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La piraterie dans l'antiquité

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[1] Plutarque, Vie de Solon.

[2] II.

[3] Homère, Iliade, I, 562 et suiv.

[4] Thucydide, I, 14.

[5] Julius Poliux, Onomasticon, VII, 197.

[6] Strabon, VIII, 376.

[7] Hérodote, II, 178; Athénée, IV, 149; Letronne, Civilis égypt., II, 12.

[8] Hérodote, III, 59.

[9] Hérodote, II, 179.

[10] Maspéro, Histoire ancienne, p. 527.

C'est à Égine que furent frappées, en 895 av. J.-C. les plus anciennes médailles grecques que nous connaissions. Les riches marchands de l'île favorisèrent les beaux-arts, qui déjà au VIe siècle, atteignirent une grande perfection. Égine fut pendant un certain temps le centre de l'art grec, et donna son nom à une école dans laquelle on remarque Smilis, inventeur de la sculpture sur bois, Glaucias, qui fit les statues de plusieurs athlètes vainqueurs, Myron, auteur de la statue d'Hécate, ornant le temple de cette déesse dans l'île, Onatas, sculpteur et peintre qui n'est inférieur, dit Pausanias, à aucun des artistes qui sont sortis de l'école d'Athènes, fondée par Dédale. L'art éginétique semble se distinguer surtout par un caractère plus réaliste que celui d'Athènes, il n'a jamais atteint l'idéal de Phidias[1].

La fortune d'Égine devint la cause de ses malheurs et de sa ruine. Colonie d'Épidaure, elle en avait reconnu la souveraineté: les procès des Éginètes étaient jugés par les Épidauriens[2]. Mais bientôt l'opulente colonie allait se révolter contre la métropole, ravager son territoire, enlever ses dieux et, du même coup, commencer contre Athènes cette guerre implacable qui, née avec la haine de la race dorienne contre la race ionienne, devait traverser l'invasion médique et ne se terminer que par l'anéantissement des Éginètes (460 à 505 avant J.-C.).

[1] Pausanias, II, 32; V, 9, 11, 14, 17, 22, 23, 27; VIII, 42, 53; X, 4, 5, 9.—Histoire de l'art grec d'après les marbres d'Égine, et la description de la Glyptothèque de Munich, dans le livre de H. Fortoul, De l'art en Allemagne.—About, Mém. sur Égine, Arch. des missions scientif. et littér., t. III.—Ch. Garnier, L'île d'Égine, Revue de l'Orient, mai 1837; A travers les arts, p. 826, Paris, 1869; et sur le Temple d'Égine, Revue archéologique, 1854.

[2] Hérodote, V, 83.

Le stimulant de la nécessité, la ruse, le vol, la piraterie, l'emploi permanent de la force caractérisent la lutte entre Égine et Athènes. C'est à ce titre que cette guerre, ou plutôt cette piraterie de peuple à peuple, rentre dans le cadre de cette histoire. Un motif religieux servit de prétexte aux hostilités. Les Épidauriens, affligés de la grande stérilité de leur territoire, consultèrent l'oracle de Delphes, qui leur ordonna d'ériger à Damia et à Auxésia, divinités qui étaient les mêmes que Cérès et Proserpine, des statues sculptées en bois d'olivier. Les Épidauriens, persuadés que les oliviers de l'Attique étaient les plus sacrés, demandèrent aux Athéniens d'emprunter cette offrande à leur sol. Les Athéniens y consentirent, à la condition que, tous les ans, les Épidauriens amèneraient des victimes à Minerve Polias et à Erechtée[1]. Ce pacte religieux et politique était observé, lorsque les Éginètes, devenus maîtres de la mer, profitèrent de leur puissance pour armer une flotte, exercer la piraterie et ravager le territoire d'Épidaure, leur métropole. Dans une de leurs expéditions, ils enlevèrent les statues consacrées, les transportèrent chez eux et les placèrent au centre de leur territoire, en un lieu appelé Œa, environ à vingt stades de leur ville. Ils consacrèrent à chacune des déesses des chorèges et instituèrent en leur honneur des sacrifices et des chœurs de femmes qui s'adressaient des invectives[2]. Depuis l'enlèvement des statues, les Épidauriens avaient cessé de payer aux Athéniens le tribut établi. Aux menaces d'Athènes, Épidaure répondit que tant qu'elle avait possédé les statues sacrées, les engagements avaient été remplis, mais que désormais les Éginètes, qui les avaient ravies, devaient payer le tribut. Les Athéniens envoyèrent alors à Égine des ambassadeurs qui n'obtinrent aucune satisfaction[3]. Une flotte athénienne opéra une descente dans l'île; mais les Éginètes, avertis des projets de l'ennemi, firent alliance avec les Argiens et tombèrent à l'improviste sur les Athéniens, au moment où ceux-ci, croyant ne rencontrer aucune résistance, avaient passé des cordes autour des statues, et cherchant à les enlever de leur base, les avaient fait tomber à genoux, posture, ajoute Hérodote, qu'elles ont conservée depuis cette époque. Les dieux, irrités d'une telle profanation, firent trembler la terre sous les pas de l'armée sacrilège, qui fut anéantie aux lueurs de la foudre. Un seul homme survécut pour aller annoncer à Athènes la vengeance céleste; et encore, pour que l'expiation fût complète, les femmes de ceux qui avaient été de l'expédition s'attroupèrent autour de l'unique survivant, et, lui demandant compte de la mort de leurs maris, le firent périr en le piquant avec les agrafes de leurs robes. L'atrocité de cette action parut aux Athéniens plus déplorable que leur défaite même, et, ne sachant quelle punition infliger aux coupables, ils les obligèrent à prendre les habits de lin des Ioniennes. Elles avaient porté jusqu'alors le costume dorien. Les Argiens et les Éginètes, au contraire, en souvenir de cette action, décidèrent qu'à l'avenir leurs femmes porteraient des agrafes une fois et demie plus grandes qu'auparavant: que la principale offrande des femmes aux déesses consisterait en agrafes consacrées, et que, dans la suite, on n'offrirait aucune chose qui vînt de l'Attique, pas même un vase de terre[4].

[1] Hérodote, V, 82.

[2] Idem, V, 83.

[3] Hérodote, V, 84.

[4] Hérodote, VI. 90-93.

Après la réduction de Chalcis, en Eubée, par les Athéniens, les Thébains cherchèrent à tirer vengeance de leur défaite et s'unirent aux Éginètes, qui dévastèrent les côtes de l'Attique. Une trêve suspendit pendant trente ans les hostilités. La guerre recommença en 491 avant J.-C. par un coup de main audacieux des Éginètes. S'étant placés en embuscade, ils enlevèrent, à la hauteur du promontoire Sunium, la Théoris, cette galère à cinq rangs de rames qui allait périodiquement à Délos accomplir le vœu de Thésée, et jetèrent aux fers les premiers citoyens d'Athènes qui la montaient[1]. Les Athéniens mirent tout en œuvre pour se venger de cet attentat. Ils soulevèrent la démocratie d'Égine contre l'oligarchie qui était à la tête du gouvernement. Nicodrome, un banni d'Égine, instruit du projet des Athéniens, leur promit de leur livrer sa patrie. La flotte des Athéniens, forte de soixante-dix navires, n'osa cependant livrer bataille à celle d'Égine. Nicodrome, quoique maître de la vieille ville, s'enfuit sur une barque à Sunium, en voyant l'inaction des Athéniens. L'insurrection fut écrasée par l'aristocratie éginète. Sept cents hommes du peuple furent conduits au supplice. Un sacrilège, commis à ce moment, laissa parmi les Grecs un long et odieux souvenir. Un des insurgés que l'on menait à la mort s'échappa et se réfugia dans le temple de Cérès-Thesmophore. Il saisit le marteau de la porte et s'y tint fortement attaché. Les exécuteurs réunirent tous leurs efforts pour lui faire lâcher prise. Comme on n'y pouvait réussir, on scia au fugitif ses mains suppliantes qui restèrent suspendues à la poignée de la porte pendant que le malheureux fut traîné au dernier supplice[2]. La lutte continua entre les deux peuples. Après quelques succès, les Athéniens éprouvèrent un désastre sur mer: quatre de leurs vaisseaux furent enlevés avec tous leurs équipages par les Éginètes.

Ce fut pendant ces alternatives de victoires et de défaites des deux puissances rivales que Darius envoya demander aux Grecs la terre et l'eau, en signe de soumission, et que commença la lutte mémorable entre la Grèce et la Perse.

[1] Idem, V, 85-88.

[2] Hérodote, VI, 90-93.


CHAPITRE VIII
LE MONDE ORIENTAL A L'ÉPOQUE DES GUERRES MÉDIQUES.

Les historiens grecs ont attribué à la seule ambition des monarques de l'Orient l'origine de leurs invasions en Asie-Mineure et en Grèce, mais l'étude de l'état social des populations dans ces antiques époques, la recherche des causes véritables, le plus souvent multiples et diverses, dont les événements procèdent, l'analyse des mœurs, des intérêts matériels, du tempérament et du génie propres à chaque race démontrent bien vite que le problème est plus complexe, et que l'ambition seule n'a pas été l'unique mobile de ces invasions.

Un rapide coup d'œil sur l'histoire orientale est nécessaire pour saisir le véritable caractère de la lutte mémorable qui eut lieu entre une grande nation à son déclin et une autre nation à l'aurore de ses destinées. La piraterie a joué un grand rôle à cette époque; inhérente à la condition sociale des populations maritimes, elle apparaît dans les migrations comme un moyen de se procurer les choses nécessaires à la vie, dans les rivalités entre les peuples, dans les guerres et dans les conquêtes, comme le principe même de ces événements. Ce fut peut-être la piraterie ionienne et athénienne plus encore que l'ambition de Darius qui décida ce monarque à envahir la Grèce.

J'ai dit que les Sidoniens et les Phéniciens avaient pratiqué la piraterie dans le sens le plus absolu de ce mot; il en fut de même chez la plupart des races du monde antique qui semblent s'être toutes donné rendez-vous en Asie-Mineure. Au début de l'histoire, on y trouve les Méoniens, les Tyrséniens, les Troyens, les Lyciens, établis en tribus sur les côtes. Quelques-unes de ces peuplades, attirées par les profits de la piraterie, finirent par quitter le pays pour chercher fortune au loin. C'est l'époque des grandes migrations maritimes des peuples de l'Asie-Mineure.

Sous le roi Atys, fils de Manès, une famine cruelle désola toute la Lydie. Le peuple la supporta d'abord courageusement, mais ensuite comme elle persistait, il chercha des adoucissements; chacun s'ingénia d'une manière ou d'autre. Ce fut alors que les Lydiens inventèrent les dés, les osselets et tous autres jeux de cette sorte. Voici comment ils les employèrent contre la famine: de deux journées, ils en passaient une tout entière à jouer, afin de ne point songer à prendre de nourriture; pendant l'autre, ils suspendaient les jeux et mangeaient. Grâce à cet expédient, dix-huit années s'écoulèrent; cependant le mal loin de cesser s'aggrava. Alors le roi fit du peuple deux parts, puis il tira au sort laquelle resterait, laquelle quitterait la contrée, se déclarant le chef de ceux qui demeureraient, et plaçant à la tête de ceux qui émigreraient son fils, nommé Tyrsénos. Ces derniers se rendirent à Smyrne, construisirent des vaisseaux, y mirent tout ce que requérait une longue navigation et voguèrent à la recherche d'une terre qui pût les nourrir. Ils côtoyèrent nombre de peuples; finalement ils abordèrent en Ombrie (Italie), où ils bâtirent des villes. Ils changèrent leur nom de Lydiens pour prendre celui du fils de leur roi, et depuis lors, ils s'appelèrent Tyrséniens[1]. L'émigration dont parle Hérodote est exacte; la découverte des monuments Tyrséniens ou Tyrrhéniens, en est une preuve évidente, mais cette émigration ne se fit pas en une seule fois, ni dans la seule direction de l'Italie. Elle se prolongea pendant près de deux siècles, du temps de Séti Ier au temps de Ramsès III, et porta sur les régions les plus diverses. On trouve, en effet, les pélasges tyrrhéniens à Imbros, à Lemnos, à Samothrace, dans les îles de la Propontide, à Cythère, et dans la Laconie. Vers la fin du règne de Séti Ier (19e dynastie), les Shardanes et les Tyrséniens débarquèrent sur la côte d'Afrique et s'allièrent aux Libyens. Comme ils ne vivaient que de brigandages, Ramsès II (Sésostris), fils de Séti Ier, les attaqua, les battit, et les survivants retournèrent en Asie-Mineure, emportant un tel souvenir de leur défaite que l'Égypte fut à l'abri de leurs incursions pendant près d'un siècle. Sous le règne de Ménéphtah (Phéron d'Hérodote), successeur du grand Ramsès Méïamoun (Sésostris), les Tyrséniens et les Shardanes, grossis des Lyciens, des Achéens et des Shakalash, débarquèrent de nouveau sur la côte de Libye et furent encore battus[2]. Sous Ramsès III (20e dynastie), les Tyrséniens, les Danaens, les Teucriens, les Lyciens et les Philisti, tentèrent une autre expédition contre le Delta. Les uns montés sur des navires devaient attaquer les côtes; les autres devaient traverser la Syrie entière et assaillir les forteresses de l'isthme. Deux grands combats, l'un sur terre et l'autre sur mer, furent livrés à la fois sous les murs d'un château fort appelé la Tour de Ramsès III, près de Péluse. Ramsès fut vainqueur. Nous avons un magnifique récit de la bataille: «Les embouchures du fleuve étaient comme une mer puissante de galères, de vaisseaux, de navires de toute sorte, garnis de la proue à la poupe de vaillants bras armés. Les soldats d'infanterie, toute l'élite de l'armée d'Égypte, étaient là comme des lions rugissants sur la montagne; les gens de chars, choisis parmi les plus rapides des héros, étaient guidés par de nombreux officiers, sûrs d'eux-mêmes. Les chevaux frémissaient de tous leurs membres et brûlaient de fouler aux pieds les nations. Pour moi, dit Ramsès, j'étais comme Month le Belliqueux: je me dressai devant eux, et ils virent l'effort de mes mains. Moi, le roi Ramsès, j'ai agi comme un héros qui connaît sa valeur et qui étend son bras sur son peuple au jour de la mêlée. Ceux qui ont violé mes frontières ne moissonneront plus sur la terre, le temps de leur âme est mesuré pour l'éternité... Ceux qui étaient sur le rivage, je les fis tomber étendus au bord de l'eau, massacrés comme des charniers; (je chavirai) leurs vaisseaux, leurs biens tombèrent dans les flots»[3]. Cette grande victoire fut décisive; on ne vit plus les Shardanes, les Tyrséniens, les Lyciens, débarquer en masse sur les côtes d'Afrique. Le courant de l'émigration asiatique, tourné contre la vallée du Nil, pendant cent cinquante ans au moins, reprit sa route vers l'ouest et arriva en Italie à la suite des colonies phéniciennes. Les Tyrséniens prirent terre au nord de l'embouchure du Tibre; les Shardanes occupèrent la grande île qui fut plus tard appelée Sardaigne. Il ne resta bientôt plus en Asie et en Égypte que le souvenir de leurs déprédations et le récit légendaire qui les avait conduits des côtes de l'archipel aux côtes de la Méditerranée occidentale[4]. Dans la mer Égée, les Sidoniens, au temps des Juges, virent leur colonisation arrêtée par l'envahissement des Grecs; chassés de la Crète et des Cyclades, ils ne gardèrent plus que certains postes importants tels que Rhodes, Mélos, Thasos, Cythère, au débouché des grandes voies maritimes. Ils étendirent au loin le cercle de leur navigation; de Grèce et d'Italie ils passèrent en Sicile; puis à Malte et en Afrique. Kambé s'éleva sur l'emplacement où fut plus tard Carthage, et Utique non loin de là[5].

[1] Hérodote, I, 94.

[2] Papyrus Anastasi, II, p. IV, l. 4; pl. V, l. 4, Cf de Rougé;—Maspéro, Hist. anc., p. 263.

[3] Greene, Fouilles à Thèbes, 1855, Cf. de Rougé, Athenæum Français, 1855; Chabas, Études sur l'antiquité historique, p. 250-288; Maspéro, Hist. anc., p. 263-264.

[4] Maspéro, Hist. anc., p. 266.

[5] Movers, Die Phœnizier, t. II.

L'Égypte qui s'était si vaillamment défendue contre les envahisseurs venus par mer, ne put résister aux Assyriens qui en firent la conquête sous la dynastie des Sargonides, en l'an 672 avant J.-C. Sémiramis (1916-1874) avait créé la marine assyrienne. Quelques auteurs lui attribuent l'invention des galères et rapportent qu'elle en fit construire trois mille, armées d'éperons de cuivre, à la tête desquelles elle entreprit de soumettre les Indes. Les Assyriens exerçaient la suzeraineté sur la Phénicie d'où ils tiraient une quantité considérable d'ouvriers habiles et d'excellents marins qu'ils transportaient sur le golfe Persique qui baignait leur empire au sud. Tyr devenue «la reine de la mer» essaya bien de conquérir son indépendance, mais elle succomba sous les coups de Nabuchodonosor II, en 572. La ruine entière de la monarchie assyrienne suivit de près celle de Tyr, et sur les débris de ce vaste empire se fondèrent en Asie antérieure trois grands États: la Perse et la Médie, la Chaldée et enfin la Lydie.

La Lydie touchait aux nations indigènes de l'Asie-Mineure et aux colonies grecques. Elle jeta un grand éclat sous le règne du célèbre Crésus (568-554 avant J.-C.). Ce prince avait réuni à ses États les côtes de l'Asie-Mineure où se trouvaient les marins les plus renommés, les Cariens et les Ioniens. Les aventureuses expéditions de ces peuples qui avaient déjà sillonné toute la Méditerranée, lui avaient inspiré l'idée de se créer une marine pour étendre ses conquêtes sur les îles. Tout était préparé pour la construction des navires, quand Bias de Priène, suivant les uns, ou Pittacus de Mytilène, selon d'autres, vint à Sardes. Crésus lui demanda ce qu'il y avait de nouveau en Grèce; le philosophe lui répondit que «les Hellènes des îles réunissaient une cavalerie nombreuse pour envahir la Lydie.—Plût aux dieux, s'écria Crésus, que les Grecs, inhabiles dans l'art équestre, vinssent attaquer la cavalerie lydienne! la guerre serait bientôt terminée.—C'est, répartit le philosophe, comme si les Lydiens, inexpérimentés dans la marine, attaquaient les Grecs par mer». Le roi, éclairé par cette réponse, abandonna ses constructions navales et contracta avec les Ioniens des îles des liens d'hospitalité[1]. Ce fut alors que brillèrent en Lydie les Grecs Thalès de Milet, Bias de Priène, Cléobule, Solon, Ésope, qui tous vécurent dans l'intimité de Crésus. Ce prince opulent et généreux consacra des offrandes somptueuses dans les différents temples de l'Hellade, dans celui d'Apollon Branchides, près de Milet, dans ceux d'Artémis à Éphèse et de Zeus Ismênios à Thèbes de Béotie, dans le sanctuaire d'Apollon Delphien et dans celui du héros Amphiaraos[2]. On sait comment Crésus succomba sous les coups de Cyrus, le puissant monarque persan. La prise de Sardes fut un événement terrible pour le peuple grec. Sous la domination pacifique de Crésus, il s'était fait une fusion entre les différentes races; les haines de peuple à peuple s'étaient assoupies. L'émigration devant la conquête persane fut générale; elle se répandit en Grèce, dans les îles et jusque dans les Gaules.

[1] Hérodote, I, 27.

[2] Idem, I, 46, 50.

Cyrus n'employa que des armées de terre. Xénophon, qui a écrit la vie de ce conquérant, dit bien qu'il se mit sur mer pour se rendre maître de Chypre et de l'Égypte, mais il n'entre point dans le détail de ces expéditions. Le défaut de forces navales mit des bornes à la puissance de ce roi qui fut souvent bravé par les insulaires grecs et ne put châtier les habitants des villes maritimes, parce que, à l'approche de ses troupes, ils s'enfuyaient sur leurs vaisseaux. C'est ce que firent les Phocéens, les premiers d'entre les Grecs d'Ionie qui se soient adonnés à la navigation de long cours et qui aient construit des vaisseaux à cinquante rames pour parcourir l'Adriatique, la mer Tyrrhénienne et les côtes de l'Ibérie. Cyrus avait chargé son lieutenant Harpagus de soumettre l'Ionie et d'assiéger Phocée, la principale ville de la contrée. Les Phocéens se voyant près de tomber au pouvoir des Perses, demandèrent un jour pour délibérer. L'ayant obtenu, ils l'employèrent à embarquer leurs femmes, leurs enfants, leurs meubles, les images de leurs dieux, et firent voile pour l'île de Chio. Lorsque les Perses entrèrent dans la ville, ils la trouvèrent complètement déserte. Les Phocéens, n'ayant pu s'entendre avec les habitants de Chio, résolurent de se retirer dans l'île de Cyrnos (Corse), où depuis vingt ans ils avaient bâti une ville nommée Alalia. Avant de partir ils firent une descente à Phocée, surprirent la garnison des Perses et l'égorgèrent. Ensuite, s'étant rembarqués, ils jetèrent une masse de fer dans la mer et jurèrent solennellement de ne retourner dans leur patrie que lorsque cette masse de fer reparaîtrait et flotterait sur l'eau. Mais, au moment où la flotte mettait à la voile pour Cyrnos, plus de la moitié des citoyens, attendris par l'aspect des lieux et le souvenir de leurs anciens foyers, entraînés de nouveau par l'amour de la patrie, violèrent leurs serments, retournèrent en arrière et rentrèrent à Phocée. Les autres arrivèrent à Alalia, y vécurent pendant cinq années, mais s'étant mis à exercer la piraterie dans le voisinage et à piller toutes les côtes, les Tyrrhéniens et les Carthaginois se réunirent contre eux et leur opposèrent soixante vaisseaux. Les Phocéens, de leur côté, formèrent les équipages de leurs navires au nombre de soixante, et rencontrèrent leurs adversaires dans la mer de Sardaigne. La bataille s'engagea, et les Phocéens remportèrent une victoire cadméenne[1], selon le mot d'Hérodote, car, quarante de leurs vaisseaux furent détruits et les vingt autres mis hors de service, leurs éperons étant mutilés. Les Phocéens qui tombèrent entre les mains des Carthaginois furent massacrés sans pitié. Les autres s'embarquèrent de nouveau avec leurs familles et abordèrent à Rhegium; de là, s'étant rendus en Oenotrie, ils fondèrent la ville d'Hyéla[2]. Strabon complète le récit d'Hérodote en nous apprenant que les Phocéens continuant leurs pérégrinations vinrent sur les côtes méridionales de la Gaule et fondèrent Massalia (Marseille)[3].

[1] Aussi funeste aux vainqueurs qu'aux vaincus. Allusion au combat d'Étéocle et de Polynice, descendants de Cadmus, qui périrent tous deux.

[2] Hérodote, I, 163-167.

[3] Strabon, IV, 179.

Les habitants de Téos se dérobèrent par le même moyen à la fureur d'Harpagos, et s'enfuirent en Thrace où ils bâtirent la ville d'Abdère. Les Cauniens, les Cariens, les Lyciens et les Cnidiens furent soumis par le lieutenant de Cyrus.

Le règne de Cambyse (530-522 avant J.-C.) pesa sur les Grecs de l'Asie-Mineure par une demande incessante de recrues pour ses expéditions contre les rois d'Assyrie et d'Égypte. Les contingents tirés de Samos et de la Carie étaient surtout d'un grand avantage pour Cambyse qui trouvait dans ces populations autant de matelots habiles que d'intrépides soldats. C'est à leur tête qu'il vainquit Psamétik III, près de Péluse, s'empara de l'Égypte et fit une expédition en Éthiopie. Il voulut avec sa flotte faire la guerre aux Carthaginois, mais les Phéniciens refusèrent de combattre contre une de leurs colonies qu'ils s'étaient obligés par serment de protéger et de défendre. Ce refus sauva Carthage. Tout l'ancien monde oriental se trouva pour la première fois réuni sous un même sceptre.

Le successeur de Cambyse, Darius fils d'Hystape, favorisa la marine. On sait que sur ses ordres le Carien Scylax, qui avait fait dans sa jeunesse différentes excursions dans la Méditerranée, descendit l'Indus, déboucha dans la mer Érythrée, et arriva, après trente mois, dans un port du golfe Arabique, d'où sept cents ans auparavant, étaient partis les Phéniciens qui, sous Néko, avaient fait le tour de l'Afrique[1]. Ce voyage est resté célèbre dans les annales de la géographie. C'est aussi grâce à sa flotte puissante que Darius put établir, roi à Samos, Syloson[2], frère du célèbre Polycrate.

Hérodote raconte longuement[3] comment Darius fut amené à concevoir la conquête de la Grèce; la fuite du médecin Démocédès qui trompa Darius pour revoir Crotone, sa patrie, et le désir d'Atossa, femme du monarque, d'avoir parmi ses esclaves des Lacédémoniennes, des Corinthiennes et des Athéniennes, ne sont, comme l'a très bien fait remarquer Duruy[4], que de puérils incidents. Le fait certain c'est que Darius chargea Démocédès et plusieurs personnages considérables parmi les Perses, de parcourir toutes les côtes de la Grèce. Démocédès et ses compagnons partirent pour Sidon où ils équipèrent deux trirèmes et un vaisseau marchand plein d'objets précieux, ce qui prouve bien que cette mission n'était pas envoyée dans un but hostile. Ils firent voile pour la Grèce, ne s'écartèrent point des côtes qu'ils observèrent et décrivirent, comme Scylax l'avait fait en Asie. Ils en avaient vu la plus grande partie et les lieux les plus renommés, quand ils abordèrent à Tarente, en Italie. Aristophilide, roi des Tarentins, d'intelligence avec Démocédès, enleva les gouvernails des navires et retint les Perses à titre d'espions. Démocédès se retira à Crotone, et Aristophilide qui n'avait plus de prétexte pour garder les Perses, les renvoya avec un seul vaisseau. Ceux-ci, brûlant du juste désir de se venger, allèrent à Crotone dans le dessein d'enlever le traître Démocédès. Les Crotoniates s'y opposèrent, maltraitèrent les Perses qui furent jetés ensuite avec leur vaisseau en Iapygie où ils tombèrent en esclavage. Gillus, un exilé tarentin, les délivra et les ramena en Perse où ils rendirent compte à Darius de la perfidie de Démocédès et des Grecs.

[1] Hérodote, IV, 44.

[2] Idem, III, 140-149.

[3] Idem, III, 132-138.

[4] Histoire grecque.

Darius jugea les Grecs indignes de sa vengeance. Il méditait du reste une grande entreprise contre les hordes menaçantes de la Scythie. En effet, après des préparatifs immenses, il franchit le Bosphore avec 800,000 hommes, soumit la côte orientale de la Thrace et passa le Danube sur un pont de bateaux construit par les Ioniens. Pendant qu'il pénétrait victorieusement au cœur même de la Russie, les Scythes engagèrent les Ioniens, commis à la garde du pont, à le rompre et à reconquérir leur liberté. Miltiade, tyran de Chersonèse, voulait qu'on suivit le conseil; Histiée de Milet s'y opposa, et son avis prévalut. Darius, revenu sain et sauf, rentra en Asie, après avoir laissé une partie de son armée qui soumit les tribus turbulentes de la Thrace et força le roi de Macédoine à se reconnaître tributaire[1].

L'expédition de Scythie, malgré l'opinion d'un grand nombre d'historiens, fut bien conçue et bien menée. Les Perses y gagnèrent la Thrace et surtout le respect des Scythes qui ne franchirent plus désormais les frontières de l'Empire. Darius fit peut-être reculer de plusieurs siècles les invasions des Barbares.

Une paix profonde régna pendant quelques années après cette grande expédition. La révolte d'Ionie vint la troubler pour toujours et commencer la lutte entre la Grèce et la Perse. Les Athéniens, séduits par les discours de l'ambitieux Aristagoras de Milet, qui avait fomenté cette révolte, envoyèrent vingt navires pour seconder les Ioniens. Ces vaisseaux furent, de l'aveu même d'Hérodote[2], l'origine des malheurs des Grecs et des Perses. Cinq trirèmes d'Érétrie se joignirent à la flotte des Athéniens. Les alliés entrèrent dans les eaux d'Éphèse, débarquèrent, et, après avoir remonté le Caïstre, surprirent Sardes, la pillèrent et la réduisirent en cendres. Après cet exploit de pirates, les Athéniens remontèrent sur leurs vaisseaux et retournèrent en Grèce, laissant leurs alliés se tirer comme ils pourraient du mauvais cas où ils s'étaient mis. Lorsque Darius apprit la destruction de Sardes, il lança une flèche vers le ciel, en conjurant Dieu de lui donner les moyens de se venger des Athéniens, et commanda à l'un de ses serviteurs de lui répéter chaque soir, à l'heure de son souper: «Maître, souvenez-vous des Athéniens.» Les Ioniens soutinrent la lutte et entraînèrent dans leur mouvement toutes les villes de l'Hellespont et de la Propontide avec Chalcédoine et Byzance, les Cariens et l'île de Chypre, peuples qui aspiraient à l'indépendance pour reprendre leurs anciennes habitudes de piraterie. Histiée de Milet, qui avait sauvé Darius pendant l'expédition de Scythie se révolta aussi à cause de sa parenté avec Aristagoras. Les Mityliniens lui donnèrent huit vaisseaux avec lesquels il s'installa à Byzance, faisant le métier de corsaire, capturant tous les navires qui ne voulaient pas lui obéir, pillant et dévastant les contrées voisines. Pris par les Perses dans une descente sur les côtes d'Asie, il fut mis en croix. Darius oubliant la révolte d'Histiée, réprimanda ses généraux d'avoir fait périr un homme qui lui avait été si utile quelques années auparavant.

[1] Hérodote, IV.

[2] Idem, V, 97 et suiv.

Les Ioniens, rassemblés au Panionium, décidèrent qu'on n'opposerait point d'armée aux Perses qui allaient attaquer Milet, mais qu'on réunirait toute la flotte à Lada[1]. Peu de temps après, l'escadre confédérée se trouva réunie. Chio fournit 100 vaisseaux, Lesbos 70, Samos 60, Milet 80, d'autres villes 43, en tout 353 trirèmes. Les Perses en avaient 600, mais, malgré la supériorité du nombre, ils n'osaient attaquer. Denys le Phocéen, qui se trouvait dans la flotte grecque avec ses vaisseaux, fit comprendre aux alliés qu'une discipline rigoureuse et une grande habitude des manœuvres leur assurerait le succès, et, pendant sept jours, il dressa les matelots à manier la rame, à faire toutes les évolutions et tous les exercices nécessaires soit pour l'attaque soit pour la défense. Mais, au bout de ce temps, les Ioniens efféminés se lassèrent, refusèrent d'obéir, descendirent à terre et y dressèrent des tentes. La trahison se glissa bientôt parmi eux; les Phéniciens à la tête de la flotte persane surprirent les Ioniens; les Samiens et les Lesbiens firent défection, et la flotte grecque fut battue malgré le courage héroïque des marins de Chio, et malgré la valeur de Denys qui prit trois galères ennemies. Voyant ruinées les affaires de la confédération, Denys fit voile audacieusement vers la Phénicie, coula des vaisseaux de transport, s'empara de richesses considérables et gagna la Sicile. Il passa le reste de sa vie dans ces parages, exerçant la piraterie, jamais contre les Grecs, mais contre les Phéniciens, les Tyrrhéniens et les Carthaginois[2].

[1] Ilot devant Milet.

[2] Hérodote, VI, 7-17.

Les Perses surent profiter de la victoire; leur flotte soumit l'Ionie, Chio, Lesbos, Ténédos et les peuples de l'Hellespont. Darius tourna alors ses armes contre les Athéniens et donna le commandement de sa flotte à son gendre, Mardonius. Pendant que cette flotte longeait les rives de la Macédoine, elle fut assaillie par une tempête furieuse qui jeta à la côte et brisa trois cents vaisseaux. Ce désastre ne découragea pas Darius qui voulait tirer des Athéniens une vengeance éclatante. Il mit en mer 600 trirèmes sur lesquelles il embarqua 200,000 fantassins et 10,000 cavaliers. Cette flotte sous les ordres de Datis et d'Artapherne se rendit en Ionie. De là, elle ne vogua pas droit vers l'Hellespont et la Thrace en côtoyant le continent, mais elle partit de Samos et prit par la mer Ionienne à travers les îles, afin d'éviter le mont Athos. Au sortir de cette mer, les Perses ravagèrent Naxos et les îles voisines, firent une descente dans l'Eubée, à Érétrie, et se dirigèrent enfin vers l'Attique, où ils débarquèrent leurs nombreuses troupes dans la plaine de Marathon.

J'ai cru devoir pousser jusqu'à ce point la recherche de l'origine des guerres Médiques, ne trouvant pas le sujet étranger à la piraterie que j'ai toujours entendue dans un sens large et conforme aux données de l'histoire. On peut voir par le récit que j'ai présenté que ce n'est pas l'ambition seule des Perses qui leur fit rêver la conquête de la Grèce. Dans ces antiques époques, les Grecs étaient loin d'être dans ce magnifique épanouissement de civilisation que l'on a toujours, et peut-être un peu trop, devant les yeux, aussitôt que l'on évoque quelques souvenirs de leur histoire. La Grèce était un pays pauvre, ainsi que toutes les régions de l'Europe occidentale, à l'exception de quelques rares colonies; cette proie ne devait que fort peu tenter la cupidité des opulents monarques de l'Orient. Les peuples de l'Asie étaient bien plus avancés que les Grecs dans la civilisation; ils étaient au sommet de l'échelle du progrès lorsque la Grèce n'avait pas encore seulement mis le pied sur les premiers degrés. Cela est si vrai que ce furent ceux que les Grecs appelaient des «barbares» qui les initièrent aux études scientifiques et au culte des beaux-arts. J'ai rapporté, en effet, ce que les rois d'Égypte, et Crésus, roi de Lydie, firent pour les Grecs.

Les Grecs étaient en pleine discorde lorsqu'ils reçurent l'ambassade du grand roi. Athènes et Égine se livraient une guerre acharnée; une haine féroce existait entre les Doriens et les Ioniens; dans les îles et sur le continent, c'étaient autant de petites républiques qui se disputaient la prépondérance, et qui toutes exerçaient, à l'aide d'une petite flotte, la piraterie dans leurs parages, pillant, dévastant, brûlant de tous côtés. Les naufragés eux-mêmes n'étaient pas à l'abri de la rapacité des peuplades maritimes de la Grèce; ce ne fut que bien plus tard que, grâce aux progrès de l'humanité, un naufragé put invoquer une sorte de droit inviolable en s'écriant, comme dans Euripide:

Autant, si ce n'est plus peut-être, qu'à l'époque de la guerre romaine contre les pirates, les côtes et la mer étaient infestées de corsaires; la raison en est que, dans ces temps, on ne connaissait aucun droit public; la loi du plus fort était la seule du genre humain. Des actes de piraterie et de brigandage de la part des Grecs contre les Perses, et entre autres, l'expédition des Athéniens contre Sardes, furent surtout la cause principale de l'invasion de la Grèce. Ce ne fut qu'avec la marche de la civilisation que la piraterie générale de peuple à peuple fit place aux guerres régulières. La lutte entre la Grèce et la Perse, à partir du jour où l'armée de Darius envahit la Grèce, appartient à cette dernière catégorie, et, à ce titre, elle ne peut rentrer dans notre sujet.

[1] Euripide, Hélène, V, 449.


CHAPITRE IX
LA GRÈCE APRÈS LES GUERRES MÉDIQUES.

Les temps qui suivirent les guerres médiques présentent un même caractère; il est souvent fort difficile de distinguer la piraterie de l'état de guerre. Le peuple athénien qui avait triomphé à Marathon, à Salamine, à Mycale, et qui devait à sa flotte la conservation de la patrie, résolut de conquérir l'empire de la mer. Athènes fut relevée et entourée de murs; sur l'avis de Thémistocle, on bâtit le Pirée, le plus beau port de la Grèce, et on prit la résolution de construire vingt et un navires tous les ans. On accorda des immunités et les privilèges à tous les habitants qui voudraient travailler dans l'arsenal; on attira aussi une infinité d'ouvriers habiles en leur promettant des récompenses. Enfin Thémistocle fit élever une muraille qui, dans un circuit de 60 stades, embrassait les ports du Pirée, de Phalère et de Munychie, les mettant ainsi à l'abri d'un coup de main. C'était la jeunesse d'Athènes qui gardait le Pirée pour le préserver des attaques des ennemis et des pirates. Athènes remit le commandement de ses flottes à Cimon, fils de Miltiade, qui entreprit une expédition contre les pirates de l'île de Scyros, au nord de l'Eubée. Cette île, à l'aspect sauvage et âpre, et dont les côtes sont fort découpées, était habitée par les Dolopes, gens peu entendus dans la culture de la terre et qui de tout temps exerçaient la piraterie. Ils dépouillaient même ceux qui abordaient chez eux pour y trafiquer. Des marchands thessaliens qui étaient à l'ancre à Ctésium, un des ports de Scyros, furent pillés et jetés en prison. Les captifs étant parvenus à rompre leurs chaînes et à s'évader allèrent dénoncer cette violation du droit des gens aux Amphictyons. La ville fut condamnée à dédommager les marchands des pertes qu'ils avaient subies. Le peuple refusa de contribuer sous prétexte que l'indemnité devait être payée par ceux qui avaient pillé les marchands. Les corsaires qui craignaient d'être forcés à s'exécuter avertirent Cimon et le pressèrent de venir avec sa flotte prendre possession de la ville qu'ils promettaient de lui remettre entre les mains. Cimon accourut, s'empara de l'île et en chassa les Dolopes. Pendant son séjour à Scyros, Cimon rechercha et découvrit les restes de Thésée qui furent rapportés en grande pompe à Athènes et placés dans l'admirable temple funéraire, en marbre pentélique, qui est le monument de l'ordre dorique le plus pur et sans contredit le mieux conservé non seulement de tous les temples d'Athènes et de la Grèce, mais encore de tous ceux de la Sicile et d'Italie.

Les Athéniens, se sentant fortement organisés, se livrèrent à l'ambition la plus effrénée. Après la défaite des Perses, Aristide avait été chargé de rédiger les stipulations d'alliance et de régler les obligations entre tous les Grecs du continent et des îles. Il reçut le serment des Grecs, et il jura lui-même, au nom des Athéniens; en prononçant les malédictions contre les infracteurs du serment, il jeta dans la mer des masses de fer ardentes[1]. Mais, malgré de si solennels engagements, les Athéniens furent les premiers qui se rendirent coupables d'infractions manifestement contraires au traité.

Sous prétexte d'exercer l'empire de la mer, Athènes commit des actes de piraterie et de brigandage vraiment odieux dans les entreprises contre les Carystiens de l'Eubée et surtout contre l'île de Naxos. En parlant de cette dernière, Thucydide s'exprime ainsi: «C'est la première ville alliée qui, au mépris du droit public, ait été subjuguée[2].» Après une longue résistance, les Naxiens furent vaincus, perdirent leur marine et virent raser leurs murs. Pendant le siège de Naxos, arriva dans le port le vaisseau qui portait en Asie Thémistocle proscrit. Le vent était violent; le pilote voulait jeter l'ancre pour attendre que la mer se calmât. Thémistocle se découvrit alors aux matelots, leur montra le danger qu'il courait si les Athéniens s'apercevaient de sa présence et les décida à remettre à la voile. Le grand roi fut plus généreux pour le vainqueur de Salamine que l'ingrate patrie que Thémistocle avait sauvée! Athènes envoya dans l'île de Naxos des colons qui reçurent des terres en partage et qui furent chargés de maintenir les habitants dans l'obéissance.

[1] Plutarque, Vie d'Aristide.

[2] Thucydide, I, 98, 137.

Cimon engagea les Athéniens à s'illustrer par des exploits plus dignes de leurs armes. Avec trois cents vaisseaux, il cingla du côté de la Carie et de la Lycie, et fit soulever ces provinces contre les Perses qui en furent chassés. Après ce premier succès, il grossit son armée navale de nouveaux renforts, bat complètement la flotte persane à l'embouchure de l'Eurymédon, débarque et remporte une grande victoire sur terre. Double triomphe dans la même journée (466 av. J.-C.)! Il remet à la mer, rencontre quatre-vingts vaisseaux phéniciens venant au secours des Perses dont ils ignorent la défaite; il les attaque et les prend. Poursuivant sa course, Cimon chasse les Perses de la Chersonèse de Thrace, de là, tourne vers l'île de Thasos, attaque les habitants qui voulaient conserver leur indépendance, leur prend trente vaisseaux, emporte d'assaut leur ville, acquiert aux Athéniens les mines d'or du continent voisin et s'empare de tous les pays qui étaient sous la puissance de Thasos[1]. Athènes eut alors l'empire de la mer. De grandes expéditions furent encore entreprises contre les Perses, Cimon fut toujours vainqueur, et mourut plein de gloire au siège de Citium, dans l'île de Chypre (449 av. J.-C.). Personne autant que Cimon, dit Plutarque, ne rabaissa et ne réprima la fierté du grand roi. Un traité de paix fut conclu aux conditions suivantes: «Les colonies grecques d'Asie seront indépendantes de la Perse. Les armées du grand roi n'approcheront pas à la distance d'au moins trois journées de marche de la côte occidentale. Aucun navire de guerre persan ne se montrera entre les îles Khélidoniennes et les roches Cyanées, c'est-à-dire depuis la pointe est de la Lycie jusqu'à l'entrée du Bosphore de Thrace.»

[1] Plutarque, Vie de Cimon.

Depuis longtemps déjà, les confédérés s'étaient déclarés fatigués de tant d'expéditions, ils jugeaient la guerre inutile depuis que les Perses s'étaient retirés et ne venaient plus les inquiéter; ils n'avaient d'autre désir que de cultiver leur terre et de vivre en repos; ils n'équipaient plus de navires et n'envoyaient plus de soldats. Les Athéniens les contraignirent à exécuter les traités: ils traînaient devant les tribunaux ceux qui n'obéissaient pas à leurs injonctions, les faisaient condamner à des amendes et rendaient odieuse et insupportable l'autorité de la république. Les entreprises d'Athènes contre Naxos et contre Thasos avaient soulevé contre elle la colère de Sparte; un tremblement de terre qui détruisit cette ville (465 av. J.-C.) empêcha la guerre du Péloponèse d'éclater à cette époque. La ruine d'Égine, «la paille de l'œil du Pirée», l'incendie de Gythion, le port de Sparte, la conquête de Naupacte et de Mégare, celle de Samos, la répression de l'Eubée, la guerre de Corcyre, l'envahissement enfin toujours croissant des Athéniens, armèrent contre eux tout le Péloponèse, et alors commença la cruelle guerre de vingt-sept ans entre les Grecs (431-404 av. J.-C.). Dans cette lutte si sanglante, si implacable, la guerre régulière remplaça la piraterie; ce fut un progrès au point de vue du droit public, mais la civilisation n'y eut rien à gagner. Incendies, pillages, révoltes des esclaves, trahisons, séditions fratricides et impitoyables entre le parti démocratique et le parti aristocratique, massacres, et, pour comble de malheur, comme si la nature elle-même eût voulu concourir au bouleversement et à la ruine de la Grèce, des tremblements de terre et la peste, voilà le tableau horrible que présente cette guerre. Certains récits de Thucydide soulèvent le cœur, et nulle page d'histoire n'est peut-être plus terrible à lire que celle dans laquelle ce grand écrivain raconte le sort des prisonniers Coroyréens que l'on sortait vingt par vingt de leur prison, comme pour les mener devant des juges, et que la populace massacrait après leur avoir fait subir mille tortures. Ceux qui étaient restés dans la prison, instruits du sort qui les attendait, refusèrent de sortir quand leur tour fut venu; alors le toit fut enlevé et les malheureux furent accablés de flèches et de tuiles. Comme la mort était trop lente à venir, ils se tuaient eux-mêmes avec les traits qu'on leur lançait et s'étranglaient avec des cordes ou avec leurs manteaux déchirés[1].

[1] Thucydide, IV, 47, 48.

Profitant de la guerre civile, les Perses intervinrent dans les affaires de la Grèce. Le traité de 449, resplendissant de la gloire grecque, fut rompu dès que l'on apprit en Orient le désastre des Athéniens en Sicile (413 av. J.-C.). Les satrapes de Mysie et de Lydie reçurent l'ordre de réclamer le tribut aux villes grecques de la côte et de traiter à tout prix avec les Lacédémoniens. Sparte accepta l'alliance qui s'offrait à elle, et dès lors, les différents États de la Grèce ne furent plus que des jouets dans la main du grand roi et de ses agents. L'intervention du jeune Cyrus donna à Sparte un appui si efficace qu'en deux ans la guerre fut terminée à l'avantage des Péloponésiens par la bataille décisive d'Ægos-Potamos (405 av. J.-C.). L'île d'Égine, enlevée aux Athéniens, devint un centre d'opérations maritimes contre l'Attique. Protégés par la puissance de Sparte, les corsaires de cette île firent la course contre les navires d'Athènes, et allèrent enlever jusque dans le Pirée les trirèmes, les vaisseaux de commerce et les barques des pêcheurs.


CHAPITRE X

I
DE L'EMPIRE DE LA MER EXERCÉ PAR ATHÈNES.

La guerre du Péloponèse fit perdre à Athènes l'empire de la mer. Il me reste à le bien caractériser. On pourrait croire qu'au siècle de Périclès, à l'époque du complet épanouissement de la civilisation hellénique, la piraterie n'existait plus, mais il n'en était rien. Si, en dehors des preuves que j'ai données, on ouvre Xénophon, on est frappé du tableau qu'il fait de la république athénienne: «Le grand avantage que la ville d'Athènes a sur ses rivales, c'est d'être maîtresse de la mer, ce qui lui permet de pouvoir ravager les campagnes de peuples plus puissants. Les maîtres de la mer, en effet, sont libres d'aborder sur des côtes où il n'y ait que peu ou point d'ennemis, sauf à se rembarquer et à prendre le large si l'ennemi paraît: ces sortes de descentes sont moins périlleuses que les irruptions de terre. Les rois de la mer peuvent s'éloigner de leurs rivages autant qu'il leur plaît, mais ceux qui dominent sur terre peuvent à peine perdre de vue leurs possessions. Outre qu'une armée de terre est lente dans sa marche, elle ne peut avoir des provisions pour longtemps; d'ailleurs il lui faut traverser un pays ami ou s'ouvrir un passage les armes à la main. Dans une expédition maritime, au contraire, est-on supérieur en forces, on débarque, plus faible, on côtoie les rivages, jusqu'à ce qu'on arrive chez un peuple ami ou incapable de résister. Partout les souverains de la mer peuvent aborder et causer du dommage aux habitants[1].» Après avoir fait cet éloge de la piraterie exercée par un état puissant, Xénophon ajoute qu'un seul avantage manque aux Athéniens: «Si avec leur supériorité sur mer, ils demeuraient dans une île, ils pourraient quand ils voudraient, faire des courses sans crainte de représailles, du moins tant qu'ils posséderaient l'empire maritime; ils ne verraient ni leur territoire saccagé, ni l'ennemi dans l'enceinte de leurs murs, au lieu que les cultivateurs et les riches sont bien plus exposés à la merci des ennemis[2]

[1] Xénophon, République d'Athènes.

[2] Idem.

Ainsi, comme on le voit par cette importante citation prise dans les œuvres d'un philosophe politique, l'empire de la mer dans l'antiquité consistait, pour Athènes même, la ville civilisée par excellence, à exercer la piraterie et à faire des courses sans crainte de représailles. Il n'y a pas lieu de s'étonner de ces mœurs publiques; le droit des gens n'existait pas, la loi du plus fort, comme je l'ai déjà dit, était la seule du genre humain. L'affaire de Mélos en est une preuve éclatante: ancienne colonie lacédémonienne, Mélos refusa de reconnaître la suprématie d'Athènes. Nicias y fit une descente, au début de la guerre du Péloponèse, et ravagea l'île sans pouvoir prendre la place. En 416, les Athéniens y renvoyèrent une flotte de trente-huit galères et une armée de trois mille hommes. Avant d'entamer les hostilités, une conférence eut lieu entre les généraux Athéniens et les Méliens. On la trouve entièrement rapportée dans Thucydide: «Pour donner le meilleur tour possible à notre négociation, disent les Athéniens, partons d'un principe dont nous soyons vraiment convaincus les uns et les autres, d'un principe que nous connaissons bien, pour l'employer avec des gens qui le connaissent aussi bien que nous; c'est que les affaires se règlent entre les hommes par les lois de la justice, quand une égale nécessité les oblige à s'y soumettre, mais que ceux qui l'emportent en puissance font tout ce qui est en leur pouvoir et que c'est au faible à céder. Nous croyons d'après l'opinion reçue, disent-ils plus loin, que les dieux, et nous savons bien clairement que les hommes, par la nécessité de la nature, dominent partout où ils ont la force. Ce n'est pas une loi que nous ayons faite, ce n'est pas nous qui les premiers nous la sommes appliquée dans l'usage, nous en profitons et la transmettons aux temps à venir: nous sommes bien sûrs que vous, et qui que ce fût, avec la puissance dont nous jouissons, vous tiendriez la même conduite[1].» La théorie de la force primant le droit, dit à ce propos Duruy, a été rarement exprimée d'une manière aussi nette[2]. «Nous la transmettons aux âges à venir», proclamaient les Athéniens, et, en effet, cette triste théorie s'est perpétuée à travers les âges, et nous en avons été nous-mêmes les victimes! Après ces pourparlers inutiles, le siège commença; les Méliens furent obligés de se rendre à discrétion. On délibéra dans Athènes sur leur sort, et l'assemblée du peuple, réalisant les effroyables théories émises dans la conférence, condamna tous les Méliens à mort. Ce fut Alcibiade qui fit passer cet horrible décret. Tous les habitants de Mélos furent massacrés, à l'exception des femmes et des enfants qui furent traînés en esclavage dans l'Attique.

[1] Thucydide, V, 85.

[2] Histoire grecque.

II
ORGANISATION DE LA MARINE ATHÉNIENNE.

Les Athéniens furent, parmi les peuples de la Grèce, celui qui eut la plus puissante organisation maritime. De toutes leurs charges, la plus onéreuse était celle de la marine. Les galères furent d'abord armées par les plus riches particuliers. Il parut ensuite une loi qui, conformément au nombre des tribus, partageait en dix classes, de cent vingt citoyens chacune, tous ceux qui possédaient des terres, des fabriques, de l'argent placé dans le commerce. Comme ils tenaient entre leurs mains presque toutes les richesses de l'Attique, on les obligeait à entretenir et à augmenter au besoin les forces navales de l'État. Quand un armement était ordonné, chacune des dix tribus faisait lever dans son district autant de talents qu'il y avait de galères à équiper, et les exigeait d'un pareil nombre de compagnies, composées quelquefois de seize de ses contribuables. Les sommes perçues étaient distribuées aux triérarques, capitaines de vaisseau. On en nommait deux pour chaque galère, et leur pouvoir durait une année Συντριηραρχοί. Ils s'arrangeaient entre eux pour faire le service; la plupart du temps chacun d'eux servait six mois. Ils recevaient de l'État le navire, les agrès et la solde de l'équipage, et ils fournissaient tout le reste. La loi, dont nous ne connaissons pas les termes, disait comment les comptes seraient réglés entre le triérarque entrant et le triérarque sortant, au moment de la reprise du service.

Cette organisation était défectueuse en ce qu'elle rendait l'exécution très lente, en ce que l'inégalité des fortunes n'était pas prise en considération, car les plus riches ne contribuaient quelquefois que dans une infime proportion à l'armement d'une galère. Démosthène fit passer un décret qui rendit la perception de l'impôt plus facile et plus conforme à l'équité: tout citoyen dont la fortune était de dix talents (48,395 fr.) devait au besoin fournir à l'État une galère; il en fournissait deux s'il avait vingt talents; mais, quelque considérable que fût sa fortune, on n'exigeait de lui que trois galères et une chaloupe. Les citoyens qui avaient moins de dix talents se réunissaient pour contribuer d'une galère.

L'équipage d'une galère se composait de trois éléments: 1º les rameurs, ναυται, pour la solde desquels l'État remettait des fonds aux triérarques; 2º les matelots, ύπηρίται, qui étaient au choix et à la charge des triérarques; 3º enfin, les soldats de marine, ύπιδάται. D'après les calculs faits par Bœckh sur de nombreux textes épigraphiques, une galère athénienne était montée par environ 170 rameurs, 56 en moyenne sur chaque banc[1]. Les apostoles, Αποστολείς, veillaient à ce que la flotte fût promptement armée; ils pouvaient faire mettre en prison les triérarques qui ne s'acquittaient pas à temps de leurs obligations. Quand une expédition maritime était ordonnée, le peuple d'Athènes insérait ordinairement dans son décret la promesse d'une couronne pour celui des triérarques qui aurait le premier amené sa galère au pied du môle. Les commandants des galères qui cherchaient à se distinguer de leurs rivaux ne négligeaient rien pour avoir les bâtiments les plus légers et les mieux ornés et les meilleurs équipages; ils augmentaient quelquefois à leurs dépens la paye des matelots. Cette émulation, excitée par l'espoir des honneurs et des récompenses, était très avantageuse dans un État dont la moindre guerre épuisait le trésor.

Souvent aussi les flottes répandaient la désolation sur les côtes ennemies, et, revenant chargées de butin, rapportaient plus qu'elles n'avaient coûté. Lorsqu'elles pouvaient s'emparer du détroit de l'Hellespont[2], elles exigeaient de tous les vaisseaux qui faisaient le commerce du Pont-Euxin le dixième des marchandises qu'ils portaient, et cette contribution forcée servait à indemniser en partie la République des dépenses qu'elle avait faites[3].

[1] Bœckh, Attisches Seewesen, p. 120.

[2] Xénophon, Helléniques, I.

[3] Voir au sujet de l'organisation de la marine athénienne: Plaidoyers civils de Démosthène, Apollodore contre Polyclés et pour la couronne triérarchique;—Thucydide, VI, 31;—Barthélemy, Voyage d'Anacharsis, chap. LVI.


CHAPITRE XI
LA PIRATERIE A L'ÉPOQUE DE PHILIPPE II ET D'ALEXANDRE LE GRAND.

La Macédoine, a dit Montesquieu, était presque entourée de montagnes inaccessibles; les peuples en étaient très propres à la guerre, courageux, industrieux, obéissants, infatigables, et il fallait bien qu'ils tinssent ces qualités du climat, puisque encore aujourd'hui les hommes de ces contrées sont les meilleurs soldats de l'empire des Turcs[1].

Philippe II (359-336 av. J.-C.) fut le premier roi de Macédoine qui organisa, au milieu d'immenses difficultés, la puissance de son royaume. Un cercle d'ennemis entourait la Macédoine, et les déchirements intérieurs ouvraient la porte aux étrangers. Philippe s'attacha les Macédoniens en les unissant sous une forte discipline; au dehors, il repoussa les Péoniens, les Illyriens et les Thraces et leur imposa des tributs. Puis, se trouvant trop resserré dans les bornes étroites de son royaume, il voulut l'agrandir sur les débris de la Grèce, et comprit que pour parvenir à son but il lui fallait une marine.

[1] Grandeur des Romains, V.

A cette époque, la mer Égée était le théâtre de brigandages incessants; Athènes ruinée avait perdu l'empire de la mer. Alexandre, tyran de Phères, était, au dire de Xénophon[1], un voleur de grands chemins et pirate sur mer. A la tête de la première flotte que les Thébains équipèrent, Alexandre battait une escadre athénienne et entrait au Pirée. Continuant ses exploits, il pillait Ténos, en vendait les habitants et ravageait les Cyclades. Grâce à la confusion qui existait dans les affaires de la Grèce, les pirates reparaissaient de tous côtés, et lorsqu'ils s'étaient enrichis, pour faire une fin, ils conquéraient quelque ville et s'y déclaraient tyrans. Ce fut ainsi qu'un ancien pirate du nom de Charidémos s'empara sur les côtes d'Asie de Scepsis, de Cébren, d'Ilion, et y régna. Philippe trouva le moment opportun pour s'emparer de l'empire de la mer. Pour réussir dans son projet, mais sous prétexte de nettoyer les mers des pirates qui les infestaient, il équipa une flotte et fit construire des arsenaux où ses officiers exerçaient matelots et pilotes. Il occupa Pydna, sur le golfe Thermaïque, puis Amphipolis qui, par sa position aux bouches du Strymon, ouvrait ou fermait la mer à la Macédoine. Cependant il crut devoir tout d'abord rechercher l'alliance des Athéniens, et leur proposa, en effet, de réunir leurs vaisseaux aux siens pour chasser les corsaires qui troublaient la liberté de la navigation. On fit voir aux Athéniens que Philippe voulait se servir d'eux contre eux-mêmes, qu'à la faveur de cette confédération, il irait suborner leurs alliés, pour les gagner à force d'argent et de promesses, et visiter leurs îles dans le dessein de s'en rendre maître.

[1] Helléniques, VI, 4.

Philippe, voyant ses projets découverts, poussa ses conquêtes par terre. Il prit la ville d'Olynthe, malgré le secours de trente vaisseaux envoyés par les Athéniens sur les exhortations de Démosthène. Il sut profiter habilement des divisions qui avaient armé les villes de la Grèce les unes contre les autres, pour étendre sa puissance. Il ne perdit point de vue sa marine et chercha des places plus avantageuses pour l'établir. Il se fixa sur Héraclée et sur Byzance, deux villes qui lui paraissaient bien situées pour les expéditions navales qu'il méditait. Il en fit le siège, mais Démosthène décida les Athéniens à envoyer aux Byzantins, leurs alliés, un secours de cent vingt galères sous le commandement de Phocion, renforcées encore des vaisseaux de Chio, de Rhodes et d'autres îles. Cette flotte obligea Philippe à lever le siège et à se retirer après avoir perdu la plus grande partie de ses navires.

Ces expéditions malheureuses avaient épuisé les finances du roi de Macédoine. Pour les réparer, il fit le métier de pirate[1]. Il courut les mers avec ses vaisseaux et enleva ainsi cent soixante-dix bâtiments chargés de marchandises dont le butin lui fut d'une grande ressource pour continuer la guerre. Les îles de Thasos et de Halonèse tombèrent en son pouvoir. Il ruina le commerce de toutes les Cyclades, prit et livra au pillage un grand nombre de villes, fit vendre à l'encan les femmes et les enfants, et n'épargna ni les temples, ni les édifices sacrés. De la Chersonèse, il passa en Scythie pour la ravager et couvrir les frais d'une guerre par les profits d'une autre, comme pourrait le faire un marchand.

[1] Justin, IX;—Diodore de Sicile, XVI, 8;—Démosthène, Olynth. II, Phil., I, 46.

Pendant les conquêtes d'Alexandre le Grand, fils de Philippe de Macédoine, les corsaires ne cessèrent pas d'écumer la mer et de commettre mille ravages sur les côtes et dans les îles. Les Perses qui avaient une marine beaucoup plus forte que celle des Macédoniens, encourageaient eux-mêmes la piraterie et le pillage des établissements grecs. Après la défaite de Darius et la ruine de Tyr, la grande ville phénicienne, Alexandre se fit un devoir de rétablir la sécurité sur la Méditerranée. Il chargea ses amiraux Amphothère et Égéloque de nettoyer la mer et d'imposer sa domination dans les îles. Le grand conquérant remplissait ainsi le rôle du vieux Minos. Partout les pirates furent traqués, pris et envoyés au supplice. Le plus célèbre corsaire de cette époque, Dionides, fut fait prisonnier. On le conduisit devant Alexandre qui lui demanda pourquoi il s'était arrogé ainsi l'empire de la mer. «Pourquoi saccages-tu toi-même toute la terre? répondit Dionides.—Je suis roi, dit Alexandre, et tu n'es qu'un pirate.—Qu'importe le nom? reprit Dionides, le métier est le même pour tous deux: Dionides vole des navires et Alexandre des empires. Si les dieux me faisaient Alexandre et toi Dionides, peut-être serais-je meilleur prince que tu ne serais bon pirate!»

En répondant ainsi, Dionides était moins effronté qu'on ne croit: la piraterie n'était-elle pas un métier comme un autre, et, en poursuivant et en punissant Dionides, Alexandre pouvait-il oublier que les antécédents de la maison de Macédoine étaient entachés de piraterie?

Ce ne fut pas seulement en conquérant qu'Alexandre parcourut et soumit une grande partie de l'Asie, chacun de ses actes après la victoire décèle une politique aussi sage qu'habile. Partout il respecta les mœurs, les coutumes et la religion des peuples dont il triomphait. Il chercha surtout à opérer une fusion civilisatrice entre des races différentes. Il forma de grands projets touchant la marine; la mort seule en empêcha l'exécution. Il fonda Alexandrie dans une heureuse situation pour avoir un commerce actif avec les Indes et l'Éthiopie par la mer Rouge et le Nil, et avec l'Europe et l'Afrique par la Méditerranée. Il la plaça entre Tyr et Carthage pour y attirer le commerce de ces deux villes et pour les mieux dominer. Sous les Ptolémées, l'Égypte devint le plus grand marché de l'univers.


CHAPITRE XII
LES CARTHAGINOIS.—TRAITÉS D'ALLIANCE AVEC LES ROMAINS.—LA SICILE.—LES MAMERTINS.

L'histoire dit qu'Alexandre avait résolu de passer de Syrie en Afrique pour abaisser l'orgueil de Carthage, et que, dans ce but, mille vaisseaux plus forts que les galères devaient être construits en Phénicie, avec les bois du Liban, pour porter la guerre dans les possessions carthaginoises.

Fille de Sidon et de Tyr, Carthage avait hérité de l'ardeur aux expéditions maritimes et du génie commercial propres aux Phéniciens. Heureusement située pour la navigation, au milieu des côtes de la Méditerranée, à une égale distance de ses extrémités, elle embrassait le commerce de tout le monde connu. Elle développait les établissements que les Phéniciens avaient déjà créés sur les côtes de l'Afrique et elle en fondait elle-même d'autres. Sur les ordres du Sénat carthaginois, Magon fut chargé de faire le tour de l'Afrique. Cette expédition, célèbre dans les annales de la géographie, dut s'arrêter faute de vivres, entre le 7e et le 8e degré de latitude nord, au golfe de Cherbro, que l'amiral carthaginois appela Corne du Midi (Νοτου Κηρας)[1]. Au nord, les Carthaginois remontèrent l'Atlantique le long de l'Espagne et de la Gaule jusqu'en Angleterre. Dans la Méditerranée, ils occupèrent de bonne heure certaines parties de la Sicile, la Sardaigne, les îles Baléares et l'Espagne.

[1] Le Nord de l'Afrique dans l'antiquité, par Vivien de Saint-Martin.

Les Phéniciens avaient perdu peu à peu la suprématie maritime dans le bassin oriental de la Méditerranée; les rois d'Égypte et d'Assyrie avaient épuisé et ruiné Sidon, Tyr et la Phénicie; la race grecque, plus jeune et plus belliqueuse, leur enleva l'empire de la mer en Orient. Carthage devint, à la suite de ces événements, la capitale d'un nouvel empire maritime phénicien qui s'étendit sur toute la région occidentale de la Méditerranée, de la Sicile et de l'Italie à l'Océan. L'antique race araméenne dont Carthage était fille, nourrissait une haine implacable contre la race grecque. Tout vaisseau étranger surpris dans les eaux de Sardaigne et vers les colonnes d'Hercule par les Carthaginois, était pillé et l'équipage jeté à la mer. C'était un singulier droit des gens, comme dit Montesquieu[1]. On se rappelle que les Phocéens, ayant abandonné leur ville assiégée par l'armée de Cyrus, rencontrèrent la flotte alliée carthaginoise et tyrrhénienne près d'Alalia (Corse), et qu'une bataille navale terrible s'engagea entre ces races ennemies, à la suite de laquelle les Phocéens, après avoir perdu quarante vaisseaux, firent voile pour l'Italie, puis vers la Gaule où ils abordèrent et fondèrent Marseille. Pour lutter avec plus d'avantage contre les Grecs et exercer la piraterie à leurs dépens, les Carthaginois avaient fait une alliance armée, συμμαχια, avec une nation qui excellait aussi dans la marine, l'Étrurie, qui occupait la plus grande partie de l'Italie. Carthage domina en Sardaigne et l'Étrurie en Corse. Une alliance fut aussi conclue entre Carthage et Rome, les deux futures rivales, à l'époque de l'expulsion des rois. L'historien Polybe nous a conservé le texte des deux premiers traités conclus entre les Carthaginois et les Romains. Ce sont deux textes précieux pour l'histoire de la piraterie[2]. Le premier est du temps de Lucius et Junius Brutus et de Marcus Horatius (vers l'an 507 av. J.-C.), consuls créés après l'expulsion des rois:

«A ces conditions, il y aura amitié entre les Romains et les alliés des Romains, les Carthaginois et les alliés des Carthaginois: les Romains ne navigueront pas au delà du Beau-Cap[3], à moins qu'ils n'y soient poussés par la tempête ou par les ennemis. Si quelqu'un est jeté forcément sur ces côtes, il ne lui sera permis de faire aucun trafic, ni d'acquérir autre chose que ce qui est nécessaire aux besoins du vaisseau et aux sacrifices. Au bout de cinq jours, tous ceux qui ont pris terre devront remettre à la voile. Les marchands ne pourront faire de marché valable qu'en présence du crieur et du scribe. Les choses vendues d'après ces formalités seront dues au vendeur sur la foi du crédit public. Il en sera ainsi en Libye et en Sardaigne. Un Romain, abordant dans la partie de la Sicile soumise aux Carthaginois, jouira des mêmes droits que ceux-ci, et il lui sera fait bonne justice. De leur côté, les Carthaginois n'offenseront point les habitants d'Ardée, d'Antium, de Laurentum, de Circée, de Terracine, ni un peuple quelconque des Latins soumis aux Romains. Ils s'abstiendront aussi de nuire aux villes des autres Latins non soumis à Rome, mais s'ils les occupent, ils les lui livreront intactes. Ils ne bâtiront aucun fort dans le Latium, et s'ils y entrent en armes, ils n'y passeront pas la nuit.»

[1] Esprit des lois, XXI, 11.

[2] Polybe, III, 22-26.

[3] Promontorium Hermæum, aujourd'hui Cap Bon ou Ras Adder.

Le second traité (an 345 av. J.-C.) est ainsi conçu: «Entre les Romains et les alliés des Romains, entre le peuple des Carthaginois, des Tyriens, des Uticéens et leurs alliés, il y aura alliance à ces conditions: Que les Romains ne pilleront, ne trafiqueront, ni ne bâtiront de ville au delà du Beau-Promontoire, de Mastie et de Tarseium; que si les Carthaginois prennent dans le pays latin quelque ville non soumise aux Romains, ils garderont l'argent et les prisonniers, mais ne retiendront pas la ville; que si des Carthaginois prennent quelque homme faisant partie des peuples qui sont en paix avec les Romains par un traité écrit sans pourtant leur être soumis, ils ne le feront pas entrer dans les ports romains; que s'il y entre et qu'il soit pris par un Romain, il sera mis en liberté; que cette condition sera aussi observée du côté des Romains; que s'ils font de l'eau ou des provisions dans un pays qui appartient aux Carthaginois, ce ne sera pas pour eux un moyen de faire tort à aucun des peuples qui ont paix et alliance avec les Carthaginois; ... que si cela ne s'observe pas, il ne sera pas permis de se faire justice à soi-même; que si quelqu'un le fait, ce sera regardé comme un crime public; que les Romains ne trafiqueront ni ne bâtiront de ville dans la Sardaigne ni dans l'Afrique; qu'ils ne pourront y aborder que pour prendre des vivres ou réparer leurs vaisseaux; que s'ils y sont jetés par la tempête, ils en partiront au bout de cinq jours; que dans Carthage et dans la partie de la Sicile soumise aux Carthaginois, un Romain aura pour son commerce et ses actions la même liberté qu'un citoyen; qu'un Carthaginois aura le même droit à Rome.»

Nous voilà bien renseignés par ces deux textes précieux sur l'usage que les peuples anciens faisaient de leur puissance maritime. Comme on le voit, deux États contractent une alliance, dans laquelle l'un d'eux, plus fort, s'attribue la part du lion, pour se jeter sur les villes de leurs voisins, les piller et en réduire les habitants en esclavage. C'est bien là le caractère de la piraterie, peu importe que les pirates s'appellent Carthaginois ou Romains, c'est le droit du plus fort qui règne, c'est le pillage de peuple à peuple qui s'exerce contrairement à toutes les notions du droit des gens, encore inconnu, du reste, à une époque où la civilisation était au bas de l'échelle du progrès.

Ces traités font voir que les Romains s'étaient appliqués de bonne heure à la navigation; mais ils sont surtout bien plus intéressants pour nous au point de vue de Carthage, dont ils nous montrent la puissance, les possessions, l'ardeur pour les conquêtes et le pillage, et avant tout l'habileté étonnante et la vigilance patriotique qu'elle mettait à cacher aux autres nations ses relations de commerce et ses établissements lointains, en leur interdisant de naviguer au delà de certaines limites. Chez les Phéniciens, en effet, c'était une tradition d'État de tenir secrètes les expéditions. Un vaisseau carthaginois se voyant suivi dans l'Atlantique par des bâtimens romains, préféra se faire échouer sur un bas-fond, plutôt que de leur montrer la route de l'Angleterre. Le patron du navire parvint à s'échapper du naufrage dans lequel il avait entraîné les Romains, et fut récompensé par le sénat de Carthage[1]. Comme le dit Duruy, l'amour du gain s'élevait jusqu'à l'héroïsme[2].

[1] Strabon, livre III, in fine.

[2] Histoire des Romains, I, p. 349.

Lorsque les Phéniciens de Tyr firent alliance avec Xercès contre la Grèce, les Carthaginois, de leur côté, se jetèrent avec Amilcar sur la Sicile. Mais les envahisseurs furent anéantis le même jour, les Tyriens à Salamine par Thémistocle, et les Carthaginois à Himère par Gélon de Syracuse et Théron d'Agrigente (an 480 av. J.-C.)[1]. Après le désastre d'Himère, dans lequel les Carthaginois perdirent cent cinquante mille hommes, suivant Diodore de Sicile, la plus grande partie des possessions que Carthage avait en Sicile lui fut enlevée. L'empire de la mer que Carthage se partageait avec les Étrusques ne tarda pas à s'écrouler. Anaxilaos, tyran de Rhegium et de Zancle, établit sa flotte en permanence dans le détroit de Sicile, fortifia l'entrée du Phare et barra le passage aux corsaires étrusques[2]. Hiéron, successeur du célèbre Gélon, tyran de Syracuse, détruisit les escadres alliées qui assiégeaient l'antique colonie grecque de Cumes (475 av. J.-C.)[3]. Le grand poète Pindare a chanté cette victoire:

«Fils de Saturne, reçois mes vœux ardents. Contiens dans leur pays les bruyantes armées du Tyrrhénien et du Phénicien, frappés du désordre de leur flotte devant Cumes et des affronts qu'ils ont soufferts quand le maître de Syracuse les dompta sur leurs vaisseaux légers. Il précipita dans les flots leur jeunesse brillante et déroba la Grèce à une servitude onéreuse[4]......» Un casque de bronze, offrande de Hiéron, trouvé dans le lit de l'Alphée, atteste aussi cette victoire[5]. La suprématie maritime passa à Syracuse. Hiéron conquit l'île d'Ænaria (Ischia) pour couper les communications entre les Étrusques du nord et ceux de la Campanie. Voulant achever la destruction des corsaires, il s'empara de la Corse, ravagea les côtes de l'Étrurie et établit sa domination dans l'île d'Æthalie (île d'Elbe).

[1] Hérodote, VII, 145 et suiv.; Diodore de Sicile, XI, 20 et suiv.

[2] Strabon, VII, 1.

[3] Diodore de Sicile, XI, 51.

[4] Pythique, I.

[5] Ce casque se trouve au British Museum.

Les Carthaginois subirent encore de grands revers en Sicile pendant le règne de Denis l'Ancien (405-368 av. J.-C.). Timoléon de Corinthe, appelé par les Syracusains, engagea la plupart des villes de la Sicile à secouer le joug des Carthaginois en se rangeant dans l'alliance de Syracuse. Il vainquit Amilcar sur les bords de la Crimise (aujourd'hui Fiume di Calata-Bellota). Après la mort de Timoléon, Agathocle s'empara du pouvoir. Pendant que les Carthaginois assiégeaient de nouveau Syracuse, Agathocle conçoit le hardi projet de porter la guerre en Afrique. Il passe à travers la flotte ennemie et aborde près de Carthage; là, il brûle tous ses vaisseaux afin de mettre ses troupes dans la nécessité de vaincre ou de mourir. Il bat Bomilcar et Hannon et soumet deux cents villes. Les Carthaginois, effrayés de ses victoires en Afrique, abandonnent le siège de Syracuse. Agathocle, sur ces entrefaites, apprenant que plusieurs villes de la Sicile se liguaient contre lui, revient dans l'île et rétablit son autorité. Il repart avec dix-sept vaisseaux longs, remporte un avantage considérable sur la flotte ennemie et aborde de nouveau en Afrique. Mais ses troupes qui avaient été battues en son absence, se révoltent et l'emprisonnent. Il parvient à s'échapper, s'embarque sur une trirème et gagne la Sicile (307 av. J.-C.). Les soldats découragés égorgent alors ses fils et posent les armes. Agathocle, pour venger ses enfants, inonde Syracuse de sang: tous les parents des soldats de l'armée sont mis à mort. Ses cruautés dont Diodore de Sicile nous a laissé le récit[1], lui attirèrent la haine universelle et des complots fréquents menacèrent sa vie. N'osant plus habiter son palais, il fit la guerre de pirate, ravagea les côtes du Brutium (Calabre), attaqua les îles Lipari, leur imposa de lourds tributs et s'empara du trésor consacré dans le Prytanée à Éole et à Vulcain. Il incendia les navires de Cassandre, roi de Macédoine, qui assiégeait Corcyre; en Italie, il conclut un traité avec les Iapygiens et les Peucétiens qui vivaient de brigandages, d'après lequel il leur fournissait des navires et partageait leurs prises. Il se préparait à croiser sur les côtes de Lybie avec deux cents galères afin de capturer les vaisseaux qui portaient du blé aux Carthaginois, lorsqu'il fut empoisonné par son petit-fils Archagathus et placé sur le bûcher avant même d'avoir rendu le dernier soupir (298 av. J.-C.)[2].

[1] Diodore de Sicile, XX, 71 et suiv.

[2] Diodore de Sicile, XXI, Excerpta.

Agathocle avait recruté un grand nombre de mercenaires étrangers qui portaient le nom de Mamertins, ou dévoués au dieu Mars. C'était l'usage parmi les peuples italiens dans les temps de calamités, de vouer aux dieux ce qu'ils appelaient «un printemps sacré», c'est-à-dire de leur consacrer tous les produits du printemps. Les jeunes gens compris dans ce vœu quittaient leur pays à l'âge de vingt ans, et allaient vendre leur sang à qui voulait le payer. A la mort d'Agathocle, les Mamertins se révoltèrent et quittèrent Syracuse. Arrivés au détroit, ils furent accueillis par les Messiniens comme amis et comme alliés. Mais, pendant la nuit, les Mamertins égorgèrent les habitants dans leurs maisons et forcèrent les femmes et les filles à les épouser. Ils donnèrent à Messine le nom de «ville Mamertine». De ce poste, ces infâmes pillards infestèrent l'île entière[1].

Syracuse était en pleine guerre civile, les Carthaginois profitèrent du désordre pour l'assiéger de nouveau. Les habitants appelèrent à leur secours Pyrrhus, roi d'Épire, alors en guerre avec la république romaine au sujet de Tarente. L'intérêt commun réunit encore à cette époque Rome et Carthage qui conclurent un troisième traité d'alliance offensive et défensive (276 avant J.-C.). Il y fut stipulé qu'aucune des deux nations ne négocierait avec Pyrrhus sans le concours de l'autre, et que si l'un des deux peuples était attaqué, l'autre serait obligé de lui porter secours. Les auxiliaires devaient être payés par l'État qui les enverrait; Carthage s'engageait à fournir les vaisseaux pour le transport des troupes. En cas de besoin, elle enverrait aussi des bâtiments de guerre, mais les équipages ne débarqueraient que du consentement des Romains[2].

[1] Diodore de Sicile, XXI, Excerpta;—Polybe, I, 1.

[2] Polybe, III, 22 et suiv.

Pyrrhus remporta plusieurs victoires éclatantes, éprouva ensuite un échec devant Lilybée et abandonna la Sicile, en s'écriant: «O le beau champ de bataille que nous laissons aux Carthaginois et aux Romains[1]!» Dès qu'il fut parti, les troupes syracusaines choisirent pour roi Hiéron II qui, par sa sagesse et son courage, sut empêcher les Carthaginois d'étendre leurs conquêtes. Pyrrhus avait prévu avec raison les guerres puniques qui commencèrent, en effet, à l'occasion de la possession de la Sicile. Pour lutter contre Carthage, Rome comprit qu'elle devait créer une grande force navale; elle se mit à l'œuvre avec une étonnante activité, comme nous le verrons bientôt. Mais auparavant il est intéressant de rechercher les origines de la navigation en Italie et d'étudier la marine la plus ancienne de cette contrée, celle des Étrusques. Nous verrons qu'en Italie, comme en Grèce, la marine à son berceau n'était destinée qu'à la piraterie. Le peuple maritime, par excellence, les Étrusques étaient les plus habiles pirates de la péninsule.

[1] Plutarque, Vie de Pyrrhus.


CHAPITRE XIII
LES ÉTRUSQUES.—LES LIGURES.

La lumière n'est pas encore faite sur l'origine des Étrusques. D'où venaient-ils? Les anciens eux-mêmes l'ignoraient. Les Grecs les désignaient sous le nom de Tyrrhènes ou Tyrrhéniens, et les Latins sous celui de Tusci (Turci, nom dérivé de Turrhènes[1]). Les Grecs parlaient souvent de la mer tyrrhénienne et de la trompette tyrrhénienne à forme recourbée. Ils appelaient souvent aussi ce peuple les Pélasges Tyrrhènes et le confondaient avec les Pélasges. Denys d'Halicarnasse affirme, au contraire, que ces deux peuples vivaient ensemble, mais qu'ils constituaient des races différentes, présentant une situation que nous pourrions assimiler à celle des Gallo-Romains par exemple. La question de l'origine des Étrusques ne sera résolue que le jour où la clef de leur langue sera retrouvée[2]. Quant à leur alphabet, on peut considérer comme certain qu'il dérive de l'alphabet grec archaïque. MM. Ottfried Muller, Steub, Mommsen, Maury, ont prouvé que les Étrusques reçurent des Grecs l'écriture. C'était l'opinion de Tacite[3].

[1] Les deux r se remplaçaient fréquemment par sc, ainsi l'on disait Pyrscus, pour Pyrrhus.

[2] La découverte de la ville biblique de Chétus, capitale des Hétéens, faite récemment et quelques mois avant sa mort, par le savant anglais G. Smith, éclaircira peut-être le problème de l'origine des Étrusques.

[3] Annal., XI, 14.

Les Étrusques ne connaissaient pas les arts avant l'arrivée des colons grecs; ils se formèrent sous la direction de ces derniers, mais leurs œuvres ont conservé un cachet original, et plusieurs de leurs représentations, telles que celles de certaines divinités et de femmes ailées, leur sont essentiellement propres et nationales.

Quoi qu'il en soit, le peuple que les Grecs désignaient sous le nom de Tyrrhéniens a précédé comme puissance maritime les Grecs et les Phéniciens eux-mêmes. Ces Tyrrhéniens passaient pour des écumeurs de mer; les anciens les appelaient «les farouches Tyrrhéniens». Une tradition dont j'ai parlé rapportait que les Argonautes les auraient déjà rencontrés sur les mers et que Bacchus aurait été fait prisonnier par ces pirates tyrrhéniens. Nous les avons vus aussi dans leurs tentatives d'invasion en Égypte sous les dix-neuvième et vingtième dynasties.

Le centre de l'empire tyrrhénien ou étrusque était la contrée qui s'étend entre l'Arno, l'Apennin et le Tibre, qui aujourd'hui encore conserve le nom de Toscane. Les Étrusques étaient constitués en douze cités avec un chef «lucumo». Cette constitution avait le même caractère que celle de la société ionienne, qui représente le mieux les traditions pélasges. De ces douze villes, appelées par Tite-Live «les têtes de la nation[1]», partirent des colonies qui étendirent la puissance des Étrusques. Il y eut une Étrurie dans le bassin du Pô dont les villes les plus célèbres furent Adria, qui donna son nom à la mer Adriatique, Felsina et Mantua. Au delà du Tibre, Fidènes, Crustuminia et Tusculum, colonisées, ouvrirent aux Étrusques la route vers les pays des Volsques et des Rutules, qui furent assujettis[2], et vers la Campanie, où, 800 ans avant notre ère, se forma une nouvelle Étrurie dont Vulturnum, Nola, Acerræ, Herculanum et Pompeï furent les principales cités. Enfin, les Étrusques, possesseurs de vastes rivages et de ports nombreux, dominèrent dans les deux mers italiennes, dont l'une portait leur nom même «Tuscum mare», et l'autre celui d'une de leurs colonies. Ils formèrent aussi des établissements dans les îles voisines, notamment en Corse et en Sardaigne; ils occupèrent même une partie de l'Espagne, car le nom de Tarago (Aragon) est étrusque. Au temps de la fondation de Rome, ils avaient, selon Tite-Live[3], rempli du bruit de leur nom la terre et la mer dans toute la longueur de l'Italie, depuis les Alpes jusqu'au détroit de Sicile.

Des ports de Luna, de Pise, de Télamone, de Gravisca, de Populonia, de Pyrgi, partaient des navires qui allaient faire le négoce et la course depuis les colonnes d'Hercule jusque sur les côtes de l'Asie-Mineure et de l'Égypte[4]. Les Étrusques étaient de grands métallurgistes; ils exploitèrent d'une manière savante les mines de la Maremme et de l'île d'Elbe. Leurs œuvres d'art en bronze surtout, qui excitent encore notre admiration, étaient fort recherchées dans l'antiquité. L'histoire nous apprend qu'à l'époque de la deuxième guerre punique, la ville de Populonia fournit à Scipion l'Africain tout le fer dont il avait besoin pour son expédition contre Carthage[5].

[1] V, 33.—Ces 12 cités ne sont énumérées nulle part, mais c'étaient probablement Clusium, Perusia, Cortona, Vétulonium, Volaterra, Arretium, Tarquinii, Rusellæ, Falerii, Cære, Veii, Volsinii.

[2] Velleius Paterculus, I, 7.

[3] I, 2; V, 33.

[4] Duruy, Histoire des Romains, I, 2.

[5] Tite-Live, III, VIII.

Enclins à la violence et au pillage, les Étrusques furent l'effroi des Hellènes, pour qui le grappin d'abordage était d'invention tyrrhénienne. Corsaires audacieux et féroces, ils se postaient sur le cap escarpé de Sorrente et sur le rocher de Capri, d'où ils commandaient tout le golfe de Naples et la mer tyrrhénienne, pour y guetter une proie à saisir au passage. Toutes les peuplades de l'Italie primitive, du reste, vivaient de brigandage. Le soir, des feux étaient allumés le long des côtes pour attirer les navigateurs comme dans un port, et aussitôt descendus à terre, les malheureux étaient massacrés et leur cargaison était pillée et emportée dans des bourgs fortifiés, oppida, placés au sommet d'un rocher presque inaccessible. Ces populations ont conservé les mêmes instincts, et il n'y a pas longtemps qu'elles guettaient encore les navires ou les barques qui se réfugiaient, en cas de mauvais temps, dans les criques de la côte, et s'en emparaient. Elles faisaient même des prières pour que les naufrages fussent nombreux sur leurs rivages.

J'ai dit que Carthage jugea prudent de faire avec l'Étrurie, puissante sur mer, une alliance armée pour lutter contre l'envahissement de la race hellénique, et que l'empire maritime tusco-carthaginois s'écroula après les désastres des Carthaginois en Sicile et la défaite des Étrusques devant Cumes (475 av. J.-C.). L'Étrurie, menacée de tous côtés et dépourvue de lien politique serré et fort, succomba sous les coups de Rome, qui livra ses villes opulentes au pillage. Devenue province romaine, elle ne joua plus aucun rôle politique, et quand Tibérius Gracchus la traversa au retour de Numance, il fut effrayé de sa dépopulation.

Au nord de l'Étrurie, le long des côtes de l'Italie et d'une partie de celles de la Gaule, vivaient des peuples connus sous le nom de Ligures et dont l'origine est aussi mystérieuse que celle des Étrusques et fait encore le sujet de savantes controverses entre les historiens. Sur les côtes où ils étaient divisés en petites nations, Apuans, Ingaunes, Intémèles, Védiantiens, etc., ils vivaient de la pêche, du commerce, le plus souvent même de la piraterie, qui alors était en honneur. Dès que la tempête commençait à troubler les mers, ces hardis corsaires mettaient à flot leurs barques ou radeaux, soutenus par des outres, et tombaient sur les navires étrangers. Gênes était leur port principal; ils y avaient des chantiers de constructions navales, des arsenaux et un marché national. Ils infestèrent souvent les côtes d'Étrurie et d'Italie, où les anciens les redoutaient comme des hommes «rudes, farouches, fourbes, perfides et intéressés[1]». Les Phocéens de Marseille furent leurs premiers adversaires. Après avoir, eux aussi, longtemps exercé la piraterie[2], les Massaliotes s'organisèrent en nation maritime de premier ordre. Ils enlevèrent aux Ligures une partie de leur territoire et y fondèrent les colonies de Tauroentium (La Ciotat), Olbia (Hyères), Antipolis (Antibes), Nicæa (Nice), etc. Ils livrèrent de nombreux combats aux Ligures et aux Ibères, leurs rivaux sur mer. Alliés avec Rome, les Phocéens parvinrent à donner la sécurité aux navigateurs. Les Ligures se retirèrent dans les montagnes, où ils résistèrent pendant un demi-siècle aux Romains.

[1] «Salyes atroces, Ligyes asperi,» Festus Avienus, Ora maritima, V, 691 et 609;—Virgile, Géorg., II, 168;—Diodore, IV, 20, V, 39;—Strabon, VI, VI, 4.—Sur les Ligures, voir la Gaule romaine, t. II, ch. II, par E. Desjardins, et les notes.

[2] Piscando, mercando, plerumque etiam latrocinio maris, quod illis temporibus gloriæ habebatur, vitam tolerabant, Justin, XL. III, 33.


CHAPITRE XIV
ROME ET LA PIRATERIE.

Les Romains portèrent bien plus tôt qu'on ne le croit communément leur attention du côté de la mer. Exposés à manquer de grains à la suite d'une mauvaise récolte ou des ravages de l'ennemi, ils durent songer à profiter d'un fleuve dont leur ville commandait les deux rives jusqu'à la mer à quelques lieues plus bas. Rome offrait une escale facile aux bateliers descendus par le Tibre supérieur ou l'Anio, et un refuge avec un bon ancrage aux navires poussés par la tempête ou fuyant devant les pirates de la haute mer. Bien que la langue latine soit très pauvre de son propre fonds en termes de navigation et de marine, et qu'elle ait dû emprunter à la Grèce les mots de cette nature, on peut cependant citer quelques expressions qui sont purement latines: velum, la voile, malus, le mât, antenna, la vergue[1].

[1] Les autres termes: gubernare, ancora, proro, anquina, nausea, aplustre, sont grecs.

Rome suivit, dès une époque très rapprochée de sa fondation, l'exemple que lui donnaient la grande Grèce, les Étrusques, ses voisins, et dans le Latium même, les Antiates, marins redoutés. Le port d'Ostie fut en effet construit dès le sixième siècle par Ancus Marcius[1]. Les anciens traités avec Carthage, conservés par Polybe, bien que peu favorables aux Romains, montrent bien que la nation romaine faisait déjà, aux premiers âges de la république, un commerce actif non seulement avec la Sicile et la Sardaigne, mais encore avec Carthage et ses colonies d'Afrique. Cependant les Romains n'osèrent pas, pendant toute cette période ancienne, se hasarder contre les flottes des Grecs qui dévastaient les côtes de l'Italie. Le brigandage sur terre et la piraterie sur mer s'exerçaient en même temps. Les Gaulois et les autres populations de l'Apennin erraient par les plaines et les côtes maritimes qu'ils livraient au pillage. La mer était infestée des flottes grecques. Plusieurs fois les brigands de mer en vinrent aux prises avec les brigands de terre[2]. Rome fut enfin obligée d'entreprendre une expédition contre Antium dont les habitants lançaient des navires armés en guerre pour faire la piraterie: Déjà, un chef des corsaires de ces parages, Posthumius, qui pillait les côtes de la Sicile, avait été pris par Timoléon et mis à mort (339 av. J.-C.)[3]. Rome attaqua Antium avec une grande vigueur; la ville fut emportée d'assaut. Après cette victoire, elle interdit la mer aux Antiates, interdictum mari Antiati populo est; une partie des navires conquis fut conduite dans les arsenaux romains, une autre fut brûlée, et de leurs éperons (rostra) on para la tribune aux harangues élevée dans le forum et qui porta depuis lors le nom de Rostres (338 av. J.-C.)[4].

Vingt-huit ans après la prise d'Antium, le tribun Decius Mus[5] fit créer deux magistrats appelés duumvirs qui furent chargés de veiller à l'armement des vaisseaux destinés à ravager les côtes. Ainsi les Romains organisaient la piraterie à leur tour et à leur profit. L'équipage de la flotte, sous le commandement de P. Cornélius, fit une descente en Campanie et livra au pillage le territoire de Nuceria, d'abord dans la partie la plus voisine de la côte afin de pouvoir regagner sûrement les vaisseaux; mais entraînés par l'appât du butin, les Romains s'avancèrent trop loin et donnèrent l'éveil aux habitants. Cependant il ne se présenta personne contre eux, alors que, dispersés de toutes parts dans la campagne, ils auraient pu être entièrement exterminés, mais, comme ils se retiraient sans précaution, des paysans les atteignirent à peu de distance des navires, leur enlevèrent leur butin et en tuèrent un certain nombre[6]. Comme on le voit, Rome exerçait la piraterie à l'instar des autres nations.

[1] Tite-Live, I, 33.

[2] Id., VII, 25.

[3] Diodore de Sicile, XVI, 82.

[4] Tite-Live, VIII, 14;—Florus, I, 11.

[5] Tite-Live, IX, 30.

[6] Tite-Live, IX, 33.

La guerre contre les Tarentins eut pour cause un débat maritime. Une petite escadre romaine croisait dans le golfe de Tarente; un jour que le peuple de cette ville célébrait des jeux dans un théâtre qui dominait la mer, quelques-uns des vaisseaux romains apparurent à l'entrée du port. Le démagogue Philocharis s'écria que ces navires menaçaient la ville et que, d'après le texte des anciens traités, les Romains ne pouvaient naviguer par le détroit de Sicile au delà du promontoire de Lacinium[1]. A ces mots, la foule se précipita vers les galères, en coula quatre dans le port et en prit une cinquième. Le duumvir navalis périt et les matelots furent réduits en esclavage. Rome envoya des ambassadeurs pour demander réparation, mais l'ambassade fut un sujet de risée de la part du peuple de Tarente à cause du costume et du langage romains. Un Tarentin souilla même la robe de l'ambassadeur Posthumius. Comme la foule riait, le Romain s'écria: «Riez tant que vous voudrez, mais vous pleurerez bientôt, car les taches de cette robe seront lavées dans votre sang[2].» Rome fit marcher immédiatement une armée contre Tarente qui appela le roi Pyrrhus à son secours. Rome de son côté fit avec Carthage le traité d'alliance de l'année 276 dont j'ai parlé.

[1] Là se trouvait le temple de Junon Lacinienne au S.-E. de Crotone.

[2] Denys d'Halicarnasse, Excerpta.

C'est encore dans les pillages et les violences de peuple à peuple, en dehors de toute espèce de droit des gens, que l'on peut retrouver l'origine de la grande lutte entre Rome et Carthage. Ces deux villes, étendant chacune de leur côté leur domination, ne devaient pas tarder à rompre les traités qui les avaient unies dans la nécessité d'une défense commune et à se disputer la possession de la Sicile et de la suprématie maritime. Manifestation évidente de la jalousie et de la haine existant entre deux peuples ayant des intérêts de commerce et des besoins de conquête en complète opposition, la piraterie et les autres actions contraires au droit des gens ont toujours précédé l'état légal de guerre.

Les Mamertins, ces infâmes pillards furent la cause de la guerre qui éclata entre Carthage et Rome. Une légion romaine, commandée par le tribun militaire Decius Jubellus, Campanien d'origine, imita l'abominable trahison des Mamertins à Messine. Elle tenait garnison à Rhegium, de l'autre côté du détroit. Elle égorgea un jour les habitants de cette ville, s'empara de leurs biens, s'installa comme si Rhegium eût été pris d'assaut, et s'y maintint grâce aux secours que lui donnèrent les Mamertins (268 av. J.-C.)[1].

[1] Diodore de Sicile, Excerpta, XXII.

Ces bandits se soutinrent réciproquement, et les Mamertins devinrent un sujet d'inquiétude et de crainte pour les Syracusains et les Carthaginois qui se partageaient la possession de la Sicile. Il faut dire à l'honneur de Rome, qu'elle punit la perfidie de la légion de Decius. Le siège fut mis devant Rhegium et l'armée romaine passa au fil de l'épée le plus grand nombre de ces traîtres, Campaniens pour la plupart, qui, prévoyant leur sort, se défendirent avec furie. Trois cents furent faits prisonniers; ils furent amenés à Rome, conduits sur le marché par les préteurs, battus de verges et mis à mort. Rome rendit aux habitants de Rhegium leur ville et leur territoire.

Quant aux Mamertins, privés d'auxiliaires, ils ne furent plus en état de résister aux forces de Hiéron de Syracuse. La division se mit entre eux: les uns livrèrent la citadelle aux Carthaginois, les autres envoyèrent à Rome une ambassade pour offrir la possession de leur ville au peuple romain et le presser de venir à leur secours.

L'affaire mise en délibération dans le Sénat fut envisagée sous deux points de vue opposés. D'un côté, il paraissait indigne des vertus romaines de protéger, en défendant les Mamertins, des brigands semblables à ceux qu'on avait punis si sévèrement à Rhegium; de l'autre, il semblait important d'arrêter les progrès des Carthaginois qui, maîtres de Messine, le seraient bientôt de Syracuse et de la Sicile entière, et qui, ajoutant cette conquête à leurs anciennes possessions de Sardaigne, d'Afrique et d'Espagne, menaçaient de toutes parts les côtes de l'Italie. Le Sénat n'osa prendre aucune décision, il renvoya l'affaire au peuple qui, accablé par les expéditions incessantes de Rome contre les nations voisines, trouva l'occasion bonne de réparer ses pertes et s'empressa de voter la guerre.

Le consul Appius Claudius vint s'établir à Rhegium, à la tête d'une grosse armée. C'est en vain que Carthage, indignée de la conduite de son ancienne alliée, déclare que pas une barque romaine ne passera le détroit et que pas un soldat romain ne se lavera dans les eaux de la Sicile, Appius, profitant d'une nuit obscure, passe le détroit avec 20,000 hommes sur des radeaux formés de troncs d'arbres et de planches grossièrement jointes, appelés caudices et caudicariæ naves. Le succès de cette audacieuse entreprise immortalisa Appius qui reçut le surnom de Caudex (264 av. J.-C.). Telle fut l'origine des guerres puniques[1].

[1] Polybe, I, 1;—Diodore de Sicile, Excerpta, XXIII.

Carthage ne pouvait être attaquée que sur mer, Rome le comprit et résolut d'organiser une grande force navale. Jusqu'à cette époque, les Romains n'avaient fait usage que de vaisseaux marchands[1]. Le Sénat ordonna la construction d'une flotte de ligne, composée de vingt trirèmes et de cent quinquirèmes. La chose ne fut pas peu embarrassante. Les Romains n'avaient point d'ouvriers qui sussent la construction de ces bâtiments à cinq rangs de rames, et personne dans l'Italie ne s'en était encore servi. On prit pour modèle une pentère carthaginoise[2] échouée sur la côte. Cette heureuse capture fut mise à profit en toute hâte. Les travaux furent poussés avec tant d'activité que deux mois après qu'on eut porté la hache dans les forêts, cent soixante vaisseaux furent à l'ancre sur le rivage[3]. Il ne manquait plus que des marins, la discipline romaine les eut bientôt formés. Pendant que les navires étaient encore dans les chantiers, les recrues qui devaient les monter (socii navales) s'habituaient sur terre à faire avec des rames tous les mouvements de la manœuvre[4]. Aussi dès que les navires furent équipés, ils n'eurent besoin que de s'exercer quelques jours sur la mer, le long des côtes, avant de se diriger vers la Sicile à la rencontre des Carthaginois. Duilius conduisait cette flotte (260 av. J.-C.); mais ses vaisseaux lourdement construits, et son équipage trop inexpérimenté ne pouvaient lutter contre la flotte carthaginoise, la première du monde. Le général romain n'obtint la victoire qu'en transformant le combat en un combat de terre: un énorme harpon de fer appelé corbeau (corvus) accrochait un vaisseau ennemi et le tirait violemment contre le vaisseau romain. Aussitôt un pont était jeté et le légionnaire l'emportait sur le pilote carthaginois dont la science et l'habileté dans l'art naval devenaient inutiles.

[1] Leroy, Marine des anciens, t. XXXVIII des Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

[2] Synonyme de quinquiremis, Polybe, I.

[3] Florus, II.

[4] Polybe, I.

Le récit des guerres puniques serait en dehors de notre sujet; la piraterie fut remplacée par l'état de guerre. Cette lutte implacable entre deux nations se termina par la ruine de la grande cité africaine (146 av. J.-C.); mais dès la fin de la première guerre punique Rome avait enlevé à Carthage l'empire de la mer, à la suite de la victoire navale des îles Égates (242 av. J.-C.); la Sicile, la Corse et la Sardaigne étaient tombées en son pouvoir. La plus grande puissance maritime de l'occident succombait; l'empire de la mer passait à Rome. Allait-elle l'exercer? Il ne le semble pas. Les Romains en vérité n'étaient pas des marins; s'ils avaient vaincu les Carthaginois c'est que ceux-ci, trop confiants dans leur supériorité, avaient depuis longtemps négligé leur marine militaire et n'équipaient leurs flottes qu'avec des soldats et des matelots tous mercenaires, sans courage et sans zèle pour la patrie. L'histoire ne nous apprend-elle pas en effet que ces mercenaires se révoltèrent et soutinrent pendant plus de trois ans (241-238 av. J.-C.) cette «guerre inexpiable» qui mit Carthage à deux doigts de sa perte. Rome, au contraire, était brûlante de patriotisme; ses flottes étaient-elles détruites par l'ennemi ou par la tempête, immédiatement elle en reconstruisait d'autres plus fortes encore. Ses généraux eurent l'immense habileté de transformer le combat naval en un combat de terre, grâce à l'invention du corbeau. Après chaque victoire, Rome avait donné l'ordre à Carthage de brûler ses vaisseaux, mais la guerre finie, elle laissait sa flotte pourrir dans le port. Rome se souciait peu de remplacer les puissances maritimes, il lui semblait suffisant de posséder les rivages pour que la mer lui appartînt. Ce fut là une grave erreur, la politique romaine livra la mer aux pirates. Qui le prouve mieux que ce singulier hommage rendu à Scipion l'Africain par des pirates? Le vainqueur des Carthaginois, retiré des affaires publiques, vivait dans le repos à sa campagne de Literne, quand le hasard y conduisit à la fois plusieurs chefs de pirates, curieux de le voir. Persuadé qu'ils venaient dans l'intention de lui faire quelque violence, Scipion plaça une troupe d'esclaves sur la terrasse de sa maison, aussi résolu que bien préparé à repousser les brigands. A la vue de ces dispositions, les pirates renvoyèrent leurs soldats, quittèrent leurs armes, et, s'approchant de la porte ils crièrent à Scipion que loin d'en vouloir à sa vie, ils venaient rendre hommage à sa vertu; qu'ils ambitionnaient comme un bienfait du ciel le bonheur de voir de près un si grand homme, qu'ils le priaient donc de se laisser contempler en toute assurance. Ces paroles furent portées à Scipion qui fit ouvrir les portes et introduire les pirates. Ceux-ci, après s'être inclinés religieusement sur le seuil de la maison, comme devant le plus auguste des temples et le plus saint des autels, saisirent avidement la main de Scipion, la couvrirent de baisers, et, déposant dans le vestibule des dons pareils à ceux que l'on consacre aux dieux immortels, ils s'en retournèrent heureux de l'avoir vu. «Qu'y a-t-il de plus grand que cette majesté qui émerveilla des brigands?» s'écrie Valère Maxime[1]. Mais, si l'on va au fond des choses, on est bien tenté de trouver cet hommage quelque peu suspect. Que de reconnaissance les pirates ne devaient-ils pas à celui qui avait brûlé la flotte carthaginoise et détruit la plus grande et la seule puissance maritime d'alors! Depuis la ruine de Carthage, la Méditerranée était au pouvoir de la piraterie, et il fallut que Rome entreprît contre elle une lutte acharnée.

[1] II, X, 2.


CHAPITRE XV
GUERRES DE ROME CONTRE LA PIRATERIE.—L'ILLYRIE.—LA REINE TEUTA.—DÉMÉTRIUS DE PHAROS.—GENTHIUS.

La première expédition que Rome organisa contre les pirates est connue dans l'histoire sous le nom de guerre d'Illyrie. Depuis les temps les plus reculés, les peuples que les anciens désignaient sous la dénomination d'Illyriens, de Triballes, d'Épirotes, d'Arcananiens et de Liburniens, et qui occupaient les régions que nous appelons l'Istrie, l'Illyrie, la Dalmatie et l'Albanie, si remarquables par leurs golfes profonds, leurs îles nombreuses et dans les parages desquelles la navigation est souvent difficile et dangereuse à cause des bourrasques qui s'y font sentir, passaient pour de redoutables pirates. Les maîtres de Scodra[1] exerçaient en grand la piraterie; leurs nombreuses escadres de légères birèmes, les fameux vaisseaux liburniens, battaient partout la mer, portant sur les eaux et sur les côtes la guerre et le pillage[2].

[1] Scutari (Albanie).

[2] Appien, De rebus illyricis, III.

Denys l'Ancien, après avoir ravagé les côtes du Latium et de l'Étrurie, pillé le temple d'Agylla et volé à la statue de Jupiter son manteau d'or massif, qu'il remplaça par un manteau de laine, l'autre étant trop froid en hiver et trop lourd en été, s'avança jusque dans les eaux liburniennes et fit alliance avec ses rivaux en déprédations qui lui cédèrent l'île d'Issa, excellente position maritime.

Pendant que Rome et Carthage se disputaient la Sicile, les Illyriens couvrirent de leurs vaisseaux la mer Adriatique et opérèrent des incursions dans toutes les villes grecques voisines. Corcyre, Leucadie, Céphallénie, se virent tour à tour désolées par ces audacieux corsaires. Il n'y avait point de flotte qui pût résister à leurs légers navires, flexibles à tous les mouvements de la rame[1], habiles à l'attaque comme à la fuite, et montés par des aventuriers que les rois d'Illyrie accueillaient avec empressement dans leurs ports quand on les reconnaissait au loin, traînant à leur remorque des vaisseaux capturés et chargés de riches dépouilles. La puissance de ces pirates s'était surtout développée sous le règne d'Agron et sous celui de sa femme Teuta qui lui succéda sur le trône. Dans une de leurs expéditions, les Illyriens battirent les Étoliens et les Achéens et s'emparèrent de la ville de Phénice, la place la plus forte et la plus puissante de tout l'Épire et dont ils rapportèrent un butin immense[2]. Dans leurs courses continuelles, les pirates illyriens enlevèrent plusieurs fois des négociants italiens à la hauteur du port de Brindes et en firent périr quelques-uns. Le Sénat négligea les plaintes nombreuses qui s'élevèrent à cette occasion[3]. Mais bientôt vint se joindre un motif politique. Les Illyriens attaquèrent l'île d'Issa, soumise alors à Démétrius de Pharos qui envoya une ambassade à Rome, pour demander aide et secours et pour la supplier de faire cesser la piraterie dans la mer Adriatique.

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