La tentatrice
XIII
Watson et Robledo, préoccupés par l’événement qui s’était produit quelques heures auparavant dans le parc inventé par Canterac, terminèrent silencieusement leur repas.
Un obstacle infranchissable semblait s’être élevé entre eux. Watson montrait un visage assombri et évitait de regarder Robledo qui levait de temps en temps les yeux sur son associé avec un sourire plein d’amertume. Il pensait à Hélène, ce cruel despote, qui peut-être avait excité Richard contre lui.
Le jeune homme quitta la table, prit congé en murmurant quelques mots indistincts et saisit son chapeau pour sortir.
—Il va la voir, se dit l’Espagnol; loin d’elle, il ne vit plus.
Dans la rue centrale, Watson rencontra des groupes qui discutaient avec ardeur. Les rectangles rouges que projetaient sur le sol les portes du bar étaient souvent voilés par l’ombre de gens qui entraient ou sortaient.
Il devina que tous commentaient l’événement du jour en prenant fait et cause soit pour l’ingénieur, soit pour l’entrepreneur.
Quand il arriva chez Hélène, Sébastienne le reçut au sommet du perron. La métisse elle-même était préoccupée par les incidents de l’après-midi.
Elle regarda Richard avec sévérité; sans doute, elle pensait à Celinda. «Ah! les hommes! Ce gringo qu’elle avait pris pour un bon garçon, il était tout aussi vicieux que les autres.»
Le jeune homme passa sans remarquer ce regard et trouva dans la grande salle Hélène qui semblait l’attendre.
Il voulut prendre un fauteuil, mais la marquise s’y opposa.
—Non, ici, à côté de moi. Personne ainsi ne pourra nous entendre.
Et elle l’obligea à s’asseoir sur le sofa, tout près d’elle.
Son visage était pâle, son regard dur et elle semblait encore sous l’impression désagréable des événements récents. La rixe entre Pirovani et Canterac était passée dans sa mémoire au second plan, mais l’image de Celinda, le fouet levé, la tourmentait sans cesse, et elle en frémissait encore de rage. Elle oublia sa rancune en voyant arriver ponctuellement Richard qu’elle avait prié de venir passer la soirée chez elle. Elle remarqua que Watson regardait avec inquiétude les portes de la salle et crut devoir le rassurer.
—Personne ne viendra. Mon mari est dans sa chambre, accablé par une mauvaise nouvelle qu’il a reçue d’Europe... un malheur de famille que nous attendions depuis quelque temps et qui ne me touche pas beaucoup moi-même.
Puis, changeant de ton et de visage, elle continua:
—Combien je vous remercie d’être venu!... Je tremblais à la pensée qu’il me faudrait passer seule les longues heures de la soirée. Je m’ennuie tant ici!... C’est pour cela qu’aujourd’hui, en nous séparant, je vous ai supplié de ne pas m’abandonner...
Et en prononçant ces mots elle prit la main de Watson qu’elle contempla de ses yeux caressants.
Le jeune homme se sentit flatté par ce regard dans sa vanité masculine, mais immédiatement le souvenir des incidents de l’après-midi lui revint à la mémoire.
—Pourquoi ces deux hommes se sont-ils battus? Est-ce pour vous?
Elle hésita d’abord, puis, détournant les yeux, elle répondit avec détachement.
—Peut-être; mais je les méprise tous les deux. Vous seul existez pour moi, Richard.
Elle lui posa les mains sur les épaules et approcha de lui son visage; son corps souple s’étira avec une ondulation féline.
—Il me semble, murmura-t-elle, que nous sommes près de franchir les bornes d’une tranquille amitié. Vous ne savez pas comme vous m’intéressez.
Ils se sentaient enhardis par la solitude et par la force de leur désir. En quelques minutes ils allaient parcourir des étapes que dans son inexpérience le jeune homme s’attendait à voir durer fort longtemps. Hélène pensait à la jeune amazone qui avait tenté de la frapper. Outragée dans son orgueil, elle voulait une prompte vengeance, et cyniquement, elle se disait avec un rire contenu qui faisait briller son regard:
—Puisque tu es jalouse, ce ne sera pas sans motif. Je te rendrai bien ton coup de cravache.
De plus, elle songeait à ces deux hommes qui s’étaient colletés devant elle, sans qu’elle éprouvât aucune émotion véritable et, avec l’étrange logique d’un cerveau désordonné, elle arrêtait que le plus sûr moyen de rétablir la paix entre eux était de se donner à un troisième, plus digne qu’elle le distinguât.
Watson, de son côté, la trouvait plus belle et plus désirable depuis que deux hommes avaient essayé de se tuer pour elle. Un sentiment d’orgueil viril, de vanité sexuelle, s’unissait aux émotions qu’excitaient en lui les paroles de la Torrebianca et le contact de son corps.
Les deux mains qu’elle avait appuyées sur les épaules de Richard se rejoignaient lentement et le jeune homme se sentit emprisonné entre deux bras adorables. Quelque chose se réveilla dans son âme, comme une fleur mourante qui renaît. Il crut voir le noble et triste visage de l’ingénieur Torrebianca et soudain il voulut rompre le charme, se rejeter en arrière et repousser Hélène... Il ne pouvait trahir son compagnon. Il ne pouvait commettre cet acte honteux sous le toit même de cet homme à peine séparé de lui par quelques cloisons. Puis il se vit lui-même marchant joyeusement dans la campagne, aux côtés de Celinda. Encore une fois il voulut secouer la tête et ses paupières battirent avec angoisse; alors même qu’il tentait de se déprendre, il était certain d’en être incapable.
«Pauvre petite Fleur du Rio Negro!» pensa-t-il.
Les bras qui entouraient son cou se resserrèrent doucement et attirèrent peu à peu sa tête vers le visage féminin qui lui tendait ses lèvres avides et hardies. Leurs bouches s’unirent enfin et Richard crut que ce baiser n’aurait plus de fin.
Il était ivre comme un homme qui, trouvant toutes portes ouvertes, s’avance de salle en salle dans un palais merveilleux, et découvre chaque fois une chambre plus admirable et des perspectives plus éblouissantes au delà. Au moment où il s’imaginait que cette bouche, il l’avait possédée toute, les lèvres s’entr’ouvraient en un bâillement de fauve et le laissaient pénétrer plus avant pour lui révéler l’énervante volupté de contacts inconnus. Il croyait avoir épuisé toutes les sensations que recelaient en elles ces deux valves de chair humide et douce, et de nouveaux frissons de plaisir lui parcouraient le dos.
A ce moment, il eut la même pensée que tous les naïfs habitants de la Presa qui couraient affolés dans le sillage de la Torrebianca: «C’est elle la vraie femme. Les femmes qui ont connu l’existence élégante méritent seules qu’on les admire.»
Ses mains s’égarèrent sur les rondeurs de ce corps adorable, essayèrent d’écarter les vêtements importuns.
Soudain tous deux se repoussèrent sous le coup d’une violente surprise et se hâtèrent de réparer le désordre de leur aspect. Sébastienne venait de frapper à la porte et demandait la permission d’entrer.
La métisse était trop bien stylée pour ouvrir une porte sans autorisation; mais avant de la solliciter elle jugeait toujours bon de jeter un coup d’œil par le trou de la serrure.
Sa tête parut enfin dans l’entre-bâillement et elle dit, en voilant son regard malicieux:
—Mon ancien patron, don Pirovani, demande à voir Madame. Il dit que c’est très pressé.
Richard se leva pour partir; Hélène le supplia de rester, lui promettant de congédier l’intrus au plus tôt. Mais le jeune homme avait repris son sang-froid et s’était rendu compte du danger qu’il venait de courir; il saisit l’occasion qui se présentait et se retira, désireux de ne pas rester seul avec elle à nouveau. Sur le seuil il heurta presque l’entrepreneur qui entrait, saluant de très loin «Madame la Marquise».
Il lui serra la main et disparut incontinent.
Hélène ne chercha pas à dissimuler l’irritation que lui causait cette visite inopportune; elle reçut l’Italien avec une visible mauvaise humeur.
Elle resta debout pour lui faire comprendre que leur entrevue devait être brève; mais l’autre, préoccupé, lui demanda la permission de s’asseoir et prit un fauteuil avant même qu’elle eût répondu. La Torrebianca se contenta de s’appuyer au bord d’une table.
—Mon mari est indisposé, dit-elle, et a besoin de mes soins. Ce n’est pas bien grave: l’émotion que lui a causée un malheur de famille. Mais parlons de vous: quel sujet vous amène ici à une heure pareille?
Pirovani resta un moment sans répondre, pour donner ainsi plus de solennité aux paroles qu’il allait prononcer.
—Monsieur de Canterac estime qu’après l’incident de ce soir nous devons nous mesurer dans un duel à mort.
Hélène, qui ne pensait qu’à Watson et qui supportait mal la présence de celui qui l’avait mis en fuite, eut un mouvement qui marquait que la nouvelle l’intéressait peu. Puis elle essaya de dissimuler son indifférence et dit:
—Cette proposition n’a rien d’extraordinaire. Si j’étais un homme j’agirais de même.
Pirovani, qui avait hésité jusqu’alors parce qu’il trouvait stupide le défi de Canterac, se leva de son fauteuil d’un air décidé.
—Eh bien, dit-il, puisque vous l’approuvez, c’est dit. Je me battrai contre le Français; je me battrai s’il le faut contre la moitié du monde pour vous prouver que je suis digne de votre estime.
En parlant ainsi il avait saisi une main d’Hélène, mais cette main lui sembla si molle et si froide qu’il la lâcha avec découragement. Elle se tourna d’un air las vers les pièces intérieures de la maison, où se trouvait son mari. Pirovani comprit qu’il devait se retirer, et il se hâta d’obéir, mais en se dirigeant vers la porte il n’épargna pas à la marquise les déclarations et les gestes d’un amoureux qui veut faire admirer son héroïsme.
Restée seule enfin, Hélène appela Sébastienne à grands cris. La métisse ne se hâta pas d’accourir. Elle avait dû accompagner jusqu’à la porte de la rue son ancien patron.
—Essaie de rejoindre M. Watson, ordonna-t-elle vivement. Il ne doit pas être loin, dis-lui de revenir.
La métisse sourit, baissa les yeux et dit avec une feinte naïveté:
—Ce serait difficile de le rattraper! Il est parti comme une bombe, ou comme s’il avait le diable à ses trousses.
En sortant de son ancienne maison, Pirovani se rendit chez Robledo. L’Espagnol lisait un livre qu’il tenait appuyé contre la lampe à pétrole posée au centre de la table. En voyant entrer l’entrepreneur il l’accueillit avec des exclamations et des gestes de reproche.
—Eh bien! qu’est-ce qui vous a donc pris?... Un homme de votre âge et de votre caractère... Mais vous êtes pire qu’un gamin de quinze ans qui se bat pour sa fillette.
L’Italien, l’air hautain, n’accepta pas cette réprimande trop tardive et secrètement fier de ce qu’il annonçait, il dit avec solennité:
—Je dois avoir un duel à mort avec le capitaine Canterac. Je suis venu vous trouver pour vous prier d’être mon témoin avec Moreno.
Robledo poussa des clameurs indignées en levant les bras au ciel pour donner plus de vigueur à sa protestation.
—Et vous croyez que je vais appuyer ces extra-vagances et me montrer aussi fou que vous ou que l’autre?
Il continua de s’élever contre l’absurde demande de Pirovani, mais l’Italien secouait la tête avec obstination. Depuis son entretien avec Hélène, il était résolu à tout.
—Je suis de naissance modeste, dit-il, je n’ai jamais su que travailler, mais je veux montrer à ce monsieur que je ne le crains pas, quelque habitué qu’il soit à manier les armes.
Robledo haussa les épaules en entendant ces mots qui lui semblaient stupides. Il se lassa enfin de protester sans résultat:
—Je vois qu’il est inutile d’essayer de vous rendre le bon sens... C’est bien, je consens à parler en votre nom, mais à la condition que vous me laisserez arranger les choses raisonnablement en évitant ce duel.
L’entrepreneur parut offensé et prit une attitude de dignité chevaleresque.
—Non; je veux le duel à mort. Je ne suis pas un lâche et je ne cherche pas des accommodements.
Puis il laissa voir sa vraie pensée:
—Je n’ai pas reçu une brillante éducation, mais je sais comment on doit se comporter dans des circonstances comme celle-ci. En outre, des personnes haut placées m’ont dit leur opinion. Je dois me battre, je me battrai.
Il prononça ces mots avec une telle conviction que Robledo devina qu’Hélène était la «personne haut placée» qui l’avait conseillé. Il le regarda avec pitié, puis déclara qu’il se refusait de façon formelle à lui servir de témoin.
Pirovani, convaincu qu’il n’obtiendrait plus rien de lui, prit congé et se dirigea vers la maison de Moreno.
Le jour suivant, don Carlos Rojas reçut une visite fort matinale. Il se trouvait devant la porte du corps de logis de son estancia quand il vit arriver, monté sur un bidet qui le fit sourire, un cavalier en costume de ville.
C’était le secrétaire Moreno.
—Où courez-vous, monté sur cette rosse?... Descendez; que diriez-vous d’un peu de maté, camarade?
Tous deux entrèrent dans la pièce qui servait de salon et de bureau à don Carlos, et, tandis qu’une petite servante préparait le maté, Moreno aperçut par une porte entre-bâillée la fille de Rojas assise, triste et pensive, dans un fauteuil d’osier. Elle portait un costume féminin et semblait avoir dépouillé avec ses habits d’homme son audace joyeuse de garçon turbulent.
Moreno la salua, de son côté de la porte, et elle répondit mélancoliquement à son salut.
—Regardez-la, dit le père, elle n’est plus la même. Est-ce qu’on ne la croirait pas malade; la jeunesse est ainsi.
Celinda sourit d’un air las et secoua la tête: Non, elle n’était pas malade. Bientôt, elle quitta la pièce où elle se trouvait, trop voisine du salon, pour permettre aux deux hommes de parler librement.
Quand ils eurent pris la première tasse de maté, Rojas offrit à Moreno un cigare, alluma le sien et se prépara à écouter.
—Quel bon vent vous amène en ces lieux, mon cher rond-de-cuir? Vous n’êtes pas homme de cheval, et ce n’est pas pour rien que vous avez poussé un galop jusqu’ici.
Le rond-de-cuir continua de fumer avec le calme d’un Oriental qui aime exciter la curiosité de son interlocuteur avant d’entrer en matière.
—Dans votre jeunesse, don Carlos, dit-il enfin, vous avez su manier les armes. Je me suis laissé dire que lorsque vous habitiez Buenos-Ayres vous avez eu plus d’un duel, pour histoires de femmes.
Rojas regarda de côté et d’autre pour s’assurer que sa fille était loin et ne pouvait entendre. Puis il sourit avec la vanité d’un homme mûr qui évoque les aventures de sa jeunesse ardente, et il dit, faussement modeste:
—Bah! tout cela est oublié! Péchés de jeunesse! C’était l’habitude d’autrefois!
Moreno crut devoir rester silencieux un long moment, puis il ajouta:
—L’ingénieur Canterac et l’entrepreneur Pirovani se battront en duel demain... C’est un duel à mort.
—Quoi, ces choses-là ne sont pas encore passées de mode? Et ici, en plein désert?
Moreno fit oui de la tête sans dire un mot. L’estanciero resta muet lui aussi et il regarda son hôte avec des yeux interrogateurs. En quoi cela le regardait-il? Il avait donc fait ce voyage pour le plaisir de lui annoncer cette nouvelle?
—Canterac, dit l’employé, a comme témoin le marquis de Torrebianca et le gringo Watson. Comme ils sont tous deux ingénieurs, ils ne peuvent refuser un service aussi important à un collègue.
Rojas trouva la chose fort naturelle. Mais, que lui importait, à lui, que les témoins fussent celui-ci ou celui-là.
—Pirovani n’a pu trouver que moi, continua Moreno, et je viens vous prier, don Carlos, vous qui connaissez les armes, de me tirer d’affaire en acceptant d’être le second témoin de l’Italien.
L’estanciero protesta avec véhémence.
—Assez de blagues, hein?... Pourquoi irais-je me mêler des zizanies entre les gens de la Presa, qui d’ailleurs sont tous mes amis? Et puis, je suis trop vieux pour m’embarquer dans ces affaires et je ne tiens pas à jouer au matamore.
Moreno insista et la discussion des deux hommes dura quelques minutes. Don Carlos enfin parut mollir, séduit par le mystère que cachait ce duel inattendu. Son rôle de témoin lui permettrait peut-être de découvrir des choses fort drôles et fort intéressantes.
—Bon, ce sera comme vous voudrez. Qu’est-ce que vous ne me feriez pas faire, rond-de-cuir maudit!
Il sourit ensuite d’un air égrillard, et, frappant la cuisse de l’employé, il lui demanda en baissant le ton:
—Et pourquoi veulent-ils se tuer? Histoire de femme encore? Cette marquise qui les a tous rendus fous, elle est bien pour quelque chose dans l’aventure?
Moreno prit une attitude pleine de réserve et porta un doigt à ses lèvres pour lui imposer silence.
—Soyez prudent, don Carlos. Songez que nous aurons affaire au marquis de Torrebianca, qui est témoin et qui dirigera sans doute le combat, car il est expert en cette matière.
L’estanciero se mit à rire en appliquant de nouvelles claques sur les cuisses de son ami. Il riait de si bon cœur qu’il portait de temps en temps sa main à sa gorge comme s’il eût craint d’étouffer.
—Ah! elle est bien bonne!... C’est le mari qui sera directeur du duel... Et c’est pour sa femme que les deux autres se battent!... Ces gringos sont vraiment délicieux! Je serai bien content de voir ça... c’est formidable!
Puis il reprit, calmé:
—Eh bien, oui, j’accepte d’être témoin. C’est plus fort qu’une place de théâtre à Buenos-Ayres, ou que ces histoires de cinéma dont ma fillette raffole.
Vers le milieu de l’après-midi, Moreno, qui avait déjeuné à l’estancia de Rojas, regagna la Presa et mit pied à terre devant l’ancienne maison de Pirovani.
Torrebianca marchait de long en large dans la pièce qui lui servait de bureau. Il était vêtu de noir et paraissait plus triste et plus découragé que les jours précédents. Il s’arrêtait parfois près de sa table sur laquelle était posée une boîte de pistolets ouverte. Il avait passé une partie de l’après-midi à nettoyer ces armes et à les contempler mélancoliquement, comme si leur vue eût évoqué pour lui de lointains souvenirs. S’il oubliait un instant les pistolets, c’était pour regarder une photographie placée aussi sur la table: la photographie de sa mère. Ses yeux se mouillaient quand il la contemplait.
Moreno le salua, se hâta de l’informer qu’il avait trouvé un autre témoin, et qu’il avait pleins pouvoirs pour discuter avec lui les préparatifs du combat. Le marquis s’inclina avec un salut cérémonieux, puis lui fit voir les pistolets.
—Je les ai apportés d’Europe; ils ont servi plus d’une fois en des circonstances aussi graves que celle qui nous occupe. Examinez-les avec soin; nous n’en avons pas d’autres, les deux parties doivent donc les accepter.
L’employé répondit qu’il jugeait inutile de les vérifier et qu’il acceptait toutes les décisions du marquis.
Torrebianca continua de parler avec une noble dignité qui impressionnait vivement Moreno.
«Le pauvre homme, pensait-il, ignore sa véritable situation. C’est un homme de cœur et d’honneur: un vrai gentilhomme qui ne sait rien des actes de sa femme et du triste rôle qu’il va jouer.»
Tandis que l’Argentin le regardait avec une sympathie apitoyée, le marquis ajouta:
—Aucun des deux adversaires ne veut faire d’excuses et les injures sont extrêmement graves; nous devons donc décider que le duel sera un duel à mort. N’est-ce pas votre avis, Monsieur?
L’employé s’était rendu compte de l’importance de cette conversation. Très grave, il approuva silencieusement de la tête.
—Mon client, continua le marquis, n’admet pas moins de trois balles échangées à vingt pas avec faculté de viser pendant cinq secondes.
Moreno battit des paupières, consterné, et parut sur le point de rejeter des conditions pareilles; mais il se souvint d’un dernier entretien qu’il avait eu avec Pirovani le matin même avant de partir pour l’estancia de Rojas.
L’Italien avait paru transfiguré par un enthousiasme belliqueux. Il se félicitait qu’une occasion lui fût donnée de prendre devant «Madame la Marquise» la figure d’un héros de roman. «Acceptez toutes les conditions, avait-il dit à Moreno, aussi terribles soient-elles. Je veux montrer que si j’ai débuté comme simple ouvrier, j’ai plus de bravoure et de vraie noblesse que ce capitaine.»
L’employé se résigna donc à faire de la tête un nouveau signe affirmatif.
—Ce soir, continua le marquis, les quatre témoins se réuniront chez Watson pour arrêter les conditions par écrit, et la rencontre aura lieu demain à la première heure.
Le témoin de Pirovani fit savoir que don Carlos Rojas ne pourrait assister à la réunion, car il était allé à Fort Sarmiento chercher un médecin qui assisterait au combat; mais lui-même signerait en son nom tous les documents utiles. Et les deux témoins se séparèrent.
En sortant de la maison, Moreno aperçut près du perron le commissaire de police qui semblait l’attendre. Don Roque l’interpella avec indignation:
—Vous vous figurez sans doute que vous pouvez faire ici tout ce qu’il vous plaît, et que dans ce pays il n’y a ni autorité ni loi ni règle, comme au temps des Indiens. Je suis commissaire de police, sachez-le bien, et j’ai le devoir d’empêcher les gens de faire des folies. Dites-moi à quel moment aura lieu le duel... J’ai besoin de le savoir.
Moreno refusa de le dire, et devant son entêtement le commissaire prit un ton plus aimable.
—Dites-le moi, et ne faites pas le malin. Songez qu’il n’est pas convenable que des choses pareilles se passent ici, moi présent. Dites-moi l’heure de l’affaire pour que je puisse m’éloigner avant.
Le témoin lui parla à l’oreille, et don Roque lui serra la main pour le remercier de sa confidence. Ensuite, il alla prendre son cheval qui se trouvait à proximité et, le pied déjà dans l’étrier, il dit à voix basse:
—Je vais passer la nuit à Fort Sarmiento, et je ne serai pas de retour avant demain soir... Faites ce que vous voudrez... Je ne sais rien.
XIV
Les clients les plus attardés du bar commençaient à se retirer quand Robledo arriva devant la maison où logeait Hélène.
Il gravit à pas silencieux le perron et après un moment d’hésitation il frappa discrètement. La porte s’ouvrit bientôt et Sébastienne parut; cet appel l’avait surprise au moment où elle allait se coucher. Ses cheveux raides étaient divisés en une infinité de tresses, nouées chacune d’un petit lacet, et elle s’efforçait de dissimuler sous la masse énorme de ses bras une partie de sa gorge cuivrée et puissante, que son corsage dégrafé laissait à découvert. Ses yeux furibonds prédisaient à l’importun une avalanche d’insultes, mais ils s’adoucirent à la vue de Robledo, et elle dit aimablement avant même qu’il eût prononcé un mot:
—La patronne est dans sa chambre et le marquis est parti avec sa maudite boîte de pistolets. Je croyais qu’il était avec vous... Entrez, don Robledo; je vais prévenir Madame.
L’ingénieur n’ignorait pas que Torrebianca se trouvait chez lui avec les autres témoins; mais il avait besoin de parler immédiatement à Hélène. Pourtant, il recula en voyant Sébastienne ouvrir la porte toute grande pour l’inviter à entrer. Il eut peur de se trouver seul avec la marquise dans la salle. Il fallait que leur entrevue fût courte. D’ailleurs le mari pouvait arriver et il lui serait difficile d’expliquer sa présence dans la maison, alors qu’il venait de le voir et de lui parler dans sa propre demeure.
—Je n’ai pas grand’chose à dire à ta patronne... Il vaut mieux qu’elle vienne à la fenêtre de sa chambre.
La métisse ferma la porte et Robledo, avançant sur la galerie extérieure, passa devant plusieurs fenêtres. Un instant après, l’une d’elles s’ouvrit et la marquise s’y montra, les cheveux dénoués; un peignoir négligemment jeté sur ses épaules laissait à découvert une grande partie de ses bras et de sa gorge.
Elle s’était habillée précipitamment, et semblait effrayée; avant même que Robledo l’eût saluée elle demanda d’une voix angoissée:
—Un malheur est arrivé à Watson? Pourquoi venez-vous ici à pareille heure?
Robledo sourit ironiquement avant de répondre.
—Watson est en bonne santé, et si je viens à pareille heure, c’est pour vous parler d’un autre homme.
Puis il fixa sur elle un regard sévère et continua lentement:
—Au lever du soleil deux hommes vont s’entretuer. Cette tragique folie m’ôte le sommeil, et je suis venu vous dire: «Hélène, empêchez ce malheur.»
Sûre maintenant que Watson était sauf, elle répondit avec humeur:
—Que voulez-vous que j’y fasse? Ils peuvent bien se battre si cela leur plaît... C’est le fait des hommes.
Robledo fut consterné de cette cruauté.
—Je ne suis qu’une femme, continua-t-elle, mais ces combats ne m’effraient pas. Frédéric s’est battu une fois pour moi peu de temps après notre mariage. Là-bas, dans mon pays, plus d’un homme a risqué sa vie pour m’être agréable, et je n’ai jamais essayé de l’empêcher.
Elle eut une moue de mépris et ajouta:
—Vous voudriez que j’aille prier ces deux messieurs de ne pas risquer leur précieuse vie, pour qu’ensuite chacun d’entre eux vienne me réclamer quelque faveur en échange de son obéissance?... D’ailleurs, si j’intervenais dans cette affaire ils croiraient tous deux qu’ils m’inspirent beaucoup d’intérêt, et je me moque de l’un et de l’autre... S’il s’agissait d’un autre homme, peut-être céderais-je à votre prière.
L’Espagnol hocha la tête en entendant ces mots: «autre homme», et un instant l’image de son associé lui apparut. Hélène le regardait maintenant avec pitié.
—Dormez tranquille, Robledo, comme je vais dormir moi-même. Laissez ces deux orgueilleux annoncer qu’ils vont se tuer. Il n’arrivera rien de grave, vous verrez.
Elle s’écarta un peu de la fenêtre, par peur des jejenes et de tous les insectes sanguinaires qui, attirés par sa chair appétissante, commençaient à bourdonner autour de ses épaules et l’obligeaient à les chasser de la main tout en parlant.
—Si vous voyez Watson, dites-lui que je l’ai attendu toute la journée. Avec cette histoire de duel on ne peut plus lui parler... A demain, passez une nuit bien tranquille.
Elle ferma la fenêtre en simulant une peur enfantine des moustiques et Robledo découragé dut se retirer.
A cette heure même, l’ingénieur Canterac écrivait sur sa table de travail et terminait une longue lettre par ces mots «telle est ma dernière volonté; je compte sur vous pour l’exécuter. Adieu, chère femme! adieu mes enfants! Pardonnez-moi.»
Il plia le papier pour l’introduire dans l’enveloppe qu’il plaça ensuite dans la poche intérieure d’une redingote suspendue à côté de lui.
«Si je tombe demain, pensa-t-il, on trouvera cette lettre sur ma poitrine. Je chargerai Watson, avant le duel, de l’envoyer à ma famille au cas où je mourrais.»
Une heure après, son adversaire entrait chez Moreno. L’employé revenait de la réunion où il avait rencontré les témoins de Canterac. Pirovani lui parla d’une voix lente en s’efforçant de cacher son émotion.
Il venait de déposer sur la table de Moreno deux lettres dont l’une, très volumineuse, était sous enveloppe ouverte. Il avait écrit pendant une partie de la nuit dans son logement pour résumer dans ces deux lettres l’état de ses affaires. Il montra la plus mince et dit:
—Celle-ci est pour ma fille. Vous la lui enverrez si je meurs.
L’Argentin s’efforça de rire pour montrer qu’il ne croyait pas à la possibilité de sa mort et que de telles paroles méritaient seulement qu’on s’en amusât. Mais il ne persista guère dans sa gaîté factice car la voix de l’entrepreneur restait grave.
—Dans l’enveloppe la plus épaisse vous trouverez une procuration en règle qui vous permettra de toucher sans difficulté ce que le gouvernement me doit, et les sommes que j’ai en dépôt dans les banques. Vous êtes habile et vous n’aurez pas de peine à vous rendre compte, en examinant ces papiers, de l’état de mes affaires et à trouver le meilleur moyen de les liquider. J’ai fait aussi un testament qui vous nomme tuteur de ma fille. Vous êtes le seul homme en qui j’aie confiance. Sans doute vous avez penché plus d’une fois du côté de mon adversaire plutôt que du mien, mais cela importe peu. Je sais que vous êtes un honnête homme et je vous confie ma fille et ma fortune; tout ce que je possède au monde.
Moreno fut si touché par cette marque de confiance qu’il dut porter une main à ses yeux. Puis il se leva, serra avec force la main de l’Italien et d’une voix entrecoupée il lui promit d’exécuter fidèlement toutes ses recommandations. Il jura de protéger la fille et la fortune de son ami, si celui-ci venait à mourir le lendemain.
—Mais vous ne mourrez pas, ajouta-t-il en se frappant la poitrine. Mon cœur me le dit.
Peu après le lever du soleil quelques hommes s’assemblaient dans une prairie couverte d’une herbe maigre, au bord du fleuve. Elle était bornée par quelques vieux saules aux racines mi-découvertes qui se penchaient, moribonds, au-dessus de l’eau comme si, d’un moment à l’autre, ils dussent s’écrouler dans le courant.
L’endroit était triste. A cette heure où la lumière arrivait horizontalement, presque au ras du sol, les ombres des êtres et des arbres s’étiraient en un allongement bizarre.
Pirovani arriva le premier, escorté de Moreno et de don Carlos; tous étaient vêtus de noir, mais une redingote neuve et solennelle distinguait l’entrepreneur de ses compagnons. Il l’avait reçue de Buenos-Ayres la semaine précédente; elle sortait de chez un tailleur fameux à qui il avait commandé une garde-robe complète aussi riche que celle des millionnaires les plus élégants de la ville.
Derrière ce groupe s’avança un long et maigre vieillard; il avait le nez violacé et bourgeonné des alcooliques et portait une trousse de chirurgien sous le bras. C’était le médecin que Rojas était allé chercher à l’agglomération voisine la veille au soir.
Quelques minutes après, Canterac, Torrebianca et Watson arrivèrent dans la prairie. Le capitaine et le marquis portaient de longues redingotes, moins resplendissantes que celle de Pirovani, et des cravates noires: on eût dit qu’ils allaient assister à un enterrement. Watson portait seulement un costume sombre.
Après avoir fait de loin un salut cérémonieux à son adversaire et à ses témoins, Canterac commença d’aller et de venir au bord du fleuve. Il feignait de s’amuser à suivre des yeux le vol capricieux des oiseaux du matin, ou à lancer des pierres dans le courant. L’entrepreneur, qui tenait à ne pas paraître inférieur, imitait tous ses gestes et se mit aussi à marcher près des saules en regardant le fleuve. Tous deux continuèrent ainsi à se déplacer d’un pas d’automate chacun dans la partie de la rive qui lui était assignée.
Torrebianca, que son expérience en ces matières désignait pour le premier rôle, commença les préparatifs du combat. Il demanda à Watson deux cannes que celui-ci avait eu la précaution d’emporter, et en planta une dans le sol. Puis, une main sur les yeux, il regarda dans la direction du soleil pour s’assurer exactement de quel côté venait la lumière, et il se mit à marcher en comptant ses pas.
—Vingt, dit-il, en plantant dans le sol la seconde canne.
Il rejoignit à nouveau les témoins, prit une pièce de monnaie et, après avoir interrogé Moreno, il la lança en l’air. Quand la pièce retomba, l’employé dit à Rojas.
—Nous avons gagné, don Carlos; c’est à nous de choisir la place.
Le marquis, qui avait apporté sous son bras sa fameuse boîte de pistolets, la laissa ouverte sur l’herbe. Il chargea les deux armes avec lenteur et minutie puis reprit la même pièce de monnaie pour laisser le hasard décider encore. Quand la rondelle de métal fut retombée, l’employé se pencha pour la voir et dit à l’estanciero:
—La chance est pour nous. Nous pouvons choisir aussi le pistolet.
Les témoins de Pirovani allèrent ensuite chercher leur client et le placèrent à côté de la canne qui marquait l’emplacement choisi par eux. Le marquis et Watson conduisirent leur ami à côté de la seconde canne.
Cependant, le médecin, quelque peu affairé, se préparait de son côté. C’était la première fois qu’il assistait à un duel. Il avait ouvert sa trousse de chirurgien et, un genou en terre, il s’était mis à dérouler des bandages, à ouvrir des fioles et à vérifier le fonctionnement de ses appareils.
Les deux adversaires restèrent face à face. Canterac se tenait raide, avec le visage grave et sans expression du soldat qui attend un commandement. Pirovani avait les yeux ardents, le regard haineux, le visage furieux. Quand Moreno s’approcha pour lui remettre le pistolet, il lui dit à voix basse:
—Je vais le tuer, vous allez voir. C’est mon cœur qui me le dit.
Mais il oublia un instant son optimisme cruel pour ajouter avec une certaine anxiété:
—Je veux qu’on m’explique bien de combien de temps je dispose pour viser. Je ne veux pas me tromper pour qu’on ne dise pas ensuite que je suis un rustre incapable de comprendre ces choses.
Les deux ennemis prirent leurs pistolets, le canon levé. Moreno prit soin de boutonner la redingote de Pirovani qui était dégrafée. Puis il lui releva le col pour cacher le blanc de la chemise. Torrebianca, de son côté, examina Canterac. Il était correctement boutonné comme un militaire, mais son témoin lui releva aussi le col de la redingote. Tous deux avant de prendre leur arme avaient quitté leur chapeau et l’avaient remis à un de leurs témoins.
Le marquis se plaça entre les deux adversaires, sortit un papier de sa poche et se mit à lire avec lenteur et gravité.
«Deuxièmement. Le directeur du combat frappera trois coups dans ses mains et les adversaires pourront viser et faire feu à volonté entre le premier et le troisième coup.
»Troisièmement. Si l’un des deux adversaires faisait feu après le troisième coup, il serait déclaré félon et disqualifié immédiatement.»
Pirovani, le pistolet levé, avançait la tête, les yeux à demi fermés pour mieux entendre, et approuvait du menton chacune des paroles de Torrebianca. Canterac demeurait impassible; il semblait connaître depuis longtemps ce qu’il venait d’entendre.
Le marquis continua sa lecture, puis, repliant son papier, il adressa la parole aux deux adversaires:
—Mon devoir est de faire un dernier appel à la concorde. Peut-on espérer encore la réconciliation de deux hommes d’honneur? L’un d’entre vous consent-il à présenter ses excuses à l’autre?
Pirovani secoua violemment la tête. L’ingénieur demeura immobile et pas une ligne de son visage durci ne bougea.
Le marquis reprit la parole, ôtant son chapeau avec une courtoisie attristée.
—Alors, que le combat commence et que chacun se comporte en galant homme.
Il recula de quelques pas sans perdre de vue les combattants. Puis il leva la main et leur demanda s’ils étaient prêts. Pirovani fit un signe affirmatif. Son adversaire restait immobile et muet. Le marquis sépara ses deux mains pour frapper le premier coup. La lenteur de ses mouvements leur communiquait comme une solennité tragique.
Les autres témoins placés à quelque distance de lui regardaient avec une émotion mal dissimulée. Le médecin, toujours agenouillé à côté de sa trousse, leva la tête et ouvrit de grands yeux.
Torrebianca rapprocha ses mains et dit lentement:
—Feu!... Un...
Les deux adversaires abaissèrent ensemble leur pistolet.
Pirovani, qui à ce moment était surtout préoccupé de ne pas faire feu après le troisième coup, se hâta de tirer. Son ennemi cligna légèrement un œil et contracta un peu la joue du même côté, comme s’il eût senti le vent du projectile. Mais il recouvra immédiatement son impassibilité farouche et continua de viser.
Le marquis frappa un second coup dans ses mains, et dit lentement: «Deux».
Pirovani restait désarmé devant un adversaire indemne. Le frisson de la peur passa sur son visage comme un nuage rapide; mais ce ne fut qu’un instant. Aussitôt après, il regarda Canterac qui le visait encore, se croisa les bras, appuya contre sa poitrine le pistolet inutile et présenta tout son corps de face avec une folle jactance, comme pour défier la mort.
Moreno, que son angoisse forçait à chercher un appui, saisit l’épaule de Rojas. L’estanciero avait les lèvres serrées.
—Il va le tuer, pucha!... dit-il entre ses dents.
Le directeur du combat frappa le troisième coup: «Trois». Canterac venait de faire feu. Tous coururent dans la même direction, sauf le capitaine qui demeura immobile, le bras pendant, le pistolet encore fumant à la main.
L’entrepreneur gisait, face contre terre, comme une masse inerte. Ceux qui couraient vers lui virent d’abord le sommet de sa tête d’où sortait un filet de sang qui serpentait dans l’herbe. Brusquement, cette tête ne fut plus visible car tous les assistants venaient de se masser autour du corps étendu, et se penchaient pour écouter le médecin qui l’examinait, un genou en terre.
Quelques instants après, le docteur releva la tête et, tout ému, balbutia:
—Il n’y a rien à faire!... Il est mort!
Torrebianca vit Canterac s’approcher du groupe pour s’informer de ce qui venait d’arriver; il vint à sa rencontre et lui barra le passage. Le marquis n’avait prononcé aucune parole, mais son visage révéla à l’ingénieur la vérité.
Il fallait l’éloigner de cet endroit et son témoin l’invita impérieusement à le suivre. Derrière les dunes attendait la voiture qui avait mené Hélène à la fête.
Quand ce véhicule les eut laissés devant l’ancienne maison du mort, tous deux s’arrêtèrent, hésitants. Torrebianca ne pouvait inviter Canterac à entrer dans un logis qui appartenait à Pirovani, et l’autre n’osait, lui non plus, avancer.
Tous deux demeuraient immobiles, sans trouver rien à se dire, quand Robledo parut. Depuis longtemps il devait rôder autour de la maison pour apprendre plus tôt les nouvelles. Reconnaissant Canterac, il le regarda d’un air interrogateur:
—Et l’autre?
Canterac courba la tête et l’expression douloureuse qu’eut le visage du marquis indiqua à Robledo ce qui était arrivé.
Tous trois demeurèrent silencieux. Puis le Français dit à voix basse:
—Ma carrière est brisée, j’ai perdu ma famille... Et le plus terrible, c’est qu’en pensant à ce malheureux, je n’éprouve aucun sentiment de haine. Que vais-je devenir?
Seul des trois, Robledo était capable en ce moment de prendre une résolution énergique.
—D’abord il faut fuir, Canterac. L’affaire fera grand bruit, et on ne pourra pas l’étouffer, comme une rixe de cabaret. Passez les Andes au plus tôt; de l’autre côté il y a le Chili, et là-bas vous pourrez attendre... Tout s’arrange dans le monde; bien ou mal sans doute, mais tout s’arrange.
Le Français répondit d’un ton découragé. Il n’avait pas d’argent, il avait tout dépensé pour cette fête qui maintenant lui paraissait stupide. Comment vivrait-il au Chili où il ne connaissait personne?
L’Espagnol lui prit le bras et l’entraîna affectueusement.
—Avant tout, il faut fuir, dit-il encore. Je vous donnerai les moyens de le faire. Allons nous-en.
Canterac se refusait à obéir, et il regardait Torrebianca.
—Je voudrais, avant de partir, murmura-t-il, faire mes adieux à la marquise.
Il formula cette demande sur un ton si suppliant que Robledo ne put retenir un sourire de pitié. Puis il l’entraîna avec une paternelle énergie.
—Ne perdons pas de temps, dit-il. Ne vous occupez que de vous-même. La marquise a bien autre chose à penser.
Et il le conduisit chez lui.
Pendant toute la journée l’événement mit le village en ébullition. Beaucoup d’ouvriers en profitèrent pour abandonner le travail. Dans la rue centrale des groupes nombreux d’hommes et de femmes discutaient avec animation, tout en regardant avec colère l’ancienne maison de Pirovani. Le nom de Torrebianca et celui de sa femme revenaient souvent, mêlés à ceux des deux adversaires.
Quelques gauchos amis de Manos Duras passèrent au milieu des habitants du village comme si l’événement récent avait entièrement éteint la haine qui les divisait.
Vers le milieu de l’après-midi Manos Duras lui-même traversa la rue centrale et regarda avec curiosité vers la maison. Quelques métisses lui adressèrent la parole, s’emportant contre cette grande dame qui faisait perdre l’esprit aux hommes. Mais le fameux gaucho haussa les épaules, sourit avec mépris et continua son chemin.
Au cabaret, l’attendaient trois de ses amis qui vivaient pendant la plus grande partie de l’année au pied des Andes et qui étaient venus passer quelques jours dans son rancho. A tout autre moment don Roque se fût alarmé de cette visite. Peut-être préparaient-ils quelque vol important de bétail, et se disposaient-ils à faire passer la Cordillère aux animaux pour aller les vendre au Chili. Mais pour l’instant les notables de la Presa donnaient plus de travail au commissaire que les voleurs de bœufs.
Quand Manos Duras pénétra dans le magasin du Gallego, il s’aperçut que le public était plus nombreux que les autres jours de travail, et qu’on parlait dans tous les groupes de la mort de l’entrepreneur. Tout en buvant, debout devant le comptoir, il écouta les commentaires des clients.
—C’est cette femelle qui est cause de tout, criait l’un d’eux. Ah! la p.....!
Manos Duras se rappela le jour où il avait rencontré la marquise pour la première fois et regarda d’un air provocant celui qui venait de parler, comme s’il avait reçu lui-même l’outrage.
—Deux hommes se sont battus à mort pour cette femme; eh bien, quoi?... Moi aussi je suis prêt à sortir mon couteau et à me battre contre le premier qui l’insultera. Voyons s’il se trouvera un homme assez courageux pour mettre le pied sur mon poncho.
Inviter les gens à mettre le pied sur son poncho, c’était une façon de lancer un défi en vrai gaucho. Après un court silence, les clients se mirent à parler d’autre chose.
Torrebianca parut vers le soir à une fenêtre de sa maison et vit avec étonnement les groupes assemblées dans la rue. Leur nombre avait augmenté. Le commissaire de police qui venait d’arriver de Fort Sarmiento marchait au milieu d’eux et exhortait les uns et les autres à se retirer. Apercevant le marquis à sa fenêtre, il ôta son chapeau pour le saluer.
Hommes et femmes se mirent à regarder fixement le mari d’Hélène, avec une curiosité hostile, mais nul n’osa manifester contre lui.
Torrebianca ne laissa pas que d’être surpris par les regards inquiétants que lançaient tous ces yeux fixés sur lui. Il dut supposer une impopularité dont il ne s’expliquait pas la cause, et il ferma ses fenêtres avec une dignité hautaine et triste.
Au bout de quelques minutes, Sébastienne ouvrit la porte de la maison et vint s’appuyer à la balustrade de la galerie extérieure. Ces groupes nombreux, où elle reconnaissait plusieurs de ses vieilles amies, l’attiraient. Mais, dès que les femmes assemblées dans la rue l’aperçurent, elles se mirent à gesticuler et à lui crier des injures.
Piquée de cet étrange accueil, elle finit par répondre sur le même ton; mais elle dut bientôt battre en retraite, écrasée par la supériorité numérique de ses adversaires, que beaucoup d’hommes soutenaient à grand renfort de rires et de mots crus. En réfléchissant dans sa cuisine, elle entrevit la vérité; toutes les femmes du village, même ses meilleures commères, seraient contre elle tant qu’elle resterait au service de la marquise.
La nuit tombait quand Watson entra dans le village. Après le terrible événement du matin, il avait dû s’occuper du cadavre de Pirovani et il était parti avec les témoins de l’Italien et le médecin. Ils l’avaient d’abord déposé dans un rancho en ruines, près du fleuve. Puis ils s’étaient décidés à le transporter à Fort Sarmiento, puisqu’en fin de compte on devait l’enterrer au cimetière de là-bas. Ils éviteraient ainsi les manifestations qui auraient pu se produire à la Presa si on y avait transporté le cadavre.
Watson revenait donc de Fort Sarmiento et il avait déjà dépassé les premières maisons du campement quand il rencontra Canterac.
Le Français, à cheval lui aussi, avait pris le chapeau et le poncho des cavaliers du pays; il portait sur le devant de sa selle un sac plein de hardes et de vivres.
Le jeune homme le reconnut et s’arrêta pour lui serrer la main. Il devina qu’il ne le reverrait plus car son équipement était celui du voyageur qui se prépare à traverser la plaine déserte de Patagonie.
Canterac répondit à ses questions en lui montrant l’horizon où commençaient à briller les premières étoiles, du côté des Andes invisibles. Puis il lui confia son projet de passer la nuit dans une estancia près de Fort Sarmiento et de se remettre en marche au point du jour.
—Adieu, Watson, dit-il. Il aurait mieux valu pour nous tous que cette femme ne fût jamais venue dans le pays. Je vois maintenant les choses sous un autre jour, mais il est trop tard, hélas!
Indécis, il regarda quelques instants Richard, puis il ajouta résolument:
—Ecoutez le conseil que vous donne un malheureux, et ne vous fâchez pas si je vous le donne sans que vous me l’ayez demandé. Ne vous séparez jamais de Robledo, c’est un noble cœur. C’est grâce à sa bonté que je peux partir... Tout ce que j’emporte lui appartient... Ne croyez pas ceux qui vous diront du mal de lui...
Ses yeux tristes se fixèrent avec intention sur le jeune homme tandis qu’il prononçait ces derniers mots. Avant de s’éloigner il osa encore lui donner un nouveau conseil.
—Et que nulle autre femme ne vous fasse oublier cette jeune fille qu’on appelle «la Fleur du Rio Negro».
Il lui serra la main, lui fit un signe d’adieu, puis baissant la tête il éperonna son cheval et se perdit dans la nuit qui tombait.
XV
Lorsque Watson reprit le chemin du village, des scrupules commençaient à troubler la sérénité de sa conscience.
Il se rappelait avec remords le bref dialogue dans le parc improvisé et les mots durs qu’il avait adressés à Robledo. «Et c’est pour cette femme qui conduit les hommes à la mort, pensa-t-il, que j’ai rudoyé le meilleur de mes amis».
Ensuite, le visage triste et mouillé de larmes de Celinda remplaçait dans son imagination la face pleine de bonté de Robledo.
«Pauvre Fleur du Rio Negro», se dit-il encore. J’irai demain implorer son pardon si elle veut bien m’entendre».
Il était tout absorbé en arrivant à la Presa, et se laissait guider par l’instinct de sa monture; soudain, il sentit que son cheval avait envie de s’arrêter: il leva la tête et se rendit compte qu’il se trouvait devant la maison de Torrebianca.
Le commissaire de police à l’aide de deux de ses hommes refoulait doucement le dernier groupe de badauds et les accompagnait avec des exhortations paternelles.
Don Roque s’éloigna et Richard se préparait à se remettre en marche quand il vit s’entr’ouvrir une fenêtre de la maison et une main de femme lui faire signe d’approcher. Watson resta insensible à cet appel et la fenêtre s’ouvrit toute grande laissant voir Hélène vêtue de noir; elle semblait en deuil, mais elle portait ces funèbres vêtements avec une certaine coquetterie.
Richard dut s’approcher de la maison et ôta son chapeau pour répondre aux gestes affectueux de la marquise.
—Nous sommes restés bien longtemps sans nous voir!... Entrez tout de suite.
Il secoua la tête et la regarda d’un air sévère.
—Vous ne me demandez pas de qui je porte le deuil? continua-t-elle. La mère de mon mari est morte et je l’aimais beaucoup. Je suis triste... Si vous saviez quel besoin j’éprouve en ce moment de causer avec un véritable ami.
Elle essayait de donner à ses paroles un accent douloureux, tout en l’invitant avec des gestes séducteurs à entrer dans la maison. Mais Richard continua de secouer la tête et dit enfin:
—Je viendrai vous rendre visite quand vous habiterez une autre maison et quand votre mari sera là. Maintenant, je ne puis.
Et il s’éloigna sans tourner la tête tandis qu’elle passait de la surprise à la colère et qu’elle se décidait à refermer violemment sa fenêtre.
Après le repas, Watson voulut s’excuser auprès de Robledo et le pria de lui pardonner sa brutalité; mais l’Espagnol lui imposa silence:
—Ne parlons plus du passé; notre amitié reste entière, notre petit heurt est sans importance. Ce qui est terrible c’est le sort de Pirovani et la situation où se trouve Canterac... Je comprends que ses paroles vous aient fait impression. Pauvre homme! Il n’a voulu accepter que ce qui lui était strictement nécessaire pour son voyage à travers la Cordillère. Il m’a dit qu’il attendrait de mes nouvelles au Chili. J’essaierai d’obtenir pour lui, de mes amis de Buenos-Ayres, quelques recommandations. Quelle catastrophe! Et tout cela pour une femme!
Robledo demeura pensif, puis son optimisme reprit le dessus et il affirma:
—Je ne la crois pas foncièrement mauvaise. C’est une femme impulsive, aux passions mal asservies, et qui sème le mal le plus souvent sans s’en douter, parce que toute son attention porte sur sa propre personne qu’elle prend pour le centre de tout ce qui existe. Riche, peut-être serait-elle bonne; mais elle ignore la modestie et elle est incapable de se résigner au sacrifice. Elle désire tant de choses et elle en possède si peu!
Il sourit avec mélancolie, se tut un instant puis reprit:
—Fort heureusement, toutes les femmes ne se ressemblent pas. Elle-même m’a dit un jour qu’à notre époque la femme qui pense un peu se croit malheureuse et déteste ce qui l’entoure si elle ne possède pas le collier de perles qui est comme l’uniforme de la femme moderne... Il est un être, mon cher Watson, plus redoutable encore que la femme qui veut à tout prix acquérir son collier de perles, c’est celle qui l’a possédé, qui l’a perdu et qui veut à tout prix le regagner.
Dans sa mémoire passa le souvenir de Gualicho ce démon sournois dont les ruses harcèlent les Indiens et qui les force à monter à cheval pour le chasser à coups de lance et de boléadoras. Si Hélène était demeurée dans l’ancien monde, elle n’eût été qu’une d’entre ces femmes dont le charme redoutable s’atténue et se neutralise par le voisinage d’autres femmes pareilles. Ici, entourée d’hommes qui l’admiraient, dans ce milieu primitif qui la faisait ressortir comme un être d’essence supérieure, elle avait exercé sans le vouloir une influence aussi désastreuse que celle du démon rouge que redoutaient jadis les cavaliers errants de la Pampa.
Elle même avait été victime de l’isolement quand elle s’était éprise de Watson. Elle avait cru pouvoir se jouer des hommes et les mépriser. Elle l’avait confié à Robledo un soir, en regardant avec pitié ses poursuivants. Mais Richard était la jeunesse, la santé virile, l’objet adoré du premier amour d’une jeune fille et par cela même il représentait la tentation pour une coquette déjà mûre qui devait désirer l’enlever à une autre femme. Elle avait besoin de se prouver à elle-même qu’elle avait conservé son ancien pouvoir de séduction en bouleversant l’existence du jeune ingénieur.
Et maintenant sans doute, elle souffrait cruellement dans sa vanité en se voyant dédaignée par le seul homme qui, dans ce désert, eût réussi à l’intéresser.
Robledo finit par montrer une pitié un peu méprisante pour la femme de Torrebianca.
—Elle se croit née pour vivre sur les sommets et le malheur semble se complaire à la jeter à bas... Il est naturel qu’elle soit mauvaise puisqu’elle n’a pour se consoler, ni modestie, ni résignation.
Puis l’Espagnol envisagea non sans alarme les conséquences des malheurs de ce matin.
—L’entrepreneur mort... l’ingénieur en chef en fuite... Il faudra suspendre les travaux... La construction de la digue va subir un retard et les crues arriveront avant qu’elle soit achevée. Quelle situation! Il faut nous rendre à Buenos-Ayres et provoquer des décisions rapides.
Pendant une grande partie de la nuit ses préoccupations l’empêchèrent de s’endormir.
Le lendemain matin, Watson monta à cheval, mais au lieu de se diriger vers les chantiers des canaux, il prit le chemin de l’estancia de Rojas. Tant que le gouvernement n’aurait pas envoyé un nouveau directeur chargé d’achever la construction de la digue, les travaux entrepris par Robledo seraient inutiles; il était prudent de les suspendre.
Arrivé près de l’estancia, il voulut descendre de cheval pour ouvrir une tranquera, sorte de claie formée de gros bâtons qui servait de porte à la clôture. Mais il aperçut tout contre elle un petit métis joufflu d’une dizaine d’années, aux yeux veloutés d’antilope, au teint brillant couleur chocolat clair, qui le regardait en souriant, un doigt dans le nez.
—Le patron est parti comme une bombe ce matin... dit-il, on nous a volé une vache hier au soir.
Mais Richard l’interrogea sur un point qui l’intéressait bien davantage.
—Et ta petite patronne, Cachafaz?
L’enfant qu’on appelait Cachafaz[25] à cause de ses espiègleries retira son index de la narine, où il l’avait fourré et montra la plaine.
—Elle vient de partir tout de suite, tout de suite... Vous la trouverez par là, tout près.
Et son doigt montrait toute l’étendue de l’horizon. Watson comprit que pour l’ami Cachafaz, enfant du désert, «tout de suite, tout de suite» signifiait une heure, peut-être même deux ou trois, et par «là tout près» environ deux ou trois lieues.
Mais il voulait voir Celinda, il était décidé à la chercher et, se fiant à son étoile, il se lança au galop dans la plaine.
Ce que le petit métis ne dit pas c’est que la petite patronne était malade, de l’avis de sa mère, vieille Indienne qui était venue remplacer Sébastienne comme première servante de l’estancia, mais qui n’avait ni la bonne humeur ni l’activité de la métisse. Un cigare du Paraguay pendait continuellement au bout de ses lèvres bleuâtres et dégouttantes de nicotine, et quand don Carlos était absent elle se servait pour boire du maté de la calebasse ouvragée et du chalumeau d’argent du patron lui-même. Les gens de l’estancia éprouvaient pour la mère de Cachafaz un respect superstitieux. On la croyait sorcière et on supposait qu’elle entretenait des rapports cachés avec les esprits qui hurlent et tourbillonnent dans les colonnes de sable hautes comme des tours que l’ouragan soulève sur le plateau. L’Indienne, qui avait remarqué la mélancolie de Celinda et surpris plusieurs fois ses larmes, secouait la tête comme si ces constatations eussent confirmé son opinion.
—Il n’y a pas de doute, fillette, vous êtes malade et je connais votre maladie.
Un de ses ancêtres avait été un grand magicien à l’époque où les Indiens étaient seuls maîtres dans ce pays où ils campaient.
Les chefs de tribus l’appelaient quand ils se sentaient malades. Son père avait hérité de ce trésor de science, mais il ne lui en avait malheureusement transmis qu’une infime partie.
—Ce sont les ayacuyas qui vous tourmentent et il faut vous guérir des blessures de leurs flèches.
Elle connaissait bien les ayacuyas, ces génies indiens si petits que douze d’entre eux tenaient sur un ongle, génies armées d’arcs et de flèches dont les blessures sont la cause certaine de la plupart des maladies.
Elle même, pauvre ignorante ne les avait jamais vus; mais son aïeul et son père, les grands machis (sorciers guérisseurs), avaient eu de fréquentes relations avec ces diables minuscules. Seuls les indigènes les plus savants arrivaient à les connaître. Des médecins gringos prétendaient les avoir vus également et les avaient appelés dans leur langage des microbes, mais que pouvaient-ils savoir!
Quand ils n’avaient plus de flèches pour blesser les hommes ils les attaquaient à coup d’ongles et de dents. L’essentiel était de savoir extraire en incisant ou en suçant les chairs du malade les éclats de flèches, les ongles ou les dents que les diables invisibles avaient laissés dans son corps.
—Je vous chercherai un machi qui vous guérira, fillette, et vous tirera du corps cette tristesse que vous ont donnée les ayacuyas. Mais que le patron n’en sache rien.
Les remèdes proposés par la mère de Cachafaz faisaient sourire Celinda. Lorsqu’elle était lasse de vivre enfermée dans l’estancia elle prenait son cheval et galopait sans but dans la plaine. Elle ne s’habillait plus en garçon; elle avait pris en horreur ce costume qui lui rappelait trop de souvenirs. Elle aimait mieux monter en amazone et elle oubliait le lasso qui était autrefois son amusement favori.
Elle avait déjà galopé pendant une heure ce matin-là à travers les terres de son père, quand elle aperçut sur une hauteur un cavalier immobile qui, rapetissé par la distance, semblait un soldat de plomb.
Elle s’arrêta en remarquant que ce cavalier minuscule, qui semblait l’avoir reconnue, descendait la pente au galop et se dirigeait vers elle. Un instant elle cessa de le voir, puis il reparut considérablement agrandi et longeant un bas-fond voisin. C’était certainement Watson. Son premier mouvement fut de fuir.
Mais elle se repentit bientôt de cette dérobade qui lui parut une lâcheté et elle s’arrêta dans une attitude pleine de dédain.
Arrivé près d’elle, Richard ôta son chapeau en baissant humblement les jeux. Il voulait parler, mais il ne trouvait pas ses mots. D’ailleurs elle ne lui laissa pas le temps de s’expliquer.
—Que cherchez-vous? dit-elle durement. Votre gringa vous a donc congédié? Je n’ai que faire des déchets.
Elle fit faire demi-tour à son cheval pour s’éloigner.
Richard voulut l’attendrir et dit d’une voix suppliante:
—Celinda, je viens vous témoigner mon repentir... Je viens retrouver ma Fleur du Rio Negro.
Le ton d’humilité enfantine que prenait ce solide garçon parut l’émouvoir, mais bien vite elle redevint sévère.
—Que Dieu vous aide, mon frère, et passez votre chemin; aujourd’hui je ne fais pas l’aumône.
Elle se remit en marche, mais elle s’arrêta encore une fois pour ajouter, avec une cruauté d’enfant gâtée:
—Je n’aime pas les hommes qui demandent pardon. D’ailleurs j’ai juré de ne vous revoir que si vous me preniez au lasso... Et vous ne me prendrez jamais car vous n’êtes qu’un gringo, un maladroit et un ingrat.
Et piquant son cheval elle s’enfuit au grand galop non sans avoir adressé à Richard une grimace méprisante. La cruelle façon dont l’amazone l’avait quitté laissa tout honteux le jeune homme et lui enleva l’envie de la poursuivre. Mais son orgueil se révolta et il résolut de la rattraper pour lui montrer qu’il n’était pas si maladroit qu’elle le croyait.
Tous deux se mirent à évoluer dans les terres de l’estancia, à se poursuivre en escaladant les hauteurs et en plongeant dans les bas-fonds. De temps en temps Celinda, qui avait toujours une grande avance sur son poursuivant, retenait la course de son cheval comme pour se laisser atteindre par Watson; mais quand il était tout proche elle repartait au grand galop et l’insultait en lui lançant les mots que les gauchos avaient autrefois inventés pour se moquer des Européens, ignorants des usages du pays et médiocres cavaliers.
—Gringo chapeton[26], cavalier de paille qui ne tient même pas à cheval!
Richard portait au pommeau de sa selle un lasso de corde que la Fleur du Rio Negro lui avait donné autrefois. Tout en galopant il le déroula et il le lançait vers elle à chaque fois qu’il pouvait l’approcher. Le lasso retombait dans le vide, bien loin de Celinda qui soulignait d’ironiques éclats de rire la maladresse de l’ingénieur; mais peu à peu son rire changea d’accent, se fit de plus en plus joyeux; le mépris qu’elle éprouvait pour son maladroit ami semblait avoir fait place à une franche gaîté. Watson riait lui aussi car il pressentait que cette joie commune les réunissait plus rapidement que l’inutile lasso.
Dans leur évolutions, ils se rapprochaient de l’estancia. Celinda fit franchir à son cheval une barrière de troncs et disparut. Watson ne put obliger le sien à sauter de même et dut faire un large détour pour entrer par la tranquera ouverte.
Il s’avança alors avec une lenteur calculée jusqu’à la maison de l’estanciero, il espérait que quelqu’un viendrait l’interroger. Celinda demeurait invisible et il n’osait se présenter à la porte, craignant d’être fort mal reçu par la fille de Rojas.
Avec un à propos providentiel le petit Cachafaz surgit à nouveau contre les pattes de son cheval.
—Demande à mademoiselle Celinda si je puis entrer pour la saluer.
Le petit lutin s’éloigna en grattant sous sa chemise lâche le gros bouton qui saillait sur sa panse couleur chocolat. Il revint peu de temps après et annonça à Watson de sa petite voix chantante et mielleuse d’Indien:
—Ma petite patronne vous fait dire de partir: elle ne veut plus vous voir parce que vous êtes... parce que vous êtes trop laid.
Et Cachafaz se mit à rire de ses propres paroles tandis que Watson regardait tristement du côté de la maison. Enfin, le jeune homme fit faire demi-tour à son cheval et s’éloigna un peu rasséréné par la résolution qu’il venait de prendre.
—Je reviendrai demain, se dit-il, je reviendrai tous les jours jusqu’à ce qu’elle me pardonne.
Hélène passa la soirée seule dans la grande salle de sa maison. A plusieurs reprises elle prit un livre, mais ses yeux glissaient sur les pages sans qu’elle comprît le sens d’une seule ligne.
Elle demeura longtemps pensive sur le sopha à fumer des cigarettes. Puis elle vint se placer près d’une fenêtre et regarda à travers les vitres la rue centrale de manière à ne pas être vue de l’extérieur.
En réalité, elle risquait seulement d’être vue par les deux agents de police que don Roque avait placés près de la maison pour empêcher les rassemblements de se former comme la veille. Les gens semblaient avoir oublié pour le moment l’ancienne maison de Pirovani. Personne ne s’arrêtait plus devant elle et les précautions du commissaire étaient bien inutiles. D’ailleurs beaucoup d’ouvriers de la digue étaient allés à Fort Sarmiento pour assister aux obsèques de l’entrepreneur. Les autres se trouvaient au magasin du Gallego, ou formaient aux abords du village des groupes où l’on se demandait avec vivacité si vraiment les travaux allaient être suspendus, ce qui laisserait tout le monde sans ouvrage.
Certains, les plus optimistes, se figuraient que le premier train amènerait un nouvel ingénieur en chef, comme s’il eût été impossible au gouvernement de Buenos-Ayres de vivre un jour de plus si les travaux n’étaient immédiatement repris. Le Gallego et d’autres Espagnols engageaient des paris et soutenaient que leur compatriote don Manuel Robledo, qu’ils honoraient comme une gloire nationale, serait le nouveau directeur désigné.
De vieux journaliers qui avaient prêté leurs bras à toutes les entreprises de l’Etat haussaient les épaules avec résignation.
—La charrette est embourbée, vous verrez le temps qu’il faudra pour la faire rouler à nouveau.
Cependant, Hélène, debout près de la fenêtre contemplait la rue déserte et repassait dans son esprit toutes les difficultés de la situation. Pirovani mort; l’autre en fuite; la maison qu’elle occupait sans propriétaire certain. Elle pensa aussi à ce que devait dire Robledo et au brusque éloignement de Watson, l’homme qui lui inspirait le seul sentiment qui donnât quelque intérêt à l’existence monotone qu’elle menait ici. Peut-être, à cette heure même, Richard était-il à la recherche de cette petite fille qui avait tenté de la frapper de sa cravache.
Jamais, au cours de son existence si diverse qu’elle était seule à connaître entièrement, elle ne s’était vue dans une situation aussi difficile. Jusqu’à cette multitude hétérogène, où plus d’un individu avait laissé en Europe un passé chargé de crimes, qui osait lui adresser des réprimandes et forçait les autorités de la Presa à la faire garder par ces deux hommes qu’elle voyait de sa fenêtre appuyés sur leurs sabres. C’est pour se trouver dans cette situation qu’elle avait passé l’Océan et qu’elle était venue s’installer dans ce pays presque sauvage!
Dans les moments les plus angoissants de son existence elle avait toujours trouvé un remède; mais comment continuer à vivre à la Presa? Pirovani mort, il lui faudrait abandonner cette maison, et personne ne viendrait plus l’admirer, ni s’efforcer de lui être agréable. Il ne restait que Robledo, un ennemi. Il restait bien aussi Watson, mais il avait tant changé!
Elle se rappela l’idée qu’elle avait caressée pendant ces derniers jours, alors que le jeune homme était le compagnon de ses promenades. Elle abandonnerait Torrebianca, ce naufragé incapable de regagner la rive, et s’en irait par le monde avec Watson. Mais ce fut pour se convaincre que cette solution était désormais impossible, et une fièvre de haine la saisit.
Richard s’était écarté d’elle pour toujours. Elle n’en pouvait plus douter depuis qu’elle lui avait parlé de sa fenêtre la veille. Peut-être pourrait-elle le reprendre facilement si seulement elle le voyait en tête à tête; mais l’autre semblait pressentir le danger, il lui avait dit d’un ton qui ne laissait aucun doute sur sa résolution, qu’il ne la reverrait que dans une autre maison et en présence de son mari. Hélène ignorant l’entrevue de Watson et de Canterac ne pouvait attribuer ce brusque revirement qu’à l’influence de Celinda.
«Elle me l’a repris, pensa-t-elle. Cette fille sauvage m’a barré la seule route qui me fût encore ouverte. Oh! comme je la hais!»
Tandis que se continuaient ses réflexions, elle se sentait agitée par deux ordres contraires de pensées, qui semblaient partager sa conscience en deux personnalités distinctes.
L’image de Watson la réconfortait encore pendant ces moments d’angoisse. C’était lui l’homme jeune, le maître irrésistible qui s’impose à l’heure du crépuscule aux femmes habituées à se jouer cruellement et froidement du désir des hommes. Les hommes, elle les avait recherchés autrefois par ambition ou par cupidité; mais maintenant elle ne pouvait se passer de Watson. Elle ne le désirait plus seulement parce qu’il était capable de la faire sortir de cette situation critique, elle le désirait pour lui-même; parce qu’il était la jeunesse et la force naïve, tout ce qui peut servir de soutien à une existence lassée. En outre, la jalousie la torturait, une jalousie de femme orgueilleuse et vieillie qui se voit arracher le dernier espoir d’être heureuse par une rivale qui pourrait presque être sa fille.
Et tout en subissant cette torture il lui fallait se préoccuper de la tragique situation où l’avait mise la rivalité d’amour de deux hommes qui l’avaient désirée, et se défendre aussi de la haine de tout un village.
«Que faire? pensa-t-elle. Ah! où me suis-je laissée prendre?»
De petits coups frappés à la porte de la salle la troublèrent dans ses pensées. Sébastienne entra d’un air timide et embarrassé, en tournant dans ses doigts un bout de son tablier. En même temps elle souriait en regardant sa maîtresse et semblait chercher des mots pour donner corps à la demande qu’elle était venue présenter.
Hélène l’encouragea à parler et la métisse dit alors résolument:
—J’étais au service du feu don Pirovani et comme il n’est plus là, pour le motif que nous savons tous, il faut que je parte.
Hélène s’étonna fort de cette décision. Elle pouvait rester; sa maîtresse était satisfaite de son service. La mort de l’Italien ne l’obligeait nullement à partir. Il fallait bien qu’elle servît quelque part et Hélène préférait que ce fût chez elle. Mais la métisse s’obstina et secoua la tête:
—Il faut que je parte. Si je reste, j’ai des amies capables de m’arracher les yeux. Merci bien! Je tiens à vivre en paix avec les miens... et, pourquoi ne pas le dire? Madame ne compte pas beaucoup de sympathies dans le pays.
Après ces mots, Hélène ne jugea pas prudent de continuer la conversation et elle se contenta d’approuver avec tristesse.
—Si vous avez peur de rester ici!
Cette tristesse émut Sébastienne.
—Je resterais bien volontiers; Madame me plaît beaucoup et ne m’a jamais fait de mal... Mais les gens sont comme ils sont et moi, pauvre femme, je ne vais pas me battre avec toutes celles de la Presa. Si je puis servir madame en quelque autre chose, qu’elle me le dise...
Elle se retira enfin après avoir insisté sur son désir d’être utile à Hélène et sur le chagrin qu’elle éprouvait de quitter son service. Elle était près de la porte quand, pour répondre à la marquise qui lui demandait où était son mari, elle se retourna.
—Je ne sais pas. Il est sorti ce matin et n’est pas encore rentré; peut-être est-il allé à Fort-Sarmiento avec don Moreno pour l’enterrement de mon pauvre patron.
Restée seule, Hélène commença à s’inquiéter de son mari, cette figure oubliée prit à ses yeux une importance nouvelle. Elle était habituée à le considérer comme un être sans volonté, toujours prêt à accepter toutes ses idées et à croire ce qu’elle voulait qu’il crût. Mais le dernier épisode de sa vie n’était pas sans relief!
Dans une grande capitale il aurait eu de moindres proportions, mais, ici, dans ce village, où les événements extraordinaires étaient rares, et face à cette foule d’aventuriers toujours prêts à insulter les gens d’une classe plus élevée!
Son inquiétude s’accrut lorsqu’elle pensa que Torrebianca découvrirait peut-être la vraie raison du combat à mort qu’il avait lui-même dirigé.
Elle repassa dans son esprit tout ce qu’elle avait pu remarquer chez son époux depuis la veille. Rentré chez lui, Frédéric lui avait raconté la triste fin du duel, mais avec certains ménagements, comme s’il eût redouté de lui causer une émotion en lui apprenant la nouvelle. Puis, le soir, il n’avait plus semblé le même homme.
Il avait évité de lui parler, ne lui avait répondu que par monosyllabes; par deux fois elle avait surpris son regard fixé sur elle avec une expression qu’elle ne lui avait jamais vue. Agacé par la curiosité de la foule, Torrebianca avait fermé la fenêtre puis s’était réfugié dans sa chambre pour n’en sortir que le lendemain matin de très bonne heure, avant qu’elle-même fût éveillée. Le jour touchait à sa fin et il n’était pas encore de retour. Que devait-elle penser de tout cela?
Mais son inquiétude ne tarda pas à s’évanouir. Elle était si habituée à dominer complètement son mari qu’elle finit par trouver absurdes ses soupçons et ses craintes. D’ailleurs, même si ces inquiétudes étaient pleinement justifiées, elle réussirait bien à le calmer et à le convaincre comme tant d’autres fois.
L’apparition d’un passant qui marchait lentement le long de la maison en regardant les fenêtres lui fit oublier son mari. C’était Manos Duras. Une heure auparavant, alors qu’elle était comme maintenant debout devant la fenêtre, elle avait cru par deux fois voir le gaucho au coin d’une ruelle voisine. Le rude cavalier passait à pied, à travers le village, comme un travailleur un jour de repos. Il distingua la forme de la marquise derrière les rideaux et la salua en ôtant son chapeau, tandis qu’un sourire découvrait ses dents de loup.
C’était le premier salut souriant qu’eût reçu Hélène depuis la mort de Pirovani. Elle devina que cet homme était le seul admirateur qui lui restât, et cela lui parut si comique qu’elle en rit presque.
Dorénavant elle n’aurait plus d’autre amoureux qu’un gaucho aux trois-quarts bandit.
Pensive, le front contre les vitres, elle regarda l’avenue déserte. Manos Duras avait disparu dans la ruelle voisine et les deux policiers eux-mêmes, jugeant leur faction inutile, s’étaient éloignés dans la direction du bar.
De nouveau coups discrets de Sébastienne se firent entendre à la porte de la salle. Elle entra avec plus de résolution que tout à l’heure, mais elle parla à voix basse avec un sourire confidentiel.
—Monsieur est-il rentré? demanda Hélène.
—Non, c’est pour autre chose... J’étais dans la basse-cour il n’y a qu’un instant quand ce gaucho qu’on appelle Manos Duras s’est présenté à la porte de derrière et m’a dit:
Elle réfléchissait pour se rappeler exactement les paroles de Manos Duras.
—Va dire à ta patronne que je ne lui tourne pas le dos comme beaucoup d’autres et qu’elle sera toujours la même pour moi, parce que je suis de ceux qui se brisent mais ne plient pas.
Voilà ce que m’a dit Manos Duras pour que je le répète à Madame.
Hélène sourit en entendant ces déclarations. Pauvre homme! Et on le traitait de bandit!... Pour elle il était en ce moment la figure la plus séduisante du pays, le seul homme d’honneur qui osât lui offrir son aide et faire front contre la populace.
Quand la métisse fut sortie, Hélène resta à la fenêtre pour voir défiler les passants dont le nombre augmentait avec la chute du jour. Elle s’éloigna des vitres quand survinrent quelques groupes d’ouvriers à cheval; d’autres suivirent dans des voitures louées à Fort Sarmiento. Ils revenaient certainement de l’enterrement de l’entrepreneur. Avant de disparaître, tous regardaient furtivement la maison.
Il faisait presque nuit quand elle vit passer, seul, un cavalier qui baissait obstinément la tête. C’était Richard Watson. Elle comprit à son costume couvert de poussière et à l’aspect de son cheval qu’il ne revenait pas comme les autres de l’enterrement. Il avait sans doute passé la journée dans les champs, à l’estancia de Rojas peut-être, et il avait erré près du fleuve en compagnie de l’écuyère à la cravache.
«Et moi, je suis là, pensa-t-elle, enfermée comme une bête féroce pour échapper aux insultes d’une populace injuste!... Et l’on s’étonne que les femmes deviennent mauvaises!»
Elle demeura immobile, les yeux mi-clos, tandis que les ombres du crépuscule surgissant des coins de la pièce venaient peu à peu se rejoindre au centre et l’enténébrer toute. Seule une faible clarté extérieure donnait une légère fluorescence bleue aux vitres sur lesquelles se détachait la silhouette immobile d’Hélène.
Il faisait nuit noire quand elle se décida à appeler Sébastienne qui, devinant son désir, répondit:
—J’apporte la lampe!
Elle entra portant une grande lampe à pétrole qu’elle posa sur la table au milieu de la salle.
Elle allait se retirer, croyant n’avoir plus rien à faire, quand la maîtresse la retint.
—Savez-vous où peut se trouver en ce moment ce Manos Duras dont vous m’avez parlé tout à l’heure?
La métisse, toujours prête au bavardage, entama, avant de répondre avec précision, un long préambule. Manos Duras vagabondait partout en ce moment avec ses amis de la Cordillère qu’il avait logés dans son rancho, des gens peu recommandables qui ne craignaient même pas Dieu. Qui savait ce qu’ils pouvaient bien manigancer!... Il lui avait dit aussi, pendant leur entretien à la porte de la basse-cour, qu’il allait peut-être partir pour un long voyage; «c’est pourquoi il s’était permis de venir déranger Madame pour savoir si elle n’avait rien à lui ordonner».
—Je crois, termina-t-elle, que s’il n’est pas encore rentré à son rancho, je mettrai la main dessus chez le Gallego.
—Allez le chercher, dit Hélène, et prévenez-le de ma part de se trouver à dix heures précises devant la maison... C’est tout. Mais avertissez-le habilement, sans que personne s’en aperçoive.
Sébastienne, qui avait eu l’air de ne pas bien comprendre les premiers mots tant elle avait éprouvé de surprise, cessa de s’étonner quand sa maîtresse lui eut recommandé d’être discrète, et affirma avec énergie que la patronne pouvait dormir sur ses deux oreilles, qu’elle ferait la commission avec sa prudence habituelle.
Elle sortit de la maison et se hâta vers le cabaret. Si elle n’y trouvait pas le gaucho c’est qu’il aurait quitté le village.
Devant la porte de l’établissement elle s’arrêta pour jeter un coup d’œil à l’intérieur. C’était l’heure du dîner, la pratique était rare. La plupart des clients étaient chez eux, assis à leur table, et ce n’était que dans une heure qu’ils reviendraient se grouper autour du comptoir. Un vieux gaucho raclait une guitare en regardant la panse d’un des caïmans suspendus au plafond.
Les trois hôtes de Manos Duras écoutaient avec attention. Ce dernier, assis sur un crâne de cheval, le dos au mur, fumait d’un air pensif. Comme le patron du bar était absent, Fritérini imitait derrière le comptoir les allures du propriétaire, et lisait avec ravissement un vieux journal italien tout crasseux.
Averti par une toux discrète, Manos Duras leva les yeux et vit à la porte la métisse lui faire signe de sortir. Derrière le cabaret, Sébastienne lui fit sa commission d’une voix mystérieuse, et, tout en parlant, elle porta à plusieurs reprises son doigt à ses lèvres. En outre elle cligna de l’œil pour que l’autre «ne la prît pas pour une bête» et pour lui laisser entendre qu’elle savait très bien pourquoi on l’avait envoyée l’avertir.
Quand la métisse fut partie, Manos Duras ne rentra pas tout de suite dans le bar. Il préféra demeurer seul dans l’ombre pour mieux savourer sa satisfaction. Sa joie était mêlée d’un étonnement profond. Comment aurait-il pu s’imaginer, tandis qu’il rôdait autour de la demeure de la belle dame, que celle-ci allait le prier de venir la voir seule ce soir même?
En proposant ses services à Sébastienne dans la cour de la maison, il avait suivi l’élan d’une façon de générosité. Il voulait apparaître à la marquise comme différent des autres habitants de la Presa, et il avait offert sa protection sans espoir de la voir accepter... Et quelques heures après, elle l’envoyait chercher. Que voulait-elle lui demander?
Mais il chassa bientôt les incertitudes qui commençaient à troubler sa joie et il se raffermit dans son orgueil viril. Il n’était qu’un sauvage, mais il était un homme autant que les autres, mieux que les autres même puisque tous le redoutaient... et ces gringas venues de l’autre monde ont parfois de telles fantaisies!... Il finit par sourire avec fatuité.
—C’est bien ce que je disais, pensa-t-il, l’une vaut l’autre!... Toutes les mêmes!
Et il revint s’asseoir au cabaret au milieu de ses amis, attendant l’heure.
Cependant Robledo et Watson achevaient leur repas; ils entendirent frapper à leur porte.
L’Espagnol s’étonna un peu de voir entrer Torrebianca en costume de ville noir et cravate de deuil, mais si couvert de poussière que ses vêtements semblaient gris et sa tête et ses moustaches complètement blanches.
—Je viens d’enterrer le pauvre Pirovani à Fort Sarmiento... Moreno m’a ramené dans sa voiture.
Robledo l’invita à s’asseoir à table.
—Tu peux dîner ici si tu ne veux pas rentrer tout de suite chez toi.
Torrebianca secoua la tête.
—Je ne rentrerai pas chez moi.
Il prononça ces mots avec une telle énergie que Robledo se mit à le regarder fixement. Il était en proie à une excitation qui faisait trembler ses mains et brouillait ses mots.
—J’ai mangé un peu avec Moreno avant de partir... Mais je dînerai de nouveau... Ah! la mort! Pauvre Pirovani! Je voudrais aussi boire un peu.
Bien qu’il prétendît avoir faim, il toucha à peine aux divers plats que lui présenta la servante. Par contre il but beaucoup de vin, machinalement, sans savoir au juste ce qu’il buvait.
L’Espagnol avait cru percevoir, depuis l’entrée de son ami, une odeur de genièvre. Moreno et lui avaient sans doute bu quelques verres de liqueur avant de prendre le chemin du retour. C’était pour cela peut-être que Torrebianca se montrait nerveux, car il n’avait pas l’habitude des boissons alcooliques.
Watson, qui avait fini de dîner, remarqua que le nouveau venu le regardait avec insistance comme pour lui faire entendre que sa présence le gênait.
—Moreno est resté chez lui? demanda-t-il.
Et il partit en prétextant qu’il avait besoin de parler à l’employé et d’apprendre ce qu’il avait l’intention d’écrire au Gouvernement pour lui exposer la nécessité de reprendre des travaux.
Quand Robledo et Torrebianca furent seuls, le marquis sembla devenu un autre homme. Son excitation tomba, il abaissa son regard et l’Espagnol crut le voir s’affaisser sur son siège comme une masse molle qui s’écroule faute de soutien. Toute l’énergie factice qu’il devait à l’alcool était brusquement tombée et le Torrebianca que Robledo avait devant lui n’était plus comparable qu’à une enveloppe de baudruche subitement dégonflée.
—Il faut que tu m’écoutes, dit-il en levant sur son ami des yeux humiliés et suppliants. Tu es le seul appui qui me reste au monde, le seul être qui m’aime... et c’est pour cela que tu me dois la vérité. Aujourd’hui, pendant l’enterrement du malheureux Pirovani, je n’ai pensé qu’à une chose: «Il faut que je voie Robledo; il me dira ce que je dois penser de tout cela». Mais je ne t’ai pas dit encore ce qu’est «tout cela»: c’est ce que je remarque autour de moi depuis hier, les regards des gens, les gestes hostiles, les injures que je crois deviner et que je ne peux croire ensuite avoir devinées... Ah! tout cela est si affreux!
Toujours plus découragé et plus lamentable, Torrebianca appuya son front dans ses mains; Robledo voulut lui dire quelques mots pour lui rendre un peu d’énergie, mais il l’interrompit.
—Tu parleras tout à l’heure. Je veux que tu écoutes d’abord des choses que tu ne sais pas ou que tu as oubliées, depuis que je te les ai dites. Mais avant tout, il faut que je te pose une question. Crois-tu que ma femme me trompe?
Ces mots prirent au dépourvu l’Espagnol qui demeura quelques secondes sans tenter de répondre. Son ami sembla soudain craindre qu’il ne répondît et pour l’en empêcher il se mit à raconter sa propre histoire depuis le jour de sa rencontre avec Hélène.
Robledo l’avait entendue en partie lors de son séjour à Paris; ils s’étaient connus à Londres, elle était d’une noble famille russe et son mari avait occupé une haute dignité à la cour des tsars. Mais le ton du narrateur était maintenant tout différent et Torrebianca semblait douter de ce passé qu’il avait toujours admis sincèrement jusque-là et qu’il étalait avec fierté.
En outre, ne se bornant plus aux traits généraux de cette histoire, il révélait à son ami de nouveaux épisodes. Les choses du passé semblaient avoir pris pour lui un relief nouveau et il remarquait des détails qu’il avait négligés autrefois. Il avait toujours reçu dans sa maison un ami intime, un ami favori de sa femme à qui elle montrait la plus grande confiance et qu’elle affirmait avoir connu au temps où elle vivait dans sa noble famille avant son premier mariage. Deux fois le marquis s’était battu en duel pour sa femme que des gens habitués jusque-là à fréquenter ses salons s’étaient mis brusquement à calomnier. Il ne pouvait se rappeler sans remords un de ses amis qu’il avait gravement blessé au cours d’un de ces combats.
—Je t’ai raconté, continua-t-il, toute notre histoire, tout ce que je sais de certain sur la vie de cette femme. Tout le reste, c’est elle qui me l’a dit et je ne sais plus si je dois la croire... J’ai même des doutes sur sa nationalité et son nom. Je lui ai confié avec franchise tout mon passé et peut-être en échange ne m’a-t-elle raconté que des mensonges.
De nouveau, il regarda Robledo avec angoisse, espérant encore que son ami lui conseillerait d’ajouter foi aux récits de sa femme. On eût dit un naufragé cherchant un objet solide pour s’y cramponner. Mais Robledo eut un geste ambigu et baissa la tête.
—Depuis quelques heures, ajouta Torrebianca, il me semble que je vois les choses avec d’autres yeux. Oh! les regards cruels de cette pauvre engeance, quand hier j’ai ouvert ma fenêtre!... Et aujourd’hui pendant l’enterrement, quel supplice! Moi qui n’ai jamais craint personne, je n’ai pu soutenir le regard hostile ou moqueur de tous ces ouvriers... Le pauvre Moreno m’a entraîné à l’écart plusieurs fois ou s’est mis à parler très fort pour m’empêcher d’entendre les commentaires qu’on faisait derrière moi. Il ignore que j’ai deviné les efforts qu’il faisait pour m’éviter des ennuis... Je me suis senti si abandonné qu’après avoir pensé à toi, j’ai pensé à ma mère, comme un enfant. Elle qui s’est privée de tout pour que son fils pût conserver intact l’honneur de ses ancêtres!... Et à la fin, son fils est devenu la risée d’un campement d’émigrants, dans un coin sauvage de la terre... Quelle honte!
Il porta ses mains à ses yeux comme pour les préserver de visions trop cruelles et il demeura dans cette position quelque temps. Puis il releva la tête et demanda anxieusement:
—Toi, qui es mon seul ami, toi qui as vu de près mon existence à Paris, dis-moi si tu crois que Fontenoy était l’amant de ma femme?
L’Espagnol eut un nouveau geste d’incertitude; comment répondre? Torrebianca, d’une voix que l’agonie serrait de plus en plus, demanda encore:
—Et ces deux hommes, crois-tu que c’est pour Hélène qu’ils se sont battus hier?
Robledo ne fit même pas le geste vague de tout à l’heure; il se contenta de baisser les yeux. Ce silence parut au marquis une réponse affirmative et désespéré, il dit en cachant à nouveau son visage entre ses mains:
—Et c’est moi, le mari, qui ai dirigé le combat où ils s’entre-tuaient!
Il y eut un long silence. Le marquis cachait toujours son visage entre ses mains, tandis que Robledo le regardait avec pitié. Soudain, il se dressa et dit lentement en se frottant les paupières:
—Je ne puis rester ici, je ne pourrais pas affronter sans honte le regard de tous ces gens... Je ne puis non plus partir avec elle, elle ne me prendrait plus à de nouveaux mensonges. Je la regarderai bien en face, je verrai la fausseté de ses yeux et de son sourire et je la tuerai... Je suis sûr que je la tuerai.
Son ami crut le moment venu de lui donner un conseil.
—Oublie cette femme et pour le moment essaye de trouver le repos. Demain nous chercherons le meilleur moyen de te délivrer d’elle. Tu vas commencer par passer la nuit ici. Je réfléchirai à ce que nous avons à faire. Elle s’en ira, je ne sais pas encore comment nous réussirons à l’éloigner; mais elle s’en ira et tu resteras avec moi.
Il passa son bras derrière le dos de Torrebianca et le caressa paternellement; le marquis cachait toujours son visage.
Il détestait maintenant sa femme, mais il éprouvait en même temps un inexplicable malaise à la pensée qu’il allait se séparer d’elle sans retour.
XVI
Tourmentée par sa curiosité de femme, la métisse attendit avec impatience l’heure du rendez-vous.
Elle se trouvait dans la cuisine de la maison, située dans un hangar ouvert sur la cour. Elle avait sur sa table un réveille-matin et plusieurs fois, elle en approcha la lampe pour savoir l’heure. Un peu avant dix heures elle quitta ses souliers, traversa la cour pieds nus et s’engagea finalement sur une des galeries extérieures.
Elle parvint ainsi en étouffant le bruit de ses pas à l’angle du bâtiment le plus voisin de la fenêtre de la chambre d’Hélène. Puis elle s’assit sur le plancher et se tapit pour écouter sans être vue.
Au bout d’un instant elle aperçut dans l’ombre Manos Duras qui s’approchait de la maison. Elle le vit quitter ses éperons, les serrer dans sa ceinture et monter avec précaution les marches du perron. Presque aussitôt, la fenêtre de la chambre s’ouvrit; Hélène parut et fit signe au nouveau venu de parler à voix basse. Sébastienne tendit l’oreille, mais la fenêtre était si loin qu’elle ne put, en concentrant son attention, que saisir quelques mots isolés.
Encore étaient-ils prononcés d’une voix si faible qu’elle ne put être certaine de les avoir exactement perçus. Elle crut entendre «Celinda» et «Fleur du Rio Negro». Mais elle pensa bientôt qu’elle était le jouet d’une illusion de ses sens. Comment sa petite patronne d’autrefois serait-elle mêlée aux affaires de ces gens-là?
En avançant la tête au coin de la maison elle parvenait à voir Manos Duras et la marquise. Le gaucho l’écoutait avec des signes approbateurs ou bien, s’il parlait, c’était en phrases brèves, en appuyant sur les mots avec des gestes affirmatifs. A un certain moment, il essaya même de prendre la main d’Hélène, mais elle se rejeta en arrière avec une brusquerie qui laissait voir à la fois sa répugnance et son orgueil. Immédiatement elle sembla se repentir et dit à voix plus haute sur un ton de promesse:
—Nous reparlerons de cela demain ou un autre jour; quand vous aurez accompli la mission que je vous ai donnée. Vous connaissez nos conventions.
Et elle se sépara de lui avec des mines coquettes tout en prenant bien soin de se maintenir hors de la portée de ses mains.
Le gaucho voyant la fenêtre se fermer descendit l’escalier et, arrivé dans la rue, s’arrêta:
Sébastienne qui s’était levée pour mieux le voir crut l’entendre murmurer avec un accent joyeux:
—Au lieu d’une, j’en aurai deux.
Mais cette fois encore, elle n’était pas sûre d’avoir bien entendu. Elle finit par regagner à travers la cour le réduit où elle avait son grabat, quelque peu déçue par les maigres résultats de sa surveillance.
Une chose cependant s’était fixée dans sa mémoire et l’empêchait de trouver le sommeil. Les deux interlocuteurs avaient-ils vraiment prononcé le nom de mademoiselle Rojas?
A plusieurs reprises, elle se demanda encore: «Qu’est-ce que ces gens pouvaient bien dire de ma fillette?»
Robledo lui aussi passa une nuit agitée. Il avait installé Torrebianca dans la chambre qu’il avait déjà occupée avec sa femme lors de son arrivée à la Presa. Epuisé par les émotions de la journée, le marquis avait enfin consenti à rester chez son ami.
Deux fois, l’Espagnol s’éveilla au cours de la nuit et prêta l’oreille pour mieux entendre. De la chambre voisine, où se trouvait son ami, lui parvenaient des gémissements et des mots prononcés à demi.
—Frédéric, as-tu besoin de quelque chose?
Son ami lui répondait alors d’une voix faible et accablée puis s’efforçait de demeurer silencieux.
Quand Robledo s’éveilla pour la troisième fois, la lumière du jour marquait de lignes claires les fentes de sa fenêtre. Un bruit l’avait tiré de son sommeil et l’avait forcé à sauter du lit.
Il entra dans la salle commune qui servait aussi de salle à manger et y trouva Watson penché sur une chaise, en train de chausser ses éperons. La chaise était tombée et c’est ce bruit qui avait réveillé Robledo. Et apercevant son associé, l’Espagnol lui dit avec gaîté:
—Comme vous êtes matinal!... Je vous ai pourtant entendu rentrer bien tard hier.
Watson, qui semblait triste, se borna à répondre:
—Comme nous ne travaillons pas aujourd’hui, je vais galoper un peu dans la campagne.
Quand le jeune homme fut parti, Robledo acheva de s’habiller et se mit à marcher de long en large dans la salle à manger. A chaque fois qu’il passait devant la porte de la chambre occupée par Torrebianca, il était tenté d’entrer. Il voulait voir son ami. Un vague pressentiment le tourmentait.
«Allons voir comment il a passé la nuit», se dit-il.
Il ouvrit la porte, regarda à l’intérieur de la pièce et fit un geste d’étonnement. Il n’y avait personne; le lit, avec ses couvertures en désordre, était vide. L’Espagnol demeura tout pensif. Il s’imagina d’abord que Frédéric n’ayant pu dormir de la nuit était sorti à l’aube pour marcher un peu.
Instinctivement, il se mit à regarder autour de lui et à examiner la chambre. Sur la table étaient dispersés des papiers et sur chacun il reconnut une ou deux lignes de l’écriture de Torrebianca: des lettres commencées que le marquis avait jugé inutile de continuer.
Il prit un des papiers: «Je te suis reconnaissant des efforts que tu as faits, mais je ne peux plus...» Sur un autre il lut: «La seule femme qui m’ait véritablement aimée, ma mère, est morte. Ah! si j’étais sûr de la retrouver!»
Robledo continua l’examen des autres feuilles. Il n’y trouva que quelques lignes raturées ou des mots inintelligibles. Torrebianca avait essayé d’écrire mais il avait finalement renoncé à cet effort. Il crut voir son ami, au milieu de la nuit, jeter sa plume, qu’il venait de trouver sur le plancher, et dire avec l’indifférence de celui qui déjà croit s’être dégagé des soucis d’ici-bas: «A quoi bon!»
Il demeura pensif, les feuillets à la main. Puis une pensée optimiste lui rendit l’espoir. Son ami errait peut-être aux environs du village. Ces lettres inachevées étaient la preuve que sa volonté n’était pas bien ferme.
Il examina le sol devant la maison et eut un geste de satisfaction en distinguant parmi les empreintes fraîches laissées par les sabots du cheval de Watson le contour d’un pied humain, celui de son camarade sans doute.
Il avait été à l’école des chercheurs de pistes qui tirent profit des moindres traces perdues dans le désert. Les pas de Torrebianca le conduisirent dans une ruelle ouverte entre sa maison et la maison voisine et qui donnait sur la campagne. Mais à la sortie du village il perdit la piste au milieu des nombreuses empreintes laissées là par les gens qui étaient partis à l’aube.
Instinctivement il marcha vers le fleuve et se mit à le suivre vers l’amont. Les eaux glissaient d’un mouvement uniforme sans que le moindre objet flottant vînt altérer leur surface. Il finit par se lasser de ces recherches que seul un pressentiment guidait et justifiait.
«Frédéric, se dit-il, m’a troublé par le récit de ses malheurs. Pourquoi vais-je penser des choses absurdes?... Rentrons à la maison. Mon cœur me dit que je l’y trouverai en arrivant. Il doit être allé se promener de l’autre côté du village.»
Et il revint à la Presa: mais une angoisse vague l’obligeait à presser le pas.
A la même heure, près de l’estancia de Rojas, Manos Duras, à l’abri de quelques buissons causait avec ses trois compères venus de la Cordillère.
Ils avaient mis pied à terre et ils tenaient leurs chevaux par la bride. L’un des trois hommes ne portait pas le même costume que ses compagnons et ressemblait plutôt à un ouvrier de la Presa qu’à un cavalier des champs. Manos Duras lui donnait des explications qu’il écoutait en silence avec de légers clignements d’yeux approbateurs. Puis, cet homme se mit en selle; le bandit et ses deux compagnons le suivirent des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu au milieu des bouquets de plantes sauvages.
—Le petit vieux va savoir ce qu’il en coûte de me menacer, dit le gaucho avec un sourire haineux.
Un des hommes de la Cordillère qui portait le surnom de Piola[27] et qui, grâce à son âge et à ses façons autoritaires, semblait exercer une certaine influence sur ses deux compagnons, secoua la tête d’un air de doute. Le plan de Manos Duras lui paraissait excellent, mais il ne comprenait pas qu’on restât dans le pays un jour ou deux après le coup. Il valait mieux battre en retraite tous ensemble et sans délai vers la Cordillère.
—Laisse-moi faire, compère; je m’y connais, répondit le gaucho. Il faut auparavant que j’aille recevoir quelque chose qu’on m’a promis. J’irai ce soir peut-être et demain je vous rejoindrai.
Il comptait sur son cheval dont il fit de grands éloges. Avec cette bête il se faisait fort de rattraper ses camarades en route. D’ailleurs, seul, il irait d’un meilleur train que ses amis dont les bagages retarderaient la marche.
Cependant, l’envoyé de Manos Duras galopait vers l’estancia de Rojas. Il arriva devant une barrière, l’ouvrit et continua sa course à travers les domaines de don Carlos.
Arrivé près du bâtiment principal, il vit venir à sa rencontre Cachafaz, averti par les aboiements de quelques chiens qui sautaient devant les pattes du cheval et tentaient de le mordre. Le petit cria pour les chasser, puis écouta avec la gravité d’une grande personne les paroles de l’envoyé.
Le message lui causa une joie telle qu’oubliant le cavalier, il courut vers l’estancia. Don Carlos buvait dans la salle à manger le dixième maté de la matinée. Celinda, en costume féminin, était assise dans un fauteuil de jonc et semblait en proie à de mélancoliques pensées. Le métis entra en criant.
—Patron, le commissaire vous fait dire de vous rendre tout de suite au village. On a arrêté celui qui a volé votre vache.
L’estanciero, tout heureux de la nouvelle, suivit Cachafaz sans lâcher toutefois la calebasse à maté et sans cesser tout en marchant d’aspirer le breuvage avec son chalumeau d’argent.
Il voulait obtenir du courrier qui venait d’arriver au triple galop de son cheval de nouveaux détails sur l’événement. Arrivé devant la maison il demeura perplexe: le cavalier avait disparu. Cachafaz parcourut le champ voisin et les enclos, appela, mais ne put découvrir l’homme. Finalement, Rojas haussa les épaules et, tout à la joie de la nouvelle, il trouva une explication à cette disparition. Don Roque, pour qu’il fût plus vite averti, lui avait envoyé un avis par un voyageur quelconque qui avait dû faire un large détour et qui n’avait pas voulu perdre plus de temps. Lui aussi était pressé, et comme il jugeait utile d’aller à la Presa pour parler au commissaire, il monta à cheval en promettant à Celinda d’être de retour avant le repas de midi.
Allongés sur le sol, Manos Duras et ses trois amis le virent passer dans le lointain, en route vers le village. La face collée contre les racines des buissons, ils causaient et riaient avec un calme cynique.
—Il va chercher la vache que nous avons mangée hier, dit Piola.
Et Manos Duras ajouta, en accompagnant ses paroles d’une grimace obscène:
—Nous verrons bien ce qu’il dira quand nous aurons pris sa génisse.
Richard Watson, qui galopait dans la campagne, avait bonne envie de s’approcher de l’estancia, mais il craignait que sa présence n’irritât Celinda; il vit lui aussi dans le lointain don Carlos Rojas passer dans la direction de la Presa. Cela parut lui donner de l’audace. Celinda était seule chez elle et il lui était facile de trouver un prétexte quelconque pour lui rendre visite. Mais bientôt il eut peur de nouveau. S’il se montrait près de l’estancia, le seul Cachafaz ne viendrait-il pas le recevoir? Il valait mieux errer dans la campagne. Peut-être la fille de Rojas, lasse d’être seule, se déciderait-elle à monter à cheval.
Il était résolu à attendre jusqu’à la chute du soleil. Il avait eu la précaution d’emporter quelques vivres dans une des sacoches de sa selle et d’ailleurs, comme tous les amoureux, il ignorait que l’homme est, de naissance, affecté d’une maladie mortelle, la faim, et qu’il ne peut vivre qu’en l’apaisant deux fois par jour. Pour l’instant, des choses qu’il jugeait beaucoup plus importantes l’occupaient.
Cependant, son ami Robledo errait la tête basse dans la rue centrale de la Presa. Il revenait de chez lui et Torrebianca ne s’y trouvait pas. La servante qui avait préparé le déjeuner l’avait attendu en vain. Où le trouver?
Au milieu de la rue il entendit des voix amies et leva la tête. Rojas parlait avec animation au commissaire du village qui lui répondait d’un air étonné. Tous deux saluèrent Robledo qui s’approcha.
—Un courrier est arrivé à mon estancia, dit don Carlos, pour me prévenir que le commissaire avait retrouvé la vache qu’on m’a volée... Or don Roque n’a envoyé personne et ne sait de quoi il s’agit. C’est une plaisanterie que je trouve fort mauvaise. Quel est le maudit imbécile qui a voulu me jouer ce tour?
Robledo resta quelques minutes à l’écouter en feignant de s’intéresser à l’affaire, puis il se remit en marche. Il s’inquiétait uniquement de découvrir la cachette de Torrebianca et croyait le reconnaître dans tous les hommes qu’il apercevait au loin.
«Dommage que Richard soit sorti de si bonne heure, pensa-t-il. Il m’aurait aidé à le chercher.»
Watson, ballotté entre ses craintes et le désir de voir Celinda, s’était peu à peu rapproché de l’estancia; mais quand il arrivait auprès d’une des claires-voies qui servaient de portes à l’enceinte de fils barbelés il demeurait indécis. La Fleur du Rio Negro lui avait dans sa rancune ordonné de ne plus reparaître; comment expliquerait-il sa présence dans la propriété de Rojas?
A la vue d’une barrière ouverte, il reprit courage. «Elle dira ce qu’elle voudra, en avant! pensa-t-il. Il faut que je la voie quand elle devrait ne m’adresser que des injures!»
Et il avança lentement sur un des chemins qui menaient à l’estancia. Soudain son cheval parut inquiet, pressa le pas puis s’arrêta net, prêt à se cabrer.
Le jeune homme aperçut les corps de deux dogues, tués tout récemment sans doute, car leurs têtes brisées baignaient dans une flaque de sang. Il continua d’avancer et à quelques pas de la maison il trouva un homme étendu au milieu du chemin.
Il était mort lui aussi. C’était un péon de Rojas, un métis qu’il crut reconnaître pour l’avoir vu plusieurs fois, bien qu’il fût maintenant défiguré par des coups de feu. Une de ses orbites était restée vide et quelques débris de la masse cérébrale s’échappaient du crâne par ce trou. Autour de lui la terre buvait avidement le sang et se couvrait de mouches.
Il sauta à bas de son cheval et, revolver au poing, il s’avança vers la maison. Arrivé devant la porte il s’aperçut qu’il n’y avait personne dans la vaste pièce qui servait à la fois de salon et de salle à manger et il se mit à lancer des appels de tous côtés.
Un fauteuil de jonc, le siège préféré de Celinda, était par terre, renversé. Il remarqua aussi que le tapis de la grande table semblait avoir été violemment tiré, car il était lui aussi tombé à terre. Il avait entraîné dans sa chute tous les objets qui se trouvaient d’ordinaire sur la table et qu’on voyait froissés ou brisés sur le sol.
Il poussa de tels cris et répéta tant de fois son nom pour rassurer tout le monde que des pas se firent entendre enfin à l’intérieur du bâtiment et que le visage cuivré et ridé de la mère de Cachafaz parut dans l’entre-bâillement d’une petite porte. D’autres servantes et des péons de l’estancia, tous métis, surgirent peu à peu de leurs cachettes; ils bredouillaient des explications inintelligibles et gardaient un silence plein d’horreur.
Watson sortit de la maison juste au moment où le petit Cachafaz revenait de l’enclos en regardant avec inquiétude de côté et d’autre. Brusquement tous en même temps voulurent raconter l’événement à l’ingénieur, mais le petit métis les devança avec une espèce d’autorité. Il se trouvait près de la petite patronne et il avait tout vu. Trois hommes étaient arrivés au grand galop. Cachafaz était sorti de la maison, attiré par les aboiements des chiens, et il avait entendu les coups de feu qui les avaient tués. Puis il avait vu un péon courir vers les cavaliers pour leur demander sans doute pourquoi ils envahissaient l’estancia. Tous trois avaient tiré des coups de revolver sur lui et il avait roulé à terre.
—Je me suis réfugié en courant dans la maison, continua l’enfant. Ma petite patronne est sortie pour voir ce qui se passait; mais les trois méchants hommes sont arrivés et lui ont jeté un poncho sur la tête. Je me suis caché sous une table; puis j’ai risqué un œil et je les ai vus monter à cheval en emportant la petite patronne, qui agitait ses bras... comme ça... sous le poncho. Voilà tout ce que je sais.
Les autres auraient bien voulu raconter aussi leurs impressions bien qu’ils n’eussent en vérité pas vu grand’chose puisqu’ils s’étaient cachés dès que le péon était tombé et ne s’étaient montrés qu’à l’arrivée de Watson.
Celui-ci, tout en cherchant à se débarrasser de tous ces gens qui lui parlaient à la fois, pensait avec remords au temps qu’il avait perdu par son indécision en errant le long des clôtures barbelées de l’estancia. Pourquoi n’était-il pas entré une demi-heure plus tôt; il aurait été aux côtés de Celinda pour la défendre!
Il lut dans les yeux d’antilope de Cachafaz que le petit n’avait pas tout dit et qu’il voulait bien parler, mais à lui tout seul. L’enfant souriait avec mépris en entendant les autres donner des renseignements contradictoires sur l’extérieur des assaillants. Tous croyaient les connaître et tous les avaient vus sous un aspect différent. Watson l’entraîna à l’écart et Cachafaz, dressé sur la pointe des pieds, lui dit à voix basse:
—C’est Manos Duras qui a enlevé la petite patronne. Je sais où il la tient.
Pressé de questions par Richard, il s’expliqua. Manos Duras ne figurait pas parmi les trois hommes qui avaient emmené Celinda. Mais le petit, sorti de sa cachette, s’était glissé dans un enclos voisin et avait grimpé au sommet d’une pyramide de luzerne séchée que l’on conservait pour nourrir les vaches pendant l’hiver. La cime était un poste d’observation d’où le regard embrassait une énorme étendue de terrain. Invisible dans son beffroi, il avait vu les trois cavaliers en rejoindre au loin un quatrième qui semblait les attendre et qui était sans aucun doute Manos Duras. Puis les quatre hommes avaient pris au galop la même direction; l’un d’eux portait la prisonnière devant lui sur sa selle.
Il avait vu aussi du haut de la montagne de luzerne Watson arriver, mais il était si méfiant qu’il n’avait pas voulu descendre avant de s’être assuré de son identité.
Ce récit troubla si profondément Richard qu’il resta quelque temps sans pouvoir coordonner ses idées. Il pensa avant tout qu’il était urgent de partir à la recherche de Celinda pour la délivrer et ne voulut pas considérer l’énorme disproportion de forces qui existait entre lui et les bandits. Il avait pour l’aider le petit Cachafaz qui connaissait l’endroit où il cachait la jeune fille. C’était là le point important. A lui maintenant de l’arracher à ses ravisseurs. Et, avec l’absurde témérité des amoureux qui refusent d’apprécier les obstacles à leur valeur, il monta à cheval et fit signe au petit de l’accompagner.
Cachafaz se jucha d’un bond sur la croupe et se cramponna aux vêtements de Watson qui piqua des deux et mit son cheval au galop. Richard croyait avoir deviné la pensée de l’enfant et dès qu’il eut dépassé la clôture de fils de fer barbelés de l’estancia il prit la direction du rancho de Manos Duras, que souvent il avait aperçu de loin.
—Vous vous trompez de chemin, patron, dit Cachafaz.
Et, montrant le point le plus élevé qui bordait le fleuve du côté de la pampa, il ajouta:
—Allons par là, au rancho de la India muerta.
Ce rancho en ruines, dit de la India muerta, était bien connu dans la région et cependant peu de gens s’y étaient rendus car il servait uniquement de refuge aux vagabonds soucieux de continuer leur voyage sans être vus des gens du pays.
—Nous les trouverons là-bas, répéta le petit métis, s’ils n’ont pas filé plus loin.
Quand Robledo rentra chez lui, fatigué d’avoir inutilement cherché son ami, il fut aussi désagréablement surpris que l’avait été Watson à peu près à la même heure en arrivant à l’estancia de Rojas.
Il trouva assise sur le seuil Sébastienne qui semblait l’attendre, à en juger du moins par l’air satisfait qu’elle prit pour le recevoir. De son côté, il fut tout heureux de la retrouver car il s’imagina que Frédéric la lui envoyait pour lui expliquer sa fuite. Peut-être cet homme faible était-il revenu aux côtés de sa femme convaincu une fois de plus par ses arguments mensongers.
—C’est votre patron qui vous envoie?... M’apportez-vous une lettre de lui?
Sébastienne écouta ses questions avec une surprise qui élargissait ses yeux bridés.
—Quel patron? Le marquis?... Je n’ai pas de nouvelles de lui. Je le croyais ici. Je viens pour autre chose.
Avec des soupirs de lassitude elle avait remis son corps massif dans la position verticale; baissant le ton elle dit:
—Je n’ai pu dormir de toute la nuit et je suis venue vous voir, don Manuel, pour vous demander de répondre à une petite question.
L’ingénieur se résigna à cette consultation avec une patience non exempte d’ironie; mais dès que la métisse eut commencé son visage se transforma et il écouta chacune de ses paroles avec une attention concentrée.
Quand elle eut fini de raconter ce qu’elle avait vu et entendu la nuit précédente, elle ajouta:
—Pourquoi la belle madame et Manos Duras ont-ils parlé de ma petite patronne d’autrefois? Qu’est-ce que ma colombe innocente peut avoir de commun avec eux?... Comme je ne suis qu’une bête et que je n’arrive pas à comprendre grand’chose, je me suis dit: «Je vais aller trouver don Robledo, l’ingénieur, lui qui sait tout. Il me dira bien...»
Mais Robledo ne l’écoutait plus. Il paraissait absorbé et brusquement il eut un geste de stupeur et d’inquiétude, comme s’il se fût subitement trouvé en face d’une redoutable réalité. Il tourna le dos à Sébastienne et courut rapidement vers l’endroit d’où il était venu.
La métisse fut étonnée de voir l’ingénieur partir si vite et précipiter sa course comme si ce qu’elle venait de lui dire lui eût fait craindre d’arriver trop tard. De loin, Robledo se mit à gesticuler et à pousser des cris pour attirer l’attention de don Carlos et du commissaire qui continuaient à causer à la même place. Tous les deux se regardèrent stupéfaits en l’entendant crier d’une voix haletante:
—A cheval! L’histoire du messager et de la vache n’est qu’une ruse de Manos Duras pour vous éloigner de l’estancia. J’ai peur qu’un malheur ne menace Celinda; il faut partir sans tarder. Pourvu que nous n’arrivions pas trop tard!
Quand le premier moment de stupeur fut passé, les paroles de l’ingénieur semèrent l’alarme.
Don Roque courut à sa maison pour prendre ses armes et monter à cheval. Ses quatre hommes, prévenus par lui, firent l’impossible pour le suivre; mais trois d’entre eux seulement purent trouver un cheval prêt et des armes à feu, prêtées par des voisins, pour remplacer les sabres inutiles qu’ils venaient d’abandonner.
Cependant, Robledo, rentré chez lui, pressait son domestique espagnol de seller un cheval tandis que lui-même bouclait le ceinturon garni de cartouches qui soutenait son revolver. Il fit avertir les contremaîtres de ses chantiers qui habitaient non loin de là et qui possédaient des armes et demanda en outre au patron du bar le magnifique rifle américain qu’il dissimulait sous son comptoir.
Robledo craignait aussi à ce moment qu’on laissât don Carlos Rojas s’échapper. Il l’avait obligé à venir jusque chez lui et lui avait recommandé d’être prudent.
—Ce n’est pas parce que vous arriverez là-bas une demi-heure plus tôt que vous empêcherez ce qui a pu arriver; par contre, si vous partez seul, vous risquez de vous trouver à la merci de ces bandits. Un peu de patience. Nous partirons tous ensemble.
L’estanciero écoutait ces conseils avec des grognements impatients; il tremblait tout à la fois de colère et d’anxiété. Robledo s’éloigna un instant de la porte de sa maison pour marcher à la rencontre de quelques hommes qu’il avait mandés et leur expliqua ce qu’il attendait d’eux. Le cabaretier parut à son tour portant le rifle américain qu’il remit à son compatriote aussi solennellement que s’il lui eut confié toute sa famille.
Don Carlos profita de l’éloignement momentané de Robledo pour sauter sur son cheval et partir au grand galop sans s’inquiéter des cris qui l’accompagnaient dans sa fuite.
Après cet acte de l’impatient Rojas, l’expédition s’organisa; l’ingénieur et le commissaire se trouvèrent à la tête d’une douzaine d’hommes, tous à cheval et armés de carabines.
La nouvelle s’était répandue dans le village et des groupes de femmes et d’enfants accouraient pour assister au départ de la troupe de cavaliers. Quand le peloton passa devant l’ancienne maison de Pirovani, Robledo en regarda les fenêtres avec quelque inquiétude.
«Qui sait, se dit-il, si nous ne contemplerons pas là-bas un nouveau malheur causé par cette femme!»
A la même heure, Watson abandonnait son cheval et, suivi de Cachafaz, commençait à ramper au milieu des âpres buissons. Le petit métis l’avait conduit jusqu’à une colline sablonneuse, sur le rebord du plateau, d’où l’on avait une vue presque verticale sur le rancho de la India muerta.
Il connaissait l’endroit de réputation. Vingt années auparavant la maison avait des habitants qui faisaient paître leurs moutons dans les champs voisins. Mais les ouragans capricieux avaient brusquement recouvert le sol d’une épaisse couche de sable. De plus, le puits du rancho, qui fournissait autrefois une eau relativement douce, ne contenait plus qu’un liquide salé. Les hommes avaient fui, les constructions de briques crues étaient rapidement tombées en ruines; seuls les vagabonds recherchaient l’abri de leurs toits crevés.
Watson s’étonna de pouvoir avancer en rampant au milieu des arbustes de la colline de sable sans que l’aboiement d’un chien vînt déceler sa présence. Cela lui fit craindre que Cachafaz ne se fût trompé dans ses déductions et que la masure ne fût vide. Mais le petit métis, qui ouvrait la marche, s’arrêta entre deux touffes de buissons et, tournant vers lui son visage, lui fit signe d’approcher.
Il passa lui-même la tête entre les tiges et il put voir, à vingt mètres au-dessous de lui, une esplanade de sable au centre de laquelle s’élevaient les ruines du rancho. Deux chevaux erraient à pas lents, en quête de l’herbe maigre qu’ils mâchonnaient, et un homme était assis par terre, un fusil en travers des genoux.
Cachafaz lui souffla à l’oreille:
—C’est un de ceux qui ont enlevé la petite patronne.
Watson eut beau tendre le cou pour regarder, il ne put voir aucune autre personne. Abandonnant son observatoire, il recula en rampant et, revenu au pied de la colline, il tira de sa poche un crayon et une lettre oubliée dont il déchira un feuillet. Cachafaz le regardait écrire de ses yeux de petit animal rusé, comme s’il devinait ce qu’on attendait de lui. Richard lui remit le papier puis lui montra l’endroit où il avait laissé son cheval.
—Cours au village et remets cette lettre à M. Robledo, l’ingénieur, ou au commissaire... au premier des deux que tu rencontreras.
Il voulut ajouter d’autres explications, mais le lutin à peau cuivrée n’était plus là pour les entendre. Il s’était lancé sur la pente et un instant après il sautait sur le cheval et disparaissait au galop. Richard recommença l’ascension du coteau sablonneux pour aller observer ce qui se passait dans le rancho. Il aperçut cette fois deux hommes: celui qu’il avait déjà vu et qui était toujours assis par terre, sa carabine en travers des genoux, et devant lui, debout, armé des seules armes qu’il portait à sa ceinture, un gaucho qu’il reconnut immédiatement: c’était Manos Duras. Tous deux causaient, mais il ne put entendre leurs paroles à cause de la grande distance qui le séparait d’eux. Son observation était donc inutile pour le moment. Il ne put songer non plus à les attaquer même en profitant de la surprise, car il ne voyait que deux de ses ennemis; les autres étaient certainement à l’intérieur des ruines, en train de dormir peut-être.
«Où peuvent-ils garder Celinda?» pensa le jeune homme.
Toujours se traînant au milieu des buissons il commença de suivre le contour de la colline sablonneuse pour tâcher d’examiner les ruines du côté opposé. Les deux bandits continuèrent à parler sans se douter qu’au haut de la pente voisine un homme rampait pour les espionner.
Le compagnon de Manos Duras, celui qu’on appelait Piola, se mit à lui parler sur un ton de reproche.
—Tu sais très bien que je n’aime pas les affaires où les filles sont mêlées. Il est rare qu’elles finissent bien, et, de plus, elles font un fracas de tous les diables. Il aurait mieux valu aller rafler du bétail au Limay pour le vendre ensuite dans la Cordillère. Il aurait mieux valu aussi emmener les vaches du vieux Rojas et en faire du bon argent que de nous amuser comme des gamins à lui enlever sa génisse.
Manos Duras fit le geste de l’homme supérieur qui ne juge pas à propos d’expliquer l’opportunité de ses actes; Piola continua:
—Tu as peut-être des raisons pour agir ainsi. Nous t’avons aidé comme des frères, mais si on t’a payé pour enlever la demoiselle, tu devrais partager avec nous.
Le gaucho prit un air hautain.
—Il ne s’agit pas d’argent. Je t’ai expliqué que c’était une vengeance; c’est la plus terrible que je puisse tirer de ce maudit vieux qui m’a insulté... Tu connais aussi nos conventions. Vous me la réservez, puis, quand nous aurons gagné la Cordillère, elle sera pour vous.
Piola sourit avec une joie répugnante en l’entendant rappeler leur pacte.
—C’est bon; nous te la réserverons, dit-il. Tu seras le premier... si tu viens nous rejoindre au plus tard demain. Si tu tardes, tu ne la retrouveras pas entière... Mais, pourquoi ne pars-tu pas tout de suite avec nous? Pourquoi nous quittes-tu? Qu’as-tu donc à faire à la Presa ce soir?
—Je vais me faire payer, répondit Manos Duras avec jovialité. Je veux laisser mes comptes en ordre avant de partir.
L’autre, qui ne pouvait comprendre l’optimisme de son compagnon, se mit à réfléchir. Peut-être en ce moment savait-on déjà au village ce qui était arrivé à l’estancia de Rojas. Et si on l’ignorait encore, on le saurait avant longtemps, c’est-à-dire dès que don Carlos serait rentré chez lui après son inutile voyage à la Presa. Manos Duras ne craignait-il pas que le commissaire et les autres habitants du village ne l’accusassent du rapt de la jeune fille?
—Cela pourrait arriver, répondit le gaucho, mais on m’a reproché tant de choses sans jamais trouver aucune preuve!... Si on me voit au village, on finira par croire que je n’ai pas été mêlé à l’affaire. Aucun des gens de l’estancia ne m’a vu. D’ailleurs, j’irai d’abord à mon rancho pour le cas où quelqu’un s’y rendrait et je n’entrerai au village que vers le soir, comme les autres fois... Je compte avoir réglé mes affaires à minuit et je pourrai partir vous rejoindre.
Piola cligna de l’œil tout en montrant du doigt le rancho voisin.
—Qu’est-ce qu’elle en dit?
—Elle croit que nous l’avons enlevée pour tirer de l’argent du vieux. Elle ne devine pas ce qui l’attend... C’est une fille qui a du nerf et elle ne semble pas avoir bien peur maintenant que la première émotion est passée. Pucha, elle m’a donné du fil à retordre quand je l’ai emportée sur mon cheval... Je lui ai laissé les mains attachées là-dedans car sans cela elle se défend et je suis obligé de la battre tout comme un homme.
Manos Duras demeura pensif, puis ajouta avec un sourire cynique:
—Je n’ai pas voulu rester là-dedans, frère, car tu comprends bien que c’est risqué de se trouver seul avec une belle fille... Je t’avouerai que j’en connais une qui me plaît davantage; j’espère la voir bientôt. Mais celle-là aussi est appréciable et si on restait seul avec elle, le diable s’en mêlerait; on commencerait à faire de petites choses, seulement pour s’amuser, puis on perdrait la tête et on ne sait trop ni quand ni comment ça finirait. Nous sommes maintenant en territoire ennemi, il ne faut pas l’oublier, et nous n’avons pas de temps à perdre... Je renvoie la fête à demain. Aujourd’hui, j’ai autre chose à faire pour que les réjouissances soient complètes... Quand les camarades reviendront nous nous dirons adieu. Continuez votre route avec la génisse, moi je retourne à mon rancho et à demain s’il plaît à Dieu.
Richard rampa inutilement entre les buissons; il ne vit que les deux hommes absorbés dans leur conversation et la masure dont l’unique entrée, située du côté opposé, était obstruée par des madriers disjoints. Il se demanda si les ravisseurs de Celinda l’avaient cachée là ou si la jeune fille se trouvait dans un refuge plus difficile à découvrir, sous la garde des deux autres hommes de la Cordillère.
Lassé enfin de faire le guet inutilement, il se laissa glisser sur la pente sablonneuse et vint s’asseoir à l’endroit où Cachafaz avait pris son cheval.
Il demeura ainsi longtemps; il eût voulu voir les heures passer avec une rapidité prodigieuse pour mettre fin à la torture de cette attente impuissante et laisser paraître dans le lointain ses amis qu’il avait appelés à son aide.
Ses yeux, qui fouillaient l’horizon sans rien remarquer de nouveau, s’éclairèrent soudain en apercevant un cavalier minuscule qui grandissait à mesure que le galop continu de sa monture le rapprochait de lui. Quelques minutes après, il put le reconnaître facilement car il l’avait vu le matin même. C’était don Carlos Rojas.
Bien qu’il se dirigeât vers lui, il jugea prudent de se porter à sa rencontre et il se mit à courir aussi rapidement que le lui permettait le sol sablonneux sillonné par les racines des plantes sauvages que le vent avait mises à nu et où ses pieds s’embarrassaient et butaient violemment.
En le voyant apparaître sur le bord du chemin, don Carlos fit cabrer son cheval tout en tirant son revolver de sa ceinture. Puis, reconnaissant Richard, il mit pied à terre.
Watson ne parvenait pas à comprendre l’arrivée de l’estanciero car il avait adressé sa lettre à ses amis de la Presa. De plus il arrivait seul.
—Où sont les autres? demanda-t-il. Avez-vous vu Robledo?
Don Carlos fit une réponse évasive.
L’ingénieur et le commissaire venaient peut-être derrière lui, mais peut-être aussi leur faudrait-il des heures pour arriver.
—Je n’ai pas voulu les attendre. Je les trouve un peu... flegmatiques; qui sait à quel moment ils seront ici. La patience m’a manqué, et me voici.
Il expliqua ensuite que, tandis qu’il courait dans le rancho de Manos Duras, sans passer par son estancia, il avait vu venir à sa rencontre un cavalier qui galopait à bride abattue. Il avait tiré son revolver pour l’arrêter, mais en remarquant son allure, il ne s’était pas servi de son arme.
—Il semblait un singe sur un cheval et j’ai reconnu que ce singe était Cachafaz. Il m’a raconté que vous étiez ici; il m’a montré votre papier et je lui ai dit de prévenir ceux qui viennent derrière moi de ne pas perdre leur temps à passer par l’estancia; il doit les conduire ici directement... Que se passe-t-il?
Tous deux marchèrent au milieu des buissons en suivant les traces laissées par Watson quand il était venu au-devant de Rojas. Don Carlos, qui menait son cheval par la bride, le laissa à l’endroit même où Richard avait laissé le sien un moment auparavant. Puis ils gravirent sur les genoux, en s’aidant de leurs mains, la colline sablonneuse du sommet de laquelle ils pouvaient voir le rancho de la India muerta.
Avançant la tête au milieu des feuilles, ils virent Piola assis par terre comme tout à l’heure; mais il était seul. Manos Duras avait disparu.
L’homme fumait et regardait autour de lui avec inquiétude comme si ses sens, aiguisés par la vie aventureuse du désert, l’eussent averti de l’approche d’un ennemi caché.
De temps en temps il tendait le cou et regardait au loin, comme attendant l’arrivée de quelqu’un.
—Attaquons-le, dit don Carlos à voix basse.
Il lui importait peu que l’homme de la Cordillère eût sa carabine toute prête en travers des genoux. Lui et Watson avaient leur revolver.
—N’oublions pas l’autre qui est caché, répondit l’ingénieur.
—Eh bien quoi? Ils seront deux, et nous sommes deux aussi... Je vais abattre ce bandit.
Il prit son revolver, décidé à tirer de l’endroit où il se trouvait sans tenir compte de la distance; mais Watson le retint de la main et lui murmura à l’oreille:
—Il y a deux autres hommes et je ne sais pas où ils sont. Attendons l’arrivée de nos compagnons.
Ils demeurèrent dans cet état de douloureuse incertitude, ballottés entre les voix de la prudence qui leur ordonnait d’attendre et le désir de tenter cette folie d’attaquer des ennemis dont ils ignoraient le nombre exact.
Watson ne tarda pas à savoir où s’étaient cachés les deux autres compagnons du gaucho. Au loin éclatèrent de furieux aboiements de chiens. Piola appela et Manos Duras, sortant du rancho, parut à l’angle du bâtiment de briques, visible un instant pour les deux hommes qui guettaient étendus au milieu des buissons.
C’étaient les gens de la Cordillère qui arrivaient; après le rapt ils avaient couru au rancho de Manos Duras afin de ramener le peloton de chevaux qui devait les suivre dans leur voyage vers les Andes pour porter les vivres et les autres objets indispensables à une aussi longue expédition. Les chiens avaient grossi le peloton.
Un moment après firent leur entrée sur l’esplanade de sable deux cavaliers armés de carabines et six chevaux en liberté qui formaient un groupe compact et portaient sur leur dos des sacs et des paquets assujettis avec des cordes. Les trois chiens de Manos Duras bondirent d’abord autour des ruines en saluant de leurs aboiements joyeux leur maître invisible, puis ils parurent inquiets et se mirent à flairer autour d’eux. Soudain, ils éclatèrent en hurlements féroces. Bavant de rage, les crocs menaçants, ils essayaient de gravir la pente sablonneuse, puis revenaient en arrière pour avertir les gauchos de la présence d’un ennemi caché.
Les deux cavaliers, qui n’avaient pas encore mis pied à terre, les sifflèrent d’abord inutilement, puis partagèrent leur inquiétude et regardèrent avec des yeux méfiants les buissons de la colline voisine.
—Ils nous ont découverts, murmura l’estanciero. Tant mieux! nous en finirons une fois pour toutes.
Watson se rendit compte qu’il était impossible d’attendre plus longtemps et le suivit vers la base du mamelon jusqu’à l’endroit où se trouvait le cheval. Don Carlos se mit en selle après s’être assuré que son revolver jouait facilement dans sa gaine. Richard marchait à pied, appuyé sur une des jambes de Rojas. Tous deux se dirigèrent franchement vers le rancho.
Quand ils y arrivèrent, précédés par les chiens qui reculaient sans cesser de montrer leurs crocs et d’aboyer avec fureur, ils aperçurent les deux hommes de la Cordillère, encore à cheval, et Piola avec sa carabine appuyée contre la poitrine, prêt à faire feu. Don Carlos s’adressa à lui comme s’il eût été le chef.
—Où est ma fille? demanda-t-il violemment.
Le gaucho andin l’écouta avec un visage impassible et feignit de ne pas comprendre.
—Pas de mots inutiles, continua l’estanciero. Si c’est de l’argent que vous voulez, causons; nous nous entendrons peut-être.
Piola garda le silence. Pendant ce temps, obéissant peut-être à un signe de lui, les deux cavaliers s’éloignèrent pour examiner l’horizon. L’un d’entre eux revint seul et, mettant pied à terre, prononça quelques mots à voix basse. On ne voyait personne aux environs. Les chiens aboyaient toujours et rôdaient inquiets, mais c’était le résultat de la première alerte. Ces deux hommes étaient certainement venus seuls.
Rojas fit de nouvelles offres et, donnant à sa voix un ton de douceur exagérée, il s’efforça de contenir son indignation.
—Je ne sais pas de quoi vous parlez, monsieur, répondit enfin Piola. Vous vous trompez, je n’ai jamais vu cette demoiselle.
—Oseriez-vous prétendre que vous n’êtes pas des amis de Manos Duras?
Tandis que les deux hommes parlaient, Richard, s’écartant un peu, essaya de faire le tour du rancho pour gagner la porte; mais l’autre gaucho, devinant son intention, lui barra la route et leva sa carabine, prêt à le viser. Finalement Piola tourna le dos à Rojas sans lui avoir fait aucune réponse précise et marcha vers l’angle du bâtiment détruit derrière lequel il disparut.
Don Carlos voulut le suivre, mais il se heurta au même homme qui avait arrêté Watson. Cette fois il dirigeait franchement son rifle vers eux pour les empêcher de passer et ils durent s’arrêter, partagés entre la crainte de cette menace et le désir qu’ils avaient de se jeter sur le bandit.
D’un coup de pied, Piola écarta les poutres disjointes qui fermaient l’entrée du rancho. La présence de l’homme de la Cordillère mit fin à la lutte entre Celinda et Manos Duras. La jeune fille, les mains attachées, se défendait des assauts lubriques de son ravisseur. Elle l’avait égratigné, elle l’avait mordu tout en le repoussant à coups de pieds. Le gaucho portait au visage et aux mains des écorchures d’où le sang coulait, mais son excitation était telle qu’il ne paraissait pas s’en rendre compte.
En voyant son camarade il fit un effort pour retrouver son calme et dit avec une gaieté féroce:
—Je te l’avais bien dit, frère. On commence par plaisanter puis on prend goût au jeu. On ne peut pas rester calme à côté d’une belle fille.
Mais il se tut en s’apercevant que Piola le regardait avec reproche.
—Tu t’amuses ici comme un gamin, tandis que dehors il se passe des choses.
Du geste il l’invita à sortir, puis quand il eut passé la porte il ajouta en baissant le ton:
—Le vieux de l’estancia est là avec un de ces gringos qui travaillent aux chantiers du fleuve. Que faisons-nous?
Manos Duras, malgré tout son cynisme, fut étonné d’apprendre que don Carlos était là, derrière le mur de briques. Comment avait-il pu arriver si tôt... Qui avait pu lui révéler que sa fille se trouvait dans ce rancho lointain?... Mais sa férocité naturelle et le souvenir de l’outrage que lui avait fait Rojas lui inspirèrent une solution.
—Le mieux, c’est de le tuer.
—Et le gringo aussi? demanda ironiquement Piola. Tu as vite fait de trouver un remède à tout.
L’homme de la Cordillère était inquiet; son instinct semblait lui révéler la proximité d’un danger. Il était maintenant persuadé que ces deux hommes n’étaient pas venus seuls. D’autres allaient sans doute arriver pour leur prêter main forte. Ce que Manos Duras avait de mieux à faire, si vraiment il tenait à pousser à fond cette mauvaise affaire que représentait le rapt de Celinda, c’était de monter à cheval sans perdre de temps et d’emporter la belle jusqu’à un certain endroit, au bord du Rio Limay, où ils avaient décidé de se retrouver le lendemain. Il ferait bien de renoncer à retourner au village ce soir-là. Il importait maintenant que l’ordre de marche fût changé. Pendant qu’il s’éloignerait en emportant la petite, ils resteraient là avec les chevaux. Piola se chargerait de convaincre le vieux de l’inanité de ses soupçons. Et si d’autres gens du village arrivaient, ils seraient obligés de convenir, puisqu’ils les trouveraient sans la moindre femme avec eux et sans Manos Duras, qu’ils étaient de pacifiques voyageurs arrêtés en cet endroit.
Le gaucho l’écouta avec impatience. Il avait pris goût à l’aventure et il n’admettait aucune modification. Il voulait garder Celinda, mais il ne voulait pas renoncer à rentrer au village à la nuit tombante pour aller se faire acquitter sa mystérieuse dette.
—Tu pourrais aussi faire autre chose, continua Piola. Le père offre de payer si nous lui rendons sa fille, et...
Mais il ne put continuer. Tout près d’eux, derrière l’angle du bâtiment de briques, retentit un coup de feu, suivi d’un cri. L’ami de Manos Duras lança un juron.
—Voilà le bal qui commence, dit-il en armant sa carabine et en courant vers l’endroit d’où venait la détonation.
Rojas venait de décharger son revolver sur l’homme qui lui barrait la route. Ce dernier avait surtout surveillé Watson qui était le plus jeune et lui inspirait plus de méfiance; il avait tourné son fusil vers lui et don Carlos avait profité de cette négligence pour tirer doucement son revolver, viser la poitrine du gaucho, et faire feu.
Dès que l’ennemi fut à terre, Watson se pencha sur lui pour s’emparer de son arme.
Quand Piola arriva au coin du rancho, Rojas avait déjà le pied à l’étrier; par un sentiment atavique de centaure champêtre, il se croyait plus fort et plus sûr à cheval qu’à pied. Watson, qui luttait avec le blessé, venait de lui arracher son rifle et se préparait à se redresser; mais il vit le bandit andin le viser, car il était le plus près de lui; instinctivement il se courba au moment même où le coup partait. Grâce à ce mouvement, le projectile, au lieu de lui traverser la poitrine, lui entama seulement l’épaule gauche, ne lui faisant qu’une blessure superficielle. La douleur l’obligea à lâcher la carabine et il demeura accroupi, tenant son épaule dans sa main.
Son agresseur fit quelques pas vers lui pour assurer son coup au moment même ou Manos Duras, attiré par le bruit de la lutte, avançait la tête à l’angle du bâtiment. Il vit don Carlos, déjà à cheval, braquer son revolver sur Piola. Il prit lui aussi le sien dans sa ceinture pour tirer sur l’estanciero, mais il n’en eut pas le temps. Entre eux deux s’interposait l’autre cavalier andin qui était jusque-là resté en observation.
—Voilà du monde!... beaucoup de monde!...
Les chiens arrivèrent derrière lui; ils bondissaient en avant puis reculaient en aboyant vers les ennemis invisibles.
A partir de ce moment, les événements semblèrent se précipiter et se superposer avec une incroyable rapidité.
Manos Duras fut le premier à agir, il courut à son cheval qui continuait à brouter l’herbe sans s’effrayer des coups de feu qu’il s’était dès longtemps accoutumé à entendre. Puis il disparut derrière le rancho.
Piola parut oublier Watson pour penser à sa propre sécurité. C’était aussi un homme de cheval qui se sentait plus sûr de lui et plus fort en selle qu’à pied. Il monta à cheval, tenant toujours sa carabine à la main droite, et rejoignit son camarade. Tous deux allèrent se placer à côté du peloton de chevaux et se disposèrent à défendre jusqu’à la mort le chargement de sacs et de ballots qui représentait la fortune de la communauté.
Rojas sembla oublier leur existence et s’approcha de Watson pour lui demander avec une ingénuité émue:
—Qu’avez-vous, gringuito?... Ils vous ont tué?
La blouse du jeune homme était marquée à l’épaule d’une tache noire qui allait s’élargissant; mais il se releva et répondit avec un pâle sourire:
—Ce n’est rien: une égratignure seulement.
Don Carlos ne put s’occuper de lui plus longtemps. Il voulait savoir ce qui se passait de l’autre côté du rancho et, poussant son cheval, il dépassa l’angle du bâtiment.
Il ne trouva personne; la porte rustique, complètement ouverte, laissait voir l’intérieur vide. Mais détournant son regard des ruines, il vit s’éloigner au galop un cavalier qui portait sur le devant de sa selle une espèce de long rouleau qu’il soutenait d’un bras et qui s’agitait violemment comme un être vivant.
Son instinct plutôt que ses sens avertit l’estanciero.
—Ah! voleur de gaucho!
Le paquet qu’il avait d’abord pris pour un rouleau de vêtements contenait une vie et refusait de se laisser emmener.
Ses oreilles perçurent une voix de femme; était-ce une erreur de ses sens troublés par l’émotion? Cependant, il eut au même instant la certitude que Celinda l’avait reconnu et l’appelait en une plainte désespérée.
XVII
Quand Hélène s’éveilla, tard dans la matinée, elle s’aperçut avec surprise que la métisse ne répondait pas à ses appels répétés.
Elle vit arriver enfin une de ces fillettes qu’on appelait chinitas[28] et qui travaillaient dans la maison sous les ordres de Sébastienne; la jeune fille lui déclara que la respectable métisse était sortie à la première heure et n’était pas rentrée.
—On dit qu’il y a eu du grabuge à l’estancia de don Carlos Rojas. Le commissaire est parti avec beaucoup d’hommes.
D’après la fillette on avait vu Sébastienne aux environs du village, à cheval, et accompagnée du domestique de M. Robledo.
—Elle a dû aller voir s’il n’est rien arrivé à sa petite patronne d’autrefois. Chacun raconte son histoire... Mais ce qui est sûr c’est qu’on a tué quelqu’un à l’estancia.
La servante cessa de parler en voyant que sa patronne ne paraissait pas curieuse d’en savoir davantage. Elle s’était contentée de pousser une exclamation de surprise aux premiers mots de ce rapport. Puis elle avait gardé le silence comme si le récit ne l’intéressait pas.
Après avoir déjeuné, elle demeura toute la matinée dans le salon de sa maison. Elle pensait aux longues heures qui allaient s’écouler avant que la nuit vînt et elle s’impatientait. Elle était décidée à faire appeler Robledo; mais, d’après la petite servante, Robledo était parti avec le commissaire pour l’estancia de Rojas et il ne devait revenir que le soir.
Elle ne vivrait pas plus longtemps dans ce village. Son mari pouvait bien rester et travailler à la construction des canaux. Pour elle, elle pensait demander à Robledo les moyens de regagner Paris, ou tout au moins l’argent nécessaire pour se rendre à Buenos-Ayres. Une fois dans la grande ville elle saurait bien se défendre. Au temps de sa jeunesse elle s’était trouvée dans des situations aussi graves sinon pires et elle savait par expérience qu’une femme énergique peut se tirer d’un mauvais pas plus facilement qu’un homme.
Songeant à ce qu’elle allait dire à l’Espagnol, elle appelait la nuit, mais en même temps elle s’effrayait de la fuite rapide des heures, car le moment approchait où un homme était en droit de se présenter à sa fenêtre pour exiger d’elle l’accomplissement d’une promesse faite la nuit précédente.
Elle avait besoin d’un effort de pensée pour se convaincre qu’elle n’avait pas rêvé cette entrevue avec Manos Duras.
«Quelle sottise! pensa-t-elle. Ai-je pu vraiment agir ainsi?»
Bien souvent dans sa vie elle s’était pareillement étonnée de ses propres actes; il semblait qu’il y eût en elle deux personnalités ennemies dont l’une avait horreur de l’autre.
«Et peut-être cet homme viendra-t-il dès ce soir!» pensait-elle.
Pour se tranquilliser elle se dit que le gaucho avait peut-être oublié ses promesses. Mais il lui revint immédiatement que sa petite servante lui avait vaguement parlé des événements terribles survenus à l’estancia de Rojas.
Cependant comme elle avait tendance à croire que les événements devaient toujours s’ajuster à sa convenance, elle retrouva sa confiance et son optimisme.
«Il ne viendra pas, se dit-elle. Quelle extravagance! Cet homme-là pouvait-il prendre au sérieux une promesse aussi absurde?...»
Après les bruits qui avaient circulé dans le village, il n’oserait pas revenir. D’ailleurs si ce sauvage était redoutable en rase campagne, elle saurait s’en défendre ici en tenant étroitement closes les fenêtres et les portes de la maison.
Elle cessa donc de penser au gaucho, mais le souvenir de la dernière nuit ne sortit pas de sa mémoire. Quelque chose s’était passé au lever du jour, au moment où la lumière avait commencé d’apparaître aux fentes de sa fenêtre; elle s’en était rendu compte confusément, comme on perçoit les événements extérieurs quand les yeux hésitent à s’ouvrir et quand la pensée oscille encore entre le sommeil et la veille.
Complètement éveillée maintenant elle médita sur ce qu’elle avait entr’aperçu plusieurs heures auparavant, et elle se convainquit qu’un homme s’était arrêté devant sa fenêtre au lever du jour. Elle se souvint qu’un bruit de pas étouffés avait couru sur la galerie extérieure, et que la cloison de bois avait légèrement craqué sous le poids du corps appuyé contre elle. Elle aurait même juré qu’elle avait entendu comme un soupir douloureux ou un râle de désespoir. Et son instinct lui disait que cet être mystérieux qui avait vécu quelques instants auprès d’elle, derrière la cloison de planches, n’était autre que son mari.
Par deux fois elle s’approcha de la fenêtre et l’ouvrit pour l’examiner à l’intérieur et à l’extérieur avec l’espoir de trouver une lettre ou un indice quelconque du passage de l’invisible visiteur que l’aube avait amené et que le soleil levant avait chassé.
«C’est Frédéric, répéta-t-elle: ce ne peut-être que lui... Robledo doit savoir où il se trouve. Comme je voudrais qu’il revînt au village pour lui parler.»
Un peu après midi, tandis qu’elle fumait sa vingtième cigarette, on frappa à la porte. Un moment de silence s’écoula, puis les coups se firent entendre à nouveau. Hélène comprit que, profitant de l’absence de Sébastienne, les deux chinitas avaient quitté la maison pour aller vagabonder dans le village, en quête de nouvelles.
Elle se décida à aller ouvrir elle-même, et fut toute surprise en reconnaissant le visiteur: c’était Moreno. La présence de l’employé n’avait en elle-même rien d’extraordinaire, et cependant Hélène ne put retenir un geste d’étonnement, car depuis bien longtemps elle ne pensait plus à lui. Pendant ces dernières heures, c’était l’image d’autres hommes qui avait accaparé sa pensée.
Rougissant de son oubli, elle l’invita avec une amabilité exagérée à pénétrer dans la maison. Un heureux hasard lui envoyait cet imbécile pour la distraire pendant cette interminable soirée qui sans cette visite eût coulé monotone et solitaire.
En entrant dans la grande salle, Moreno caressa les meubles d’un regard tendre et protecteur, comme des meubles à lui. Puis il prit place, avec une aisance dont il n’avait jamais fait preuve lors de ses précédentes visites, dans le fauteuil qu’elle lui offrit.
—Je pars pour Buenos-Ayres par le train de ce soir, madame la marquise, dit-il avec la vanité d’un homme conscient de ses propres mérites. Il faut que j’aille informer le Gouvernement de ce qui s’est passé ici et m’entretenir avec le ministre des Travaux Publics sur les mesures à prendre pour continuer les travaux.
Hélène approuva de la tête ces paroles tandis que ses yeux semblaient sourire avec malice. Ce brave père de famille s’exagérait un peu son importance.
—Mais, avant de partir, j’ai cru devoir venir vous trouver pour traiter d’une question qui a certains rapports avec mes entreprises futures.
Il continua de parler et bientôt l’étincelle de joyeuse ironie qui dansait dans les pupilles de la Torrebianca s’éteignit. Ses yeux n’exprimèrent plus qu’un intérêt passionné et sans cesse grandissant.
Moreno lui exposait comment Pirovani lui avait confié toute sa fortune et l’avait nommé tuteur de sa fille unique qui vivait en Italie.
—L’infortuné, continua-t-il, à ce que j’ai pu voir en examinant rapidement ses papiers, était plus riche que je ne pensais. Cette suprême mission que mon malheureux ami m’a confiée va me donner beaucoup d’ouvrage et m’obliger peut-être à quitter mon emploi; qui sait même si je pourrai revenir ici!... Je crains que nous ne nous revoyons pas avant bien longtemps.
Malgré l’air satisfait et assuré qu’il affectait depuis la veille l’employé s’attristait en pensant à l’éventualité de cette longue absence.
—Comme cette maison, reprit-il, appartenait au pauvre Pirovani qui m’a confié la gestion de ses biens, je viens vous dire madame la marquise, en vertu de mes pouvoirs, que vous pouvez y demeurer sans payer un centime, aussi longtemps que vous le jugerez utile. Considérez-la comme vôtre. Que ne ferais-je pas pour vous!
Elle fixait sur lui un regard curieux. Elle avait peine à cacher l’étonnement que cette révélation lui avait causée. Moreno, dépositaire de l’héritage de l’entrepreneur; Moreno, pliant sous le poids de l’énorme fortune qui tombait entre ses mains et retournant vers les villes populeuses pour y refaire sa vie!
Des pensées nouvelles se firent jour peu à peu à travers sa surprise, semblables à des îlots informes et bouillonnants encore, en plein travail de formation. Son être se dédoublait et, auprès de la femme frivole, éprise de luxe et de vanité, surgissait celle dont l’énergie redoutable dans les moments difficiles était capable de résolutions extrêmes, et qui ne craignait pas de faire souffrir. Et cette femme en s’éveillant donnait à sa compagne cet impérieux conseil: «Ne le laisse pas partir, c’est le destin qui te l’envoie.»
Moreno, qui contemplait «madame la marquise» avec des yeux plus hardis depuis qu’il se voyait riche et puissant, vit soudain comme l’ombre d’un nuage invisible sur ses traits; sa bouche se contracta douloureusement, et elle enfouit son visage dans ses mains pour cacher ses larmes.
L’employé se leva de son fauteuil pour la consoler. Il avait compris sa douleur; ne portait-elle pas le deuil de la mère de son mari? Et puis, la triste fin de Pirovani, la fuite de Canterac, tant d’événements accumulés en si peu de temps!
—Tout ce qui arrive est bien triste, madame la marquise, mais il ne faut pas que cela vous fasse pleurer.
Et il se hasarda à lui prendre les mains et à les serrer doucement avant de les écarter de ses yeux mouillés de larmes.
—Ce n’est pas ce que vous croyez qui me fait pleurer, soupira-t-elle; je pleure sur moi-même, sur mon malheur que rien ne peut réparer. Je suis seule au monde. Mon mari n’est pas rentré depuis deux jours... et ne rentrera plus peut-être. Quelles calomnies a-t-on pu lui rapporter! Il me restait mes amis, mes fidèles amis, l’un est mort, l’autre est en fuite. Je n’avais plus que vous... et vous partez pour toujours!
L’employé, tout ému, balbutia:
—Mon admiration vous restera toujours, madame la marquise... Je pars, mais en réalité, je ne pars pas... A Buenos-Ayres, je serai à votre disposition.
Il cessa de parler car l’émotion commençait à lui troubler les idées. Hélène avait séché ses larmes et le regardait avec intérêt.
—Personne n’a jamais pu me comprendre, dit-elle. Les hommes sont ainsi faits: ils se précipitent tous ensemble vers la femme qui leur plaît, l’assomment de leurs assiduités et se disputent la première place de telle façon que la malheureuse toute désorientée ne sait pas bien connaître celui qu’elle préfère. Maintenant que vous partez et que je vous perds pour toujours, je me rends compte que les deux amis qui nous ont quittés, se mettaient en avant avec tant d’autorité qu’ils avaient réussi à me cacher l’homme qui aurait dû m’intéresser le plus.
A ces mots, Moreno fut si bouleversé qu’il prit la main d’Hélène dans les siennes.
—Oh! marquise, que dites-vous!
Elle se laissa caresser la main et pressa même une des siennes entre ses doigts, puis elle ajouta avec l’accent de la vérité, comme pour lui confier ses pensées les plus intimes:
—Je vous ai toujours apprécié pour votre modestie, cette modestie qui cache de grandes qualités que vous ne soupçonnez pas vous-même. J’aime les hommes dont le cœur est plein de bonté et libre d’orgueil. Souvent, dans ma solitude, je pensais aux grandes choses qu’aurait pu réaliser en Europe un homme tel que vous, guidé dans son œuvre par une femme inspiratrice de nobles ambitions.
Moreno garda le silence. Il la regardait avec un certain étonnement et semblait l’admirer davantage après les mots qu’il venait d’entendre. Cette femme avait les mêmes pensées qu’il avait eues bien souvent lui-même sans oser y croire tout à fait.
Hélène ajouta, accablée:
—Mais il est trop tard; laissons cela! Vous avez une famille, je n’ai plus d’illusion ni d’espoir. Je suis seule et pauvre, et je ne sais comment s’achèvera ma vie.
L’employé demeurait pensif, les sourcils froncés, et semblait tourmenté d’une vision pénible. Il revoyait dans une petite maison près de Buenos-Ayres, aux pièces modestes et propres, une femme et des enfants. Mais cette image ne tarda pas à s’effacer et Moreno reprit l’air assuré et autoritaire qu’il avait montré dans les premiers moments de sa visite.
—Moi aussi, dit-il, je réfléchis plus souvent qu’autrefois. Cette nuit je n’ai pas pu dormir: je me suis levé trop tard pour aller voir ce qui s’est passé à l’estancia de Rojas... Et hier, justement, j’ai pensé qu’il vaudrait mieux peut-être que je parte pour l’Europe. Je veillerais sur la fille de Pirovani et je gérerais ses biens plus commodément qu’à Buenos-Ayres. Qui sait? peut-être augmenterais-je considérablement cette fortune en me lançant dans les affaires! Je ne suis pas sûr de posséder les qualités que vous m’attribuez, madame la marquise; mais j’ai l’habitude des chiffres, j’ai de l’ordre et je suis peut-être capable de réussir dans les affaires tout comme un autre. Pourquoi pas?
Il y eut un long silence et l’employé, troublé d’avance par ce qu’il allait dire, osa enfin balbutier timidement.
—Peut-être pourriez-vous venir avec moi en Europe... pour me donner des conseils. Vous me croyez très intelligent, mais là-bas je ne serai qu’un ignorant.
Hélène eut un mouvement de surprise et repoussa avec hauteur cette proposition.
—C’est impossible! Quelle folie!... De quel fardeau allez-vous vous charger, mon ami!... Vous oubliez d’ailleurs que je suis mariée, que je suis du monde et que les gens en nous voyant ensemble feraient les suppositions les plus outrageantes.
Mais tout en protestant, elle prit dans les siennes les mains de Moreno, approcha du sien son visage, l’enveloppa du parfum qui émanait de sa chair tentatrice, et dit enfin avec enthousiasme:
—Que votre cœur est grand!... Comment vous prouver ma reconnaissance pour votre intention généreuse?
Moreno se remit à parler d’un ton suppliant. Que leur importait les propos des gens?... En Europe, personne ne les connaissait. Ils vivraient à Paris, dans la cité merveilleuse qu’il avait si souvent admirée à travers les romans et qu’il n’aurait jamais pu voir si Pirovani n’était pas mort. C’est lui que devrait remercier la marquise, si elle daignait être sa compagne et son inspiratrice.
—Et votre famille? demanda la Torrebianca d’un ton grave que ses regards démentaient.
Il répondit avec l’optimisme cynique de l’homme qui sait le pouvoir de l’argent et qui compte, grâce à lui, résoudre toutes les difficultés.
—Ma famille restera à Buenos-Ayres où elle sera mieux installée que jamais. Avec beaucoup d’argent on arrange tout et chacun est heureux... J’aurai beaucoup d’argent, car il est bien juste que je me récompense moi-même des peines que m’imposera mon rôle de tuteur. Et j’en gagnerai aussi dans les affaires.
Elle résistait encore, mais toujours plus faiblement, et Moreno jugea bon de l’émouvoir en lui décrivant les délices de ce Paris qu’il n’avait jamais vu et dont l’autre était déjà lassée.
—C’est une folie, interrompit Hélène; je n’ai pas le courage d’aller au-devant d’un pareil scandale. Que dira-t-on si nous fuyons ensemble?
Puis elle ajouta avec une expression de pudeur craintive:
—Je ne suis pas telle que vous croyez. Les hommes acceptent avec une étonnante facilité tout ce qu’on leur raconte des femmes, et qui sait ce qu’on a pu vous dire de moi!... J’avoue que mon mariage n’a pas été heureux; mon mari est bon, mais il n’a jamais su me comprendre. Mais, de là à provoquer un scandale en fuyant avec un autre homme!
L’employé eut recours à toutes les phrases qu’il avait emmagasinées dans sa mémoire au cours de ses lectures. Qu’était-ce que le mariage et que l’opinion du monde! Elle avait le droit de connaître le véritable amour, si elle le trouvait sur sa route. Elle avait aussi le droit de «vivre sa vie» aux côtés d’un homme qui saurait l’embellir pour elle autant qu’elle le méritait.
Il continuait à réciter des fragments de ses lectures romanesques et la marquise, qui devait connaître aussi bien que lui la valeur de tels arguments, finit pourtant par se laisser attendrir et troubler par cette amoureuse éloquence.
La Torrebianca jugeait maintenant qu’elle avait suffisamment prolongé son simulacre de résistance et croyait le moment venu de céder pour permettre à Moreno de passer à des questions d’un intérêt immédiat.
Elle feignit de n’avoir plus entière conscience de ses actes; passant ses mains sur les épaules de Moreno elle parla tout près de son visage d’une voix faible comme un souffle, et les yeux au ciel, elle semblait se perdre dans ses souvenirs.
—Oh! Paris! Vous ne le connaissez que par les livres, mais vous ne savez pas vraiment ce qu’est cette vie. Une existence bien douce nous attend là-bas.
L’employé considéra ces mots comme une acceptation et se crut en droit de la prendre dans ses bras.
—Vous acceptez n’est-ce pas? Oh! merci... merci!
Mais Hélène le repoussa pour couper court à ces effusions et avec le sérieux de la femme qui sait mener une affaire, elle reprit la parole.
—Si je disais «J’accepte» ce serait à la condition que nous partirions aujourd’hui même. Sans cela je pourrais me repentir... D’ailleurs, pourquoi rester plus longtemps dans cet endroit odieux? Je n’y ai que des ennemis. Mon mari lui-même m’abandonne... Je ne sais ce qu’il est devenu.
Moreno approuva de la tête. Il fallait profiter du train de ce soir. S’ils attendaient le prochain, en deux jours, de nouveaux incidents se produiraient peut-être. Le malheureux employé croyait de bonne foi que la marquise était capable de regretter sa décision et jugeait nécessaire de profiter de ce moment favorable.
Hélène lui posa plusieurs questions pour fixer en quelque sorte, avant de le suivre, les articles du contrat verbal qui les lierait. Moreno lui exposa tout ce que Pirovani lui avait confié en remettant ses papiers entre ses mains et toutes les recommandations orales qu’il avait ajoutées. Sa fortune était solidement établie. Avant le duel il lui avait également remis tout l’argent qu’il avait chez lui. L’employé pouvait payer les frais du voyage et du long séjour qu’ils auraient à faire dans un luxueux hôtel de Buenos-Ayres.
—Une fois dans la capitale, continua-t-il, je réaliserai tous les fonds qui sont déposés au nom de Pirovani et je ferai le nécessaire pour que le gouvernement me verse également ce qu’il lui doit pour ses entreprises... Je connais beaucoup de personnes haut placées qui m’aideront... Vous verrez que si bien des gens me croient sot, je sais me retourner quand il s’agit de finances... Dès que les affaires seront en ordre nous nous embarquerons pour l’Europe.
Enhardi par ses propres paroles et certain maintenant qu’Hélène acceptait, il tenta de porter la main sur elle; mais elle l’écarta.
—Non, dit-elle avec sévérité, tout en fermant à demi ses yeux malicieux. Tant que nous ne serons pas arrivés à Paris je ne serai pour vous qu’une compagne de voyage. Les hommes sont ingrats quand leur désir est satisfait trop vite; ils abusent de la tendresse des femmes et oublient vite leurs serments.
Elle eut un sourire plein de promesses et dit à voix basse en fermant à demi ses paupières.
—Mais, dès que nous serons à Paris....
Moreno fut agréablement troublé de l’expression qui accompagna ces quelques mots.
«Paris!...» Cette exclamation mentale fit surgir dans l’imagination de l’employé la vision des mille épisodes de la vie joyeuse menée par les étrangers dans la grande ville, ainsi que la décrivaient les romans.
Il vit un élégant restaurant de Montmartre comme il les imaginait et comme il avait pu les admirer sur les toiles des cinématographes. Il crut entendre la musique sautillante et heurtée d’un jazz-band. Il suivit des yeux le tournoiement des couples qui dansaient dans un large espace rectangulaire, entouré de petites tables brillamment servies.
Puis la marquise faisait son entrée, vêtue avec un luxe éblouissant, appuyée sur son bras. Lui-même était en habit, et une perle énorme luisait sur son plastron. Le gérant de l’établissement le saluait avec le respect mêlé de familiarité qu’on doit aux clients bien connus; les femmes admiraient de loin les bijoux d’Hélène; un groom aussi petit qu’un gnôme emportait le somptueux manteau de fourrure de la dame, d’où émanait un parfum de jardin enchanté.
Il examinait la carte des vins, et commandait un champagne si cher que le sommelier exprimait par une révérence son admiration.
La vision s’évanouit et Moreno se trouva dans l’ancienne maison de Pirovani, en face de cette femme qu’il avait désirée avec la ferveur qu’inspire l’irréalisable, et qui, en ce moment, le dévorait des yeux.
—Oh! Paris, dit-il. Comme j’ai hâte de m’y trouver avec vous... Hélène!... Car vous me permettrez maintenant de vous appeler Hélène, n’est-ce pas?
XVIII
Pour Watson, les faits se succédèrent avec la rapidité vertigineuse et l’illogisme des tableaux d’un cauchemar qui se déroule par delà le temps et l’espace.
Il entendit des coups de feu; puis des cavaliers passèrent devant lui ventre à terre tandis que d’autres s’arrêtaient net et faisaient feu sur les deux andins. En vain Piola criait en levant les bras.
—Ne tirez pas, frères, nous sommes des gens pacifiques et nous nous rendons!
Les nouveaux venus ne voulaient rien entendre et continuaient à décharger leurs carabines sans obéir aux ordres de Robledo.
Le camarade de Piola, blessé, tomba et l’autre jugea bon de sauter à terre et de se mettre à l’abri derrière son cheval.
Bientôt le groupe entier des gens de la Presa se trouva réuni sur l’esplanade du rancho. Watson ne fit pas attention aux exclamations de Robledo qui s’étonnait de le trouver là, ni aux saluts du commissaire. Tous deux l’oublièrent à leur tour pour marcher vers Piola et le sommer, le revolver sur la poitrine, de leur dire où était Celinda. Quelques hommes de la troupe mirent pied à terre pour examiner l’individu qui venait d’être blessé et celui que don Carlos avait abattu.
L’attention du jeune homme fut attirée enfin par la vue de son propre cheval sur lequel le petit Cachafaz se dressait d’un air important, en montrant les trois vaincus d’un doigt accusateur.
—Voilà les brigands qui ont enlevé ma petite patronne. Je les ai vus, moi...
Mais il n’eut pas le loisir de continuer car il se sentit pris par la taille et, brusquement dépourvu de sa dignité de cavalier, il se retrouva à terre.
Richard domptant la douleur qu’un tel mouvement causait à son épaule blessée l’avait saisi de son bras valide. Son cheval sembla le reconnaître quand il se fut remis en selle et prit, au grand galop, dès qu’il eut senti les éperons, la direction qu’avait suivie Rojas.
L’estanciero poursuivait Manos Duras depuis plusieurs minutes et ne perdait pas l’espoir de l’atteindre. Il était difficile de galoper d’une façon continue sur ces pentes sablonneuses. De plus le cheval du gaucho portait le poids de deux personnes et son cavalier était forcé de maintenir Celinda tout en pressant la marche de sa monture. Rojas était moins gêné dans sa poursuite et surtout il avait les mains libres.
Tout en fuyant, le bandit tourna plusieurs fois la tête vers Rojas et tendit son bras droit armé d’un revolver. Deux balles sifflèrent tout près de don Carlos qui riposta mais cessa bientôt de tirer. Il n’avait plus que trois cartouches. Le matin, en quittant l’estancia il avait bouclé son ceinturon porte-revolver mais n’avait pas garni de munitions nouvelles les gaines de la cartouchière. Il ne pouvait plus compter que sur les trois coups qui lui restaient à tirer et sur le couteau qu’il portait à sa ceinture pour les besoins de sa vie aux champs. Il craignait aussi de blesser sa fille.
Le gaucho, mieux approvisionné, continua à prodiguer ses balles tout en fuyant.
L’estanciero comprit ce que voulait Manos Duras et son indignation s’accrut encore.
—Oh! le bandit! Il essaie maintenant de tuer mon cheval!
Et le centaure argentin ressentit à cette pensée la même rage qu’il avait éprouvée en voyant sa fille en danger.
Un instant après, Rojas, qui paraissait toujours soudé à sa monture et qui faisait corps avec elle, sentit sous ses jambes un tressaillement mortel. Il déchaussa vivement les étriers et sauta à terre au moment même où la pauvre bête roulait sur le sol; du poitrail sortait un jet de sang semblable au flot pourpré qui jaillit d’un tonneau qu’on défonce.
L’estanciero se trouvait à pied et l’autre s’enfuyait emportant sa fille sur l’arçon de sa selle. Il concentra toute sa volonté dans la main qui tenait le revolver et dirigea l’arme vers son ennemi en fuite. Il fallait tuer le cheval.
Rojas qui ne craignait pas de combattre les bêtes féroces ou les hommes, trembla d’émotion. Tuer un cheval! Il était excellent tireur et cependant il pressa la détente une fois, puis une autre sans que la monture du gaucho cessât de galoper. Il allait tirer la dernière cartouche quand le cheval de Manos Duras tituba, ralentit son élan, puis fit panache en soulevant de ses ruades d’agonie un nuage de sable.
Rojas reprit sa course, mais avant d’avoir atteint le lieu de la chute il vit le gaucho se relever et tirer un second revolver de sa ceinture, sans cesser de maintenir Celinda du bras gauche. L’air menaçant, il attendit dans cette posture que son ennemi approchât.
Don Carlos avança encore de quelques pas, mais Manos Duras fit feu sur lui et la balle passa si près de son visage qu’un instant il se crut atteint. Rojas se jeta alors à terre pour offrir une moindre cible aux balles et se mit à ramper le revolver à la main. Le gaucho ne pouvait deviner qu’il n’avait plus qu’une cartouche, et, croyant qu’il rampait vers lui pour le viser de plus près, il continua son feu.
De plus, il maintenait Celinda devant sa poitrine comme un bouclier. Mais la jeune fille se débattait pour échapper au bras robuste qui la retenait prisonnière et ses mouvements firent plusieurs fois dévier les balles.
—Si tu tires une fois de plus, vieux, je tue ta fille.
A cette menace, don Carlos, qui avait d’ailleurs conscience de son impuissance, n’osa pas tirer et se contenta de ramper lentement sur le sable.
Manos Duras parut soudain s’inquiéter d’un nouveau danger qu’il sentait tout proche et il commença de jeter de côté et d’autre des regards avides. Mais comme il avait d’abord à redouter son ennemi le plus rapproché, l’estanciero, il ne voulut pas égarer son attention et continua de tirer.
L’autre ennemi encore invisible était Watson, qui entendant les détonations avait mis pied à terre pour se rapprocher du lieu de combat et s’avançait le corps ployé au milieu des plantes rudes qui montaient du sol sablonneux.
Il eut un moment la pensée d’attaquer Manos Duras avec son revolver, mais il craignit de blesser Celinda qui se débattait toujours pour échapper à son ravisseur.
Il revint alors vers son cheval et détacha de la selle le lasso que lui avait offert la fille de Rojas. Il le prit dans sa main droite et par un détour au milieu des buissons il parvint à se placer derrière le gaucho.
Cette courte marche le fit beaucoup souffrir. Des branches épineuses s’accrochèrent plusieurs fois à son épaule blessée; de plus la crainte d’échouer lui donnait un tremblement intérieur. Saurait-il bien se servir de cette arme primitive?
Il se rappelait les rires dont la Fleur du Rio Negro soulignait sa maladresse; mais cette évocation des joyeuses promenades qu’il avait faites en compagnie de celle qui maintenant était aux prises avec un si terrible danger lui rendit son énergie et sa volonté. Les enseignements qu’il avait reçus dans sa jeunesse, l’esprit méthodique et pratique de sa race lui donnèrent du courage. «Ce qu’un homme fait, un autre peut bien le faire.» Il se recommanda aux puissances mystérieuses et impondérables qui mènent notre existence et nous protègent parfois d’un inexplicable amour et il lâcha le lasso presque sans regarder, se fiant au hasard et à son instinct. Puis bondissant en arrière au plus épais des buissons il tira sur la corde d’un effort joyeux et puissant, car la résistance lui indiquait que le lasso avait saisi sa proie. Sa joie fut si sauvage qu’il tira des deux mains bien que la déchirure de son épaule lui arrachât des rugissements de douleur.
Le lasso avait en effet emprisonné le groupe formé par Manos Duras et Celinda, s’enroulant autour de leurs corps. Sous la rude traction tous deux tombèrent à la renverse.
Le gaucho lâcha Celinda pour recouvrer l’usage de ses deux mains; encore allongé sur le sol il tira son couteau de sa ceinture et trancha la corde qui le liait. Watson qui avait deviné son intention s’approcha en courant et à plusieurs reprises le frappa sur la tête et au visage avec la crosse de son revolver. Mais Rojas en quelques bonds arrivait lui aussi auprès du groupe jeté à bas. Il avait lâché son revolver inutile et saisi son couteau.
—Laisse-le moi, gringo!... ordonna-t-il d’une voix haletante, c’est à moi seul de le tuer... Il est à moi!
Il repoussa Watson qui, s’occupant désormais de Celinda seule, l’enleva de terre et l’emporta derrière les buissons les plus proches. La jeune fille, encore étourdie par sa chute, se frotta les yeux sans reconnaître l’Américain. Elle avait au visage et au bras des écorchures d’où le sang coulait goutte à goutte. Cependant, don Carlos aidait presque Manos Duras à se relever.
—Debout, fils de chienne... tu ne pourras pas dire que je te tue en traître! Sors ton couteau et à nous deux!
Le gaucho avait déjà le couteau à la main; Rojas ne s’en était pas aperçu, tout à la joie féroce d’avoir enfin cet homme à portée de son poing.
A peine debout, le bandit lui lança traîtreusement sa pointe vers le ventre, mais il était encore étourdi par les coups que Watson lui avait assénés; son attaque fut molle et l’estanciero eut le temps de parer d’un revers de la main gauche.
A son tour, il le frappa en pleine poitrine, puis le cribla de coups si pressés que Manos Duras s’écroula en perdant son sang par vingt blessures.
—Le voilà mort, le puma!
Don Carlos poussa ce cri en brandissant son couteau rouge de sang au-dessus de sa tête tandis que le blessé se tordait à ses pieds en roulant d’un côté sur l’autre avec des râles d’agonie.
Watson avait emporté Celinda à l’écart pour l’empêcher de voir le combat, mais en prenant soin de ne pas perdre de vue l’estanciero qui pouvait avoir besoin de son aide.
Les deux hommes se retrouvèrent et portèrent la jeune fille jusqu’à l’endroit où l’ingénieur avait laissé son cheval. Ils voulaient cacher à Celinda la vue de l’agonisant. Brisée par tant d’émotions elle les regardait avec des yeux dilatés et vagues et semblait ne pas les reconnaître. Enfin elle se jeta au cou de son père et fondit en larmes. Puis, oubliant les préjugés ordinaires, elle se blottit dans les bras de Watson et le couvrit de baisers.
Le grand garçon que troublaient ces caresses et qu’effrayaient les blessures superficielles du visage de la jeune fille, demandait anxieusement:
—Vous ai-je fait mal, miss Rojas?... N’est-ce pas que j’ai lancé le lasso moins mal que d’autres fois?
Tous deux l’aidèrent à se mettre en selle et, marchant à côté de son cheval, reprirent la direction du rancho de la India muerta.
Robledo et le commissaire s’avancèrent à leur rencontre et manifestèrent leur joie de retrouver Celinda. Les autres hommes de l’expédition étaient arrêtés devant les ruines. Après avoir pansé à leur manière les deux blessés, ils les surveillaient ainsi que Piola, et parlaient de les conduire dès le lendemain à la prison de la capitale du territoire.
Celinda, en se retrouvant au milieu d’amis qui se félicitaient joyeusement de sa délivrance reprit vite sa gaieté et sa pétulance. Elle essayait de cacher à Watson les écorchures qui gâtaient son visage, mais quand ses yeux se fixaient sur lui, ils étaient pleins de tendresse.
—Vous ai-je fait mal, miss Rojas?... répéta le jeune homme, d’un ton suppliant, comme si son trouble ne lui eût pas permis de poser d’autres questions. N’est-ce pas que je n’ai pas trop mal lancé le lasso?
Elle regarda de côté et d’autre pour s’assurer que son père était loin et dit à voix basse en imitant l’accent de Richard:
—Gringo chapeton, fieffé maladroit!... Oui, tu m’as fait mal et tu lances le lasso terriblement mal... Mais enfin tu m’as attrapée et comme j’ai juré qu’à cette condition, je te reviendrais, eh bien me voici!
Elle avança les lèvres comme pour le caresser de leur petit cercle rose; c’était une avance sur ce qu’elle lui donnerait tout à l’heure, quand ils seraient seuls.
L’expédition rentra à la Presa à la tombée de la nuit après avoir pris quelque repos à l’estancia de Rojas, où Sébastienne guettait. La métisse poussa des clameurs de joie en voyant revenir sa petite patronne, mais les blessures que Celinda avait au visage lui arrachèrent aussitôt après des cris d’indignation. Au milieu d’un flot de paroles furieuses elle laissa échapper le nom de la marquise malgré les recommandations prudentes que Robledo lui faisait à voix basse. Elle finit par raconter à Rojas tout ce qu’elle savait de l’entretien de la «grande dame» et de Manos Duras, et lui fit part des soupçons que lui avait suggérés leur entente.
Sébastienne, sans consulter son ancien patron, décida de rester à l’estancia auprès de Celinda.
Don Carlos lui-même avait demandé à Watson de rester lui aussi jusqu’au lendemain, en attendant son retour.
—J’ai une petite course urgente à faire à la Presa; quelques mots à dire à certaine personne.
La voix mielleuse et l’accent doucereux de l’Argentin avaient quelque chose d’effrayant. Robledo essaya de le faire renoncer à ce voyage car il devinait son intention. Rojas fut plus explicite avec lui.
—Laissez, don Manuel, il faut que je voie cette garce qui a voulu faire du mal à ma fillette. Je me contenterai de lui trousser les jupes et de lui appliquer cinquante coups de ce rebenque, comme ceci...
Et il faisait siffler la terrible lanière de cuir de son fouet court.
L’Espagnol dut accepter sa compagnie jusqu’au village; il comprenait qu’il était inutile de tenter de s’opposer à ses desseins. Rojas était encore possédé de la rage homicide qu’avait suscitée en lui son combat avec Manos Duras, mais Robledo espérait le calmer au bout de quelques heures.
Quand ils arrivèrent dans la rue centrale les gens de l’expédition trouvèrent rassemblée presque toute la population de la Presa. Les premiers cavaliers donnaient en passant les nouvelles qui couraient promptement d’un groupe à l’autre. Tout le monde se félicitait de la mort de Manos Duras comme si le village eût été délivré d’un terrible fléau.
Les plus craintifs déploraient que le commissaire gardât les trois prisonniers dans un rancho voisin du village pour les envoyer le lendemain à la prison du territoire. La foule, avec cette férocité collective qui se fait jour dès que survient la délivrance longtemps attendue, aurait voulu les mettre en pièces pour se venger de la terreur que le gaucho, maintenant disparu, lui avait longtemps inspirée.
Mais la dernière nouvelle que lancèrent les cavaliers bavards de l’avant-garde allait permettre à tous de satisfaire leur rage. En un instant chacun eut connaissance des révélations de Sébastienne. La «grande dame» avait préparé, d’accord avec Manos Duras, une terrible vengeance comme en contaient les grands lecteurs de romans ou comme la plupart en avaient vu s’accomplir sous leurs yeux au cinématographe. L’étrangère blonde avait voulu tuer la pauvre fille de l’estancia, une enfant du pays, par envie ou pour toute autre raison.
Robledo qui passait à cheval au milieu des groupes comprit à quelques mots surpris au vol que la colère commençait à s’emparer des habitants. Les hommes de l’expédition défilaient justement devant l’ancienne maison de Pirovani. Les femmes, qui se montraient les plus enflammées, poussèrent les premières des cris hostiles en regardant les fenêtres de l’édifice.
—Mort à la gueule peinte, mort à la grande p....
Et elles lâchaient franchement la plus grande injure qui se peut adresser à une femme. Robledo pressentant ce qui allait arriver tourna bride et vint placer son cheval devant les premières marches du perron de bois.
Mais les fidèles mêmes qui l’avaient suivi dans son expédition refusaient de lui obéir.
Négligeant ses conseils et ses ordres, les femmes et les gamins commencèrent à passer sous le ventre de son cheval ou à se glisser le long de ses flancs... Et derrière ces premiers assaillants, les hommes envahirent l’entrée de la maison. Ils saluaient vaguement et s’excusaient du geste en passant devant l’ingénieur.
L’assaut fut foudroyant et les obstacles cédèrent avec cette facilité qui centuple bientôt l’ardeur des attaques populaires aux jours de révolution triomphante. La porte brisée s’abattit, la vague humaine eut un remous sur le seuil puis s’engouffra tumultueusement dans l’intérieur de la maison. Les vitres des fenêtres volèrent en éclats, puis les meubles, le linge, toute sorte d’objets jaillirent au dehors comme des projectiles. En vain quelques-uns, plus prudents et plus calmes, protestaient contre cet absurde pillage.
—Mais cela ne lui appartient pas... Tout appartenait à don Enrique l’Italien.
La multitude n’écoutait plus rien; pour elle tout était la propriété de la grande dame; elle pouvait ainsi sans scrupules satisfaire sa rage. Et elle ne cessait de pousser des clameurs où revenait souvant l’infamante épithète.
Enfin, Robledo, qui gesticulait sur son cheval et criait des ordres inutiles, réussit à se faire entendre. Les assaillants semblaient fatigués. D’ailleurs ils n’avaient pu découvrir la femme détestée et la déception avait calmé leur fureur destructrice. Mais la cause principale du silence relatif qui permit à Robledo de reprendre quelque influence fut l’arrivée d’un vieil ouvrier espagnol qui avait cessé de travailler aux canaux pour s’employer à porter l’eau du fleuve jusqu’aux maisons du village à l’aide d’une charrette attelée d’une rosse lamentable.
L’homme obtint l’attention de tous plus vite que l’ingénieur. Les assaillants descendirent peu à peu dans la rue pour écouter de plus près.
—Que faites-vous là, criait-il. Elle est partie... Je l’ai vue dans une voiture avec Monsieur Moreno, l’homme du Gouvernement. Ils s’en vont à la station prendre le train de Buenos-Ayres.
Immédiatement des cavaliers de bonne volonté s’offrirent à l’arrêter dans sa fuite. Elle avait pris une grande avance, mais peut-être en crevant leurs chevaux pourraient-ils la rattraper à Fort Sarmiento.
D’autres doutaient du succès de cette poursuite. Le train passerait dans une heure à peine. Il n’avait jamais de retard car il partait de la station précédente, celle du Neuquen.
Les femmes, qui étaient toujours les plus acharnées, conseillaient aux cavaliers de tenter de toute façon l’aventure; ils ramèneraient la «grande dame» en la traînant par les cheveux. Des hommes pleins de sens et d’imagination proposaient dans la même intention pieuse de se placer simplement le long de la voie et de faire au passage du train une décharge nourrie sur la voiture où avait pris place la grande p.... Et ils s’étonnaient quand Robledo essayait de leur faire comprendre qu’il pouvait se trouver d’autres voyageurs dans le même wagon et que d’ailleurs il était impossible, parmi toutes les voitures qui formaient le train, de reconnaître la sienne.
Quand tous furent enroués à force de crier et convaincus qu’ils n’arriveraient pas à rattraper la «grande dame», ils se turent et l’ingénieur put se faire entendre.
—Laissez-la partir. C’est Gualicho qui nous quitte après avoir jeté le désordre partout... Tout ce qu’il faut souhaiter c’est que ce démon ne revienne plus. Que n’est-il parti plus tôt!
Quand la nuit fut enfin venue la foule s’apaisa. C’était l’heure du dîner et les plus exaltés préférèrent poursuivre leur conversation à la table de famille et au magasin du Gallego.
Rojas demeurait sombre et semblait avoir oublié tous les événements de la journée pour ne plus penser qu’à la fuite d’Hélène.
—Croyez bien que je le regrette, don Manuel. J’aurais bien voulu lui retrousser les jupes, puis avec mon rebenque...
D’une main il faisait le geste de soulever les jupes d’Hélène et il expliquait la vengeance qu’il lui eût plu d’exercer.
A partir de ce jour le village où le seul personnage important était Robledo connut une existence monotone et bientôt angoissée. Les ouvriers, voyant les travaux suspendus, commencèrent à se débander. Les groupes d’oisifs passaient leur temps à prédire la reprise des travaux par ordre du gouvernement dans le courant de la semaine suivante; mais l’ordre n’arrivait pas. Là-bas, à Buenos-Ayres, on étudiait posément la question, et les ouvriers perdant patience jetaient sur leur dos leur sac plein de hardes et s’en allaient à pied ou en chemin de fer bien loin de ce lieu où l’argent n’arrivait plus et où la pauvreté grandissait chaque jour.
Le magasin, redevenu boutique, avait pris un aspect funèbre. Seuls quelques vieux clients, de solvabilité reconnue, venaient boire debout devant le comptoir. Don Antonio le Gallego avait rudement refusé tout crédit à la plus grande partie des consommateurs et, pour appuyer la décision qu’il avait prise, avait placé un revolver dans chacun des tiroirs de la banque, et le beau rifle américain sous son siège. Quand son public n’avait pas d’argent ces précautions n’étaient pas superflues.
—Il faut que vous alliez à Buenos-Ayres, don Manuel, disait-il à Robledo avec son solide optimisme. Vous êtes le seul qu’on écoutera là-bas.
Mais la tristesse et le découragement extérieurs avaient fini par gagner Robledo. Seule l’ardeur nouvelle de son associé Watson parvenait à lui arracher un sourire mélancolique. Richard paraissait heureux et nullement inquiet de ses canaux. Il ne s’intéressait plus qu’à l’élevage et passait des jours entiers à l’estancia de Rojas.
Que lui importait l’arrêt momentané des travaux!... Il était jeune et les années s’échelonnaient nombreuses devant lui. Il n’avait d’autre désir que de pénétrer la vie d’une estancia, mais sous la direction de Fleur du Rio Negro, qui du lever au coucher du soleil l’accompagnait à cheval dans la campagne.
Une lugubre découverte vint accroître la tristesse de l’Espagnol peu de temps après la fuite d’Hélène.
Gonzalez lui présenta un chapeau qu’un de ses clients avait trouvé au bord du fleuve, loin du campement. L’ingénieur le reconnut immédiatement. C’était celui que portait Torrebianca.
Il était depuis longtemps convaincu que son ami n’était plus au nombre des vivants. Souvent, pendant la nuit, quand la pénible situation financière de ses entreprises l’inquiétait au point de lui ôter le sommeil, il reconstituait de déduction en déduction les actes du mari d’Hélène après sa sortie de la maison au petit jour. Sans aucun doute, son corps était au fond du fleuve.
Le patron du bar vint un autre jour lui faire part de la découverte qu’avaient faite quelques Espagnols, qui, se trouvant sans travail, s’adonnaient à la pêche. Deux lieues en aval du village ils avaient pris pied dans une île fangeuse entourée de roseaux, avec l’espoir de capturer quelques truites venues du lac lointain de Nahuel Huapi. Au milieu des roseaux de la rive ils avaient aperçu deux objets allongés et noirs que le courant balançait; c’étaient les jambes de Torrebianca.
Robledo n’eut pas le courage d’aller voir le cadavre. Après avoir séjourné un mois dans l’eau il n’était plus qu’une masse gluante que paraissait animer le grouillement de toute une faune éclose dans ses chairs. Son compatriote Gonzalez, quittant pour une fois le comptoir de son magasin, se chargea de faire le nécessaire pour donner à ces restes une sépulture.
—Allez à Buenos-Ayres, il le faut, répétait le cabaretier. Don Ricardo et moi nous vous remplacerons ici. Là-bas dans la capitale vous travaillerez pour nous bien mieux que si vous restez à la Presa.
Robledo reconnut enfin la justesse de ces conseils et partit pour Buenos-Ayres. Pendant plusieurs mois il courut les ministères, demanda instamment la reprise des travaux, lutta contre la routine des techniciens et des bureaux.
Il dut faire aussi tous ses efforts pour sauver son crédit dans les banques. Ceux qui avaient soutenu autrefois son entreprise exprimaient ouvertement des doutes et refusaient d’avancer encore l’argent qui aurait permis de la poursuivre. Une atmosphère de scepticisme et de méfiance enveloppait peu à peu tout ce qui touchait à la Presa.
L’hiver arriva sans que Robledo eût pu quitter Buenos-Ayres. Parfois il était pris d’un brusque optimisme et il espérait obtenir le lendemain même ce qu’il désirait. Mais le jour suivant on lui répondait encore: «Revenez demain», et ce «demain» devenait un mot fatidique, symbole vague d’un avenir qui jamais ne serait réalisé.
Les journaux lui rapportèrent un soir l’inquiétude des populations riveraines du Rio Negro. Le débit des affluents augmentait avec une abondance inquiétante. C’était la crue que depuis plusieurs mois il n’avait cessé d’annoncer dans les ministères pour obtenir que l’on continuât à temps les travaux.
Il reçut ensuite un télégramme de ceux-là mêmes qui lui avaient conseillé d’aller à Buenos-Ayres. Ils lui demandaient maintenant de revenir, comme si sa présence eut été capable de dompter miraculeusement les forces de la nature.
Il revint à la Presa par un froid glacial. Il s’enfouit dans un manteau de chauffeur à longs poils qu’il avait toujours porté pendant les rudes journées d’hiver.
Le village était presque désert. Les maisons de bois les plus résistantes avaient barricadé portes et fenêtres. Les bâtiments d’argile montraient leurs toits écroulés; l’ouragan avait arraché les bâtis de bois de leurs orifices d’aération. Personne dans les rues. Il ne restait plus que les hommes qui habitaient le pays avant le commencement des travaux. Dix ans semblaient s’être écoulés pendant ces quatre mois d’absence.
Et ce fut alors la torture d’une attente longue et pleine d’angoisse.
Il restait des jours entiers au bord du fleuve et voyait avec une rage impuissante le danger devenir plus pressant. Les eaux étaient chaque jour plus hautes et plus impétueuses; le fleuve rapide entraînait des troncs d’arbres arrachés sans doute aux pentes des Andes, ou roulait au fond de son lit d’énormes blocs invisibles.
Il ne redoutait pas le danger d’une inondation; ce qui le maintenait continuellement dans une affreuse inquiétude, c’était le sort des travaux inachevés et non le péril couru par les hommes. Tous les matins il examinait avec l’attention du médecin qui ausculte les malades la digue qui devait barrer le fleuve d’une rive à l’autre et dont l’insouciance amoureuse puis la rivalité mortelle des constructeurs avaient empêché l’achèvement.
Quelques mètres séparaient toujours le tronçon le plus long de la digue de celui qui de la rive opposée venait à sa rencontre. Les eaux, plus hautes chaque jour, recouvraient ces deux murs dont la présence invisible était décelée par des remous et des tourbillons écumeux.
Comme tous ceux qui vivent dans un perpétuel danger Robledo se sentit devenir superstitieux; il se recommandait mentalement à de vagues et puissants génies capables de réaliser un miracle.
«Si l’hiver passe sans que tout s’écroule, pensait-il, quel bonheur est le nôtre!»
Mais, un matin, sous ses yeux, un des tronçons de la digue inachevée, comme une de ces constructions de sable que les enfants construisent ou détruisent au gré de leur caprice, fut arraché par les eaux: puis elles le ployèrent comme une masse molle et flexible, et enfin les deux murailles qu’avait dressées dans le fleuve l’effort de centaines d’hommes, où s’étaient accumulées des milliers de tonnes de matériaux solides et en apparence indissolubles, roulèrent dans le courant et leurs débris échoués jonchèrent les rives et le bord des îles. Alors Robledo pleura.
—Quatre années de travail! Et tout a fondu comme un peu de sucre dans l’eau!... Quatre années de labeur inutile!... Et tout à recommencer.
Son compatriote le patron du bar se jugeait ruiné comme lui. Le tiroir de sa caisse était vide. Adieu l’espoir de transformer ses champs sablonneux en riches parcelles de terre irriguée! Il était pauvre, plus pauvre que le jour où il était venu s’établir dans cette contrée maudite.
Mais il avait foi en Robledo et il voulait le réconforter; aussi se montrait-il optimiste.
—Tout s’arrangera, don Manuel, répétait-il souvent.
Mais il parlait sans conviction.
Don Manuel, voyant les eaux s’acharner à leur œuvre de destruction, passa de la tristesse à la colère. Ses yeux ne regardaient plus le fleuve. Ils vaguaient comme ceux de l’homme dont la pensée s’est enfuie très loin et qui voit ce que les autres ne peuvent pas voir.
Il se rappela Canterac et Pirovani aussi nettement que s’il les eût rencontrés la veille. Puis il vit un visage de femme sourire cruellement. Par-dessus le temps et la distance elle exerçait encore une influence maligne sur ce coin de la terre où elle était une fois passée. C’était elle en réalité qui venait de détruire la digue.
L’Espagnol serra les poings. Il se souvint de l’estanciero Rojas et du châtiment qu’il voulait infliger avec son rebenque à cette femelle vicieuse. Lui-même en ce moment aurait fait pire.
«Gualicho blond, pensa-t-il, démon funeste aux hommes et aux choses... maudit soit le jour où je t’ai conduit ici!»