LA
PRINCESSE LOINTAINE
PREMIER ACTE
Le pont d'une nef qui paraît avoir souffert une longue et terrible
traversée. On voit qu'il y a eu tempête : voiles en loques, vergues
brisées, échevèlement de cordages, mât rajusté qui penche. On
voit qu'il y a eu bataille : taches de sang, armes éparses. Nuit
finissante. Ombre grise et transparente. Ciel qui pâlit. Étoiles
qui se raréfient. Mer violette sous des écharpes de vapeurs. Horizon
de brumes.
L'éclairage, au cours de l'acte, change insensiblement.
SCÈNE PREMIÈRE
LES MARINIERS : BRUNO, BISTAGNE, MARRIAS, PÉGOFAT,
TROBALDO, FRANÇOIS, etc., LE PILOTE, puis LE
PATRON DE LA NEF et FRÈRE TROPHIME
(Au lever du rideau, couchés ou assis en tous sens, de mariniers à face tragique,
blêmes, décharnés ; ils paraissent épuisés de fatigues et de privations. Quelques-uns,
blessés, sont sommairement pansés de haillons. Deux d'entre eux, au fond
en balancent, par la tête et par les pieds, un troisième, inerte.)
LES DEUX MARINIERS :
PÉGOFAT et BRUNO, au fond.
(Ils lancent le corps par-dessus le bastingage. On entend sa chute dans l'eau.)
PÉGOFAT
BRUNO
Encore un camarade
Qui ne nagera pas, Tripoli, dans ta rade!
PÉGOFAT, ôtant son bonnet vers le disparu.
BRUNO, regardant au loin.
Bientôt l'aurore. Une rougeur.
(Ils redescendent.)
FRANÇOIS, se réveillant et s'étirant.
BRUNO
FRANÇOIS
(Il regarde le pont dévasté.)
Eh bien, elle en a fait, la vague!
BISTAGNE, levant la tête.
Et le vent, donc! Plus de boulines!…
BRUNO
FRANÇOIS
Le mât pourrait bien choir. Mieux vaudrait le scier.
BISTAGNE
BRUNO
FRANÇOIS, se levant.
(Il chancelle.)
Ho! ho!… On ne se tient plus, presque!
Que l'on rencontre encore une nef barbaresque,
Et l'on ne pourra plus se battre!…
BRUNO
On se battra!
Car il faut arriver! Rien ne l'empêchera!
Tant pis pour toute nef qui nous cherchera noise!
BISTAGNE
Quand donc voguera-t-on dans l'eau sarrasinoise?
LE PILOTE
Bientôt, j'espère. Mais le temps fut si mauvais!
Ah! l'aiguille qui dit le nord, si je l'avais!
Et la pierre dont on la frotte!…
BISTAGNE, haussant les épaules.
LE PILOTE
Non, ils sont quelques-uns qui l'ont, dans une gourde :
On frotte. De la pierre est amoureux le fer.
Alors l'aiguille tourne et dit le nord : c'est clair.
TOUS LES MARINIERS
Ha! ha! — C'est idiot!… Est-il bête! — Une aiguille!
PÉGOFAT
Bah! passons-nous d'aiguille, et vogue la coquille!
— Tiens, le temps s'éclaircit, la misère prend fin!
BRUNO
Tu trouves, toi? Hé bien, et la soif?
FRANÇOIS
BISTAGNE
Oui, ce qu'on a souffert!
PÉGOFAT
Le ciel nous soit en aide!
TROBALDO, apparaissant à cheval sur une vergue.
Le drôle, après tout ça, serait qu'elle fût laide!
TOUS LES MARINIERS
Oh! non, elle est très belle! — Elle l'est! —
TROBALDO
De par Dieu,
Il faut qu'Elle le soit, Bistagne!
BISTAGNE
Et plus qu'un peu,
Fils, après les dangers qu'on a couru pour Elle!
Ou bien, moi, je me fâche!
BRUNO
Il faut qu'Elle soit belle!
TOUS
Elle l'est! — Elle l'est!
MARRIAS
UN RAMEUR
Ah! mais!
Ça m'ennuierait si vers un monstre je ramais!
PÉGOFAT, riant.
Il y pense en ramant, le Marseillais!
LE RAMEUR
BISTAGNE
C'est toujours beau, va, sois tranquille, une princesse!
LE PILOTE, haussant les épaules.
Vous ne parlez que d'Elle.
PÉGOFAT
On est si fatigué!
Regarde : on parle d'Elle, et l'on est presque gai.
LE PILOTE
Vous la montrera-t-on seulement, cette oiselle?
BRUNO
Le Prince l'a promis, de nous mener vers Elle
Si l'on arrive, et de lui dire que c'est nous
Qui l'avons apporté jusques à ses genoux!
LE PILOTE
Et crois-tu qu'avec nous une princesse cause?
PÉGOFAT
Non. Mais on la verra, c'est déjà quelque chose.
On ne parle que d'Elle en tous pays chrétiens!
UN MOUSSE
LE PILOTE, se retournant vers lui.
Tu veux voir ses yeux, toi?
LE MOUSSE
PÉGOFAT
(Le patron de la nef est entré depuis un moment et a écouté.)
LE PATRON DE LA NEF
Il faut d'abord, pour les voir, qu'on arrive ;
Et que Joffroy Rudel, notre bon prince, vive!
LES MARINIERS
Il va plus mal? — Hélas! — Pauvre homme!
BRUNO
LE PATRON
Voyez, on a fermé le château de la nef.
Veillé par ses amis, sans doute qu'il repose!
PÉGOFAT
Hier soir il chantait encor!
BISTAGNE
C'est quelque chose
D'étonnant, comme il fait aisément des chansons!
FRANÇOIS
Comment nomme-t-on ça, dont il tire des sons?…
LE PILOTE, d'un air capable.
FRANÇOIS
Ah!… une lyre! — Dame,
Ça fait un joli bruit.
BISTAGNE
Bien doux pendant qu'on rame!
PÉGOFAT
Et quand il faut haler, ça donne de l'élan!
LE PATRON
Chut! l'aumônier du Prince.
PÉGOFAT
(Frère Trophime, robe rapiécée et trouée, sort du château de la nef, consulte
le ciel et va s'agenouiller au fond.)
BRUNO
FRANÇOIS
BISTAGNE
Ah! si tous les curés avaient sa large manche!
LE PATRON
Les luizernes du ciel ont éteint leurs derniers
Feux pâles…
BISTAGNE
(Une clarté plus blanche règne.)
FRÈRE TROPHIME, agenouillé.
Vierge des mariniers,
Toi qui changeas la mer farouche en mer bénigne,
Fais glisser jusqu'au port la nef comme un grand cygne.
Vierge, en suite de quoi, s'il vit, sire Rudel
T'ira mettre à Tortose une nef sur l'autel,
Copiant en argent celle en qui nous errâmes,
Avec son gouvernail, ses voiles et ses rames!
LE PILOTE
Peuh!… tout ça!… Si j'avais mon aiguille!
BISTAGNE
Animal!
En tous les cas ça ne peut pas faire de mal.
(Érasme sort à son tour. Robe de docteur en lambeaux. Décoiffé, l'air piteux.
Les mariniers ricanent.)
BRUNO
Le vieux mire, à présent, qui montre sa frimousse.
FRANÇOIS
BISTAGNE
TROBALDO, haussant les épaules.
SCÈNE II
FRÈRE TROPHIME, ÉRASME, LES MARINIERS, au fond
FRÈRE TROPHIME, allant vers Érasme.
ÉRASME
Va toujours empirant.
Le prince dort, veillé par messire Bertrand.
(Regardant l'horizon.)
Eh bien, frère Trophime, eh bien, on ne discerne
Que du brouillard!
(Furieux.)
Moi, moi, médecin de Salerne,
Je vous demande un peu, que fais-je en ces périls?
Ma cathèdre, mon feu, mes livres, où sont-ils?
Hélas! le vent de mer, qui mit ma robe en loques,
M'a successivement ravi toutes mes toques!…
FRÈRE TROPHIME
ÉRASME
Eh! mais, pourquoi ce musard des musards,
Ce poète, vint-il se mettre en ces hasards?
Lorsque j'entrai chez lui, prince doux et débile,
C'était pour vivoter sous son toit, bien tranquille,
C'était pour le soigner sur terre, et non sur mer.
Je trouve ce voyage extrêmement amer!
(Se promenant avec une fureur croissante.)
Ah! que l'enfer rôtisse et que le diable embroche
Ces maudits pèlerins arrivant d'Antioche,
Qui sont venus parler les premiers, au château,
Un soir, comme on soupait, à l'heure où le couteau
De l'écuyer tranchant attaquait une dinde,
Sont venus les premiers parler de Mélissinde!
Ils chantèrent, — avec quel zèle inopportun! —
La fille d'Hodierne et du grand Raymond Un ;
Ils déliraient, parlant de cette fleur d'Asie!
J'en vois encore un gros dont l'œil rond s'extasie…
Ils en parlèrent tant que soudain, se levant,
Le prince, ce poète épris d'ombre et de vent,
La proclama sa Dame, et, depuis lors, fidèle,
Ne rêva plus que d'Elle, et ne rima que d'Elle,
Et s'exalta si bien pendant deux ans qu'enfin
De plus en plus malade et pressentant sa fin,
Vers sa chère inconnue il tenta ce voyage,
Ne voulant pas ne pas avoir vu son visage!
FRÈRE TROPHIME
ÉRASME
Il aura l'écume pour linceul!
— Et ce sire Bertrand d'Allamanon, qui, seul,
Lorsque tous à Rudel faisaient des remontrances,
Louangea son amour, approuva ses souffrances,
Déclara ce départ admirablement beau,
Et voulut s'embarquer aussi, sur le bateau!
— Mais c'est absurde! — Et vous, un prêtre, en cette affaire!
On peut comprendre encor ce que moi j'y viens faire!
Mais vous! le chapelain du prince! comme si
Vous aviez une excuse à vous trouver ici!
Votre maître, lui seul de la chevalerie,
Sans avoir pris la croix vogue vers la Syrie,
Et, pèlerin d'amour, il chante sur son luth
Que le Tombeau Divin n'est pas du tout son but!
FRÈRE TROPHIME
Sait-on le but secret à quoi Dieu nous destine?
ÉRASME
Nous allons pour des yeux de femme en Palestine!
FRÈRE TROPHIME
Croyez que le Seigneur le trouve de son goût.
ÉRASME
Ah! vraiment? Le Seigneur? Qu'y peut-il gagner?
FRÈRE TROPHIME
ÉRASME
FRÈRE TROPHIME
Car il gagne tout, c'est du moins ma pensée,
A toute chose grande et désintéressée ;
Presqu'autant qu'aux exploits des Croisés, je suis sûr
Qu'il trouvera son compte à ce bel amour pur!
ÉRASME
Il ne peut comparer une tendre aventure
Au dessein d'affranchir la Sainte Sépulture!
FRÈRE TROPHIME
Ce qu'il veut, ce n'est pas cet affranchissement.
Croyez que s'il se fût soucié seulement
De chasser du Tombeau l'essaim des infidèles,
Un seul ange l'eût fait, du seul vent de ses ailes!
Mais non. Ce qu'il voulut, c'est arracher tous ceux
Qui vivaient engourdis, orgueilleux, paresseux,
A l'égoïsme obscur, aux mornes nonchalances,
Pour les jeter, chantants et fiers, parmi les lances,
Ivres de dévouement, épris de mourir loin,
Dans cet oubli de soi dont tous avaient besoin!
ÉRASME
Alors, ce que le Prince accomplit pour sa Dame?…
FRÈRE TROPHIME
De même me paraît excellent pour son âme.
Elle était morte, en lui, gai, futile, indolent ;
Elle revit en lui, souffrant, aimant, voulant.
Que selon ses moyens chacun de nous s'efforce
L'important, c'est qu'un cœur nous batte dans le torse!
Le Prince est hors du vice, et des vains jeux d'amour,
Et des vains jeux d'esprit de sa petite cour :
Doutez-vous que bien mieux ces sentiments ne vaillent?
C'est pour le ciel que les grandes amours travaillent.
ÉRASME
FRÈRE TROPHIME, baissant la voix.
Remarquez encor. Ces rameurs, sur leurs bancs,
Ces mariniers, jadis, qu'étaient-ils? — Des forbans.
Rêve-t-on cargaison d'âmes plus scélérates
Que celles de la nef, jadis? — nef de pirates! —
Mais ils se sont loués, comme le font souvent
Les Corsaires à ceux qui vont dans le Levant,
Pour porter monseigneur vers sa Dame lointaine!
Quand on signa le pacte avec leur capitaine,
La Princesse, à coup sûr, n'existait pas pour eux.
Or, voyez, maintenant, tous en sont amoureux.
ÉRASME
FRÈRE TROPHIME
Enchanté! — La galère
S'élance vers un but plus noble qu'un salaire!
Tous rêvent la Princesse, aspirent à la voir,
Et ces férocités se laissent émouvoir :
La Dame du poète, ils en ont fait leur Dame ;
On finit par aimer tout ce vers quoi l'on rame!
Ils voudraient que le prince atteignît aux chers yeux!
Son amour leur a plu, vague, mystérieux,
Parce que les petits aiment les grandes choses
Et sentent les beautés poétiques sans gloses!
Cette noble folie et que nul ne comprit
Apparaît toute claire à ces simples d'esprit!
ÉRASME
Le pilote a trouvé la démence trop forte!
FRÈRE TROPHIME
Il est déjà moins simple.
ÉRASME
Et puis d'ailleurs, qu'importe?
FRÈRE TROPHIME
Beaucoup. Car tout rayon qui filtre, d'idéal,
Est autant de gagné dans l'âme sur le mal.
Je vois dans tout but noble un but plus noble poindre ;
Car lorsqu'on eut un rêve on n'en prend pas un moindre!
J'estime donc ces cœurs désormais agrandis.
— Vous semblez étonné de ce que je vous dis?…
Oui, je suis partisan des aventures hautes!
Et près de celle-ci, que sont les Argonautes?
Elle est lyriquement épique, cette nef,
Qui vole, au bruit des vers, un poète pour chef,
Pleine d'anciens bandits dont nul ne se rebelle,
Vers une douce femme étrange, pure et belle,
Sans aucun autre espoir que d'arriver à temps
Pour qu'un mourant la voie encor quelques instants!
Ah! l'inertie est le seul vice, maître Érasme!
Et la seule vertu, c'est…
ÉRASME
FRÈRE TROPHIME
(Il remonte.)
ÉRASME
Hum!… Soit! — Drôle de moine, on ne peut le nier…
(Après réflexion.)
On ne tardera pas à l'excommunier.
(Bertrand, dont les vêtements aussi sont en lambeaux, sort du château de la
nef.)
BERTRAND, à Érasme.
ÉRASME
(Il entre dans le château.)
SCÈNE III
FRÈRE TROPHIME, BERTRAND, LES MARINIERS
LE PATRON, à Pégofat qui a lâché sa rame.
PÉGOFAT
Oh! trois jours qu'on n'a rien dans le ventre.
Je ne peux plus!
BRUNO, dans un râle.
FRÈRE TROPHIME, allant à Bertrand et lui prenant les mains.
Mon fils, ton dévouement
Au Prince est admirable, et ton cœur est charmant.
BERTRAND
Mon cœur est faible à tout sentiment qui le gagne.
Un héros passe, il me séduit, je l'accompagne!
Serais-je Provençal, serais-je troubadour,
Si je n'avais pas pris parti pour cet amour?…
(Aux mariniers.)
Courage, mes amis!… On avance!… on avance!…
(A frère Trophime.)
J'étais si peu content de ma vie en Provence ;
Je m'écœurais de vivre à ravauder des mots,
A faire, de mes vers, de tout petits émaux.
J'étais las d'un métier de polisseur à l'ongle ;
Je vivais, vaniteux sophiste, esprit qui jongle.
A quelque chose, au moins, maintenant, je suis bon.
FRÈRE TROPHIME
Ton courage, tes soins au Prince moribond…
BERTRAND
Je suis poète, — et sais-je, en ce dévouement même,
Si ce qui m'a séduit, ce n'est pas le poème?
FRÈRE TROPHIME
Qu'importe? Tu fus brave. Il est mauvais, mon fils,
De toujours dénigrer les choses que tu fis!
BERTRAND
Vous me gênez, mon saint ami, par vos louanges.
Car les diversités de mon cœur sont étranges!
Je suis capable, eh oui, de grandes actions,
Mais trop à la merci de mes impressions.
Elle m'effraie un peu, l'aisance avec laquelle
J'ai tout quitté, trouvant cette aventure belle!
D'autres, moins prompts au bien, au mal seraient plus lents!
Ne m'admirez pas trop pour mes nobles élans :
Je suis poète…
UN MARINIER, étendu, au patron qui essaye de le faire se relever.
Ah! non!… Je ne peux plus!
LE PATRON, à Bertrand.
Messire,
Ce qui leur rend courage, il faut le leur redire.
(Les mariniers se traînent vers Bertrand.)
PÉGOFAT
Sire Bertrand, j'ai faim : dis-moi ses cheveux d'or.
BRUNO, même jeu.
J'ai soif, sire Bertrand : dis-moi ses yeux, encor!
FRANÇOIS, même jeu.
Tu nous as tant de fois, pendant notre détresse,
Tant de fois raconté comment est la Princesse!
(Ils sont tous autour de lui, exténués et suppliants.)
BERTRAND
Eh bien, bons mariniers, je veux
Vous le raconter encore une :
Du soleil rit dans ses cheveux,
Dans ses yeux rêve de la lune ;
Quand brillent ses traits délicats
Entre les chutes de ses tresses,
Tous les Amants sont renégats,
Plaintives toutes les Maîtresses ;
Un je ne sais quoi de secret
Rend sa grâce unique ; et bien sienne,
Grâce de Sainte qui serait
En même temps Magicienne!
Ses airs sont doux et persifleurs,
Et son charme a mille ressources ;
Ses attitudes sont de fleurs,
Ses intonations de sources…
Telle, en son bizarre joli
De Française un peu Moabite,
Mélissinde de Tripoli
Dans un grand palais clair habite!
Telle nous la verrons bientôt
Si n'ont menti les témoignages
Des pèlerins dont le manteau
Est bruissant de coquillages!
(Pendant ces vers, les mariniers se sont peu à peu relevés.)
PÉGOFAT
Hein? Comme il parle! On ne comprend pas tout très bien.
Mais on voit qu'elle doit être bien belle, hein?
BRUNO
(Ils s'activent tous.)
FRANÇOIS
LE PILOTE
Mais quels fous vous en faites!
Ce que c'est que d'avoir à son bord des poètes!
BERTRAND
Rudel et moi, dis-tu, nous en faisons des fous?
Mais s'ils peinent encor ce n'est que grâce à nous.
A bord de toute nef que l'orage ballotte,
Il faudrait un poète encor plus qu'un pilote.
PÉGOFAT, narguant le pilote.
Surtout quant le pilote est, comme lui, subtil!
BERTRAND
Jusqu'à quand ce brouillard, sur l'eau, traînera-t-il?
LE PATRON DE LA NEF
BRUNO, montrant le pilote.
LE PILOTE
Patience!
Quand j'aurai mon aiguille!
PÉGOFAT
Eh! bien quoi! ta science
Restera courte, va! — Quand tu sauras le nord,
Tu n'empêcheras pas qu'on ne s'ennuie à bord!
BRUNO
Tu n'empêcheras pas qu'on n'y manque de vivres!
FRANÇOIS
Et feras-tu qu'à jeun les mariniers soient ivres?
BISTAGNE
Et feras-tu qu'absents, ils soient dans leur pays?
TROBALDO
Et feras-tu briller à leurs yeux éblouis
Du pays où l'on va les futures richesses?
PÉGOFAT
Leur raconteras-tu, d'avance, les Princesses?
FRÈRE TROPHIME
(Joffroy Rudel, la figure terriblement défaite, le corps perdu, tant il est
maigre, en ses loques, est apporté sur un grabat. Il grelotte la fièvre, et ses yeux
vivent extraordinairement.)
BERTRAND
A vos bancs, les rameurs!
JOFFROY RUDEL, d'une voix faible.
Plus nous nous approchons, plus je sens que je meurs.
SCÈNE IV
Les Mêmes, JOFFROY RUDEL
JOFFROY
Je te salue, ô jour, à la plus fine pointe!…
Quand tu fuiras ce soir, Elle, l'aurai-je jointe?
Princesse d'Orient dont le nom est de miel :
Mélissinde!… vous que l'empereur Manuel
Voulait impératrice en sa Constantinople,
L'onde met entre nous, toujours, tout son sinople!
Fleur suprême du sang du glorieux Baudoin,
Ne verrai-je jamais venir sur l'eau, de loin,
Avec sa plage d'or où la vague s'argente,
L'heureuse Tripoli dont vous êtes régente? —
La brume ne construit encore à l'horizon
Qu'une ville illusoire! — O flottante prison!
Mourrai-je sans avoir même de la narine
Aspiré de l'espoir dans la brise marine,
Hélas! et reconnu, venant vers moi, par l'air,
Le parfum voyageur des myrtes d'outre-mer?
LE PILOTE
Attendez, de par Dieu, que la brume se lève!
JOFFROY
La voir, avant mourir, pour qu'endormi j'en rêve!
PÉGOFAT
JOFFROY
Merci, rude et vaillante voix!
Mais, qu'ai-je donc, mon Dieu? Pour la première fois,
Vais-je désespérer aujourd'hui? Oh! ma Dame…
Ramez bien, les rameurs, car je sens fuir mon âme!
BRUNO
JOFFROY
Bruno, Bistagne, Pégofat,
François le Rémolar, Trobaldo le Calfat,
Vous qui souffrez pour moi des maux de toutes sortes,
Juan le Portingalais, Marrias d'Aigues-Mortes,
Toi, Grimoart, toi, Luc… tous les autres — merci.
PÉGOFAT
Laissez donc. On est fier de ce voyage-ci!
BRUNO
C'est une traversée illustre!
FRANÇOIS
JOFFROY
Oui, vous ne portez pas César et sa fortune,
Mais vous portez Joffroy Rudel et son amour!
FRÈRE TROPHIME, s'approchant.
JOFFROY, avec un faible sourire.
(Se tournant vers Érasme.)
Sans robe doctorale et sans toque, j'admire
Comme vous avez l'air moins savant, mon cher mire.
ÉRASME
JOFFROY, lui tendant la main.
(A Bertrand.)
Approche, ami bien cher,
Frère plus fraternel que d'une même chair,
Qui voulus, généreux, me suivre en ce voyage,
Quand tous me trouvaient fou qui, seul, me trouvas sage!…
… Ah! je vais mourir loin de tout ce qui fut mien.
BERTRAND
JOFFROY, vivement.
Je ne regrette rien!
Ni parents, ni foyer, ni la verte Aquitaine…
Et je meurs en aimant la Princesse lointaine!
ÉRASME
Elle est cause de tous nos maux…
JOFFROY
Je la bénis.
J'aime les espoirs grands, les rêves infinis,
Et le sort d'Icarus me paraît enviable
Qui voulut, vers le ciel qu'il aimait, l'air viable!
Et tombant comme lui, je n'eusse pas moins fort
Aimé ce qui causait si bellement ma mort!
ÉRASME
Cet amour, malgré tout, me demeure un problème.
Ce qu'on ne connaît pas, se peut-il donc qu'on l'aime?
JOFFROY
Oui, lorsqu'ayant un cœur impatient et haut,
On ne peut plus aimer ce que l'on connaît trop!
(Se soulevant sur son grabat.)
Ai-je en vain suspendu l'escarcelle à l'écharpe?
Ai-je pris le bourdon en vain? — Mais sur ma harpe,
D'une voix qui faiblit, oh! d'instant en instant,
Si je ne puis la voir, je mourrai la chantant!
(Il prend la harpe pendue à la tête de son grabat et prélude.)
Mais j'hésite, et je rêve, et prolonge l'arpège…
Pour la dernière fois chantant, que chanterai-je?
O premiers vers d'amour faits pour Elle jadis,
Mes premiers vers, soyez les derniers que je dis!
(Il récite en s'accompagnant.)
C'est chose bien commune
De soupirer pour une
Blonde, châtaine ou brune
Maîtresse,
Lorsque brune, châtaine,
Ou blonde, on l'a sans peine.
— Moi, j'aime la lointaine
Princesse!
C'est chose bien peu belle
D'être longtemps fidèle,
Lorsqu'on peut baiser d'Elle
La traîne,
Lorsque parfois on presse
Une main, qui se laisse…
Moi, j'aime la Princesse
Lointaine!
Car c'est chose suprême
D'aimer sans qu'on vous aime,
D'aimer toujours, quand même,
Sans cesse,
D'une amour incertaine,
Plus noble d'être vaine…
Et j'aime la lointaine
Princesse!
Car c'est chose divine
D'aimer lorsqu'on devine,
Rêve, invente, imagine
A peine…
Le seul rêve intéresse,
Vivre sans rêve, qu'est-ce?
Et j'aime la Princesse
Lointaine!
(Il retombe défaillant.)
Je ne peux plus! Hélas! mes pauvres doigts trembleurs
Ne trouvent plus les nerfs de la harpe. Les pleurs
M'étouffent!… Mélissinde!… Hélas! je vais me taire,
Et peut-être à jamais, car l'espérance…
UNE VOIX, dans les voiles.
(Violent tumulte. Joffroy s'est dressé d'un coup, debout sur son grabat, les
bras ouverts.)
MARRIAS
BRUNO
FRANÇOIS
BISTAGNE
Le brouillard cachait tout!
JUAN
TROBALDO
PÉGOFAT
BRUNO, courant comme un fou.
FRANÇOIS
MARRIAS
BISTAGNE
FRANÇOIS
TROBALDO
PÉGOFAT
La plage a l'air, là-bas, d'une peau de lion!
LE PILOTE
Oui, c'est bien Tripoli, mes calculs étaient justes!
Voici les longs murs blancs et les grêles arbustes!
TOUS
PÉGOFAT
Vois, sous le ciel s'enflammant
La ville est rouge!
BRUNO
FRANÇOIS
BISTAGNE
TROBALDO
PÉGOFAT
TROBALDO
JUAN
BISTAGNE
PÉGOFAT
JOFFROY
(Il tombe évanoui entre les bras de Bertrand.)
LE PATRON
Et maintenant… jetez les ancres!
BERTRAND, qui aidé d'Érasme et de Trophime, a recouché Rudel sur son grabat.
Mais il meurt!
Mais il faut aborder!
LE PATRON
Oh! non! Le moindre heurt
Contre un récif pourrait briser notre coquille ;
On ne peut approcher sans donner de la quille!…
On va nous envoyer des felouques.
BERTRAND
(A Érasme qui est penché sur le prince.)
Respire-t-il un peu mieux?
ÉRASME
Un peu mieux.
Mais le Prince est très mal.
BERTRAND, désespéré.
JOFFROY
Oh! tu parles trop fort, et je viens de t'entendre.
D'ailleurs, je le savais. Je vais mourir. Il faut
Me transporter à terre, au plus tôt, au plus tôt…
Sans quoi, mes bons amis, je vais, comme Moïse,
Mourir les yeux fixés sur la Terre promise!
BERTRAND, bas, à Érasme.
ÉRASME
JOFFROY, se débattant.
ÉRASME lui présente une fiole.
D'abord conjurons le danger.
Buvez. Puis du repos. Et vous pourrez…
JOFFROY, à Bertrand.
Écoute,
Bertrand, emmène-moi là-bas, coûte que coûte!
Puisque je suis perdu, vous pouvez sans remord
Me laisser avancer de quelque peu ma mort.
Je suis un homme enfin, et l'on peut tout me dire
Serai-je mort avant d'arriver?
ÉRASME
JOFFROY
Ah! Bertrand! Au secours!
ÉRASME
Mais, si vous demeurez
En repos, sans parler, calme, vous guérirez,
Et vous pourrez alors la Dame de vos songes…
JOFFROY
Non! non! Les médecins font toujours ces mensonges!…
Bertrand, je veux la voir!
BERTRAND, avec force.
JOFFROY
BERTRAND
Tu la verras, te dis-je! Oh! j'en fais le serment!
— Oui, j'y vais, je lui parle, et je te la ramène.
JOFFROY
BERTRAND
Elle n'est pas, peut-être, une inhumaine
Oui, oui! Tu la verras avant la fin du jour.
Soigne-toi bien. Je vais lui dire ton amour!
JOFFROY
BERTRAND
Elle saura qu'un Français, qu'un poète,
L'adora, traversa les Turcs et la tempête,
Pèlerina vers elle ainsi que vers la Croix,
Et qu'il arrive, et que trop malade…
JOFFROY
BERTRAND
Qu'elle viendra?… Mais j'en suis sûr! Mais je m'en charge,
Et vite! Une nacelle, une barque, une barge!
Oui, l'esquif de la nef, c'est cela! — Nous verrons
Ce qu'elle répondra! — Vite!… Les avirons! —
Je ramerai. Ce n'est pas bien long, ce passage!
On va te ramener ta princesse ; sois sage!
JOFFROY
Oh! Bertrand, si tu fais cela!…
BERTRAND
Je le ferai!
Il faudra qu'elle vienne ici, bon gré, mal gré.
JOFFROY
Pourras-tu seulement arriver devant Elle?
Te voyant accoutré d'une manière telle,
Les gardes du palais…
BERTRAND
A un marinier.
Toi, dans l'esquif,
Mets mon coffre d'atours et d'armes… Va, sois vif!
JOFFROY
Attendez… et joignez ce coffret à son coffre.
Ce sont là mes plus chers joyaux. Je te les offre.
Mon fermail, mon collier et mes éperons d'or.
L'envoyé d'un poète amoureux, c'est encor
Plus que l'ambassadeur d'un Roi! fais-toi splendide!
Va, que rien ne t'arrête!
LE PATRON, à Bertrand.
Il faudra prendre un guide,
Car le palais n'est pas proche du port, dit-on.
A la prime maison demandez un piéton.
Votre hôte s'offrira de lui-même sans doute,
Et vous pourrez chez lui vous vêtir ; puis, en route.
JOFFROY
Dis-lui de venir vite, ou sinon je m'en vais…
ÉRASME
Prince, ne parlez pas, cela vous est mauvais.
JOFFROY
(A Bertrand.)
BERTRAND
JOFFROY
Attendris-la, sois éloquent, trouve des choses!
Ou plutôt non, dis-lui la simple vérité :
Que je l'adore, et que je meurs d'avoir chanté,
Éperdument chanté sa beauté sans égale,
Comme d'avoir chanté le soleil, la cigale!
Oh! mais que je mourrai le prince des amants,
Si pour deux ans d'amour je la vois deux moments!
BERTRAND
JOFFROY
Je me tais, — mais j'y pense :
Ne lui dis pas cela sitôt en sa présence!…
Il faut la préparer. — Je me tais, je me tais! —
Et pour la préparer si tu lui récitais
D'abord ces vers, tu sais, que j'ai dits tout à l'heure…
Mais oui, cela serait la façon la meilleure
D'expliquer mon amour, peut être?
BERTRAND
Ne crains rien.
Je lui dirai tes vers!
JOFFROY
BERTRAND, avec une gaieté forcée.
Si j'en faussais un seul, hein, quelle catastrophe!
Va, je ferai sonner tendrement chaque strophe.
JOFFROY
Pour la dernière fois, peut-être, embrassons-nous.
(Ils s'étreignent.)
FRÈRE TROPHIME
Je resterai pendant l'ambassade à genoux.
ÉRASME, bas, à Bertrand.
Il peut durer deux jours, comme il se peut qu'il meure
Ce soir, comme il se peut qu'il soit mort dans une heure!
LE PATRON, de même.
Messire, s'il venait à mourir tout d'un coup
Nous hisserions au mât le sigle appelé Loup,
La voile noire qui nous sert, à nous corsaires,
Les nuits… où nous craignons d'avoir des voiles claires!
FRÈRE TROPHIME, accompagnant Bertrand.
Ah! persuadez-la! — Qu'elle vienne le voir!
Insistez! Insistez!
BERTRAND
Oui, jusqu'au signal noir!
(Il enjambe le plat bord et descend dans l'esquif. On entend un bruit de chaînes,
d'avirons, d'eau battue.)
JOFFROY
Là, portez mon grabat tout près du bastingage!
Je suis sûr qu'elle va venir.
La voix de BERTRAND, lui répondant d'en bas.
Je m'y engage!
Adieu! — Ne parle plus! — A bientôt!
(Bruit rythmique de rames qui décroît.)
JOFFROY
C'est certain
Qu'il la ramènera. — Qu'il fait beau ce matin! —
La barque glisse et fuit sur une eau toute rose. —
Oh! d'abord quand Bertrand s'engage à quelque chose!…
BRUNO
FRANÇOIS
PÉGOFAT
TROBALDO
La voix de BERTRAND, au loin se perdant.
Bon espoir… La Princesse… bientôt…
JOFFROY
La barque est déjà loin. Comme les eaux sont calmes!
Le grincement décroît des rames dans les scalmes…!
Laissez-moi là… Je veux y rester tout le temps!
— Là! — Je ne parle plus. — Je regarde. — J'attends.
RIDEAU