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La tentatrice

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The Project Gutenberg eBook of La tentatrice

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Title: La tentatrice

Author: Vicente Blasco Ibáñez

Translator: Jean Carayon

Release date: September 24, 2020 [eBook #63284]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images at Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA TENTATRICE ***

LA TENTATRICE

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


DU MÊME AUTEUR

Format in-18.

ARÈNES SANGLANTES1vol.
FLEUR DE MAI1
DANS L’OMBRE DE LA CATHÉDRALE1
TERRES MAUDITES1
LA HORDE1
LES QUATRE CAVALIERS DE L’APOCALYPSE      1
LES ENNEMIS DE LA FEMME1
LA FEMME NUE DE GOYA1

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.


Copyright 1923, by CALMANN-LÉVY.


E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY




V. BLASCO IBÁÑEZ

LA TENTATRICE

ROMAN TRADUIT DE L’ESPAGNOL

PAR

JEAN CARAYON


PARIS

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

3, RUE AUBER, 3


1923



Il a été tiré de cet ouvrage

QUARANTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE,

tous numérotés.

I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX.

AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR

Le titre du roman espagnol est «La tierra de todos» (La terre de tous), mais pour les éditions en langue anglaise, récemment publiées à New-York et à Londres, les traducteurs ont choisi le titre: «The Temptress» (La Tentatrice). Cet exemple a été suivi par d’autres traducteurs étrangers et nous avons cru devoir adopter le même titre pour la version française.

«La Tentatrice», l’avant-dernier roman de Blasco Ibañez, publiée en Espagne en 1922, connaît actuellement, dans les pays de langue anglaise, un prodigieux succès. C’est l’œuvre la plus personnelle de l’illustre écrivain espagnol, car on y trouve un reflet de sa vie aventureuse dans les solitudes sud-américaines. Le lecteur français n’ignore pas que Blasco Ibañez, romancier universellement célèbre, fut aussi un homme d’action, un bâtisseur, de villes, animé de toute la flamme créatrice des anciens conquistadors[1].

C’est après avoir volontairement mené la dure et courageuse existence des défricheurs de terres vierges que le grand romancier écrivit cette œuvre vigoureuse. Scènes et personnages y sont décrits avec un saisissant relief par un des plus puissants conteurs de ce temps.

JEAN CARAYON.

LA TENTATRICE

I

Comme il faisait tous les matins, le marquis de Torrebianca sortit tard de sa chambre et montra quelque inquiétude à la vue du plateau d’argent chargé de lettres et de journaux que son domestique avait laissé sur la table de la bibliothèque.

Si les timbres des enveloppes étaient étrangers, il se rassérénait comme après un péril esquivé. Si les lettres venaient de l’intérieur de Paris, il fronçait le sourcil et se préparait à mainte amertume, à mainte humiliation. D’ailleurs, l’en-tête de plus d’une lui rappelait le nom de créanciers tenaces et laissait deviner d’avance leur contenu.

Sa femme, la «belle Hélène», comme on l’appelait, pour sa beauté réelle, mais si longtemps maintenue, qu’au dire de ses bonnes amies elle entrait déjà dans l’histoire, recevait de telles lettres sans beaucoup s’émouvoir, et paraissait à l’aise depuis toujours parmi les dettes en retard et les rappels pressants. Pour lui, il se faisait de l’honneur une idée plus vieillotte et pensait qu’il est bon de ne pas s’endetter ou du moins, si l’on y est forcé, de payer ses dettes.

Ce matin là, il y avait peu de lettres de Paris: une d’elles venait de la maison qui avait vendu à la marquise sa dernière automobile, payable en dix versements, et n’en avait encore reçu que deux; d’autres avaient été écrites par des fournisseurs (toujours de la marquise) établis aux alentours de la place Vendôme, et par divers commerçants plus modestes qui livraient à crédit les articles nécessaires à la vie large et confortable du ménage et de ses domestiques.

Ces derniers auraient été bien fondés d’adresser à leur maître des réclamations identiques, mais ils se fiaient à l’habileté mondaine de madame, qui saurait bien un jour s’établir sur des positions solides; ils affectaient seulement, pour montrer leur mécontentement, plus de raideur et de componction dans leur service.

Bien souvent Torrebianca, après avoir lu son courrier, regardait autour de lui avec étonnement. Sa femme donnait des fêtes et assistait aux plus célèbres réunions de Paris; ils occupaient, avenue Henri-Martin, le second étage d’un élégant hôtel; devant leur porte attendait une belle automobile; ils avaient cinq domestiques... Il n’arrivait pas à comprendre en vertu de quelles lois mystérieuses et par quels invraisemblables miracles d’équilibre ils pouvaient soutenir ce luxe tandis que chaque jour les dettes s’accumulaient et que leur coûteuse existence exigeait des sommes toujours croissantes. L’argent qu’il apportait disparaissait comme un ruisseau dans le sable. Mais la «belle Hélène» trouvait logique et correcte cette manière de vivre, et semblait croire que tous leurs amis agissaient comme eux.

Torrebianca fut tout heureux de trouver parmi les lettres des créanciers et les cartes d’invitation une enveloppe portant le timbre italien.

—C’est de maman, dit-il à voix basse.

Il commença de lire, et un sourire parut éclairer son visage. La lettre pourtant était mélancolique et s’achevait sur des plaintes douces et résignées, de véritables plaintes de mère.

Il revoyait en lisant le vieux palais des Torrebianca, là-bas en Toscane: un édifice énorme et délabré, entouré de jardins. Les salles pavées de marbres multicolores avaient des plafonds ornés de fresques mythologiques, mais sur les murs nus, d’une pâleur poussiéreuse, se voyait seulement la trace des tableaux fameux qui les avaient ornés en d’autres temps, avant d’être vendus aux antiquaires de Florence.

Le père de Torrebianca, quand il ne lui resta plus de tableaux ni de statues à vendre, avait puisé dans les archives de sa maison; il avait mis en vente des autographes de Machiavel, de Michel Ange et d’autres florentins illustres qui avaient jadis échangé des lettres avec les grands personnages de sa famille.

Au dehors, des jardins trois fois séculaires s’étendaient au pied des vastes perrons de marbre dont les balustrades croulaient sous le poids des rosiers noueux. Les degrés avaient pris la teinte de l’os et s’étaient désunis sous la poussée des plantes parasites.

Dans les avenues, des buis ancestraux, taillés en forme d’épaisses murailles et d’arcs de triomphe profonds, évoquaient les ruines noircies par l’incendie d’une métropole détruite. Ces jardins, dont nul ne prenait soin depuis bien des années, revêtaient peu à peu l’aspect d’une forêt en fleurs. Sous le pas des rares visiteurs, ils résonnaient d’échos mélancoliques et on voyait alors s’élancer des oiseaux comme des flèches, s’épandre sur les branches des essaims d’insectes et courir des reptiles parmi les troncs.

La mère du marquis, vêtue comme une paysanne et sans autre compagnie qu’une fillette du pays, passait sa vie parmi ces salles et ces jardins, en songeant au fils absent, pour qui elle cherchait à se procurer de l’argent par des expédients nouveaux.

Seuls lui rendaient visite les antiquaires qui lui achetaient, un à un, les derniers vestiges d’une splendeur que ses prédécesseurs avaient déjà largement mise à profit. Elle avait toujours quelques milliers de lire à envoyer au dernier Torrebianca qui, croyait-elle, occupait dans la société de Londres, de Paris, de toutes les grandes villes de la terre une place digne de son nom. Et, sûre que la fortune si favorable aux premiers Torrebianca finirait par sourire à son fils, elle se contentait d’une nourriture frugale, qu’elle mangeait sur une petite table de bois blanc dressée à même le pavé de marbre d’un salon où il ne restait plus rien à prendre.

Emu à la lecture de la lettre, le marquis murmura plusieurs fois le même mot «Maman... Maman.»

«Je ne sais plus que trouver après le dernier envoi que je t’ai fait. Si tu voyais maintenant, Frédéric, la maison où tu es né! Personne ne veut en donner le vingtième de sa valeur; en attendant qu’un étranger se décide à l’acheter, je suis prête à vendre le dallage et les plafonds qui seuls ont quelque prix pour te venir en aide et pour sauvegarder l’honneur de notre nom. J’ai besoin de peu de choses pour vivre et je m’imposerai s’il le faut de nouvelles privations; mais, ne pourriez-vous, Hélène et toi, restreindre vos dépenses, sans pour cela abandonner le rang auquel a droit celle que tu as épousée? Ta femme, qui est si riche, ne peut-elle supporter une partie de ton train de maison?...»

Le marquis s’arrêta de lire. Les plaintes si simples de la pauvre femme et l’illusion où elle vivait lui faisaient mal; il en souffrait comme d’un remords. Elle croyait Hélène riche! Elle s’imaginait qu’il pouvait imposer à sa femme une vie d’ordre et d’économie comme il avait essayé tant de fois de le faire dans les débuts de leur vie conjugale!

L’entrée d’Hélène coupa court à ses réflexions. Il était plus de onze heures; elle allait faire sa promenade quotidienne, avenue du Bois, pour y saluer les gens de sa connaissance et être saluée à son tour.

Elle arriva, vêtue avec une élégance un peu indiscrète et prétentieuse qui s’harmonisait assez bien avec son genre de beauté. Elle était grande et parvenait à rester mince grâce à une lutte continuelle contre l’envahissement de la graisse, et à des jeûnes fréquents. Elle avait entre trente et quarante ans; mais elle devait aux mille soins préservateurs que comporte l’existence moderne cette troisième jeunesse qui, dans les grandes villes, prolonge la brillante saison de la femme.

Torrebianca ne voyait ses défauts que lorsqu’il vivait loin d’elle. Quand il la revoyait, le sentiment d’admiration qui s’emparait de lui, lui faisait accepter toutes ses exigences. Il reçut sa femme avec un sourire; Hélène sourit elle aussi. Puis elle lui passa les bras autour du cou et l’embrassa: elle parlait avec un zézaiement enfantin qui annonçait toujours à son mari quelque demande nouvelle; pourtant cet accent puéril avait chaque fois le pouvoir de le troubler profondément et d’annuler sa volonté.

—Bonjour, mon coco... Je me suis levée plus tard aujourd’hui; j’ai quelques visites à faire avant d’aller au Bois, mais je n’ai pas voulu partir sans dire bonjour à mon petit mari adoré... Encore un baiser, et je pars.

Le marquis se laissa caresser et sourit avec l’expression reconnaissante d’un bon chien fidèle. Hélène enfin se sépara de son mari; mais avant de sortir de la bibliothèque elle fit mine de se rappeler une chose sans importance et s’arrêta pour dire:

—As-tu de l’argent?

Torrebianca cessa de sourire et son regard eut l’air de demander:

—Quelle somme désires-tu?

—Peu de chose. Huit mille francs à peu près.

Une modiste de la rue de la Paix lui montrait moins de respect pour cette dette qui ne datait guère que de trois ans et l’avait menacée d’une plainte en justice. Voyant son mari accueillir avec une expression consternée cette demande, elle perdit le sourire puéril qui écartait légèrement ses joues; mais elle gardait son accent de fillette pour gémir d’un ton doucereux:

—Frédéric, tu dis que tu m’aimes, et tu me refuses cette petite somme?

Le marquis indiqua du geste qu’il ne pouvait rien lui donner et lui montra les lettres de créanciers qui s’amoncelaient dans le plateau d’argent.

Elle eut un nouveau sourire, cruel cette fois.

—Je pourrais te montrer, dit-elle, bien des papiers pareils à ceux-là... mais tu es un homme, et les hommes doivent apporter beaucoup d’argent au foyer pour que leur petite femme ne soit pas malheureuse. Comment pourrai-je payer mes dettes si tu ne m’aides pas?

Torrebianca la regarda, stupéfait.

—Que d’argent, que d’argent je t’ai donné! mais tout ce qui passe par tes mains s’évanouit en fumée.

Hélène, irritée, répondit d’une voix dure:

—Voudrais-tu qu’une femme chic, et pas trop laide, à ce qu’on dit, menât une vie médiocre? Quand on peut s’enorgueillir d’avoir une femme comme moi, il faut savoir gagner des millions.

Le marquis fut blessé par ces dernières paroles; Hélène s’en rendit compte, et changeant aussitôt d’attitude elle s’approcha et lui mit les mains sur les épaules.

—Pourquoi n’écris-tu pas à la vieille? Elle pourra peut-être nous procurer cet argent en vendant quelque antiquaille de la baraque de tes pères.

Ce ton irrespectueux accrut le mécontentement du mari.

—Cette vieille est ma mère, et tu dois parler d’elle avec tout le respect qu’elle mérite. Quant à l’argent, tu sais bien que la pauvre femme n’en peut plus envoyer.

Hélène regarda son époux avec quelque mépris et dit à voix basse comme en se parlant à elle-même:

—Cela m’apprendra à ne plus m’amouracher de pauvres diables... Je le chercherai, cet argent, puisque tu es incapable de me le donner.

Pendant qu’elle parlait ainsi il passa sur son visage une expression si mauvaise que son mari fronça le sourcil et quitta son fauteuil.

—Prends garde à ce que tu dis... Je veux que tu m’expliques ces paroles.

Mais il dut se taire; elle avait changé complètement son visage, elle éclata d’un rire d’enfant et frappa des mains.

—Voilà mon coco en colère! Il a pensé du mal de sa femme! Mais tu sais bien que je n’aime que toi!

Puis elle le prit dans ses bras et le couvrit de baisers, malgré la résistance qu’il essayait d’opposer à ces caresses. Il se rendit à la fin et reprit son attitude d’amoureux soumis.

Hélène le menaçait gentiment du doigt.

—Allons, souriez un peu; ne soyez plus méchant! Vraiment, tu ne peux pas me donner cet argent?

Torrebianca eut un geste négatif, mais il semblait cette fois honteux de son impuissance.

—Va, je ne t’en aimerai pas moins, continua-t-elle. Mes créanciers attendront. Je me tirerai bien d’affaire comme je l’ai fait tant de fois. Adieu, Frédéric.

Elle recula vers la porte en lui envoyant des baisers tant qu’elle n’eut pas soulevé le rideau.

Mais, dès qu’elle eût passé la portière, sa joie puérile et son sourire disparurent instantanément. Un éclair de férocité traversa ses yeux; ses lèvres eurent une moue méprisante.

Le mari, resté seul, perdait en même temps l’éphémère bonheur que lui avaient donné les caresses d’Hélène. Il regarda les lettres des créanciers, celle de sa mère, puis revint à son fauteuil pour s’accouder sur la table, le front dans sa main. Brusquement toutes les inquiétudes de sa vie présente semblaient être retombées sur lui pour l’accabler.

Torrebianca se tournait toujours, en de pareils moments, vers les souvenirs de sa première jeunesse, dans l’espoir d’y trouver quelque remède à son chagrin. Il avait connu la plus belle époque de sa vie autour de sa vingtième année, alors qu’il étudiait à l’école d’ingénieurs de Liége. Afin de rendre à sa famille par son propre effort une splendeur depuis longtemps perdue il avait choisi une carrière moderne. Il se lancerait à travers le monde et gagnerait de l’argent comme ses lointains ancêtres. Les Torrebianca, avant que le roi leur eut donné la noblesse avec le titre de marquis, avaient été marchands à Florence, comme les Médicis, et avaient conquis leur fortune sur les routes de l’Orient. Lui voulut être ingénieur, avec tous les jeunes gens de sa génération, qui souhaitaient de faire une Italie grande par l’industrie comme aux siècles passés elle avait été glorieuse par les arts.

Parmi les souvenirs de sa vie d’étudiant à Liége il retrouvait d’abord l’image de Manuel Robledo, un compagnon d’études qui partageait son logement; c’était un Espagnol de caractère jovial et capable d’affronter avec une calme énergie les problèmes de l’existence quotidienne. Il avait été pour lui pendant plusieurs années un frère aîné. C’est pour cela peut-être que dans les moments difficiles Torrebianca pensait toujours à cet ami.

L’intrépide, le bon Robledo!... Les passions de l’amour ne lui ôtaient jamais sa forte placidité d’homme bien équilibré. Durant sa jeunesse il avait aimé par-dessus tout la bonne table et la guitare.

Torrebianca, facilement épris, avait toujours une liaison avec quelque Liégeoise, et Robledo, pour lui tenir compagnie, consentait à feindre un violent amour pour une amie de la jeune personne. En réalité, pendant les parties de campagne qu’ils offraient aux dames, Robledo s’inquiétait beaucoup plus des préparatifs culinaires que de contenter le cœur plus ou moins tendre de sa compagne de hasard.

Au travers de cette exubérante gaieté matérialiste, Torrebianca avait su discerner un certain fond romantique dont Robledo se cachait comme d’un défaut honteux. Peut-être avait-il laissé dans son lointain pays le souvenir d’un amour malheureux. Souvent, le soir, le Florentin, étendu sur son lit dans la chambre commune, entendait Robledo qui doucement faisait gémir sa guitare et murmurait tout bas quelque chanson d’amour de sa patrie.

Leurs études terminées, ils s’étaient dit adieu avec l’espoir de se retrouver l’année suivante; mais ils ne s’étaient jamais revus. Torrebianca était resté en Europe et Robledo depuis bien des années parcourait l’Amérique du Sud. Il était toujours ingénieur sans doute, mais il se pliait aux plus extraordinaires métamorphoses, comme s’il eût senti revivre dans son âme d’Espagnol l’inquiétude aventureuse des anciens conquistadors.

De loin en loin il envoyait une lettre, où il parlait du passé plus que du présent; mais, malgré cette réserve, Torrebianca avait vaguement l’idée que son ami était devenu général dans une petite république de l’Amérique centrale.

Sa dernière lettre datait de deux ans.

Il travaillait à cette époque en Argentine, lassé de courir l’aventure dans des pays continuellement secoués par les révolutions. Il était tout simplement ingénieur au service de l’Etat ou d’entreprises particulières et il construisait des chemins de fer et des canaux. Dans l’orgueil de diriger la marche de la colonisation à travers le désert, il supportait allégrement les privations que lui imposait sa dure existence.

Torrebianca conservait parmi ses papiers un portrait envoyé par Robledo; on y voyait l’Espagnol à cheval, couvert d’un poncho[2] et coiffé d’un casque blanc. A l’arrière plan, des métis étaient occupés à planter des jalons munis de banderoles dans une plaine d’aspect sauvage qui pour la première fois allait sentir les atteintes de la civilisation matérielle.

A l’époque où il avait reçu ce portrait, Robledo avait à peu près trente-sept ans; le même âge que lui. Il approchait maintenant de la quarantaine, mais à en juger d’après la photographie il avait meilleure mine que Torrebianca. Sa vie aventureuse dans de lointains pays ne l’avait pas vieilli. Il semblait plus gros encore que dans sa jeunesse, mais son visage laissait voir le contentement serein que donne un parfait équilibre physique.

Torrebianca, de taille moyenne, plutôt petit que grand, mince et sec, avait conservé une espèce d’agilité nerveuse grâce à la pratique des sports, en particulier de l’escrime qu’il avait toujours aimée à la passion; mais son visage décelait une vieillesse prématurée. Les rides s’y montraient nombreuses, il avait un pli de fatigue au-dessus des paupières; ses tempes blanchies contrastaient avec le sommet de sa tête, resté noir. Les commissures de la bouche s’abaissaient, désabusées, sous la moustache taillée au ras des lèvres, en une moue qui semblait révéler l’affaiblissement de sa volonté.

Cette différence physique entre lui-même et Robledo le portait à considérer toujours son camarade comme un protecteur, qui saurait le guider aujourd’hui de même que dans sa jeunesse.

Lorsque, ce matin-là, l’image de l’Espagnol surgit dans sa mémoire il pensa, comme chaque fois: «S’il était seulement près de moi; il saurait m’infuser son énergie d’homme vraiment fort.»

Il demeura pensif, puis, quelques minutes après, l’entrée de son valet de chambre dans la pièce lui fit lever la tête.

Il s’efforça de dissimuler l’inquiétude qui le saisit lorsqu’il apprit qu’une personne demandait à le voir et refusait de donner son nom. Peut-être un créancier de sa femme essayait-il de ce moyen pour pénétrer jusqu’à lui.

—Il a l’air étranger, ajouta le domestique, et il affirme qu’il est de la famille de monsieur le marquis.

Torrebianca eut un pressentiment, mais il sourit immédiatement de sa naïveté. Cet inconnu, n’était-ce pas son camarade Robledo qui se présentait avec l’invraisemblable opportunité d’un héros de comédie? Mais il était absurde de penser que Robledo, habitant l’autre côté de la planète, se trouvât là, prêt à surgir, comme un acteur dans la coulisse. Non, de pareilles coïncidences ne se présentent pas dans la vie. On ne voit cela qu’au théâtre ou dans les livres.

D’un geste énergique, il manifesta la ferme volonté de ne pas recevoir l’inconnu; mais au même instant la tenture se soulevait et un homme entrait avec un sans-gêne qui scandalisa le valet de chambre.

L’intrus, fatigué de faire antichambre, avait audacieusement pénétré dans la pièce la plus proche.

Le marquis était d’un caractère facilement irritable; outré de cette irruption, il s’avança d’un air menaçant. Mais l’homme qui riait de sa propre audace leva les bras au ciel en apercevant Torrebianca et s’écria:

—Je parie que tu ne me reconnais pas. Qui suis-je?

Le marquis le regarda fixement et ne put le reconnaître. Puis ses yeux exprimèrent graduellement l’hésitation et une conviction nouvelle. Il avait la peau brunie par les morsures du soleil et du froid, des moustaches courtes et sur toutes ses photographies Robledo portait la barbe... Mais tout à coup il retrouva dans les yeux de l’homme une expression qu’il se souvenait avoir souvent observée dans sa jeunesse. De plus, cette haute taille... ce sourire... ce corps robuste...

—Robledo! dit-il enfin.

Et les deux amis s’embrassèrent.

Le domestique, se sentant de trop, disparut et, un moment après, ils étaient assis et fumaient.

Ils échangeaient d’affectueux regards et s’arrêtaient parfois de parler pour se serrer les mains ou se frapper les genoux de claques vigoureuses.

Après tant d’années de séparation, le marquis se montra plus curieux que le nouveau venu.

—Tu es venu pour longtemps à Paris? demanda-t-il à Robledo.

—Pour quelques mois seulement.

Après avoir forcé pendant dix ans le mystère des déserts américains, rompu et pénétré leur virginité aussi vieille que la planète en y lançant des voies ferrées, des routes et des canaux, il avait besoin d’un «bain de civilisation».

—Je suis venu voir, ajouta-t-il, si les restaurants de Paris sont restés dignes de leur vieux renom et si les vins de ce pays ne sont pas moins bons qu’autrefois. Ici seulement on peut manger du brie frais, et depuis des années j’ai envie de ce fromage-là.

Le marquis se mit à rire. Faire une traversée de trois mille lieues pour manger et boire à Paris!... Robledo n’avait pas changé. Puis il lui demanda avec sollicitude:

—Es-tu riche?

—Toujours pauvre, répondit l’ingénieur. Mais je suis seul au monde, je n’ai pas de femme, le plus coûteux des luxes; aussi pourrai-je mener pendant quelques mois la vie d’un grand millionnaire yankee. Je dispose des économies que j’ai pu faire pendant des années de travail, là-bas, dans ce désert où l’on dépense peu.

Robledo regarda autour de lui et il eut des gestes admiratifs en considérant le luxueux mobilier de la pièce.

—Tu es riche, toi, à ce que je vois.

Un sourire énigmatique fut la réponse du marquis. Puis les paroles de son ami parurent éveiller sa tristesse.

—Parle-moi de ta vie, continua Robledo. Tu as reçu de mes nouvelles, mais je n’ai pas eu grand’chose de toi. Beaucoup de tes lettres ont dû se perdre, et ce n’est pas étonnant, car jusqu’à ces dernières années, j’ai erré d’un endroit à l’autre, sans jamais prendre racine. Cependant j’ai eu quelques renseignements sur ta vie. Tu es marié, je crois?

Torrebianca fit un geste affirmatif et dit avec gravité:

—Je me suis marié avec une dame russe, veuve d’un haut fonctionnaire de la cour du tsar... je l’ai connue à Londres. Je l’avais rencontrée souvent dans des réunions aristocratiques ou dans des châteaux où nous avions été invités. Bref je l’ai épousée et nous avons vécu depuis lors une exigence assez brillante mais fort coûteuse.

Il se tut un moment, comme pour discerner l’effet que produisait sur Robledo ce résumé de sa vie. Mais l’Espagnol demeura silencieux; il voulait en savoir davantage.

—Toi, tu mènes une existence d’homme primitif et tu as la chance d’ignorer ce que coûte une vie comme la nôtre... J’ai dû travailler beaucoup pour ne pas couler à pic... et même en travaillant!... Ma pauvre mère me vient en aide avec les maigres ressources qu’elle peut tirer des ruines de notre maison.

Mais Torrebianca parut se repentir du ton douloureux de ses paroles. Un optimisme qu’il eût trouvé absurde une demi-heure auparavant lui rendait le sourire de la confiance.

—En réalité, je n’ai pas à me plaindre, car j’ai un puissant appui. Le banquier Fontenoy est notre ami. Tu as peut-être entendu parler de lui. Il traite des affaires dans les cinq parties du monde.

Robledo secoua la tête. Non, il n’avait jamais entendu prononcer ce nom-là.

—C’est un vieil ami de la famille de ma femme. Grâce à Fontenoy je suis directeur de nombreuses exploitations en cours dans des pays lointains, et cela me rapporte un traitement respectable; avec tant d’argent, je me serais cru riche autrefois.

Robledo éprouvait une curiosité toute professionnelle. «Des exploitations en cours dans les pays lointains?»

L’ingénieur voulait savoir, et il pressa son ami de questions nettes. Mais Torrebianca commença de montrer dans ses réponses une inquiétude. Il balbutiait et son visage, ordinairement d’une pâleur verdâtre, rougissait légèrement.

—Ce sont des affaires en Asie et en Afrique: des mines d’or... des mines d’autres métaux... un chemin de fer en Chine... une compagnie de navigation destinée à transporter le produit des rizières du Tonkin... en réalité je n’ai pas étudié directement toutes ces entreprises; je n’ai jamais eu le temps de faire le voyage. D’ailleurs, je ne peux pas vivre loin de ma femme. Mais Fontenoy qui est un grand cerveau a tout visité et j’ai en lui une confiance absolue. Je ne fais en somme qu’apposer ma signature pour tranquilliser les actionnaires sur les rapports des personnes compétentes qu’il envoie là-bas.

L’Espagnol ne put s’empêcher de laisser paraître dans ses yeux un certain étonnement en entendant ces paroles.

Son ami s’en rendit compte et voulut changer le cours de la conversation. Il parla de sa femme avec une espèce d’orgueil. Il semblait considérer qu’il avait remporté le plus grand triomphe de son existence, le jour où elle avait consenti à accepter sa main.

Il reconnaissait qu’Hélène exerçait un grand pouvoir de séduction sur tout ce qui les entourait. Mais comme il n’avait jamais eu le moindre doute au sujet de sa fidélité conjugale, il était fier de marcher humblement derrière elle, presque perdu dans le sillage que traçait sa marche triomphale.

En réalité, si on lui procurait des occupations généreusement rétribuées, si on l’invitait, si on le recevait partout avec plaisir il le devait uniquement à son titre d’époux de «la belle Hélène».

—Tu la verras bientôt... car tu restes à déjeuner avec nous. Ne dis pas non. J’ai des vins excellents et puisque tu es venu des antipodes pour manger du fromage de Brie, tu en auras à en mourir d’indigestion.

Et aussitôt, il abandonna son accent léger pour dire d’une voix émue:

—Tu ne peux pas savoir à quel point je suis heureux de te faire connaître ma femme. Je ne te parle pas de sa beauté, on l’appelle «la belle Hélène»; mais elle a mieux que sa beauté. J’aime plus encore son caractère gai, presque enfantin. Elle a parfois des caprices et il lui faut beaucoup d’argent pour vivre; mais quelle femme ne ferait de même!... Je crois qu’elle sera heureuse aussi de te connaître... Je lui ai si souvent parlé de mon ami Robledo.

II

La marquise de Torrebianca trouva «très intéressant» l’ami de son mari.

Elle était rentrée chez elle de fort bonne humeur et semblait avoir oublié les soucis que lui causait tout à l’heure son manque d’argent; sans doute avait-elle trouvé le moyen de payer son créancier ou de le faire patienter.

Pendant le déjeuner, Robledo dut beaucoup parler pour répondre à ses questions et satisfaire la curiosité véhémente que semblaient lui inspirer tous les épisodes de sa vie.

Elle eut un geste de doute en apprenant que l’ingénieur n’était pas riche. Il était pour elle invraisemblable qu’un habitant de l’Amérique, du Nord ou du Sud, ne possédât pas des millions. Elle jugeait par réflexe comme la plupart des Européens, et elle aurait eu besoin de raisonner pour se convaincre que dans le nouveau monde, comme partout ailleurs, il pouvait se trouver des pauvres.

—Je suis encore pauvre, continua Robledo; mais j’essaierai de mourir dans la peau d’un millionnaire, ne serait-ce que pour ne pas ôter leurs illusions à ceux qui croient encore que quiconque part pour l’Amérique doit y gagner une grosse fortune pour la laisser en héritage à ses neveux d’Europe.

Il en vint à parler des travaux qu’il avait entrepris en Patagonie.

Las de travailler pour les autres, il s’était associé avec un jeune Américain du Nord et avait commencé la colonisation de quelques milliers d’hectares près du Rio Negro. Il avait engagé dans cette affaire ses économies, celles de son compagnon et d’importantes sommes prêtées par des banquiers de Buenos-Ayres; mais il considérait l’opération comme sûre et très rémunératrice.

Il s’agissait d’irriguer par un système de canaux des terres désertes et incultes qu’il avait acquises à vil prix. Depuis quelques années le gouvernement argentin avait commencé de grands travaux pour capter une partie des eaux du Rio Negro. Comme ingénieur, il avait pris part à cette difficile opération; ensuite, il avait donné sa démission pour s’établir colon, et acheter des terres comprises dans la future zone d’irrigation.

—C’est l’affaire de quelques années, de quelques mois peut-être, ajouta-t-il. Il suffit que le fleuve veuille bien être assez aimable pour se laisser jeter une digue en travers du ventre et n’aille pas se permettre une crue extraordinaire, une de ces convulsions si fréquentes là-bas, qui détruisent en quelques heures le travail de plusieurs années. En attendant, nous construisons le plus économiquement possible, mon associé et moi, les canaux secondaires et toutes les artères qui doivent féconder nos terrains stériles. Le jour où la digue sera terminée, où l’eau pénétrera jusqu’à nos terres...

Robledo s’arrêta et sourit avec modestie.

—Ce jour-là, continua-t-il, je serai millionnaire à l’américaine; qui peut prévoir le chiffre de ma fortune? Une lieue de terre irriguée vaut des millions... et je suis propriétaire de plusieurs lieues.

La belle Hélène l’écoutait avec un ardent intérêt. Robledo fut troublé par la lueur d’admiration qui passait à ce moment dans ses pupilles vertes aux reflets d’or, et il se hâta d’ajouter:

—Mais cette fortune peut aussi se faire longtemps attendre! Peut-être ne viendra-t-elle à moi que lorsque ma mort sera proche; et ce sont les enfants d’une sœur que j’ai en Espagne qui recueilleront le fruit de mon travail et de ma dure vie.

Hélène lui fit décrire son existence dans le désert Patagon, immense plaine balayée l’hiver par des ouragans glacés qui soulèvent des colonnes de poussière, où les seuls habitants naturels sont les autruches en troupeau et le puma vagabond que la faim pousse parfois à attaquer l’homme isolé.

A l’origine, la population humaine était constituée par des bandes d’indiens qui bivouaquaient au bord des fleuves, ou par des fugitifs chiliens et argentins qui s’étaient lancés à travers les terres sauvages pour échapper au châtiment de leurs crimes. Maintenant les anciens fortins, occupés par les détachements que le gouvernement de Buenos-Ayres avait poussés en avant, à la conquête du désert, se transformaient en villages que des centaines de kilomètres séparaient les uns des autres.

Robledo vivait entre deux de ces agglomérations éloignées; son campement d’ouvriers devenait un village qui peut-être avant un demi-siècle aurait formé une ville déjà importante. Les prodiges de ce genre n’étaient pas rares en Amérique. Hélène l’écoutait avec ravissement, comme lorsqu’au théâtre ou au cinématographe une intrigue intéressante éveillait sa curiosité.

—C’est vivre cela! disait-elle. Voilà ce que j’appelle une existence digne d’un homme.

Et ses yeux dorés cessaient de regarder Robledo pour se porter avec commisération sur son époux, comme si elle voyait en lui l’image de toutes les mollesses de cette vie douillette et civilisée à l’excès qu’elle détestait pour un moment.

—C’est ainsi d’ailleurs qu’on gagne une grande fortune. Pour moi, il n’y a pas d’autres hommes que les gagneurs de batailles ou les rois de l’argent qui conquièrent des millions... Je ne suis qu’une femme, mais je voudrais vivre cette existence d’énergie et de périls.

Un peu d’aigreur se mêlait à son enthousiasme; aussi, Robledo, pour épargner à son ami des récriminations, se mit à parler des souffrances qu’on endure loin des pays civilisés. La marquise parut alors éprouver moins d’admiration pour la vie d’aventures et finit par avouer qu’elle aimait mieux son existence à Paris.

—Mais il m’aurait plu, ajouta-t-elle d’une voix mélancolique, que mon époux vécût ainsi pour conquérir d’immenses richesses. Il viendrait me voir tous les ans, je penserais à lui sans cesse, j’irais même parfois partager pendant quelques mois sa vie sauvage; oui, cette existence serait plus intéressante que celle que nous menons à Paris; et puis, pour finir, ce serait la richesse, une vraie richesse, énorme, fabuleuse, comme on en rencontre rarement dans l’ancien monde.

Elle se tut un instant, puis ajouta avec gravité en regardant Robledo:

—Vous paraissez attacher peu d’importance à la richesse; vous la cherchez pour satisfaire votre désir d’action, pour dépenser votre énergie. Mais vous ne savez pas ce qu’elle vaut ni ce qu’elle représente. Un homme de votre trempe a peu de besoins. Pour savoir ce qu’est l’argent et ce qu’il peut nous donner il faut vivre aux côtés d’une femme.

Elle eut un nouveau regard vers Torrebianca et conclut:

—Par malheur, ceux qui ont une femme auprès d’eux n’ont presque jamais cette force qui permet aux hommes isolés de réaliser de grandes entreprises.

Après ce déjeuner où il ne fut question que de la puissance de l’argent et d’aventures dans le nouveau monde, le colonisateur se mit à fréquenter la maison comme s’il eût fait partie de la famille.

—Hélène t’a trouvé très sympathique, disait Torrebianca, oui, tout à fait sympathique.

Il en était heureux comme d’un triomphe, et ne cachait pas qu’il eût été navré d’avoir à choisir, en cas d’antipathie mutuelle, entre sa femme et son compagnon de jeunesse.

De son côté, Robledo, en pensant à Hélène, demeurait indécis et comme désorienté. Quand il était devant elle, il ne pouvait résister au pouvoir de séduction qui semblait émaner de sa personne. Elle le traitait avec une familiarité de parente, comme elle eût fait pour un frère de son mari. Elle voulait l’initier à la vie de Paris et le guider de ses conseils pour qu’on ne pût abuser de sa crédulité de nouveau venu. Elle l’accompagnait dans les endroits les plus élégants, à l’heure du thé ou le soir, après le dîner.

L’expression maligne et puérile à la fois de ses yeux imperturbables et le zézaiement enfantin qu’elle affectait parfois agissaient fortement sur l’esprit du colonisateur.

—C’est une enfant, se dit-il bien des fois, son mari ne se trompe pas. Elle a tous les raffinements de ces poupées que forme la vie moderne et elle doit coûter terriblement cher... mais sous ce vernis extérieur, elle ne cache peut-être qu’une mentalité très ordinaire.

Quand il échappait à l’influence de ses yeux il était moins optimiste et souriait avec un étonnement ironique de la crédulité de son ami. Quelle était donc cette femme? Où Torrebianca avait-il été la chercher?

Tout ce qu’il savait de son histoire, il le tenait du mari. Elle était veuve d’un haut fonctionnaire de la cour des tsars, mais la figure de ce premier époux était aussi imprécise que brillante; tantôt, il avait été grand maréchal de la cour, tantôt simple général et c’était alors le père d’Hélène qui pouvait se vanter d’une longue lignée d’ancêtres héroïques.

Quand Torrebianca répétait les affirmations de cette femme qu’il aimait tant et dont il était si fier, il citait une infinité de personnages de la cour de Russie ou de grandes dames que les empereurs avaient aimées; tous se rattachaient à la famille d’Hélène, mais lui-même ne les avait jamais vus; ils étaient morts depuis longtemps ou bien ils vivaient dans leurs terres lointaines, vastes comme des Etats.

Parfois aussi les paroles d’Hélène inquiétaient Robledo. Elle n’avait jamais été en Amérique et cependant, un soir, au thé du Ritz, elle lui avait parlé de son passage à San Francisco alors qu’elle était encore une fillette. D’autres fois elle lançait étourdiment dans la conversation des noms de villes lointaines ou de personnages universellement réputés qu’elle semblait avoir connus de près. Il ne put jamais savoir avec certitude combien de langues elle connaissait.

—Je les parle toutes, lui répondit-elle en espagnol, un jour qu’il venait de lui poser la question.

Elle contait des anecdotes un peu risquées qu’elle avait, disait-elle, entendu rapporter par d’autres personnes; mais elle les contait de telle façon que le colonisateur se demanda plus d’une fois si elle n’en était pas la véritable protagoniste.

—Où cette femme n’a-t-elle pas été? pensait-il. Elle semble avoir vécu mille existences en quelques années. Il est impossible que tout cela lui soit arrivé du vivant de son mari, le grand personnage russe.

Si parfois il essayait de sonder son ami pour obtenir quelques précisions, la confiance du marquis à l’égard du passé de sa femme opposait à ses recherches comme une muraille d’inébranlable crédulité. Cependant il acquit la certitude que son ami ne connaissait l’histoire d’Hélène que depuis le jour où il l’avait rencontrée à Londres. De son existence antérieure, il savait seulement ce qu’elle-même avait bien voulu lui raconter.

Du moins pensa-t-il que Frédéric, au moment de son mariage, avait pu contrôler les dires de sa femme par les documents déposés en vue de la cérémonie nuptiale. Mais il dut abandonner cette supposition. La cérémonie de Londres avait été un de ces rapides mariages de cinéma qui demandent seulement un prêtre qui lit les textes sacrés, deux témoins et quelques papiers examinés à la légère.

L’Espagnol finit par avoir honte de ses soupçons. Frédéric était heureux, il avait l’orgueil de sa femme; il n’avait pas le droit, lui, d’intervenir dans la vie privée d’un autre.

D’ailleurs, s’il concevait des doutes, c’était peut-être défaut d’adaptation au milieu, chose fort naturelle chez un sauvage brusquement lancé en pleine vie parisienne. Hélène était une dame du grand monde, une femme élégante comme il n’en avait jamais fréquenté. Le mariage de son ami avait pu seul lui procurer cette amitié toute nouvelle, qui n’allait pas sans heurt avec ses habitudes antérieures. N’avait-il pas fini plus d’une fois par trouver logiques des choses qui au premier abord l’avaient profondément étonné? Soupçons et mauvaises pensées, il les devait à son ignorance, à son manque d’éducation. D’ailleurs, quand il voyait le sourire d’Hélène, quand il sentait la caresse de ses yeux verts aux reflets d’or il était, tout comme Torrebianca, pris de confiance et d’admiration.

Il logeait près du boulevard des Italiens, dans un vieil hôtel, qu’autrefois, pauvre étudiant de passage à Paris, il avait considéré comme un lieu de délices paradisiaques. Mais il prenait la plupart de ses repas avec le marquis et sa femme. Tantôt ceux-ci l’invitaient à leur table, tantôt il les emmenait lui-même dans les restaurants les plus réputés.

Hélène le pria en outre d’assister chez elle à quelques thés et le présenta à ses amies. Elle prenait un plaisir enfantin à contrarier les goûts de «l’ours patagon»; c’est ainsi qu’elle avait surnommé Robledo encore que ce dernier eût protesté qu’il n’avait jamais vu d’ours dans le sud de l’Argentine.

Il détestait ces réunions; mais Hélène trouvait mille ruses pour l’obliger à y assister.

Il fit la connaissance des principaux amis de la maison au cours des dîners d’apparat que donnaient les Torrebianca. La marquise présentait l’Espagnol, non comme un ingénieur encore aux prises avec les risques et les difficultés de travaux à peine commencés, mais comme un triomphateur revenu avec force millions d’une Amérique fabuleuse.

Elle disait cela sans qu’il pût l’entendre, et lui ne comprenait pas pourquoi les autres invités lui témoignaient tant de respect et prêtaient une attention sympathique à ses moindres paroles. Il connut ainsi des députés et des journalistes, amis du banquier Fontenoy, qui tenaient la première place parmi les invités. Il connut aussi le banquier lui-même; c’était un homme entre deux âges, complètement rasé, aux cheveux blanchis, qui imitait l’extérieur et les gestes des hommes d’affaires américains.

Robledo en le contemplant se revoyait lui-même lorsque, dans ses années de Buenos-Ayres, il se trouvait à court d’argent la veille d’une échéance.

Fontenoy représentait l’homme d’argent, le directeur de grandes entreprises mondiales tel que le vulgaire le conçoit; toute sa personne semblait respirer l’assurance, la conviction de sa propre force; mais, parfois, il fronçait pensivement le sourcil et il semblait alors étranger à tout ce qui l’entourait.

—Il imagine quelque merveilleuse combinaison nouvelle, disait Torrebianca à son ami. L’intelligence de cet homme est admirable.

Mais Robledo, sans savoir pourquoi, se rappelait encore ses propres anxiétés, celles aussi de beaucoup d’autres lorsqu’il fallait là-bas à Buenos-Ayres rendre le soir même une somme à terme de quatre-vingt-dix jours, avancée par les banques.

Un soir, en sortant de chez les Torrebianca, Robledo voulut s’en aller à pied en suivant l’avenue Henri-Martin jusqu’au Trocadéro où il comptait prendre le «Métro».

Il était parti avec un des convives, personnage équivoque qu’on avait fait asseoir au bout de la table et qui paraissait enchanté de marcher à côté d’un millionnaire américain.

C’était un protégé de Fontenoy; il publiait un journal financier inspiré par le banquier. Sa méchanceté demandait à s’exercer et il critiquait tous ses protecteurs dès qu’il était loin d’eux. A peine eut-il fait quelques pas qu’il sentit le besoin de payer son dîner en disant du mal de ses hôtes. Il n’ignorait pas que Robledo avait fait ses études avec le marquis.

—Et sa femme? La connaissez-vous aussi depuis longtemps?

Le vilain personnage eut un sourire en apprenant que Robledo la connaissait depuis quelques semaines à peine.

—Russe? Vous la croyez vraiment russe? C’est elle qui raconte toutes les histoires sur son premier mari le grand maréchal de la cour et sur toute sa noble parenté. Beaucoup de gens n’ont jamais cru à l’existence de ce mari-là. Je ne saurais dire si tout cela est vrai ou faux, mais je puis affirmer que dans la maison de cette grande dame russe il n’est jamais entré un seul Russe de marque.

Il s’arrêta comme pour prendre des forces et ajouta avec violence:

—Des gens de là-bas, certainement bien informés, m’ont dit qu’elle n’était pas russe. Personne n’y croit plus. Certains la croient roumaine et affirment l’avoir vue, jeune, à Bucarest; d’autres assurent qu’elle est née en Italie de parents polonais. Allez-vous en savoir! S’il nous fallait rechercher l’origine et l’histoire de tous les gens que nous connaissons à Paris et qui nous invitent à dîner!

Il regarda obliquement Robledo pour tâcher de voir s’il se montrait curieux et si l’on pouvait se fier à sa discrétion.

—Le marquis est un excellent homme. Vous devez le connaître très bien. Fontenoy rend justice à ses mérites et lui a procuré un emploi important pour...

Robledo eut le pressentiment qu’il allait entendre quelque chose qu’il ne pourrait accepter sans protestation; un taxi passait à vide, il se hâta d’appeler le chauffeur. Puis, prétextant une occupation urgente, il prit congé du venimeux parasite.

Chaque fois qu’il causait seul à seul avec Torrebianca, le marquis faisait dévier la conversation vers la question qui lui tenait surtout à cœur: la quantité d’argent que l’on doit dépenser pour maintenir un rang social élevé.

—Tu ne peux pas savoir ce que coûte une femme; les robes, les bijoux... Puis l’hiver sur la côte d’azur, l’été sur les plages célèbres, l’automne dans les villes d’eaux à la mode.

Robledo écoutait ces lamentations avec une commisération ironique qui finissait par irriter son ami.

—Comme toi tu ne sais pas ce que c’est que l’amour, tu peux faire abstraction de la femme et te permettre cette tranquillité moqueuse.

L’Espagnol pâlit et cessa brusquement de sourire. «Il n’avait pas connu l’amour»? Dans sa mémoire surgissaient les souvenirs d’une jeunesse que Torrebianca n’avait fait qu’entrevoir confusément. Peut-être une fiancée l’avait-elle abandonné, là-bas dans son pays, pour en épouser un autre. Mais l’Italien se souvint bientôt. La fiancée était morte et Robledo avait juré, comme dans les romans, de ne pas se marier... Ce gros homme gourmand et moqueur cachait en lui-même un drame d’amour.

Mais Robledo avait horreur qu’on le prît pour un personnage romantique; il se hâta de dire, avec scepticisme:

—Je recherche la femme quand elle me devient nécessaire, puis je continue ma route seul. Pourquoi compliquer mon existence en subissant une compagnie dont je n’ai que faire?

Un soir, tous trois sortaient du théâtre; Hélène exprima le désir de connaître certain restaurant de Montmartre tout récemment inauguré.

D’après ses amies c’était un lieu magique; il était décoré à la persane, style des Mille et une nuits vues de Montmartre; son éclairage par tubes de mercure donnait aux salons un ton verdâtre de paysage sous-marin et aux assistants la pâleur livide des noyés.

Deux orchestres qui se remplaçaient sans cesse avaient pour tâche de répandre dans l’air de folles élucubrations rythmiques. Les violons collaboraient avec des cuivres discordants; au milieu de ce charivari sautillant éclatait la voix d’un claxon d’automobile ou de quelque appareil musical nouveau destiné à imiter le bruit de deux planches qui se heurtent, d’un paquet qu’on traîne sur le sol, d’une pierre de taille qui tombe.

Dans l’ovale ménagé au milieu des tables des couples de danseurs se succédaient. Les vêtements et les chapeaux des femmes, comme des flocons multicolores saupoudrés d’argent et d’or, les masses blanches et noires des costumes masculins évoluaient entre les carrés clairs des nappes. Un fracas de fête publique s’unissait à la stridence des orchestres.

Ceux qui ne dansaient pas lançaient des serpentins et des boules de coton, ou bien ils faisaient crier avec une joie puérile de petites cornemuses ou d’autres instruments enfantins. Dans l’air chargé de fumée flottaient des ballons en baudruche de couleurs diverses, que les assistants y avaient lâchés. La plupart des convives s’étaient coiffés de bonnets de bébés, de crêtes d’oiseaux ou de perruques de paillasses.

Dans cette atmosphère de joie stupide et forcée on sentait comme un désir de retourner aux balbutiements de l’enfance pour restituer un attrait aux monotones péchés de l’âge mur. L’aspect du restaurant parut enthousiasmer Hélène.

—Oh! Paris! Il n’y a qu’un Paris au monde! Qu’en pensez-vous, Robledo?

Robledo, qui était un sauvage, sourit avec une indifférence vraiment impertinente. Ils mangèrent sans appétit et burent le contenu d’une bouteille de champagne qui baignait dans un seau d’argent. On retrouvait cette bouteille sur toutes les tables; elle semblait être l’idole de cet endroit, la reine de la fête.

Quand un flacon était presque vide, un autre prenait sa place et paraissait surgir du fond du seau.

La marquise regardait de côté et d’autre avec une certaine impatience; soudain elle sourit et fit des signes à un monsieur qui venait d’entrer.

C’était Fontenoy qui, feignant d’être étonné de cette rencontre, vint s’asseoir à leur table.

Robledo se souvint qu’Hélène au théâtre avait parlé à plusieurs reprises du banquier et cela lui fit supposer qu’ils s’étaient vus le soir même. Il soupçonna même que cette rencontre à Montmartre était convenue entre elle et lui. Cependant, Fontenoy, évitant le regard d’Hélène, disait à Torrebianca:

—Quel heureux hasard! Je viens de dîner avec des hommes d’affaires; j’avais besoin de me distraire; je viens ici comme j’aurais pu aller ailleurs et vous y voici.

Robledo crut un moment que les yeux pouvaient sourire tant il lut de joyeuse malice dans ceux d’Hélène.

Quand la bouteille de Champagne eut ressuscité pour la troisième fois dans le seau d’argent, la marquise, qui regardait avec un air d’envie les danseurs tournoyant au milieu de la salle, dit de sa voix de fillette boudeuse:

—Je voudrais bien danser, et personne ne m’invite.

Son mari se leva, comme s’il venait de recevoir un ordre, et tous deux s’éloignèrent, évoluant parmi les autres couples.

Quand elle revint à sa chaise, elle protesta avec une indignation comique:

—Venir à Montmartre pour danser avec son mari!

Ses yeux caressants se posèrent sur Fontenoy.

—Je ne vous demande pas à vous de m’inviter, dit-elle; vous ne savez pas danser et vous dédaignez ces frivolités... Peut-être même craignez-vous que vos actionnaires vous retirent leur confiance en vous voyant en de pareils endroits.

Puis elle se tourna vers Robledo.

—Et vous, dansez-vous?

L’ingénieur prit un air scandalisé. Où aurait-il pu apprendre les danses inventées pendant ces dernières années? Il connaissait seulement la cueca chilienne que ses ouvriers dansaient les jours de paie, le pericon et le gato que les vieux gauchos[3] mimaient en s’accompagnant du cliquetis de leurs éperons.

—Il va donc falloir que je reste assise à m’ennuyer... et j’ai trois hommes avec moi. Voilà bien ma chance!

Mais quelqu’un intervint qui semblait avoir entendu ses plaintes. Torrebianca eut un geste de contrariété. C’était un jeune danseur qu’il avait souvent aperçu dans les restaurants de nuit. Il éprouvait pour lui une franche antipathie, par le seul fait que sa femme et ses amies en parlaient avec une certaine admiration.

Il jouissait du reste des honneurs de la célébrité. Quelqu’un, pour exalter ironiquement sa gloire, l’avait surnommé «l’aigle du tango». Robledo devina qu’il était sud-américain, à l’aisance gracieuse de ses mouvements et à l’élégance trop recherchée de ses vêtements. Les femmes admiraient ses petits pieds montés sur de hauts talons et l’éclat de son épaisse chevelure rejetée en arrière, aussi lisse qu’un bloc de laque.

La femme de Torrebianca accepta l’invitation de cet «aigle de la danse» qui, à en croire les envieux, se faisait entretenir par ses partenaires, et tous deux se mirent à danser. Plusieurs fois Hélène dut revenir à la table pour s’asseoir et se reposer; mais presque aussitôt elle appelait des yeux le jeune homme, qui savait accourir fort à propos.

Torrebianca ne cachait pas sa contrariété en la voyant rejoindre cet éphèbe antipathique. Fontenoy demeurait impassible ou souriait distraitement pendant les brefs instants où Hélène se reposait.

Robledo regarda plus attentivement Fontenoy et se rendit compte que le banquier ne pensait pas à des choses éloignées. En voyant qu’Hélène s’obstinait à danser avec le même adolescent, il avait fini, comme Torrebianca, par laisser voir quelque ennui sur son visage.

Chaque fois qu’elle passait dans les bras de son danseur, Hélène adressait à Fontenoy un sourire malicieux comme si elle eut pris plaisir à son air maussade.

L’Espagnol regarda d’un côté de la table, puis de l’autre, et il pensa:

—Ne dirait-on pas que je suis entre deux maris jaloux?

III

Robledo fit, à l’un des thés de la marquise de Torrebianca, la connaissance de la comtesse Titonius, une dame russe épouse d’un noble scandinave qui paraissait à ce point éclipsé par sa femme que nul ne lui prêtait la moindre attention.

C’était une femme de quarante à cinquante ans, qui gardait encore de vagues vestiges d’une beauté depuis longtemps enfuie. Une petite tête de poupée sentimentale couronnait son obésité débordante, flasque et blanchâtre; comme elle aimait écrire des vers d’amour, qu’elle s’empressait de réciter au cours de la conversation, ses ennemis l’avaient surnommée «Cent kilos de poésie».

Elle se présentait en plein après-midi avec un décolleté audacieux qui étalait orgueilleusement ses énormes appas gélatineux et pâles. Elle portait des bijoux énormes et barbares, en harmonie avec une perruque blonde où de nouvelles boucles s’ajoutaient chaque mois.

Parmi tant de bijoux scandaleusement faux, le seul digne d’attention était un collier de perles, qui, lorsque la dame s’asseyait, venait reposer sur son ventre en ballon. Ces perles, irrégulières, anguleuses et munies de racines, ressemblaient aux dents d’animaux dont certaines peuplades sauvages fabriquent des ornements. Les médisants assuraient que c’étaient des souvenirs des amants de sa jeunesse, à qui la comtesse ne pouvant plus rien tirer d’eux, avait arraché les dents. Son sentimentalisme ardent et la liberté de ses propos lorsqu’elle parlait de l’amour venaient à l’appui de ces bruits.

Elle regardait Robledo, que son amie Hélène lui avait présenté comme un millionnaire américain, avec un intérêt passionné. Ils causèrent, une tasse de thé à la main, ou plutôt elle parla tandis que Robledo cherchait dans son esprit un prétexte pour s’enfuir.

—Vous qui avez tant voyagé, vous qui êtes un héros, éclairez-moi de votre expérience... que pensez-vous de l’amour?

Mais la poétesse vit alors que malgré ses œillades tendres de myope, Robledo reculait en murmurant des excuses, effarouché sans doute par une conversation engagée sur une telle demande.

Quelques semaines après, Hélène le pria d’assister à une fête que donnait la comtesse.

—Ce sont des réunions très agréables. La maîtresse de maison invite toute une bohème inquiétante qui doit applaudir ses vers, en même temps que des gens distingués qu’elle a connus dans les salons. Quelques étrangers s’y rendent, croyant de bonne foi rencontrer des auteurs célèbres; ils n’y trouvent que des ratés vieillis et venimeux. Elle est aussi la protectrice d’un certain nombre de petits jeunes gens; ils font une entrée solennelle, convaincus de leur propre gloire, que seuls proclament leurs propres camarades et que célèbrent seules quelques petites revues sans lecteurs... Il faut aller voir ça. Vous ne trouverez pas mieux en ce genre à Paris. D’ailleurs j’ai promis à la pauvre comtesse que vous assisteriez à sa fête, et je me fâcherai si vous ne m’obéissez pas.

Pour ne pas lui déplaire, Robledo, après avoir dîné avec des compatriotes dans un restaurant du boulevard, se rendit à dix heures du soir au domicile de la comtesse, avenue Kléber.

Deux serviteurs, engagés pour la durée de la fête, recevaient les manteaux des invités. A peine entré dans l’antichambre, l’ingénieur put se rendre compte du singulier mélange social que lui avait décrit Hélène. Il entrait des couples d’allures distinguées, accoutumés à la vie des salons, fort élégamment vêtus, puis, en même temps, des jeunes gens à la chevelure opulente qui portaient l’habit comme les autres invités, mais sous des paletots râpés aux doublures déchirées. Il vit les domestiques sourire ironiquement en suspendant certains pardessus et certains manteaux de fourrure aux larges plaques de pelade, que des dames étrangement coiffées venaient de déposer.

Un vieillard, en tous points conforme au type populaire du poète—longues mèches d’un blanc sale, feutre à larges bords—se dépouilla d’un mince paletot d’été, puis de deux cache-nez qu’il avait enroulés autour de son corps pour remplacer le manteau absent. Il retira sa pipe de sa bouche, la frappa contre une de ses semelles, puis la glissa dans la poche de son paletot en recommandant aux valets d’en prendre soin, comme d’un objet de grande valeur.

La pelisse que portait Robledo lui valut le respect des deux serviteurs. L’un d’eux l’aida à la quitter et la garda sur son bras.

—Vous pouvez l’admirer, je vous y autorise, dit l’ingénieur; je viens de l’acheter. C’est un bel article, hein!

Mais le domestique lui répondit, sans faire cas de son accent moqueur.

—Je la mettrai à part. J’aurais trop peur que quelqu’un ne se trompe à la sortie et ne l’emporte en laissant son manteau à monsieur.

Et, clignant de l’œil, il montrait les lamentables vêtements qui s’accumulaient dans l’antichambre. La noble poétesse fit éclater en l’apercevant dans ses salons un enthousiasme bruyant. Elle écarta les autres invités, vint à sa rencontre et lui serra les deux mains à la fois. Puis, appuyée sur son bras elle fit le tour des groupes pour le présenter. Elle le couvait des yeux comme si son entrée eut été l’événement principal de la fête; elle paraissait être fière de le montrer à ses amies. Hélène avait eu raison la veille de le prévenir ironiquement: «Prenez garde, Robledo, la comtesse est folle de vous et je la crois capable de vous enlever.»

L’enthousiasme de la comtesse s’exprimait par une avalanche de paroles à chaque nouvelle présentation.

—C’est un héros, un surhomme du désert, qui là-bas, dans les pampas de l’Argentine, a tué des lions, des tigres et des éléphants.

Robledo s’épouvantait d’entendre de pareilles hérésies, mais la comtesse était exempte de scrupules géographiques.

—Quand vous m’aurez conté tous vos exploits continua-t-elle, j’écrirai un poème épique dans une note moderne, où je rapporterai les aventures de votre vie. Les hommes ne m’intéressent que lorsqu’ils sont des héros.

Et Robledo de nouveau fut pris de terreur. La comtesse ne trouvant plus à sa portée d’invités à qui présenter son héros, le conduisit dans un cabinet resté vide sans doute à cause des odeurs qui y parvenaient, à travers un rideau, de la cuisine toute proche. Elle occupa un fauteuil vaste comme un trône et pria Robledo de s’asseoir. Il chercha une chaise mais elle lui montra un tabouret à ses pieds.

—Notre intimité sera plus grande ainsi. Vous serez comme un page d’autrefois prosterné devant sa dame.

Robledo ne pouvait cacher la stupéfaction que lui causaient ces paroles, mais il finit par se placer comme elle voulait, bien que sa corpulence lui rendît ce siège fort désagréable.

La Titonius copiait les gestes puérils et le zézaiement de son amie; mais ces imitations de l’enfance n’étaient plus chez elle que grotesques.

—Maintenant que nous sommes seuls—dit-elle—j’espère que vous parlerez en toute liberté; je vous répète ma question de l’autre jour:

—Que pensez-vous de l’amour?

Robledo, surpris, finit par balbutier:

—Oh, l’amour!... c’est une maladie... oui, c’est bien cela, une maladie, que les gens subissent depuis des milliers d’années sans trop savoir en quoi elle consiste.

La comtesse, à cause de sa myopie, s’était rapprochée beaucoup de lui; elle dédaignait de faire usage du face à main d’écaille qu’elle tenait entre ses doigts.

Se penchant au-dessus de l’hémisphère comprimé de son ventre elle toucha presque le visage de l’homme assis à ses pieds.

—Mais pensez-vous qu’une âme supérieure, incomprise, comme la mienne, pourra trouver un jour le complément d’une âme sœur?

Robledo qui avait repris tout son sang-froid lui dit gravement:

—J’en suis sûr... Vous êtes jeune encore, vous avez tout le temps de l’attendre.

Elle fut si ravie de cette réponse qu’elle caressa le visage de son interlocuteur avec son face à main.

—Oh! la galanterie espagnole!... Mais, quittons-nous; ne livrons pas notre secret à ce monde qui ne peut nous comprendre. Je lis dans vos yeux le désir ardent... de grâce contenez-vous! Je ferai en sorte que nos âmes puissent se joindre avec plus d’intimité. En ce moment, c’est impossible... mes devoirs sociaux... mes obligations de maîtresse de maison...

Elle se détacha avec peine de son fauteuil-trône et s’éloigna en imitant la démarche légère d’une petite fille, non sans avoir envoyé, du bout de son face à main, un baiser muet à Robledo.

Cette passion agressive déconcerta et ennuya fort l’ingénieur qui, se jugeant dans une situation ridicule, sortit de son côté du cabinet solitaire.

En rentrant dans le salon, encore tout abasourdi, il faillit renverser un monsieur de petite taille qui lui répondit par une révérence et un murmure d’excuses. Il le vit ensuite errer de côté et d’autre, humble et timide, surveiller les domestiques avec des yeux suppliants, s’occuper de remettre en place les meubles bousculés par les invités. Si quelqu’un lui adressait la parole, il se hâtait de répondre avec de grandes démonstrations de respect, puis disparaissait immédiatement.

La Titonius avait autour d’elle un cercle d’hommes où dominaient les jeunes gens d’allure «artiste» que Robledo avait remarqués dans l’antichambre.

Beaucoup de dames se moquaient ouvertement de la comtesse et lui lançaient des regards chargés d’ironie. Le vieux qui avait laissé au vestiaire sa pipe et ses cache-nez frappa dans ses mains, lança quelques «chut!» pour obtenir le silence et dit avec solennité:

—L’assistance demande que notre belle muse récite quelques-uns de ses vers incomparables.

Des applaudissements éclatèrent, et des cris d’enthousiasme appuyèrent cette exigence. Mais la muse n’était pas disposée; elle commença de s’agiter sur sa chaise avec des gestes de refus. En même temps elle dit d’une voix plaintive, comme prise d’une faiblesse subite:

—Je ne puis, mes amis... ce soir, c’est impossible... un autre jour, peut-être...

Le groupe de ses admirateurs revint à la charge, et la comtesse renouvela son refus avec un découragement douloureux d’agonisante.

Les invités n’insistèrent plus et retournèrent à des occupations plus agréables. Les groupes tournèrent le dos à la poétesse et l’oublièrent. Un musicien, jeune, rasé, et chevelu, qui s’efforçait de copier la laideur géniale de certains compositeurs célèbres, s’assit au piano et laissa courir ses doigts sur les touches. Deux jeunes filles accoururent, l’air suppliant, et posèrent leurs mains sur celles du pianiste. Elles seraient heureuses d’entendre tout à l’heure ses œuvres sublimes, mais pour l’instant on le priait de descendre, par bonté d’âme, au niveau du vulgaire et de jouer un air de danse. On se contenterait d’une valse, si ses convictions musicales lui interdisaient de s’abaisser jusqu’à jouer des danses américaines.

Des couples de plus en plus nombreux se mirent à tournoyer au centre du salon; nul ne pensait plus à la comtesse quand celle-ci, regardant avec étonnement de côté et d’autre, se leva:

—Puisque vous me demandez des vers avec tant d’insistance, je cède à ce désir unanime. Je vais dire un court poème.

A ces mots la consternation fut générale. Le pianiste qui n’avait rien entendu continua de jouer; mais il dut s’arrêter car l’humble et anonyme monsieur qui courait de-ci de-là, comme un domestique, s’approcha de lui pour lui saisir les mains. Quand la musique eut cessé, les couples restèrent immobiles et finirent par regagner leurs sièges avec ennui. La comtesse se mit à déclamer. Quelques invités l’écoutaient avec une attention douloureuse ou une immobilité stupide; leur pensée était certainement bien loin. D’autres, les paupières clignotantes, s’efforçaient de vaincre le sommeil qui leur livrait bataille, au martellement monotone des rimes.

Deux dames déjà mûres et d’aspect méchant semblaient s’intéresser vivement au poème et portaient même de temps en temps une main à leur oreille, comme pour mieux entendre. Mais en même temps elles continuaient de causer derrière leurs éventails, que parfois elles laissaient retomber sur leurs genoux pour applaudir en criant «Bravo»! Bientôt après, elles les déployaient à nouveau, et à l’abri de ce rempart d’étoffe, elles se moquaient de la maîtresse de maison.

Derrière elles, Robledo, à demi caché par un rideau, s’appuyait contre le seuil d’une porte. Comme la comtesse déclamait avec véhémence, les deux dames étaient forcées d’élever le ton de leur voix et l’ingénieur, qui avait l’ouïe fine, put entendre ce qu’elles disaient.

—Elle ferait mieux, murmurait l’une d’elles, au lieu de nous offrir des vers, de préparer pour ses invités un buffet mieux garni.

L’autre protesta. La table de la Titonius était plus dangereuse lorsque les mets y abondaient; il fallait un courage héroïque pour accepter de partager ces repas qu’elle-même préparait.

—Au dessert il faut mander un médecin par téléphone, et peut-être faudra-t-il un jour aviser l’agence des pompes funèbres.

Avec des rires étouffés, elles rappelaient l’histoire de la maîtresse de maison. Elle avait été riche en d’autres temps, grâce à ses parents disaient les uns, à ses amants disaient les autres. Pour être comtesse, elle avait épousé le comte Titonius, un noble ruiné et sans lustre qui aima mieux accepter cette humiliation que se faire sauter la cervelle. Sa situation dans la maison n’était même pas celle des domestiques. Lorsque les nerfs de la comtesse étaient mis à l’épreuve par l’infidélité de quelque jeune admirateur, elle lançait dans l’escalier les chemises et les caleçons du comte et lui ordonnait comme une reine offensée de disparaître à jamais.

Une semaine après, la poétesse organisait une nouvelle fête, l’exilé apparaissait, humble et mélancolique, et se repliait sur lui-même de peur de tenir trop de place dans les salons de sa femme.

—Pourquoi d’ailleurs, ajouta une des médisantes, continue-t-elle à donner des fêtes alors qu’elle est complètement ruinée. Regardez la table, et ce qu’on va nous offrir tout à l’heure. Les gros gâteaux, les beaux fruits sont loués pour la soirée, aussi bien que les domestiques. Tout le monde le sait et pas un ne touchera à ces choses appétissantes, ou gare à sa colère! On fait semblant de n’avoir pas faim, on se contente de thé et de biscuits.

Elles cessèrent de murmurer pour applaudir la poétesse qui, enflammée par le succès, se mit à déclamer de nouveaux vers.

Si la conversation méchante des deux dames intéressait peu Robledo, il s’intéressait moins encore au talent poétique de la maîtresse de maison; il profita d’un moment où celle-ci lui tournait le dos en saluant ses admirateurs pour passer dans le cabinet qu’il avait quitté un moment auparavant.

Le même monsieur humble et obséquieux qu’il avait plusieurs fois heurté y fumait, à demi étendu sur un divan, comme un travailleur qui peut trouver enfin quelques minutes de repos. Il s’amusait à suivre des yeux les spirales de fumée qui montaient de sa cigarette; voyant un invité s’asseoir près de lui, il crut nécessaire de lui sourire, après quoi il lui demanda:

—Vous ennuyez-vous beaucoup?

L’Espagnol le regarda fixement avant de répondre:

—Et vous?...

L’autre inclina la tête affirmativement, et Robledo eut un geste qui voulait dire: «Voulez-vous que nous partions?» Mais les yeux mélancoliques de l’inconnu semblèrent répondre: «Quel bonheur si je pouvais m’en aller!»

—Vous êtes de la maison? demanda enfin Robledo.

Et l’autre ouvrant les bras avec découragement dit:

—J’en suis le maître; je suis le mari de la comtesse Titonius.

Sur cette révélation, Robledo crut devoir abandonner son siège et remettre dans sa poche le cigare qu’il allait allumer.

En regagnant les salons il vit tous les invités applaudir bruyamment la poétesse, satisfaits de penser que pour le moment elle avait renoncé à dire d’autres vers. Elle serrait avec effusion les mains qui se tendaient vers elle et séchait la sueur qui perlait à son front, en disant d’une voix langoureuse:

—Je vais mourir. L’émotion! la fièvre de l’art! Vos pressantes prières m’ont tuée en me forçant à réciter mes vers.

Elle regarda de tous côtés comme pour chercher Robledo, et l’ayant aperçu, elle marcha vers lui.

—Votre bras, mon héros, et passons au buffet.

La plus grande partie du public ne put cacher sa joie en voyant s’ouvrir la porte de la salle où l’on avait dressé la table. Beaucoup se mirent à courir, bousculant leurs voisins pour entrer les premiers. La Titonius s’appuyait au bras de l’ingénieur en approchant de son visage ses yeux enflammés.

—Avez-vous pris garde à mon poème «La rougissante aurore de l’amour»... Ne devinez-vous pas à qui je pensais en récitant ces vers?

Il détourna la tête pour échapper à ses regards ardents et aussi parce qu’il craignait de ne pouvoir maîtriser l’envie de rire qui lui chatouillait la gorge.

—Je n’ai rien deviné comtesse. On devient si barbare en vivant sans cesse au désert!

Les invités se pressaient autour de la table; ils admiraient comme un idéal inaccessible les grands plats qui en occupaient le centre. Il y avait là des gâteaux magnifiques, des pyramides de fruits énormes qui se détachaient majestueusement parmi d’autres mets de moindre importance.

Les deux domestiques qui avaient reçu les invités dans l’antichambre et un maître d’hôtel à chaîne d’argent et aux favoris de vieux diplomate semblaient défendre les trésors accumulés au centre de la table; ils ne daignaient offrir que ce qui était placé sur les bords. Ils servaient des tasses de thé et de chocolat ou des verres de liqueur, mais ils ne donnaient à manger que des biscuits et des sandwiches.

Trop hardi, le vieux aux deux cache-nez, que la comtesse appelait «Cher maître», s’épuisait en demandes vaines; les domestiques refusaient de l’entendre tandis qu’il avançait une assiette vide vers les gâteaux et les fruits, en montrant du doigt avec anxiété l’objet de son désir. Même le valet le regardait avec étonnement, comme si sa demande était inconvenante, et il finit par tourner le dos après avoir déposé dans l’assiette un biscuit et un sandwich.

Robledo, devant la table, s’arrêta en présence de ces objets précieux en location que les serviteurs défendaient. La comtesse avait lâché son bras pour répondre à ceux qui la félicitaient. Heureux d’être débarrassé de la poétesse, pour quelques instants, il examina la table, une assiette et un couteau entre les mains. Le maître d’hôtel et ses acolytes s’occupaient de servir la foule; il put avancer entre la table et le mur et coupa tranquillement une tranche du gâteau le plus majestueux. Il eut le temps de prendre aussi un superbe fruit, de le couper en deux et de l’éplucher. Il allait le manger quand la maîtresse de maison, délivrée momentanément de ses admirateurs, tourna vers lui son visage amoureux. Au premier regard elle vit l’énorme gâteau entamé et le fruit divisé sur l’assiette que le héros tenait à la main.

On eût pu suivre sur sa physionomie les phases successives d’une révolution intérieure. On y lut d’abord l’étonnement qu’elle éprouvait devant ce fait inouï bouleversant toutes les règles établies; puis l’indignation; enfin la rancune. Il lui faudrait payer le lendemain ces dégâts stupides... Et elle s’était imaginée avoir trouvé une âme de héros, digne de la sienne!

Elle abandonna Robledo et s’en fut à la rencontre du pianiste qui faisait le tour de la table en demandant successivement à tous les domestiques des sandwiches et des verres de liqueur.

—Votre bras... Beethoven.

Et s’insinuant parmi les groupes elle dit, suivant le musicien:

—J’écrirai un jour un livret d’opéra pour lui; on sera bien forcé alors de parler moins de Wagner.

Elle l’emmena dans le grand salon maintenant désert, le fit asseoir au piano et se mit à déclamer à pleine voix tandis qu’il l’accompagnait en arpèges. Mais les invités ne pouvaient se libérer de l’attraction de la table, et demeuraient sourds aux vers que leur servait la maîtresse de maison, même agrémentés de musique.

Les gens les plus distingués formaient un groupe à part dans la salle où on avait installé le buffet et se tenaient loin des autres personnes qu’avait recrutées la noble poétesse. Dans ce groupe Robledo aperçut le marquis de Torrebianca et sa femme, qui, venant d’une autre soirée, s’étaient présentés fort tard. Hélène semblait distraite et, la pensée au loin, ne prononçait que des formules vides. L’ingénieur comprit qu’il la gênait en lui parlant; il chercha Frédéric, mais le marquis ne lui prêta pas non plus grande attention car il était très occupé à fournir à un monsieur des explications sur les importantes affaires que son ami Fontenoy traitait dans toutes les parties du monde.

Il s’ennuyait et ne comprenait pas encore pourquoi la maîtresse de maison l’avait abandonné; il s’installa dans un fauteuil, et aussitôt il entendit qu’on parlait derrière lui! Ce n’étaient plus les deux dames de tout à l’heure, mais un homme et une femme assis sur un divan qui tenaient eux aussi de méchants propos, comme si dans cette fête les gens ne pouvaient avoir d’autres occupations dès qu’ils formaient un groupe à part.

Il entendit la femme citer le nom de la marquise et dire ensuite à son compagnon:

—Voyez ces magnifiques bijoux. On voit bien que ni le mari ni la femme n’ont eu de peine à les gagner. Chacun sait que le banquier les a payés.

L’homme se croyait mieux informé.

—On m’a dit que ces bijoux étaient faux, aussi faux que ceux de notre poétique comtesse. Les Torrebianca ont gardé l’argent que Fontenoy avait donné pour payer les vrais; peut-être aussi ont-ils vendu les vrais qu’ils ont remplacés par des imitations.

La femme eut un soupir on entendant le nom de Fontenoy.

—Cet homme est bien près de sa ruine. Tout le monde le dit. On parle même de tribunaux et de prisons... Elle est vorace, la Russe!

L’homme eut un sourire incrédule.

—La Russe?... On l’a connue enfant à Vienne où elle chantait ses premières romances dans un music-hall. Un ancien diplomate affirme de son côté qu’elle est espagnole, mais née d’un père anglais... Nul ne connaît sa véritable nationalité, peut-être l’ignore-t-elle elle-même.

Robledo se leva de son siège. Il était indigne de lui de rester là et d’écouter sans rien dire ces propos offensants pour ses amis. Mais avant qu’il eût pu s’éloigner il entendit derrière lui une double exclamation d’étonnement.

—Voici Fontenoy, dit la femme, le grand protecteur des Torrebianca! Il est bien étonnant de le voir dans cette maison; il n’y vient jamais, car il a peur que la comtesse lui emprunte aussitôt de l’argent!... Quelque chose d’extraordinaire est arrivé!

Dans le groupe élégant, l’ingénieur reconnut Fontenoy qui saluait les Torrebianca. Il souriait aimablement, et Robledo ne remarqua dans sa personne rien d’extraordinaire. Même il n’avait plus cette expression préoccupée que donne l’approche menaçante des échéances. Il semblait plus sûr de lui et plus calme que d’autres fois. Seule semblait anormale l’amabilité exagérée qu’il affectait en parlant aux gens.

L’Espagnol, qui l’observait de loin, le vit faire des yeux un léger signe à Hélène. Puis, avec indifférence, il s’éloigna du groupe pour se rapprocher lentement du cabinet solitaire que Robledo au début de la soirée avait occupé avec la comtesse.

Au passage, il serrait distraitement les mains que des invités tendaient, désireux de lui parler. «Enchanté de vous voir...» Et il s’échappait. Il aperçut Robledo et lui fit un salut de la tête; il souriait de l’air indulgent et protecteur qui lui était habituel; leurs regards se croisèrent et ce que Fontenoy put lire dans les yeux de l’autre fit tomber brusquement son masque souriant. Il semblait avoir trouvé dans les pupilles de l’Espagnol comme un reflet de sa propre pensée.

Robledo eut le pressentiment que jamais il n’oublierait ce regard rapide. Ils se connaissaient à peine, et pourtant cet homme, une expression d’abandon fraternel dans les yeux, lui livra toute son âme pendant une seconde.

Bientôt, il vit Hélène à son tour se diriger en cachette vers le cabinet et il sentit une curiosité honteuse le saisir. Il n’avait pas le droit sans doute de se mêler des affaires de ces deux personnes, et cependant il ne pouvait se désintéresser de l’événement extraordinaire qui se préparait en cet instant et que son instinct lui faisait pressentir. Il fallait que cet homme eût un besoin urgent de parler à Hélène pour être venu la chercher jusque chez la comtesse Titonius. Que se disaient-ils en ce moment?

Il se risqua, l’air distrait, jusque devant la porte du cabinet. Hélène et Fontenoy parlaient debout, très droits, le visage impassible. Leurs lèvres remuaient à peine pour qu’on ne pût y lire les mots étouffés qu’elles prononçaient.

Robledo regretta sa curiosité en voyant Fontenoy lui lancer un regard rapide tout en continuant à parler à Hélène qui tournait le dos à la porte. Ce regard le troubla comme le premier. L’homme qui le lui adressait en était peut-être à la minute la plus critique de son existence. Il crut même apercevoir un reproche dans ses yeux: «Pourquoi es-tu curieux de moi, si tu ne peux rien pour me sauver?»

Il n’osa pas repasser devant le cabinet. Mais retenu par une force obscure il prit encore un air indifférent et resta près de la porte, écoutant de toutes ses oreilles. Il savait bien que sa conduite était incorrecte. Il agissait comme le dernier des médisants qu’il avait entendus par hasard. Sans doute, l’ambiance de cette maison exerçait sur lui son influence.

Il était difficile de distinguer les paroles que prononçaient les deux personnes de l’autre côté de la porte ouverte. D’ailleurs les invités recommençaient à danser dans les salons et le pianiste frappait vigoureusement le clavier.

Des mots confus lui parvinrent. Dans le cabinet, les deux interlocuteurs élevaient la voix à cause du bruit. Peut-être aussi leur émotion leur faisait-elle oublier toute réserve.

Il reconnut la voix de Fontenoy.

—Pourquoi faire des phrases? Tu n’es pas capable de faire cela. C’est moi qui partirai... Dans certaines circonstances, il n’y a pas autre chose à faire.

La musique et le bruit du bal l’empêchèrent à nouveau d’entendre; mais le pianiste adoucit pour un instant son jeu impétueux, et il perçut une autre voix. C’était celle d’Hélène qui parlait maintenant, d’un ton lointain, avec un accent d’immense découragement.

—Peut-être as-tu raison. Ah! l’argent!... Quand nous savons tout ce qu’il peut nous donner, la vie est trop horrible sans lui.

Il ne voulut pas en entendre davantage. La honte que lui inspirait son espionnage eut enfin raison de la curiosité malsaine qui s’était emparée de lui pendant quelques moments. Il devait respecter le secret qui rapprochait ces deux personnes. Il pressentait que le mystère serait court. Peut-être, la nuit terminée, serait-il éclairci.

Lorsqu’il revint dans la pièce où le buffet était dressé il aperçut son ami Frédéric qui causait avec la même personne, un monsieur déjà vieux, la rosette de la Légion d’honneur à la boutonnière, l’aspect d’un haut fonctionnaire en retraite.

C’était lui qui parlait, car Torrebianca avait terminé ses explications sur les grandes affaires de Fontenoy.

—Je ne doute pas de l’honorabilité de votre ami, mais je m’abstiendrai de placer de l’argent dans ses affaires. Il me paraît être un homme bien audacieux, et ses entreprises sont trop lointaines. Tout ira bien tant que les actionnaires auront foi en lui. Mais ils commencent à la perdre, semble-t-il; si un jour ils exigent non des espérances mais des réalités, si un jour Fontenoy se trouve obligé de faire connaître en pleine lumière le véritable état de ses affaires... alors...

IV

Robledo se leva très tard; il put cependant admirer la suave splendeur d’un jour de printemps en plein hiver. Un léger brouillard, saturé de soleil, étendait son dais d’or sur Paris.

—Il fait bon vivre, pensa-t-il en quittant l’hôtel où il avait rapidement déjeuné dans une salle à manger où ne restaient que les serviteurs.

Toute l’après-midi, il se promena dans le bois de Boulogne, puis, vers le soir, il regagna les boulevards. Il se proposait de dîner dans un restaurant puis d’aller chercher les Torrebianca pour passer avec eux une partie de la soirée dans un quelconque lieu de distraction.

A la terrasse d’un café il acheta un journal et, avant même de l’ouvrir, il eut le pressentiment que la feuille fraîchement imprimée lui réservait une surprise. Un instinct confus l’avertit qu’il allait trouver la clef d’un mystère jusqu’alors impénétrable!... Au même instant ses yeux tombèrent sur un titre de la première page: «Suicide d’un banquier».

Avant d’avoir lu le nom du désespéré il eut la certitude de le connaître. Ce ne pouvait être que Fontenoy. Aussi n’éprouva-t-il aucune surprise en lisant la suite. Les détails du suicide lui semblèrent des faits naturels et banals, comme si quelqu’un lui eût déjà conté toute l’histoire.

On avait trouvé Fontenoy dans son luxueux appartement, étendu sur le lit, la main droite serrant encore le revolver avec lequel il s’était donné la mort.

Depuis la veille la nouvelle de sa faillite circulait dans les milieux financiers. Cette banqueroute se présentait de telle sorte que l’intervention de la justice était inévitable. Ses actionnaires l’accusaient d’escroquerie; le juge se proposait de vérifier le lendemain sa comptabilité; beaucoup de gens s’attendaient donc à l’arrestation immédiate du banquier.

Le colonisateur relut deux fois la fin de l’article:

«La mort de cet homme découvre le piège où se sont laissés prendre ceux qui lui ont confié leur argent. Ses entreprises minières et industrielles d’Asie et d’Afrique sont presque illusoires. Leur possible développement est à peine commencé, alors qu’il les avait présentées au public comme des affaires en pleine prospérité. Cet homme, affirment certains, a commis plus d’erreurs que de crimes, mais il a tout de même ruiné bien des gens. Il semble en outre qu’une grande partie de l’argent des actionnaires lui ait servi à couvrir des dépenses personnelles. La terrible responsabilité qui lui incombe s’étendra sans aucun doute à ceux qui collaborèrent avec lui à la direction de ces malhonnêtes entreprises.»

En dernière heure on considérait comme probable l’arrestation de quelques personnalités connues qui travaillaient aux ordres du banquier.

Oubliant le mort, Robledo ne pensa plus qu’à son ami: «Pauvre Frédéric, que va-t-il devenir?...» Il prit immédiatement un taxi et se fit conduire avenue Henri-Martin.

Le valet de chambre de Torrebianca le reçut avec un visage funèbre, comme si la mort eût frappé la maison. Le marquis était sorti à midi, aussitôt après avoir appris par téléphone la nouvelle du suicide, et il n’était pas rentré.

—Madame la marquise est malade, ajouta le domestique, et ne veut recevoir personne.

Robledo en l’écoutant put se rendre compte de l’impression que le suicide du banquier avait produite dans la maison.

La discipline glaciale et solennelle des valets avait disparu. Ils avaient l’air effaré d’un équipage qui pressent une tempête capable d’engloutir le navire. Robledo entendit des pas discrets, des murmures derrière les rideaux qui s’entr’ouvraient pour découvrir des yeux curieux.

On avait sans doute parlé aux environs de la cuisine de certaines visites possibles, et lorsque quelqu’un entrait dans la maison on se demandait si ce n’était pas la police. Le chauffeur s’adressait à ses camarades avec une colère contenue:

—Le capitaine est tué, la barque va couler. Qui nous paiera maintenant notre dû?

L’ingénieur revint au centre de la ville pour dîner dans un restaurant et trois fois il demanda au téléphone le logement de Torrebianca. Il était près de minuit lorsqu’on lui répondit que monsieur venait de rentrer; Robledo revint en toute hâte avenue Henri-Martin.

Il trouva Frédéric dans sa bibliothèque; les heures qui venaient de s’écouler semblaient avoir vieilli le marquis plus que des années entières. En voyant entrer Robledo il l’embrassa; il cherchait instinctivement un appui sur quoi reposer son corps sans courage.

Il s’étonnait de pouvoir supporter tant de douleurs accumulées en si peu de temps. Le matin, il avait comme Robledo éprouvé devant la beauté de ce jour une impression de confiance et de bonheur. Il faisait bon vivre!... Et soudain, l’appel du téléphone, la terrible nouvelle, le départ précipité pour la maison de Fontenoy, et puis, étendu sur le lit, le cadavre du banquier, accaparé bientôt par les médecins chargés de l’autopsie; il avait ressenti une émotion plus douloureuse encore à l’aspect des bureaux de Fontenoy. Le juge y était seul maître; il examinait des papiers, apposait des sceaux, scrutait sans pitié, examinait toutes choses d’un regard froid, méfiant, implacable. Le secrétaire du banquier qui par téléphone avait appelé Torrebianca s’efforçait de cacher son trouble et le reçut avec un visage sombre.

—Je crois que cette aventure va mal tourner pour nous. Le patron aurait dû nous prévenir.

Pendant tout le reste du jour, Torrebianca voulut voir tous les autres collaborateurs de Fontenoy, qui touchaient des émoluments considérables pour figurer comme des automates dans les conseils d’administration de ses entreprises. Tous se montraient également pessimistes, tous, possédés d’une terreur féroce, étaient capables des pires mensonges et des pires bassesses pour assurer leur propre salut aux dépens de celui des autres.

Ils accusaient Fontenoy, qu’ils flattaient quelques heures auparavant pour lui arracher de nouvelles gratifications. Certains l’appelaient déjà «bandit»; d’autres, qui pour se justifier sentaient la nécessité de s’attaquer à quelqu’un, eurent des insinuations agressives à l’égard de Torrebianca.

—Vous avez dit dans vos comptes rendus d’enquête que les affaires étaient magnifiques. Sans doute vous avez vu de vos propres yeux ce qui existe réellement dans ces pays lointains; vous n’auriez pas sans cela apposé votre signature au bas des documents techniques qui nous ont inspiré confiance dans les entreprises de cet homme.

Et Torrebianca commença de comprendre que tous avaient besoin d’une victime vivante pour la charger de toutes les terribles responsabilités que le banquier avait éludées en se réfugiant chez les morts.

—J’ai peur, Manuel, dit-il à son camarade. Je ne comprends plus moi-même comment j’ai signé ces papiers sans me rendre compte de leur importance... Qui a bien pu me communiquer cette confiance aveugle dans les entreprises de Fontenoy?

Robledo eut un triste sourire. Il lui était facile de nommer la personne qui l’avait ainsi conseillé; mais pourquoi augmenter encore par une dure révélation le chagrin de son ami?

Au milieu de ces soucis angoissants, Torrebianca pensait toujours à sa femme.

—Pauvre Hélène! Je lui ai parlé tout à l’heure... J’ai cru qu’elle allait s’évanouir quand je lui ai appris que je venais de voir le cadavre de Fontenoy. Cet événement a si violemment éprouvé son système nerveux, que sa santé m’inspire des inquiétudes.

Ces lamentations agacèrent à tel point Robledo qu’il dit brutalement:

—Pense à ta situation et ne t’occupe pas de ta femme. Ce qui te menace est beaucoup plus grave qu’une crise de nerfs.

Les deux hommes, après avoir longuement parlé de la catastrophe, finirent, comme tous ceux qui se familiarisent avec le malheur, par retrouver un certain optimisme. Nul ne pourrait connaître l’exacte vérité tant que le juge n’aurait pas éclairci les affaires du banquier... Fontenoy avait commis plus d’erreurs que de crimes, ses ennemis les plus acharnés le reconnaissaient eux-mêmes. Parmi les entreprises qu’il avait imaginées, plusieurs pouvaient encore devenir excellentes; il avait eu le tort de les lancer trop à la hâte en trompant le public sur leur véritable degré d’avancement? Peut-être des administrateurs prudents sauraient-ils les rendre productives; ils reconnaîtraient que les rapports de Fontenoy étaient exacts et déclareraient que Torrebianca n’avait, en les approuvant, commis aucun délit.

—C’est bien possible, dit Robledo qui avait besoin lui aussi de se montrer optimiste.

Le découragement de son ami l’avait beaucoup inquiété tout d’abord et il préférait l’aider à reprendre confiance en l’avenir; il passerait ainsi une meilleure nuit.

—Tu verras, Frédéric, tout s’arrangera. N’attache pas trop d’importance à ce que disent les anciens parasites de Fontenoy. C’est la peur qui les fait parler.

En se levant, le jour suivant, l’Espagnol demanda avant tout les journaux. Tous se montraient pessimistes et menaçants dans leurs commentaires sur ce suicide qui prenait l’importance d’un grand scandale parisien, et ils auguraient que la justice allait faire incarcérer dans les quarante-huit heures plusieurs personnalités bien connues. Robledo crut même deviner dans un de ces journaux des allusions vagues aux rapports de certain ingénieur protégé de Fontenoy.

Lorsqu’il revit Frédéric dans sa bibliothèque il le trouva plus vieilli et plus découragé encore que la veille. Sur une table il aperçut les journaux que lui-même avait déjà lus.

—On veut me mettre en prison, dit Torrebianca d’une voix plaintive, moi, qui n’ai jamais fait de mal à personne. Je ne puis comprendre pourquoi on s’acharne ainsi contre moi.

Robledo tenta en vain de le consoler.

—Quelle honte! continua-t-il. Jamais personne ne m’a fait peur et pourtant je ne peux soutenir le regard de ceux qui m’entourent. Quand mon valet de chambre me parle, je baisse les yeux pour ne pas rencontrer les siens. Que doit-on dire de moi dans ma propre maison?

Humble et abattu comme s’il fût revenu aux années de son enfance, il ajouta:

—J’ai peur de sortir. Je tremble à la pensée que je rencontrerai peut-être les mêmes personnes que j’ai si souvent vues dans les salons et qu’il me faudra leur expliquer ma conduite, supporter leurs regards ironiques et leurs paroles de fausse commisération.

Il se tut un instant puis reprit, avec un accent admiratif:

—Hélène est plus courageuse. Ce matin, après avoir lu les journaux, elle a fait avancer l’automobile et s’en est allée je ne sais où. Elle doit faire des visites. Elle m’a dit qu’il fallait se défendre... Mais, comment me défendre? Il faut bien reconnaître que j’ai approuvé et signé ces rapports sur des affaires qui m’étaient inconnues!... Je ne sais pas mentir.

Robledo essaya en vain de lui rendre confiance comme la veille; son optimisme fragile n’avait plus la force de renaître.

—Comme toi, ma femme croit que tout peut s’arranger. Elle est si assurée de son influence qu’elle ne désespère jamais. Elle a beaucoup d’amis à Paris, elle y entretient encore des relations de famille. Elle est partie ce matin en jurant qu’elle déjouerait les complots de mes ennemis... car elle suppose que nous avons beaucoup d’ennemis et qu’ils cherchent dans cette faillite de Fontenoy un prétexte à me perdre... Hélène est beaucoup plus avisée que moi; je ne serais pas étonné qu’elle fît changer d’avis les journaux et le juge lui-même et disparaître ces menaces voilées de procès et de prison.

Il frissonna en prononçant ce dernier mot.

—La prison!... Manuel, vois-tu un Torrebianca en prison?... Plutôt que de subir une pareille honte j’aurai recours au plus sûr moyen d’éviter le déshonneur.

Et, comme si dans son âme tous ses ancêtres se fussent dressés sous l’insulte de cette menace, son énergie vibrante et nerveuse d’autrefois semblait ressusciter.

Robledo eut peur en voyant la flamme bleuâtre qui, semblable à l’éclair fugace d’une épée, passait dans les pupilles de son ami.

—Tu ne commettras pas cette sottise, dit-il; avant tout il faut vivre. Tant qu’on est vivant tout s’arrange, bien ou mal. La mort au contraire n’arrange rien... D’ailleurs, qui sait?... Peut-être as-tu raison de penser que ta femme est capable d’aider au rétablissement de ta situation. On a vu réussir des choses plus difficiles.

En sortant de la bibliothèque, Robledo trouva dans l’antichambre plusieurs personnes assises qui attendaient patiemment. Le valet de chambre lui dit avec une familiarité inopportune et désagréable:

—Ils attendent madame la marquise... Je leur ai dit que monsieur était sorti.

Le domestique n’en dit pas davantage; mais il comprit à l’expression malicieuse de ses yeux que les gens qui attendaient étaient des créanciers.

Le suicide du banquier avait mis fin au crédit relatif dont les Torrebianca jouissaient encore. Toutes ces personnes savaient sans doute que Fontenoy était l’amant de la marquise. D’autre part, la faillite de sa banque privait le mari de l’emploi qui en apparence lui permettait de mener une existence luxueuse.

Il comprit alors que son ami éprouvât de la honte et de la répugnance à rencontrer les gens de sa propre maison et s’isolât dans sa bibliothèque.

Au milieu de l’après-midi il l’appela au téléphone. Hélène venait de rentrer après cent courses à travers Paris et semblait satisfaite de ses nombreuses visites.

—Elle m’affirme que pour le moment elle a paré le coup, et que tout finira par s’arranger, dit Torrebianca, qui ne voulait pas donner d’autres détails par téléphone.

Quand la nuit fut tombée, Robledo revint avenue Henri-Martin. Il avait demandé dans un café les journaux du soir et n’y avait rien lu qui pût justifier la tranquillité relative de son ami. Les nouvelles étaient toujours alarmantes et on parlait toujours de l’arrestation probable des personnes compromises dans cette scandaleuse faillite.

Il revit encore, sur une table de la bibliothèque, les journaux que lui-même venait de lire, et il s’expliqua le découragement de son ami, sans ressort devant l’incertitude des événements, et qui passait en quelques heures de la confiance à l’abattement. Sa voix calme et froide contrastait violemment avec son visage douloureusement crispé. Sans aucun doute il avait pris sa résolution et il s’y tenait sans autre raison d’attendre que l’espoir vague d’un miracle. Si le miracle ne se produisait pas...

Robledo regarda de tous côtés, examina la table et les autres meubles de la bibliothèque. Oh! ne pouvoir deviner où son ami avait placé son dernier remède, le revolver!

—Y a-t-il des gens là dehors? demanda Torrebianca.

Comme il semblait ne pas ignorer que des visiteurs désagréables avaient défilé tout le jour dans l’antichambre, Robledo ne lui fit pas préciser sa question et répondit d’un simple signe négatif. Le marquis se mit alors à parler de cette invasion de créanciers qui accouraient de tous les coins de Paris.

—Ils flairent déjà la mort, dit-il, et ils s’abattent sur cette maison comme une bande de corbeaux... Quand Hélène est rentrée cet après-midi l’antichambre était pleine... mais elle possède un charme auquel ne résiste homme ni femme, et il lui a suffi de parler pour convaincre tout le monde. Je crois qu’ils lui auraient consenti de nouvelles avances si elle les leur avait demandées.

Il était fier de faire ressortir le pouvoir séducteur de sa femme; mais la réalité lui laissait peu de loisir d’admirer.

—Ils reviendront, dit-il tristement. Ils sont partis, mais ils reviendront demain... Hélène a vu aussi quelques amis assez puissants pour dicter l’opinion des journaux et influencer les juges. Tous ont juré de l’aider; mais hélas, quand elle est partie, quand ils ne la voient plus, son pouvoir n’est plus le même. On lui a promis d’arranger les choses, et peut-être cela durera-t-il quelques temps; mais que peut une femme contre tant d’ennemis? D’ailleurs je ne dois plus permettre à Hélène de courir de tous côtés pour me défendre tandis que je reste ici enfermé. Je sais à quoi s’expose une femme qui va chercher du secours auprès des hommes. Non... Cela serait pire que la prison.

Et dans les yeux de Torrebianca, qui après s’être montré craintif comme un enfant faisait preuve parfois d’une grande énergie, il passa comme un éclair de colère, à la pensée des périls où pourrait être exposée la fidélité d’Hélène pendant les démarches qu’elle faisait pour le sauver.

—Je lui ai défendu de continuer ses visites, même auprès des amis les plus anciens de sa famille. Un homme d’honneur ne permet pas que sa femme fasse certaines démarches... Fions-nous au sort et à la grâce de Dieu! Les lâches seuls ne trouvent pas de solution quand le moment décisif arrive.

Robledo, qui avait écouté sans donner aucun signe d’impatience, dit d’une voix grave:

—J’ai trouvé une solution meilleure que la tienne puisqu’elle te permettra de vivre... Viens avec moi.

Et posément, avec un sang-froid méthodique, comme il aurait exposé une affaire commerciale ou un projet industriel, il lui expliqua son plan.

Il était absurde d’espérer un règlement favorable des affaires bouleversées par le suicide de Fontenoy, et il devenait dangereux de rester à Paris.

—Je devine ce que tu comptes faire demain ou peut-être ce soir si tu juges ta situation désespérée. Tu sortiras ton revolver de sa cachette, tu prendras une plume et tu rédigeras deux lettres; sur une enveloppe tu écriras: «Pour ma femme», sur l’autre: «Pour ma mère», ta pauvre mère qui t’aime tant, qui s’est toujours sacrifiée pour toi, et que tu récompenseras de ses sacrifices en quittant la terre avant qu’elle-même en soit partie!

Le ton accusateur de ces paroles troubla Torrebianca. Ses yeux se mouillèrent et il courba le front comme écrasé par le remords d’une action basse. Ses lèvres tremblèrent et Robledo crut apercevoir qu’elles murmuraient: «Maman! ma pauvre maman!»

Maîtrisant son émotion, Frédéric releva la tête.

—Crois-tu, dit-il, qu’elle sera plus heureuse de me voir en prison?

L’Espagnol haussa les épaules.

—Tu n’as pas besoin d’aller en prison pour continuer à vivre. Je te demande seulement de te laisser conduire par moi et de m’obéir sans me faire perdre de temps.

Après un coup d’œil sur les journaux qui se trouvaient sur la table, il ajouta:

—Comme je crois ton salut à peu près impossible, demain nous partirons pour l’Amérique du Sud. Tu es ingénieur; là-bas en Patagonie tu pourras travailler à mon côté... Acceptes-tu?

Torrebianca demeura impassible comme s’il n’eût pas compris cette proposition ou l’eût jugée absurde et indigne d’une réponse. Robledo parut s’irriter du silence de son ami.

—Pense donc aux documents que tu as signés pour servir Fontenoy et qui affirment l’excellence d’affaires que tu n’avais même pas étudiées.

—Je ne pense qu’à cela, répondit Frédéric; c’est pourquoi je trouve que ma mort est nécessaire.

L’Espagnol ne put retenir son indignation et se levant de sa chaise, il se mit à crier:

—Mais je ne veux pas que tu meures, triple sot. Je t’ordonne de vivre et tu dois m’obéir... Imagine-toi que je suis ton père... non pas ton père, puisqu’il est mort quand tu étais tout enfant... figure-toi que je suis ta mère, ta vieille maman qui t’aime tant, et qu’elle te dise: «Obéir à ton ami c’est m’obéir à moi.»

Il parlait avec véhémence et Torrebianca fut si troublé qu’il dut porter la main à ses yeux. Robledo profita de ce moment d’émotion pour lancer ce qu’il avait de plus important et de plus difficile à dire.

—Je t’emmènerai d’ici. Tu viendras en Amérique où tu pourras trouver une existence nouvelle. Tu travailleras durement, mais le travail est là-bas plus noble et plus profitable que dans le vieux monde; tu subiras bien des souffrances et peut-être à la fin deviendras-tu riche; mais pour cela il faut venir... seul avec moi.

Le marquis se dressa et découvrit son visage. Puis il regarda son ami avec un étonnement douloureux. Seul! Comment osait-il lui proposer d’abandonner Hélène? Il aimait mieux mourir et ne plus subir le tourment de penser anxieusement à toute heure au sort de sa femme.

La colère s’emparait de Robledo et comme il se montrait vif lorsqu’on tentait de s’opposer à sa volonté, il s’écria d’un ton ironique:

—Ton Hélène!... Ton Hélène!... est...

Il se repentit en voyant le visage de Frédéric et pour essayer de justifier son accent agressif il continua:

—Ton Hélène est en grande partie responsable de la situation où tu te trouves aujourd’hui. C’est pour elle que tu as signé ces documents qui te déshonorent dans ta profession.

Frédéric courba la tête, mais l’autre continua d’attaquer.

—Comment ta femme a-t-elle connu Fontenoy? Tu m’as dit qu’il était un vieil ami de sa famille... et c’est là tout ce que tu sais.

Il se contint un instant, mais la colère l’emporta sur la prudence qui lui conseillait de se taire.

—Les femmes connaissent toujours notre histoire mais nous ne savons d’elles que ce qu’elles veulent bien nous raconter.

Le marquis parut s’efforcer de comprendre le sens de ces paroles.

—J’ignore ce que tu veux dire, dit-il d’une voix sombre; mais songe que tu parles de ma femme. N’oublie pas qu’elle porte mon nom. Et je l’aime tant!

Tous deux demeurèrent silencieux. Les minutes qui s’écoulaient semblaient les éloigner de plus en plus l’un de l’autre. Robledo crut devoir prendre la parole pour renouer leur ancienne amitié.

—La vie est bien dure là-bas, et c’est quand on est bien loin qu’on apprécie les commodités de la civilisation. Mais dans le désert on prend comme un bain d’énergie qui purifie et transfigure les fugitifs du vieux monde et les prépare à une existence nouvelle. Tu rencontreras dans ce pays des survivants de toutes les catastrophes; ils y sont arrivés comme ces naufragés qui se sauvent à la nage et prennent pied sur une île fortunée. Toutes les distinctions de nationalité, de caste et de naissance disparaissent; il n’y a plus là-bas que des hommes. La terre où je demeure est... la terre de tous.

Comme Torrebianca demeurait impassible, il jugea bon de lui rappeler à nouveau sa situation.

—Ici t’attendent la prison et le déshonneur ou, ce qui est pire, la solution que tu as trouvée, la mort. Là-bas tu retrouveras l’espérance, le bien le plus précieux dans la vie... Viens-tu?

Le marquis sortit de son abattement et esquissa enfin un mouvement affirmatif; mais Robledo, du geste, lui ordonna d’attendre et il ajouta avec énergie:

—Tu connais mes conditions. Il faut partir là-bas comme pour la guerre, avec peu de bagages; et la femme est une lourde gêne dans les expéditions de ce genre... Ta femme ne mourra pas de chagrin si tu la laisses en Europe; vous vous écrirez comme des fiancés; une longue absence stimule l’amour. En outre, tu pourras lui envoyer de l’argent pour lui permettre de vivre à l’aise. De toutes façons tu feras beaucoup plus pour elle que si tu meurs ou si tu te laisses mettre en prison... Veux-tu venir?

Torrebianca demeura longtemps pensif. Il se leva enfin, puis faisant signe à Robledo d’attendre, il sortit de la bibliothèque.

L’Espagnol ne resta pas longtemps seul. Il crut entendre très loin des voix, presque des cris que les tentures et les cloisons étouffaient. Des pas plus rapprochés résonnèrent, un rideau se souleva violemment et Hélène, suivie de son mari, entra dans la bibliothèque.

C’était une Hélène transformée par les événements. Robledo pensa que pour elle aussi les heures avaient été longues comme des années. Elle paraissait plus vieille sans pour cela cesser d’être belle. Sa beauté fanée était plus sincère que celle des jours riants. Elle avait cet attrait mélancolique des bouquets de fleurs qui commencent à se flétrir. Vingt-quatre heures avaient passé sans qu’elle eût pu prendre soin de son corps et de plus elle était sans cesse sous l’empire d’émotions nouvelles, les unes douloureuses, les autres blessantes pour son amour-propre.

Bien plus qu’au sort de son mari elle pensait à ce que pouvaient dire en ce moment ses nombreuses amies de Paris.

Elle rejeta violemment la tenture derrière elle et s’avança à travers la bibliothèque comme un flot invincible. Ses yeux semblèrent défier Robledo.

—Que vient de me dire Frédéric? dit-elle d’une voix âpre. Vous voulez l’emmener, vous voulez qu’il abandonne sa femme au milieu de tant d’ennemis?

Torrebianca qui, entré derrière elle, se sentait à nouveau dominé, crut devoir protester pour l’assurer de sa fidélité.

—Je ne t’abandonnerai jamais... Je l’ai déjà dit à Manuel.

Mais Hélène, qui ne l’écoutait pas, avança jusqu’auprès de Robledo.

—Et moi qui vous prenais pour un ami sûr! Misérable! Vous voulez priver une femme de son seul soutien, lui dérober son mari?

Tout en parlant elle regardait fixement les yeux de l’Espagnol, comme si elle eût voulu y retrouver sa propre image. Mais elle lut de telles choses dans ces pupilles que sa voix devint plus douce et qu’elle finit par menacer l’Espagnol du doigt avec une moue d’enfant prêt à pleurer. Le colonisateur demeura impassible; il jugeait sans doute inopportunes ces grâces puériles et Hélène dut reprendre un ton grave.

—Voyons, expliquez-vous. Dites-moi quel plan vous avez formé pour emmener mon mari jusqu’à ces terres lointaines où vous vivez en seigneur féodal.

Insensible à la voix et aux yeux d’Hélène, Robledo répondit froidement, du même ton qu’il eût pris pour exposer les devis d’une entreprise industrielle.

Il avait imaginé, tout en causant avec Frédéric le moyen de quitter Paris. Il retiendrait pour lui le jour suivant une automobile comme s’il avait brusquement décidé de partir pour l’Espagne. Il fallait prendre des précautions. Torrebianca était toujours libre mais la police le surveillait peut-être pendant que le juge cherchait à établir sa culpabilité. La frontière espagnole était loin, mais ils la passeraient avant que la justice ait pu lancer un mandat d’arrêt.

D’ailleurs il avait à la frontière même des amis qui les aideraient en cas de danger et leur permettraient d’atteindre tous deux Barcelone. Une fois rendus à ce port ils trouveraient facilement le moyen de gagner l’Amérique du Sud.

Hélène l’écoutait en hochant la tête, le sourcil froncé.

—Tout cela est fort bien imaginé, dit-elle, mais pourquoi ce plan ne prévoit-il que le départ de mon mari, pourquoi ne partirais-je pas avec vous moi aussi?

Cette proposition étonna Torrebianca. Quelques heures auparavant, Hélène en rentrant à la maison avait exprimé une grande confiance en l’avenir pour encourager son mari et peut-être pour se faire illusion à elle-même.

Elle venait de rendre visite à des hommes qu’elle connaissait de longue date; ils lui avaient fait de grandes promesses avec cette galanterie protectrice et mélancolique qu’impose le souvenir de lointaines amours.

Il fallait bien croire à ces phrases qui peut-être contenaient leur seule chance de salut; mais maintenant, après avoir entendu Robledo exposer son plan, elle sentait s’écrouler son optimisme.

Les promesses de ses amis n’étaient que de doux mensonges; personne ne ferait rien pour eux en les voyant dans le malheur; la justice suivrait son cours. Son mari irait en prison et elle devrait recommencer sa vie... Recommencer! et cela dans un monde trop vieux, où elle aurait peine à trouver un endroit qu’elle n’eût pas déjà connu... et contre tant d’amies avides de vengeance!

Robledo vit passer dans ses yeux une expression toute nouvelle. Elle avait peur; peur, comme une bête traquée. Pour la première fois il surprit dans la voix d’Hélène un accent de sincérité.

—Vous êtes le seul, Manuel, à voir clairement notre situation; vous seul pouvez nous sauver... mais emmenez-moi aussi. Je n’ai pas la force de rester... J’aimerais mieux mendier dans un monde qui ne sera pas celui-ci.

Il y avait dans cette prière tant de tristesse et de douceur que l’Espagnol eut pitié et qu’il oublia ses pensées hostiles.

Torrebianca dut se rendre compte de la faiblesse subite de son ami; il en profita pour affirmer avec énergie:

—Je te suis avec elle ou je reste avec elle, quoi qu’il arrive.

Robledo eut encore un mouvement d’hésitation; puis il accepta d’un geste de la tête. Immédiatement il eut un regret; il lui sembla qu’il venait d’approuver une chose absurde.

Hélène, qui oubliait avec une étonnante facilité les angoisses de l’heure, se mit à rire:

—J’ai toujours adoré les voyages, dit-elle avec enthousiasme; je monterai à cheval, je chasserai les bêtes féroces, j’affronterai de grands dangers. Je vivrai une existence plus savoureuse que celle d’ici, une vie d’héroïne de roman.

L’Espagnol la regardait, étonné de cette inconscience. Elle ne pensait plus à Fontenoy. Elle semblait même avoir oublié qu’elle était encore à Paris et que la police pouvait d’un moment à l’autre entrer dans la maison pour emmener son mari.

Il était inquiet, car il y avait loin de la vie réelle des colons du désert américain aux fictions romanesques que cette femme accueillait.

Torrebianca les interrompit avec découragement; le plan de son ami lui semblait d’exécution difficile.

—Avant de partir il faut payer nos dettes. Où prendrons-nous de l’argent?

Sa femme se mit à rire d’un air étonné.

—Payer! qui parle de payer? Les créanciers attendront. Je trouve toujours le mot qu’il faut leur dire... Nous leur enverrons de l’argent d’Amérique, quand tu seras riche.

Mais le marquis ne pouvait se débarrasser aussi promptement de ses scrupules.

—Je ne partirai pas d’ici avant d’avoir payé tous les domestiques. Et d’ailleurs il nous faut de l’argent pour le voyage.

Il y eut un long silence; puis le mari s’écria comme s’il venait de trouver une solution:

—Heureusement, nous avons tes bijoux. Nous pouvons les vendre avant de nous embarquer.

Hélène regarda avec ironie le collier et les bagues qu’elle portait à ce moment.

—On ne nous donnera pas deux mille francs de ceux-là ni de tous les autres, tous sont faux, complètement faux.

—Mais, et les vrais? demanda Torrebianca stupéfait. Et ceux que tu as achetés avec l’argent qu’on t’envoyait de tes propriétés de Russie?

Robledo crut devoir intervenir pour couper court à ce dialogue dangereux.

—Ne cherche pas à savoir tant de choses; parlons du présent... Je paierai les domestiques; et je me charge des frais de votre voyage.

Hélène lui prit les deux mains et murmura des mots de remerciements. Torrebianca, touché de cette générosité, se refusait cependant à l’accepter, mais l’Espagnol mit fin à ses protestations.

—Je suis venu à Paris avec de l’argent pour six mois; je m’en irai au bout de quatre semaines, voilà tout.

Puis il ajouta d’un air de désespoir comique:

—Je m’en irai sans connaître plusieurs restaurants nouveaux, et sans avoir goûté deux ou trois vins de marque... Tu vois si mon sacrifice est extraordinaire.

Frédéric lui serra les mains silencieusement cependant qu’Hélène le prenait dans ses bras et l’embrassait avec l’impudeur de l’enthousiasme.

Elle ne parlait plus que de ce pays inconnu auquel elle ne pensait guère un instant auparavant et qu’elle admirait déjà à l’égard d’un paradis.

—Il me tarde de me voir dans ce pays neuf, qui, comme vous le dites, est la terre de tous!

Et pendant que les deux époux se concertaient sur les préparatifs de leur voyage, ou bien plutôt de leur fuite, Robledo, les yeux fixés sur Hélène, se disait:

«Quelle sottise je viens de commettre! Quel terrible cadeau j’apporte à ceux qui vivent là-bas d’une vie rude... mais en paix.»

V

Des travailleurs aragonais, émigrés en Argentine en emportant précieusement dans leurs bagages une guitare pour accompagner leurs couplets improvisés, la virent passer et consacrèrent une chanson à la «Fleur du Rio Negro».

Ce surnom printanier eut un sort dans le pays, et tout le monde appela ainsi la fille du propriétaire de l’estancia[4] de Rojas; son véritable nom était Celinda.

Elle avait dix-sept ans; d’une taille au-dessous de son âge, elle étonnait cependant par l’agilité de ses membres et l’énergie de ses gestes.

Dans le pays, beaucoup d’hommes qui admiraient comme les Orientaux les femmes grasses et considéraient que sans des chairs opulentes il n’est point de beauté, avaient une moue d’indifférence lorsqu’on chantait en leur présence les louanges de la fille de Rojas. Certes elle avait un visage aimable et fripon, un nez retroussé, une bouche d’un rouge sanglant, des dents aiguës et très blanches, des yeux énormes, à peine un peu trop arrondis. Mais, sa mignonne figure mise à part... rien d’une femme!

—Elle est aussi plate par devant que par derrière, disaient-ils, on dirait un garçon.

Effectivement, de loin on la prenait pour un petit homme car elle portait toujours un costume masculin et montait à califourchon des chevaux fougueux. Parfois, elle faisait tournoyer un lasso au-dessus de sa tête, comme faisaient les péons[5], et elle poursuivait quelque cavale ou quelque jeune taureau de l’estancia de don Carlos Rojas, son père.

Ce dernier, disait-on dans le pays, appartenait à une vieille famille de Buenos-Ayres. Il avait mené dans sa jeunesse une vie fort joyeuse dans les principales villes d’Europe. Il s’était ensuite marié; mais la vie de son ménage dans la capitale de l’Argentine avait été aussi coûteuse que ses voyages de célibataire dans l’ancien continent; peu à peu il gaspillait en dépenses somptuaires et en mauvaises affaires la fortune qu’il tenait de ses parents.

Sa femme était morte au moment où il venait de se rendre compte qu’il était ruiné.

C’était une dame maladive et mélancolique qui publiait des vers sentimentaux, sous un pseudonyme, dans les journaux de modes et qui légua à sa fille le nom de Celinda, poétique souvenir.

Le señor Rojas dut abandonner l’estancia de ses parents située près de Buenos-Ayres et qui valait plusieurs millions. Trois hypothèques pesaient sur elle, et quand les créanciers eurent partagé le produit de sa vente il ne resta à don Carlos d’autre ressource que de quitter la partie la plus civilisée de l’Argentine pour s’installer à Rio Negro; il y possédait quatre lieues de terres qu’il avait acquises au temps de sa richesse, par caprice, et sans savoir au juste ce qu’il achetait.

Beaucoup de gens ruinés croient trouver dans l’agriculture un moyen de refaire leur fortune, alors même qu’ils ignorent les principes élémentaires du travail de la terre. Ce criollo[6], habitué à mener à Paris et à Buenos-Ayres une existence dissipée, crut pouvoir lui aussi réaliser un tel miracle. Il n’avait jamais voulu s’occuper de l’administration d’une estancia toute proche de la capitale où d’inépuisables prairies naturelles nourrissaient des milliers de jeunes taureaux, et il dut se résoudre à la vie dure et sobre du fruste cavalier qui paît son troupeau sur des terres incultes.

La tâche que ses prédécesseurs avaient entreprise dans la campagne riche voisine de Buenos-Ayres, Rojas dut la reprendre sous le ciel de bronze de la Patagonie qui laisse à peine tomber chaque année quelques gouttes d’eau sur le sol poussiéreux.

L’ancien millionnaire portait son malheur avec dignité. C’était un homme de cinquante ans, plutôt petit que grand, au nez aquilin, à la barbe blanchissante. Malgré la vie sauvage qu’il menait il avait conservé sa politesse primitive. Ses manières décelaient l’homme sorti d’un milieu social plus élevé que celui où il devait vivre maintenant. Comme on disait à la Presa, le village le plus proche, cet homme-là, bien ou mal vêtu, avait l’air d’un monsieur. Il portait presque toujours des bottes entières, un large feutre et un poncho. A sa main droite se balançait le court fouet de cuir appelé là-bas rebenque.

Les bâtiments de son estancia avaient peu d’apparence. Il les avait construits hâtivement avec l’espoir de les améliorer quand sa fortune aurait augmenté. Mais, comme il arrive toujours quand on construit à la campagne, cette installation provisoire allait durer plus longtemps peut-être que les bâtiments considérés ailleurs comme définitifs.

Sur les murs de briques cuites, sans revêtement extérieur, ou de simple argile séchée, s’élevait une toiture faite de plaques de zinc ondulé. A l’intérieur de la maison de maître les cloisons s’arrêtaient à une certaine hauteur et laissaient l’air circuler librement dans la partie supérieure du bâtiment. Les meubles étaient rares dans les pièces. La salle où don Carlos recevait ses visites servait de salon, de bureau et de salle à manger; elle était ornée de quelques fusils et de peaux de pumas abattus dans les environs. L’estanciero[7] passait hors de la maison une grande partie du jour à inspecter les parcs à bestiaux les plus voisins.

Il mettait brusquement au galop sa monture, un cheval de piètre mine mais infatigable pour surprendre les péons qui travaillaient à l’autre extrémité de sa propriété.

Un matin, il s’impatientait de voir l’heure du repas se passer sans que Celinda regagnât l’estancia. Il n’était pas inquiet. Depuis qu’âgée de huit ans, elle était arrivée à Rio Negro, elle avait vécu à cheval et considéré la plaine déserte comme sa demeure.

—Et il ne ferait pas bon la fâcher, disait le père avec orgueil. Elle manie le revolver mieux que moi, et lorsqu’elle a un lasso entre les mains il n’y a pas d’homme ou d’animal capable de lui échapper. Ma fille, c’est un homme à poigne.

Soudain il la vit galoper sur la ligne où la plaine rejoignait le ciel. Elle semblait un petit cavalier de plomb échappé d’une boîte de jouets. En avant de son petit cheval courait un taureau en miniature. Le groupe lancé au galop grossit avec une étonnante rapidité. Dans cette immense étendue les objets mouvants changeaient de dimensions sans suivre une progression régulière, et les yeux mal habitués aux caprices optiques du désert étaient sans cesse surpris et désorientés.

La jeune fille s’approchait en criant et en agitant son lasso pour presser la marche de la bête qu’elle poursuivait et la forcer à se réfugier dans un enclos de madriers.

Puis elle mit pied à terre et vint au-devant de son père; don Carlos, après avoir reçu son baiser, la repoussa à bout de bras et regarda sévèrement le costume d’homme qu’elle portait.

—Je t’ai dit bien souvent que je ne voulais pas te voir ainsi. Les pantalons sont faits pour les hommes, je crois, et les jupons pour les femmes. Je ne supporterai pas que ma fille s’en aille attifée comme ces actrices qu’on voit sur la toile du cinématographe.

Celinda reçut la réprimande les yeux baissés hypocritement. Elle promit gentiment d’obéir à son père, mais en même temps elle se retenait de rire. Justement elle rêvait toujours de ces amazones en culottes qui passent dans les films nord-américains et souvent elle avait fait de longues galopades pour arriver jusqu’à Fort Sarmiento, l’endroit le plus voisin où des opérateurs errants projetaient sur un drap, dans le café de l’unique hôtel, des histoires intéressantes qui lui permettaient d’étudier les modes nouvelles.

Pendant le repas don Carlos lui demanda si elle avait été dans le voisinage de la Presa et si les travaux du fleuve étaient en bonne voie.

L’espoir, chaque jour plus justifié, de devenir riche à nouveau rendait depuis quelques mois son sourire à Rojas, autrefois si mélancolique et si découragé. Si les ingénieurs de l’Etat parvenaient à lancer une digue en travers du Rio Negro, les canaux qu’un Espagnol nommé Robledo et son associé étaient en train d’ouvrir féconderaient les terres qu’ils avaient achetées tout près de son estancia, et lui-même profiterait de cette irrigation qui allait augmenter dans des proportions inouïes la valeur de ses champs.

Celinda l’écouta avec l’indifférence que la jeunesse manifeste à l’égard des questions d’argent. Don Carlos dut d’ailleurs se priver du plaisir de contempler en espérance sa richesse future, à l’entrée d’une métisse joufflue aux formes débordantes, aux yeux bridés, et dont les cheveux noirs et rigides descendaient en une tresse épaisse le long de son dos énorme et proéminent.

En entrant dans la salle à manger elle abandonna près de la porte un sac plein de hardes. Puis elle se précipita sur Celinda, l’embrassa et lui inonda le visage d’un flot de larmes.

—Ma jolie petite patronne! Ma petite, que j’ai toujours aimée comme ma fille!

Elle connaissait Celinda depuis le jour où elle était arrivée dans le pays et où elle-même était entrée comme domestique à l’estancia. Il lui était pénible de quitter mademoiselle mais elle ne pouvait plus supporter le caractère de son père.

Don Carlos commandait un peu brutalement et il n’admettait aucune objection de la part des femmes, surtout lorsque celles-ci n’étaient plus très jeunes.

—Le patron est vert encore, disait Sébastienne à ses amies, et dès qu’on se fait vieille les sourires et les jolies paroles vont aux plus fraîches; pour moi on me houspille et on me menace du rebenque.

Après avoir embrassé la jeune fille, Sébastienne regarda don Carlos avec une indignation un peu comique et ajouta:

—Puisque nous ne pouvons plus nous entendre, le patron et moi, je m’en vais à la Presa servir chez l’entrepreneur italien.

Rojas haussa les épaules pour indiquer qu’elle pouvait très bien s’en aller où bon lui semblait, et Celinda accompagna sa vieille servante jusqu’à la porte du bâtiment.

Au milieu de l’après-midi, ayant fait la sieste dans un hamac de toile et lu quelques journaux de Buenos-Ayres que le chemin de fer apportait trois fois par semaine dans ce désert, don Carlos sortit de la maison.

Un cheval sellé était attaché à un des poteaux qui supportaient l’auvent de la porte. L’estanciero eut un sourire satisfait en voyant que la selle était d’amazone. Celinda parut à ce moment en jupe à l’écuyère. Du bout de son rebenque elle envoya un baiser à son père et sans prendre appui sur l’étrier ni demander l’aide de personne elle se mit en selle d’un bond et lança son cheval au galop dans la direction du fleuve.

Elle n’alla pas bien loin. Derrière un bouquet de saules elle trouva, à l’attache, un autre cheval portant une selle d’homme; celui qu’elle avait monté le matin. Celinda mit pied à terre, se dépouilla de son costume féminin et apparut en culotte et en bottes avec une chemise et une cravate d’homme. Elle souriait de désobéir au «vieux», car suivant l’usage du pays, c’était ainsi qu’elle appelait son père.

Elle tenait à ne pas surprendre malencontreusement celui qui l’avait toujours connue vêtue comme un garçon et qui la traitait de ce fait avec une confiante camaraderie. Qui sait si, en la voyant en jupes, comme une demoiselle, il ne se sentirait pas intimidé, s’il ne deviendrait pas plus cérémonieux et n’éviterait pas désormais de la rencontrer?

Elle abandonna sa robe sur le dos du cheval qui l’avait amenée et monta joyeusement sur l’autre. Elle lui serra les flancs dans ses jambes nerveuses et, lançant en l’air le lasso qu’elle portait attaché à sa selle, elle fit monter la corde en spirale au-dessus de sa tête.

Elle galopa le long de la berge, au ras des vieux saules qui penchaient leur chevelure sur la course rapide du fleuve. Ce chemin liquide, toujours désert, qui descendait des glaciers des Andes, tout proches du Pacifique, pour aller se jeter dans l’Atlantique, devait son nom, affirmaient certains, aux plantes sombres qui tapissent son lit et donnent aux eaux, filles des neiges, une teinte vert foncé.

L’effort de son cours millénaire avait peu à peu taillé dans le plateau une profonde vallée, large d’une lieue ou deux. Le fleuve courait dans cette gorge entre deux talus constitués par des alluvions qu’il avait déposées pendant les grandes inondations. Ces deux rives inégales étaient formées de terre fertile et molle, cultivable aussi loin que les pénétrait l’humidité des eaux voisines.

Plus loin, le sol s’élevait et, face à face, deux murailles escarpées, sinueuses et jaunâtres, se regardaient. Celle de gauche limitait la Pampa. Sur la rive opposée commençait le plateau patagon, région de froids glacials, de chaleurs suffocantes, d’ouragans terribles; la flore pauvre ne permettait aux troupeaux d’y trouver leur pâture que s’ils avaient devant eux d’énormes étendues.

Toute la vie du pays se trouvait concentrée dans la large coupure que les eaux avaient ouverte et qui formait frontière entre la Pampa et la Patagonie. Les deux bandes de terre qui longeaient les rives offraient plusieurs milliers de kilomètres de sol fertile, apport du fleuve au cours de son voyage des Andes à la mer.

C’était dans une section de ce ravin immense que des hommes travaillaient à élever de quelques mètres le niveau des eaux pour fertiliser les champs d’alentour. Celinda excitait à grands cris son cheval comme pour lui communiquer sa joie. Elle courait à ce qui l’intéressait le plus dans le pays. Elle suivit un des méandres du fleuve et soudain les eaux s’étalèrent devant elle comme un lac tranquille et désert. Plus loin, à l’endroit où les rives se resserraient et emprisonnaient un courant tumultueux, elle aperçut les silhouettes de fer de plusieurs machines élévatrices et les toits de zinc ou de chaume d’un village. C’était l’ancien campement de la Presa qui devenait rapidement une agglomération.

Tous les bâtiments semblaient écrasés contre le sol; aucune tourelle, aucun étage élevé n’en rompait la plate monotonie.

Comme la jeune fille n’avait pas besoin d’aller jusqu’au village pour trouver ce qu’elle cherchait, elle modéra l’allure de son cheval et se dirigea au pas vers des groupes d’hommes qui travaillaient en un point assez éloigné du fleuve, presque à l’endroit où la plaine commençait à se relever pour former la pente du plateau où s’étendait la Pampa.

Ces ouvriers, européens ou métis, retournaient et amoncelaient la terre pour ouvrir de petits canaux destinés à l’irrigation. Deux machines, dont les moteurs mugissants accompagnaient le travail, creusaient aussi le sol pour alléger le labeur de l’homme.

Celinda regarda autour d’elle avec des yeux scrutateurs et tournant le dos au groupe d’ouvriers elle se dirigea vers un homme qui se tenait seul sur une hauteur. Cet homme était assis sur un siège de toile devant une table pliante. Il portait un costume de travail et des bottes. Un grand chapeau reposait sur le sol à ses pieds, et, le front dans ses mains, il étudiait les papiers étalés sur la table.

C’était un jeune homme, blond, aux yeux clairs. Sa tête faisait penser à celle des athlètes que la sculpture grecque a éternisée; type que l’on retrouve fréquemment, sans qu’on sache pourquoi, chez les races de l’Europe du Nord: un nez droit, des cheveux courts et bouclés qui envahissaient le front bas et large, un cou vigoureux. Il était à ce point absorbé par l’étude de ses papiers qu’il ne vit pas arriver la «fleur du Rio Negro».

Elle avait mis pied à terre sans abandonner son lasso. Avec la souplesse et la ruse d’un Indien, elle avança à quatre pattes sur la pente douce sans que le moindre bruit dénonçât son approche. A quelques mètres de l’homme, elle se redressa, et riant à part soi de son espièglerie, elle imprima à son lasso une rotation énergique, puis le lâcha dans l’espace. La boucle s’abattit sur le jeune homme, se resserra, lui immobilisa les bras par le milieu, et une légère traction le fit chanceler sur son siège. Furieux, il regarda autour de lui et fit mine de se mettre en défense; mais sa colère fit place à un joyeux étonnement. Un éclat de rire insolent et frais parvint à ses oreilles, et il aperçut Celinda qui, heureuse du succès de sa ruse, tira plus fort sur le lasso. Pour ne pas être renversé il dut marcher dans la direction de l’amazone. Quand il fut près d’elle, elle dit comme pour s’excuser:

—Il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus! Je suis venue vous capturer; ainsi vous ne m’échapperez plus.

Le jeune homme prit un air surpris et répondit d’une voix lente et maladroite, en écorchant les mots avec sa prononciation étrangère:

—Si longtemps? Ne nous sommes-nous pas vus ce matin?

Elle imita son accent pour répéter:

—Si longtemps?... Et quand cela serait, «gringo[8]» plein d’ingratitude. C’est donc peu de chose que de ne s’être pas vus depuis ce matin!

Tous deux se mirent à rire avec une gaieté d’enfants. Ils étaient revenus à l’endroit où le cheval attendait, et Celinda se hâta de se mettre en selle comme si elle eût craint en restant à pied de se trouver humiliée et désarmée.

Maintenant le «gringo», malgré sa haute taille, atteignait à peine de la tête sa ceinture et la «fleur du Rio Negro» acquérait en le regardant de haut en bas une hautaine supériorité. Comme l’étranger avait encore autour du buste la boucle de la corde, Celinda voulut l’en débarrasser.

—Dites donc, don Ricardo, j’en ai assez d’avoir un esclave. Je vais vous rendre la liberté et vous laisser travailler un peu.

Elle fit glisser le lasso par-dessus les épaules du jeune homme; mais voyant qu’il restait immobile comme si sa présence lui eût enlevé toute initiative, elle lui présenta sa main droite avec une majesté comique.

—Baisez ma main, mister Watson; soyez poli. Vous êtes en train de perdre dans ce désert les belles manières que vous avez apprises à l’Université de Californie.

Le ton solennel de la jeune fille fit rire l’ingénieur qui se décida à lui baiser la main. Mais il la regardait avec l’indulgence protectrice des grandes personnes qui s’amusent des espiègleries d’une enfant malicieuse, et la fille de Rojas en parut contrariée.

—Nous finirons par nous fâcher. Vous vous obstinez à me traiter comme une gamine alors que je suis la plus grande dame du pays, la princesse «doña Flor du Rio Negro».

Watson continuait à rire et Celinda renonça à sa gravité affectée. Elle joignit ses éclats de rire à ceux de Watson; mais aussitôt mademoiselle Rojas, avec un intérêt maternel, s’informa minutieusement de la vie que menait son ami.

—Vous travaillez trop; je ne veux plus que vous vous fatiguiez, vous savez, gringuito[9]?... C’est bien du souci pour un homme seul. Quand revient votre ami Robledo? Il est certainement en train de s’amuser à Paris.

Watson redevint sérieux en entendant prononcer le nom de son associé. Il était déjà de retour et arriverait d’un moment à l’autre. Mais son travail n’était pas bien épuisant en somme. Il avait fait des choses plus difficiles et plus dures dans d’autres pays. Les ingénieurs du gouvernement n’avaient pas encore achevé la digue et ils n’étaient à l’œuvre, Robledo et lui, que pour gagner du temps.

Sans l’eau du fleuve les canaux seraient inutiles. Ils s’étaient mis en marche et insensiblement ils prirent le chemin du campement. Richard allait à pied, une main appuyée sur le cou du cheval, les yeux levés sur Celinda qui lui parlait. Les ouvriers, leur travail terminé, rassemblaient leurs outils. Tous deux voulaient éviter de rencontrer les groupes qui revenaient au village; ils avancèrent donc, en s’écartant du fleuve, vers la région où le terrain commençait à s’élever pour former le penchant du plateau des pampas.

Ils gravirent un des contreforts de cette muraille qui s’étendait à perte de vue et contemplèrent à leurs pieds l’ensemble de l’ancien campement devenu village et le vaste lac que formait le fleuve devant l’étranglement où la digue allait être lancée.

Le campement était une agglomération d’habitations construites sans ordre aucun: cabanes d’argile recouvertes de chaume, maisons de briques aux toits faits de branchages et de zinc, tentes de toile. Les constructions les plus confortables étaient des baraques démontables en bois où logeaient les ingénieurs, les contremaîtres, les employés.

Au-dessus de tous les bâtiments s’élevait une maison de bois montée sur pilotis et entourée sur ses quatre côtés d’une galerie extérieure: c’était le bungalow que l’Italien Pirovani, entrepreneur des travaux de la digue, avait commandé et s’était fait livrer au port de Bahia-Blanca quelques semaines auparavant.

Dès que tombait la nuit, les rues de ce village improvisé, désertes pendant la journée, s’emplissaient instantanément de la foule disparate des ouvriers. Les groupes qui revenaient de leurs divers chantiers se rencontraient, se confondaient et prenaient tous la même direction.

Une maison de bois, la seule qui par ses dimensions pouvait soutenir la comparaison avec la villa de l’entrepreneur, attirait tous les oisifs. Sur la porte, une pancarte portait ces mots en lettres calligraphiées: «Magasin du Gallego». Ce Gallego (Galicien) était en réalité un Andalou, mais tous les Espagnols qui viennent en Argentine deviennent obligatoirement des Galiciens[10].

C’était un débit de boissons en même temps qu’une boutique où l’on trouvait les comestibles et les articles de luxe les plus divers. Le propriétaire se fâchait quand on appelait boutique ce qu’il appelait fièrement magasin, mais tout le monde au village continuait à désigner l’établissement par le nom modeste qu’on lui avait décerné le jour de sa fondation.

Un groupe de clients fidèles occupait de droit les abords du comptoir. Les uns étaient des émigrants européens qui avaient roulé par les trois Amériques, du Canada à la Terre de Feu. Les autres étaient des blancs ou des métis retournés à l’état primitif après de longues années de vie au désert: hommes au profil aquilin, à la grande barbe, aux cheveux longs, coiffés de larges feutres; ils portaient des ceinturons de cuir ornés de pièces d’argent où ils ne cachaient qu’à demi leur revolver et leur couteau.

Dehors, devant le cabaret baptisé «magasin», on pouvait voir les beautés les plus remarquables de la Presa, des métisses à la peau couleur de cannelle, aux yeux de braise, aux cheveux raides, noirs comme l’encre, aux dents d’une blancheur éclatante.

Certaines étaient énormes; les autres, extraordinairement maigres, semblaient sortir d’une ville assiégée, ou dévorées intérieurement par une flamme.

Elles attendaient leurs maris pour les empêcher de boire trop abondamment ou guettaient un compagnon pour la nuit.

Des lumières qui commençaient à briller dans les maisons piquaient de leurs points rouges la gaze violette du crépuscule.

Celinda et son compagnon contemplaient le village et le fleuve en silence comme dans la crainte que leur voix ne troublât le calme mélancolique du couchant.

—Partez, mademoiselle Rojas, dit brusquement Richard, pour rompre le charme de l’heure, la nuit s’avance et votre estancia est loin.

Celinda ne croyait pas au danger. Ni les hommes ni la nuit ne lui faisaient peur; cependant, elle prit congé de Watson et mit son cheval au galop. Richard suivit, pour entrer dans la Presa, un espace découvert que les habitants considéraient comme la rue principale; dans cette agglomération récente, du reste, toutes les rues étaient principales par leurs vastes dimensions.

Avec prévoyance, le gouvernement de Buenos-Ayres avait décrété que dans les villages nouveaux surgis au désert les rues seraient larges d’au moins vingt mètres.

Qui pouvait savoir s’ils ne deviendraient pas un jour de grandes villes!... En attendant, les demeures basses, à un seul étage, restaient séparées de celles qui leur faisaient face par une étendue énorme que les ouragans glacials balayaient sans rencontrer d’obstacles ou que les colonnes de poussière recouvraient d’un épais nuage. Parfois le soleil brûlait la terre et faisait lever sous les pieds du passant des nuées bourdonnantes de mouches; d’autres fois les flaques laissées par les rares pluies obligeaient les habitants à marcher dans l’eau jusqu’au genou pour aller voir le voisin d’en face.

En avançant entre les deux rangées de maisons, Watson rencontra les principaux personnages de l’endroit. Il aperçut d’abord M. de Canterac, un Français, ancien capitaine d’artillerie, qui, à en croire certaines gens qui se disaient ses amis, avait dû abandonner sa patrie à la suite d’affaires d’ordre privé. Il était ingénieur au service du gouvernement argentin qui le chargeait de travaux lointains et pénibles que ses collègues du pays répugnaient à entreprendre. C’était un homme de quarante ans, maigre, les cheveux et la moustache grisonnants, l’aspect assez jeune cependant.

Il marchait d’un air martial, comme s’il portait encore l’uniforme, et ne négligeait pas, en plein désert, l’élégance de sa mise.

Canterac était entré à cheval dans la rue dite principale, vêtu d’un élégant costume d’écuyer, la tête couverte d’un casque blanc. Il aperçut Watson, et mit pied à terre pour marcher à côté de lui en tenant son cheval par la bride; il examina les plans que rapportait l’Américain.

—Et Robledo, quand revient-il? demanda-t-il.

—Je pense qu’il va arriver d’un moment à l’autre. Peut-être même a-t-il débarqué aujourd’hui à Buenos-Ayres. Il amène avec lui des amis.

Le Français, tout en marchant, continua à examiner les dessins du jeune homme, jusqu’au niveau de sa propre demeure, une petite maison de bois. Il jeta les rênes à son domestique métis avec une brusquerie toute militaire et dit à Ricardo, avant d’entrer chez lui:

—Je crois que six mois suffiront pour terminer le premier barrage du fleuve, et vous pourrez, Robledo et vous, irriguer immédiatement une partie de vos terres.

Watson se dirigea vers sa baraque; mais à peine eut-il marché quelques pas qu’il dut faire halte pour répondre au salut d’un homme jeune encore, vêtu d’un costume de ville, et qui avait l’aspect particulier des employés de bureau. Il portait des lunettes rondes d’écaille et serrait sous son bras un grand nombre de cahiers et de feuilles volantes. Il semblait un de ces fonctionnaires laborieux mais routiniers et incapables d’initiative ou d’ambition, qui vivent satisfaits, définitivement accrochés à leur médiocre emploi.

Il s’appelait Timothée Moreno et était né en Argentine de parents espagnols. Le ministre des Travaux publics l’avait envoyé représenter l’administration à la Presa et c’était lui qui était chargé de payer à l’entrepreneur Pirovani les sommes que l’Etat lui devait.

Après avoir salué Watson, il se frappa le front et fit mine de revenir sur ses pas tout en regardant ses papiers.

—J’ai oublié de laisser chez le capitaine Canterac le chèque sur Paris que je lui remets tous les mois.

Puis il haussa les épaules et continua de marcher près de l’Américain.

—Je le lui donnerai en rentrant chez moi. De toutes façons il n’y a pas de courrier avant après-demain.

Ils passèrent devant le bungalow habité par l’homme le plus riche du campement au moment où celui-ci sortait pour s’accouder sur la balustrade d’une des galeries. Il les reconnut et se hâta de descendre l’escalier de bois.

L’Italien Enrico Pirovani était arrivé comme simple ouvrier en Argentine dix ans auparavant et il passait déjà pour un des hommes les plus riches du territoire patagon, qui s’étend de Bahia-Blanca jusqu’à la frontière des Andes chiliennes.

Toutes les banques respectaient sa signature. Il n’avait pas plus de quarante ans. Son visage était rasé; il était grand et musculeux mais avec cette mollesse commençante des corps que la graisse menace d’envahir. Il avait l’aspect extérieur du travailleur manuel qui a fait fortune et ne peut empêcher une certaine rusticité de déceler son origine. Il portait de nombreuses bagues et une grosse chaîne de montre; ses costumes étaient toujours resplendissants.

Il serra la main des deux hommes et jeta un regard intéressé sur les papiers que portait Moreno. L’entrepreneur et l’employé de bureau se réunissaient chaque semaine pour parler des travaux.

L’Italien voulut absolument inviter Richard à entrer chez lui pour boire un peu.

—Je suis veuf et je vis seul, mais j’essaie de donner à ma maison du «confort» comme à Buenos-Ayres. Entrez, vous la verrez. J’ai fait de nouvelles acquisitions. La dernière fois vous ne l’avez pas visitée entièrement.

Watson dut le suivre car il savait qu’il fâcherait l’entrepreneur s’il ne consentait pas à admirer une fois de plus sa maison. Ils gravirent les degrés de bois et pénétrèrent dans la salle à manger, aux meubles d’un style à la mode mais trop lourds et trop chargés.

Pirovani les leur montra avec fierté en frappant de petits coups sur le bois de chêne pour en faire ressortir les qualités, et, les yeux au plafond, il rappelait le prix qu’ils lui avaient coûté. Il leur fit voir encore un salon encombré de son mobilier au point qu’on était contraint à mille détours parmi tant de fauteuils et de petits guéridons. La chambre à coucher enfin était si décorée qu’on eût dit celle d’une femme galante.

Dans toutes les pièces, la somptuosité écrasante des meubles contrastait avec la pauvreté des cloisons tapissées de papier ordinaire.

—Ah! cela m’a coûté quelque chose! dit l’entrepreneur avec un orgueil enfantin. Mais voyons, don Ricardo, vous qui êtes un jeune homme de bonne famille et qui avez vu bien des choses, dites-moi si vous ne trouvez pas cela très chic?

Ils revinrent dans la salle à manger, et une petite servante métisse, sa longue tresse dans le dos, mit sur la table des bouteilles et des verres.

—J’ai décidé, continua l’Italien, de prendre une «gouvernante»; ce sera Sébastienne, celle qui servait à l’estancia de Rojas. Il faut pour diriger cette maison une femme de tête.

Watson ne voulut pas accepter un second verre. Il devait partir pour permettre aux deux hommes de parler des travaux entrepris au compte de l’Etat.

Quand il quitta la maison, il faisait nuit noire, et toute la vie de l’ancien campement semblait s’être concentrée dans le cabaret dont l’éclairage, le plus brillant du village, projetait sur le sol, par la double porte, deux rectangles de lumière rouge.

Les clients les plus respectables buvaient debout, devant le comptoir. Un Espagnol jouait de l’accordéon; d’autres ouvriers européens dansaient avec les métisses des valses et des polkas. Beaucoup de Chiliens, qui avaient dû passer la Cordillère et s’en iraient plus loin encore après quelques jours de travail, poussés par leur éternelle manie de mouvement. Ces gens-là tiraient leur couteau avec une facilité inquiétante, sans pour cela cesser de sourire et de parler d’un ton mielleux. Un autre groupe, celui des hommes du pays; nul ne savait de quoi ils vivaient ni où ils étaient nés, ces cavaliers nomades, barbus, couverts du poncho et de grands éperons à leurs bottes.

A l’instar des anciens gauchos ils portaient un large ceinturon de cuir, orné de pièces d’argent en arabesques, où ils passaient leurs armes.

Tous ces Américains toléraient avec un silence méprisant que l’accordéon jouât ses danses de «gallegos» ou de «gringos»; mais enfin l’un d’eux réclamait à grands cris les danses du pays. Comme cette demande était faite d’un ton de menace les couples enlacés à la mode européenne s’empressaient de se retirer. Alors les fils de la terre mimaient parfois les vieilles danses argentines, le pericon ou le gato; mais plus souvent c’était la cueca chilienne avec son accompagnement de cris et d’applaudissements rythmés qui enflammait d’enthousiasme les clients du cabaret.

Le patron de l’établissement prêtait deux guitares qu’il gardait jalousement sous le comptoir. Les guitaristes faisaient mine de s’asseoir par terre, mais aussitôt une métisse courait leur offrir deux sièges d’honneur qui étaient deux crânes de chevaux.

C’étaient les meilleurs sièges de la maison. Il y avait en outre une ou deux chaises, mais disjointes et peu sûres; on les utilisait les jours de visite du commissaire de police ou de quelque autre représentant de l’autorité. Les squelettes abandonnés dans la campagne fournissaient des sièges plus solides et plus durables.

Au son des guitares les couples se formaient pour la danse chilienne. Les danseuses, tenant dans une main un mouchoir et de l’autre soulevant légèrement leurs jupes, tournaient avec lenteur tandis que les hommes, brandissant de la main droite des mouchoirs de couleur comme des frondes, dansaient à leur entour. C’était la danse des époques primitives qui reproduisait l’éternelle histoire du mâle poursuivant la femelle. Les femmes décrivaient de petits cercles pour esquiver l’homme, et celui-ci les pressait et les enveloppait dans des orbes plus larges.

Les métisses qui ne figuraient pas dans le bal frappaient dans leurs mains inlassablement pour accompagner le bourdonnement des guitares. Parfois l’une d’elles lançait un couplet de la cueca; alors les hommes poussaient des clameurs de joie et lançaient en l’air leurs chapeaux.

Un cavalier mit pied à terre devant le cabaret et attacha son cheval à un des poteaux de l’auvent. Il entra, et quand la lumière rouge des quinquets suspendus au plafond vint frapper son visage, presque tous le saluèrent avec respect.

Il portait le poncho et les grands éperons des cavaliers du pays. Son profil aquilin et son teint foncé le rapprochaient du pur type arabe. Sa barbe et ses cheveux étaient longs et bouclés. Cet homme, qui ne semblait pas avoir plus de trente ans, pouvait passer pour beau; mais on surprenait parfois sur son visage une contraction déplaisante et ses grands yeux sombres brillaient, impérieux et cruels. Son surnom, «Manos Duras[11]», était célèbre dans le pays. C’était un voisin inquiétant car il vivait de la vente des bestiaux sans que personne eût jamais pu savoir où il effectuait ses achats.

Quelques anciens n’ignoraient pas son origine et déclaraient qu’il était né dans la Pampa centrale. Ses parents, ses grands-parents et toute sa famille étaient d’excellentes gens, des pâtres légitimes qui vivaient de l’élevage de leurs propres animaux. Mais Manos Duras était né pour être un pâtre marron, voleur de bétail et matamore.

Son honnête homme de père lui avait prodigué les bons conseils et les nobles exemples.

Un vieux client du cabaret constatait avec une gravité philosophique l’inutilité de ses efforts en citant un proverbe du pays:

«Al que nace barrigon, es en balde que lo fajen.» (Celui qui est né ventru, c’est en vain qu’on lui ceint la panse.) Le patron, en le voyant entrer, courut lui offrir un verre de gin tandis que les gauchos à la mine la plus sinistre portaient une main à leur chapeau pour saluer celui qui semblait être leur chef. Les ouvriers européens le regardaient avec curiosité en demandant son nom et les métisses vinrent au-devant de lui avec des sourires d’esclaves.

Manos Duras reçut avec une certaine hauteur cet accueil flatteur. Une des femmes se hâta d’aller chercher pour lui un autre siège d’honneur, un autre crâne de cheval. Le terrible gaucho s’y installa tandis qu’autour de lui le reste des clients demeuraient assis sur le sol; la cueca, un instant interrompue par son entrée, reprit et ne s’arrêta pas à l’arrivée d’un autre personnage que le Gallego reçut derrière son comptoir avec de profondes révérences.

C’était don Roque, le commissaire de police de la Presa, seul représentant de l’autorité gouvernementale dans le village et ses environs. Le gouverneur du territoire de Rio Negro habitait au bord de l’Atlantique une agglomération où l’on ne parvenait qu’après un voyage à cheval de douze jours, c’est-à-dire six fois plus de temps qu’il n’en fallait pour aller à Buenos-Ayres en chemin de fer.

Aussi le commissaire jouissait-il de l’indépendance la plus complète, celle que confère l’oubli. Le gouverneur était bien trop loin pour lui donner des ordres. Son chef le plus immédiat était le ministre de l’Intérieur résidant à Buenos-Ayres, mais il était trop haut placé pour se soucier de son existence. En réalité, don Roque n’abusait pas de son pouvoir, et d’ailleurs il n’eût pas disposé de moyens suffisants pour le faire sentir bien lourdement. C’était un gros homme indulgent et d’un abord aisé; un bourgeois de Buenos-Ayres qui, ayant éprouvé des revers, avait demandé un emploi pour vivre et s’était résigné à l’exil de Patagonie.

Il portait avec son costume de ville des bottes et un grand chapeau et croyait ainsi se donner l’apparence qu’exigeait son emploi. Un revolver qu’il plaçait bien en vue par-dessus son gilet était le seul insigne de son autorité.

L’Espagnol se dessaisit de la meilleure chaise de l’établissement, qu’il gardait derrière son comptoir pour les visites extraordinaires, et le commissaire alla se placer à côté de Manos Duras. Celui-ci ôta son chapeau pour le saluer, mais n’abandonna pas le crâne qui lui servait de siège.

Les deux hommes causèrent; le bal continuait. Don Roque se mit à fumer un cigare que le gaucho lui avait offert avec un geste de grand seigneur.

—On affirme, dit-il à voix basse, que c’est toi qui a volé la semaine dernière trois jeunes taureaux à l’estancia du Pozo Verde. L’endroit n’est pas de mon ressort, c’est dans le Rio Colorado; mais mon collègue, le commissaire de là-bas, te soupçonne d’être le voleur.

Manos Duras continua de fumer en silence, cracha, et dit enfin:

—Ce sont des calomnies de ceux qui voudraient m’ôter la fourniture de la viande du campement de la Presa.

—On a dit aussi au gouverneur du territoire que tu étais l’assassin des deux marchands turcs tués il y a quelques mois.

Le gaucho haussa les épaules et répondit froidement comme pour clore la conversation:

—On m’a accusé de tant de crimes, sans jamais apporter aucune preuve!

Le bal continua jusqu’à dix heures du soir au «magasin du Gallego». Dans les grandes cités ce sont les premières lueurs du jour qui mettent fin aux fêtes, mais dans ce pays où tout le monde se levait à l’aube, cette heure-là était jugée fort tardive.

A cette heure, les plus importants personnages du campement ne dormaient pas non plus. Ils tenaient une plume à la main et leur pensée était loin.

L’ingénieur Canterac, le coude sur la table, les yeux mi-clos, croyait voir le lointain Paris et dans Paris une maison proche du Champ-de-Mars où habitait au cinquième étage sa femme avec ses enfants; une dame à la physionomie triste, aux cheveux blanchis, au visage encore frais. A ses côtés, deux fillettes. Devant elle un jeune garçon de quatorze ans, son fils aîné, qui l’écoutait parler... Et la mère leur montrait sur le canapé du modeste salon un portrait de Canterac jeune, en uniforme militaire.

Les meubles de l’appartement, leurs vêtements à eux tous portaient la marque d’une existence modeste, mais ordonnée, digne et non exempte de distinction.

L’ingénieur, troublé par ces visions qu’il avait appelées, fit un effort pour s’arracher à leur emprise et continua la lettre commencée.

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