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La tentatrice

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XIX

—Douze années ont passé depuis mon dernier séjour à Paris... Ah! je reconnais que j’ai bien changé d’aspect.

Et Robledo en prononçant ces mots se revit tel qu’il se voyait chaque matin avec mélancolie dans le miroir, en procédant à sa toilette.

Il était encore vigoureux et sa santé était excellente; mais la vieillesse avait commencé d’exercer sur lui ses ravages. Le sommet de son crâne était entièrement dénudé. Il avait par contre rasé sa moustache où les poils blancs étaient plus nombreux que les noirs; cette transformation lui avait donné, disait-il, un faux air de prêtre ou d’acteur, mais avait rendu à son visage un peu de la fraîcheur de la jeunesse.

Il était assis dans un fauteuil sous le hall d’un élégant hôtel parisien, près de l’Arc de Triomphe.

Devant lui se trouvait un jeune ménage, Watson et Celinda. La fuite des années avait seulement accentué les traits de la physionomie de Richard et frappé plus nettement sa beauté d’athlète calme. Celle qui avait été la Fleur du Rio Negro montrait maintenant la beauté estivale d’un fruit doux en sa saison. Elle avait conservé sa sveltesse d’éphèbe sportif mais la maternité avait donné une majesté à ses formes épanouies.

Elle ne portait plus ses cheveux coupés comme la toison d’un petit page et elle n’eût plus osé en public les bonds et les espiègleries puériles de l’amazone de Patagonie qui étonnait les émigrants. Elle se devait maintenant de garder un sérieux de maman. Autour de la table du hall s’agitait un petit garçon de neuf ans volontaire et quelque peu désobéissant qui courait se mettre sous la protection de Robledo, autrement dit de «l’oncle Manuel» quand ses parents le grondaient. A l’un des étages du Palace deux nurses anglaises surveillaient les jeux de trois autres enfants plus jeunes.

Dans l’ensemble, ils offraient l’aspect bien connu de la famille sud-américaine qui vient s’établir pour quelques mois en Europe, comme une tribu joyeuse et riche, et qui transporte de l’autre côté de l’Océan la maison entière, sans oublier les domestiques. La famille n’était pas encore largement développée car le père et la mère étaient jeunes; quatre cabines sur le bateau et cinq chambres avec salon commun dans les hôtels suffisaient à la contenir. Encore dix années de vie et d’affaires heureuses et prospères et la caravane familiale retiendrait pour son prochain voyage en Europe tout un côté du paquebot et un étage entier du Palace.

—Et que d’événements depuis mon dernier séjour ici!

Le visage de Robledo s’assombrit au souvenir des luttes soutenues pendant deux ans pour obtenir la reprise des travaux du Rio Negro.

Il avait connu l’angoisse de dettes accumulées, les réclamations des créanciers qu’on ne peut payer.

Presque tous les habitants de la Presa s’étaient dispersés après la destruction des digues par le fleuve. Les rares voyageurs qui visitaient le pays s’émerveillaient de ce village en ruines semblable dans cette terre sans souvenirs aux antiques cités mortes du vieux monde.

Le gouvernement s’était enfin décidé à reprendre les travaux. On avait vaincu peu à peu le fleuve qui s’était résigné à subir l’oppression de la digue; les canaux de Robledo et de Watson s’étaient mouillés des premières eaux, puis avaient accueilli dans leur lit fangeux l’irrigation vivifiante.

Les deux associés n’eurent plus alors qu’à laisser le temps s’écouler. L’eau miraculeuse faisait surgir une foule de miracles secondaires. Des hommes de tous pays affluaient vers le village mort pour défricher cette terre dont ils pouvaient espérer être un jour les propriétaires. Une nappe d’un vert tendre et lumineux s’étendait lentement sur les champs autrefois poudreux. Les buissons desséchés et piquants cédaient la place à de jeunes arbres qui, nourris par le suc d’une terre assoupie depuis des milliers d’ans et constamment baignés par l’eau qui courait à leurs pieds montaient prodigieusement en l’espace de quelques semaines.

Sur l’emplacement des cahutes d’argile séchée que la longue période de solitude et de misère avait détruites, on élevait des édifices de briques vastes et bas, avec un patio central, qui imitaient l’architecture espagnole de la période colonisatrice.

L’ancien bar du Gallego devenait un grand magasin avec de nombreuses annexes où l’on vendait tout ce qui peut être utile ou agréable aux gens que l’agriculture enrichit, où se traitaient toutes sortes d’affaires et où s’effectuaient même les opérations de banque.

Le propriétaire avait gagné des millions en transformant ses champs sablonneux en terres d’irrigation. Il avait enfin réalisé son rêve de regagner l’Espagne en laissant à la tête du magasin un gérant espagnol, intéressé à ses affaires.

—J’ai reçu hier une lettre de don Antonio, dit Robledo avec une indulgente ironie. Il voudrait que nous allions le voir à Madrid. Il veut nous faire admirer sa maison, ses automobiles et surtout ses hautes relations. Il me raconte fièrement que les journaux parlent des dîners qu’il donne. Il me dit aussi qu’on l’a décoré et qu’un de ces jours on doit le présenter au Roi. Voilà un homme heureux.

Le souvenir de la Patrie lointaine assombrit le visage de Celinda.

—Elle pense à son père, dit Watson à son associé. On ne peut parler de la Presa sans qu’elle s’attriste... Est-ce notre faute si le vieux n’a pas voulu venir?

Robledo approuva et tenta de consoler Celinda. Don Carlos n’avait pas voulu s’arracher à son estancia malgré les plus pressantes prières. Il ne tenait pas à revoir dans sa vieillesse cette Europe, où, jeune, il avait fait tant de folies. Il voulait conserver intactes ses illusions anciennes. Et puis il craignait de ne pas avoir tout le temps de jouir des grandes transformations que sa propriété avait subies.

—Il ne me reste que quelques années, disait-il, pourquoi irais-je les gaspiller en parcourant l’Europe, quand j’ai tant de choses à faire ici? Celinda me donnera beaucoup de petits-enfants et je ne veux pas qu’ils soient de pauvres diables.

Les canaux de Robledo avaient atteint les terres de l’estancia et transformé les pâturages maigres et brûlés en opulentes prairies de luzerne constamment humides et verdoyantes. Son bétail engraissait et se multipliait prodigieusement. Autrefois il lui fallait galoper longuement avant de trouver çà et là un animal osseux aux longues cornes qui cherchait à découvrir quelque plaque d’herbe isolée au milieu de la plaine presque désertique. Aujourd’hui, les jeunes taureaux gras et lustrés ployaient les pattes sous le poids de leur chair, et ruminaient la luzerne succulente qu’ils tondaient autour d’eux sans besoin de se déplacer.

En outre, don Carlos était considéré là comme le premier personnage et pour lui c’était perdre son rang que de s’en aller vers ces pays de gringos où son histoire était inconnue et où nul ne lui prêterait attention. Il espaçait même ses voyages à Buenos-Ayres; les amis de sa jeunesse étaient morts et il y trouvait seulement leurs fils ou leurs petits-fils, qui avaient presque oublié son nom. Au contraire tout le monde à la Presa respectait en lui le plus grand propriétaire du pays. On l’avait fait aussi juge municipal et les immigrants qui cultivaient les parcelles de terrain reconnaissaient son autorité pleine de sagesse en le consultant sur toutes leurs affaires et en acceptant sans discussion ses sentences.

—Qu’irais-je faire à Paris?... J’y serais ridicule... Laissez-moi avec mes pareils... Chaque bœuf à son pâturage.

Certes, il regrettait d’être séparé de ses petits-fils, mais la séparation ne serait pas bien longue. Quand Celinda et son gringo de mari reviendraient, l’aîné aurait juste l’âge d’apprendre de son grand-père comment tout vrai criollo doit monter à cheval.

Pour le moment le petit garçon jouait avec Robledo, fort occupé d’escalader ses genoux pour se laisser ensuite retomber sur le tapis.

—Carlitos, mon trésor, supplia la mère, laisse donc en paix l’oncle Manuel.

Et elle ajouta pour répondre à ce que Robledo avait dit de son père.

—C’est vrai, il n’a pas voulu, mais cela ne m’empêche pas d’être triste quand je pense qu’il pourrait être ici et voir tout ce que nous voyons.

Une jeune dame élégamment vêtue s’approcha du groupe; c’était l’institutrice française chargée de l’éducation de Carlitos. Elle venait le chercher pour l’emmener au bois de Boulogne. La mère le couvrit de tendres caresses sans réussir à calmer ses protestations d’enfant gâté.

—Je veux rester avec l’oncle Manuel!

Mais l’oncle Manuel avait besoin de sortir seul, il l’expliqua au jeune tyran et s’excusa.

—Si tu obéis à ta maman et si tu vas au Bois avec la demoiselle, ce soir quand tu te coucheras je te raconterai une longue, longue histoire!

Carlitos prit acte de la promesse et se laissa emmener par l’institutrice sans se rebeller plus longtemps.

—Enfin le despote est parti, dit Robledo, feignant d’être fort heureux de sa délivrance.

Celinda le remercia d’un sourire. L’Espagnol avait concentré sur Carlitos tout le besoin d’aimer qu’éprouvent les célibataires au seuil de la vieillesse. Il était très riche et le cours des années accroîtrait encore sa richesse, à mesure que de nouvelles terres d’irrigation seraient livrées à la culture. Quand on lui parlait de ses millions il se tournait vers le fils de Celinda et l’appelait «mon prince héritier».

Il comptait léguer une partie de sa fortune à des neveux qu’il avait en Espagne et qu’il connaissait à peine, mais la plus grande part irait à Carlitos. Il aimait bien aussi les autres fils de Watson; mais celui-ci était né pendant la dure époque des inquiétudes et des indécisions, au moment où son œuvre était en péril, et c’est pourquoi il le préférait comme on préfère les compagnons des jours mauvais.

—Qu’allez-vous faire ce soir? demanda Robledo à Celinda. Même programme que les autres soirs, sans doute: visite générale chez les grands couturiers de la rue de la Paix et des rues voisines?

Elle approuva de la tête, tandis que Watson riait.

—Quand vous lasserez-vous d’acheter des robes? continua l’Espagnol. Vous ne craignez pas que vos bagages ne trouvent pas place sur le transatlantique quand nous repartirons pour Buenos-Ayres?

Celinda s’excusa en faisant un retour vers sa lointaine patrie.

—Il faut que j’achète en prévision de l’avenir. Songez que là-bas dans notre colonie on ne trouve aucune de ces choses qu’on rencontre aussi facilement ici. Nous sommes des millionnaires du désert, nous en sommes aux premiers jours de la création d’un monde. Nous sommes pour ainsi dire des millionnaires sauvages...

Cette épithète les fit rire tous trois, puis ils demeurèrent songeurs. Leurs yeux ne virent plus le hall où ils se trouvaient, ni la foule élégante assise autour des tables voisines. Ils évoquaient l’ancien campement de la Presa, qui s’appelait maintenant «Colonia Celinda» et les champs arrosés, fertiles et riants que possédaient les deux ingénieurs. Les arbres n’étaient pas très hauts car les plus âgés n’avaient que neuf ans d’existence. Ils virent aussi la grande place de la colonie, entourée d’édifices neufs et sur la place, don Carlos Rojas que l’âge semblait avoir rapetissé, et dont le profil était chaque jour plus maigre et plus aquilin; il avait en écoutant hommes et femmes l’air autoritaire et bon des anciens patriarches.

Puis, tandis que Celinda pensait toujours à son père, les deux associés repassèrent en esprit leur prospérité actuelle. Des centaines d’agriculteurs venus de tous les pays d’Europe avaient acheté des parcelles de ces terres irriguées pour y établir leurs vergers. Les colons acquittaient par des versements échelonnés sur dix ans le prix de ce sol auquel l’eau avait donné une valeur énorme. Chaque trimestre entraient dans leurs bureaux des sommes considérables qui s’en allaient dormir immobiles dans les banques.

Les canaux poussaient leurs tentacules à travers l’ancien bassin du Rio Negro et transformaient chaque année des terres sablonneuses en champs fertiles; de nouveaux émigrants étaient sans cesse attirés vers ce pays et les recettes de la société s’en trouvaient doublées ou triplées. Cela continuerait pendant des années et des années, jusqu’à ce qu’ils eussent amoncelé un total invraisemblable de millions.

Robledo pensait avec mélancolie à l’étrange destin qu’aurait cette énorme richesse. Elle était venue à lui alors qu’il était déjà vieux et n’était plus tenté par des plaisirs qui trompaient en les amusant les autres mortels. Les fils de Watson et de Celinda, archimillionnaires, ne connaîtraient jamais ni l’esclavage du travail ni les angoisses de la pauvreté; devenus des hommes ils iraient gaspiller à Paris une partie de leur patrimoine princier et se feraient connaître par leurs prodigalités et leurs qualités brillantes d’être inutiles et oisifs. L’insolence du contraste amusait Robledo, ce laborieux qui avait subi dans son existence tant de privations et de déceptions, et il acceptait avec un souriant fatalisme cet aboutissement de ses efforts; il le trouvait logique et bien d’accord avec l’ironie de l’existence.

Un autre contraste avait marqué la période où s’amassait sa richesse. Tandis qu’il devenait millionnaire, de l’autre côté des mers, la moitié du monde était livrée aux horreurs de la guerre. Au début, ce cataclysme avait mis sa propre entreprise en péril. Les colons étrangers abandonnaient les champs de l’Argentine pour aller servir leurs patries respectives. Puis, ce moment de retour vers le nouveau monde s’arrêtait et un reflux humain ramenait vers ses terres de nouveaux cultivateurs.

Beaucoup de ceux qu’il avait laissés en Europe douze ans auparavant à la tête d’un capital énorme étaient pauvres maintenant ou avaient disparu. Par contre, lui, qui cherchait fortune et qui n’était qu’un colon ignorant de l’avenir se sentait comme écrasé par l’excès de sa prospérité. Il se trouvait semblable aux animaux de don Carlos Rojas, qui, gavés de nourriture, demeuraient accroupis dans la luzerne et regardaient sans appétit la riche pâture qui les entourait.

Watson et Celinda étaient jeunes; ils avaient des illusions et des désirs; ils savaient employer leur argent. Elle mordait aux délices de la vie luxueuse; son mari connaissait la plus grande joie des amoureux: plein d’une orgueilleuse satisfaction, il offrait à Celinda tout ce qu’elle pouvait désirer; mais lui... Il ne goûtait même pas l’innocente paresse qui donne à la vieillesse quelque douceur. La richesse l’avait comblé trop tard, et le temps lui avait manqué pour apprendre à être riche.

Pendant la plus grande partie de son existence il avait vécu simplement et sans confort; le confort ne lui était plus nécessaire maintenant. Devant la porte de l’hôtel une luxueuse automobile attendait dès les premières heures du matin Celinda l’ancienne amazone et son mari. Ils ne pouvaient vivre sans ce véhicule; on eût dit qu’ils en disposaient depuis leur naissance. Ah! la jeunesse! comme elle s’adapte merveilleusement à tout ce qui est richesse ou plaisir!

L’Espagnol ne pensait que dans les cas urgents à prendre une automobile de louage. Il aimait mieux marcher à pied ou employer les moyens de locomotion des gens peu fortunés.

—Ce n’est pas avarice, disait Celinda à son mari, en parlant de Robledo qu’elle observait avec sa finesse de femme; il n’y pense pas et n’éprouve pas de besoin.

La voix de la jeune femme ramena les deux ingénieurs à la réalité.

—Et vous, don Manuel, que comptez-vous faire ce soir? Accompagnez-moi dans ma visite chez les couturiers et vous aurez le droit de parler de la frivolité des femmes.

Robledo n’accepta pas cette proposition.

—Je dois aller voir un ancien condisciple qui m’a demandé de l’aider dans une affaire. Le pauvre diable n’a pas fait fortune.

C’était un ingénieur qui pendant la guerre avait dirigé une fabrique de munitions. L’usine était maintenant fermée et son propriétaire n’en avait que faire, ayant réuni en quatre ans une grosse fortune. L’ingénieur recherchait sans succès un bailleur de fonds pour la transformer à son compte en fabrique de machines agricoles.

—Il habite derrière Montmartre, continua Robledo; il est chargé de famille et je vais tâcher de l’aider à s’en tirer en lui prêtant quelques douzaines de milliers de pesos, ce qui représente ici près d’un million de francs. Il veut me montrer chez lui les plans d’une machine à labourer dont il est l’inventeur.

Tous trois se levèrent et sortirent du hall. En sortant de l’hôtel, les deux époux montèrent dans une élégante automobile. L’Espagnol préféra marcher à pied jusqu’à la place de l’Etoile où il avait décidé de prendre simplement le Métro.

C’était une après-midi de printemps, l’air était doux et le ciel doré. Robledo marchait avec la vivacité d’un jeune homme. Soudain passa dans sa mémoire l’image de son malheureux camarade Torrebianca. Il n’y avait là rien que de très naturel. Depuis son retour en Europe, le souvenir de Frédéric et de sa femme l’assaillait fréquemment car il avait vécu avec eux tout au long de son dernier séjour à Paris; c’est de Paris aussi qu’ils étaient partis ensemble pour l’Amérique. De plus cet ingénieur pauvre à qui il allait rendre visite lui rappelait son ancien compagnon d’études.

Pendant les douze dernières années qu’il avait passées sur les bords du Rio Negro, l’image de Torrebianca était restée vivante dans sa mémoire. Une vie de travail monotone où les incidents sont rares conserve entières les fortes impressions que ne viennent pas effacer les impressions nouvelles.

Souvent pendant ses longues heures de solitude pensive il s’était demandé quelle fin avait dû avoir Hélène.

Son influence néfaste s’était fait trop longtemps sentir dans ce coin perdu de la terre pour qu’on pût l’oublier facilement. Les plus anciens habitants de la Presa, ceux qui étaient restés fidèles à leur glèbe, et qui n’avaient pas voulu abandonner le village en ruines avaient même transmis aux nouveaux colons de la «Colonie Celinda» la mémoire d’une femme venue de l’autre côté de l’Océan et dont la beauté au pouvoir funeste avait semé la ruine et la mort.

Ceux qui n’avaient pu la connaître se la représentaient comme une espèce de sorcière, l’appelaient la «face peinte» et lui attribuaient toutes sortes de méfaits extraordinaires. Ils affirmaient même qu’elle surgissait aux points les plus solitaires du fleuve comme un fantôme à la beauté fatale, et qu’on la voyait se peigner les cheveux ou se peindre le visage; cette apparition portait malheur à ceux qui l’apercevaient et leur annonçait une mort prochaine.

Robledo essaya, au cours de divers séjours à Buenos-Ayres, d’obtenir quelques renseignements sur ce Moreno qui s’était enfui avec Hélène.

Il n’eut jamais de nouvelles certaines. Tous deux s’étaient perdus en Europe comme dans une mer qui se fût refermée sur leur tête en les engloutissant à jamais.

«Elle doit être morte, finissait par dire l’Espagnol. Elle est certainement morte. Une femme pareille ne saurait vivre longtemps.»

Et pendant quelques mois il cessait de penser à elle, puis des allusions lancées par quelque habitant primitif de la colonie venaient ranimer ses souvenirs.

Quand il descendit les marches de la station située près de l’Arc de Triomphe, il avait oublié complètement son compagnon et sa redoutable épouse. Il se sentit enveloppé et entraîné par le flot humain qui s’enfonçait dans les profondeurs du Métro et le train souterrain l’emporta à l’autre bout de Paris.

Il passa plus de deux heures chez son ami l’inventeur qui habitait un petit logement dans une rue donnant sur les boulevards extérieurs et, à la nuit tombante, il se retrouva à pied, marchant par le boulevard Rochechouart vers la place Pigalle.

Il se trouvait en pays presque inconnu.

Les excursions qu’il avait faites à Montmartre, pour accompagner des Sud-Américains avides de connaître les délices puériles et frelatées des restaurants nocturnes, ne l’avaient jamais conduit au delà de cette place. D’ailleurs, ce coin de Paris offre la nuit un spectacle trompeur qui fait contraste avec l’aspect médiocre qu’il présente pendant le jour.

Un public d’allure banale et vulgaire fréquentait le boulevard qu’il suivait.

Le soir tombait et peu à peu on voyait augmenter le nombre de ces femmes aux atours fallacieux qui attendent le crépuscule et sa lumière incertaine pour se lancer à la chasse de l’homme et de leur pain.

Robledo les croisait sans paraître remarquer leurs œillades enflammées ni entendre les compliments qu’elles adressaient à sa belle mine.

«Pauvres femmes! Quels mensonges elles sont obligées de me dire pour pouvoir manger.»

Soudain son attention fut attirée par une de ces femmes. Elle était semblable aux autres et comme les autres elle le regardait avidement de ses yeux provocants. Mais... ces yeux!... où avait-il vu ces yeux?...

Elle était habillée avec une élégance misérable. Sa robe, vieille et déteinte, avait été très belle quelques années auparavant et, vue d’un peu loin, elle pouvait tromper encore les gens distraits. Elle avait conservé une certaine sveltesse et comme elle était grande, sa silhouette pouvait faire oublier un moment les ravages que la misère et le temps avaient exercés sur elle.

En voyant Robledo s’arrêter un instant pour l’examiner plus attentivement, elle sourit avec une joie sincère. C’était une bonne rencontre; la meilleure de la soirée. Ce monsieur avait l’aspect du riche étranger qui erre sans but dans un quartier excentrique où il ne reviendra jamais. Il fallait profiter de l’occasion.

Cependant, Robledo demeurait immobile et la regardait, le front plissé par un effort mental.

«Quelle est cette femme?... Où diable l’ai-je vue?»

Elle s’était arrêtée aussi et, tournant la tête pour lui sourire, elle l’invitait du geste à le suivre.

Sur le visage de l’ingénieur le doute et la surprise se reflétèrent tour à tour.

«Quoi, ce serait?... Et moi qui la croyais morte depuis des années! Non, c’est impossible. J’ai pensé à elle ce soir et c’est cela qui me trouble... Ce serait là un hasard par trop extraordinaire!...»

Il continua de l’examiner de loin et crut bien reconnaître certains traits de cette physionomie flétrie, mais il demeurait indécis car d’autres traits lui étaient inconnus. Pourtant, les yeux! ces yeux!

La femme sourit encore et lui fit, sans parler, un nouveau signe de tête pour l’inviter à la suivre. Poussé par la curiosité, Robledo accepta d’un geste involontaire et elle se remit à marcher. Elle n’avança que de quelques pas et s’arrêta devant la porte grillée d’un bar d’aspect sordide dont les vitres étaient masquées par d’épais rideaux. Elle cligna de l’œil et, poussant le panneau, elle disparut à l’intérieur du crasseux établissement.

L’Espagnol hésita. La pensée d’aller rejoindre cette femme lui répugnait et cependant sa curiosité l’entraînait. Il sentit que s’il s’éloignait sans lui parler il subirait toujours cette torturante incertitude et regretterait jusqu’à la fin de sa vie d’avoir négligé une occasion d’apprendre si Hélène vivait encore ou si elle était morte.

Il eut peur de cette anxiété future et, décidé à agir, il ouvrit presque violemment la porte du bar.

Il aperçut six tables, un divan de toile cirée orné de fleurs le long du mur, des miroirs troubles et un comptoir derrière lequel on voyait des bouteilles sur des étagères. Une femme assez vieille, grosse comme un pachyderme, aux yeux noircis, à la face mouchetée de boutons et de croûtes, occupait le comptoir.

Robledo évoqua les souvenirs de ses jeunes ans passés à Paris et reconnut le petit établissement fréquenté par des femmes qui n’ont d’autres moyens d’existence que l’étreinte charnelle mais qui tiennent à conserver un certain air d’indépendance tout en acceptant les conseils et l’entremise de la patronne.

Un garçon d’aspect efféminé servait les clientes. Elles étaient deux pour le moment: d’abord une toute jeune femme au visage exsangue et transparent au point qu’on croyait distinguer les creux et les arêtes des os de sa face. Une toux convulsive la secouait et entre deux quintes elle portait à sa bouche une cigarette. A une autre table il vit une femme âgée et d’aspect horrible qui, peut-être, avait été belle dans sa jeunesse. Elle avait aussi cette sveltesse hardie de la femme que Robledo avait suivie, mais sa robe et son visage révélaient une misère plus profonde. Elle buvait à lentes gorgées le contenu d’un grand verre, puis se renversait sur le divan et fermait les yeux, ivre déjà.

L’ingénieur se rendit compte en entrant que la femme était allée s’asseoir au fond de l’établissement, loin du comptoir et des autres clientes. Son arrivée provoqua une certaine émotion. La patronne l’accueillit avec un sourire qu’une obséquiosité exagérée rendait répugnant. La fillette phtisique lui lança un regard qui voulait être amoureux mais que Robledo compara à ceux des mendiants qui implorent l’aumône. La femme ivre sourit et laissa voir qu’il lui manquait plusieurs dents. Puis elle cligna de l’œil avec impudeur pour l’inviter, mais voyant que l’homme regardait ailleurs elle haussa les épaules et reprit son somme.

Le nouveau venu s’assit à une table en face de la femme qui l’avait précédé et put la contempler plus attentivement que dans la rue. Il se rendit compte que l’accoutrement de cette vagabonde n’était qu’un grossier trompe-l’œil et il eut presque un sourire de pitié.

D’un peu loin elle apparaissait vêtue pauvrement, mais avec une certaine prétention qui pouvait leurrer des hommes simples ou imaginatifs, toujours prêts à trouver élégante la femme qui les remarque. De près, elle était grotesque. Son chapeau aux ailes majestueuses était rongé aux bords et les plumes en étaient brisées. Il aperçut ses pieds sous la table; comme sa jupe était remontée au moment où elle s’était assise, il put compter les trous et les reprises de ses bas. Un de ses souliers laissait voir sa semelle trouée par un long usage; la place de chaque doigt était marquée par une échancrure ronde. Le rouge et la pâte blanche dont était enduit le visage de cette femme ne parvenaient pas à cacher les rides de l’âge et les traces qu’avait laissées là une vie orageuse. Mais ces yeux!

Robledo était de plus en plus convaincu qu’il avait devant lui Hélène. Tous deux se regardèrent fixement. Puis elle demanda d’un geste si elle pouvait s’approcher et s’assit enfin à sa table.

—J’ai cru préférable d’entrer ici pour que nous puissions parler. Souvent les hommes n’aiment pas qu’on les voie dans la rue avec une femme. La plupart sont mariés. Vous l’êtes peut-être aussi, comme les autres.

La voix était rauque et ne ressemblait pas à celle qu’il avait entendue douze ans auparavant; et cependant sa conviction s’affermissait. «C’est elle, pensa-t-il. Le doute n’est plus possible.»

La femme continua de parler.

—Je me trompe peut-être. Vous devez être célibataire. Je ne vois pas votre alliance.

Et elle regardait en souriant les mains que l’Espagnol avait posées sur la table. Mais une chose semblait la préoccuper beaucoup plus que l’état civil du monsieur qui l’avait suivie. Elle tourna la tête avec anxiété vers le comptoir où le garçon attendait qu’elle l’appelât.

—Puis-je prendre quelque chose, demanda-t-elle. Je vous avertis que le whisky qu’on boit ici est admirable. On n’en trouve pas de meilleur dans tout Paris.

Voyant que Robledo approuvait d’un mouvement de tête, le garçon s’approcha et, sans besoin de demander ce que désirait la cliente, il apporta de sa propre initiative une bouteille de whisky et deux verres qu’il emplit. Il s’éloigna ensuite non sans avoir lancé à Robledo un regard et un sourire qui rappelaient ceux de la patronne de l’établissement.

La femme but avidement son verre et, voyant que l’autre ne touchait pas au sien, elle le regarda d’un air suppliant.

—Avant la guerre le whisky était très bon marché, mais maintenant! Il n’y a que les rois et les millionnaires qui peuvent en boire. Vous permettez?

Robledo lui fit signe qu’il lui abandonnait sa part et elle se hâta de profiter de la permission.

La liqueur sembla dissiper une sorte d’engourdissement mental qu’on devinait à la lenteur de ses paroles, rendit un nouvel éclat à ses yeux et une agilité plus grande à sa langue. Elle cessa de parler français et lui demanda en espagnol:

—D’où êtes-vous? J’ai compris à votre accent que vous étiez Américain... Américain du Sud. De Buenos-Ayres, peut-être?

Robledo secoua la tête et, sans perdre son sérieux, il lança un mensonge.

—Je suis Mexicain.

—Je connais peu votre pays. Je me suis arrêtée quelques jours seulement à Vera-Cruz entre deux paquebots. Je connais bien l’Argentine; j’y ai vécu il y a bien longtemps... Où n’ai-je pas été? Il n’y a pas de langue que je ne parle. Les messieurs m’apprécient pour cela et beaucoup de mes amies m’envient.

Robledo la regardait fixement. C’était Hélène, il n’en pouvait douter. Et cependant plus rien en elle ne rappelait la femme qu’il avait connue autrefois. Les douze dernières années avaient pesé sur elle plus lourdement que toute une existence banale et calme et avaient précipité sa décadence.

S’il l’avait reconnue, c’était que depuis des années il vivait dans la même solitude monotone et que rien n’avait troublé sa mémoire du passé. Par contre elle avait tant vécu, elle avait tant connu d’hommes, qu’elle ne pouvait se souvenir de l’Espagnol. D’ailleurs, l’ingénieur aussi avait changé de visage en vieillissant.

Cependant, par une sorte d’instinct professionnel, elle sentit que cet homme l’avait déjà approchée. Ses sens de femme de proie et de femelle poursuivie, obligée de se défendre et de vivre en perpétuelle alerte, semblèrent lui venir en aide.

—Je crois bien, dit-elle, que nous nous sommes déjà vus, mais j’ai beau chercher, je ne puis me rappeler à quel endroit. J’ai parcouru tant de pays!... J’ai connu tant d’hommes.

XX

Robledo, le regard sévère, lui demanda avec brusquerie:

—Comment vous appelez-vous?

Les yeux fixés sur le whisky, elle pensait à autre chose et elle répondit distraitement:

—Je m’appelle Blanche, d’autres m’appellent «la marquise». Me permettez-vous de prendre encore un verre?... Tout à l’heure, chez moi, nous n’aurons pas de bouteille pareille. Je suppose que nous irons chez moi... C’est tout près... Cependant, si vous préférez l’hôtel...

Le regard impassible de l’homme lui parut une approbation et elle se hâta de se verser un troisième verre, qu’elle dégusta en le soulevant dans sa main tremblante. Robledo l’interrompit en disant d’une voix lente:

—Vous vous appelez Hélène et si on vous appelle «la marquise» c’est parce que quelqu’un vous a connue mariée à un marquis italien.

La surprise de la femme fut telle qu’elle écarta ses lèvres de la liqueur et regarda Robledo avec des yeux démesurément ouverts.

—Dès que vous avez commencé de parler, j’ai senti que vous me connaissiez.

Machinalement elle posa le verre sur la table.

Puis, regrettant son geste, elle le reprit et le vida d’un trait.

—Mais vous, qui êtes-vous?... Qui es-tu?... Qui es-tu donc?

En formulant la première question elle s’était approchée de Robledo, qui se rejeta en arrière pour éviter son contact. Elle répéta sa demande en portant ses mains à ses tempes comme si elle faisait un douloureux effort de mémoire. Elle dit enfin, découragée:

—Tant d’hommes ont passé dans ma vie!

Ses yeux reflétèrent une inquiétude, puis la crainte, et à son tour elle se rejeta en arrière, comme une bête effrayée. Elle semblait avoir pris peur de l’homme assis en face d’elle.

—Oui, je vous reconnais, murmura-t-elle. Oui, c’est bien vous; vous avez changé, mais c’est bien vous. Je ne vous aurais jamais reconnu si vous n’aviez pas rappelé le passé.

Elle parut retrouver sa volonté et son énergie, et elle regarda longuement son compagnon, sans ressentir de crainte.

Puis elle ajouta d’une voix farouche:

—Il aurait mieux valu ne jamais nous revoir.

Tous deux demeurèrent longtemps muets. Hélène semblait avoir oublié la bouteille que ses doigts continuaient machinalement à caresser. La curiosité de l’Espagnol rompit ce silence.

—Qu’est devenu Moreno?

Elle l’écouta d’un air étonné et parut ne pas le comprendre.

On devinait à ses yeux qu’elle accomplissait un effort de pensée qui la troublait toute.

«Moreno? Qui était donc ce Moreno? Elle avait connu tant d’hommes!»

Elle se versa un autre verre comme si le whisky eût été son remède et but avidement; alors un sourire éclaira vaguement ses traits.

—Je sais maintenant de qui vous parlez... Moreno; c’était un pauvre homme, un égaré. Je ne sais rien de lui.

Robledo la pressa de questions, mais Hélène ne put retrouver dans sa mémoire une image claire et arrêtée du disparu.

—Je crois qu’il est mort. Il est parti dans son pays et il a dû mourir là-bas. Vous dites qu’il n’est jamais revenu?... Alors, il est sans doute mort ici. Peut-être s’est-il tué? Je ne sais plus... S’il fallait que je me rappelle l’histoire de tous les hommes que j’ai connus, je serais folle depuis longtemps! Elles ne tiendraient pas dans ma tête.

Robledo continua sa rigoureuse enquête.

—Et la fille de Pirovani?

Elle porta une autre fois ses mains à ses tempes et plongea ses doigts dans les fausses boucles de sa toison outrageusement blonde. En même temps une moue convulsive, qui trahissait le violent travail de son esprit, sépara un moment les deux rangées de ses dents, d’une blancheur également outrageuse.

—Pirovani?... Ah! oui. Cet Italien qui vivait à Rio Negro et que Moreno a volé... Je ne sais pas; je crois que nous n’avons plus jamais parlé de sa fille. Moreno dépensait sans compter et je lui apprenais les plaisirs de la vie. Pauvre fou!

Elle se tut et s’affaissa sur son siège, la tête basse. Elle semblait maintenant plus petite. Quand elle levait les yeux, elle rencontrait le regard sévère de l’Espagnol; elle les baissait encore et les fixait sur la bouteille.

Ils avaient à nouveau cessé de parler. Robledo songeait: «Et dire que c’est pour cette loque que deux hommes se sont tués, que tant de femmes ont pleuré et que j’ai souffert d’horribles angoisses!»

Hélène parut deviner sa pensée et dit humblement:

—Vous ne savez pas combien ces dernières années furent terribles pour moi... La guerre venue, on s’est acharné à me poursuivre; on m’a interdit de vivre à Paris. On me soupçonnait, on me prenait pour une espionne, pour une Allemande, car chacun m’attribuait une nationalité différente. J’ai parcouru l’Italie, et bien d’autres pays. Je suis même allée dans votre patrie; car vous êtes bien Espagnol? Ne vous étonnez pas de ma question, je ne sais plus me rappeler tant de choses!... En rentrant à Paris, je n’ai retrouvé aucune des personnes de mon temps, absolument aucune. Le monde d’avant la guerre était un autre monde. Tous ceux que j’ai connus sont morts ou sont partis bien loin. Parfois il me semble que je suis tombée dans une autre planète. Quelle solitude!

Elle semblait accablée sous ce monde nouveau, qu’elle ne pouvait comprendre.

—Je trouve enfin sur ma route un homme qui me rappelle ma vie d’autrefois... et il faut que ce soit vous! Il aurait mieux valu ne jamais nous revoir!

Puis elle ajouta comme pour elle-même:

—Cette rencontre va me faire penser à bien des choses que ma mémoire n’aurait plus retrouvées... Pourquoi êtes-vous revenu de si loin? Pourquoi avez-vous eu l’idée de vous promener dans cette partie de Montmartre où les étrangers riches ne passent jamais? Oh! le hasard maudit!

Soudain elle se dressa, un éclair bleu dans les pupilles.

—Laissez-moi boire. Comme je vous serais reconnaissante si vous m’offriez la bouteille entière! Il me la faut après cette maudite rencontre qui va ressusciter tant de choses... J’aime la vie par-dessus tout. Je ne crains ni les malheurs ni la misère pourvu que je continue à vivre... Mais j’ai peur des souvenirs et le whisky les tue ou les déguise en pensées agréables. Laissez-moi boire... ne dites pas non.

Comme Robledo gardait le silence, Hélène saisit la bouteille et remplit son verre qu’elle vida avec une lenteur voluptueuse. Tout en buvant elle indiqua de l’œil la triste fillette qui continuait à fumer et à tousser.

—Celle-là suit la mode d’aujourd’hui: morphine, cocaïne et cætera... Moi je reste de mon temps, de la vieille époque. Ces drogues me rendent malade. Je ne crois qu’aux moyens classiques.

Et elle caressa d’une main amoureuse les contours de la bouteille. Une clarté étrange, que la liqueur rendait de plus en plus intense, apparaissait sur son visage. Maintenant que le whisky était à elle, elle désirait être seule pour le déguster à loisir.

—Partez, dit-elle à Robledo, et oubliez-moi. Si vous voulez me donner quelque chose, je vous remercierai; si vous ne me donnez rien je me contenterai de la bouteille, c’est un cadeau de prince... Partez, Robledo, votre place n’est pas ici.

Mais il ne bougeait pas; il voulait ranimer sa mémoire et sonder encore son passé mystérieux.

—Et Canterac?... Avez-vous jamais rencontré le capitaine Canterac?

Ce nom semblait pour elle plus lointain encore que les autres.

Robledo lui rappela, pour l’aider, le parc artificiel improvisé en son honneur sur les bords du Rio Negro.

—Oui, cette fête avait du chic. D’autres hommes ont fait pour moi des choses plus coûteuses, mais cela, c’était original!... Pauvre capitaine! Je l’ai rencontré souvent depuis; je crois qu’il est maintenant général. Comment dites-vous qu’il se nommait?

Et elle continua d’évoquer des souvenirs; mais l’Espagnol se rendit compte qu’elle confondait Canterac avec un autre officier de ses amis et fondait en une seule personne deux hommes qu’elle avait connus à des moments distincts de sa vie.

Robledo était sûr que Canterac était mort. Quand la guerre avait éclaté il errait dans les républiques du Pacifique et changeait souvent de métier, passant des salpêtrières du Chili aux mines de la Bolivie et du Pérou. Il était rentré en France pour rejoindre l’armée et il était mort à Verdun comme tant d’autres héros obscurs. Mais cette femme, qui avait si affreusement troublé sa vie, n’avait même pas gardé de lui une image précise. Elle avait oublié son nom, quand Robledo le répéta.

Pourtant les questions renouvelées de l’Espagnol allèrent fouiller dans sa mémoire et la torpeur finit par céder; alors les souvenirs l’assaillirent en foule. Ce fut elle qui demanda soudain:

—Comment s’appelait ce jeune Américain, votre associé?... Je crois que c’est le seul homme qui m’ait un peu intéressée parmi tous ceux qui me poursuivaient... Peut-être l’ai-je aimé, justement parce qu’il ne m’a jamais désirée vraiment. Je me suis quelquefois souvenue de lui... de loin en loin... il s’est marié?

Robledo fit un signe affirmatif et elle continua:

—Ne me parlez plus. Quand je vous regarde, il me semble que les années écoulées défilent à rebours devant moi et peu à peu je me rappelle tout... Ce jeune homme s’appelait Richard; sans doute a-t-il épousé cette fille de la Pampa à qui on avait donné le nom d’une fleur.

Ces souvenirs, les seuls à surgir distincts et vivaces dans sa mémoire, lui faisaient goûter l’amère tristesse qu’inspire aux déchus le bonheur d’autrui.

Elle se contempla avec une pitié méprisante comme si elle se voyait pour la première fois. Elle s’était crue le centre de l’univers; maintenant elle avait roulé jusqu’aux bas-fonds et elle pressentait de nouveaux abîmes où elle tomberait encore, car le malheur n’a jamais de fin.

D’autres pouvaient évoquer leur passé avec une douce mélancolie. C’était pour eux un plaisir comparable à celui que nous donne une tendre musique ancienne, ou le parfum d’un bouquet de fleurs fanées.

Ses souvenirs à elle mordaient comme des loups furieux et la poursuivraient jusqu’à la mort. C’est pour cela qu’elle avait besoin de vivre dans une inconscience de bête et d’assassiner chaque jour ses pensées avec de l’alcool.

Elle voulut exprimer tout son désespoir et, montrant l’autre femme qui, à moitié ivre, sommeillait sur le divan:

—Voilà comme je serai, bientôt.

Sur son visage parut passer l’ombre de la dernière heure, et, baissant les yeux, elle ajouta:

—Et puis, la mort.

Robledo demeura silencieux. Il avait sorti en cachette son portefeuille d’une poche intérieure et il comptait des papiers sous la table. Elle continuait à parler dans un murmure sans se rendre compte qu’elle dévoilait ses pensées les plus intimes.

—Peut-être alors un journaliste consacrera-t-il quelques lignes à celle qu’on appelait «la marquise» et peut-être dans le monde quelques douzaines de personnes se souviendront-elles de moi. Et encore!... Peut-être resterai-je pour toujours au fond du fleuve. Mais, aurai-je ce courage?

Robledo chercha sa main sous la table et lui remit un rouleau de petits papiers.

—Je ne devrais pas le prendre, dit la femme; je n’accepte d’argent que des gens qui ne me connaissent pas.

Mais elle cacha dans sa poitrine les billets de banque. Ses yeux soudain joyeux démentaient les paroles qu’elle avait prononcées sur un ton de dignité résignée pour s’excuser d’accepter le don.

Robledo la regardait maintenant avec pitié. Pauvre «Belle Hélène»! Elle était passée dans la vie comme passent sur les mers australes les grands albatros, qui, fiers de la force de leurs ailes blanches, s’abattent avec une voracité implacable sur la proie découverte au milieu des vagues et qui croient que tout dans le monde a été créé pour leur servir de pâture. Aigle de l’Atlantique majestueux et farouche, elle avait eu le parfum salin de l’immensité et la chair dure des êtres forts. Mais les années en passant avaient dissipé l’illusion orgueilleuse de la jeunesse, prompte à se croire immortelle, et maintenant le fier oiseau de l’azur infini était forcé de chercher son aliment parmi les débris que l’Océan crache sur la côte. Quand le froid et les ténèbres le poussaient, cet aigle, vers la lumière, ses ailes défaillantes venaient heurter les vitres gardiennes du feu. Il courait à la fenêtre où semblait briller la flamme hospitalière du foyer, et il se cognait à la lanterne du phare, insensible et dure comme un mur afin d’affronter la rage des tempêtes.

Un jour, un de ces heurts lui briserait à jamais les ailes et l’océan de la vie engloutirait son corps comme il avait précédemment, avec la même indifférence, happé toutes les victimes de l’oiseau de proie.

Et, entraîné par son image, Robledo se vit lui-même, ainsi que ses amis, sous une forme animale. Ils étaient des bœufs bien nourris, calmes et bons comme les bêtes grasses qui paissaient dans les champs humides et fertiles de leur colonie. Ils avaient les solides vertus de ceux qui voient leur existence assurée, à l’abri de tout risque, et qui n’ont pas besoin pour vivre de faire le malheur des autres... Ils continueraient à vivre ainsi, tranquilles, privés de joies violentes, mais exempts de douleurs, jusqu’à leur dernière heure.

Qui avait le mieux vécu sa vie? Etait-ce cette femme à la biographie fabuleuse qui ne pouvait exactement se rappeler son origine ni ses aventures comme si son cerveau humain eût été incapable de contenir son histoire aussi vaste qu’un monde? ou bien eux, qui ruminaient honnêtement leur bonheur après avoir fini leur tâche sur la terre?

Il n’eut pas le loisir de réfléchir plus longtemps. Le garçon du bar, qu’un individu venait d’appeler, était sorti dans la rue. Il rentra, l’air inquiet, et dit quelques mots à voix basse à la patronne.

—Envolez-vous, mes colombes! cria de son comptoir la mégère en s’adressant aux deux clientes les plus proches.

Elle expliqua que la police était en train de faire une rafle de femmes dans le quartier et qu’elle viendrait peut-être visiter son établissement. Un ami fidèle venait de l’avertir.

La fillette phtisique jeta sa cigarette et s’enfuit. Elle tremblait de peur et sa toux en devenait plus effrayante encore. La femme ivre ouvrit les yeux pour regarder autour d’elle et les referma en murmurant:

—Qu’ils viennent! Au violon on dort aussi bien qu’ici.

Hélène se hâta de fuir. Elle avait peur; cependant, elle prit soin de gagner la porte avec une certaine dignité, parce qu’un homme était derrière elle. Elle ne voulait pas qu’on la confondît avec les autres.

Demeuré seul, l’Espagnol tendit un billet au garçon pour payer la bouteille et sortit sans attendre la monnaie. Une fois sur le boulevard il regarda vainement de tous côtés. Hélène avait disparu.

Il ne la reverrait plus. Quand elle mourrait, il ne recevrait pas la nouvelle de sa mort. Jusqu’à la fin de ses jours il ne saurait jamais de façon certaine si l’autre vivait encore. Mais, après l’avoir rencontrée, il devinait quelle serait sa fin. Elle était de celles qui quittent la vie tragiquement, mais sans fracas, sans que leur nom soit prononcé, car elles ont survécu des années durant à leur histoire morte.

—Et c’est là cette Hélène, se dit-il, qui, semblable à celle dont parle le vieux poète, a déchaîné la guerre entre les hommes dans un coin de la terre.

Indécis, il se demandait encore si cette femme avait été vraiment mauvaise et pleinement responsable de sa perversité... Dans sa quête avide des plaisirs de la vie avait-elle marché, inconsciente, sans voir ce qu’elle écrasait sous ses pieds?

Tout en cherchant une voiture il conclut:

«Il aurait mieux valu pour elle qu’elle fût morte douze ans plus tôt... Pourquoi vit-elle encore?»

Il sourit avec tristesse en pensant à la relativité dès valeurs humaines; comme l’importance d’un être dépendait du milieu où il était jeté!

«Cette loque a été semblable à l’héroïne d’Homère dans un pays à demi sauvage où on connaît très peu de femmes! Que diraient maintenant ceux qui ont fait tant de folies pour elle, s’ils la voyaient telle que je viens de la voir?»

Quand il arriva à l’hôtel, Watson et sa femme venaient de rentrer de leur promenade.

Deux domestiques portaient derrière Celinda d’énormes paquets: les achats de l’après-midi.

Watson regarda sa montre avec impatience.

—Il est près de sept heures et nous devons nous habiller et dîner avant d’aller à l’Opéra... Quand les femmes se mettent à acheter des robes et des chapeaux, elles n’en finissent plus.

Avec des mines gracieuses, Celinda calma l’indignation qu’affectait son mari. Elle l’embrassa à la fin. Puis elle entra dans la pièce voisine pour changer de robe.

Watson demanda à Robledo s’il comptait les accompagner à l’Opéra.

—Non; je me fais vieux et je n’ai pas envie de mettre un habit et des gants blancs pour aller entendre de la musique. J’aime mieux rester à l’hôtel. J’assisterai au coucher de Carlitos... Je lui ai promis une histoire.

Une indécision lui causait une gêne intérieure. Devait-il raconter à Celinda et à son mari sa rencontre de l’après-midi? N’était-il pas plus prudent d’en parler seulement à Watson?

Dans leurs conversations ils avaient rarement fait mention de la femme de Torrebianca. Celinda, ordinairement si heureuse et si gaie, fronçait le sourcil d’un air hostile quand on prononçait devant elle le nom de la marquise.

Peut-être éprouverait-elle une joie cruelle en apprenant dans quelle abjection l’autre était tombée? Mais Robledo repoussa cette supposition. Celinda, en plein bonheur, eût répugné à se venger et son récit ne ferait que réveiller la tristesse de souvenirs mauvais.

«Pourquoi ressusciter le passé?... Que la vie continue!»

Et il ne songea plus qu’à imaginer, pour la conter à son prince héritier, une merveilleuse histoire.

FIN


E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY—1799-11 23

NOTES:

[1] Voir le livre de Camille Pitollet: «V. Blasco Ibañez, ses romans et le roman de sa vie», Calmann-Lévy, éditeurs.

[2] Sorte de manteau en forme de chasuble.

[3] Nom que l’on donne, en Argentine, aux habitants de la campagne qui vivent en général d’élevage.

[4] Établissement de culture et d’élevage.

[5] Journaliers, gardiens de troupeaux.

[6] Nom qu’on donne, en Argentine, aux descendants de familles fixées depuis longtemps dans le pays.

[7] Propriétaire d’une estancia.

[8] Nom qu’on donne, en Argentine, aux étrangers établis dans le pays.

[9] Diminutif de gringo.

[10] Les Argentins appellent gallegos (galiciens), les Espagnols établis en Argentine. Les Galiciens ont, en Espagne même, la réputation d’être un peu lourdauds.

[11] Litt. «mains dures».

[12] Nom qu’on donne en Espagne à la plaine fertile de Valence.

[13] Vastes maisons des quartiers pauvres de Buenos-Ayres.

[14] Sorte de sabre court en usage au Mexique et autres pays américains.

[15] Juron argentin.

[16] Monnaie argentine qui vaut 5 francs.

[17] Centième de peso.

[18] Le moine.

[19] Chilien.

[20] Surnom familier qu’on donne aux gens du peuple au Chili. Littéralement: déchiré. Allusion aux haillons dont le bas peuple est habillé.

[21] Petite patronne.

[22] Petit établissement d’élevage.

[23] Descendants d’animaux nés dans le pays.

[24] Don. placé devant le nom de famille, est incorrect. On ne doit le placer que devant le prénom. Ex.: don Manuel Robledo.

[25] Le malicieux.

[26] Le mot chapeton (maladroit), comme le mot gringo, s’applique aux étrangers établis en Argentine.

[27] La ficelle.

[28] Littéralement petites chinoises. Nom qu’on applique aux jeunes filles du pays.


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