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La Princesse lointaine: Pièce en quatre actes, en vers

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ACTE III

Même décor qu'au deuxième. Au fond, le vitrail est ouvert. C'est l'après-midi éclatante et brûlante. Les dalles sont jonchées, non plus de lys, mais de roses rouges.

SCÈNE PREMIÈRE

BERTRAND, SORISMONDE

SORISMONDE

J'ai dit que vous vouliez, à tout prix, la revoir.
Elle hésite. Va-t-elle ou non vous recevoir?
Espérez!

BERTRAND

Mais le temps presse!

SORISMONDE, hochant la tête, en remontant vers le vitrail.

Quelle aventure!

(Elle regarde.)

BERTRAND, d'une voix sourde.

La voile?…

SORISMONDE

Elle est toujours blanche dans la mâture.
— Tiens, voici sur le port que, dans un deuil profond,
Les gens du Chevalier aux Armes Vertes font
Tous leurs préparatifs de départ. Leur galère
De ses rames, déjà, bat lourdement l'eau claire.
Ah! lorsque dans Byzance arrivera la nef,
Portant le chevalier, corps sanglant et sans chef,
Au récit que feront ses janissaires mornes,
La colère de l'Empereur sera sans bornes!

BERTRAND, perdu en rêverie.

Comme ils se sont faits durs, soudain, ses yeux si doux!
Et ce brusque refus, pourquoi?

(A Sorismonde.)

Que croyez-vous?

SORISMONDE, avec un geste vague.

Ah!…

BERTRAND

Pourquoi ce refus?

SORISMONDE, voyant s'ouvrir la porte d'or.

Elle!

BERTRAND

Je vous en prie,
Dites-lui bien…

SORISMONDE, le faisant sortir.

Entrez dans cette galerie.

(Mélissinde apparaît, et lentement, toute soupirante, descend l'escalier.)

SCÈNE II

MÉLISSINDE, SORISMONDE

MÉLISSINDE

Sorismonde, ma fille, approche, écoute ici…
Qu'est-ce que tu peux bien penser de tout ceci?

SORISMONDE, avec un geste vague.

Ah!…

MÉLISSINDE

Pourquoi ce refus, cette subite rage?
C'était l'énervement, n'est-ce pas, de l'orage?
Mais j'ai brûlé le cierge et j'ai dit l'oraison.
Ce refus, n'est-ce pas, n'avait pas de raison?
Semblait-il de l'humeur, semblait-il la rancune
D'une déception? Non, n'est-ce pas, d'aucune?
Ce refus n'avait pas de raison, n'est-ce pas?

SORISMONDE

Vous savez bien qu'il en avait une.

MÉLISSINDE, effrayée.

Plus bas!

SORISMONDE, souriant, après un temps.

Rassurez-vous. Voici celle que je devine :
Celui qui vous fut cher dans la splendeur divine
D'un rêve, vous avez un recul naturel
Au penser de le voir affreusement réel,
Quand ses yeux sont hagards, violettes ses lèvres,
Moites ses maigres mains, de la moiteur des fièvres.
Vous avez donc voulu, gardant pour l'avenir
De votre noble amour un noble souvenir,
Ignorer quel objet funeste on enlinceule.

MÉLISSINDE, vivement.

Ah! merci! — C'est bien là la raison, c'est la seule!
Oui, la seule raison pourquoi j'ai dit ce non.
— Et l'on peut faire entrer sire d'Allamanon.

SORISMONDE, souriant.

Puisque vous refusez, à quoi bon?

MÉLISSINDE

Je refuse…
Mais de sa lâcheté mon âme est trop confuse.
Je dois donner encor cette chance au mourant
D'entendre, en sa faveur, plaider sire Bertrand.

SORISMONDE

Vous le devez!…

MÉLISSINDE

Aux soins de mon rêve égoïste
Il pourra m'arracher, peut-être, s'il insiste.

(Sorismonde va à la galerie et fait un signe. Bertrand apparaît. Sorismonde sort.)

SCÈNE III

BERTRAND, MÉLISSINDE

BERTRAND

Oh! merci de m'avoir permis de vous revoir!
Insister, insister encor, c'est mon devoir,
Puisque la voile est blanche et que Rudel respire.

MÉLISSINDE, assise parmi les coussins, avec nonchalance.

Peut-être n'est-il pas si mal qu'on veut le dire.

BERTRAND

Ne parlez pas ainsi. Ces instants accordés
Le sont pour me laisser vous convaincre.

MÉLISSINDE

Plaidez.

BERTRAND

Oh, tout à l'heure, là, je suis resté stupide!…
La claire vision avait fui, si rapide,
Elle m'avait jeté ce non si méchamment
— Elle qui m'était bonne à ce même moment —
Que je me serais cru leurré d'un songe presque,
Si, dans l'air, une odeur langoureuse et moresque,
Témoignage léger par vos voiles laissé,
Pareille à cette odeur qui lorsque avait passé
Cléopâtre, devait longtemps embaumer Tarse,
N'eût encore flotté, subtilement éparse!…

MÉLISSINDE, souriant et lui tendant son poignet auquel pendent des boîtes à parfums.

Ce parfum est-il ce parfum oriental,
Cet ambre auquel s'ajoute un soupçon de santal,
Et que je porte au bras dans ces toutes petites
Cassolettes d'or fin?

(Bertrand s'agenouille et baise la main.)

Est-il celui-là, — dites?

BERTRAND, d'une voix un peu altérée.

Lui-même auquel s'ajoute infiniment de vous!

MÉLISSINDE, au moment où il veut se relever.

Puisque vous m'implorez, demeurez à genoux.

BERTRAND, à genoux.

Ce qu'est Rudel, comment, moi, vil, le faire entendre?
Ah! ce grand esprit doux, cette âme triste et tendre,
Et son amour pour vous, ce merveilleux roman,
Suis-je digne de vous en parler?

MÉLISSINDE

Parlez-m'en.
— Vous l'aimez donc beaucoup?

BERTRAND

Je l'admire et je l'aime.
Quand il arriva dans Aigues-Mortes, si blême,
Et déjà condamné par son vieux mire, quand
Je sus que vers la mort certaine s'embarquant,
Ce mourant amoureux d'une reine inconnue
N'avait qu'un but : ne pas mourir sans l'avoir vue,
Une admiration soudaine m'enflamma,
J'allai le voir…

MÉLISSINDE, vivement.

Et tout de suite, il vous aima?

BERTRAND

Je l'aimai tout de suite, et j'entrai dans son rêve ;
Je devins son ami, son frère, son élève ;
On blâma son idée, — on n'y comprenait rien! —
Alors, moi, je voulus le suivre…

MÉLISSINDE

Oh, ce fut bien!

BERTRAND

Clémente, tout d'abord, nous fut la traversée,
Et, tandis que vers vous voguait la nef bercée,
Il me faisait, du matin rose au couchant roux,
Répéter les beaux vers qu'il composait pour vous.

MÉLISSINDE

Vous deviez bien les dire avec votre voix chaude!

BERTRAND

Roland fut amoureux, certes, de la belle Aude,
Tristan le fut d'Iseult, et Flor de Blancheflor,
Mais Rudel le fut plus de Mélissinde encor!
Rudel poussa l'amour aux dernières outrances!
Ah, ses plaintes, ses pleurs, ses prières, ses transes,
La nuit, quand je restais à veiller près de lui!

MÉLISSINDE

C'était donc toujours vous qui le veilliez la nuit?

BERTRAND, debout, avec lyrisme.

Le voyage, comment, femme, te le décrire,
De cet agonisant cinglant vers ton sourire?
Oh! nous crûmes bientôt, tant la nef fit de bonds,
Que nous serions sur mer d'éternels vagabonds!
Notre coque craquait, vagues, à votre attaque,
Et l'on eût dit la nef du propre roi d'Ithaque!
Mais le mourant vivait, soutenu par sa foi,
Et son rêve gagnait les autres, après moi.
Parfois une éclaircie. Alors, un port nous tente.
Quelque île blonde, au loin, nous sourit, invitante ;
On voudrait l'y descendre un peu parmi les fleurs ;
Il refuse ; et bientôt sous les rudes souffleurs
La nef repart! Mais tout à coup le vent s'accoise :
On rame!… et l'on rencontre une barque turquoise!…
On se bat, on la coule, on passe ; on rame! Enfin
A tant de maux soufferts vient s'ajouter la faim ;
Nos hommes ne sont plus que des spectres étranges ;
Nos mâts sont des tronçons ; nos voiles sont des franges ;
Plus d'espoir ; Rudel meurt ; soudain. Terre! Ah, songez!…

MÉLISSINDE, frémissante.

Ah, je songe que tu courus tous ces dangers!

BERTRAND, surpris.

Moi?

MÉLISSINDE, vivement essayant de se reprendre.

Toi. Pour lui, — pour lui — permets donc que j'en sente
La beauté, que j'en sois, pour lui, reconnaissante!…

BERTRAND

Madame!…

MÉLISSINDE

Peux-tu donc être modeste au point
De vouloir que ton cœur ne s'aperçoive point?
Tu fus un chevalier loyal, un ami rare…
Et je vais, ma galère, ordonner qu'on la pare…
… Je viens… je viens…

(Mouvement de Bertrand.)

Mais plus une parole!… Oh! Dieu!

(Elle sort, dans le trouble, précipitamment.)

SCÈNE IV

BERTRAND, puis SQUARCIAFICO

BERTRAND

Elle vient. — Ce refus n'était qu'un cruel jeu!…
Ah, serait-ce que même à ceux que la mort presse
Elles veulent rester féminines? Serait-ce
Qu'il faut même apporter, barbare selon l'art,
Au bonheur d'un mourant quelque habile retard?

(Se tournant vers la fenêtre.)

Pauvre ami, qui l'attends comme on attend un ange,
Tu mourras donc heureux, Joffroy Rudel!

SQUARCIAFICO, qui est entré sur ces mots.

Qu'entends-je?
Joffroy Rudel, ce n'est pas vous?

BERTRAND

Moi?

SQUARCIAFICO

Diavolo!
Mais tous mes beaux espoirs, alors, sont à vau-l'eau!

BERTRAND

Vos espoirs?

SQUARCIAFICO

Oui, voyant ta fière tête brune,
Je m'étais dit : c'est lui! Nous tenons la fortune!

BERTRAND

La fortune?

SQUARCIAFICO

Mais oui. Je m'étais dit : voilà
Ce poète de qui l'amour nous affola!
Il arrive en vainqueur, se fait un jeu d'occire
L'affreux gardien : on va l'épouser, ce beau sire!

BERTRAND

Hein?

SQUARCIAFICO

Et c'était parfait!… Manuel et les siens
Détestent les Génois et les Vénitiens.
Ah! s'ils régnaient, les temps seraient durs pour des nôtres!
Pourtant, que voulons-nous? Peu de chose, nous autres!
Qu'on laisse notre ville aller comme elle allait!
Un poète, c'était le roi qu'il nous fallait!
Nous nous serions chacun occupés, dans nos sphères ;
Il aurait fait des vers ; nous autres les affaires.
C'était parfait! Sur le trône, deux amoureux!
On se serait chargé de gouverner pour eux.
Ils n'auraient pas, feignant un zèle qui redouble,
Voulu nous empêcher…

BERTRAND

De pêcher en eau trouble.

SQUARCIAFICO

Oui, de… Mais non, voyons, tu me comprends!

BERTRAND

Très bien.

SQUARCIAFICO

Rudel meurt. Ce voyage alors ne sert à rien!

BERTRAND

A rien! Noble aventure, élan d'une grande âme,
Vous auriez dû servir à quelque chose!

SQUARCIAFICO

Dame!

BERTRAND, à lui-même.

Ils ont compris pourtant, les humbles mariniers!
Mais lui, ce trafiquant, ce dernier des derniers,
Dans sa laide cervelle étroite et mercantile,
Déshonorait l'idée en la rendant utile!
Aussi pur, aussi grand que soit ce que l'on fit,
Il y aura des gens pour y chercher profit!
Peut-on donc tout souiller par un calcul infime?
— Ah! que n'entendez-vous ceci, frère Trophime!…

SQUARCIAFICO

Penser que ce maudit Manuel que je hais
Épousera bientôt…

BERTRAND, violemment.

Oh! pour cela, jamais!

SQUARCIAFICO, à part.

Tiens! tiens!

BERTRAND

Non, jamais ce barbare, je le jure,
N'étreindra la fragile et rare créature!

SQUARCIAFICO, à part.

Pourrait-on relever notre combinaison?

(Haut.)

Pauvre Rudel, il meurt plus tôt que de raison!

(Bertrand plongé dans ses réflexions n'a pu l'air d'entendre. Squarciafico se rapproche.)

Elle l'eût épousé, certes, aimant les poètes
Et les Francs ; il était les deux, — comme vous êtes! —
Puis ce fameux voyage était d'un sûr effet,
— Voyage que d'ailleurs, aussi, vous avez fait! —
Mais il meurt. C'est le sort! L'homme passe trop vite.
De ce qu'il accomplit jamais il ne profite.
Au moment de toucher la prime, il est mourant.
— L'affaire réussit au second qui la prend.

BERTRAND

Oh! ce mât! Si j'allais voir flotter à sa cime
L'affreux signal de mort!…

SQUARCIAFICO, se rapprochant de lui.

Enfant! enfantissime!
Qui parle pour un autre, et pour un mort, pouvant
— Oh! si facilement! — parler pour un vivant!

BERTRAND se retourne et le regarde. — Squarciafico recule.

Tu dis?

SQUARCIAFICO

Rien.

BERTRAND, le saisissant à la gorge.

Misérable!

SQUARCIAFICO, se dégageant.

Hé! là! J'admire comme
Vous me remerciez de mes conseils, jeune homme.

BERTRAND

Ah! je t'écraserai!…

SCÈNE V

Les Mêmes, MÉLISSINDE, SORISMONDE, LES FEMMES DE MÉLISSINDE portant son manteau, son diadème et son sceptre.

MÉLISSINDE

Quel est ce bruit?

BERTRAND, à Squarciafico.

Serpent!

SQUARCIAFICO

Serpent! soit! — Mais qui veut m'écraser s'en repent!

BERTRAND

De ta vile piqûre au talon, je n'ai cure!

SQUARCIAFICO

Je la ferai peut-être au cœur, cette piqûre!

MÉLISSINDE, s'avançant frémissante.

Mon hôte menacé par toi, fourbe éhonté!
Sois donc avant demain sorti de ma comté!
Et si dans Tripoli tu te trouves encore
A l'aube, tu seras mis en croix à l'aurore!

SQUARCIAFICO

Banni!… Mais c'est la ruine!

(A Bertrand.)

Et pour toi! — Tu verras!…
Je saurai me venger!

(En sortant.)

Ces Français, quels ingrats!

MÉLISSINDE, à Bertrand.

Vous voyez, j'ai banni cet homme pour vous plaire.

BERTRAND

Cet homme avait, cet homme…

MÉLISSINDE

Il vous mit en colère.
Cela suffit. Mais nous partons dans un instant.
Descendez et voyez si ma galère attend,
Si mes nochers… Allez…

(Bertrand la regarde un moment comme égaré, puis sort brusquement.)

SCÈNE VI

MÉLISSINDE, SORISMONDE, LES FEMMES un moment.

MÉLISSINDE, à Sorismonde, nerveuse.

Donne mon diadème!
Ne m'ayant jamais vue, oh, bien sûr, ce qu'il aime,
C'est la Princesse, en moi! — Par conséquence je dois
Apparaître en Princesse, avec mon sceptre aux doigts! —
Donne mon sceptre! — Hélas! je me soutiens à peine! —

(Elle essaye de mettre son manteau, puis le rend à ses femmes.)

Descendez ce manteau qui m'est une géhenne
Dans la galère… Allez! Allez vite! — Toujours
Plus lourds, ces cabochons, ces ors, toujours plus lourds! —
Au moment d'arriver, je reprendrai ces pierres!

(Les femmes sortent emportant tous les insignes. A Sorismonde.)

Crois-tu qu'il me faudra lui fermer les paupières?

SORISMONDE

Ce spectacle à vos nerfs émus sera malsain.
Envoyez votre prêtre ou votre médecin!

MÉLISSINDE

Ah! tes façons d'arranger tout sont désinvoltes!…
C'est vrai que cependant j'ai d'obscures révoltes
A m'en aller vers lui, blême, prêt au tombeau,
Au lieu de garder l'autre ici, vivant et beau!

SORISMONDE

Défaites donc un lien chimérique, madame!
Restez et reprenez votre liberté d'âme!
Puisque vous aimez l'autre, — eh! qui vous interdit?…

MÉLISSINDE

J'aime l'autre? — Ah! c'est vrai, c'est vrai, je te l'ai dit!

SORISMONDE

Cet amour vous désole. Et moi, j'en suis ravie,
Car vous sortez du rêve et rentrez dans la vie!

MÉLISSINDE

Hélas! la sœur des lys en est-elle donc là,
Pour le premier qui, jeune et viril, lui parla?…

SORISMONDE

La nature, madame, a de telles revanches!

MÉLISSINDE

Parce que j'ai tenu ses mains mâles et blanches
Qui, froides, ont repris, dans mes mains, leur chaleur…

SORISMONDE

Et parce que son front était beau de pâleur…

MÉLISSINDE

Et parce que son souffle!… Oh! non, pas pour ces choses!
Mais parce que d'abord je l'ai pris pour… Tu l'oses
Soutenir à toi-même, ô folle! Comme si
Ce n'était pas l'amour qui t'abusait ainsi?
Oui, sitôt qu'il nomma de sa voix grave et tendre
Celui que j'espérais sans plus oser l'attendre,
Mon cœur, impatient d'un prétexte à saisir,
Désira qu'il le fût, et crut à son désir!

SORISMONDE

C'est clair.

MÉLISSINDE

Que j'eusse appris jadis avec ivresse
Que mon rêveur tentait de joindre sa princesse!
Et maintenant il vient, ce prince malheureux,
Il vient, et les dangers qu'il encourt sont affreux,
Il vient, et meurt d'avoir voulu venir, et celle
Qu'il réclame en mourant, doute, hésite, chancelle,
Et douloureusement cherche à se dégager,
Parce qu'il a trop bien choisi le messager!

SORISMONDE

Eh, oui!…

MÉLISSINDE

Trop bien choisi! Comprends-tu, Sorismonde,
Pourquoi, si brun, il a parfois la voix si blonde,
Et si fier, dans son œil timide et triomphant,
L'irrésolution charmante d'un enfant?
— Qu'à frapper l'orgueilleuse, Amour, tu fus rapide!

SORISMONDE

Vous aimez. Donc, restez. La raison…

MÉLISSINDE

Est stupide!
La raison est stupide et ne croit qu'au normal,
Et n'admet que le bien tout bien, le mal tout mal!
Ah, il y a pourtant bien des mélanges troubles!
Il y a bien des cœurs désespérément doubles!
Celui dont si longtemps mes rêves furent pleins,
Celui qui meurt pour moi, je l'aime, je le plains,
Et l'autre je l'adore! et ma souffrance est telle
Qu'il me semble, mon âme, entre eux, qu'on l'écartèle!

SORISMONDE

Faites donc sur la nef une apparition,
Et vous pourrez après…

MÉLISSINDE

Conciliation
Que ta raison devait proposer! Ruse indigne!
A ce vil dénouement, que, moi, je me résigne?
Faire mourir Joffroy Rudel entre mes bras
Et revenir avec son ami, n'est-ce pas?
Ah! c'est bien le conseil que doit donner le monde.
Non, pas cela! Rien de médiocre, Sorismonde!
Pas de bonheur au prix d'un compromis commun!
J'ai rêvé d'un amour sublime, j'en veux un :
Si par l'étrangeté mystique il n'est sublime,
Qu'il le soit par l'orgueil partagé d'un grand crime!

SORISMONDE

Qu'allez-vous chercher là d'encore trop subtil?

MÉLISSINDE

S'il se savait aimé, Bertrand, que ferait-il?

SORISMONDE

Ah, je comprends…

MÉLISSINDE

Voilà ce qui surtout me tente.

SORISMONDE

Vaincre sa loyauté, — peut-être résistante?

MÉLISSINDE

Eh bien, oui, ce serait un atroce succès.
Mais quelle n'a rêvé de ces cruels essais?
Oui, quelle femme un peu digne du nom de femme?
Qu'on doit l'aimer celui que l'on rendit infâme
Et qu'il faut consoler de ce qu'il fit pour nous!
Hommes, qu'à notre cœur, ce doit donc être doux
De voir humilié pour nous d'une bassesse
Ce misérable honneur dont vous parlez sans cesse!
Quelle ne s'est sentie, ainsi que je me sens,
Le désir d'être la mauvaise aux yeux puissants,
Brisant d'une vertu la marche triomphale,
— La Dalila, pas tout à fait, non, mais l'Omphale?
Garrotter un héros d'un seul cheveu d'or fin!
Quelle est celle de nous qui ne serait, enfin,
Heureuse de tenir en ses bras un Oreste
Dont le Pylade meurt, qui le sait, — et qui reste!

SCÈNE VII

MÉLISSINDE, BERTRAND

BERTRAND, entrant.

Votre éclatante nef, toute parée, attend,
Et déjà les nochers…

MÉLISSINDE, à elle-même.

Horriblement tentant.

(Sorismonde s'est éloignée et sort.)

BERTRAND

Pourquoi me regarder de ces larges yeux vagues?
Pourquoi tourmentez-vous avec fièvre vos bagues?

MÉLISSINDE

Peut-être ai-je un motif qui me rend importun
De vous suivre là-bas…

BERTRAND, vivement.

Vous n'en avez aucun!

MÉLISSINDE

Pourtant, je temporise encore, et je frissonne…
— Et si j'aimais quelqu'un?

BERTRAND, violemment.

Non, vous n'aimez personne!

MÉLISSINDE

Il a bien dit cela! — Mais hélas! c'est ainsi :
J'aime, et c'est l'amour seul qui me retient ici.

BERTRAND, bondissant.

Vous en aimez un autre!… Ah! — Qui? — Je tuerai l'homme!

MÉLISSINDE

Vous ne le tueriez pas sachant comme il se nomme.

BERTRAND, hors de lui.

Son nom, dites-le moi!

MÉLISSINDE

Faut-il?

BERTRAND

Oui!

MÉLISSINDE, marchant sur lui avec langueur.

Faut-il?

BERTRAND, reculant épouvanté.

Non!
Ne dites pas son nom! Ne dites pas son nom!
Car si c'est celui-là…

(Tirant son épée.)

Lui, surtout, je le tue!

MÉLISSINDE

Oh! ne vous frappez pas, puisque je me suis tue!

BERTRAND, laissant tomber son épée.

Je suis un chevalier déloyal.

MÉLISSINDE

Votre honneur
Est sauf.

BERTRAND

Non! — Car je viens d'éprouver du bonheur!

MÉLISSINDE

Ah, je suis fière alors de votre félonie!

BERTRAND

Mais je ne peux pas être un voleur d'agonie!
Va vers le malheureux ; ton cœur n'est pas mauvais!

MÉLISSINDE

Et c'est pourquoi je n'y vais pas. Car si j'y vais!…
Je tremble que mon cœur s'attendrisse et se laisse
Reprendre à quelque idée absurde de noblesse!
Pourrai-je devant lui me défendre d'émoi?
Je l'ai longtemps aimé, Bertrand, comprenez-moi…
Il était, — je le sens, hélas! et j'en soupire! —
Mon âme la meilleure, et vous êtes la pire!
Pour pouvoir être à vous, à toi, je ne veux pas
Voir les yeux de Rudel! Je n'irai pas là-bas!
A moins que maintenant vous n'insistiez encore!

BERTRAND

Ah, que sais-je?… Je veux… Rudel… Je vous adore!
— Non, détourne de moi ce regard de langueur!…
Ce vitrail ouvert là, sur la mer, me fait peur.

MÉLISSINDE court au vitrail, le ferme brusquement, et s'y adosse.

Eh bien, il est fermé!… Là, je t'ai, je te garde.
Fermé, te dis-je, et plus jamais on n'y regarde!
Ignorons! N'est-on pas très bien dans ce palais?…

(Elle descend vers lui.)

Il y a des parfums dans l'air, respirons-les!
De ce palais jamais, jamais plus tu ne bouges.
Tu vois, on a jonché de chaudes roses rouges
Le sol fleurdelisé ce matin de lys froids.
— Le vitrail est fermé, te dis-je, plus d'effrois! —
J'ai renié la pâle fleur des songeries
Pour la fleur amoureuse ; il faut que tu souries!
Va, nous ne saurons rien, et comment saurions-nous?
Nous n'interrogerons personne. A mes genoux
Tu vivras. Rien n'est vrai d'ailleurs que notre étreinte.
Quel remords aurions-nous, et quel sujet de crainte?
Qui donc nous a parlé d'une nef, d'un Rudel?
Personne! Rien, sinon notre amour n'est réel!
Derrière ce vitrail, le rêve d'or s'échancre
D'un golfe bleu, tout bleu, sans une nef à l'ancre!
Un jour, dans bien longtemps, quand nous le rouvrirons,
Ce vitrail, de nos peurs absurdes nous rirons,
Car nous ne verrons rien! Et quelle est cette histoire,
D'une voile qu'on doit hisser d'étoffe noire?
C'est un conte, Bertrand! — Le vitrail est fermé! —
Ne pense à rien, ne pense à rien, mon bien-aimé!
Et pourquoi supposer quelque chose d'horrible
Derrière ce vitrail? Il n'a pas l'air terrible.
Tu vois, il rit, avec de l'or et de l'émail…

BERTRAND

Vous ne pouvez que me parler de ce vitrail.

MÉLISSINDE

Mais c'est faux. Je ne peux vous parler. — Oh! je t'aime.
Je ne veux te parler que de toi, de moi-même…
Comme à ton large col cette agrafe est d'un bel
Effet. Qui t'a donné cela?

BERTRAND

Joffroy Rudel.

MÉLISSINDE

Eh bien! quoi! tu n'as qu'à l'arracher!…

BERTRAND

O mon frère,
C'est avec tes joyaux que j'ai plu!

MÉLISSINDE

Pour me plaire.
Tu n'avais qu'à venir dans ton justaucorps brun
Souillé, troué, sentant la bataille et l'embrun,
Avec ton air de jeune aventurier farouche,
Et ton col aurait eu pour agrafe ma bouche.
Ne te recule pas. Donne tes yeux charmants.
Quand ton regard me fuit, tu sais bien que tu mens.
Tu sais bien…

BERTRAND

Je sais bien que ta voix me pénètre…

(La fenêtre s'ouvre brusquement comme sous une rafale.)

MÉLISSINDE

Ah! le vent de la mer a rouvert la fenêtre!…

BERTRAND

La fenêtre est rouverte.

MÉLISSINDE

Allez la fermer!

BERTRAND

Non!
J'aurais trop peur de voir la voile à l'horizon!

MÉLISSINDE

On détourne les yeux, et puis on ferme vite.

BERTRAND

Non! je regarderais, je le sens!

MÉLISSINDE, se levant pour aller à la fenêtre en rasant le mur.

On évite
De se trouver en face… et l'on approche, ainsi!…

(Au moment d'arriver, elle hésite, n'ose pas la fermer, recule à pas lents, toujours rasant le mur, et vient tomber à côté de Bertrand, sur le divan.)

Eh bien! restons ici!… l'on ne voit rien d'ici ;
Ensevelissons-nous dans notre amour profonde,
Et faisons comme tous les heureux de ce monde!

BERTRAND

Ah! que dis-tu?

MÉLISSINDE

Je dis que ceux qui sont heureux
Ont tous cette fenêtre ouverte derrière eux,
Et sentent tous, au froid qui leur souffle sur l'âme,
Qu'ouverte derrière eux la Fenêtre réclame!
Mais tous restent blottis, refusent d'aller voir :
Car ils verraient la nef d'un douloureux devoir,
Les appelant loin du bonheur qui les accroche,
Ou bien, s'il est trop tard, ils verraient le reproche
De tes plis noirs flottant obstinément, remords!
Aussi, dans leurs coussins blottis, ils font les morts ;
Tous, ils veulent garder le cher bonheur, le rêve
Qu'un seul regard jeté par la fenêtre enlève,
Tous veulent ignorer s'ils sont des assassins!…
Faisons comme eux : restons dans les lâches coussins!

(Elle l'enlace et se renverse avec lui dans les coussins.)

BERTRAND

Oui, restons. Mais hélas, hélas, ô pauvre femme,
Le pouvons-nous? Hélas, ai-je l'âme, as-tu l'âme
Qu'il faudrait pour cela, pour être heureux ainsi?
Ah! nous ne sommes pas de ces gens-là!

MÉLISSINDE

Mais si!
Je t'aime!

(On entend un tumulte joyeux monter par la fenêtre.)

BERTRAND, tressaillant.

Qu'est cela?

MÉLISSINDE

Mais, rien, rien, les tapages
Sur la terrasse, là, des valets et des pages.

DES VOIX, au dehors.

Un… trois… huit!

MÉLISSINDE

Ce n'est rien, te dis-je, écoute-les.
Ils viennent là, souvent, jouer aux osselets.

LES VOIX

Tra la ï! — Qu'il fait beau!

BERTRAND

Mélissinde, je t'aime!
Quelle fée a prévu dans ton nom de baptême,
Dis, tes cheveux de miel, et tes lèvres de miel?

LES VOIX

La mer est belle!… — Oh! Oh! regardez!

BERTRAND, tressaillant.

Juste ciel!
Quoi? Que regarde-t-on?

MÉLISSINDE

Mais, au loin, quelque chose!

UNE VOIX

Voyez-vous cette nef?

BERTRAND

C'est de la nef qu'on cause!

MÉLISSINDE

Eh bien, n'écoute pas!

BERTRAND

Je ne peux pas. Ces voix…

MÉLISSINDE

Moi, je n'écoute rien!… Ah! qu'ont-ils dit?

BERTRAND

Tu vois!

MÉLISSINDE

Il n'est pas qu'une nef! Pourquoi donc aller croire?

UNE VOIX

Oui, regardez, ils ont hissé la voile noire!

(Mouvement de Mélissinde et de Bertrand.)

UNE VOIX

Je descends jusqu'au port! — Les autres, venez-vous?

(Bruit de voix et de pas qui s'éloignent. Bertrand et Mélissinde, sans oser plus se regarder, se séparent, lentement. Un très long silence.)

MÉLISSINDE, enfin, d'une voix à peine saisissable.

Eh bien?

BERTRAND

Eh bien! quoi?… rien!…

(Il prend machinalement l'écharpe de Mélissinde restée sur les coussins et la respire.)

Ce parfum est très doux.
Que me disiez-vous donc que c'était, tout à l'heure?…

MÉLISSINDE

Oui… je… De l'ambre.

BERTRAND

Votre écharpe… Je l'effleure
Des lèvres ; votre écharpe…

(S'abattant comme une masse avec des cris terribles et des sanglots.)

Ho! ho! ho!… C'est fini!
Mort!… Il est mort! lui mort! mon frère! mon ami!
C'est fini! Qu'ai-je fait? Sans le bonheur suprême
Qu'il rêvait! Qu'ai-je fait? Qu'avez-vous fait vous-même!

MÉLISSINDE

C'est affreux. Mais du moins, maintenant, je vous ai.

BERTRAND

Oui, vous avez un traître, oh! le digne épousé!

MÉLISSINDE

Mais traître par amour, n'est-il pas beau de l'être?

BERTRAND

Ah! je n'ai même pas la beauté d'un grand traître!
Je suis, non le héros de qui le crime est fier,
Mais l'enfant qu'amollit chaque douceur de l'air,
Le faible cœur dont l'existence à la dérive
N'est qu'une trahison incessante et naïve!
Mais me faire trahir, c'est trop facile, moi!
J'appartiens tout entier au plus récent émoi.
Oui, je fus ce matin héroïquement brave,
Et puis, voilà!… pour un parfum, je suis esclave!
Le moment me possède! Oh! je me connais bien.
Vous m'avez, dites-vous? M'avoir, c'est n'avoir rien!
C'est avoir un jouet de la brise, un poète
Instable, une eau fuyante où l'heure se reflète!

MÉLISSINDE

Bertrand, vos remords vous égarent…

BERTRAND

Mes remords
Prouvent que je ne suis pas même de ces forts
Qui, le crime achevé, s'en font une noblesse!
Mes remords, c'est encore et toujours ma faiblesse!
Mais je suis le dernier des misérables, mais
Soit en bien, soit en mal, je n'achève jamais!
Oui, j'ai de beaux élans ; je promets ; ma voix vibre ;
Mais de persévérer, je ne suis jamais libre!
— Oh! ce long dévouement pour trahir à la fin!
Ce crime, pour après s'en repentir en vain!

MÉLISSINDE

Bertrand…

BERTRAND

Ah! puisses-tu, souffrant de ta méprise,
Me mépriser autant que, moi, je me méprise,
O toi, qui par ton art circéen et subtil
M'as perdu, qui pour un caprice…

MÉLISSINDE

Que dit-il?
N'a-t-il vu qu'une femme en moi, qui s'est offerte?
Et n'a-t-il pas au crime, au remords, à la perte
De l'honneur, aperçu de compensation
Dans une entière et très altière passion?
Seule je suivais donc mon rêve grandiose?…
— Et nous fîmes, voilà pourquoi, l'horrible chose!

BERTRAND, hors de lui.

Oui ; c'est elle qui m'a perdu, c'est elle!…

(Tombant à genoux et pleurant.)

Non,
Je n'ai pas dit cela! Ho! pardonne! Oh! pardon!
Après ce que j'ai fait, j'ai besoin de tes lèvres!
C'est impossible, après cela, que tu m'en sèvres!
Il faut à mes remords tes cheveux pour linceul.
Je ne veux plus, je ne peux plus demeurer seul.

MÉLISSINDE

Non, trop tard! Laissez-moi! Quels sentiments infimes!
— Voilà pourquoi, la chose horrible, nous la fîmes! —
Mais puis-je t'accabler, malheureux, quand sur moi
Je suis déçue, hélas, encor plus que sur toi!
Que l'oubli dans tes bras était donc peu suprême,
Et comme je restais divisée en moi-même!
Hélas! grande inquiète, ô mon âme, où, comment,
Connaîtras-tu jamais l'entier rassasiement?
Éternelle assoiffée, affamée immortelle,
Le pain, où donc est-il? La source, où donc est-elle?

BERTRAND

Tout est fini.

MÉLISSINDE

Fini.

BERTRAND

Mélissinde…

MÉLISSINDE

Bertrand…

BERTRAND

Et penser ce qu'il a dû souffrir en mourant!

MÉLISSINDE, allant vers la fenêtre.

Grâce, cher mort trahi, ne prends pas de revanche.
J'irai chercher ton corps…

(Avec un grand cri.)

Bertrand! la voile est blanche!

BERTRAND

Dieu!

MÉLISSINDE

Mais on a parlé…

BERTRAND, qui a couru au vitrail.

De la voile de deuil
De ce vaisseau qui fuit, emportant le cercueil
Du Chevalier aux Armes Vertes à Byzance!
Oh! mais à notre nef qui, là-bas, se balance,
La voile est blanche encor!

MÉLISSINDE

Blanche sur le ciel bleu!
Blanche comme un espoir de pardon! Oh! mon Dieu,
Prolongez la blancheur encor de cette voile,
Car cette voile blanche est ma suprême étoile!
Devoir dont vainement on étouffe l'appel,
Je viens vers toi! Je viens vers toi, Joffroy Rudel!
Oui, je viens! Et tu m'es à cette heure derrière
Plus cher de tout le mal que j'ai failli te faire!

(Elle sort.)

RIDEAU

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