicile, de l'Italie et de l'Ouest; et le port de Cenchrée, éloigné de soixante-dix stades (trois lieues), sur la mer Saronique (golfe d'Égine), où venaient mouiller les vaisseaux des peuples des îles de la mer Égée, des côtes de l'Asie-Mineure et de la Phénicie. Toutes les marchandises étaient transportées à Corinthe d'où elles étaient embarquées sur d'autres bâtiments, mais dans la suite, on inventa des machines pour traîner les navires tout chargés d'une mer à l'autre. Corinthe était le comptoir principal et surtout le lieu de transit du commerce de l'Orient et de l'Occident. Elle recevait en entrepôt le papyrus et les voiles des vaisseaux des manufactures d'Égypte, l'ivoire de la Libye, les cuirs de Cyrène, les verreries, les métaux de la Phénicie, les tapis de Carthage, le blé et les fromages de Syracuse, les vins de l'Italie et des îles, les poires et les pommes de l'Eubée, des esclaves de la Phrygie et de la Thessalie. Elle créa une puissante marine pour protéger son commerce et couvrit la mer de ses vaisseaux. Les Corinthiens se rendirent habiles dans l'architecture navale, ils furent les premiers qui changèrent la forme des vaisseaux, qui auparavant n'avaient qu'un rang de cinquante rameurs, et ils en construisirent à trois ordres de rames qui furent appelés trirèmes[2]. Aussi Eusèbe cite-t-il, dans sa chronique, les Corinthiens parmi les peuples qui eurent l'empire de la mer, c'est-à-dire, qui furent assez forts pour éloigner les pirates et attirer les marchands dans leurs ports. Corinthe envoya des colonies à Syracuse et à Coreyre (Corfou), (l'an 753 avant J.-C.) à Apollonie, à Anactorium, à Leucade et à Ambracie, entre 660 et 663. Les démêlés entre Corinthe et Corcyre furent l'origine de la guerre du Péloponèse. Corinthe reprochait à Corcyre d'être un repaire de bandits. La lutte s'engagea à l'occasion de la colonie d'Épidamne[3] que les Corinthiens prétendaient posséder, et le premier combat naval entre les Grecs dont l'histoire fasse mention a été livré entre ces deux peuples[4]. Corcyre devint plus tard une fidèle alliée de Rome dont elle implora le secours contre les incursions des pirates illyriens qui avaient alors pour reine la célèbre et cruelle Teuta.
[1] Thucydide, I, 3, 6, 7, 8.—Traduction de J. B. Gail.
[2] Thucydide, I, 13.
[3] Sur la côte d'Illyrie.
[4] Thucydide, I, 24 et suiv.
CHAPITRE VI
L'ILE DE SAMOS.—LE TYRAN POLYCRATE.—LE MARCHAND COLÆOS.
Le type le plus achevé de prince-pirate que nous offre la race grecque est sans contredit celui de Polycrate, tyran de Samos.
Les Samiens, d'origine carienne et phénicienne, s'étaient adonnés à la navigation et avaient hérité des goûts de piraterie de la nation carienne. Ils apportaient un grand soin à l'entretien de leur flotte. Ils furent les premiers parmi les Grecs qui se rendirent redoutables sur mer. Sans cesse en guerre avec leurs voisins, les Samiens menaient une véritable existence de pirates, et dans les relations extérieures, comme sur la place publique, leur seule règle de conduite était la force et le caprice. Ils s'emparèrent un jour d'un présent que le roi d'Égypte, Amasis, destinait aux Lacédémoniens. «C'était un magnifique corselet de lin, orné de figures diverses tissues d'or et de coton, chacun des fils de cet ouvrage le rendait digne d'admiration, et enfin, quoique léger, il ne contenait pas moins de trois cent soixante fils, tous visibles[1].» Ils ravirent aussi un cratère que les Lacédémoniens offraient à Crésus en retour d'un riche présent qu'ils avaient reçu de ce prince. Périandre, le célèbre et puissant tyran de Corinthe, n'avait pas été moins outragé. Voulant se venger des Corcyréens qui avaient fait périr son fils Lycophron, il avait envoyé au roi de Lydie, Alyatte, trois cents enfants des principaux citoyens de Corcyre pour en faire des eunuques. Les Corinthiens qui les conduisaient, ayant relâché à Samos, les Samiens, instruits du dessein de Périandre, entraînèrent les jeunes garçons dans le temple de Diane, leur firent embrasser l'autel et ne permirent pas qu'on les arrachât d'un lieu sacré. Comme les Corinthiens ne voulaient point accorder de vivres à ces malheureux, les Samiens instituèrent une fête religieuse pendant laquelle ils apportèrent au temple des gâteaux de miel et de sésame dont les Corcyréens se nourrirent. On ne cessa qu'au départ des Corinthiens qui, finalement abandonnèrent leurs prisonniers que les Samiens ramenèrent ensuite dans leur patrie[2].
[1] Hérodote, III, 47.
[2] Hérodote, III, 48; Diogène Laert., I, VII, 2.
Les Samiens s'appliquèrent à la navigation et fondèrent un établissement à Oasis, à sept journées de Thèbes, dans la haute Égypte[1]. Ce fut grâce à des pirates samiens, cariens et ioniens que le roi Psamétik Ier, fils de Nécho, fut rétabli sur le trône d'Égypte d'où l'en avaient chassé les onze rois, ses collègues. Lors de son exil, il avait fait consulter, dans la ville de Buto, l'oracle de Latone qui lui avait répondu que la vengeance viendrait quand apparaîtraient les hommes d'airain. Peu de temps après, une tempête entraîna en Égypte des Ioniens des îles et des côtes de l'Asie qui avaient mis à la voile pour exercer la piraterie. Ils débarquèrent couverts d'armes d'airain et un Égyptien qui n'avait jamais vu d'hommes armés de cette manière courut annoncer à Psamétik que des hommes d'airain venant de la mer, pillaient les campagnes. Celui-ci comprenant que l'oracle s'accomplissait, fit bon accueil à ces étrangers, et, par de magnifiques promesses, les décida à se joindre à lui. Avec leurs secours, il redevint maître de l'Égypte et donna en récompense, à ses auxiliaires, des terres un peu au-dessous de Bubaste. Ce furent les premiers Grecs qui s'établirent en Égypte[2]. Des colons milésiens, encouragés par cet exemple, vinrent aborder avec trente navires à l'entrée de la bouche bolbitine et y fondèrent un comptoir fortifié qu'ils nommèrent «le camp des Milésiens[3]». Le roi leur confia des enfants du pays pour apprendre la langue grecque et servir d'interprètes[4]. L'histoire ne dit pas si les Grecs confièrent à leurs hôtes des enfants pour apprendre la langue égyptienne; mais le fait en lui-même est peu probable, le Grec, comme on le sait, ayant toujours montré peu de goût pour les langues étrangères[5]. Les Grecs furent frappés d'étonnement à la vue de la civilisation égyptienne, si grande encore et si imposante dans sa décadence; ils voulurent rattacher aux dieux de l'Égypte l'origine de leurs dieux, à ses races royales la généalogie de leurs familles héroïques. Mille légendes se formèrent dans les marines du Delta, sur le roi Danaos et sur son exil en Grèce, après une révolte contre son frère Armaïs[6], sur les migrations de Cécrops et sur l'identité d'Athèna[7] avec la Neit de Saïs, sur la lutte d'Hercule, avec le tyran Busiris, sur le séjour d'Hélène et de Ménélas à la cour de Protée[8]. L'Égypte devint une école où les grands hommes de la Grèce, Solon, Pythagore, Eudoxe, Platon, allèrent étudier les principes de la sagesse et de la science. Au contraire, l'Égyptien ne rendit au Grec que méfiance et mépris. Le Grec encore pirate, brigand et voleur, fut pour l'Égyptien de vieille race un être impur à côté duquel on ne pouvait vivre sans se souiller. Hérodote dit que pas un homme, pas une femme d'Égypte ne voudraient baiser un Grec sur la bouche, ni faire usage de son couteau, de ses broches, de sa marmite, ni manger de la chair d'un bœuf pur découpé avec le couteau d'un Grec[9].
[1] Hérodote, II, 26.
[2] Hérodote, II, 152-154.
[3] Strabon, I, XVII, 1. «Μιλησων τεϊχος.»
[4] Hérodote, II, 154.
[5] Letronne: Mémoire sur la civilis. égypt. depuis l'arrivée des Grecs sous Psamétik jusqu'à la conquête d'Alexandre, dans les mélanges d'érudition et de critique historique, p. 164-169.
[6] Manéthon, p. 158, 195-198.
[7] Diodore, I, 14; Eustathe. In Dionys., p. 56; Suidas, In Prometh.
[8] Diodore. II, 112-121.—C. F. Odyss. IV, 82, sqq.; Clém. d'Alex. Strom., p. 326 a; Maspéro, Hist. anc., p. 492.
[9] Hérodote, II, 51.
Telle était en Égypte la réputation des Grecs; les Ioniens, les Samiens surtout avaient contribué à attirer sur le nom grec le mépris d'une race civilisée.
A l'intérieur, l'île de Samos était déchirée par des dissensions qui se terminèrent, après de longues secousses par l'établissement de la tyrannie. C'est ce qui arriva au temps de Polycrate, l'un des hommes les plus fameux de l'antiquité et la plus grande illustration de Samos après Pythagore.
Polycrate reçut de la nature de grands talents, et de son père, Éacès, de grandes richesses. Ce dernier avait usurpé le pouvoir souverain, et son fils résolut de s'en revêtir à son tour. Il y parvint avec l'appui de ses deux frères et partagea avec eux le pouvoir pendant quelque temps. Mais il ne tarda pas à les condamner l'un à mort et l'autre à l'exil[1]. Employer pour retenir le peuple dans la soumission, tantôt la voie des fêtes et des spectacles[2], tantôt celle de la violence et de la cruauté[3], le distraire du sentiment de ses maux en le conduisant à des conquêtes brillantes, de celui de ses forces en l'assujettissant à des travaux pénibles[4], s'emparer des ressources de l'État, s'entourer de satellites et d'un corps de troupes étrangères, se renfermer au besoin dans une forte citadelle, savoir tromper les hommes et se jouer des serments les plus sacrés: tels furent les principes qui dirigèrent Polycrate après son élévation[5].
Polycrate était aussi parfait pirate que tyran accompli. Il se créa une marine redoutable. Il fit construire des vaisseaux plus larges et plus profonds, et changea la forme de la proue de manière à les rendre plus légers[6]; les navires bâtis sur ce modèle retinrent le nom de «Samènes» (Σαμαίνα). Bientôt Polycrate eut à sa disposition cent galères à cinquante rames, ses archers étaient au nombre de mille. A la tête de ces forces, il ne croyait avoir personne à ménager, il pillait partout, ne distinguant personne: «Car, disait-il, je serai plus agréable à un ami si je lui restitue quelque chose que si je ne lui enlève rien du tout[7].» Il s'empara de beaucoup d'îles et de plusieurs villes du continent. Dans une de ses expéditions, comme les Lesbiens, avec toutes leurs forces, portaient secours aux Milésiens, il les vainquit dans un combat naval et les fit prisonniers. Ces Lesbiens, durant leur captivité, creusèrent les fossés autour des remparts de Samos[8]. Polycrate prêta de nombreux vaisseaux à Cambyse, roi de Perse, lorsque, contre tout droit, ce prince envahit l'Égypte. Plus tard il envoya pour brûler le temple de Jupiter Ammon cinquante mille hommes qui tous périrent par la tempête.
Hérodote, dans le troisième livre de son histoire, nous a laissé un récit intéressant du règne de Polycrate, de ses relations avec Amasis, roi d'Égypte, de l'épisode de son anneau, et enfin de sa mort déplorable à la suite de la trahison d'Orétès, satrape de Lydie, qui le fit mettre en croix (1re année de la 64e Olympiade; 524 avant J.-C.)[9].
[1] Polyani, Stratagemata, I, 23; Hérodote, III, 39.
[2] Athénée, II, 10.
[3] Diodore, I, 95.
[4] Aristote, De Républ., V, II.
[5] Barthélemy, Anacharsis, LXXIV.
[6] Plutarque, Périclès; Hésychius, Σαμιακος τροπος.
[7] Hérodote, III, 39.
[8] Idem, III. 39.
[9] Idem, III, 40 et suiv., 120-126.
Mercure, dieu actif du commerce et du vol, eut un temple fameux chez les Samiens, dès une époque très reculée. Léogoras, un des plus anciens rois-pirates de Samos, au retour de son exil de dix années à Anæa, sur les côtes de Carie, en face de Samos, le lui avait élevé, et, en mémoire des pillages et de la piraterie qui avaient été sa seule ressource, il fut admis que pendant les fêtes et les jours consacrés, on se volerait réciproquement. Ce Mercure était surnommé «Joyeux» (Χαριδότης)[1].
Samos a fourni un type de prince-pirate, elle en a un second, celui de marchand-aventurier. Un négociant samien, nommé Colæos, voulut faire voile vers l'Égypte au moment où venaient de commencer, sous Psamétik, les relations de ce pays avec la Grèce. Des vents de l'est le jetèrent vers l'île de Platée, en Libye, et de là l'emportèrent dans l'Océan, à travers le détroit de Gadès. Hérodote, en racontant ce fait, ajoute avec intention que Colæos fut conduit par une main divine. Il aborda (en 642 ou 641 avant J.-C.) à Tartessus, la Tarsis des Phéniciens et des prophètes hébreux, et révéla à ses compatriotes la splendeur de ce grand établissement tyrien, situé en Ibérie, à l'embouchure du fleuve Bœtis (le Guadalquivir). Les profits de Colæos, au retour de ce voyage aventureux, furent si considérables que la dîme de son gain s'élevant à six talents (à peu près 32,400 fr.), il fit fabriquer un vase d'airain, en forme de cratère argolique, orné de têtes de griffons et soutenu par trois grandes statues d'airain de sept coudées, que l'on voyait dans le temple de Junon, la grande déesse samienne[2]. Ce ne fut pas seulement l'importance des bénéfices imprévus qui en résultèrent pour la ville ibérienne de Tartessus, mais aussi la découverte d'espaces inconnus, l'accès dans un monde nouveau qu'on ne faisait qu'entrevoir à travers les nuages de la fable, qui donnèrent du retentissement et de l'éclat à cet événement, partout où, dans la Méditerranée, la langue grecque était entendue. On voyait pour la première fois, au delà des colonnes d'Hercule, à l'extrémité occidentale de la terre, sur le chemin de l'Élysée et des Hespérides, ces eaux primitives et sombres «mare tenebrosum» qui entouraient la terre, et d'où l'on voulait encore à cette époque, faire descendre tous les fleuves[3].
Dans toutes les îles helléniques la piraterie fut exercée comme à Samos. On retrouvera la plupart des Cyclades et des Sporades dans l'histoire de la piraterie. Pendant des siècles les corsaires se sont embusqués dans les petits ports, dans les criques, dont les rivages de ces îles abondent, pour tomber sur les navires marchands, comme les bêtes fauves sortent de leurs antres sauvages pour attaquer les troupeaux et les pasteurs.
[1] Plutarque, Quæst. gr. 55; Pausanias, VII. 4.
[2] Hérodote, IV, 152.
[3] A. de Humboldt, Cosmos, II, 2, p. 1.
CHAPITRE VII
LA PIRATERIE GRECQUE.—SALAMINE.—ÉGINE.
L'histoire grecque depuis les temps historiques jusqu'aux guerres médiques est riche en brigandage et en violences commises par les différents peuples qui envahissaient la Péninsule. Pendant presque toute la durée du siècle qui suivit la prise de Troie, la Grèce fut extrêmement agitée par les dissensions existant dans les familles souveraines, principalement dans celles de Pélops, et par les invasions des tribus du nord, surtout par celles des Doriens qui occupèrent le Péloponèse avec les Héraclides, quatre-vingts ans après la prise de Troie. Quelles guerres ont été plus cruelles, plus horribles, que les guerres de Messénie et que celles des Crisséens? Pendant que Sparte, soumise aux lois de Lycurgue, organisait la plus forte armée de terre de la Grèce, Corinthe devenait de son côté la première puissance maritime de cette contrée; elle possédait une flotte qui pouvait rivaliser avec les flottes des Samiens et des Phocéens, ces derniers fondateurs de Marseille et vainqueurs des Carthaginois.
Si, d'après Thucydide[1], les Athéniens furent les premiers parmi les Grecs, qui prirent des mœurs plus douces, il n'en est pas moins vrai que, à l'origine, ils exercèrent la piraterie comme tous les autres peuples de la Méditerranée. J'ai rappelé la peine sévère que leur infligea Minos pour venger le meurtre de son fils dont les Athéniens s'étaient rendus coupables. Thésée, frappé de l'ordre admirable de la législation crétoise, avait introduit de salutaires réformes dans l'Attique, mais la forme du gouvernement établie par le héros athénien éprouva plus tard de grandes altérations. Comme Démosthène l'a dépeint en traits énergiques, les magistrats pillaient le trésor et les temples, le riche tyrannisait le pauvre, le pauvre alarmait continuellement la sûreté du riche; la rapacité des créanciers ne connaissait aucunes bornes; ils contraignaient les débiteurs insolvables à cultiver les terres qu'ils possédaient, à faire le service des animaux domestiques, à livrer leurs fils et leurs filles pour les exporter et les vendre à l'étranger. La partie de la population qui habitait sur le bord de la mer se livrait à une piraterie effrénée. Ce fut l'exercice de cette profession qui fit naître une rivalité acharnée entre Athènes et Mégare. Ces deux villes se disputaient, de temps immémorial, la possession de l'île de Salamine, riche en pins (d'où son antique nom de Pityussa), pour construire les navires, et surtout admirablement située au fond du golfe Saronique et séparée de la côte par un canal de 1800 mètres de large. Placée sur le trajet des vaisseaux qui se rendaient au port de Cenchrée ou qui se dirigeaient de Corinthe en Égypte ou en Asie-Mineure, elle était un poste important d'attaque et un refuge assuré pour ceux qui guettaient une proie à saisir au passage ou fuyaient devant un ennemi plus fort.
[1] Hérodote, I, 6.
En 612 avant J.-C., les Mégariens enlevèrent Salamine aux Athéniens, leurs rivaux; ceux-ci firent de grands efforts pour la reprendre, mais découragés par des échecs répétés, ils y renoncèrent entièrement et même décrétèrent, sous peine de mort, de jamais rien proposer, ni par écrit ni de vive voix, pour en revendiquer la possession. Solon résolut de relever le courage de ses concitoyens. Indigné d'une telle humiliation, et voyant d'ailleurs que les jeunes gens ne demandaient qu'un prétexte de recommencer la guerre et n'étaient retenus que par la crainte de la loi, il imagina de contrefaire le fou et fit répandre dans la ville, par les gens mêmes de sa maison, qu'il avait perdu la raison. Mais il avait composé en secret une élégie, et, un jour, il sortit brusquement de chez lui, un chapeau sur la tête[1], et courut à la place publique. Le peuple l'y suivit en foule, et là, Solon, monté sur la pierre des proclamations publiques, chanta son élégie, qui commence ainsi:
Ce poème est appelé Salamine et contient cent vers que Plutarque dit d'une grande beauté. Quand Solon eut fini, ses amis applaudirent: Pisistrate surtout encouragea si bien les Athéniens que le décret fut révoqué, la guerre déclarée, et Solon nommé général.
Solon résolut de s'emparer de Salamine au moyen d'un stratagème de corsaire audacieux. Il fit voile, avec Pisistrate, vers Coliade[2], où il trouva toutes les femmes athéniennes rassemblées pour faire à Cérès un sacrifice solennel. De là, il envoie à Mégare un homme de confiance qui se donne pour un transfuge, et qui propose aux Mégariens, s'ils veulent s'emparer des premières citoyennes d'Athènes, de partir avec lui pour Coliade. Les Mégariens, avides d'un bon coup de main, dépêchent à l'heure même un vaisseau rempli de soldats. Solon, ayant vu le navire sortir de Salamine, fait retirer les femmes et accoutre de leurs vêtements, de leur coiffure, de leurs chaussures, les jeunes gens qui n'avaient encore point de barbe. Ceux-ci cachent des poignards sous leurs robes et vont, d'après son ordre, jouer et danser sur le rivage jusqu'à ce que les ennemis soient descendus à terre et que le vaisseau ne puisse échapper. En effet, les Mégariens, abusés par ce spectacle, débarquent et se précipitent à l'envi pour enlever les prétendues femmes; mais ils furent tous tués sans exception. Les Athéniens firent voile aussitôt vers l'île et s'en emparèrent. D'autres, ajoute Plutarque, prétendent que ce fut un autre moyen de surprise qu'employa Solon. L'oracle de Delphes, consulté par lui, aurait répondu:
En suite de cette réponse, Solon passa la nuit à Salamine et immola des victimes aux héros Périphémus et Cychrée, anciens rois de l'île. Les Athéniens lui donnèrent 300 volontaires, auxquels ils avaient assuré, par un décret, le gouvernement de Salamine s'ils s'en rendaient les maîtres. Solon les embarqua sur un certain nombre de bateaux-pêcheurs, escortés par une galère à trente rames, et fit jeter l'ancre vers une pointe de terre qui regarde l'Eubée. Les Mégariens qui étaient à Salamine n'avaient eu, sur sa marche, que des avis vagues et incertains: ils coururent aux armes en tumulte et envoyèrent un vaisseau à la découverte. Ce vaisseau s'approcha de la flotte des Athéniens et fut pris. Solon mit sous bonne garde les Mégariens qui le montaient, et les remplaça par les plus braves de sa troupe. Il leur enjoignit de cingler vers Salamine, en se tenant le plus couverts qu'ils pourraient; il prit lui-même quelques-uns de ses soldats et s'en fut attaquer par terre les Mégariens. Pendant le combat, les Athéniens du vaisseau surprirent Salamine et s'y établirent. Il y a des usages qui semblent confirmer ce récit. Tous les ans un navire partait d'Athènes et se rendait sans bruit à Salamine. Des habitants de l'île venaient au-devant du navire, tumultueusement, en désordre, et un Athénien s'élançait sur le rivage, les armes à la main et courait, en jetant de grands cris, du côté de ceux qui venaient de la terre. C'était au promontoire de Sciradium, et l'on voyait encore, du temps de Plutarque, non loin de là, un temple dédié à Mars, que Solon fit bâtir après avoir vaincu les Mégariens.
[1] C'était la coutume des malades, et le chapeau est une des prescriptions médicales recommandées par Platon dans le 3e livre de la République.
[2] Promontoire de l'Attique, près du port de Phalère.
[3] Les Athéniens tournaient les morts du côté du couchant, et les Mégariens les tournaient du côté du levant.
Tous ceux qui n'avaient pas péri dans le combat restèrent libres par le bénéfice d'un traité. Les Mégariens irrités de la perte de Salamine, cherchèrent à s'en venger en substituant l'artifice à la force; ils préparèrent en secret un armement pour enlever, à la faveur des ténèbres, les femmes athéniennes pendant la célébration nocturne des sacrifices d'Éleusis. Pisistrate, averti de ce dessein, se mit en embuscade avec la jeunesse d'Athènes. Les Mégariens qui ne se croient pas découverts, débarquent sans obstacle; mais, au moment de faire leur coup, ils sont surpris, enveloppés et taillés en pièces. Pisistrate profite de sa victoire, met les femmes athéniennes sur les vaisseaux mégariens et cingle avec sa troupe vers Mégare. Les habitants de la ville, apercevant leurs vaisseaux chargés de femmes d'Athènes, courent en foule sur le rivage pour féliciter leurs concitoyens de l'heureux succès de leur expédition. Pisistrate profite de l'erreur, se jette sur eux, les passe presque tous au fil de l'épée, et il s'en faut peu qu'il ne s'empare de Mégare. Les deux peuples continuèrent à se faire réciproquement tous les maux qu'ils purent, mais à la fin ils prirent les Lacédémoniens pour arbitres, et Salamine fut définitivement attribuée à Athènes[1].
Les mêmes actes de piraterie de peuple à peuple se retrouvent dans la lutte qui eut lieu entre Athènes et Égine.
Située au milieu du golfe Saronique, l'île d'Égine, l'ancienne Œnone, était à quelques heures des villes les plus florissantes de la Grèce, le Pirée, Éleusis, Mégare, Corinthe, Épidaure, Trézène. Elle est protégée par un rempart d'écueils qui forment une fortification naturelle sortie des flots à la voix d'Éaque, suivant la tradition mythique rapportée par Pausanias[2]. Elle a devant elle, du côté de la mer, les Cyclades, la Crète, Rhodes et Chypre, placées entre la Grèce et l'Asie. Elle se trouvait ainsi sur la route que suivaient les nombreux navires qui allaient des îles de l'Archipel au continent de la Grèce, et du continent dans des îles de la Méditerranée et aux entrepôts de la mer Noire. Outre les avantages de leur position, les Éginètes étaient encore poussés vers les entreprises maritimes par le peu d'étendue et de fertilité de leur territoire. Aussi les voit-on tourner de bonne heure leurs efforts vers la navigation. A l'époque de la guerre de Troie, ils possédaient déjà une forte marine, et leurs navires peints en noir, allèrent à cette fameuse expédition sous la conduite du vaillant Dioméde[3]. Égine eut bientôt sur les autres puissances de la Grèce une supériorité maritime qu'elle dut à la hardiesse de ses marins et à l'habileté de ses constructeurs. Tandis que les autres Grecs n'avaient que des vaisseaux ronds, Égine possédait des galères longues, à grandes rames et dont la proue et la poupe étaient travaillées avec un art assez avancé[4]. Le négoce maritime était aussi développé à Égine qu'à Corinthe. Égine dont les habitants ne méprisaient d'ailleurs aucun moyen de s'enrichir, avait aussi donné à la fabrication et au commerce des poteries une extension qui lui valut dans l'antiquité l'épithète de χυτροπωλις «marchande de marmites[5]». Les Éginètes fondèrent Cydonie, dans l'île de Crète, et une colonie chez les Ombrici, en Italie[6]. En Égypte, Amasis leur fit don du port de Naucratis, situé près de la bouche Canopique[7], qui devint une République grecque, gouvernée par des magistrats indépendants. Les Éginètes se rencontrèrent dans les eaux de Naucratis avec les Samiens, leurs rivaux sur mer. Ils en vinrent aux prises, et les proues des navires samiens, qui représentaient des sangliers, capturées dans un combat naval (518 av. J.-C.) et consacrées à Égine, dans le temple de Minerve, attestaient que les Éginètes avaient eu l'avantage dans la lutte[8]. Naucratis fut désormais le seul port ouvert en Égypte aux étrangers. Lorsqu'un navire marchand poursuivi par les pirates, assailli par la tempête ou contraint par quelque accident de mer, abordait sur un autre point de la côte, son capitaine devait se présenter devant la magistrature plus proche, afin d'y jurer qu'il n'avait pas violé la loi de son plein gré, mais forcé par des motifs impérieux. Si l'excuse paraissait valable, on lui permettait de faire voile vers la bouche Cinopique; quand les vents ou l'état de la mer s'opposaient à ce qu'il partît, il pouvait embarquer sa cargaison sur des bateaux du pays et la transporter à Naucratis par les canaux du Delta[9]. Cette disposition de loi fit la fortune de cette ville qui devint rapidement un des entrepôts les plus considérables du monde ancien[10].