ACTE IV
Même décor qu'au premier acte. Jour de rose et d'or qui précède
le coucher du soleil. — Joffroy Rudel, à la même place, sur son
grabat, au fond. Plus livide que le matin, les yeux toujours
fixés sur la terre, complètement immobile. A coté de lui, l'observant,
maître Érasme. Agenouillé, la tête enfouie dans ses mains,
au pied du grabat, frère Trophime. A droite, à gauche, les
mariniers très exaltés contre Squarciafico, qui, les bras croisés,
debout au milieu la scène, tourné, tête nue, vers Joffroy Rudel,
achève de parler. Murmure violent. Le pilote retient les mariniers
qui veulent se jeter sur lui.
SCÈNE PREMIÈRE
JOFFROY RUDEL, FRÈRE TROPHIME, ÉRASME, SQUARCIAFICO,
LES MARINIERS : BRUNO, BISTAGNE, MARRIAS,
PÉGOFAT, TROBALDO, FRANÇOIS, etc.
SQUARCIAFICO
Voilà ce que j'avais à vous dire!… Elle l'aime,
Il l'aime!… Et leur retard s'explique de lui-même!
LES MARINIERS
(Joffroy Rudel ne détourne pas les yeux de la terre — et pas un muscle ne tressaille
sur son visage.)
LE PATRON, aux mariniers.
LES MARINIERS
Chut!
Le lâche! — Il veut tuer le prince! — Dans quel but?…
SQUARCIAFICO, parlant au Prince.
PÉGOFAT
SQUARCIAFICO
BRUNO
FRANÇOIS
LE PATRON
Mais qu'on le laisse
Parler!
(Joffroy Rudel n'a pas tressailli, et ses yeux regardent toujours au loin.)
SQUARCIAFICO, plus fort.
BISTAGNE
SQUARCIAFICO
Mais ils sont fous!
Oui, là-bas, elle et lui, Prince! m'entendez-vous?
Tandis que votre cœur s'obstine à les attendre…
ÉRASME
Le prince ne peut plus, messire, vous entendre.
SQUARCIAFICO
Ah! ce serait pourtant un supplice bien grand,
Pour l'autre, de savoir que le prince, en mourant,
A tout su ; ce serait le supplice le pire!
ÉRASME
Le prince ne peut rien entendre, ni rien dire.
Il ne garde de vie encor que dans les yeux.
SQUARCIAFICO
Oh! mais il faut qu'il sache!…
ÉRASME
FRÈRE TROPHIME, levant le regard au ciel.
SQUARCIAFICO, au patron.
O rage! — Vous, du moins, si l'hypocrite fourbe
Ose ici revenir, et s'il pleure et s'il courbe
Faussement le genou devant le mort trahi,
Dites-lui que Rudel l'a méprisé, haï,
Maudit, et qu'il a pu, quand j'ai parlé, m'entendre!
LE PATRON, aux mariniers, montrant Squarciafico.
Je vous livre cet homme, et vous pouvez le pendre.
SQUARCIAFICO
LES MARINIERS
A mort! Menteur! Blasphémateur!
PÉGOFAT
Jamais
La Princesse n'eût fait cela!
SQUARCIAFICO
BRUNO
Pas de mais!
Nous n'admettrons jamais qu'on touche à la Princesse.
FRANÇOIS
BISTAGNE
TROBALDO
On en a la promesse
De messire Bertrand!
SQUARCIAFICO
PÉGOFAT
Ah! vous devez avoir de fameux intérêts
A faire ce mensonge!
SQUARCIAFICO
Oh! mais quelles cervelles!
BRUNO
Ah! tu viens apporter des mauvaises nouvelles?
SQUARCIAFICO
MARRIAS
Tu viens arracher aux malheureux l'espoir?
SQUARCIAFICO
FRANÇOIS
Tu viens dire à ceux qui vivent pour la voir,
Qu'ils ne la verront pas?…
SQUARCIAFICO
PÉGOFAT
Ta malice couvre
De bave notre idole à tous!
SQUARCIAFICO
Mais je vous ouvre
Les yeux!
TROBALDO
Si nous voulons les garder fermés, nous!
SQUARCIAFICO
LA PRINCESSE LOINTAINE
JUAN
Et si nous voulons être fous!
FRANÇOIS
Ah! tu veux nous ôter la Princesse lointaine!
C'est bon, c'est bon, on va te suspendre à l'antenne!
PÉGOFAT
BRUNO
Non! des supplices lents!
FRANÇOIS
Nous leur coupons le pied, nous autres, Catalans!
SQUARCIAFICO
BISTAGNE
SQUARCIAFICO, d'une voix mourante.
TROBALDO
SQUARCIAFICO
PÉGOFAT
Faisons-lui comme on leur fait dans les marines
Du Nord! — Clouons au mât sa main, en y plantant
Un couteau bien tranchant, dans la paume, au mitan ;
Puis, lui-même, il devra, sous le fouet, sans coup brusque,
Retirant doucement sa main, se l'ouvrir jusque
Vers l'entre-deux des doigts!
SQUARCIAFICO
Moi, ma main? — Non, pitié!
PÉGOFAT, tranquillement.
Quelquefois on en laisse au mât une moitié.
SQUARCIAFICO, se débattant.
Mais je suis citoyen de Gêne!
(Tous les mariniers s'écartent de lui.)
BRUNO
FRANÇOIS
BISTAGNE
TROBALDO
PÉGOFAT
Qu'allions-nous faire là, nous, d'irrémédiable?
… Messire est citoyen de Gêne!
(Tous s'inclinent devant Squarciafico.)
SQUARCIAFICO, rassuré et gouailleur.
(Promenant un regard assuré autour de lui.)
(Tous saluent de nouveau.)
BRUNO, se relevant.
(Changeant brusquement de ton et empoignant Squarciafico au collet.)
Je m'en soucie autant que d'une noix.
SQUARCIAFICO, ahuri.
FRANÇOIS, le poussant vers le plat bord pour le précipiter.
A l'eau donc, Génois, et nage jusqu'à Gêne!
SQUARCIAFICO
FRÈRE TROPHIME, accouru.
PÉGOFAT
Prière vaine!
Il peut nager, il n'est pas cousu dans un sac!
SQUARCIAFICO, se cramponnant au bord.
LES MARINIERS
SQUARCIAFICO
MARRIAS
(On le jette à l'eau.)
FRÈRE TROPHIME
BRUNO
Noyé, dans la fleur de son âge.
FRANÇOIS, à frère Trophime.
Laissez! C'est un méchant! Il sait nager!…
LA VOIX DE SQUARCIAFICO, railleuse au dehors.
BISTAGNE
(Il prend un arc, le bande, et vise.)
FRÈRE TROPHIME
LES MARINIERS
(Tout le monde est porté à droite et penché pour suivre des yeux Squarciafico.
Érasme seul est resté à côté de Joffroy Rudel qui n'a pas paru soupçonner cette
scène.)
ÉRASME.
Holà!
Le Prince! Regardez! Je ne sais ce qu'il a!
(Tout le monde se retourne et l'on voit Joffroy Rudel, dont la main s'est
lentement soulevée et montre au loin quelque chose.)
FRÈRE TROPHIME
PÉGOFAT
BRUNO
Oh! mais il a raison! Voyez là-bas! C'est rose!
C'est doré! Cela vient!
FRANÇOIS
Oh! mais il a raison!
On voit venir sur l'eau toute une floraison.
(Une bouffée de musique arrive.)
BISTAGNE
Noël! Car le Génois a menti, par cautèle!
On n'en peut plus douter!… Des musiques!… C'est Elle!
PÉGOFAT
Une galère en or qui lance des rayons!
BRUNO, courant comme un fou et bousculant tout le monde.
C'est Elle! Je vous dis que c'est Elle, voyons!
(Les échelles se garnissent de mariniers ; ils sont tous debout sur le bastingage
ou grimpés dans les vergues et agitant leurs bonnets.)
FRÈRE TROPHIME, tombant à genoux.
Merci de n'avoir pas permis, ô divin Père,
Qu'au moment de mourir cette âme désespère!
(La musique devient plus distincte.)
PÉGOFAT
Elle approche! Voyez les pennonceaux pourprés.
BRUNO
La voile est de cendal vermeil!
FRANÇOIS
BISTAGNE
Pareille nef en vit-on jamais une!
C'est un petit jardin suspendu que la hune!
TROBALDO
Des violes d'amour! Écoutez!
BRUNO
Regardez!
Jusques aux avirons qui sont enguirlandés!
PÉGOFAT
Si bien que chaque fois qu'ils relèvent leurs pales,
Ils laissent sur les flots des plaques de pétales!
LES MARINIERS
La vois-tu, la Princesse? — Où donc est-elle? — Elle est
Debout, sous l'écarlate en feu du tendelet!
JUAN
LE PATRON
La nef glisse vite et se berce,
Laissant traîner dans l'eau de grands tapis de Perse!
ÉRASME
Des triangles, des luths et des psaltérions.
FRÈRE TROPHIME
MARRIAS
TOUS, agitant leurs bras.
Mélissinde! — Gloire à la Princesse! — Ho! ho! Vive
La Princesse! — Noël!
ÉRASME
Qu'est-ce donc qui m'arrive?
Ça me prend à la gorge.
(Il crie.)
(Se retournant vers frère Trophime.)
FRÈRE TROPHIME, lui serrant la main.
Et comme à tous, des pleurs dans vos yeux ont brillé!
LE PATRON
La galère, à tribord, va nous être agrafée!
Abattez-moi tout ça, pour qu'elle entre, la fée!
(A coups de hache, ils élargissent l'ouverture de plat bord.)
FRÈRE TROPHIME
Le prince! Son manteau! Vite, il faut le parer!
Transportons-le plus loin, — pour pouvoir préparer
Mélissinde à le voir. Las! car ce pauvre prince
Est effrayant. L'œil est vitreux. Le nez se pince.
LE PATRON
PÉGOFAT
Tous! jetons nos vestes sous ses pas!
(Ils font sur le pont un chemin avec les haillons arrachés de leurs épaules.)
TOUS, à voix étouffées.
Silence! — Rangez-vous! — Elle! — Ne poussez pas!
A genoux! — Elle! — Chut! — Elle!
(Un grand silence s'est fait. Les violes se sont tues. La galère s'arrête sans bruit :
on en voit monter des vapeurs d'encens, et sous le tendelet, Mélissinde paraît. Elle
reste un instant immobile.)
UN MARINIER, dans le silence, dit doucement.
(Deux esclaves sarrasins s'avancent pour dérouler au-devant de Mélissinde un
riche tapis. Elle les arrête du geste, et d'une voix émue.)
SCÈNE II
Les Mêmes, MÉLISSINDE, SORISMONDE, Femmes,
Enfants, Esclaves, etc., puis BERTRAND.
MÉLISSINDE
Non! non! Je veux marcher sur ces haillons de serge!
(Elle avance à pas très lents, regardant avec stupeur autour d'elle. Les femmes
se rangent au fond sans bruit. Les musiciens restent dans la galère. Érasme et
Trophime lui cachent Joffroy Rudel qui semble évanoui, les yeux clos.)
MÉLISSINDE, bouleversée de ce qu'elle voit.
Oh! cette nef! Ces gens qui pleurent! — Rêvons-nous? —
Oh! tous ces pauvres gens qui, là, sont à genoux!
Pouvais-je imaginer une misère telle?
(Aux mariniers.)
PÉGOFAT
C'est Elle qui dit ça, — c'est Elle!
MÉLISSINDE, avançant.
Oh! tous ces malheureux, haillonneux et hagards!
Et je mets de la joie en ces pauvres regards,
Moi? — J'adoucis ces maux! — Comme mon cœur se serre! —
Pouvais-je deviner, même au récit sincère
Que me faisait Bertrand, pouvais-je m'émouvoir?
Oh! tout ce qu'on nous dit… rien, — il faut venir voir! —
(Avec un frisson involontaire.)
Mais lui… Joffroy Rudel?…
FRÈRE TROPHIME
Madame, du courage!
Il faut vous dire, — il est si mal! — et son visage…
MÉLISSINDE
Ah!… son visage? Eh bien, je vaincrai mon émoi!
FRÈRE TROPHIME, s'écartant et faisant écarter Érasme.
MÉLISSINDE, voyant Rudel.
(Elle glisse à genoux avec des sanglots.)
(Elle pleure silencieusement… Les yeux de Rudel s'ouvrent, la voient, s'agrandissent,
s'illuminent, et un sourire vient sur ses lèvres.)
ÉRASME
MÉLISSINDE
Il sourit!… Oh! ce sourire!… Dire…
Dire que j'aurais pu ne pas voir ce sourire!
FRÈRE TROPHIME
Nous l'avons revêtu de ses habits princiers.
Il n'a pas un instant douté que vous vinssiez.
Il n'entend, ni ne parle. On craignait que sa vue…
Mais c'est lui, le premier de tous, qui vous a vue!
MÉLISSINDE, toujours agenouillée et le regardant.
Pendant l'affreux retard pas un instant douté!…
PÉGOFAT
BRUNO
Pas plus que nous, en vérité!
MÉLISSINDE
LE PATRON
Morbleu, vous autres, bouches closes!
FRANÇOIS, avec force.
Même quand le Génois a raconté des choses!
MÉLISSINDE, terrifiée.
BERTRAND, qui depuis un moment a paru sur le pont.
L'infâme!… On aurait dû!…
FRÈRE TROPHIME, à Mélissinde.
JOFFROY RUDEL, d'une voix faible.
MÉLISSINDE, joignant les mains.
Ah! grand Dieu! Qu'avez-vous pu penser?… Quelle honte!…
JOFFROY, doucement.
J'ai pensé : qu'est-ce que ce méchant fou raconte?
Oh! mais je n'ai pas dit un mot, même tout bas!
Vous alliez arriver! Il ne fallait donc pas
— Les mots étant comptés quand le souffle s'oppresse —
En dire un seul qui ne fût pas à la Princesse.
MÉLISSINDE
JOFFROY
Je n'écoutais pas cet homme seulement!
Je regardais, là-bas. J'avais le sentiment
Qu'il fallait regarder là-bas, toujours, sans faute,
Que ce regard muet appelait à voix haute,
Et que sa fixité, la force de sa foi,
Irrésistiblement vous tireraient à moi,
Eussiez-vous même été, d'un charme, retenue!
MÉLISSINDE
JOFFROY
Et vous voyez bien que vous êtes venue.
(Il aperçoit Bertrand.)
Bertrand, merci! Ta main?
(Bertrand, poussé par frère Trophime, s'avance et met en frissonnant sa main
dans celle de Rudel.)
Toi, tu ne m'as pas cru
Capable, au seul récit d'un mauvais inconnu,
D'outrager ton cher cœur même d'une pensée?
(Bertrand lui baise la main.)
MÉLISSINDE
JOFFROY
Elle est récompensée!
Vous êtes là. J'ai donc tout ce que j'ai rêvé!…
(Avec un sourire.)
La princesse est venue ; ô ma princesse, avé!
(Il ferme les yeux épuisé par ces paroles.)
ÉRASME
Attendez. Il reprend force. Parler l'épuise.
BERTRAND, d'une voix sourde à frère Trophime.
Je ne peux, ça m'étouffe, il faut que je lui dise…
FRÈRE TROPHIME
(A Bertrand qui baisse la tête.)
Non! c'est trop à toi-même songer!
Tu voudrais par l'aveu lâche, te soulager,
Troubler, pour te sentir moins vil, sa dernière heure!
Non! garde le silence, et que paisible, il meure!
BERTRAND
Mais il saura bientôt combien je le trompais!
FRÈRE TROPHIME
Alors son âme ayant l'imperturbable paix
Ne sera qu'indulgence et tendresse chrétienne,
Mon fils, en connaissant la misérable tienne.
MÉLISSINDE
Oh! qu'il revienne à lui, mon Dieu! Sa noble foi,
J'y répondrai! J'incarnerai son rêve en moi!
En croyant à des fleurs souvent on les fait naître :
La dame qu'il voulut me croire, je veux l'être!
Je veux, pour expier, adoucir cette mort,
Et tant mieux s'il m'en coûte un douloureux effort!
Il faut que, grâce à moi, ce malheureux poète
Sorte, sans y penser, de sa vie inquiète,
Et prenne, tout distrait par mon sourire cher,
L'obscure voie où doit s'engager toute chair!
— Recouvrons de beauté ces minutes brutales!
Et dès qu'il rouvrira les yeux, pleurez, pétales,
Parfums, élevez-vous en bleuâtres vapeurs,
Et vous, harpes, chantez sous les doigts des harpeurs!
— A nos pures amours, tu viendras, ô musique,
Ajouter chastement de l'ivresse physique!
ÉRASME
Le prince ouvre les yeux…
(Les pétales pleuvent, la musique joue, les encensoirs s'agitent.)
MÉLISSINDE, se penchant vers lui.
JOFFROY
MÉLISSINDE
Je viens à votre appel…
Je savais votre amour et sa longue constance —
Oui, depuis bien longtemps et par plus d'une stance
Des pèlerins qui vont chantant, et des jongleurs!
Vous étiez donc pareil à nos palmiers en fleurs
Dont les fleurs sont, au loin, à d'autres fiancées…
Vers les miennes venaient, dans le vent, vos pensées!
Quand vous pleuriez, le soir, des pleurs qu'on croyait vains,
Mon âme les sentait ruisseler sur mes mains!
Mais, puisque vous voulez connaître l'Inconnue,
Puisque vous m'appelez, prince, je suis venue,
Et vous voyez, je suis venue, ô mon ami,
Parmi les encensoirs qu'on balance, parmi
Les parfums de cyprès, de santal et de rose,
Tandis que tinte au loin la cloche de Tortose
Et que vibrent les luths et les psaltérions,
Puisque c'est aujourd'hui que nous nous marions!
JOFFROY, ébloui.
Une pareille joie est-elle bien certaine?
MÉLISSINDE
Comment la trouvez-vous, la Princesse lointaine?
JOFFROY
Je la regarde… éperdument! — Oh! tous mes vœux!
Elle est bien comme je voulais! Ses longs cheveux
Échappent au tressoir en une double vague,
Et mon dernier soleil rit dans sa grosse bague!
Tu fais trembler pour son col frêle, ô lourd collier!
Son sourire étranger m'est déjà familier!
Sa voix, où l'on entend un tumulte de sources,
Se boit comme une eau fraîche après de longues courses!
Et ses yeux, dépassant tout espoir, ses yeux pers,
Sont si larges et si profonds que je m'y perds!
MÉLISSINDE, lui mettant au doigt sa bague.
Voici pour votre doigt ma bague d'améthyste
Dont la couleur convient à notre bonheur triste ;
(Lui passant au cou son collier.)
Voici pour votre cou mon collier à blason!…
(Défaisant tous ses cheveux sur lui.)
Et voici mes cheveux, puisque, nouveau Jason,
Ils sont la Toison d'or qu'au prix de tant de luttes,
De tant de maux, de tant de soupirs, vous voulûtes!
O pèlerin d'amour sur les glauques chemins,
Voici les mains que vous chantiez, voici mes mains!
Et voici, puisqu'il fut votre but de l'entendre,
— Écoutez bien — voici ma voix, soumise et tendre!…
JOFFROY
Ils vous font peur, mes yeux déjà gris et vitreux?
MÉLISSINDE
Et voici maintenant mes lèvres sur vos yeux!
JOFFROY
Mes lèvres vous font peur, que gercèrent les fièvres?
MÉLISSINDE
Et voici maintenant mes lèvres sur vos lèvres!
(Silence.)
JOFFROY, appelant.
(Bertrand s'approche ; à Mélissinde, montrant les mariniers qui sont autour
de lui.)
J'avais promis de vous dire aujourd'hui
Quel fut pour moi le cœur de ces gens…
(Trop faible, il fait signe à Bertrand.)
BERTRAND, debout au milieu des mariniers à genoux.
Si vous saviez sous ces peaux rudes et tannées
Quelles âmes d'enfants, ouvertes, spontanées!
Aimez-les, ces obscurs à la simple ferveur,
Ces dévouements actifs qui portaient le rêveur!
Comme les chardons bleus qui poussent sur les plages,
Ils ont des cœurs d'azur dans des piquants sauvages!…
MÉLISSINDE
JOFFROY
MÉLISSINDE
Joffroy,
Vous êtes dans mes bras, serré…
JOFFROY
Je n'ai plus froid,
Mais un frisson d'angoisse horrible me traverse.
Êtes-vous là?…
MÉLISSINDE
Sur ma poitrine je vous berce
Tout doucement comme un petit!
JOFFROY
MÉLISSINDE
Songez à nos amours! — Songez à la hauteur
Où parmi les amants, notre gloire nous guinde!
Songez que je suis là, — que je suis Mélissinde ;
Répétez-moi comment vous m'aimez et jusqu'où!
JOFFROY
MÉLISSINDE
Regardez ces perles à mon cou!
JOFFROY
Oui, votre cou divin… Oh! mais tout se dérobe…
Je sens que je m'en vais…
MÉLISSINDE
Tenez-vous à ma robe!
Prenez-moi bien. Entourez-vous de mes cheveux!
JOFFROY
Oui! Vos cheveux encore! encore! je les veux!
Je suis dans leur parfum, — je suis…
MÉLISSINDE, à frère Trophime.
Hélas! saint prêtre,
Je dois auprès de lui vous laisser seul, peut-être?
FRÈRE TROPHIME
Non, madame. L'amour est saint. Dieu le voulut.
Celui qui meurt d'amour est sûr de son salut.
MÉLISSINDE
Joffroy Rudel, que nos amours ont été belles!
Nos âmes n'auront fait que s'emmêler des ailes!
JOFFROY
Votre manteau, brodé de pierres et d'orfrois,
Je voudrais le toucher ; — mes doigts sont déjà froids ;
Mes doigts ne sentent plus les orfrois et les pierres ;
Mes doigts sont déjà morts…
FRÈRE TROPHIME
(Tout le monde autour de lui.)
MÉLISSINDE, douloureusement.
FRÈRE TROPHIME
(La prière court en murmures.)
JOFFROY
MÉLISSINDE, aux musiciens.
Harpes, couvrez de chants ces trop tristes rumeurs.
(Musique douce.)
JOFFROY
Parlez, car votre voix est la musique même,
Sur quoi j'avais rêvé de mourir.
MÉLISSINDE, l'enlaçant.
FRÈRE TROPHIME
(Murmure de prières, que couvre une onde de harpes.)
JOFFROY
Parlez, que je n'entende pas
S'approcher, s'approcher le pas furtif, le pas…
Parlez, parlez sans cesse, et je mourrai sans plaintes!
FRÈRE TROPHIME
MÉLISSINDE
Parmi les térébinthes,
Ami, c'était à vous que je rêvais le soir ;
Et dans les myrtes bleus lorsque j'allais m'asseoir
Le matin, je tenais sous les branches myrtines,
Des conversations, avec vous, clandestines…
JOFFROY
FRÈRE TROPHIME
MÉLISSINDE
Et lorsque je marchais entre les sveltes lys,
Et qu'un d'eux, s'inclinant, semblait me faire signe,
Comme il me paraissait le seul confident digne
D'un amour si royal que le nôtre, et si blanc…
Je confiais que je vous aime au lys tremblant!
JOFFROY
Parlez! car votre voix est la musique même.
Parlez!
MÉLISSINDE
Je confiais au lys que je vous aime…
JOFFROY
Ah! je m'en vais, — n'ayant à souhaiter plus rien!
Merci, Seigneur! Merci Mélissinde! — Combien,
Moins heureux, épuisés d'une poursuite vaine,
Meurent sans avoir vu leur Princesse lointaine!…
MÉLISSINDE le berce dans les bras.
Combien, aussi, l'ont trop tôt vue, et trop longtemps,
Et ne meurent qu'après les jours désenchantants!
Ah! mieux vaut repartir aussitôt qu'on arrive
Que de te voir faner, nouveauté de la rive!
Mon étreinte est pour toi d'une telle douceur
Parce que l'Étrangère est encor dans la Sœur!
Tu n'auras pas connu cette tristesse grise
De l'idole avec qui l'on se familiarise ;
Je garde du lointain, par lequel je te plus ;
Et tes yeux se fermant pour ne se rouvrir plus,
Tu me verras toujours, sans ombre à ma lumière,
Pour la première fois, toujours pour la première!
JOFFROY
La princesse est venue! O ma princesse, adieu!
FRÈRE TROPHIME
MÉLISSINDE, debout, le soulevant dans ses bras vers le resplendissement de la
mer. Ils sont enveloppés de la pourpre du soleil couchant.
Tout le ciel est en feu!
Vois, tu meurs d'une mort de prince et de poète,
Entre les bras rêvés ayant posé ta tête,
Dans l'amour, dans la grâce et dans la majesté ;
Tu meurs, béni de Dieu, sans l'importunité
Des sinistres objets, des cires et des fioles,
Dans des odeurs de fleurs, dans des bruits de violes,
D'une mort qui n'a rien ni de laid, ni d'amer,
Et devant un coucher de soleil, sur la mer!
(Joffroy Rudel est mort et laisse retomber sa tête. Elle le couche doucement.
Frère Trophime s'avance.)
MÉLISSINDE
Ne fermez pas encor ses yeux, il me regarde.
SORISMONDE, avec effroi.
Il retient dans ses mains vos cheveux!
MÉLISSINDE
(Avec un poignard qu'elle prend à la ceinture du mort, elle coupe ses cheveux
et les mains de Rudel retombent en les entraînant sur lui.)
BERTRAND
Oh! pas cela, c'est trop!
MÉLISSINDE, sans se retourner vers lui.
BERTRAND
MÉLISSINDE
Vous, Bertrand? Mais il faut renoncer, il le faut!
Du voile mensonger se déchire la trame.
Mon âme sut enfin s'occuper d'une autre âme,
Et je suis différente ; et du bien que j'ai fait,
Déjà s'atteste en moi le merveilleux effet!
Qu'étiez-vous, rêve, amour, rose rouge ou lys blême,
Près de ce grand printemps qu'est l'oubli de soi-même?
Afin que ce printemps, pour moi, soit éternel,
Je prendrai le sentier qui monte au Mont-Carmel!
BERTRAND
MÉLISSINDE, aux mariniers.
Votre œuvre ici, mariniers, se termine!
Mais pourquoi ces haillons et ces airs de famine?
Mais il vous faut du pain, il vous faut des habits!
(Arrachant à pleines mains les pierres de son manteau.)
Tenez, tenez, j'ai des saphirs, j'ai des rubis!
J'arracherai de moi ces lourdes choses vaines!
Ramassez! Ce n'est pas le paiement de vos peines ;
Vous pouvez ramasser, amis, car le paiement
De votre amour, c'est la Princesse vous aimant!
Et voici des béryls, et voici des opales!
Je vous jette mon cœur parmi ces pierres pâles!
Les diamants vont pleuvoir, et les perles neiger!…
— Ah! je sens mon manteau divinement léger!
BERTRAND
Et moi, que deviendrai-je?…
MÉLISSINDE
Allez, avec ces hommes,
Combattre pour la Croix!
TOUS LES MARINIERS, brandissant des armes.
Pour la Croix! Nous en sommes!
LE PATRON
Nous brûlerons demain la glorieuse nef
Qui porta le poète.
TROBALDO, montrant Bertrand.
Et nous suivrons ce chef!
BERTRAND
Et nous irons cueillir, sur le Tombeau, la Palme!
MÉLISSINDE, reculant vers sa galère.
Adieu! ne pleurez pas, — car je vais vers le calme,
Et je connais enfin quel est l'essentiel!…
FRÈRE TROPHIME, s'agenouillant devant le corps de Joffroy.
Oui, les grandes amours travaillent pour le ciel.
RIDEAU
Paris. — Imp. L. Maretheux, 1, rue Cassette.