La piraterie dans l'antiquité
[1] Velocibus levibusque navigiis, Appien, De rebus illyricis, III.
[2] Polybe, II, 1.
[3] Polybe, II, 2.
Le Sénat dépêcha Caïus et Lucius Coruncanius qui demandèrent audience à la reine Teuta. Les ambassadeurs se plaignirent des torts que les négociants italiens avaient soufferts de la part des corsaires illyriens. La reine les laissa parler sans les interrompre, affectant des airs de hauteur et de fierté. Quand ils eurent fini, sa réponse fut qu'elle tâcherait d'empêcher que la république n'eut dans la suite le sujet de se plaindre de son royaume en général; mais que ce n'était pas la coutume des rois d'Illyrie de défendre à leurs sujets d'aller en course pour leur utilité particulière. A ces mots, la colère s'empare du plus jeune des ambassadeurs qui s'écrie avec indignation: «Chez nous, reine, une des plus belles coutumes est de venger en commun les torts faits aux particuliers, et nous ferons, s'il plaît aux dieux, en sorte que vous vous portiez bientôt de vous-même à réformer les coutumes des rois illyriens.» La reine prit cette réponse en très mauvaise part. Elle en fut tellement irritée que, sans égard pour le droit des gens, elle fit poursuivre les ambassadeurs et tuer celui qui l'avait offensée. Cléemporus, envoyé par les Issiens, tomba aussi sous la hache des Illyriens. Les commandants des vaisseaux furent brûlés vifs, et le reste ne dut son salut qu'à la fuite[1].
[1] Polybe, II, 2;—Florus, II, V, Bellum illyricum;—Appien, VII.
Grande fut l'indignation à Rome, à la nouvelle de cet odieux attentat; le Sénat fit immédiatement des préparatifs de guerre, leva des troupes et équipa une flotte.
Pendant ce temps, Teuta augmenta le nombre de ses vaisseaux et lança des pirates contre la Grèce. Une partie passa à Corcyre, l'autre mouilla à Épidamne, sous prétexte d'y prendre de l'eau, mais en réalité dans le dessein d'enlever la ville par surprise.
Voici, en effet, comment les choses se passèrent. Les Épidamniens laissèrent imprudemment et sans précaution entrer les Illyriens dans la ville. Ces pirates ont retroussé leurs vêtements, ils portent un vase à la main comme pour prendre de l'eau, mais ils y ont caché un poignard. Ils égorgent aussitôt la garde de la porte et se rendent maîtres de l'entrée. Des renforts accourent promptement des vaisseaux et il leur est aisé de s'emparer de la plus grande partie des murailles. Mais les habitants, quoique pris à l'improviste, se défendent avec tant de vigueur que les Illyriens, après avoir longtemps disputé le terrain, sont enfin obligés de se retirer. Ils mettent à la voile et cinglent droit à Corcyre, descendent à terre et entreprennent d'assiéger la ville. L'épouvante s'y répandit; telle était la réputation des Illyriens qu'on se crut dans la nécessité pressante d'implorer l'assistance des Achéens et des Étoliens. Il se trouva en même temps chez ces peuples des ambassadeurs des Apolloniates et des Épidamniens qui priaient instamment qu'on les secourût et qu'on ne souffrît point qu'ils fussent chassés de leur pays par les Illyriens. Ces demandes furent favorablement écoutées. Les Achéens avaient sept vaisseaux de guerre; on les équipa et on les mit à la mer. On comptait bien faire lever le siège de Corcyre, mais les Illyriens qui avaient reçu sept vaisseaux des Arcananiens, leurs alliés, se portèrent au-devant des Achéens et leur livrèrent bataille auprès de Paxos. Les Arcananiens avaient en tête les Achéens, et, de ce côté, le combat fut égal, on se retira de part et d'autre. Quant aux Illyriens, ils lièrent leurs vaisseaux quatre à quatre et s'approchèrent ainsi de leurs adversaires. Ils semblaient d'abord ne pas vouloir se défendre et ils prêtaient le flanc aux attaques. Mais, quand on se fut joint, grand fut l'embarras des autres, accrochés qu'ils étaient par ces vaisseaux liés ensemble et suspendus aux éperons des leurs. Alors les Illyriens sautèrent sur les navires et en accablèrent les défenseurs par leur grand nombre. Ils prirent quatre galères à quatre rangs de rames et en coulèrent à fond une de cinq rangs avec tout l'équipage. Ceux qui avaient à lutter contre les Arcananiens, voyant que les Illyriens avaient le dessus, cherchèrent leur salut dans la légèreté de leurs vaisseaux, et, heureusement poussés par un vent frais, ils rentrèrent dans leur port sans courir de danger sérieux. Cette victoire enfla beaucoup la hardiesse des Illyriens qui continuèrent le siège de Corcyre. Les assiégés tinrent ferme pendant quelques jours, mais enfin ils traitèrent, reçurent garnison et avec elle Démétrius de Pharos. De Corcyre, les Illyriens retournèrent reprendre le siège d'Épidamne.
C'était alors, à Rome, le temps d'élire les consuls (229 avant J.-C.). Cn. Fulvius, ayant été choisi, eut le commandement de l'armée navale, et Aulus Posthumius, son collègue, celui de l'armée de terre. Fulvius voulait d'abord cingler droit à Corcyre, dans l'espoir d'arriver à temps pour la secourir; mais, quoique la ville fût rendue, il suivit néanmoins son premier dessein, tant pour connaître au juste ce qui s'était passé que pour s'assurer de ce qui avait été mandé à Rome par Démétrius de Pharos. Celui-ci, en effet, dans la crainte de se voir enlever le gouvernement de Corcyre au cas d'une guerre avec les Romains, crut gagner leur bienveillance en leur faisant savoir qu'il leur livrerait Corcyre et tout ce qui était en son pouvoir. Les Romains débarquèrent en conséquence dans l'île, et y furent bien reçus. Sur l'avis de Démétrius, on leur abandonna la garnison illyrienne et l'on se rendit à discrétion, dans la pensée que c'était l'unique moyen de se mettre à couvert pour toujours des insultes des Illyriens. De Corcyre, le consul fit voile vers Apollonie, emmenant avec lui Démétrius, pour exécuter, d'après ses conseils, tout ce qui lui restait à faire. En même temps, Posthumius s'embarqua à Brindes avec son armée composée de vingt mille hommes de pied et de deux mille chevaux. Les deux consuls paraissaient à peine devant Apollonie que les habitants accoururent pour les recevoir et se ranger sous leurs lois. De là, sur la nouvelle que les Illyriens assiégeaient Épidamne, ils se dirigèrent vers cette ville, et, au bruit de leur approche, les ennemis levèrent le siège et prirent la fuite. Les Épidamniens sauvés, les Romains pénétrèrent dans l'Illyrie et soumirent les Ardiæens. Là, se trouvaient des députés de plusieurs peuples, entre autres des Parthéniens et des Atintaniens, qui les reconnurent pour leurs maîtres. Ils se dirigèrent ensuite sur Issa, assiégée aussi par les Illyriens, firent lever le siège et reçurent les Isséens dans leur alliance. Le long de la côte, ils s'emparèrent de quelques villes illyriennes; à Nystrie, ils perdirent beaucoup de soldats, quelques tribuns et un questeur. Ils y capturèrent vingt navires chargés d'un riche butin.
Teuta, voyant que rien ne pouvait résister aux Romains, se réfugia dans l'intérieur des terres, à Rizon, avec un petit nombre d'Illyriens qui lui étaient restés fidèles. Les Romains, après avoir ainsi augmenté en Illyrie le nombre des sujets de Démétrius et étendu sa domination, se retirèrent à Épidamne avec leur flotte et leur armée de terre. Fulvius ramena en Italie la plus grande partie des deux armées. Quant à Posthumius, après avoir réuni quarante vaisseaux légers et levé une contribution sur plusieurs villes des environs, il prit ses quartiers d'hiver pour protéger les Ardiæens et les autres peuples qui s'étaient mis sous la sauvegarde des Romains.
Au printemps, la reine Teuta fit partir pour Rome des ambassadeurs pour proposer en son nom les conditions de paix suivantes: qu'elle paierait tribut; qu'à l'exception d'un petit nombre de places, elle quitterait toute l'Illyrie et qu'au delà de Lissus, elle ne mettrait sur mer que deux bâtiments sans armes. Cette dernière condition était très importante pour les Grecs. Le traité fut conclu (226 avant J.-C.), mais les Romains exigèrent avant tout que Teuta livrât les principaux de la nation illyrienne dont les têtes, en tombant sous la hache, donnèrent satisfaction aux mânes de l'ambassadeur romain[1].
[1] Florus et Appien, loc. citat.
Posthumius envoya, aussitôt après, des députés chez les Étoliens et les Achéens pour les rassurer sur les dispositions des Romains. Ces députés racontèrent ce qui s'était passé en Illyrie et lurent le traité de paix conclu avec Teuta. Ils revinrent ensuite à Corcyre, très satisfaits de l'accueil qu'ils avaient reçu de la part de ces deux nations. En effet, ce traité, dont ils avaient apporté la nouvelle, délivrait les Grecs d'une grande crainte, car les Illyriens étaient ennemis de la Grèce tout entière.
Ce fut ainsi que les légions romaines pénétrèrent pour la première fois en Illyrie et que fut conclue la première alliance par ambassade entre les Grecs et les Romains. A Corinthe, les Romains furent admis aux jeux isthmiques; à Athènes, on leur donna le droit de cité et on les initia aux mystères d'Éleusis.
Le traité conclu avec Teuta fut respecté pendant quelque temps; mais Démétrius, que les Romains avaient institué gouverneur en Illyrie, profita des embarras que les Gaulois et les Carthaginois causaient à ses bienfaiteurs pour faire des incursions sur mer en s'unissant aux corsaires de l'Istrie et en détachant les Atintaniens de l'alliance romaine. Contre la foi des traités, il passa avec cinquante brigantins au delà de Lissus et porta la ruine dans la plupart des Cyclades.
Rome fit partir L. Emilius pour châtier la trahison de Démétrius. A la nouvelle de l'arrivée des Romains, Démétrius jeta dans Dimale une forte garnison et toutes les munitions nécessaires. Il fit périr dans les autres villes les gouverneurs qui lui étaient opposés, mit à leur place des lieutenants dévoués et choisit entre ses sujets six mille des hommes les plus braves pour garder Pharos. Mais Emilius prit d'assaut Dimale, au septième jour, et les villes voisines s'empressèrent de se rendre aux Romains. Le consul mit aussitôt à la voile pour attaquer Démétrius à Pharos. Ayant appris que la ville était forte, la garnison nombreuse et composée de soldats d'élite, il craignit les difficultés et les lenteurs d'un siège et résolut de recourir à un stratagème. Il prit terre pendant la nuit avec toute son armée, dont il cacha la plus grande partie dans les bois et dans les lieux couverts. Le jour venu, il remit à la mer et entra dans le port le plus voisin avec vingt vaisseaux. Démétrius parut aussitôt pour empêcher le débarquement. A peine le combat était-il engagé, que ceux qui étaient embusqués se précipitèrent sur le derrière de l'ennemi. Les Illyriens, pressés de front et en queue, furent obligés de prendre la fuite pour sauver leur vie. Démétrius se réfugia sur un navire, et, suivi de quelques brigantins qu'il avait à l'ancre dans des endroits cachés, échappa au consul et se rendit auprès de Philippe de Macédoine, qu'il décida à se déclarer bientôt contre les Romains. Emilius entra dans Pharos et la rasa. Il se rendit maître de l'Illyrie, et le jeune roi Pineus, fils de Teuta, se soumit aux conditions du traité antérieur (219 avant J.-C.).
Rome eut à combattre une troisième fois les Illyriens pendant la guerre qu'elle soutint contre Persée, roi de Macédoine, fils de Philippe. Les Illyriens de la partie supérieure de la mer Adriatique avaient alors pour roi Genthius, prince cruel et adonné à l'ivresse, que Persée, à force de sollicitations, de promesses d'argent et enfin par les armes, détacha de l'alliance romaine. Genthius se jeta avec ses troupes sur la partie de l'Illyrie soumise aux Romains et emprisonna Petillius et Perpenna, ambassadeurs qui lui étaient envoyés. Rome se trouvait ainsi avoir deux ennemis sur les bras; elle les attaqua vigoureusement l'un et l'autre. Persée fut vaincu par Paul-Émile à la célèbre bataille de Pydna (168 avant J.-C.), malgré l'héroïsme de la redoutable phalange macédonienne. En même temps, le préteur Anicius remporta une victoire sur Genthius et enleva d'assaut Scodra, sa capitale. Genthius demanda une entrevue au préteur; il eut recours aux prières et aux larmes, et, tombant à genoux, se remit à sa discrétion. Anicius le rassura et l'invita même à souper. Mais, au sortir de table, les licteurs se jetèrent sur Genthius et l'enchaînèrent. Anicius s'empressa de délivrer les ambassadeurs Petillius et Perpenna, et envoya ce dernier annoncer à Rome la défaite des Illyriens. Persée et Genthius, côte à côte et enchaînés, marchèrent devant le char des triomphateurs. La flotte des corsaires illyriens fut confisquée tout entière et distribuée entre les principales villes grecques de la côte. Le royaume de Genthius fut partagé en trois petits États. A dater de cette époque, cessèrent pour longtemps les souffrances et les inquiétudes que les pirates illyriens infligeaient continuellement à leurs voisins[1].
[1] Appien, IX;—Florus, XIII;—Tite-Live, XLIV, 31, 32; xlv, 26, 35, 39;—Velleius Paterculus, IX.
CHAPITRE XVI
I
LES ÉTOLIENS ET LES KLEPHTES.
Rome avait détruit par les expéditions dont je viens de parler la piraterie dans l'Adriatique septentrionale, mais dans les eaux de la Grèce et de la Mauritanie, les corsaires ne sentent point directement son bras et se livrent librement au pillage et à la dévastation.
Parmi les peuples de la Grèce, les Étoliens avaient seuls gardé des mœurs sauvages et des habitudes de brigandage. Ils faisaient de fréquentes incursions, et pirataient sur terre comme sur mer. C'étaient des bêtes féroces plutôt que des hommes, dit Polybe[1], sans distinction pour personne, rien n'était exempt de leurs hostilités. Cependant, tant qu'Antigone vécut, la crainte qu'ils avaient des Macédoniens les retint. Mais dès qu'il fut mort, ne laissant pour successeur qu'un enfant, ils levèrent le masque et ne cherchèrent plus que quelque prétexte spécieux pour se jeter sur le Péloponèse. Un certain Dorimaque, Étolien, fut envoyé (222 avant J.-C.) à Phigalée, ville du Péloponèse, située sur les frontières de la Messénie et placée sous la dépendance de la république étolienne, pour examiner ce qui se passait dans la contrée. C'était un jeune homme audacieux et avide du bien d'autrui. Il établit à Phigalée le siège de ses brigandages. Il réunit autour de lui une quantité de pirates, de Klephtes ou brigands, et leur permit de butiner dans les environs et d'enlever les troupeaux des Messéniens bien que ceux-ci fussent amis et alliés de l'Étolie. Ces Klephtes n'exercèrent d'abord leurs pillages qu'aux extrémités de la province, mais leur audace ne s'en tint point là, ils entrèrent dans le pays, attaquèrent les habitations pendant la nuit et les forcèrent. Les Messéniens adressèrent des plaintes à Dorimaque, mais celui-ci qui partageait le butin, n'eut aucun égard à leurs réclamations. Il fit plus, il se rendit à Messène et répondit par des railleries, des insultes et des menaces à ceux qui avaient été maltraités par les siens. Une nuit même qu'il était encore à Messène, les brigands pillèrent les abords de la ville, égorgèrent ceux qui leur résistaient, chargèrent les autres de chaînes et emmenèrent tous les bestiaux. Jusque-là les Éphores avaient supporté les pillages des Klephtes et la présence de leur chef, mais enfin se voyant encore insultés, ils donnèrent l'ordre à Dorimaque de comparaître devant l'assemblée des magistrats. Sciron, homme de mérite et de considération, était alors Éphore à Messène; son avis fut de ne pas laisser Dorimaque sortir de la ville qu'il n'eût rendu tout ce qui avait été pris aux Messéniens, et qu'il n'eût livré à la vindicte publique les auteurs de tant de meurtres commis. Tout le conseil trouvant cet avis fort juste, Dorimaque se mit en colère et dit que l'on n'était guère habile si l'on s'imaginait insulter sa personne; que ce n'était pas lui, mais la république étolienne que l'on atteignait, que cette indignité allait attirer sur les Messéniens une tempête épouvantable et qu'un tel attentat ne resterait pas impuni. Il se trouvait à cette époque, à Messène, un certain Barbytas, dévoué à Dorimaque et qui avait la voix et le reste du corps si semblables à lui, que s'il eût eu sa coiffure et ses vêtements, on l'aurait pris pour lui-même, et Dorimaque savait bien cela. Celui-ci donc s'échauffant et traitant avec hauteur les Messéniens, Sciron ne put se contenir: «Tu crois donc, Barbytas, lui dit-il d'un ton de colère, que nous nous soucions fort de toi et de tes menaces!» Ce mot ferma la bouche à Dorimaque qui partit pour l'Étolie où il fit déclarer la guerre aux Messéniens.
[1] Liv. IV, I.
Les pirates se mirent aussitôt à la mer, et, dans leur audace, ils capturèrent un vaisseau macédonien qu'ils vendirent, cargaison et équipage, dans l'île de Cythère. Montés sur les vaisseaux des Céphalléniens, ils ravagèrent les côtes de l'Épire, firent des tentatives sur Tyrée, ville de l'Arcananie, envoyèrent des partis dans le Péloponèse et prirent, au milieu des terres des Mégapolitains, la forteresse de Clarion dont ils se servirent pour y vendre à l'encan leur butin et y garder celui qu'ils faisaient. D'un autre côté, une troupe de Klephtes, sous la conduite de Dorimaque, pilla les Achéens en se rendant à Phigalée d'où elle se jeta sur la Messénie. Les Achéens résolurent alors de secourir les Messéniens et appelèrent à leur aide les Macédoniens. Comme on le voit, ce furent les brigands Étoliens qui donnèrent naissance à la grande guerre qui éclata alors en Grèce et qui est restée célèbre dans l'histoire par les actions d'Aratus et de Philippe, roi de Macédoine.
Pendant le cours de cette lutte entre les Grecs, une alliance fut conclue entre Philippe et Annibal d'une part, et entre les Étoliens et Rome d'autre part. Les Romains intervinrent ainsi dans les affaires de la Grèce. Après différents combats, Philippe fut complètement vaincu à Cynocéphales (196 avant J.-C.). Les Étoliens contribuèrent puissamment à la victoire, mais ils eurent l'insolence de se l'attribuer tout entière. Flamininus, déjà mécontent de leur rapacité, les dédaigna et affecta, en toute occasion, d'humilier leur orgueil. Ces Étoliens inspiraient du dégoût aux Romains; quand on leur demandait de renoncer à leur coutume sauvage de pillage, ils répondaient: «Nous ôterions plutôt l'Étolie de l'Étolie que d'empêcher nos guerriers d'enlever les dépouilles des dépouilles[1].»
L'histoire nous apprend que les Étoliens, après avoir rompu avec les Romains, devinrent leurs ennemis acharnés et s'allièrent contre eux avec Antiochus le Grand, qu'ils entraînèrent dans leur ruine (198 avant J.-C.).
[1] Polybe XVII, 3. «Λάφυρον άπο λαφύρου. »
II
CONQUÊTE DES ILES BALÉARES.
Rome avait purgé la mer Adriatique, mais à l'occident, la piraterie s'exerçait en pleine liberté et s'était installée comme en un dangereux repaire dans les îles Baléares.
Ces îles étaient d'une grande fertilité; les habitants passaient pour des gens pacifiques, mais la présence parmi eux de quelques scélérats qui avaient fait alliance avec les pirates de la mer intérieure suffit pour les compromettre tous. Ils avaient acquis, en repoussant les fréquentes agressions auxquelles les exposaient leurs richesses, la réputation de frondeurs les plus adroits qu'il y ait au monde. Leur supériorité dans le maniement de la fronde remontait à l'époque où les Phéniciens et les Carthaginois occupèrent ces îles. Ils marchaient nus au combat, ne gardant qu'un bouclier passé dans leur bras gauche, tandis que leur main droite brandissait une javeline durcie au feu et quelquefois armée d'une petite pointe de fer. Ils portaient en outre, ceintes autour de la tête, trois frondes faites de mélancranis[1], de crin ou de boyau, une longue pour atteindre l'ennemi de loin, une courte pour le frapper de près, et une moyenne pour l'attaquer quand il était placé à une distance médiocre. Dès l'enfance on les exerçait à manier la fronde, et, à cet effet, les parents ne donnaient à leurs enfants le pain dont ils avaient besoin qu'après que ceux-ci avec leurs frondes l'avaient atteint comme une cible.
[1] Le schœnus mucronatus, suivant Sprengel; mais plus vraisemblablement, suivant Fraas, les schœnus nigricans.
A l'époque des désastres de Carthage, les insulaires des Baléares profitèrent de leur indépendance pour infester la mer de leur piraterie forcenée. Montés sur de frêles bateaux, ces hommes farouches et sauvages étaient devenus, par leurs attaques soudaines, la terreur de ceux qui naviguaient près de leurs îles. Le Sénat résolut de mettre fin à leurs brigandages et envoya contre eux Métellus.
Dès qu'ils aperçurent la flotte romaine qui, de la haute mer, cinglait vers eux, les insulaires la regardèrent comme une proie et poussèrent l'audace jusqu'à l'assaillir. Métellus connaissant leur adresse, fit tendre des peaux au-dessus du pont de chaque navire pour abriter ses hommes. Cette précaution garantit les Romains d'une grêle de pierres. Quand on en vint à combattre de près, et que les insulaires eurent fait l'expérience des éperons et des javelots romains, ils poussèrent un grand cri et s'enfuirent vers leurs rivages. Métellus les poursuivit jusque dans les montagnes et les détruisit. Il peupla les îles de trois mille colons. Dès lors un commerce actif et prospère se fit avec l'Espagne. Ces îles fertiles, bien situées et douées d'un climat agréable, furent une heureuse acquisition pour Rome, une escale précieuse pour elle lorsque ses navires se rendaient en Espagne. Métellus reçut, en l'honneur de son expédition, le surnom de Baléarique (123 av. J.-C.)[1].
Vers la même époque les Romains achevèrent de consolider leur domination dans le bassin occidental de la Méditerranée en fondant, après des luttes incessantes, des établissements florissants dans l'île d'Elbe, riche en minerais, dans la Corse et dans la Sardaigne, couvertes de forêts. Cependant un grand nombre de montagnards de ces îles sauvages conservèrent leur indépendance et passèrent toujours aux yeux des Romains pour des brigands[2].
[1] Strabon, III, V;—Florus, III, IX, Bellum Balearicum.
[2] Tacite, Annales, II, 85.
CHAPITRE XVII
MITHRIDATE ET LES PIRATES.
Rome, poursuivant le cours de ses conquêtes, avait anéanti successivement les flottes de Carthage, de Philippe et d'Antiochus; elle avait imposé sa suprématie maritime dans la plus grande partie du bassin méditerranéen, lorsque s'éleva contre elle, en Orient, un prince puissant et doué d'un génie supérieur, Mithridate, roi de Pont.
Ce monarque avait, au début de sa lutte contre Rome, des forces considérables. Sans compter l'armée auxiliaire des Arméniens, il entrait, en effet, en campagne à la tête de 250,000 soldats d'infanterie, 40,000 chevaux, 300 vaisseaux pontés et 100 embarcations ouvertes dont les pilotes et les capitaines étaient phéniciens et égyptiens[1]. Depuis les guerres médiques on n'avait vu un tel déploiement militaire en Orient.
[1] Appien, Guerre contre Mithridate, XIII, XVII.
Pendant que la guerre civile et la guerre sociale mettaient l'Italie en feu, Mithridate en profita pour se jeter sur la Cappadoce, la Lydie, l'Ionie, la Phrygie, la Mysie, provinces de l'Asie-Mineure récemment soumises par les Romains. Le roi Nicomède et deux généraux romains, Aquilius et Oppius, furent écrasés en trois batailles, la flotte de l'Euxin anéantie et le proconsul contraint de fuir (88 av. J.-C). Partout les populations couraient au-devant du vainqueur. Mithridate se présentait en effet comme le vengeur des cruautés et des exactions des Romains; n'était-ce pas le moment où les proconsuls, les publicains rapaces, déshonoraient le nom romain et le faisaient abhorrer en Asie? Mithridate disait lui-même: «Toute l'Asie m'attend comme son libérateur, tant ont excité de haine contre les Romains les rapines des proconsuls, les exactions des gens d'affaires et les injustices des jugements[1].» Aussi quand il s'écriait, non sans juste raison: «Dut-on périr, il faut lutter contre les brigands!» tous les opprimés l'accueillaient avec délire et lui donnaient le surnom de nouveau Dionysos[2]. Partout les peuples se livraient à des manifestations anti-romaines. Les villes, les îles, envoyaient sur son passage des ambassades «au dieu sauveur», l'invitant à les visiter, et les populations, en habits de fête, accouraient, en poussant des cris de joie, le recevoir hors des portes. La ville de Laodicée lui livre Oppius qu'il traîna après lui pour montrer un général romain captif[3]. La ville de Mitylène, de Lesbos, lui remet à son tour Aquilius qui s'était réfugié dans ses murs après sa défaite. Mithridate le couvre de chaînes et le promène à travers l'Asie, monté sur un âne et obligé, à force de coups, à dire:
«Je suis Aquilius, consul romain»; puis il le fait mourir en lui introduisant de l'or en fusion dans la bouche afin de flétrir par cet affreux supplice la réelle et insatiable rapacité des gouverneurs de la République romaine[4]. D'Éphèse, Mithridate envoie à tous ses satrapes et à toutes les cités l'ordre de tuer, le même jour, à la même heure, sans distinction d'âge ni de sexe, tous les Italiens, les serviteurs même, qui résident dans le pays, de laisser leurs cadavres sans sépulture et de confisquer leurs biens dont la moitié reviendra au roi et dont l'autre appartiendra aux meurtriers. Si grande était l'horreur du nom romain que partout, hormis quelques rares districts, dans l'île de Cos, par exemple, l'ordre épouvantable fut exécuté ponctuellement; le même jour, à la même heure, 80,000, d'autres disent 150,000 Italiens furent massacrés de sang-froid[5].
[1] Justin, XXXVIII.
[2] Diodore de Sicile, Excerpt. de virt. et vit., p. 112-113.
[3] Appien, XX.
[4] Appien, XXI: Velleius Paterculus, 18.—Diodore de Sicile prétend, au contraire, qu'Aquilius, prévoyant les outrages auxquels il serait livré, n'hésita pas à se frapper de sa propre main (Excerpt. de virt. et vit., p. 112-113).
[5] Appien, XXIII;—Florus, III, 6;—Valère Maxime, IX, II, 3; Cicéron, Pro lege Manilia, 3.
Le monde oriental avait épousé la cause de Mithridate. Parmi les îles, Chio et Ténédos, pillées par Verrès, Lesbos, Samos devinrent les alliées fidèles de ce roi, ainsi que la plus grande partie des Cyclades. Mithridate eut encore recours à de puissants auxiliaires, aux pirates.
La piraterie active et florissante est traitée en alliée; elle est partout la bienvenue; partout on lui ouvre la voie, et les corsaires, se disant à la solde du roi de Pont, répandent rapidement leurs escadres qui sèment au loin la terreur sur la Méditerranée. La mer Égée en est infestée; le temple de Samothrace, où Marcellus avait sacrifié aux dieux Cabires des tableaux et des statues prises au pillage de Syracuse, est complètement dévasté, et les pirates enlèvent un butin de la valeur de mille talents. L'île de Rhodes seule, où les Romains fugitifs s'étaient retirés avec L. Crassus, leur préteur, ne cède pas à l'entraînement général et mérite le nom de fidèle alliée des Romains. Mithridate tourna aussitôt ses armes contre cette île pour commencer par affaiblir les Romains dans leurs alliés. Il s'en approcha avec une flotte nombreuse et composée en partie de pirates heureux de combattre contre les Rhodiens, qui, depuis longtemps, leur faisaient la chasse sur mer. Mithridate rangea ses navires sur une seule ligne pour envelopper les vaisseaux rhodiens qui se présentèrent en assez petit nombre, mais qui, après avoir deviné la tactique, se retirèrent prudemment et se renfermèrent dans leur port. Le roi tenta, mais inutilement, de les y forcer et mit ses troupes à terre. Les Rhodiens firent alors sortir de temps en temps des navires légers pour harceler la flotte. Un jour, une de leurs trirèmes, ayant attaqué un vaisseau ennemi, d'autres navires voulurent secourir les combattants, la lutte devint bientôt générale et les Rhodiens s'emparèrent d'une galère. Ils rentraient triomphants dans le port, lorsqu'ils s'aperçurent qu'il leur manquait une quinquirème. Aussitôt ils envoyèrent à sa recherche six petits bâtiments sous les ordres de Démagoras. Le roi mit à leur poursuite vingt-cinq quadrirèmes, mais l'habile capitaine rhodien les entraîna au loin par une feinte retraite, puis, virant de bord tout à coup, il arriva brusquement sur les vaisseaux qui le poursuivaient, en coula deux à fond et força les autres à prendre la fuite. Peu de jours après, les transports sur lesquels étaient embarquées les troupes attendues par le roi, furent jetés à la côte par la tempête, et tombèrent, en partie, au pouvoir des Rhodiens. Mithridate assiégea néanmoins la ville, et fit battre les murs du côté de la mer par une énorme machine, établie sur deux hexérèmes manœuvrant à la fois des béliers et lançant des javelots et des flèches; mais ce terrible engin, connu sous le nom de sambuque, s'écroula sous son propre poids. Tous les efforts de Mithridate échouèrent contre l'héroïque résistance des Rhodiens; aussi se décida-t-il à lever le siège et à porter ses armes en Grèce[1].
Rome donna enfin à Sylla l'ordre d'arrêter la marche menaçante du roi de Pont. En 86 (av. J.-C.), le général romain prend Athènes d'assaut, bat les lieutenants de Mithridate à Chéronée et à Orchomène, et pénètre jusqu'en Asie. En même temps, Bruttius Sura, préteur de Macédoine, s'empare de l'île de Sciathos, repaire de pirates, met en croix les uns et coupe les mains des autres[2]. Mais cela ne suffisait pas, les pirates, maîtres de la mer, n'en continuaient pas moins leurs courses et interceptaient les vivres à Sylla. Cet habile général comprit qu'il ne pouvait, sans vaisseaux, réduire un ennemi dont la puissance consistait principalement en forces maritimes. Rome n'avait point de flotte. Sylla chargea donc Lucullus, le plus capable de ses lieutenants, de parcourir tous les parages de l'est et d'y ramasser une escadre à tout prix.
[1] Appien, XXII-XXVII.
[2] Appien, XXIX.
Lucullus se met à l'œuvre avec une grande activité, et se trouve bientôt à la tête de quelques embarcations non pontées, empruntées aux Rhodiens et à d'autres moindres cités; mais il donne dans une nuée de pirates et ne leur échappe que par le plus heureux hasard, en perdant presque toute sa flottille. Il change de navire et, trompant l'ennemi, passe par la Crète et Cyrène et se rend à Alexandrie[1]. La cour d'Égypte refuse poliment, mais nettement sa demande de secours. Combien était tombée la puissance de Rome, dit l'historien Mommsen, autrefois, quand les rois d'Égypte mettaient toute leur flotte à son service, elle les remerciait; aujourd'hui, les hommes d'État d'Alexandrie ne lui feraient pas crédit d'une seule voile[2]! Lucullus se tourna du côté des villes syriennes pour leur demander des vaisseaux de guerre. Il réussit, et ce premier noyau de sa flotte s'étant grossi de ce qu'il avait pu ramasser dans les ports cypriotes, pamphyliens et rhodiens, il se trouva désormais en état de tenir la mer. Il évita toutefois de se mesurer avec des forces trop inégales, ce qui ne l'empêcha point de remporter d'importants succès. Il occupa l'île et la péninsule cnidienne, attaqua Samos et enleva Chio et Colophon à l'ennemi.
De son côté, Sylla pressa Mithridate et le réduisit à subir un traité onéreux aux termes duquel le roi de Pont renonçait à l'Asie et à la Paphlagonie, restituait la Bithynie à Nicomède et la Cappadoce à Ariobarzane, payait aux Romains deux mille talents et leur livrait soixante-dix navires à proue d'airain, avec tout leur équipement (84 av. J.-C.)[3].
Quant aux pirates, ils n'étaient pas atteints.
[1] Appien, XXXIII; Plutarque, Vie de Lucullus.
[2] Histoire romaine, IV, 8.
[3] Appien, LIV et suiv.; Plutarque, Vie de Sylla; Florus, 9.
CHAPITRE XVIII
PUISSANCE DES PIRATES.—CAPTIVITÉ DE CÉSAR.
Le moment était réellement bien favorable pour l'extension de la puissance des pirates dans la Méditerranée. Aucune nation maritime n'exerçait plus l'empire de la mer. Rome avait détruit toutes les flottes de ses voisins, mais après la victoire, soit par une singulière négligence politique, soit plutôt que la marine ne convînt pas à son génie, elle ne songeait plus à conserver sa domination sur les eaux et encore moins à y faire la police. Il est vrai, du reste, que l'état de la république était alors lamentable. Déjà épuisée par la guerre contre Mithridate, Rome n'était-elle pas horriblement déchirée par la guerre civile entre Marius et Sylla et par les luttes sanglantes contre Sertorius et Spartacus?
Tandis que le peuple romain était ainsi occupé dans les différentes parties de la terre, dit Florus[1], les pirates avaient envahi les mers. Ils y régnaient en maîtres depuis les côtes de l'Asie-Mineure jusqu'aux colonnes d'Hercule. Leur nombre s'était accru infiniment à la suite de la ruine de Carthage et de Corinthe et du licenciement des matelots de Mithridate exigé par Sylla. Les vaincus aimaient mieux être bandits qu'esclaves. La mer immense, la mer libre, comme le dit si bien Duruy[2], fut l'asile de tous ceux qui refusèrent de vivre sous la loi romaine[3]. Ils se firent pirates, et comme le Sénat avait détruit toutes les marines militaires, sans les remplacer, les profits étaient certains, le danger nul. Aussi ce brigandage prit-il en peu d'années un développement inattendu.
Les pirates n'avaient d'abord que des brigantins légers, «appelés myoparons et hémioles, barques-souris[4]», mais, devenus plus hardis par l'impunité et enrichis par le pillage de l'Asie et des îles autorisé par Mithridate, ils furent bientôt en état d'armer de gros bâtiments et des trirèmes. Ils formèrent des corps de troupes et prétendant anoblir leur profession, ils répudièrent le nom de pirates pour prendre celui de soldats aventuriers, et appelèrent avec impudence le produit de leurs vols «la solde militaire[5]».
[1] Bellum piraticum, III, 7.
[2] Histoire des Romains, II, 23.
[3] Appien, Guerre mithridatique, XCII.
[4] Idem.
[5] Idem.
Bien plus, des hommes considérables, distingués par leur naissance et leurs capacités, montaient sur les vaisseaux des pirates et se joignaient à eux. Il semblait, dit Plutarque, que la piraterie fût devenue un métier honorable et propre à flatter l'ambition[1]. L'aristocratie romaine ruinée n'avait pas de meilleure ressource pour refaire sa fortune.
La Cilicie Trachée[2] (rude) était le siège de l'empire des pirates que l'on appelait communément pour cela Ciliciens. Là ils avaient leurs nids d'aigles, et, comme les forêts leur donnaient des bois excellents pour la construction des navires, ils y avaient aussi leurs principaux chantiers et des arsenaux bien fournis de tout ce qui était nécessaire à l'armement de leurs flottes. Au sein de l'impraticable et montueux massif de la Lycie, de la Pamphylie et de la Cilicie, ils avaient bâti des châteaux forts au sommet des rocs, y enfermant, pendant qu'ils écumaient les mers, leurs femmes, leurs enfants et leurs trésors, et venant s'y mettre en sûreté au premier danger qui les menaçait. Ils s'étaient ménagé en outre, sur les rivages, dans les îles désertes, des stations, des tours de signal, des abris, pour déposer leur butin, cacher leurs vaisseaux et guetter leur proie. Ces pirates constituaient un État, une république, «république de corsaires» dit Mommsen[3]. C'est là le caractère vraiment étonnant de cette singulière société de bandits. Le savant historien allemand voit avec raison parmi eux les aventuriers, les désespérés de tous les pays, mercenaires licenciés, achetés jadis sur les marchés crétois de recrutement, citoyens bannis des villes détruites d'Italie, d'Espagne et d'Asie, soldats et officiers des armées de Fimbria et de Sertorius, enfants perdus de tous les peuples, transfuges proscrits de tous les partis vaincus, tous ceux enfin que poussaient en avant la misère et l'audace. A défaut de nationalité, ces hommes se tiennent, dit-il, liés par la franc-maçonnerie de la proscription et du crime. Mais je ne saurais admettre avec Mommsen que ce banditisme ait jamais pu marcher «vers une association meilleure de l'esprit public», l'histoire ne nous a laissé aucun indice pour avancer une pareille conclusion. Une association qui méconnaît la loi morale, qui ne vit et n'existe que pour le pillage et le crime et dont les membres ne sont point unis par le lien du sang national, est par cela même hors de la voie du progrès. Qu'importent sa force matérielle et ses actions parfois brillantes, héroïques même, si l'on peut employer ce mot en parlant de brigands, c'est une association criminelle, condamnée à périr, à tomber frappée sous le coup de la justice infaillible et vengeresse.
[1] Vie de Pompée.
[2] Appien, XCII.
[3] Histoire romaine, V, 2.
Il est aisé de voir quel usage les pirates faisaient de leur puissance. Ils s'étaient d'abord contentés, sous leur chef Isidorus, d'infester les mers voisines, mais ils répandirent rapidement leurs brigandages sur celles de Crète, de Cyrène, d'Achaïe, sur le golfe de Malée (Laconie), auquel les richesses qu'ils y capturaient leur avaient fait donner le nom de Golfe d'Or[1]. Ils se jetaient sur les villes peu défendues, et assiégeaient régulièrement les places fortes. Ils emmenaient en captivité dans leurs repaires, les citoyens les plus riches, et les y détenaient jusqu'au paiement d'une forte rançon. Enfin, ils étaient par excellence les pourvoyeurs des marchés d'esclaves. Ils étaient tellement redoutés que les négociants, les voyageurs, les corps de troupes même, à destination de l'Orient, choisissaient pour passer la mer la saison mauvaise, craignant moins les tempêtes que les corsaires.
Le jeune César, proscrit par Sylla, qui voyait déjà en lui «plusieurs Marius», tomba, auprès de l'île de Pharmacuse, une des Sporades, entre les mains des pirates. Ceux-ci lui demandèrent vingt talents pour rançon; il se moqua d'eux de ne pas mieux savoir quelle était la valeur de leur prisonnier, et il leur en promit cinquante (environ 110,000 fr.). Il envoya ensuite ceux qui l'accompagnaient, dans différentes villes, pour ramasser cette somme et demeura avec un seul de ses amis et deux domestiques au milieu de ces Ciliciens, les plus sanguinaires des hommes, dit Plutarque[2]. Il les traitait avec tant de mépris que, lorsqu'il voulait dormir, il leur envoyait commander de faire silence. Il passa trente-huit jours avec eux, moins comme un prisonnier que comme un prince entouré de ses gardes. Plein d'une sécurité profonde, il jouait et faisait avec eux ses exercices, et composait des poèmes et des harangues qu'il leur lisait. Les pirates, mauvais juges sans doute, avaient encore le défaut d'être trop francs. Ils critiquèrent sans mesure le jeune orateur qui, avec toute la morgue d'un grand seigneur romain, les traitait d'ignorants et de barbares qu'il ferait mettre en croix pour leur apprendre à s'y mieux connaître. Les pirates aimaient cette franchise et en riaient. Dès que César eut reçu de Milet sa rançon, et qu'il la leur eut payée, le premier usage qu'il fit de sa liberté, ce fut d'équiper secrètement quelques galères pour combattre les brigands. Il prit si bien ses mesures que tous les pirates encore à l'ancre tombèrent entre ses mains. Il les remit en dépôt dans la prison de Pergame et alla trouver Junius, à qui il appartenait, comme préteur d'Asie, de les punir. Junius jeta un œil de cupidité sur l'argent qui était considérable et dit qu'il examinerait à loisir ce qu'il ferait des prisonniers. Il voulait probablement les vendre à son profit. Mais César, laissant là le préteur, fit mettre en croix les pirates, comme il leur avait souvent annoncé dans l'île avec un air de plaisanterie. Ainsi, ce fut à Pharmacuse et sur des pirates que César, tout jeune encore, commença à montrer la supériorité de son génie, et à pratiquer le grand art de maîtriser la fortune et de dominer les hommes.
[1] «Sinum aureum», Florus, III, 7.
[2] Vie de César; Suétone, id., IV.
Pendant ce temps, les Romains étaient engagés dans leurs terribles guerres civiles et se livraient entre eux des combats aux portes de la ville, laissant ainsi la mer sans protection. La piraterie s'étendait de jour en jour et causait d'immenses dommages à l'État et aux particuliers. Elle avait accaparé tout le mouvement maritime de la Méditerranée. L'Italie ne pouvait plus exporter ses produits ni importer ceux des provinces. Les laboureurs abandonnaient leurs champs, la navigation était interrompue, le commerce entravé; la ville manquait d'approvisionnements, et la cherté des vivres excitait les plaintes des habitants. Les Romains affamés regardaient avec stupeur la Méditerranée et n'osaient plus l'appeler «nostrum mare».
CHAPITRE XIX
EXPÉDITION DE PUBLIUS SERVILIUS ISAURICUS CONTRE LES PIRATES.
Le Sénat comprit enfin qu'il fallait agir et briser le blocus qui anéantissait l'Italie.
Murena et C. Dolabella essayèrent de réunir dans les ports de l'Asie-Mineure une flotte de combat contre les pirates, mais ils ne firent rien de mémorable.
Publius Servilius fut alors désigné pour diriger une nouvelle expédition.
A la tête d'une escadre, composée de gros vaisseaux de guerre, il dissipa les brigantins légers et les barques-souris des pirates, après un combat sanglant. Non content de cette victoire, il aborde en Asie-Mineure et se met à raser successivement toutes les villes devant lesquelles les pirates allaient d'ordinaire jeter l'ancre et où ils déposaient leur butin. Ainsi tombent les citadelles de Zénicétus, puissant roi de mer, Corycus, Olympus, Phasélis, en Lycie orientale, Attalia, en Pamphylie. A l'attaque de Phasélis, Zénicétus, voyant l'armée romaine maîtresse des abords de la ville, fait mettre le feu aux principaux édifices et se précipite dans les flammes avec tous ses compagnons.
Encouragé par ses succès, Servilius franchit le Taurus et marche contre les Isauriens qui étaient cantonnés dans un labyrinthe de montagnes escarpées, de rochers suspendus et de vallées profondes. Là étaient les repaires des pirates, là les brigands se sont toujours maintenus, et, de nos jours encore, cette région, l'ancienne Cilicie Trachée, n'a pas changé d'aspect, et le voyageur ne peut la parcourir en sécurité.
Servilius s'empare des forteresses de l'ennemi, d'Oroanda, d'Isaura même, le boulevard de la Cilicie, l'idéal d'un nid de brigands, comme dit Mommsen[1], juchée au sommet d'une montagne presque impraticable, et planant au loin sur la plaine d'Iconium qu'elle commandait. Cette rude campagne de trois années (78-76) valut à Servilius le surnom d'Isauricus. Le vainqueur transporta dans Rome les statues et les trésors qu'il avait enlevés aux pirates et en orna son char de triomphe. Cicéron a rendu hommage à l'intégrité de Servilius qui enregistra avec soin, pour les donner au trésor public, les riches dépouilles des Isauriens[2].
[1] Histoire romaine, V, 2.
[2] Florus, III, 7; Cicéron, In Verrem, II, liv. I, 31, liv. IV, 10; Strabon, liv. XIV; Eutrope, VI, 3; Rufus, XII.
Appien est injuste envers Servilius Isauricus en se bornant à dire de lui «qu'il ne fit rien de mémorable[1]»; grand nombre de corsaires avec leurs vaisseaux étaient tombés au pouvoir des Romains; Servilius avait dévasté la Lycie, la Pamphylie, la Cilicie, l'Isaurie, pris plusieurs forteresses, annexé les territoires des villes détruites et agrandi la province de Cilicie. Sans doute la piraterie n'était pas anéantie; écrasée sur un point, cette puissance insaisissable renaissait sur mille autres. «C'était une hydre dont les mille têtes, comme le dit L. Lacroix[2], couvraient la Méditerranée.» Tant de pertes ne domptèrent pas les pirates qui ne purent vivre sur le continent. Semblables à certains animaux qui ont le double avantage d'habiter l'eau et la terre, à peine l'ennemi se fut-il retiré, qu'impatients du sol, ils s'élancèrent de nouveau sur leur élément et poussèrent leurs courses encore plus loin qu'auparavant[3]. La piraterie changea donc de domicile et gagna l'antique refuge des corsaires de la Méditerranée, l'île de Crète.
[1] Guerre contre Mithridate, XCIII.
[2] Histoire ancienne de l'Italie (Univers pittoresque), p. 357.
[3] Florus, III, 7.
CHAPITRE XX
LES PIRATES CRÉTOIS.—EXPÉDITIONS D'ANTONIUS ET DE MÉTELLUS.
Les Crétois avaient exercé de tout temps la piraterie. Le célèbre Minos seul avait pu les contenir en les constituant, jusqu'à un certain point, en un corps de nation, et en leur donnant l'empire de la mer. Il leur convenait alors de réprimer les brigandages des Cariens et des Lélèges, mais aussitôt après la mort de Minos, l'absence de tout grand intérêt national et les guerres civiles les avaient de nouveau jetés en aventuriers sur les mers. Les Crétois firent cause commune avec les Ciliciens et tous les corsaires qui infestaient la mer Intérieure. La Crète devint ainsi une seconde pépinière de pirates[1].
Aucun peuple n'a été aussi maltraité par les historiens que le peuple crétois: aucun n'a laissé une aussi triste réputation. Les Athéniens, condamnés jadis à payer le tribut au Minotaure, fiers du triomphe de leur héros Thésée, ont surtout contribué à faire ce mauvais renom aux Crétois, qui ont toujours été décriés et couverts d'outrages sur le théâtre d'Athènes. Plutarque fait remarquer, à ce sujet, combien il est dangereux de s'attirer la haine d'une ville «qui sait parler[2]».
Polybe, parlant des Crétois de son temps, dit que l'argent est en si grande estime auprès d'eux qu'il leur paraît non seulement nécessaire mais glorieux d'en posséder; l'avarice et l'amour de l'or étaient si bien établis dans leurs mœurs que seuls dans l'univers les Crétois ne trouvaient nul gain illégitime[3].
[1] Plutarque, Vie de Pompée.
[2] Plutarque, Vie de Thésée.
[3] Polybe, VI, 46.
Diodore de Sicile rapporte un trait qui les peint admirablement: Pendant la guerre Sociale, un Crétois vint trouver le consul Julius (César) et s'offrit comme traître: «Si par mon aide, dit-il, tu l'emportes sur les ennemis, quelle récompense me donneras-tu en retour? Je te ferai citoyen de Rome, répondit César, et tu seras en faveur auprès de moi.» A ces mots, le Crétois éclata de rire, et reprit: «Un droit politique est chez les Crétois une niaiserie titrée, nous ne visons qu'au gain, nous ne tirons nos flèches, nous ne travaillons sur terre et sur mer que pour de l'argent. Aussi je ne viens ici que pour de l'argent. Quant aux droits politiques, accordez-les à ceux qui se les disputent et qui achètent ces fariboles au prix de leur sang.» Le consul se mit à rire, à son tour, et dit à cet homme: «Eh bien, si nous réussissons dans notre entreprise, je te donnerai mille drachmes (environ 9,500 fr.) en récompense[1]».
On trouve dans Polybe[2] des traits analogues concernant les Crétois. Cet historien dit encore qu'il est impossible de trouver des mœurs privées plus corrompues que celles des Crétois, et par suite, des actes publics plus injustes. Le nom de Crétois était devenu synonyme de menteur; il était passé en proverbe qu'il est permis de crétiser avec un Crétois[3]. Enfin, il n'est pas jusqu'à saint Paul qui ne citera, en l'approuvant, la sentence du poète local Épiménide: «Un d'entre eux de cette île dont ils se font un prophète a dit d'eux: les Crétois sont toujours menteurs, ce sont de méchantes bêtes qui n'aiment qu'à manger et à ne rien faire.»[4]
[1] Excerpt. Vatican., p. 118-120.
[2] VIII, 18 et suiv.; XXIII, 15; IV, 8.
[3] πρός κρητά κρητιζέιν.
[4] Épitre à Tite, I, 12.
La traite des mercenaires, extirpée du Péloponèse, se faisait en grand en Crète. Une flotte de corsaires crétois ravagea de fond en comble l'île de Siphnos, qui avait été autrefois un refuge de bandits et de scélérats. Rhodes usait ses dernières forces contre les pirates de la Crète sans arriver à les détruire. Des secours furent demandés aux Romains.
Le Sénat donna mission au préteur Marcus Antonius, père du triumvir, de nettoyer toutes les mers et toutes les plages infestées par les pirates et leurs alliés du Pont. Dans les eaux de la Campanie, la flotte d'Antonius captura quelques brigantins et cingla vers la Crète. Antonius avait une si ferme assurance de la victoire qu'il portait sur sa flotte plus de chaînes que d'armes. Il fut bientôt puni de sa folle témérité. Les amiraux crétois, Lasthénès et Panarès, lui enlevèrent la plus grande partie de ses vaisseaux; ils attachèrent et pendirent les corps des prisonniers romains aux antennes et aux cordages, et, déployant toutes leurs voiles, ils regagnèrent, comme en triomphe, les ports de la Crète (74 av. J.-C.)[1]. Cette victoire valut aux Crétois une paix honorable; malheureusement elle était conclue par le préteur sans l'aveu du Sénat et du peuple, et Rome n'avait pas l'habitude de traiter quand elle était vaincue. Elle ne pouvait accepter la honte de l'entreprise téméraire de Marcus Antonius. Les Crétois le comprirent et résolurent de conjurer le danger. Ils envoyèrent en députation, à Rome, les citoyens les plus distingués. Ceux-ci visitèrent tous les sénateurs individuellement dans leurs maisons, et certainement essayèrent de les corrompre. Le Sénat rendit un décret par lequel les Crétois étaient absous de toutes les accusations et reconnus amis et alliés de Rome. Mais Lentulus Spinther fit en sorte que ce décret ne reçut pas son exécution. Les ambassadeurs retournèrent dans leur pays. Il fut encore souvent question des Crétois dans le Sénat, car on savait qu'ils faisaient alliance avec les pirates. Ce fut même ce qui détermina le Sénat à publier un décret ordonnant aux Crétois d'envoyer à Rome tous leurs bâtiments, jusqu'aux embarcations à quatre rames, de remettre en otage trois cents habitants des plus distingués, de livrer Lasthénès et Panarès, vainqueurs d'Antonius, et de payer, comme une dette publique, quatre mille talents d'argent (22 millions). Les Crétois, informés de la teneur du décret, se réunirent en conseil. Les plus sages furent d'avis qu'il fallait se soumettre à tous les ordres du Sénat, mais Lasthénès et ses partisans craignirent d'être envoyés à Rome et d'y être punis; ils excitèrent donc le peuple à défendre son antique indépendance[2].
[1] Florus, III, 8.
[2] Diodore de Sicile, Excerpt. de Legat., p. 631, 632.
Le Sénat romain résolut alors d'en finir avec la Crète. Le proconsul Quintus Métellus fut chargé de la guerre (69 av. J.-C.). Il débarqua avec trois légions près de Cydonie, où Lasthénès et Panarès l'attendaient à la tête de 24,000 hommes, légers à la course, endurcis au maniement des armes et aux fatigues de la guerre, habiles surtout à se servir de l'arc[1]. On combattit en rase campagne, et, après une chaude mêlée, les Romains demeurèrent maîtres du champ de bataille, mais les villes crétoises fermèrent leurs portes. Métellus dut les assiéger les unes après les autres. Panarès rendit Cydonie contre promesse de libre sortie. Lasthénès, qui était à Cnosse, voyant la ville sur le point de succomber, détruisit ses trésors et se réfugia dans d'autres lieux fortifiés tels que Lyctos et Éleuthera. Métellus fut implacable pour les vaincus. Les assiégés se tuaient plutôt que de se rendre à lui. Pour se venger de tant de cruautés, les Crétois imaginèrent d'enlever à Métellus l'honneur de subjuguer l'île en appelant Pompée pour lui faire leur soumission. C'était au moment où ce général venait d'être investi du commandement des mers et de toutes les côtes de la Méditerranée. Les Crétois députèrent vers lui pour le supplier de venir dans leur île, qui faisait partie de son gouvernement. Pompée accueillit leur requête et écrivit à Métellus pour lui défendre de continuer la guerre. Il manda aussi aux villes de ne plus recevoir les ordres de Métellus, et envoya, pour commander dans l'île, Lucius Octavius, un de ses lieutenants. Sentant sa conquête lui échapper, Métellus poursuivit la guerre avec une nouvelle vigueur. Il redoubla de cruauté et n'épargna même plus ceux qui s'étaient soumis à lui. Octavius prit alors ouvertement parti pour les Crétois. Arrivé dans l'île sans armée, il s'en forma une de tous les aventuriers et pirates qui se présentèrent, mais il ne put tenir campagne contre Métellus qui acheva la soumission de l'île et obtint les honneurs du triomphe avec le surnom de Créticus. Plutarque rapporte que la conduite de Pompée le rendit non moins ridicule qu'odieux. Pompée, dit-il, prêter son nom à des pirates, à des scélérats, et par rivalité, par jalousie contre Métellus, les couvrir de sa réputation comme d'une sauvegarde! Pompée combattait, dans cette circonstance, pour sauver les ennemis communs du genre humain, afin de priver un général d'un triomphe mérité par mille fatigues. Quant à Octavius, il fut renvoyé par Métellus, après avoir été, au milieu même du camp, accablé de reproches et de sarcasmes[2] (66 av. J.-C.).
[1] Velleius Paterculus, Hist. rom., XXXIV.
[2] Florus, Hist. rom.; Plutarque, Vie de Pompée; Appien, De reb. sicul. et reliq. insul. Excerpt.; XXX. De Légat.
CHAPITRE XXI
EXPLOITS DES PIRATES.—LEUR LUXE ET LEUR INSOLENCE.
Quoi qu'il en soit, dit Mommsen[1], jamais la puissance romaine n'avait été plus humiliée, jamais celle des pirates n'avait été plus grande sur la Méditerranée. Les flibustiers, sur leurs brigantins, se riaient des Servilius l'Isaurique et des Métellus le Crétique. En effet, quelques expéditions isolées ne pouvaient détruire cet insaisissable ennemi: chassés d'un point, les pirates reparaissaient sur un autre, et, grâce à l'habileté de leurs pilotes, à la légèreté de leurs navires, ils se jouaient, comme le guérillero espagnol[2], de toutes les poursuites.
[1] Histoire romaine, liv. IV, ch. II.
[2] Duruy, Histoire des Romains, XXIII.
La nouvelle guerre de Mithridate avait encore augmenté l'audace des pirates, qui renouèrent alliance avec le roi de Pont. En vain, Lucullus, marin éprouvé, à la tête d'une flottille, coule à fond cinq quinquirèmes qu'Isidorus menait à Lemnos, s'empare de trente-deux navires à l'ancre dans la petite île de Néa et passe au fil de l'épée huit mille corsaires, commandés par Séleucus dans les murs de Sinope (70-72 av. J.-C.), la piraterie n'en est pas moins en pleine prospérité[1].
Les vaisseaux corsaires montaient à plus de mille, et les villes dont ils s'étaient emparés à quatre cents. Les temples, jusqu'alors inviolables, furent profanés et pillés: ceux de Claros, de Didyme, de Samothrace; ceux de Cérès à Hermione et d'Esculape à Épidaure; ceux de Neptune dans l'isthme de Corinthe, à Ténare et à Calaurie; d'Apollon à Actium et à Leucade; de Junon à Samos et à Argos. Presque sous les yeux de Lucullus et de sa flotte, le pirate Athénodore surprit, en 65, la ville de Délos, devenue, depuis la ruine de Corinthe[2], le centre du commerce de la mer Égée et le principal marché d'esclaves du monde ancien, emmena tous ses habitants en esclavage et rasa ses sanctuaires, ses temples fameux, objets de la vénération des peuples et de la munificence des Lagides, des Séleucides et des rois de Macédoine. Dans la seule Samothrace, les pirates firent main basse sur un trésor de 1,000 talents (5,625,000 fr.). «Ils ont réduit Apollon à la misère, s'écrie un poète du temps, si bien que, quand l'hirondelle le vient visiter, de tant de trésors il ne reste pas une piécette d'or à lui offrir!» Dans les temples, les pirates faisaient des sacrifices barbares, célébraient des mystères secrets, entre autres ceux de Mithras, qu'ils firent connaître les premiers et qui se répandirent de jour en jour dans l'empire romain, jusqu'au point de devenir une partie du culte de la famille impériale sous les Antonins[3].
[1] Plutarque, Vie de Lucullus.
[2] 146 ans av. J. C.
[3] Preller, Les dieux de l'ancienne Rome; Plutarque, Vie de Pompée.
Les pirates se faisaient honneur et trophée de leurs brigandages; la magnificence de leurs navires était plus affligeante encore que n'était effrayant leur appareil. Les poupes étaient dorées, il y avait des tapis de pourpre et des rames argentées. Partout, sur les côtes, dit Plutarque[1], c'étaient des joueurs de flûte, de joyeux chanteurs, des troupes de gens ivres. Ils ressemblaient sans doute aux compagnons de Conrad de Byron, et chantaient peut-être comme eux: «Aussi loin que la brise peut porter, partout où les vagues écument, voilà notre empire, voilà notre patrie!... La mort est pour nous sans terreur, pourvu que nos ennemis meurent avec nous; qu'elle vienne quand elle voudra! Nous nous hâtons de jouir de la vie, et quand nous la perdons, qu'importe que ce soit par les maladies ou dans les combats[2]!»
[1] Vie de Pompée.
[2] Le Corsaire.
Partout, à la honte de la puissance romaine, des citoyens de premier ordre, des César[1] et des Clodius[2], entre autres, étaient emmenés prisonniers et des villes surprises se rachetaient à prix d'argent. Cicéron parle même d'un consul enlevé par les pirates et d'ambassadeurs romains qui leur furent rachetés[3]. Les corsaires ne redoutaient nullement le voisinage de Rome; chose incroyable, l'île de Lipara, près de la Sicile, payait un gros tribut pour n'avoir point à redouter leur descente. Un de leurs chefs, Héracléon, avait détruit, en 72, une escadre armée contre lui, et, avec quatre embarcations seulement, il avait osé pénétrer jusque dans le port de Syracuse. Quelque temps après, Pyrgamion, son camarade de rapines, se montre dans les mêmes eaux, débarque, se fortifie sur le même point et envoie ses coureurs dans toute l'île, pendant que le fameux Verrès vit dans la débauche à Syracuse[4]. Dans toutes les provinces, il est désormais d'usage d'avoir une escadre prête et des garde-côtes apostés. Mais cela n'empêche pas les pirates d'arriver et de piller des provinces que les gouverneurs de la République pillent eux-mêmes. Bientôt les audacieux forbans ne respectent même plus le territoire de l'Italie. Ils descendent à terre, infestent les chemins par leurs brigandages et ruinent les maisons de plaisance voisines de la mer. Près de Crotone, ils enlèvent le trésor de Junon Lacinienne, que Pyrrhus et Annibal avaient respecté; à Caïète, ils dévastent le port sous les yeux d'un préteur; à Misène, ils ravissent la fille d'Antonius, l'amiral romain; à Ostie, la flotte romaine est brûlée; des patriciennes et deux préteurs, Sextilius et Bellinus, sont emmenés avec toute leur suite, avec les haches tant redoutées, les faisceaux et les autres insignes[5]. Pour comble d'insolence, lorsqu'un prisonnier s'écriait qu'il était Romain et disait son nom, les flibustiers feignaient l'étonnement et la crainte; ils se frappaient la cuisse, se jetaient à ses genoux et le priaient de pardonner. Le prisonnier se laissait convaincre à cet air d'humilité et de supplication. On lui remettait alors des souliers et une toge, afin qu'il ne fût plus méconnu. Après s'être ainsi longtemps moqués de lui et avoir joui de son erreur, les pirates finissaient par jeter une échelle au milieu de la mer et lui ordonnaient de descendre et de retourner chez lui; si le malheureux refusait, ils le précipitaient eux-mêmes et le noyaient[6].
Le blocus autour de l'Italie était complet; plus de commerce ni de relations internationales. La cherté la plus affreuse régnait en Italie et surtout dans Rome, qui ne vivait que du blé sicilien et africain. La famine s'y mit. Ce fut alors que le peuple qui, pour quelques sesterces, vendait ses suffrages, comme le dit si énergiquement Duruy[7], pour ses cinq boisseaux par mois, donna l'empire.
[1] Plutarque, Vie de César.
[2] Appien, Bell. civil., II, 23.
[3] Pro lege Manilia.
[4] Cicéron, In Verr., II, V, 35 et suiv.
[5] Plutarque, Vie de Pompée; Appien, Bell. Mithrid., XCIII; Cicéron, Pro lege Manilia, XIII.
[6] Plutarque, Vie de Pompée.
[7] Histoire des Romains, XXIII.
CHAPITRE XXII
LA LOI GABINIA.—POMPÉE.—LA CILICIE.
L'an 67, le tribun Gabinius, ami de Pompée, qui portait le surnom de Grand depuis la guerre contre Sertorius, proposa qu'un des consulaires fût investi pour trois ans, avec une autorité absolue et irresponsable, du commandement des mers et de toutes les côtes de la Méditerranée jusqu'à 400 stades[1] dans l'intérieur. Cet espace renfermait une grande partie des terres soumises à la domination romaine, les nations les plus considérables, les rois les plus puissants. La loi donnait en outre à ce consulaire le droit de choisir dans le Sénat quinze lieutenants pour remplir les fonctions qu'il leur assignerait, de prendre chez les questeurs et les fermiers de l'impôt tout l'argent qu'il voudrait, d'équiper une flotte de deux cents voiles et de lever tous les gens de guerre, tous les rameurs et tous les matelots dont il aurait besoin.
[1] Environ vingt lieues; Plutarque, Vie du Pompée; Velleius Paterculus, II, 31.
A cette nouvelle, les pirates abandonnèrent les côtes d'Italie, le prix des vivres baissa subitement, et le peuple de crier que le nom seul de Pompée avait terminé la guerre.
Le dictateur s'occupa aussitôt d'organiser son expédition. Il manda à tous les rois et alliés du peuple romain d'unir leurs forces aux siennes dans un commun intérêt. Les Rhodiens fournirent un grand nombre de vaisseaux qui furent les meilleurs parmi la flotte. Pompée eut l'heureuse idée de former plusieurs escadres dont il donna le commandement à des chefs expérimentés, qui tous étaient égaux et avaient chacun l'imperium dans le département qui lui était assigné. Tibère Néron reçut l'ordre de croiser dans les mers d'Espagne; Pomponius dans celles des Gaules et de Ligurie; Marcellus et Attilius, sur les côtés d'Afrique, de Sardaigne et de Corse; Gellius et Lentulus, sur celles de l'Italie et de Sicile; Plotius et Varron eurent pour département la mer d'Ionie; Cinna, le Péloponèse, l'Attique, l'Eubée, la Thessalie, la Macédoine et la Béotie; Lolius, la mer Égée et l'Hellespont; Pison, la Bithynie, la Thrace, la Propontide, le Pont-Euxin; Métellus Nepos, les mers de Lycie, de Pamphylie, de Chypre et de Phénicie.
Pompée présidait à tout, et, de Brindes, se portait sur les points où il jugeait sa présence nécessaire. Ce plan, habilement conçu, fut bien exécuté: les ports, les golfes, les retraites, les repaires, les promontoires, les détroits, les péninsules, tout ce qui servait de refuge aux pirates, fut enveloppé, fut pris comme dans un filet. Les corsaires qui avaient échappé à une escadre tombaient bientôt dans une autre, et une fois qu'ils avaient été obligés de s'éloigner d'un parage, ils n'y pouvaient plus revenir, parce que les forces qui les en avaient chassés les poussaient devant elles du côté de l'Orient et de la Cilicie. Ils cherchèrent une retraite en divers endroits de cette contrée, comme des essaims d'abeilles dans leurs ruches.
En quarante jours, les flottes des pirates, du reste sans cohésion entre elles et sans unité de direction militaire, furent dissipées, et les mers, depuis les colonnes d'Hercule jusqu'à la Grèce, furent entièrement libres. Les provisions arrivèrent en grande quantité et les marchés de Rome furent abondamment pourvus.
Pompée partit alors pour l'Orient afin de frapper le coup décisif, et fit voile, avec soixante forts navires, droit sur l'antique et principal repaire des flibustiers, la côte de Lycie et de Cilicie. En voyant approcher la flotte romaine, victorieuse et imposante, de nombreux écumeurs de mer vinrent se rendre avec leurs femmes, leurs enfants et leurs brigantins. Pompée les traita avec douceur: maître de leurs vaisseaux et de leurs personnes, il ne leur fît aucun mal. Cette généreuse conduite fit concevoir aux autres d'heureuses espérances; ils évitèrent les lieutenants de Pompée et ils allèrent se rendre à lui. Pompée leur fit grâce à tous, et se servit d'eux pour dépister et prendre ceux qui se cachaient encore. La douceur calculée du général lui ouvrit les portes des deux forteresses de Kragos et d'Antikragos.
Cependant les plus nombreux et les plus puissants parmi les pirates avaient mis en sûreté leurs familles, leurs richesses et la multitude inutile dans des châteaux forts du mont Taurus, et, montés sur leurs vaisseaux, devant Coracésium, en Cilicie, ils attendirent Pompée qui s'avançait sur eux à toutes voiles. Ils opposèrent d'abord une vive résistance, mais elle ne fut pas de longue durée. Entièrement défaits, ils abandonnèrent leurs navires et se renfermèrent dans la ville pour soutenir le siège. Ils demandèrent bientôt à être reçus à composition; ils se rendirent et livrèrent les villes et les îles qu'ils occupaient et qu'ils avaient si bien fortifiées qu'elles étaient difficiles à forcer et presque inaccessibles.
Les Romains trouvèrent dans les places qui leur furent remises, et surtout dans la citadelle du cap de Coracésium, bâtie par Diodote Tryphon, un des anciens chefs de pirates, tué en 144 par Antiochus, fils de Démétrius, une quantité prodigieuse d'armes, beaucoup de navires, dont plusieurs étaient encore sur les chantiers, des amas immenses de cuivre, de fer, de voiles, de bois, de cordages, de matériaux de toutes sortes, et un grand nombre de captifs que les pirates gardaient, soit dans l'espoir d'en tirer une forte rançon, soit pour les employer aux plus rudes travaux. Pompée s'empressa de délivrer et de renvoyer ces malheureux prisonniers, parmi lesquels figuraient Publius Clodius, l'amiral de la flotte romaine permanente de Cilicie, et d'autres grands seigneurs romains. Plusieurs d'entre eux, que l'on avait cru morts, trouvèrent, en rentrant dans leurs foyers, leurs noms inscrits sur des cénotaphes.
En moins de trois mois, l'heureux général avait tué 10,000 pirates, fait 20,000 prisonniers, pris 400 vaisseaux, dont 90 armés d'éperons, coulé à fond 1,300 autres et occupé 120 citadelles, forts ou refuges. Il livra aux flammes les arsenaux pleins et les magasins d'armes[1].
[1] Appien, De bell. Mith, 91-93; Plutarque, Vie de Pompée; Florus, Hist. rom. III, 7; Velleius Paterculus, 31-36.
Cette sage mesure produisit un résultat excellent. Dès que les pirates n'eurent plus besoin de piller pour vivre, ils perdirent le goût du pillage. Ce vieillard corycien, Corycium senem, si content de son sort, dont Virgile fait l'éloge, était un de ces anciens pirates: «Au pied des remparts élevés de Tarente, aux lieux où le noir Galèse arrose dans son cours les moissons jaunissantes, je me souviens d'avoir vu un vieillard de Corycus qui possédait quelques arpents d'un terrain abandonné; ce sol n'était ni propre au labour, ni favorable aux troupeaux, ni propice à la vigne. Là, pourtant, au milieu des broussailles, le vieillard avait planté quelques légumes que bordaient des lis blancs, des verveines et des pavots; il se croyait aussi riche qu'un roi,
et le soir quand il rentrait au logis, il chargeait sa table de mets qu'il n'avait point achetés...[1]»
[1] Virgile, Géorgiques, IV, 125-148.
La rapidité de l'expédition et la sage politique de Pompée valurent à ce général un triomphe éclatant et l'admiration du peuple romain et des vaincus eux-mêmes. Ce fut en souvenir de son nom que les pirates s'enrôlèrent plus tard sous les ordres de son fils Sextus. Pompée continua ses succès en Asie et fit inscrire, sur un monument qu'il éleva, ses actions glorieuses: «Pompée le Grand, fils de Cnéius, imperator, a délivré tout le littoral et toutes les îles en deçà de l'Océan, de la guerre des pirates; il a sauvé du péril le royaume d'Ariobarzane, investi par les ennemis; il a conquis la Galatie, les contrées ou provinces les plus éloignées de l'Asie, ainsi que la Bithynie; il a partagé la Paphlagonie, le Pont, l'Arménie, l'Achaïe, la Colchide, la Mésopotamie, la Sophène, la Gordienne; il a soumis le roi des Mèdes, Darius, le roi des Ibériens, Artocès, Aristobule, roi des Juifs, Arétas, roi des Arabes Nabatéens, la Syrie, voisine de la Cilicie, la Judée, l'Arabie, la Cyrénaïque, les Achéens, les Iozyges, les Soaniens, les Héniaques et les autres peuplades établies entre la Colchide et le Palus-Méotide, ainsi que les rois de ces pays, au nombre de neuf; enfin tous les peuples qui habitent entre le Pont-Euxin et la mer Rouge; il recula l'empire de Rome jusqu'aux limites de la terre: il conserva les revenus des Romains et les augmenta encore; il enleva aux ennemis les statues, les images des dieux, ainsi que d'autres ornements, et consacra à la déesse 12,060 pièces d'or (environ 332,600 fr.) et 307 talents d'argent (1,650,000 fr.)[1].»
[1] Diodore de Sicile, Excerpt., Vatican., p. 128-130.
Cependant la piraterie ne fut pas entièrement détruite; les conquêtes faites si rapidement sont rarement durables. Un jour viendra où Rome sera plongée dans l'anarchie et où son bras ne se fera plus sentir au loin; alors la piraterie se réveillera aussitôt. Quant à la Cilicie, elle supportera difficilement le joug des Romains. L'histoire nous apprend, en effet, que Cicéron, dans son commandement de cette province (51-50 av. J.-C.), comprima une révolte, s'empara des villes de Sepyra, de Commoris, d'Erana et de six autres forteresses du mont Amanus. Il fit capituler aussi la ville de Pindenissum, située sur un pic élevé et refuge des fugitifs et des brigands. Fier de ces faciles succès, Cicéron était, en effet, à la tête de 12,000 fantassins et de 2,600 chevaux, il adressa des supplications au Sénat pour obtenir des prières publiques par lesquelles les Romains remercieraient les dieux de ses succès militaires. Rien n'est plus curieux que la lettre qu'il écrivit à Caton[1] pour lui demander l'appui de son autorité incontestée au Sénat. A l'en croire, Cicéron a sauvé la république; il voyait déjà «sa province, la Syrie, l'Asie tout entière, ravies à la domination romaine!» Et cependant il avait dit un jour sagement: «Gardons-nous d'imiter le soldat fanfaron, deforme est imitari militem gloriosum.» Caton et le Sénat parurent peu disposés à accueillir cette vanterie, mais les amis de Cicéron «se donnèrent tant de tablature[2],» que les honneurs et les prières furent accordés. L'orateur général fut salué par ses troupes du titre d'imperator[3], et une médaille fut même frappée en son nom à Laodicée[4].
[1] Lettres familières, XV, 4.
[2] Lettres familières, VIII, 11, «Non diù sed acriter nos tuæ supplicationes torserunt».
[3] Plutarque, Vie de Cicéron.
[4] Schulz, Hist. rom. par les médailles.
CHAPITRE XXIII
CONQUÊTE DE L'ILE DE CYPRE ET DE L'ÉGYPTE.
Il restait à Rome, pour devenir complètement maîtresse de la Méditerranée, à établir sa domination dans l'île de Cypre et en Égypte.
L'île de Cypre ne dépendait plus en réalité de l'Égypte, où, du reste, la dynastie lagide, affaiblie par ses dissensions, dégradée par ses vices, détestée pour ses crimes, n'avait plus qu'une autorité précaire. Elle s'offrait comme une proie aux Romains.
Lorsque Clodius fut pris par les pirates, il manda au roi de Cypre, Ptolémée, de lui envoyer l'argent nécessaire à sa rançon. Ptolémée était riche, avare et lâche; il n'osa refuser, mais il n'envoya que deux talents, dont les pirates ne voulurent pas se contenter. Ils relâchèrent cependant leur captif sur parole, et Clodius jura de se venger d'un roi qui l'avait estimé si peu[1]. Étant devenu tribun, en l'an 59, le célèbre agitateur fit rendre un décret qui déclarait l'île de Cypre province romaine et qui ordonnait la confiscation des biens de Ptolémée. Ce n'était pas assez pour Clodius d'écraser un faible prince, il se donna aussi le plaisir de mortifier, d'humilier le fier Caton, en le chargeant de cette honteuse mission. «A mes yeux, lui dit-il, tu es de tous les Romains l'homme dont la conduite est la plus pure, et je veux te prouver que j'ai réellement de toi cette haute idée. Bien des gens demandent, et avec de pressantes instances, qu'on les envoie à Cypre, mais je te crois seul digne de ce commandement et je me fais un plaisir de t'y nommer.»
[1] Appien, Guerres civiles, II, 23.
Caton se récria que cette proposition était un piège et une injure plutôt qu'une grâce. «Eh bien! reprit Clodius d'un ton fier et méprisant, si tu ne veux pas y aller de gré, tu partiras de force.» Et il se rendit aussitôt à l'assemblée du peuple, et il y fit passer le décret qui envoyait Caton à Cypre, sans lui accorder ni vaisseaux ni soldats.
Par un coup de bonne fortune pour Caton, Ptolémée prit du poison et se donna la mort. Il n'y avait plus qu'à recueillir la succession. Caton se rendit dans l'île, où il trouva des richesses prodigieuses et vraiment royales en vaisselle d'or et d'argent, en meubles précieux, en pierreries, en étoffes de pourpre. Il fallut tout vendre. L'intègre Caton, jaloux que cette vente se passât dans les règles, et voulant faire monter, dans l'intérêt du trésor romain, les effets à leur plus haute valeur, assista lui-même aux enchères et porta en compte jusqu'aux moindres sommes. Il rapporta de Cypre près de 7,000 talents (40,000,000 fr.); il en chargea des caisses qui contenaient chacune 2 talents 500 drachmes (environ 12,000 fr.). Il fit attacher à chaque caisse une longue corde, au bout de laquelle on mit une grande pièce de liége, afin que si le vaisseau venait à se briser, les pièces de liége, flottant sur l'eau, indiquassent l'endroit où seraient les caisses. Tout cet argent, à peu de chose près, arriva heureusement à Rome. Quand on vit porter à travers le Forum ces sommes immenses d'or et d'argent, l'admiration pour Caton ne connut plus de bornes. De tant de richesses, Caton ne s'était réservé qu'une statuette du célèbre Zénon le stoïcien[1].
[1] Plutarque, Vie de Caton Le Jeune; Velleius Paterculus, XLV; Florus, III, X.
L'île de Cypre fut érigée en province prétorienne. Habituée depuis de longues années à la domination étrangère, elle accepta celle de Rome avec résignation.
En 58, le roi d'Égypte, Ptolémée Aulétès, «le joueur de flûte», fils du roi de Cypre, fut chassé par son peuple. Il demanda l'appui des Romains, et le proconsul de Syrie, Aulus Gabinius, fut chargé par les triumvirs de faire le nécessaire pour le ramener dans ses États. Le peuple alexandrin avait mis la couronne sur la tête de Bérénice, fille aînée du roi expulsé, et lui avait choisi pour époux Archélaos, grand prêtre de la déesse Ma, à Comæna. Celui-ci, après avoir vainement tenté de gagner les hommes tout-puissants de Rome, résolut de disputer son royaume les armes à la main. Il équipa une flotte, formée en grande partie de pirates; mais Gabinius accourut en Égypte et remporta de brillants succès, grâce à l'habileté du chef de cavalerie, Marc-Antoine, le futur triumvir. Archélaos fut tué dans un combat et Ptolémée rétabli sur le trône. A dater de ce jour, les Romains eurent un pied en Égypte. César, à qui rien ne pouvait résister, après avoir conquis la Gaule et battu Pompée, organisa l'Égypte et la donna à Cléopâtre.
Rome était enfin reine de la mer. Jusqu'à la mort de César il ne fut plus question de la piraterie dans la Méditerranée.
CHAPITRE XXIV
SEXTUS POMPÉE ET LA PIRATERIE.—AUGUSTE.
Pendant les troubles qui suivirent l'assassinat de César, c'est-à-dire pendant les guerres que les triumvirs soutinrent contre Cassius, Brutus et Sextus Pompée, la piraterie se réveilla. Cassius, à la tête d'une escadre formée sur les côtes de Cilicie et presque entièrement composée d'anciens pirates de cette région, n'attendant que l'occasion de reprendre leurs courses sur mer, se jeta sur l'île de Rhodes, la pilla, sans épargner ni les offrandes consacrées dans les temples, ni les statues mêmes des dieux, et se retira chargé d'un immense butin[1].
[1] Appien, Guerres civiles, IV, 65 et suiv.
D'un autre côté, comme on va le voir, Sextus, fils de Pompée, donna une organisation puissante à la piraterie et se rendit formidable sur mer.
Après la mort de son père et de son frère aîné, Sextus Pompée s'était soustrait à la poursuite de César, en se cachant et en exerçant obscurément la piraterie dans les eaux d'Espagne[1]. Il était parvenu peu à peu à réunir un certain nombre de pirates autour de lui. Il se fit connaître comme le fils du grand Pompée, et aussitôt tous ceux qui avaient combattu sous les ordres de son père et de son frère accoururent le rejoindre. Arabion, fils de Massinissa, qui avait été dépouillé de son royaume de Libye, vint grossir les forces de Pompée avec une escadre et une troupe. Sextus eut alors l'ambition d'être autre chose qu'un pirate.
[1] Appien, Guerres civiles, II, 103; IV, 83 et suiv., 25, 36; V, 2, 15, 26, 143.
Les lieutenants de César, en Espagne, avertirent leur général du bruit qui se faisait autour du nom de Sextus Pompée. César envoya contre lui Carina, qui fut battu, et Sextus, profitant de sa victoire, s'empara de plusieurs places espagnoles. César donna le commandement d'une seconde armée à Asinius Pollion; mais ce dernier était à peine parti que César fut assassiné.
A cette nouvelle, Sextus se rendit avec célérité à Marseille, et y attendit les événements. Le Sénat le nomma amiral de la mer, haute fonction que son père avait occupée autrefois. Sextus, en homme prudent, ne rentra pas à Rome; il rassembla toute sa flotte, fit des recrues dans les ports et s'empara du gouvernement de la Sicile. A partir de ce moment, Sextus Pompée devint un ennemi redoutable pour les nouveaux triumvirs. En effet, les proscriptions terribles qui eurent lieu à cette époque jetèrent dans ses bras un grand nombre de citoyens, d'hommes d'armes et d'esclaves. Il fit proclamer dans les villes qu'il recevait tous les fugitifs, libres ou esclaves, et qu'il leur donnait une solde double de celle que les triumvirs accordaient aux meurtriers. Il envoya des trirèmes parcourir les côtes pour recueillir les proscrits et recruter des partisans qu'il équipa et arma aussitôt. Il donna des fonctions élevées sur terre et sur mer à ceux qui étaient aptes à les tenir dignement. Aussi Appien dit-il que, dans ces temps si durs, Sextus Pompée mérita bien de la patrie et soutint l'honneur du nom qu'il portait.
Toutefois, Sextus, qui ambitionnait de devenir maître de la mer, appela tous les pirates expérimentés d'Afrique, d'Espagne et d'Asie. Sa puissance inquiéta les triumvirs et sa tête fut mise à prix. Octave envoya même contre lui Salvidiénus avec une grosse flotte. Instruit des projets de son adversaire, Sextus se jette au-devant de lui et l'aborde impétueusement près de Scylla. Ses navires légers et habilement manœuvrés par des mains exercées se meuvent avec aisance et rapidité; ceux de Salvidiénus, gros et lourds, peuvent à peine remuer. La mer s'agite, les vaisseaux pompéiens restent dociles au gouvernail, tandis que les autres sont mis en désordre et se montrent rebelles à toute manœuvre. La nuit étant survenue, les deux flottes ennemies se retirèrent, non sans avoir perdu quelques navires.
Sextus fit alliance contre les triumvirs avec Cassius et Brutus. Après la défaite et la mort de ceux-ci, Murcus et Domitius Ahenobarbus qui commandaient leur escadre arrivèrent se ranger sous les ordres de Sextus. Ils infestèrent en commun les côtes d'Italie. Sextus devint alors maître tout-puissant de la mer. Il exerçait une autorité absolue. Ses deux lieutenants favoris étaient deux pirates, Ménodorus et Ménécratès, marins intrépides, mais hommes sans honneur et sans foi, aussi prêts à la trahison et au crime qu'au pillage et au combat. En vain, Murcus essaie-t-il à diverses reprises de combattre l'influence funeste de ces deux flibustiers sur l'esprit de Pompée, Ménodorus domine son maître. Un jour le malheureux Murcus est assassiné par l'ordre de Sextus, et son cadavre mis en croix comme celui d'un scélérat[1].
[1] Appien, Guerres civiles, V, 70.
La puissance de Sextus Pompée était véritablement formidable: il possédait la Sicile et la Sardaigne; sa flotte immense et bien appareillée faisait la course et interceptait les arrivages en Italie. Rome manquait de pain comme au temps le plus florissant de la piraterie. Le peuple affamé demanda à grands cris que les triumvirs fissent alliance avec celui qui se vantait, à juste titre, de régner sur la mer. Antoine et Octave étaient d'accord, non pour traiter avec Sextus, mais pour lui faire la guerre. C'est pourquoi ils essayèrent de lever de nouveaux impôts. Ils publièrent un édit qui obligeait les propriétaires à fournir cinquante sesterces par tête d'esclave, et qui attribuait au fisc une portion de tous les héritages. Cet édit porta au comble la fureur du peuple. Dans les jeux du cirque, la foule fit éclater des applaudissements frénétiques quand elle vit paraître la statue de Neptune, afin de témoigner ainsi sa sympathie pour Sextus que l'on appelait Fils du dieu des mers. Quelques jours après, le tumulte devint si grand qu'Octave se crut obligé de paraître dans les groupes qui proféraient des menaces contre les triumvirs. Il eut été assassiné peut-être si Antoine ne fût venu avec ses soldats et n'eut fait tuer les plus mutins. On jeta les cadavres dans le Tibre; mais la foule ne s'en montra que plus exaspérée, et, par de nouvelles clameurs, elle força les triumvirs à négocier avec Sextus Pompée[1].
[1] Appien, Guerres civiles, V, 67 et suiv.; Dion, XLVIII, 19-36; Plutarque, Vie d'Antoine; Suétone, Vie d'Auguste; Velleius Paterculus, LXXVII et suiv.
On arrêta le plan d'une conférence sur la pointe du cap de Misène. Pompée avait sa flotte non loin de là, et les deux triumvirs leurs armées en bataille vis-à-vis. Sextus demanda aussitôt à entrer dans le triumvirat en la place de Lépidus. Cette demande fut repoussée. Déjà Sextus allait rompre la négociation lorsqu'à force de prières, on l'amena à diminuer ses prétentions. Dans le traité qui fut conclu (39 av. J.-C.), il stipula pour lui-même et pour tous ceux qui l'avaient suivi dans l'exil ou qui servaient sur ses vaisseaux. On lui assura la possession de la Sicile, de la Sardaigne, de la Corse, et à ces trois îles on ajouta l'Achaïe. On lui promit ensuite le consulat et le paiement de 70 millions de sesterces sur les biens de son père. On accorda amnistie pleine et entière à ceux qui s'étaient réfugiés auprès de lui; on n'excepta pas même les proscrits, parmi lesquels se trouvaient de grands personnages, Claudius Néron, M. Silanus, Sentius Saturninus, Aruntius, Titius, etc. Enfin, comme il y avait dans ses équipages un grand nombre d'esclaves fugitifs, il fut décidé qu'ils ne seraient point rendus à leurs maîtres et qu'ils jouiraient de la liberté. A ces conditions, Sextus promit de retirer ses troupes des postes occupés en Italie, de ne plus recevoir d'esclaves, de ne point augmenter ses forces navales, de défendre les côtes contre les pirates et d'envoyer enfin à Rome les redevances en blé et les impôts que lui payaient autrefois les îles qui lui étaient abandonnées.
Quand on vit, à l'issue de la négociation, les trois chefs s'embrasser en signe de paix et d'amitié, un même cri de joie partit de la flotte, de l'armée et de toute l'Italie. Il semblait que ce fût la fin de toutes les guerres et de tous les maux. Avant de se séparer, les trois plus puissants Romains d'alors se donnèrent des fêtes. Le sort désigna Pompée pour traiter le premier ses nouveaux amis. «Mais où souperons-nous? demanda joyeusement Antoine.—Dans mes carènes,» répondit Sextus en montrant sa galère. Mordante équivoque, disent les historiens, qui rappelait qu'Antoine possédait à Rome, dans le quartier des Carènes, la maison du grand Pompée. Au milieu du festin, quand les convives, échauffés par le vin, lançaient mille brocards sur Antoine et sur Cléopâtre, le pirate Ménas, lieutenant de Sextus, s'approcha de lui, et lui dit à voix basse: «Veux-tu que je coupe les câbles des ancres et que je te rende maître, non seulement de la Sicile et de la Sardaigne, mais de tout l'univers?» Sextus réfléchit, la tentation était puissante; mais il répondit comme le devait faire le fils d'un grand homme: «Il fallait agir sans m'en prévenir, Pompée ne peut violer la foi jurée[1].» Après avoir été fêté à son tour par Octave et par Antoine, Sextus mit à la voile et regagna la Sicile.
[1] Plutarque, Vie d'Antoine.—Appien, V, 73, attribue à Ménodorus le propos et non à Ménas.
La paix de Misène ne fut qu'une trêve. Sextus, roi de la mer, était impatient de recommencer la guerre: les pirates avides de pillage, ses funestes conseillers, l'y excitaient sans relâche. Les triumvirs lui en fournirent le prétexte. D'abord Antoine n'avait pas voulu le laisser entrer en possession de l'Achaïe; ensuite Octave avait refusé de rétablir dans leurs droits et privilèges tous les exilés et proscrits qui s'étaient réfugiés en Sicile. Sextus donna l'ordre aussitôt aux pirates de ravager les côtes italiennes, et bientôt Rome se trouva encore une fois en proie à la famine. Aussi le peuple disait que la prétendue paix n'était qu'un malheur de plus et que c'était un quatrième tyran que les triumvirs s'étaient adjoint. Octave s'empara de quelques-uns de ces pirates qui avouèrent qu'ils obéissaient aux ordres de Sextus Pompée. Aussi, l'historien Florus ne peut-il s'empêcher de s'écrier: «Oh! que le fils diffère du père! l'un a exterminé les pirates ciliciens, l'autre les associe à ses desseins[1]!»
[1] Florus, IV, et les auteurs précités.
La réorganisation de la piraterie donnait une immense puissance à Sextus, qui fondait les plus grandes espérances dans le succès de ses armes; ses forces navales, en effet, étaient considérables, ses vaisseaux, solidement construits et presque tous munis de tours. Quant à Octave, le rival direct de Sextus, il ne possédait qu'un très petit nombre de vaisseaux; ses collègues, Antoine et Lépidus, paraissaient peu disposés à le soutenir; il ne se croyait donc pas en mesure de résister à Sextus. Il fut admirablement servi dans cette circonstance par les rancunes de plusieurs grands personnages qui s'étaient réfugiés auprès de Pompée et qui gémissaient de voir leur chef si docile aux conseils de ses affranchis et dominé même par Ménodorus. Ils finirent par exciter Pompée à se défier de Ménodorus. Sur ces entrefaites, Philadelphe, affranchi d'Octave, s'aboucha dans un voyage sur mer avec Ménodorus; Micylion, l'ami le plus dévoué de Ménodorus dans l'entourage d'Octave, se chargea de détacher définitivement Ménodorus de la cause de Pompée. Ménodorus promit de livrer la Sardaigne, la Corse, trois légions et d'apporter le concours d'un très grand nombre d'amis. Octave feignit d'abord de se montrer indifférent envers Ménodorus, mais il ne tarda pas à accueillir le traître avec distinction. Il le fit inscrire parmi les chevaliers, lui donna le commandement de la flotte, mais il lui adjoignit prudemment un officier expérimenté, Calvisius Sabinus. Il s'empressa de construire aussitôt de nombreux travaux de défense sur les côtes de l'Italie, afin de s'opposer à un débarquement de Sextus. Il se transporta à Tarente pour prendre le commandement de sa flotte, et ordonna à Ménodorus et à Calvisius de descendre la mer Tyrrhénienne afin d'opérer une jonction dans la mer de Sicile[1].
[1] Appien, Bell. civil., V, 78 et suiv.
Sextus, à la tête de toute son armée navale, se porte aussitôt contre Octave, et le bat près de l'écueil célèbre de Scylla. Il lui eût pris ou détruit tous ses vaisseaux, si on ne lui eût signalé l'arrivée de Ménodorus et de Calvisius. Pour échapper à l'esclavage ou à la mort, tous les équipages d'Octave se sauvèrent à terre, et le triumvir suivit leur exemple. Pour comble de malheur, une tempête furieuse s'éleva, et Octave put contempler, du rocher où il s'était réfugié, la mer couverte des débris de ses vaisseaux consumés par l'incendie ou brisés par l'ouragan. La flotte de Ménodorus et de Calvisius, qui avait gagné la pleine mer, échappa seule, au moins en partie, à ce grand désastre.
Les forces navales d'Octave étaient anéanties. Tant de revers n'abattirent pas son courage. Il fit construire de nouveaux navires et invita ses collègues à joindre leurs efforts aux siens contre Sextus Pompée. Antoine lui prêta 120 galères ou plutôt les échangea pour des légions, et Lépidus 70. Au moment de reprendre la mer, Octave fit avec pompe la lustration de sa flotte. On avait dressé des autels sur le rivage, dit Appien[1], les galères étaient rangées en face sur deux lignes; les matelots et les soldats observaient un profond silence. Les prêtres, après avoir égorgé les victimes, prirent place dans des esquifs richement ornés et tournèrent trois fois autour des navires en conjurant les dieux d'écarter les malheurs dont la flotte pouvait être menacée.
[1] Bell. civil., V, 96.
Octave donna le signal du départ, mais une tempête furieuse éclata presque aussitôt, et, de nouveau, le malheureux Octave vit la mer engloutir un grand nombre de ses navires. Ménodorus, désespérant de la fortune d'Octave, prit la fuite avec sept navires et revint à Sextus.
Pompée ne sut pas plus profiter de la tempête que de la victoire. C'était décidément un pauvre général. Il se complaisait dans son triomphe. Son orgueil lui faisait regarder sottement les désastres d'Octave comme son ouvrage. Il se faisait appeler fils de Neptune, sacrifiait à la mer, quittait son manteau de pourpre pour en revêtir un couleur de mer et prétendait commander aux vents[1].
Quant à Octave, «il voulait vaincre même en dépit de Neptune[2],» et il ne négligeait rien pour arriver à son but. Le célèbre homme de guerre Agrippa, revenu à Rome, après avoir pacifié l'Aquitaine et passé le Rhin, comme César, fut chargé de relever la flotte du triumvir. Il s'assura d'abord d'un port commode et sûr, en joignant ensemble et avec la mer, le lac Lucrin et le lac Averne. Il parvint, à l'aide de prodigieux travaux, à former un bassin où il put exercer jusqu'à 20,000 matelots. Bientôt tout fut prêt pour une nouvelle attaque contre la Sicile. Pline[3] rapporte qu'un jour qu'Octave se promenait sur le rivage, un poisson s'élança de la mer et vint tomber à ses pieds; c'était, dit-il, le temps où Sextus Pompée dominait tellement sur la mer, qu'il avait adopté Neptune pour père; les devins, consultés, répondirent que César verrait sous ses pieds ceux qui avaient alors l'empire de la mer.
[1] Appien, Bell. civil., V, 100.
[2] Suétone, Vie d'Auguste, XVI: «Etiam invito Neptune victoriam se adepturum.»
[3] Hist. nat., IX, 22, 1.
Instruit par ses croisières des préparatifs d'Octave, Sextus se décida enfin à envoyer Ménodorus avec ses sept vaisseaux pour surveiller les projets de l'ennemi. Le forban, toujours prêt à la trahison, mécontent de n'avoir pas reçu de Pompée le commandement de la flotte, eut recours à un singulier stratagème pour rentrer dans les bonnes grâces d'Octave. Il pensa qu'il fallait d'abord commettre quelques hauts faits contre la flotte du triumvir et la terrifier par une brusque attaque. En effet, au moment où on était bien loin de s'y attendre, Ménodorus se jeta avec la rapidité de la foudre sur les vaisseaux d'Octave, en prit plusieurs ainsi que des navires chargés de vivres et en brûla un certain nombre. Il remplit de terreur toute la côte. Octave et Agrippa étaient alors absents et occupés à se procurer des bois de construction pour la flotte. Voulant se moquer de l'armée d'Octave, Ménodorus vint aborder au milieu du sable du rivage et feignit d'être échoué. Aussitôt les soldats d'accourir pour se jeter sur lui, mais le corsaire repoussa son brigantin dans les flots et s'éloigna en riant de la troupe stupéfaite d'une pareille audace. Pensant alors qu'Octave serait heureux de voir rentrer sous ses ordres un chef aussi vaillant, il lui fit savoir qu'il désirait reprendre du service auprès de lui. Une entrevue lui fut accordée. Il se jeta aux pieds d'Octave qui lui pardonna, lui rendit ses titres, mais qui eut soin depuis de le faire surveiller secrètement[1].
[1] Appien, Bell. civil., V, 101, 102.
Octave fut bientôt en état de recommencer la guerre. Papia, lieutenant de Sextus Pompée, remporta d'abord un avantage: il surprit des bâtiments de charge qui portaient quatre légions à Lépidus occupé au siège de Lilybée, en Sicile. Les navires furent capturés ou coulés à fond et deux légions périrent dans les flots. Agrippa attaqua Pompée et remporta une victoire éclatante à Myles, dont Octave profita pour jeter des troupes en Sicile. Sextus rassembla ses nombreux vaisseaux pour courir après Octave. Il l'attaqua au moment même où son adversaire venait de débarquer, non loin de Tauroménium, trois légions commandées par Cornificius. Octave fut vaincu, presque tous ses vaisseaux furent pris ou brisés; lui-même ne parvint qu'à grand'peine à trouver un refuge en Italie, dans le camp de Messala qu'il avait proscrit quelques années auparavant. Heureusement Agrippa, qui commandait une forte escadre, s'empara de Tyndaris. Cette conquête assurait à Octave une entrée en Sicile; il se hâta de débarquer vingt et une légions. Cependant Octave n'était pas au bout des épreuves que le sort lui destinait. Dans aucune guerre il ne fut exposé à de plus nombreux et de plus grands dangers. Un jour qu'il faisait voile entre la Sicile et le continent pour chercher le reste de ses troupes, il fut attaqué à l'improviste par Démocharès et Apollophanès, lieutenants de Sextus, et se voyant sur le point d'être pris, il supplia un de ses compagnons, Proculcius, de lui donner la mort. Mais, grâce à l'énergie de l'équipage, il put échapper avec un seul navire. Un autre jour, comme il passait à pied près de Locres, se rendant à Rhegium, il vit les galères pompéiennes qui côtoyaient la terre, et les prenant pour les siennes, il descendit sur la plage où il faillit encore être pris. Il arriva même que, tandis qu'il s'enfuyait par des sentiers détournés, un esclave d'Emilius Paulus, qui l'accompagnait, se souvenant qu'il avait autrefois proscrit le père de son maître, et cédant à la tentation de la vengeance, essaya de le tuer. Octave parvint néanmoins à rejoindre Lépidus et Agrippa en Sicile, et quelques escarmouches eurent lieu entre les armées ennemies[1].
[1] Suétone, Vie d'Auguste, XVI; Appien, Bell. civil., V, 103-117; Pline, Hist. nat., VII, 46; Velleius Paterculus, Hist. Rom., 79.
La guerre pouvait durer longtemps encore; Pompée voulut tenter une action décisive, et, comme il se sentait le plus fort sur mer, il fit proposer à Octave de terminer leur différend par un combat naval. Le triumvir, tant de fois éprouvé sur mer, redoutait fort de tenter encore la fortune, cependant il accepta courageusement le défi. Le 3 septembre de l'année 36 avant J.-C., les deux flottes rivales, composées chacune de 300 vaisseaux, et placées l'une sous les ordres d'Agrippa, et l'autre sous le commandement de Démocharès et d'Apollophanès, se rangèrent en ligne entre Myles et Nauloque, dans un appareil formidable: tous les navires étaient armés de tours, de catapultes et de toutes les machines à jet alors en usage. L'action commença par le choc des galères, auquel succéda une grêle de pierres, de flèches, de dards et de javelots enflammés; tous les navires s'attaquèrent tantôt par la proue, tantôt par la poupe et par les flancs. Les soldats combattaient avec une égale ardeur, les pilotes et les chefs rivalisaient d'adresse et d'énergie. Les deux armées de terre, rangées en bataille sur la côte, donnaient encore de l'émulation aux partis. La lutte dura plusieurs heures, et le succès fut longtemps incertain; mais Agrippa commandait la flotte triumvirale, et, comme Duilius, il avait armé ses navires de grappins qui accrochaient ceux de l'ennemi plus légers, et les forçaient à recevoir l'abordage. Ce ne fut bientôt qu'une mêlée où tout était confondu et où l'on tuait souvent aussi bien l'ami que l'ennemi. Le mot d'ordre dont on se servait pour se reconnaître ne fut plus secret et devint commun aux deux partis, ce qui contribua à augmenter le carnage, en sorte que la mer fut en peu de temps couverte de cadavres, d'armes et de débris de navires. Agrippa, voyant que la flotte de Sextus s'ébranlait, redoubla ses efforts et força la victoire à se déclarer pour Octave. La flotte ennemie fut presque totalement détruite; Sextus Pompée, oubliant qu'il avait une armée de terre, prit la fuite avec les dix-sept galères qui lui restaient, après avoir éteint le fanal du vaisseau amiral et jeté à la mer son anneau et ses insignes de commandement. «Jamais fuite, dit Florus[1], depuis celle de Xercès, ne fut plus déplorable.»
Sextus avait d'abord le projet de se rendre auprès d'Antoine; mais quand il sut qu'Octave ne songeait point à le poursuivre, il se dirigea vers l'Asie. Il se mit alors à exercer la piraterie sur les côtes; il pilla le temple fameux de Junon au promontoire de Lacinium, et s'établit ensuite à Mitylène, capitale de l'île de Lesbos, qui avait reçu autrefois le grand Pompée après sa défaite à Pharsale[2]. Sextus feignait d'attendre Antoine, mais, en réalité, il cherchait, en augmentant le nombre de ses vaisseaux et de ses rameurs, à se substituer au maître de l'Orient. Il traitait même secrètement avec les rois de Pont et des Parthes, qui venaient de battre Antoine. Il envoya des ambassadeurs à ce dernier, rentré à Alexandrie, bien moins pour lui demander de traiter avec lui que pour être renseigné exactement sur sa puissance en Orient. Pendant que les envoyés de Sextus étaient auprès d'Antoine, ses autres ambassadeurs chez les Parthes furent faits prisonniers et envoyés au triumvir, qui ne fut pas dupe des agissements de Sextus, et qui chargea Titius, son lieutenant, de combattre Pompée, s'il demeurait en armes, et de le ramener prisonnier en Égypte. Sextus débarqua en Asie et organisa immédiatement une armée près de Cyzique. Il remporta quelques succès et occupa les villes de Nicée et de Nicomédie, dont il tira beaucoup d'argent. Malheureusement pour lui, les 70 vaisseaux qu'Antoine avait envoyés à Octave pour la guerre de Sicile revinrent au printemps en Asie, congédiés par le vainqueur, et Titius, parti de Syrie, se montra en même temps avec cent vingt navires et une grosse armée. Sextus ne pouvait résister. Pour échapper à Antoine, il prit le parti extrême de brûler son escadre et de se diriger avec ses soldats vers la haute Asie. Mais, abandonné de la plupart des siens comme de la fortune, il tomba entre les mains des lieutenants d'Antoine, fut conduit à Milet et mis à mort[3] (35 av. J.-C.).
[1] Hist. Rom., IV, 8; Appien, Bell. civ., V, 118-122.
[2] Appien, Bell. civ., V, 133.