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La tentatrice

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«Oui, bientôt je vous reverrai. Les dettes d’honneur qui m’ont forcé à quitter Paris seront bientôt payées, grâce à toi ma courageuse compagne de toute la vie, à toi qui as su si bien employer les économies que je t’ai envoyées. Comme je voudrais te serrer dans mes bras et te dire encore une fois tout mon amour et toute ma reconnaissance! Et comme il me tarde de revoir nos enfants après une si longue séparation!»

L’ingénieur s’arrêta et demeura la main immobile, la plume levée. Il n’avait plus sa raideur impassible d’homme autoritaire. L’émotion faisait monter les larmes à ses yeux qu’il essuyait de la main. Il fit encore un effort pour concentrer sa volonté et termina sa lettre:

«Adieu, ma femme chérie; adieu, mes enfants. J’écrirai au prochain courrier.

«ROGER CANTERAC.»

Avant de plier le papier il ajouta un post-scriptum: «Ci-joint le chèque du mois. Le prochain sera plus important que tous ceux que tu as reçus car je compte toucher en plus de mon traitement des honoraires en retard que me doivent des particuliers pour qui j’ai effectué divers travaux pendant ces dernières années.»

Pirovani lui aussi était dans son bureau, à la même heure, la plume à la main et ses yeux vagues semblaient contempler intérieurement une vision idéale.

Sa pensée le conduisait en Italie vers un petit collège où se trouvait sa fille unique. C’était un collège de religieuses, et la plupart des élèves portaient un nom aristocratique, ce qui satisfaisait grandement la vanité puérile de l’entrepreneur.

Le sourire qu’il adressait à cette vision semblait ennoblir son visage. Il avança les lèvres comme pour envoyer un baiser à sa fille par-dessus trois mille lieues de terres et de mers. Puis il continua d’écrire:

«Travaille bien, mon Ida; apprends tout ce que doit savoir une dame du grand monde puisque ton père, après tant de privations et tant de peines, a pu rassembler une fortune qui lui permet de te faire une bonne éducation. J’ai été moins heureux que toi car je suis né pauvre et j’ai dû m’ouvrir un chemin dans le monde, tout seul et traînant après moi le poids de mon ignorance. Pour ne pas te causer d’ennuis je n’ai pas voulu me remarier... Que ne ferai-je pas pour toi mon Ida! L’année prochaine je pense arrêter mes affaires et quitter l’Amérique pour regagner notre patrie; j’achèterai un château dont tu seras la reine et peut-être quelque officier de cavalerie au nom illustre tombera-t-il amoureux de toi... Alors ton pauvre vieux papa sera jaloux... bien jaloux.»

Un sourire plein de bonté élargissait le visage de Pirovani tandis qu’il écrivait ces derniers mots.

La pensée de Moreno l’Argentin ne s’élançait pas aussi loin.

Il écrivait à la lueur d’une lampe à pétrole dans la baraque de bois où son bureau était installé; mais son imagination suivait la voie ferrée et s’arrêtait à deux journées de marche, dans un village voisin de Buenos-Ayres.

Il contemplait lui aussi une vision familière quand il levait un moment la tête pour quitter ses lunettes et les essuyer. Sa femme jeune, au visage très doux, tenait sur ses genoux un bébé en maillot; autour d’elle, deux petits garçons et une fillette un peu plus âgée, aucun des enfants cependant n’avait plus de sept ans. Le modeste logement était d’un aspect aimable et frais. Cette mère de famille, tout en soignant ses rejetons, devait se soucier de tenir sa maison en ordre.

«A toute heure je pense à toi et aux enfants. Si j’écoutais mon cœur je vous ferais venir tous à Rio Negro; mais nos petits souffriraient trop peut-être dans ce désert. La vie que je mène ici n’est pas faite pour des enfants, ni pour toi, vaillante compagne de ma vie.»

Moreno contempla sur la table la photographie de sa femme et de ses quatre enfants puis il l’embrassa avec attendrissement et se remit à écrire:

«Heureusement, je suis assez bien noté pour mon application au ministère et j’espère être nommé à Buenos-Ayres avant un an. Le mois prochain je demanderai un congé pour venir vous voir. Le voyage est cher mais je ne puis supporter plus longtemps cette douloureuse absence.»

Richard Watson n’écrivait aucune lettre mais il rêvait tout éveillé comme les autres.

Assis devant une planche à dessin sur laquelle il avait fixé une grande feuille de papier, il ébauchait le tracé d’un canal. Mais peu à peu le dessin se troubla et céda la place à une image réelle et proche. Les lignes bleues et rouges devinrent un fleuve bordé de saules, des terres désertes, des routes poudreuses.

Ce paysage lilliputien reproduisait exactement le pays qui entourait la Presa, mais l’échelle était si réduite qu’il tenait tout entier dans la planche. A travers la plaine minuscule il vit soudain galoper un cavalier gros comme une mouche qui bondissait avec une agilité joyeuse: c’était la señorita Rojas, habillée en garçon, qui brandissait son lasso au-dessus de sa tête.

Watson porta une main à ses yeux et se les frotta pour mieux voir. Mirages de la nuit!

Il passa ses doigts sur le papier comme pour effacer le panorama trompeur et le tracé des canaux reparut en lignes rouges et bleues.

Le jeune homme se plongea de nouveau dans son monotone travail de dessin linéaire; mais un moment après il leva les yeux de son papier. Il croyait cette fois voir Celinda à cheval, au fond de la pièce; mais ce n’était plus l’amazone pygmée de tout à l’heure; elle avait repris sa taille naturelle.

La jeune fille lui lança de loin son lasso, et se mit à rire de ce rire qui découvrait ses dents; machinalement, l’Américain baissa la tête pour esquiver la corde prête à l’emprisonner.

«Je rêve, pensa-t-il. Ce soir il m’est impossible de travailler. Allons nous coucher.»

Mais avant de s’endormir il revit le village entier tel qu’il l’avait contemplé avec Celinda du haut d’une colline, au coucher du soleil.

La terre se noyait maintenant dans la nuit et sur le rideau bleu de l’horizon criblé de lumières, il crut voir surgir et s’agrandir une apparition immense, une femme grave et belle, couronnée d’étoiles et vêtue d’une tunique noire brodée d’astres, qui ouvrait ses bras de géante et coupait dans les jardins infinis les fleurs des rêves pour les verser en pluie de pétales phosphorescents sur le monde endormi.

C’était la nuit qui venait, miséricordieuse, évoquer pour chacun des hommes exilés en ce coin de terre tous les êtres chéris.

Comme Richard Watson était seul au monde, la nuit cueillait pour lui la fleur la plus printanière... et avant de fermer les yeux, le jeune homme connut la douce mélancolie qui toujours accompagne le premier amour.

VI

Dans la rue qu’on appelait rue principale, un groupe d’enfants s’arrêta de jouer et s’étonna bruyamment en apercevant l’aspect insolite de la voiture qui trois fois par semaine partait de la Presa pour aller attendre le train à «Fort-Sarmiento».

On retrouvait, dans ce petit groupe d’enfants, la diversité des races qui marquait toute la population du village. Les enfants des blancs se perdaient dans de vieux pantalons de leurs pères et leurs pieds dansaient dans des chaussures trop larges. Les petits indigènes ne portaient qu’une courte chemise ou s’en allaient, laissant à l’air leur panse rebondie où, sur la peau couleur chocolat, on voyait saillir le large bouton de leur ombilic.

Les voyageurs que tous ces enfants voyaient descendre à la Presa n’avaient ordinairement d’autre bagage que le sac de grosse toile où ils serraient leurs hardes; aussi restaient-ils stupéfaits devant la quantité de malles et de valises qui, ce jour-là, surchargeaient la voiture, vieille diligence tirée par quatre chevaux étiques souillés de boue.

Une grande partie des bagages s’entassait sur le toit du véhicule qui, dans sa course grinçante, parmi les profondes ornières creusées dans la poussière du chemin, s’inclinait avec un balancement comique et inquiétant, comme s’il eût toujours été sur le point de verser.

A la porte du cabaret les désœuvrés s’assemblèrent pour admirer. La voiture s’arrêta devant la maison de bois habitée par Watson et celui-ci sortit, entouré de ses domestiques.

Hommes et femmes accoururent et s’exclamèrent, en voyant descendre l’ingénieur Robledo. On s’avançait, on lui serrait la main avec cette camaraderie confiante que crée la vie au désert. Puis tous semblèrent oublier l’Espagnol pour contempler curieusement les inconnus qu’apportait la diligence.

Le marquis de Torrebianca, descendu le premier, offrit la main à sa femme. La marquise portait un riche manteau de voyage dont l’originalité n’était pas de mise en ce lieu; elle paraissait maussade avec le masque dur de ses mauvais jours. Elle regardait, de côté et d’autre, étonnée puis déçue; malgré l’ample voile qui protégeait son visage, la poussière rougeâtre du chemin avait couvert ses traits et sa chevelure; ses yeux exprimaient un désespoir immense et tout en elle semblait crier: «Où suis-je venue me perdre!»

—Nous arrivons, dit joyeusement Robledo. Deux jours et deux nuits de chemin de fer pour venir de Buenos-Ayres et quelques heures en voiture à travers les tourbillons de poussière, c’est peu de chose! Le bout du monde est encore loin!

Quelques-uns des hommes qui avaient serré la main à Robledo se mirent spontanément à décharger les valises amoncelées sur le toit et à l’intérieur de la diligence.

Une femme de chambre de la marquise avait envoyé de Paris à Barcelone ces colis, tout ce que les Torrebianca avaient pu sauver après leur grand naufrage.

Autour d’Hélène se formait un cercle d’enfants et de pauvres femmes, métisses pour la plupart; tous contemplaient avec admiration cet être tombé sans doute d’une autre planète sur la terre. Des fillettes touchaient furtivement ses habits pour juger la finesse de l’étoffe.

Les principaux personnages de l’agglomération arrivaient aussi; l’Espagnol présenta ses amis Canterac, Pirovani et Moreno. Watson, voyant que les hommes portaient les bagages dans sa baraque, s’approcha vivement de Robledo.

—Mais... cette dame si élégante va habiter avec nous?

—Cette dame, répondit l’Espagnol, est la femme d’un ami qui vient partager notre sort. Nous n’allons certes pas construire un palais pour elle.

La nouvelle venue ne put cacher son découragement quand elle eut traversé les différentes pièces de la maison des deux ingénieurs, sa maison désormais. Des cloisons en bois, quelques meubles grossiers encombrés de selles, d’appareils de topographie, de sacs à vivres. Tout était en désordre et sale dans cette demeure où vivaient deux hommes que leur travail appelait au dehors à toute heure.

Torrebianca souriait, humble et poli, en écoutant les explications de son ami: «Tout était très bien et il était très reconnaissant.»

—Voici les serviteurs, dit Robledo.

Il montra une vieille métisse fort grosse, la principale servante, puis deux jeunes métis aux pieds nus qui faisaient les courses et un Espagnol taciturne qui soignait les chevaux. Tous ces gens, ordinairement farouches, admiraient la belle dame avec d’interminables sourires; Hélène finit par rire aussi, nerveusement, en pensant aux domestiques qu’elle avait laissés à Paris.

Après le repas, Robledo, qui voulait être informé de la marche des travaux, emmena son associé et se fit montrer les plans et les papiers divers concernant l’entreprise.

—Avant six mois, dit Watson, nous pourrons irriguer nos terres, Canterac l’affirme, et cette plaine stérile disparaîtra.

Robledo laissa voir sa joie.

—Un véritable paradis surgira, grâce à notre travail, de ces terres où ne poussent maintenant que des broussailles. Des milliers d’êtres viendront chercher ici une existence plus heureuse que celle qu’ils mènent dans l’ancien monde. Quant à nous, mon cher Ricardo, nous serons immensément riches tout en faisant le bien. Oui, la vie est ainsi! Pour qu’un progrès se réalise, il faut d’abord qu’un homme, égoïstement, s’enrichisse par lui.

Tous deux se turent, le regard vague; leur imagination leur montrait l’aspect futur des terres stériles après quelques années d’irrigation. Ils virent des champs éternellement verts, des canaux pleins de murmures où l’eau semblait rire, des chemins bordés de grands arbres, de petites maisons blanches... Watson pensait aux vergers de Californie, et Robledo à la huerta[12] de Valence.

Le premier, l’Américain revint à la réalité; sans parler, il montra la pièce voisine où s’étaient installés les voyageurs.

Torrebianca sommeillait dans un fauteuil de toile. Sa femme, assise dans un autre fauteuil, le front dans les mains, gardait une attitude tragique. Toujours elle se posait désespérément la même question: «Où suis-je venue me perdre!».

A Buenos-Ayres, son exil lui avait semblé supportable. C’était une grande ville à l’européenne; il y fallait rechercher longuement les derniers vestiges de la vie coloniale, pour se convaincre qu’on était en Amérique. Elle s’étonnait seulement d’être descendue dans un hôtel modeste, de n’avoir pas d’automobile à sa porte; mais aucune secousse n’avait troublé son existence. Tandis que ce voyage par les plaines interminables où le train file des heures et des heures sans rencontrer ni un être vivant, ni une maison, où le vide semble régner en maître à la surface du monde; l’arrivée enfin dans ce pays perdu où les roues des voitures et les pieds des voyageurs soulèvent des nuages de poussière, où la terre qui flotte dans l’air obstrue les poumons, où tous les gens ont des airs d’abandonnés et vous traitent cependant en camarades, comme si à force de vivre loin des autres agglomérations humaines ils avaient fini par se croire vos égaux!

Hélas! «où était-elle venue se perdre»!

Robledo devinant la pensée de Watson répondit à son interrogation muette.

—Mon ami travaillera avec nous comme ingénieur; ne vous inquiétez pas de lui. Il aura une part dans nos affaires, mais je la prendrai sur ce qui me revient.

Le jeune homme écouta le prudent récit que Robledo lui fit des malheurs des Torrebianca, puis il se borna à dire:

—Puisque votre ami vient travailler avec nous, j’exige que sa part soit prise sur ce qui nous revient à nous deux. Il me paraît être un excellent homme et je suis prêt à l’aider. Sa femme aussi me fait pitié.

Robledo, reconnaissant, serra la main du généreux Watson, et il ne parlèrent plus de cette question.

Le lendemain matin, Hélène, qui savait assez bien s’adapter aux vicissitudes de l’existence, fit preuve d’activité et d’initiative.

Quelques semaines auparavant, elle cherchait à briller dans les salons; elle voulait maintenant faire admirer à ces hommes ses talents domestiques. Vêtue d’un costume tailleur, qu’elle avait cessé de porter à Paris et qui était ici un modèle d’élégance, elle entreprit, les mains gantées, d’introduire dans la maison l’ordre et la propreté; elle commandait la grosse métisse et ses deux acolytes; mais lorsqu’elle essayait de prêcher d’exemple, sa maladresse devenait évidente. Parfois elle hésitait, ne savait plus diriger l’exécution de ses ordres et la métisse devait intervenir pour la tirer d’affaire.

La grande lampe qui servait à cuire les aliments utilisait la même essence que les moteurs des perforatrices. Hélène, encouragée par la facilité d’emploi de ce fourneau, voulut s’essayer aux travaux culinaires; elle dut bientôt reconnaître la supériorité de la servante à la peau cuivrée et prit enfin le parti de rire la première de son inaptitude aux travaux domestiques.

Pour faire quelque chose, elle quitta ses gants et commença de laver la vaisselle; elle les remit aussitôt, de peur que la fraîcheur de l’eau n’abîmât ses doigts fins et ses ongles brillants; aussi bien, lorsque le dégoût de sa nouvelle existence la jetait dans le désespoir, sa seule consolation était de contempler mélancoliquement ses mains.

Torrebianca, vêtu d’un costume de travail, entreprit avec Watson et Robledo la visite des canaux, se mit au courant des travaux tout en causant familièrement avec les ouvriers et observa le fonctionnement des machines perforatrices.

En peu de temps, il fut souillé de poussière de la tête aux pieds; il ressentait une démangeaison douloureuse dans ses mains qui commençaient à s’endurcir, mais il connut aussi la joyeuse confiance de l’homme qui a trouvé enfin la certitude de gagner sa vie.

C’est à la nuit tombée que tous les jours les trois ingénieurs regagnaient leur demeure où la table était déjà mise. Dans les premiers temps, Hélène se plaignit de la grossièreté des assiettes et des couverts. La métisse acheta, sur son ordre, au magasin du Gallego, de menus objets bon marché, fabriqués à Buenos-Ayres.

Quelques plantes maigrement fleuries que les deux pages cuivrés cueillirent au bord du fleuve, donnèrent à la table un aspect plus riant. On commençait à sentir dans la maison la présence d’une femme élégante et belle.

Un soir, au moment où la cuisinière apportait le premier plat, Hélène laissa glisser de ses épaules une sortie de théâtre un peu usée qui lui servait de robe de chambre et apparut, décolletée, dans une toilette de cérémonie légèrement fanée, mais encore fort brillante, vestige de sa splendeur passée.

Watson la regarda avec stupéfaction; derrière elle, Robledo porta un doigt à son front, pour indiquer qu’il la croyait un peu folle.

Le marquis resta impassible, comme si aucun des actes de sa femme ne pouvait plus l’étonner.

—J’ai toujours dîné en décolleté, dit Hélène, et je ne vois pas pourquoi je changerais ici mes habitudes. Ce serait pour moi un vrai supplice.

Après le repas on causait longuement, on écoutait surtout Robledo; l’Espagnol parlait volontiers des hommes intéressants qu’il avait vu défiler dans cette «terre de tous». Beaucoup avaient parcouru le monde entier avant d’arriver en Patagonie; d’autres venaient à peine de quitter l’Europe pour tenter l’aventure et se bâtir une existence nouvelle.

En débarquant à Buenos-Ayres, ils trouvaient devant eux les mêmes obstacles qu’ils avaient voulu fuir en abandonnant leur pays; la grande cité était déjà trop vieille pour eux et les pauvres y grouillaient dans les taudis des conventillos[13]; on n’y gagnait pas mieux sa vie qu’en Europe et parfois même on trouvait plus difficilement du travail que dans l’ancien continent, car de toutes parts les gens de même profession affluaient à la fois...

Alors ils se dispersaient et gagnaient les régions les plus lointaines de la République, ils envahissaient les territoires encore déserts où de grands travaux préparait les immigrations futures.

—Quelles curieuses gens j’ai vu passer par ici en ces quelques années! disait Robledo. Je fus intéressé un jour par un travailleur qui avait le nez rouge des alcooliques, mais dont la personne avait conservé un je ne sais quoi qui laissait supposer un passé intéressant. C’était une ruine humaine; mais semblable aux palais détruits dont un fragment de statue, un chapiteau découvert dans les décombres permettent d’imaginer l’histoire, cet homme, qui volait ses camarades et roulait parfois ivre mort sur le sol, conservait toujours dans sa déchéance des gestes et des expressions qui laissaient deviner son origine. Un jour, je le vis s’amuser à peigner un de nos contremaîtres et à lui relever les moustaches en pointe à la manière du kaiser Guillaume. Je lui fis boire tout ce qu’il voulut; c’est le plus sûr moyen de faire parler ces gens-là; il parla en effet. Cet ivrogne prématurément vieilli était un baron de Berlin, ancien capitaine de la garde impériale, qui avait perdu au jeu d’importantes sommes à lui confiées par des supérieurs. Au lieu de se tuer comme l’exigeait sa famille, il partit pour l’Amérique et il tomba de plus en plus bas. Il devint général, mais il finit ouvrier ivrogne et paresseux.

Voyant que ce personnage intéressait Hélène, Robledo continua modestement:

—Il fut général pendant une des révolutions du Vénézuela. J’ai été moi aussi général dans une autre république; j’ai même été pendant vingt jours ministre de la guerre; mais on m’a mis à la porte. On me trouvait trop «scientifique» et je ne savais pas manier le machete[14] aussi bien que mes subalternes.

Ensuite, il parla d’un autre ivrogne silencieux et triste qui était venu mourir à la Presa et dont on voyait la tombe au bord du fleuve. Robledo avait trouvé des papiers intéressants au fond du sac de ce pouilleux vagabond.

Dans sa jeunesse il avait été un des grands architectes de Vienne. Il avait trouvé aussi une ancienne photographie représentant une dame à la coiffure romantique; elle était parée de longs pendants d’oreille et ressemblait à l’impératrice d’Autriche qui fut assassinée. C’était sa femme, morte à Khartoum, massacrée par les hordes fanatiques du Madhi, pendant que son mari marchait sous les ordres du général Gordon. Une autre photographie représentait un bel officier autrichien en redingote blanche très serrée à la taille; c’était le fils de ce mendiant.

—Il serait inutile—continua Robledo—de vouloir relever ces vagabonds. On les nettoie, on leur offre une vie meilleure, on les sermonne pour les empêcher de boire et leur permettre de recouvrer leurs facultés d’hommes intelligents. Les voilà dans le droit chemin; on les croit heureux; puis, un beau matin, on les voit arriver le sac au dos: «Je m’en vais, patron, réglez-moi». N’essayez pas de les questionner. Ils sont contents, ils ne se plaignent pas, mais ils s’en vont. A peine ont-ils retrouvé le calme, le démon qui les entraîne par le monde les ressaisit. Ils savent que là-bas, derrière l’horizon, se dressent les Andes, que derrière les Andes, s’étendent le Chili, le Pacifique immense semé d’îles et plus loin encore les pays enchanteurs du continent asiatique... leur manie de mouvement se réveille et les travaille:

«Allons voir par là-bas.» Ils jettent leur sac sur leur dos, et marchent vers la misère et la faim, pour s’en aller mourir dans un hôpital ou dans la solitude d’un désert... S’ils ne meurent pas, s’ils ont pu continuer à poursuivre l’illusion qui fuit en voltigeant devant eux, on les voit revenir par ici; mais c’est après avoir fait le tour de la terre.

Quelquefois les deux ingénieurs parlaient de leur propre existence. Watson avait peu de choses à dire. Elevé en Californie, il avait débuté comme ingénieur dans les mines d’argent du Mexique; il y avait appris l’espagnol, puis il était passé aux mines du Pérou. Enfin, il était venu à Buenos-Ayres, y avait connu Robledo et s’était associé avec lui pour entreprendre les travaux du Rio Negro.

L’Espagnol ne rappelait pas volontiers la période de sa vie qui avait précédé son arrivée en Argentine. Le besoin d’agir l’avait poussé à prendre part à des révolutions pour lesquelles il n’avait que mépris. Il avait entrepris des affaires prodigieuses; les gouvernements et ses compagnons l’avaient trompé et volé; de durs retours de fortune l’avaient précipité de l’opulence la plus folle dans la misère des vagabonds. Mais il évitait de raconter ses aventures dans d’autres pays; il ne parlait que de sa vie en Patagonie.

Il ne pouvait oublier les tortures que la soif lui avait fait endurer sur le plateau qui s’étend de la coupure du Rio Negro au détroit de Magellan. C’était au moment où, cessant de servir le gouvernement argentin, il était devenu ingénieur privé et s’était lancé dans ces déserts inexplorés, cherchant fortune.

Pour éviter des frais, il avait entrepris la traversée du désert avec un seul péon indigène et un peloton de six chevaux du pays qui tour à tour devaient porter les deux voyageurs. C’était des animaux résistants capables de se nourrir avec ce qu’ils trouvaient sur leur chemin.

Pour se guider, Robledo avait un plan, établi par d’autres explorateurs, où étaient portés les trous d’eau, seuls points où les voyageurs pouvaient faire halte.

Pendant les années précédentes, une grande sécheresse avait sévi. Ils arrivèrent à un puits et le trouvèrent plein d’eau salée. Il était habitué à l’eau saumâtre que, par un optimisme exagéré, les voyageurs du désert appellent eau potable; mais son estomac et celui du métis son compagnon, refusèrent d’admettre celle de ce puits-là. Ils continuèrent à marcher avec l’espoir d’être plus heureux au prochain trou d’eau. Cette fois, le puits ne contenait pas d’eau salée, il était complètement à sec... Ils avaient dû continuer leur marche en avant, à travers la plaine immense et monotone, en se guidant à la boussole; assoiffés comme des naufragés, ils marchaient haletants, et dans leurs yeux exorbités passaient des lueurs de folie.

Par respect pour Hélène, Robledo ne faisait qu’une allusion voilée aux moyens que le métis et lui avaient dû employer pour ne pas périr; ils avaient bu leur urine et celle de leurs chevaux.

—Une idée fixe me tourmentait. J’essayais de me rappeler toutes les fois où j’avais refusé une invitation à boire; je pensais à tous ces liquides: bière, eau gazeuse, boissons glacées, que j’avais méprisées. Je me rappelais aussi comment dans toutes les fêtes auxquelles j’avais assisté, j’étais passé indifférent devant les grandes tables chargées de carafons et de bouteilles... Et l’esprit troublé par la fièvre, je me disais tout en marchant: «Si tu avais accepté alors tous les bocks de bière, toutes les eaux gazeuses, toutes les boissons glacées qu’on t’a offerts et que tu as dédaignés, tu aurais maintenant dans le corps une importante réserve de liquide qui te permettrait de supporter plus facilement la soif». Cet absurde calcul me torturait comme un remords et j’avais envie de me souffleter pour me punir de ma sottise.

Robledo racontait enfin comment, alors que les chevaux ne pouvaient plus avancer, ils avaient trouvé un puits d’eau saumâtre qui leur parut le plus délicieux liquide qu’ils eussent jamais bu... Arrivé au terme du voyage, il ne trouva rien. Les renseignements qui lui avaient fait espérer une affaire avantageuse étaient faux. C’est ainsi qu’il fallait lutter pour la fortune en Amérique, à une époque où, arrivant avec un demi-siècle de retard, on trouvait déjà occupées toutes les terres riches et facilement exploitables; il ne restait plus que des terrains lointains et ingrats où souvent la ruine et la mort guettaient le colon.

—Et cependant—continuait-il—les hommes ne cesseront pas d’accourir vers ce coin du monde. C’est là que pour eux réside l’espérance sans quoi l’existence est un fardeau trop lourd... Tenez, passons en revue nos origines respectives: vous êtes Russe, Federico Italien, Watson Américain du Nord, moi Espagnol. D’où procèdent les gens qui nous arrivent tous les jours? Chacun d’une nation distincte. Je vous le dis, cette terre est la «terre de tous».

La maison des deux ingénieurs recevait chaque jour, après le dîner, la visite des plus importants personnages de l’agglomération. Canterac se présentait le premier, dans ses vêtements de coupe militaire: il apportait cependant plus de soins à sa mise depuis l’arrivée des Torrebianca. Moreno arrivait ensuite. Il se troublait toujours en saluant Hélène; sa langue s’embarrassait; il n’émettait, au lieu de paroles, que de vagues balbutiements. Pirovani venait enfin; il avait un costume neuf tous les deux jours et ne manquait pas d’apporter quelque présent pour la maîtresse de maison.

Canterac, riant sous cape, affirmait que l’Italien pour apparaître plus éblouissant, avait longuement poli ses bagues, sa chaîne de montre et même ses boutons de manchettes avant de sortir du bungalow.

Un soir, Pirovani se présenta vêtu d’un costume criard qu’il venait de recevoir de Bahia Blanca, et tenant à la main un bouquet d’énormes roses.

—Ces fleurs m’ont été apportées aujourd’hui de Buenos-Ayres, madame la marquise, et je m’empresse de vous les offrir.

Canterac lança à l’Italien un regard hostile et dit tout bas à Robledo:

—Il ment; Moreno, qui sait tout, m’a affirmé qu’il les avait commandées par télégramme. Il a fait galoper ce soir un homme jusqu’à la station pour les avoir à temps.

La métisse, aidée des jeunes garçons, levait la table et, par la seule présence d’Hélène, la salle aux cloisons de bois, prenait un air de fête. Les trois visiteurs, en s’adressant à elle, répétaient avec une sorte d’extase, le mot «marquise» comme s’ils tiraient vanité de fréquenter une dame de si haute lignée.

Hélène avouait une certaine préférence pour Canterac. Ils avaient tous deux vécu à Paris, dans des mondes distincts, mais assez rapprochés. Ils ne s’étaient jamais rencontrés, mais ils avaient fini par se trouver des amis communs.

Pendant leur conversation, Moreno fumait avec résignation en échangeant quelques mots avec Watson, et Pirovani causait avec Robledo et Torrebianca. L’Italien ne prêtait pas grande attention à ses propres paroles et ses yeux inquiets ne cessaient d’espionner «madame la marquise» et son interlocuteur.

Après l’arrivée de Pirovani et de ses roses, la réunion changea complètement de caractère.

Le lendemain soir, les quatres convives étaient assis à table, plus silencieux que de coutume. Hélène avait passé pour dîner une de ses robes les plus sensationnelles, une robe qui eût paru audacieuse, même à Paris. Les trois ingénieurs avaient encore leurs vêtements de travail et paraissaient très fatigués du labeur de la journée. Robledo bâilla à plusieurs reprises: il avait peine à se maintenir éveillé. Le marquis s’était endormi sur sa chaise, et sa tête dodelinait régulièrement. Hélène regardait fixement Ricardo, comme si, jusqu’à ce moment, elle ne l’eût jamais bien vu; lui, évitait son regard.

Pirovani entra, portant un gros paquet; il avait revêtu un nouveau costume dont l’étoffe à petits carreaux de couleurs diverses ressemblait à la peau d’un reptile.

—Madame la marquise, un de mes amis de Buenos-Ayres m’a fait parvenir ces caramels. Permettez-moi de vous les offrir. Vous trouverez aussi dans ce paquet des cigarettes égyptiennes...

Hélène eut un sourire en voyant le nouveau costume de l’entrepreneur et le remercia, en minaudant, de son présent.

Un moment après, Moreno se présenta chaussé de souliers vernis, habillé d’une jaquette aux pans très longs et coiffé d’un chapeau melon, comme s’il fût allé rendre visite au ministre à Buenos-Ayres.

Robledo, qui n’avait plus sommeil, exprima ironiquement son admiration.

—Quelle élégance!

—J’ai eu peur que les mites mangent ma jaquette dans ma malle, j’ai voulu lui faire prendre un peu l’air.

Puis il s’approcha timidement d’Hélène—«Bonsoir madame la marquise!» Et il lui baisa la main, en imitant le maintien des élégants personnages qu’il avait admirés au théâtre ou dans les livres.

Il ne quitta plus d’un pas la maîtresse de maison et engagea avec elle une conversation en a parté qui sembla provoquer l’indignation de Pirovani. Celui-ci finit par quitter sa chaise; il sentait le besoin de protester contre cet accaparement excessif.

—Avez-vous vu, dit-il à Robledo, comment est fagoté ce crève-la-faim!

Mais cette soirée réservait d’autres surprises. La plus extraordinaire manquait encore.

La porte s’ouvrit pour livrer passage à Canterac; pour que chacun pût l’admirer, le Français resta quelques instants immobile sur le seuil.

Il était en smoking, avec un plastron rigide et luisant et il avait donné à son pas un certain laisser-aller aristocratique, comme s’il fût entré dans un salon parisien. Il salua les hommes d’un signe de tête cérémonieux et protecteur, puis il baisa la main d’Hélène.

—Moi aussi, marquise, j’éprouve le besoin de m’habiller, le soir, comme autrefois.

La Torrebianca, heureuse, accepta l’hommage, tourna le dos à Moreno et fit asseoir près d’elle le nouveau venu. Pendant la soirée elle causa de préférence avec le Français, tandis que Pirovani, visiblement furieux, restait dans un coin, anéanti par l’élégance de Canterac.

Quatre jours passèrent sans que l’entrepreneur reparût. Moreno s’étonna de cette absence et dès le premier jour, il alla se renseigner au domicile de l’Italien. Le soir il dit à Robledo:

—Il a pris le train pour Bahia-Blanca, sans avertir personne. Il doit avoir en vue quelque grosse affaire.

Les réunions continuèrent sans incident nouveau. Le Français, toujours en smoking, était l’interlocuteur préféré d’Hélène. Moreno, chaque soir, mettait sa jaquette, mais n’arrivait qu’à causer avec Torrebianca. Un soir, enfin, le marquis lui même sortit de sa chambre en smoking et comme Robledo s’étonnait du geste, il montra sa femme pour s’excuser.

Le cinquième soir, Moreno, en entrant, annonça vite:

—Grande nouvelle! Pirovani est revenu à la nuit tombante. Il va certainement arriver d’un moment à l’autre.

Tous attendirent son apparition comme l’événement de cette veillée.

Il ouvrit la porte et resta quelques instants immobile sur le seuil,—comme avait fait l’autre—pour se rendre compte de l’effet produit par son entrée. Il était en habit; mais c’était un habit extraordinaire, éblouissant, où, sur la soie des revers zigzaguaient des moirures larges comme les veines du bois; son gilet blanc était richement brodé; à la boutonnière, il arborait un gardénia. Sur son plastron, où luisait une perle énorme, tranchait le large ruban noir d’un inutile monocle.

Il avait l’allure solennelle et magnifique d’un directeur de cirque ou d’un prestidigitateur célèbre et il affectait une impassible gravité, pour dissimuler son émotion. Il salua les hommes avec un air de fierté virile, et, s’inclinant devant «madame la marquise», lui baisa la main.

Un étonnement ironique brilla dans les yeux d’Hélène. Tout ce qui venait de Pirovani la faisait sourire. Cependant, flattée qu’il se fût ainsi transformé pour lui plaire, elle accueillit l’entrepreneur avec de grandes démonstrations d’amitié et le fit asseoir près d’elle.

Canterac se tint à l’écart, offensé de cette préférence inaccoutumée; Moreno paraissait scandalisé et disait à Robledo en montrant le frac de Pirovani:

—Voilà donc le grave objet de son mystérieux voyage!

L’Espagnol s’éloigna de lui et s’approcha de Watson qui, encore tout étourdi après l’entrée théâtrale de l’Italien, le considérait en se retenant de rire.

—Après le smoking, le frac, murmura Robledo. Le carnaval envahit notre désert et cette femme va tous nous rendre fous.

Il regarda le costume de l’Américain qui ressemblait au sien: un costume pratique, fait pour travailler à l’air libre, et sans mot dire, il considéra l’aspect que présentaient les autres.

Puis il pensa:

«Quelle perturbation, lorsqu’une femme comme celle-là tombe au milieu d’hommes qui vivent seuls et qui travaillent! Et nous verrons peut-être des choses plus graves! Qui sait si nous ne finirons pas par nous entre-tuer sous ses yeux... Qui sait si cette Hélène ne sera pas semblable à l’Hélène de Troie?»

VII

—Un peu plus de maté, commissaire?

Don Carlos Rojas était assis devant une table avec Don Roque, le commissaire de police de l’endroit, dans la grande salle de son estancia. Une petite métisse qui attendait des ordres, debout à côté d’eux, les regardait de ses yeux bridés.

Chacun tenait dans la main droite la petite calebasse où l’on sert le maté et ils aspiraient le liquide parfumé à l’aide du chalumeau d’argent, qu’on nomme, là-bas «bombilla». Dès que la métisse se rendait compte, au sifflement de l’air dans les chalumeaux, que les récipients allaient être vides, elle courait au fourneau très proche, apportait la pava, sorte de théière pleine d’eau bouillante, et remplissait à nouveau les calebasses où macérait l’herbe maté.

Ils parlaient lentement, s’arrêtant parfois pour aspirer l’infusion. Rojas s’efforçait de dompter sa colère. La veille, on lui avait volé un jeune taureau et il accusait de ce méfait Manos Duras, toujours à l’affût du bétail d’autrui qu’il écoulait à la Presa. Ce vol lui causait un double dommage, car s’il était éleveur il était aussi le fournisseur de viande du village et cette vente constituait un des revenus les plus sûrs de son estancia.

A l’arrivée du commissaire, venu sur sa demande pour constater le vol, il avait compté une fois de plus ses jeunes taureaux. Certainement il en manquait un. Et Rojas s’échauffait en parlant à don Roque; il pestait contre l’audace de Manos Duras et criait qu’il n’y avait pas de justice à Rio Negro.

—Trois fois je l’ai arrêté et fait envoyer à la capitale du territoire, dit le commissaire avec découragement. On le remet chaque fois en liberté, faute de preuves. Qu’y pouvons-nous? Personne ne veut témoigner contre lui.

Comme Rojas continuait à récriminer, don Roque ajouta, pour le calmer:

—Je vais essayer de trouver une preuve, cette fois. Je vous garantis, don Carlos, que je ferai l’impossible.

Il disposait de moyens bien faibles pour faire respecter la loi et il s’en plaignait. La troupe qu’il commandait se composait de quatre policiers indolents, vêtus d’uniformes délabrés et uniquement armés de longs sabres de cavalerie. Les habitants du pays, mieux partagés, leur prêtaient leurs carabines lorsqu’ils partaient à la poursuite de quelque bandit. Leurs chevaux, très mal nourris, étaient les plus maigres de la région.

—Nous vivons dans une nation fédérale, dit le commissaire, et seules les provinces autonomes ont une police bien organisée. Dans les territoires, nous dépendons, nous autres, les autorités, du gouvernement de Buenos-Ayres; mais nous sommes si loin qu’on nous oublie et nous ne pouvons compter que sur ce que nous improvisons nous-mêmes.

En critiquant ainsi l’abandon où se trouvaient les territoires, les deux Argentins en vinrent insensiblement à exalter, par comparaison, la grandeur du reste du pays.

—On nous oublie ici, nous sommes des sauvages, continua don Roque; mais nous sommes en Patagonie et la civilisation n’y a pénétré que depuis quelques années. Par contre, don Carlos, comme le reste de notre pays a progressé en moins d’un demi-siècle! N’est-ce pas formidable, pucha[15]! Et ils finirent par oublier leurs préoccupations immédiates, pour penser seulement à la partie de leur patrie qui avait fait de vertigineux progrès. Ils entreprirent l’éloge de la région où ils vivaient. Don Roque était un patriote optimiste, enthousiaste, mais soupçonneux; il flairait des ennemis partout.

—Notre Patagonie maintenant déserte, vous verrez comme elle se fera belle dans quelques années, quand l’eau fécondera sa terre. C’est un bonheur pour nous que les Européens l’aient trouvée affreuse, sans quoi, ils nous l’auraient déjà volée.

Il répétait à Rojas ce qu’il avait lu, çà et là, dans des journaux et des livres.

—Il y a de cela longtemps, un gringo notoire qu’on appelait Carlos Darwin, le même qui a découvert que nous descendons tous du singe, est venu faire un tour dans ces parages. Il était jeune alors et il avait débarqué à Bahia Blanca d’une frégate de guerre anglaise qui faisait le tour du monde. Il voulait étudier les plantes et les animaux du pays; il n’eut pas grand travail car il n’y avait abondance ni des uns ni des autres. Aussi, il paraît qu’il s’en retourna désespéré et donna à ce pays le nom de «Terre de la désolation». Il nous a rendu là un fameux service, le gringo! S’il avait pu se douter de ce que deviendrait notre terre avec l’irrigation, les Anglais nous l’auraient volée comme ils nous ont volé les îles Malvinas, celles qu’ils appellent îles Falkland.

Rojas aussi évoquait le passé et déplorait l’aveuglement de ses parents et de ses grands-parents. Ils avaient eu le tort d’être riches à une époque où les plus grandes fortunes de l’Argentine n’étaient pas encore édifiées.

C’était vers 1870, au moment où le gouvernement argentin, las de supporter les brigandages des indigènes sauvages et pillards qui venaient presque jusqu’aux portes de la capitale, avait achevé l’œuvre des vieux conquérants espagnols en lançant dans le désert une expédition militaire qui s’empara de vingt mille lieues de terres presque entièrement labourables.

—Le gouvernement vendait une lieue pour 500 pesos[16] et le peso d’alors ne valait que quelques centavos[17]. De plus, il accordait plusieurs années de crédit et même faisait paraître au Journal officiel le nom de l’acheteur, en proclamant qu’il avait bien mérité de la patrie. Les soldats qui prirent part à l’expédition reçurent aussi, comme récompense, des lieues de terrain; la plupart cédèrent leurs titres de propriété aux cabaretiers en échange de genièvre ou de vivres. Ce sont ces terres qui maintenant fournissent de blé et de viande la moitié du monde et qui ont vu surgir de leur sein tant de villes et de villages. La lieue de terrain, qui valait quelques centavos, vaut maintenant des millions.

—Beaucoup d’entre ceux qui possèdent ces terres n’ont pas eu d’autre mérite que de les garder sans les cultiver et de refuser de les vendre, en attendant que l’immigration européenne vînt augmenter leur valeur. Mes ancêtres étaient déjà de vieux riches à cette époque et ils possédaient une grande estancia; ils ne voulurent pas acheter de cette terre nouvelle. Quelle faute!

Rojas oubliait qu’il avait lui-même follement dilapidé la plus grosse partie de son patrimoine; il pensait seulement à l’énorme fortune que ses ancêtres auraient amassée si, comme tant d’autres, ils avaient su profiter de l’épanouissement rapide du pays.

Quelqu’un interrompit à ce moment la conversation des deux Argentins. Celinda entra dans la pièce en costume d’amazone, embrassa son père et salua don Roque. L’estanciero sortit un instant pour aller chercher une boîte de cigares et le commissaire dit en regardant avec malice la jupe de la jeune fille:

—Dites-moi, on vous rencontre avec un autre costume dans la plaine.

Celinda sourit et le menaça gentiment du doigt pour l’inviter à se taire.

—Silence, si papa vous entendait!

Tandis que les deux hommes allumaient leur cigare et recommençaient à parler de ce Manos Duras qu’il fallait à tout prix poursuivre, Celinda s’éloigna de l’estancia sur un cheval qui portait un harnachement de dame. Une demi-heure après, elle galopait au bord du fleuve; mais elle était en costume d’homme et montait un autre cheval. Elle aperçut un groupe de cavaliers qui venaient à sa rencontre et s’arrêta pour les reconnaître.

L’ingénieur Canterac, pour faire sa cour, avait proposé à la marquise de Torrebianca une promenade près du fleuve; il voulait lui faire visiter les travaux qu’il dirigeait. Hélène verrait pendant cette promenade des centaines d’hommes lui obéir et se rendrait compte qu’il était bien le personnage le plus important du camp.

Tous deux trottaient en tête du groupe. Derrière eux, Pirovani, médiocre cavalier, s’efforçait de pousser sa monture entre les deux interlocuteurs. Le marquis, Watson et Moreno fermaient la marche.

Au moment où Hélène et Canterac dépassèrent Celinda, les deux femmes se regardèrent. La marquise sourit, disposée à engager la conversation; mais la jeune fille demeura sombre, les yeux durs.

—C’est une fillette fort espiègle et joueuse, dit l’ingénieur, on dirait presque un garçon; mais je la crois capable de tourner la tête à plus d’un homme. On l’appelle souvent «la fleur du Rio Negro».

Hélène, qu’offensait l’attitude de la fille de Rojas, la regardait maintenant avec hauteur.

—C’est une fleur, peut-être, dit-elle; mais une fleur sauvage.

Puis elle passa, escortée de ses deux admirateurs.

Cette brève conversation avait eu lieu en français et Celinda ne put comprendre que quelques mots; elle devina cependant que l’autre avait mal parlé d’elle; elle fit une grimace méprisante et tira la langue.

Le second groupe de cavaliers passa. Le marquis fit à la jeune fille un salut cérémonieux; Moreno, occupé à surveiller le groupe où se trouvait la marquise, ne la remarqua même pas.

Richard Watson feignit de ne pas comprendre les signes que lui faisait Celinda et lui indiqua du geste qu’il était obligé de suivre les autres. La jeune fille, boudeuse, le laissa passer; puis, changeant d’avis, elle tira sur la bride, fit faire demi-tour à son cheval et suivit le groupe.

Tout en trottant, elle saisit de la main droite le lasso qui pendait au pommeau de sa selle et le lança sur son ami. Elle ramena la corde aussitôt et Watson dut, pour ne pas tomber, s’arrêter, puis reculer, tandis que ses deux compagnons continuaient à marcher sans remarquer l’incident. Richard arriva aux côtés de la jeune fille les épaules toujours enserrées par le lasso. Il aurait pu se détacher et poursuivre sa route; mais comme cette espièglerie l’irritait, il préféra parler sans délai à la turbulente Celinda.

—Approchez, dit-elle souriante, en ramenant doucement la corde; comment avez-vous l’audace de vous montrer avec cette femme, sans ma permission?

L’ingénieur répondit d’un ton sec:

—Vous n’avez aucun droit sur moi, Mademoiselle Rojas, et je peux me montrer avec qui il me plaît.

Celinda pâlit à cet accent inattendu; mais elle se reprit et recouvrant toute sa gaieté, elle dit, en imitant la voix irritée de son interlocuteur:

—Monsieur Watson, j’ai sur vous des droits indiscutables, car votre personne m’intéresse et je ne peux supporter de vous voir en mauvaise compagnie.

L’Américain, vaincu par la gravité comique de la jeune fille, se mit à rire. Celinda l’imita.

—Vous connaissez mon caractère, gringuito... Il ne me plaît pas qu’on vous voie avec cette femme. D’ailleurs elle est trop vieille pour vous. Jurez que vous m’obéirez; à cette condition je vous rends votre liberté.

Watson jura solennellement, la main levée, en s’efforçant de ne pas rire et Celinda le délivra du lasso.

Puis ils poussèrent leurs chevaux dans une direction opposée à celle qu’avaient prise Hélène et son cortège de cavaliers.

Depuis le jour où l’ingénieur français avait conduit Hélène aux chantiers du fleuve, en faisant étalage de son autorité sur les ouvriers, Pirovani humilié cherchait à prendre sa revanche. Un jour qu’il rêvait, accoudé à la balustrade extérieure de sa demeure, il crut avoir trouvé le moyen de vaincre son rival.

Une demi-heure après, un des contremaîtres que Pirovani chargeait toujours des missions les plus difficiles s’arrêta devant la maison.

C’était un Chilien intelligent et habile à se tirer des situations délicates. Ses compatriotes le surnommaient El Fraïle[18] parce qu’il avait été l’élève des dominicains de Valparaiso.

Le Fraïle avait des lettres et ne dédaignait pas d’employer des mots recherchés dont il modifiait la prononciation selon son caprice. Sa voix était mielleuse, ses gestes exagérément polis. Il aimait glisser dans la conversation des expressions poétiques; il avait quitté son pays natal après avoir donné à un de ses amis deux coups de couteau mortels.

Il se présenta, à cheval, devinant que le patron allait lui demander un long voyage. Il mit pied à terre et Pirovani s’approchant lui donna dans le dos quelques tapes amicales. Il l’appelait affectueusement tantôt chileno[19] tantôt roto[20], qualificatifs ironiques qu’au Chili les gens du peuple s’attribuent à eux-mêmes.

—Ecoute bien, roto, tu vas partir au grand galop pour la station. Le train pour Buenos-Ayres passe dans deux heures; il ne faut pas que tu le manques.

Le Fraïle, ordinairement impassible et souriant, ne put réprimer un mouvement de surprise, en apprenant qu’on l’envoyait à Buenos-Ayres.

—Une fois là-bas, continua l’entrepreneur, tu remettras cette liste à don Fernando, mon représentant, que tu connais. Tu lui diras de faire les achats immédiatement, de te remettre les paquets et tu prendras le train quelques heures après. Tu as cinq jours pour aller et revenir.

Le Chilien prit un air grave en entendant ces ordres. La mission était certainement d’importance et il se sentit fier qu’on eût pensé à lui pour l’exécuter.

Pirovani lui remit une poignée de billets de banque destinés à couvrir les frais du voyage, lui dit adieu et tourna les talons, heureux comme l’est un général après avoir lancé l’ordre qui doit décider de la victoire.

Le Fraïle descendit l’escalier, tout pensif, les sourcils froncés. «C’est sans doute une demande d’outils indispensables... Peut-être aussi m’envoie-t-il chercher de l’argent.»

Pirovani était rentré chez lui; le Chilien ne se fatigua pas plus longtemps l’esprit à chercher une explication; il ouvrit l’enveloppe qu’il venait de recevoir et se mit à lire au milieu de la rue.

Il lut d’abord quelques lignes sans comprendre:

Une douzaine de flacons de «Jardin enchanté».

Une douzaine de flacons de «Nymphes et Ondines».

Six douzaines de boîtes de savon «Clair de lune».

Le contremaître poursuivit la lecture des divers feuillets du carnet. Il commençait à comprendre et son étonnement allait croissant. C’était pour cela qu’on l’envoyait à Buenos-Ayres, avec ordre de revenir sans délai!

Padre san Francisco! murmura-t-il, tout ça pour une seule femme? Il y a de quoi servir tout le harem du Grand Turc.

Mais comme, au fond, un voyage à Buenos-Ayres, même ainsi écourté, ne lui déplaisait pas, il monta joyeusement à cheval et piqua des deux dans la direction de la gare.

De tous les personnages qui venaient rendre visite à la marquise de Torrebianca, Moreno était en apparence le plus calme. Ses travaux administratifs ne l’occupaient guère qu’un jour par semaine; le reste du temps, il lisait dans la baraque où il avait installé son bureau. Il lisait avec avidité, sans jamais se lasser, et il était fort capable de dévorer un roman, parfois deux, en un jour. Il avait une vieille passion pour les récits romanesques; mais dans les longues heures de solitude à la Presa, elle s’était encore exacerbée. Pendant que chacun travaillait aux environs du village, il restait seul dans son rudimentaire cabinet.

Or, depuis l’arrivée du marquis de Torrebianca, ses goûts littéraires, un peu imprécis jusqu’alors, s’étaient affirmés et nettement définis: il aima par dessus tout les récits qui se déroulaient dans un milieu aristocratique et dont les héros étaient des gens «du grand monde».

Il pouvait maintenant vérifier l’exactitude de ces récits, puisqu’il fréquentait des représentants de la plus haute société parisienne.

Parfois, il suspendait sa lecture et ses yeux extasiés contemplaient le plafond. L’ambition chantait un hymne sous son crâne: «Oh! être un héros de roman! être aimé d’une grande dame!»

Un soir, Moreno vit arriver à l’improviste l’ingénieur Canterac à cheval. C’était l’heure où d’ordinaire il surveillait les travaux du barrage. Seul un événement important pouvait expliquer l’arrivée du capitaine.

Le cavalier s’approcha de la fenêtre où l’Espagnol lisait et lui tendit la main en se penchant sur sa monture. Sans préambules inutiles, il dit avec une brièveté toute militaire:

—J’ai tenu à vous voir avant le départ du courrier. Je veux faire un cadeau à la marquise. La malheureuse manque de tout dans ce désert et vous vous souvenez, sans doute, que tout dernièrement elle nous confiait son ennui de ne pas avoir ici les parfums qu’elle employait à Paris.

Et l’ingénieur sortit de sa poche divers feuillets de papier qu’il tendit à Moreno.

—J’ai tiré cela de tous les catalogues de Buenos-Ayres que le patron du bar a pu me procurer. Il a bien tardé à me les donner; j’aurais voulu les avoir il y a trois jours pour profiter d’un autre train, mais enfin... Vous avez je crois beaucoup d’amis à Buenos-Ayres; écrivez donc qu’on vous envoie tous ces objets, vous en retiendrez le prix sur mon traitement de ce mois.

Moreno accepta et prit les papiers.

—Je pense, continua l’ingénieur, que cet insupportable Pirovani n’aura pas pris les devants.

Il s’éloigna vers les chantiers et Moreno examina les feuillets. Ses yeux dilatés de stupeur prirent à peu près la forme circulaire des lunettes d’écaille qui les protégeaient.

C’était une très longue liste, non seulement de parfums et de savons, mais d’objets de toilette de toute espèce. Le capitaine avait foncé dans les pages des catalogues comme dans une terre nouvellement découverte; il n’avait rien laissé derrière lui.

—Il y en a bien pour mille pesos, se dit l’employé, et il n’en touche que six cents par mois.

Son austérité d’homme de chiffres méthodique et prudent s’insurgeait contre ce défaut d’équilibre entre les recettes et les dépenses. Mais il finit par sourire et par trouver naturelle cette folie. La marquise était si intéressante! Et puis, une femme de ce rang pouvait-elle en vérité subir les mêmes privations qu’une femme du commun?

Jusqu’au soir, Moreno fut agité et pensif. A plusieurs reprises, il tenta de continuer la lecture de son roman; mais le livre retombait toujours sur la table couverte de papiers administratifs. Il prit enfin une feuille de papier à lettre et, le sourcil froncé, avec l’expression craintive d’un enfant qui a peur d’être pris en flagrant délit de mensonge, il se mit à écrire:

«Ma brunette jolie, envoie-moi le plus tôt possible l’habit de cérémonie que j’avais fait faire à l’occasion de notre mariage. Notre existence a complètement changé! Nous recevons fréquemment la visite de très grands personnages; nous avons beaucoup de fêtes et je suis obligé de me tenir aussi bien que tout le monde. Cela peut me servir dans ma carrière», etc...

Moreno s’arrêta pour se gratter la tête avec le manche de son porte-plume. Puis il continua d’écrire avec, sur le visage, cette même expression enfantine d’inquiétude et de remords, jusqu’à la fin des quatre pages.

Tous les soirs, au cours de la réunion chez la marquise, Pirovani avait l’attitude soucieuse de l’homme qui veut parler et que l’émotion arrête. Au bout d’une semaine d’hésitations, il se décida à exprimer son désir et ce fut le soir même où l’employé de bureau comptait bien remporter le plus beau succès de sa vie.

Hélène portait une des robes décolletées qu’elle agrémentait ou dépouillait tous les jours de quelque ornement, pour leur donner, chaque fois, un air de nouveauté. L’ingénieur français et Torrebianca étaient en smoking et Pirovani portait encore son majestueux habit noir... Mais il n’était déjà plus seul à porter ce vêtement. Moreno s’était présenté le dernier avec l’habit expédié par sa femme, habit très modeste en vérité et visiblement défraîchi; mais habit enfin. Celui de l’entrepreneur n’était donc plus l’unique, son possesseur se montra fort irrité de ce contre-temps qui le confirma dans sa résolution de parler au plus tôt.

Watson et Robledo portaient des costumes sombres. Ils s’étaient vus contraints de changer de vêtements chaque soir, pour se mettre en harmonie avec le milieu d’absurde élégance suscité par Hélène. L’Américain était fatigué des travaux de la journée; il étouffa quelques bâillements et se leva pour se retirer dans sa chambre. Hélène, qui depuis quelque temps le regardait avec intérêt, ne cacha pas son dépit de le voir se lever, la saluer froidement et se retirer sans paraître attristé de se séparer d’elle.

A ce moment, Canterac était en conversation animée avec la marquise; Moreno causait avec Robledo. Pirovani ne voulut pas laisser passer l’occasion qui se présentait de dire à Hélène toute sa pensée.

—Je n’osais vous parler, madame la marquise; mais il faut que je me décide enfin... Vous vivez dans un cadre indigne de votre beauté et de votre élégance.

Il embrassait d’un regard méprisant la pièce et les meubles qui la garnissaient.

—Si vous le voulez, dès demain, vous pourrez vous installer dans ma maison; elle est à vous. Pour moi, je trouverai à me loger dans la baraque d’un de mes employés.

Hélène ne fut pas étonnée outre mesure. On eût dit qu’elle attendait depuis longtemps cette proposition qu’elle semblait avoir peu à peu suggérée à l’entrepreneur. Elle eut cependant un geste de refus tout en souriant à Pirovani, en le caressant des yeux. Elle parut enfin s’adoucir. Elle étudierait la proposition et consulterait son mari, avant de se décider.

Elle parla donc au marquis le jour suivant, pendant que Robledo et Watson surveillaient les travaux du fleuve. Torrebianca, malgré la soumission qu’il montrait devant tous les désirs de sa femme, fut scandalisé. Il ne pouvait accepter la générosité de Pirovani.

—Que vont penser les gens, en le voyant nous céder la maison dont il est si fier?

Il secouait énergiquement la tête. La pensée que ce compatriote vulgaire s’instituait son protecteur suscitait en son âme une révolte de caste. L’entrepreneur ne lui était pas antipathique; mais il ne pouvait admettre qu’il fût son égal.

Hélène, irritée par ce refus, se fâcha.

—Ton ami Robledo nous aide bien, et tu ne t’occupes pas de ce que peuvent en dire les gens... Est-il extraordinaire qu’un nouvel ami veuille nous prouver sa sympathie en nous cédant sa maison?

Torrebianca était si accoutumé à obéir à sa femme que ces quelques mots suffirent à briser sa résistance. Cependant, comme il protestait encore, Hélène ajouta pour le convaincre:

—Je comprendrais tes scrupules, si la maison nous était donnée; or, nous la louerons, je l’ai dit à Pirovani. Tu lui paieras le loyer quand l’entreprise dirigée par Robledo aura rétribué ton travail.

Le marquis, résigné, accepta tout. Il paraissait maintenant vieilli, découragé; une souffrance intime semblait le ronger.

—Fais comme tu voudras. Mon seul désir est de te voir heureuse.

Le lendemain, Hélène visita la maison de Pirovani pour la reconnaître en détail, avant de procéder à son installation.

L’entrepreneur la reçut au sommet du perron et l’accompagna dans les diverses pièces; il était pâle d’émotion en se voyant seul avec «madame la marquise». Pour agir déjà en maîtresse de maison, celle-ci fit changer quelques meubles de place. L’Italien loua fort le bon goût de la grande dame et de l’œil il faisait signe à sa gouvernante métisse de s’extasier aussi.

Ils arrivèrent dans la chambre à coucher de l’Italien qui allait être désormais celle d’Hélène. Sur tous les meubles s’entassaient des paquets enveloppés de papier fin, ficelés et cachetés, qui dégageaient un parfum agréable. L’entrepreneur les ouvrit un à un et mit à jour des douzaines de flacons d’odeurs, de boîtes de savons et quantité d’autres articles de toilette; c’était toute l’énorme commande faite à Buenos-Ayres.

L’éclat des flacons de cristal taillé, des écrins doublés de soie ou de peau, des étiquettes dorées caressait agréablement les yeux, tandis que l’odorat était heureusement chatouillé par des parfums qui semblaient émaner d’un jardin surnaturel.

Hélène marchait de surprise en surprise; elle finit par rire et par pousser des cris de joie, non sans ironie.

—Quelle générosité?... Il y a là de quoi ouvrir une boutique de parfumeur.

Pirovani pâlissait davantage; la solitude irritait son désir; il essaya d’approcher sa bouche de celle de la marquise pour la baiser. Mais elle attendait depuis longtemps l’attaque; elle n’eut pas de peine à la repousser en avançant énergiquement ses deux mains.

—Vous voulez donc me faire payer le loyer de votre maison, comme un vulgaire marchand. Dans ce cas, ce n’est plus un cadeau. Et moi qui vous croyais un gentleman!

Elle eut pitié de la confusion de l’Italien. Le malheureux avait peur de n’avoir pas agi avec tout le tact d’un homme du monde. Pour le consoler, elle lui effleura la bouche de sa main droite.

—Contentez-vous de ceci, dit-elle.

Pirovani couvrit cette main de tant de baisers enthousiastes qu’elle dut à la fin la retirer et l’inviter, en le menaçant du doigt, à demeurer prudent; puis elle continua de visiter la maison.

L’entrepreneur suivait tous ses pas; il semblait regretter son audace et aussi d’avoir si facilement obéi à cette femme.

Mais malgré tous ces sentiments opposés, il se rappelait le contact de cette main odorante et fine et il savourait son triomphe. Il persistait dans son opinion: «Oh! les grandes dames!... Il n’y a pas d’autres femmes au monde.»

VIII

L’aspect de la maison de Pirovani changea beaucoup après l’installation des Torrebianca.

A travers les vitres des fenêtres on apercevait maintenant d’élégants rideaux; on ne voyait plus, sur les galeries extérieures, des domestiques crasseuses procéder en plein air à certains soins de toilette. La présence de cette dame, si élégante et si belle, avait obligé les serviteurs à prendre plus de soin de leur personne. Pour la grosse Sébastienne elle-même c’était, comme disaient ses amies, «dimanche tous les jours».

Les habitants de la Presa eurent une surprise nouvelle, outre l’arrivée d’Hélène dans la maison de l’entrepreneur. Dans le salon de Pirovani il y avait un piano demi-queue; personne jusqu’alors ne l’avait ouvert.

L’Italien l’avait acheté à Buenos-Ayres pour rendre service à l’un de ses compatriotes, marchand d’instruments de musique. On lui avait dit, d’ailleurs, qu’il n’est pas de salon distingué sans un piano, mais un piano horizontal, au couvercle à demi soulevé.

Quand il avait fait l’emplette du précieux instrument, il croyait bien que jamais personne à la Presa ne l’utiliserait. Lorsque Hélène, qui ne cessait de fumer pendant les heures de solitude, était lasse de parcourir toutes les pièces, la cigarette aux lèvres, pour admirer l’élégance et le confort de sa nouvelle maison, elle ouvrait le piano et laissait courir ses doigts sur les touches. Pendant des heures entières elle répétait des romances de sa jeunesse, inconnues presque de la génération venue après elle, ou elle rejouait les airs qui étaient à la mode au moment où elle avait fui Paris.

Souvent, enthousiasmée par ces évocations du passé, elle éprouvait le besoin irrésistible d’allier sa voix à celle de l’instrument. En l’entendant chanter, Sébastienne et les autres servantes cessaient de travailler dans la cour; elles pénétraient lentement dans la maison, charmées comme les bêtes que subjuguèrent la voix et la lyre d’Orphée.

Une partie des habitants subissait aussi cette attraction. Lorsque, la nuit venue, les travailleurs avaient terminé leur repas, des enfants et des femmes se dirigeaient vers la maison de Pirovani et s’asseyaient sur le sol, à quelque distance, pour contempler les fenêtres où s’allumaient de faibles reflets rouges. Si des enfants turbulents commençaient à se poursuivre en jouant, leur mère leur imposait silence.

—Taisez-vous, polissons, la dame va chanter!

Elles frissonnaient d’une émotion religieuse quand montait la voix d’Hélène, soutenue par les accords du piano. A travers les cloisons de bois, la mélodie semblait venir d’un monde lointain pour enchanter cette multitude d’êtres naïfs qui depuis des années n’avaient entendu d’autre musique que le son des guitares du cabaret.

Quelques hommes, enflammés d’admiration et de désir, venaient grossir ce public fruste. Ils étaient restés indifférents devant la fille de Rojas l’estanciero, qu’ils trouvaient semblable à un garçon; mais ils s’enthousiasmaient en voyant passer à cheval, en costume d’amazone, la marquise de Torrebianca.

—Voilà une femme!... Regardez-moi si c’est arrondi! Et, en l’écoutant chanter, ils restaient hébétés, envahis d’une volupté délicieuse. Ils pensaient que seule une femme très belle pouvait chanter ainsi.

Une semaine après l’installation des Torrebianca dans leur nouvelle demeure, Sébastienne annonça à ses voisines que «madame» allait désormais recevoir chaque jour ses amis, comme les dames riches de Buenos-Ayres. Le soir, les commères de la Presa s’assemblèrent devant les fenêtres brillamment éclairées. Hélène, assise au piano, chantait des romances sentimentales, tandis que ses invités commençaient d’arriver.

D’abord se présentèrent l’ingénieur français et Moreno. Ce dernier, en habit sous son pardessus, avait cru devoir compléter son costume par un chapeau haut de forme. Il n’était pas, lui, comme Pirovani, qui portait un chapeau mou avec l’habit de soirée. «Madame la marquise», une femme du monde, avait certainement remarqué cette faute de goût.

Canterac s’arrêta, le pied sur la première marche de l’escalier, et dit à son compagnon:

—Je ne devrais pas entrer. C’est la maison de Pirovani, cet intrigant, que je déteste, mais je fâcherais la marquise si je n’assistais pas à la soirée.

Moreno était l’ami de tout le monde; il n’avait jamais détesté réellement personne; il crut devoir prendre la défense de l’absent.

—Je vous assure que l’Italien est un très brave homme; je suis certain qu’il vous aime beaucoup.

Mais Canterac refusait d’écouter toute parole conciliante.

—Il manque de tact; il est toujours en travers de mon chemin. Cela pourrait finir mal pour lui.

Ils entrèrent, et le marquis vint les recevoir. Ils passèrent au salon et s’arrêtèrent, immobiles, tandis qu’Hélène continuait de chanter, comme si elle n’eût pas remarqué leur entrée.

Deux autres invités, Robledo et Pirovani, se rencontrèrent devant la maison. L’Italien portait, par-dessus son habit, une pelisse neuve et s’était coiffé d’un haut de forme reluisant qu’il avait commandé par télégramme à Bahia Blanca, comme si un démon familier lui eût rapporté les malins propos de son ami Moreno.

Dans les groupes de curieux, que la nuit cachait à demi, on riait et on chuchotait. Les uns se moquaient du cylindre de soie brillante où l’entrepreneur avait fourré sa tête; d’autres l’admiraient, fiers qu’on trouvât dans leur désert de tels chapeaux.

—Je viens en visite chez moi, en somme, dit Pirovani, pour faire admirer sa générosité.

—Vous avez eu tort de céder votre maison, répondit simplement Robledo.

L’Italien prit un air de supériorité.

—Vous m’avouerez que la vôtre ne pouvait convenir à une aussi grande dame. Je n’ai pas d’instruction, mais je sais à quoi la politesse m’oblige; aussi...

Robledo haussa les épaules et continua sa marche, comme pour ne plus l’entendre. L’entrepreneur le suivit et, montrant une des fenêtres éclairées, il dit avec ferveur:

—Quelle voix d’ange! Quelle âme d’artiste!

Robledo eut un nouveau haussement d’épaules, et tous deux entrèrent dans la maison.

Au salon, ils s’arrêtèrent auprès des trois hommes qui écoutaient sans bouger; dès qu’Hélène eut lancé la dernière note de sa romance, l’Italien se mit à applaudir et à pousser des clameurs d’enthousiasme. Canterac et l’employé de bureau s’empressèrent alors d’exprimer aussi leur admiration, chacun à sa manière.

Dans la nouvelle maison, les réunions furent moins simples et moins austères que chez Robledo. Sébastienne, qui prisait par-dessus tout le maté, ce remède à toutes les maladies, ce nectar délicieux, dut servir, avec l’aide de deux petites métisses, des tasses d’eau chaude additionnée d’une chose appelée thé.

Hélène affectait de s’occuper de la bonne marche du service, pour évoluer parmi ces hommes qui la suivaient de leurs yeux avides, tandis que leurs mains tremblantes répandaient sur les soucoupes le contenu de leurs tasses. Ses trois admirateurs essayèrent à plusieurs reprises d’entrer en conversation avec elle; mais elle savait si bien les évincer, sans la moindre brusquerie, qu’ils finissaient par causer avec le marquis. Par contre, la marquise recherchait le seul homme qui n’eût pas essayé de lui parler. Elle réussit enfin, après diverses manœuvres, à s’asseoir à une extrémité du salon, près de Robledo.

—Il est certain que Watson n’a pas voulu venir, dit-elle à l’Espagnol. De plus en plus, je comprends que je ne lui suis pas sympathique... et à vous non plus.

Robledo eut un geste pour se défendre de cette accusation, mais il ne dit rien; elle insista, se prétendit victime de l’injuste antipathie des deux associés, et l’ingénieur finit par répondre:

—Nous sommes, Watson et moi, des amis de votre mari, et nous sommes effrayés de voir avec quelle légèreté vous laissez les gens qui viennent vous rendre visite concevoir des espoirs que je veux croire vains.

Hélène se mit à rire; les paroles de Robledo, prononcées d’un ton plein de gravité, semblaient l’amuser.

—Ne craignez rien, je ne suis pas née d’hier. Une femme qui connaît le monde comme je le connais n’ira pas se compromettre ni faire une folie pour ces hommes-là!

D’un regard ironique, elle enveloppa ses trois prétendants qui tenaient toujours compagnie au marquis.

—Je ne suppose rien, dit Robledo sans changer de ton. Je vois ce qui se passe; à Paris, j’ai vu aussi bien des choses... et l’avenir me fait peur.

Hélène, indécise, regarda son interlocuteur. Elle ne savait si elle devait rire encore ou se fâcher. Elle parla, enfin, avec l’accent d’une personne qu’on vient d’offenser.

—Je ne suis, je crois, ni meilleure ni pire qu’une autre. Je suis simplement une femme, née pour vivre dans l’abondance et le luxe, et jamais je n’ai trouvé de compagnon capable de me donner ce qui m’est dû.

Robledo la regarda en silence; elle ajouta, baissant la tête:

—Vous ne connaissez pas ma vie. Pendant la meilleure partie de ma jeunesse, j’ai couru après la richesse; quand je croyais la tenir, elle m’échappait et je reprenais ma course... Et ce fut ainsi toujours, toujours!

Un instant encore elle se tut, pour concentrer sa pensée, puis elle reprit sur le ton de la confession:

—Les hommes ne peuvent pas comprendre les angoisses et les ambitions qui torturent les femmes d’aujourd’hui. L’automobile et le collier de perles sont comme l’uniforme de la femme moderne. J’ai eu tout cela plus d’une fois, mais mon bonheur était incertain, fragile, et chaque jour je craignais de tout perdre. Nous avons tous besoin d’entendre chanter l’espérance, pour continuer à vivre; aussi veux-je espérer qu’ici mon mari fera fortune. Quand cela sera-t-il? je ne sais... mais cette pensée me fait supporter mon affreux exil.

Elle continua tristement:

—Et puis, que va-t-il gagner? Peut-être des centimes, quand déjà vous avez amassé des milliers et des milliers de pesos... Ah! j’aurais mérité un autre homme!

Elle releva la tête et sourit mélancoliquement en regardant l’Espagnol.

—Mon bonheur eût été, peut-être, de rencontrer un compagnon comme vous: entreprenant, énergique, capable de dompter la fortune rebelle... Il vous a manqué, à vous aussi, pour assurer votre triomphe, une femme inspiratrice d’enthousiasme.

Robledo à son tour sourit, l’air bon enfant.

—Il est bien tard pour parler de ces choses.

Mais elle le regarda dans les yeux, tout en protestant contre ce découragement.

—Il n’est jamais trop tard pour agir dans la vie. Les hommes énergiques sont semblables aux terres exubérantes des tropiques, qui connaissent la mort, jamais la vieillesse, car un printemps infatigable y fait lever une vie toujours nouvelle. Ils disposent de la volonté qui commande l’imagination; et l’imagination, comme un peintre fou, répand sur la toile grise de la réalité les couleurs éclatantes de sa palette.

Tout en parlant, Hélène avait approché son visage de celui de Robledo. Ses yeux semblaient vouloir pénétrer ceux de l’Espagnol; un moment, il se troubla, mais il se reprit aussitôt et secoua la tête.

—Ce que vous dites, chère amie, est sans doute fort intéressant; mais les hommes vraiment énergiques évitent de compliquer leur existence en ressuscitant des printemps trompeurs.

Ils continuèrent à parler. Elle voulut revenir sur son passé.

—Si je vous contais mon histoire! Toutes les femmes sont persuadées que leur vie fut un roman et que pour passionner le monde entier, il suffirait de la raconter avec quelque adresse. Pour moi je ne prétends pas que mon passé ait été intéressant; il fut, je crois, seulement attristé par la disproportion qui toujours exista entre ce que je crois mériter et ce que la vie a voulu m’accorder.

Un instant elle se tut, comme saisie d’une pensée pénible.

—N’allez pas croire que je sois une de ces parvenues qui ont faim de plaisirs et de luxe parce qu’elles ne les connurent jamais. Au contraire, si j’ai besoin d’argent et de luxe pour vivre, c’est que je les ai possédés en naissant. Mon enfance fut riche et ma jeunesse pauvre. Quels combats j’ai dû livrer pour recouvrer mon rang d’autrefois et pour me faire une existence conforme à mon éducation première! Et la lutte continue... les catastrophes se multiplient... et chaque fois je me retrouve plus éloignée du point d’où je suis partie. Me voici dans un des coins les plus ignorés de la terre; je suis réduite à vivre presque comme les premiers êtres que l’histoire connaisse; et vous me faites des reproches!

Robledo s’en excusa.

—Je suis votre ami et celui de votre mari; je me contente de vous prévenir que vous prenez une mauvaise voie. Vous jouez avec ces hommes un jeu dangereux.

Il montrait les trois hauts personnages de la Presa qui continuaient à causer avec Torrebianca.

—D’ailleurs avant votre arrivée, la vie était ici monotone, sans doute, mais calme et fraternelle. Votre présence semble avoir transformé ces hommes; ils se regardent en ennemis et j’ai peur que leur rivalité, un peu puérile aujourd’hui, ne tourne à la tragédie. Vous oubliez que nous vivons bien loin de tous les groupements humains, et que cet isolement nous ramène peu à peu à la vie barbare. Nos passions, que l’existence des villes avait domptées, secouent ici le joug de l’éducation et se déchaînent librement. Prenez garde, il est dangereux de jouer avec elles.

Hélène se moqua de ses craintes et sourit, un peu méprisante; elle ne pouvait admettre cette pusillanimité chez un homme aussi fort.

—Ne m’enlevez pas ma cour. J’ai besoin d’être entourée d’admirateurs, comme les grands artistes orgueilleux. Que deviendrais-je si je n’avais même pas le plaisir d’être coquette?

Puis, elle ajouta, le sourcil froncé, la voix dure:

—Que faire ici? Vous avez pour vous distraire votre travail, vos luttes contre le fleuve, les exigences des ouvriers. Moi, je m’ennuie tout le jour; certains soirs j’ai eu parfois l’idée de mourir; du moins, la nuit tombée, je retrouve mes admirateurs, mon exil se fait plus supportable... En tout autre lieu, peut-être aurais-je ri de ces hommes; ici, ils m’intéressent. Ils sont pour moi, dans ce désert, comme une heureuse trouvaille.

Son regard se dirigea, avec une ironie souriante, vers ses trois soupirants.

—Ne craignez rien, Robledo, je ne perdrai pas la tête pour eux. Je me rends bien compte de ma situation.

Elle se comparait à un voyageur, armé d’un revolver, mais avec une seule cartouche, et que les rôdeurs de la Cordillère attaquaient, dans la traversée du plateau patagon. S’il faisait feu, il ne tuerait qu’un seul ennemi; les autres se jetteraient sur lui, le voyant désarmé. Il valait mieux gagner du temps, en les menaçant tous, sans tirer.

—Je ris à la seule idée que je pourrais me décider pour l’un d’eux. Ce ne sont pas ces hommes-là qui me feront tourner la tête. D’ailleurs, même si l’un des trois venait à m’intéresser, je resterais prudente. Que diraient ou même que feraient les autres en se voyant mis à l’écart. J’aime mieux leur laisser à tous le bonheur incertain que donne l’espérance.

Elle remarqua que sa longue conversation avec l’Espagnol faisait naître un malaise et scandalisait les autres invités. Elle se leva.

—Qui va me donner une cigarette?

Tous trois s’avancèrent à la fois, offrant leurs étuis, et l’entourèrent; on eût dit qu’ils étaient prêts à se battre, pour s’arracher ses paroles et ses gestes.

La première soirée de la marquise de Torrebianca ne prit fin qu’après minuit, chose inouïe dans ce désert. Seules, les fêtes au bar du Gallego s’achevaient aussi tard, certains samedis où les ouvriers avaient touché la paie de la quinzaine.

Le lendemain, Sébastienne eut toute la matinée les yeux lourds de sommeil et les pieds gourds. Elle s’était levée à l’aube, comme d’habitude, après avoir attendu, pour se coucher, que le dernier invité fût parti.

Elle se tenait sur une des galeries extérieures et grondait à voix basse les petites servantes métisses qui risquaient d’éveiller la maîtresse, en procédant bruyamment au nettoyage de la maison. Soudain, elle parut oublier sa colère et s’abrita d’une main les yeux pour mieux voir un cavalier qui faisait cabrer son cheval au milieu de la rue et agitait un bras pour la saluer.

—Ma jolie demoiselle!... Je n’arrive jamais à la reconnaître avec son costume de petit homme. Comment allez-vous?

Rapidement, elle descendit les marches de l’escalier de bois et traversa la rue, pour aller au-devant de Celinda Rojas.

Elles ne s’étaient pas revues, depuis le jour où Sébastienne avait quitté l’estancia; par haine de don Carlos la métisse crut devoir étaler les splendeurs de sa nouvelle situation.

—C’est une grande maison, mademoiselle, soit dit sans vouloir critiquer la vôtre. L’argent y coule comme l’eau, et puis, la patronne, une gringa très bien, on dit qu’elle est née marquise, là-bas dans son pays. L’Italien, qui est pire que le diable pour rogner des sous aux ouvriers, devient à moitié fou quand il s’agit de faire plaisir à cette belle dame, et il s’arrange pour qu’elle ne manque de rien. Hier, elle a donné une réunion, avec de la musique. Je pensais à vous, ma jolie petite, et je me disais «Comme ma petite patronne serait heureuse d’entendre chanter cette marquise!»

L’amazone l’écoutait, en approuvant de la tête; le récit avait sans doute excité sa curiosité.

Pour l’éblouir davantage encore, Sébastienne énuméra toutes les personnes qui avaient assisté à la fête.

—Tu n’as pas oublié quelqu’un? demanda Celinda quand elle eut fini de débiter sa liste. Tu n’y a pas vu don Ricardo, l’homme qui travaille aux canaux avec don Manuel?

La métisse secoua la tête.

—Le gringo n’a pas paru de la soirée.

Puis elle se mit à rire, en appliquant sur une de ses cuisses de pachyderme des claques qui mettaient en évidence, sous la jupe légère, ses puissantes rondeurs.

—Oui, oui, je sais, je sais, fillette... On m’a parlé de l’affaire; on vous voit tous les jours ensemble, à cheval, dans ces parages, le gringo et toi, et vous ne laissez pas passer un jour sans vous rencontrer... Si quelquefois vous vous embrassez, cherchez un endroit bien caché. Attention, les gens d’ici sont très bavards et ne perdent pas une occasion de jaser. Et puis, méfiez-vous des hommes qui surveillent les travaux, ils ont de ces lunettes qui font tout voir de loin.

Celinda rougit et fit mine de protester.

—Oh! mais je trouve cela très bien, continua la métisse. Ce don Ricardo est un bon et beau garçon; il fera un fameux mari pour vous, si don Carlos, avec le fichu caractère que le bon Dieu lui a donné, ne se met pas en travers. Les gringos d’Amérique sont de braves gens, quand ils ne boivent pas. J’ai une amie qui s’est mariée avec un qui est mécanicien et elle le mène où elle veut, par le bout du nez. J’en connais une autre qui...

Mais ces histoires n’intéressaient pas l’amazone:

—Alors, dit-elle, don Ricardo n’est pas venu, hier au soir?

—Ni hier, ni avant-hier. Il n’a encore jamais mis les pieds ici.

Sébastienne la regardait avec malice, et un sourire plein de bonté dilatait son visage joufflu et cuivré.

—Jalouse déjà, petite? Allons, il n’y a pas de quoi rougir. Nous sommes toutes pareilles, quand nous aimons un homme. On commence par penser que quelqu’un va nous l’enlever... mais rien à craindre pour vous. Vous êtes une perle, patroncita[21]. La dame est belle aussi, surtout quand elle vient de se peigner et de se mettre sur la figure toutes ces choses qui sentent bon, et qu’on lui porte de Buenos-Ayres. Mais à côté de vous... rien à faire! Je l’ai presque vue naître, ma petite fillette; quant à la marquise, elle ne doit plus savoir quand elle est née.

Puis, pour ne pas trop se vieillir elle-même, elle crut devoir ajouter:

—A vrai dire, la marquise ne doit pas être si âgée, mais qui ne paraîtrait pas vieille à côté de vous, mon trésor? Ah! tout le monde ne peut pas être un bouton de rose!

Un instant, elle cessa de parler pour regarder de côté et d’autre, puis, baissant la voix et se dressant sur la pointe des pieds, elle dit avec toute la joie d’une commère qui peut cancaner en paix:

—Il faut que vous sachiez, ma jolie, que beaucoup de gens lui courent après; mais pas don Ricardo. Le pauvre gringo se contente de vous aimer, vous, mon petit jasmin. Les autres suivent la marquise... au pas! comme des autruches: le capitaine, l’Italien, l’homme aux papiers, tu sais, l’employé du gouvernement; ils sont tous fous et se regardent en chiens de faïence! Et le mari n’y voit rien; quant à elle, elle se moque de tous et elle s’amuse à les faire souffrir... Je crois que pas un des hommes qui viennent à la maison ne lui plaît.

Ces paroles ne semblaient pas rassurer Celinda: au contraire elle s’en effrayait mentalement, car elle pensait: «Watson, on ne peut pas le comparer aux autres.»

Elle sentit le besoin d’exprimer son idée.

—Oui, les autres ne lui plaisent pas peut-être, mais don Ricardo est plus jeune qu’eux tous, et ces femmes qui ont connu le monde et qui commencent à vieillir ont parfois de telles... fantaisies.

IX

Le fameux Manos Duras vivait sur la bordure du haut plateau, face à la Pampa. Il apercevait au loin, devant lui, les limites de la Patagonie, et à ses pieds la vaste et tortueuse coupure du fleuve, avec un coin de l’estancia de Rojas.

Sa maison, construite en briques crues, était entourée de cahutes plus misérables encore et d’enclos formés de quelques vieux madriers fichés en terre, où l’on ne voyait que de loin en loin paître des animaux.

Tout le monde connaissait, dans le pays, l’emplacement du rancho[22] de Manos Duras; mais bien peu y étaient allés, car l’endroit avait mauvaise réputation. Ceux qui passaient, inquiets, par ces parages, n’étaient rassurés que s’ils trouvaient les lieux déserts. Alors les chiens au pelage hirsute, aux yeux sanglants, aux crocs aigus, compagnons habituels du gaucho, n’accouraient pas en aboyant, vers le chemin. On ne voyait pas davantage ses chevaux tondre l’herbe maigre des environs.

Manos Duras était parti. Peut-être était-il en maraude le long des rives du rio Colorado, où le bétail était plus abondant que près du rio Negro; peut-être poussait-il jusqu’aux contreforts des Andes, pour aller retrouver ses amis de la vallée de Bolson, peuplée surtout d’aventuriers chiliens, ou bien ceux qu’il avait sur les berges des lacs andins. Ces excursions dans la Cordillère, chuchotaient les gens, lui servaient à vendre au Chili les animaux volés en Argentine.

D’autres fois le rancho de Manos Duras présentait une animation extraordinaire. Des gauchos errants s’installaient pendant quelques semaines dans les cahutes d’argile, et nul ne savait avec certitude d’où ils venaient ni où ils s’en iraient, en quittant le pays. Ces visites mettaient fort mal à l’aise le commissaire de la Presa qui craignait chaque matin d’apprendre qu’un vol avait été commis... Cependant, les jours passaient, sans que rien vînt troubler la paix du village ni des environs. Chez Manos Duras, on tuait et on écorchait les bêtes; le gaucho vendait la viande dans tout le pays; mais comme nulle plainte ne parvenait à don Roque, celui-ci se gardait bien de rechercher la lointaine provenance des animaux.

Un beau jour, les compagnons de Manos Duras se dispersaient; lui, continuait sa vie solitaire, ou disparaissait aussi pendant quelque temps, à la grande joie du commissaire.

Il vivait, en ce moment, avec trois laconiques compagnons aux faces sinistres qui, d’après les commérages du cabaret, étaient descendus d’une vallée de la Cordillère.

—Trois hommes de bien qui ont eu des malheurs, disait le gaucho, en parlant d’eux, trois bons amis qui sont venus habiter mon rancho en attendant que les méchants se lassent de les calomnier.

Un jour qu’il faisait très chaud, Manos Duras monta à cheval pour aller faire quelques achats au camp. On était aux premières heures de l’après-midi. C’était l’hiver en Europe; ici, régnait le terrible été d’un pays sec, au climat extrême.

La terre déserte paraissait trembler sous le soleil. La réverbération faisait onduler les lignes droites et déplaçait les contours des collines, des édifices et des êtres. Parfois aussi, sous cette lumière capricieuse, les objets apparaissaient doubles et renversés. Dans ce pays sans une goutte d’eau, on croyait les voir se refléter dans d’immenses lacs. C’étaient les mirages du désert, dont la forme est si changeante et si imprévisible qu’elle parvient même à étonner les fils du pays, habitués cependant à toutes les illusions d’optique.

A l’extrémité lointaine de la coupure ouverte par le fleuve, presque au niveau de l’horizon, se traînait comme un long ver noir, un flocon cotonneux en avant.

Manos Duras fit halte pour mieux voir. Ce n’était par le courrier de Buenos-Ayres.

—C’est sans doute un train de marchandises qui vient de Bahia Blanca, se dit-il.

On le voyait quoiqu’il fût encore à bien des kilomètres de la Presa, qu’il allait dépasser d’autant, pour ne s’arrêter qu’à Fort Sarmiento.

Les yeux acquéraient, dans cette plaine, une puissance plus grande; la rétine embrassait de plus vastes étendues et les distances semblaient moindres qu’en d’autres pays.

Le gaucho contempla un instant la marche du convoi lointain, puis il remit son cheval au galop. Pour raccourcir sa route, il avait coutume de traverser un grand morceau des domaines de Rojas, qui s’avançait entre son rancho et l’agglomération éloignée.

Avec l’indifférence de l’habitude, il laissa son cheval suivre un sentier tortueux à peine tracé parmi les broussailles.

Mais il fit cette fois une fâcheuse rencontre. Don Carlos Rojas était sorti, lui aussi, pour visiter son estancia; il ruminait en marchant des projets pour l’avenir.

Les terres hautes resteraient toujours aussi pauvres et ne pourraient nourrir qu’un petit nombre d’animaux. Les jeunes taureaux étaient «criollos[23]» comme il disait lui même, avec quelque mépris; osseux, aux sabots durs, aux longues cornes, la chair parcheminée, forcés de se contenter d’une herbe grossière et peu abondante, ils étaient les descendants dégénérés du bétail que les colonisateurs espagnols avaient acclimaté là, des siècles auparavant, l’amenant à travers l’Atlantique sur leurs minuscules vaisseaux.

Plein de remords, il se rappelait les animaux de luxe de l’estancia de son père, ces taureaux énormes, l’échine plane comme une table, aux cornes diminuées, aux os recouverts de chairs opulentes. C’étaient disait-il lui-même, de véritables montagnes de biftecks... Alors il se prenait à imaginer la fécondité future de ses terres basses que les miracles de l’irrigation allaient bientôt fertiliser.

Elles prodigueraient la luzerne avec autant d’abondance que la terre de Chanaan, et il pourrait nourrir au bord du Rio Negro un de ces merveilleux troupeaux comme on en voit dans les estancias voisines de Buenos-Ayres. Le rude et maigre bétail du pays céderait la place à de superbes animaux, dus aux croisements des meilleures races de la terre.

Don Carlos cheminait, tout en rêvant à cette transformation magnifique avec la volupté d’un artiste qui polit dans son esprit l’œuvre future, lorsqu’il vit venir vers lui un cavalier.

Il plaça sa main au dessus de ses yeux pour mieux le voir et frémit de colère:

—Le diable m’écrase si ce n’est pas ce voleur de Manos Duras!

Le gaucho, en passant près de lui, porta une main à son chapeau pour le saluer; puis il éperonna son cheval.

Don Carlos hésita un instant, puis mit au galop sa monture qu’il poussa devant Manos Duras pour lui barrer le passage et le forcer à s’arrêter.

—Qui vous a permis de traverser mes terres? demanda-t-il d’une voix sifflante et que la colère faisait trembler.

Les gens qui traitaient ainsi Manos Duras n’obtenaient ordinairement d’autre réponse qu’un regard plein d’insolence et de silencieuse menace. Cette fois, ses yeux hardis évitaient de rencontrer le regard de l’estanciero et il répondit d’une voix égale, comme pour s’excuser.

Il savait bien qu’il n’avait aucunement le droit d’emprunter ce chemin, sans l’autorisation du maître de ces terres; mais il évitait ainsi un long détour en se rendant à la Presa.

Il ajouta, argument sans réplique:

—Et puis, don Carlos, vous laissez passer tout le monde.

—Oui, mais pas toi, répondit Rojas, furieux. Si je te rencontre encore dans l’estancia, c’est avec une balle que je te saluerai.

A cette menace Manos Duras dépouilla toute affectation de respect. Il regarda Rojas d’un air méprisant et dit en pesant sur les mots.

—Vous êtes un vieux, sans quoi vous ne parleriez pas ainsi.

Don Carlos tira son revolver de sa ceinture et le braqua sur la poitrine de Manos Duras.

—Et toi, tu es un voleur de bétail, dont tout le monde a peur, je ne sais trop pourquoi. Si jamais tu voles encore une de mes bêtes, le vieux que je suis se chargera de te régler ton compte.

Le gaucho n’osa porter la main à ses armes, car l’estanciero le visait toujours avec son revolver et l’expression de son visage laissait voir clairement qu’il n’hésiterait pas à mettre ses menaces à exécution. Sûr de recevoir une balle au premier geste suspect, le bandit se contenta de dire en le regardant avec des yeux pleins de rancune:

—Nous nous retrouverons, patron, et nous causerons plus à notre aise.

Sur cette promesse, il piqua son cheval et partit au galop sans tourner la tête, tandis que don Carlos restait immobile le revolver à la main.

Près du fleuve, le gaucho fit une rencontre plus agréable. Un groupe de cavaliers s’avançait; il fit halte pour les reconnaître. C’était la marquise de Torrebianca, en amazone, escortée de Canterac et de Moreno.

L’ingénieur l’avait à nouveau pressée de venir contempler les progrès des travaux du barrage; elle n’avait pas pu se dérober plus longtemps. Dans l’intérêt de sa tranquillité, il importait qu’elle rétablît l’équilibre entre Pirovani et le Français. Ce dernier n’avait pas de maison à offrir; il voulait du moins prouver à Hélène que, directeur des chantiers du fleuve, il était le supérieur de cet Italien, qui devait maintes fois s’incliner devant ses décisions.

L’employé de bureau avait été flatté qu’on l’invitât aussi; d’ailleurs il était temps à son gré qu’on cessât de le prendre pour un homme de tout repos.

Il venait à cheval derrière Hélène, qui ne s’occupait pas de lui le moins du monde. Elle semblait pourtant se souvenir de sa présence si Canterac devenait trop pressant, s’il tendait la main pour saisir la sienne ou pour se permettre sournoisement d’autres privautés.

—Moreno, ordonnait la marquise, avancez et placez-vous à ma gauche pour que le capitaine garde sa distance. Je n’aime pas les militaires, ils sont trop hardis.

Tous trois s’arrêtèrent de causer pour considérer Manos Duras qui demeurait immobile au bord du chemin. Moreno prononça le nom du gaucho, et Hélène ressentit une telle curiosité qu’elle se décida à lui parler.

—C’est vous le fameux Manos Duras, de qui on m’a dit tant de choses?

Le rude cavalier semblait troublé par les paroles et le sourire de la dame. Il commença par ôter respectueusement son chapeau «comme devant une image sainte» pensa Moreno. Puis il dit avec l’air théâtral qui chez lui était naturel:

—Vous avez devant vous ce misérable, madame, et voici le plus beau moment de ma vie.

Le gaucho la regardait avec des yeux brûlants d’adoration et de désir; elle sourit, heureuse de cet hommage barbare.

Canterac trouvait cette conversation ridicule; avec des gestes d’impatience et des murmures de protestation, il indiquait qu’il entendait poursuivre sa route; elle ne voulut pas l’écouter et continua de parler en souriant à ce gaucho qui l’intéressait.

—Il court sur votre compte des histoires terribles. Sont-elles vraies? Combien de gens avez-vous tués?

—Pure calomnie, madame! répondit Manos Duras en la regardant fixement. Mais, si vous me le demandez, je tuerai tous les jours qui vous voudrez.

Cette réponse plut à Hélène, qui dit en se tournant vers Canterac:

—Comme il est galant... à sa manière! Vous m’avouerez qu’un pareil hommage ne manque pas d’agrément.

Mais ce dialogue familier entre Hélène et le bandit semblait irriter de plus en plus l’ingénieur. A plusieurs reprises, il essaya de pousser son cheval entre les deux interlocuteurs pour mettre fin à la conversation, mais Hélène l’arrêtait chaque fois d’un geste contrarié.

Voyant qu’elle s’obstinait à causer avec Manos Duras, il se rabattit sur Moreno, incapable de garder pour lui seul sa colère.

—Ce gaucho est un insolent, il faudra lui donner une leçon.

L’employé approuva sans réserves la première partie de la phrase, mais il haussa les épaules en entendant le Français parler de leçon. Que pouvaient-ils contre le nomade redoutable, quand le commissaire lui même lui témoignait une sorte de respect?

—Il vous faut obtenir, continua l’ingénieur, qu’on ne lui achète plus de viande au camp et qu’on n’accepte aucune des affaires qu’il proposera.

Moreno fit un geste affirmatif. S’il ne désirait que cela, c’était facile.

Hélène reprit enfin sa marche après avoir salué le gaucho avec une certaine coquetterie; elle était satisfaite de le voir ému, ses yeux avides brillants de désirs.

—Pauvre homme! c’est un type bien curieux!

Tandis que les trois cavaliers s’éloignaient, Manos Duras demeura immobile près du chemin. Il voulait voir cette femme quelques moments encore. Il avait sur le visage une expression grave et pensive, comme s’il pressentait que cette rencontre allait influer sur son existence. Mais lorsque Hélène eût disparu avec ses compagnons derrière un monticule de sable, le gaucho, que sa présence n’éblouissait plus eut un sourire cynique. Des images lascives défilèrent dans sa pensée, chassèrent ses hésitations et lui rendirent son audace coutumière.

—Pourquoi pas? se dit-il. Elle est toute pareille à celles qui dansent au bar du Gallego. Toutes sont des femmes.

La marquise et ses compagnons continuèrent leur promenade au bord du fleuve. Soudain elle se souleva un peu de sa selle pour voir plus loin.

Dans une prairie que des saules bas bordaient du côté du fleuve, on voyait deux chevaux sellés en liberté.

Un homme et un jeune garçon avaient mis pied à terre et semblaient s’amuser à lancer très haut le lasso. C’était un lasso de corde, léger et facile à manier, mais moins solide que le lasso de cuir qu’employaient les cavaliers du pays.

Son instinct de femme plutôt que ses yeux permit à Hélène de reconnaître le jeune garçon.

C’était la Fleur du Rio Negro qui apprenait à Watson à manier le lasso et qui s’amusait de la maladresse du gringo. Comme Torrebianca allait tous les jours diriger les travaux du fleuve, Richard avait maintenant plus de liberté; il en profitait pour suivre la fille de Rojas dans ses courses vagabondes.

Hélène fit signe à ses deux compagnons de ne pas la suivre et s’approcha de la prairie où se tenaient les deux jeunes gens.

Celinda l’aperçut la première et brusquement, elle tourna le dos avec un mouvement d’hostilité. En même temps, elle ordonna à Watson de lui ajuster un de ses éperons qu’elle avait peur de perdre.

Le jeune homme s’agenouilla, puis il fit mine de se relever; son aide était inutile; l’éperon de Celinda était solidement fixé. Mais elle insista pour le faire rester dans cette position.

—Voyons, gringuito, je vous dis qu’il va tomber. Regardez donc mieux.

Elle ne consentit à reconnaître son erreur et ne lui permit de se relever que lorsque l’autre eut tourné bride. Hélène avait deviné le stratagème et compris les gestes hostiles: elle s’éloigna, piquée.

Les trois cavaliers entrèrent dans la rue centrale du campement un peu après le coucher du soleil. Devant la maison de Pirovani, qu’elle considérait déjà comme la sienne, la marquise descendit de cheval en s’appuyant sur Moreno, car l’Espagnol avait devancé l’autre pour jouir de son agréable contact.

Le Français salua avec une raideur militaire et s’éloigna tandis qu’Hélène entrait dans la maison. Un jour perdu! Il était furieux contre lui-même et contre les autres.

Pirovani parut à l’entrée d’une rue et voyant que Moreno se dirigeait vers son logement il courut à sa rencontre. Il désirait ardemment connaître les péripéties de cette excursion où il n’avait pas été invité. Naïf comme le sont les jaloux il craignait que pendant cette courte promenade Canterac ait pris une grande avance sur lui. Il sourit avec une joie puérile quand l’employé lui raconta comment «madame la marquise» lui avait demandé de se placer entre elle et l’ingénieur français pour le tenir à distance.

—Oh! je sais bien qu’elle ne peut le souffrir, dit l’Italien, j’en ai la preuve... Mais comme il dirige les travaux et rend parfois service à Robledo et à son mari, elle n’a pas osé dire ce qu’elle pense de lui.

Un nuage passa sur son bonheur lorsque Moreno lui parla de leur rencontre avec Manos Duras et de l’amicale conversation du gaucho et de la marquise.

De cela surtout, l’entrepreneur fut scandalisé.

—Nous sommes forcés de vivre ici comme des égaux, parce que nous sommes tous reclus dans le même désert, dit-il avec indignation. Un beau jour ce gaucho voleur se croira en droit d’assister tout comme nous aux réunions du soir chez la marquise. C’est inouï!

—Le capitaine, ajouta Moreno, demande qu’on n’achète plus de viande à Manos Duras et qu’on n’accepte aucune des affaires qu’il pourrait proposer. Mais c’est vous, plutôt que lui, qui pourrez décider la chose.

Pirovani approuva avec véhémence.

—Nous le ferons; le Français a raison... c’est la première fois depuis longtemps que je suis d’accord avec lui.

X

Quelques mois après le début des travaux à la Presa, les habitants des diverses colonies établies au bord du Rio Negro se mirent à parler avec admiration du nouveau bar du Gallego et le proclamèrent le plus bel établissement de la région. Le propriétaire avait apporté à l’intérieur des améliorations nouvelles aussi instructives qu’intéressantes.

Parmi les premiers ouvriers venus à la Presa se trouvait un Anglais qui pendant ses années d’aventures avait poussé jusqu’au centre sauvage du Paraguay; il en avait rapporté comme uniques bénéfices quatres caïmans empaillés et un boa de plusieurs mètres dont les indigènes avaient bourré le ventre avec des herbes. Il était mort du delirium tremens, quelques semaines après son arrivée, et l’honorable cabaretier, son créancier, s’était emparé des animaux pour en décorer le plafond de sa boutique. En réalité Antonio Gonzalez regardait avec une appréhension héréditaire l’énorme reptile, mais ces ornements d’un nouveau genre plaisaient aux plus notoires ivrognes du pays. Couvert de mouches, le serpent s’étendait au milieu du plafond et les quatre caïmans se balançaient aux quatre coins, montrant au public leurs ventres jaunes et la plante de leurs pattes. On accourait d’abord pour admirer ces objets insolites. Cependant, la première curiosité passée, le patron du cabaret remarqua que cette décoration n’était pas du goût de tous ses clients. Les Italiens et les Andalous auraient à la rigueur consenti à boire sous la panse jaunâtre des caïmans, mais ils n’osaient plus lever la tête pour vider leur verre de peur d’apercevoir la forme sinistre de l’énorme serpent rongé de mouches. Les plus audacieux ne se décidaient cependant à entrer, que s’ils avaient fermé la main droite, et avancé comme des cornes l’index et l’auriculaire tout en murmurant «Lagarto! Lagarto!» pour conjurer le mauvais sort.

Le Gallego se sacrifia une fois de plus. Le boa fut décroché et vendu à un cabaretier de Buenos-Ayres et seuls les quatre caïmans continuèrent à se balancer au plafond comme des lampes funéraires éteintes.

L’intérieur du cabaret était orné d’une infinité de drapeaux, destinés à flotter tous sur le toit aux jours de fête. Il y avait là, revendiqués par les ouvriers des divers pays du globe, tous les rectangles de couleur que les hommes ont inventés pour se séparer de leurs semblables. Antonio Gonzalez les admettait tous: celui de l’Irlande libre aussi bien que celui de la République sioniste. Il avait eu cependant une sérieuse discussion avec certains compatriotes natifs de Barcelone, qui avaient voulu lui imposer le drapeau catalan.

—Je l’accepte, disait-il avec une solennité diplomatique. Je ne discute que ses dimensions.

Il arrêta enfin qu’il resterait quatre fois plus petit que le drapeau espagnol.

Les jours de fêtes patriotiques il pavoisait sa maison avec l’aide de Fritérini et il donnait des explications au commissaire, seul représentant de l’autorité.

—Vous êtes très savant, don Roque, mais pour ce qui est des drapeaux, je connais mon affaire mieux que personne. D’abord, au-dessus de tous les autres il faut placer celui de l’Argentine; puis à sa droite, sans discussion possible, celui de l’Espagne. C’est nous qui venons après les Argentins dans ce pays. Oui, vous savez bien, Isabelle la Catholique, et Solis et don Pedro de Mendoza et don Juan de Garay... Il citait au hasard, encore, des noms de navigateurs et de conquérants. Et maintenant Fritérini, mio caro, place les autres drapeaux à ton idée car nous sommes tous égaux et cette terre comme dit don Manuel est la terre de tous.

En été les mouches envahissaient la salle du bar. Elles tombaient dans les verres, pénétraient dans les bouches, les narines et les oreilles. Elles se laissaient tuer, mais il y en avait tant que les clients lassés renonçaient à les chasser et se contentaient de cracher ou de souffler quand elles se glissaient dans leur bouche ou leurs oreilles. Des cloisons de bois ou de planches surgissaient aussi des insectes sanguinaires qui perforaient les épidermes et suçaient le sang de l’homme.

En hiver, toutes les portes étaient fermées et l’atmosphère épaisse du cabaret était chargée d’odeurs de tabac, de genièvre, de vin âcre, de linge mouillé et de cuir de souliers. Les règles commerciales les plus illogiques guidaient la marche de l’établissement. Il n’y avait presque pas de chaises dans la salle. Les guitaristes reposaient leur fondement sur des crânes de chevaux et une partie des clients s’asseyaient sur le sol quand la fatigue les prenait; cependant derrière le comptoir, les files de bouteilles de champagne étaient renouvelées sur les étagères chaque semaine.

Les soirs de paie, les ouvriers sans famille instauraient des orgies babyloniennes. Ils arrosaient les boîtes de sardines et de foie gras avec des bouteilles de Pommery-Greno; toute la nuit le whisky et le gin déliaient les langues.

Du reste le pain manquait et il fallait ronger du biscuit dans la semaine. On parlait beaucoup du chemin de fer et on faisait des paris sur le jour où les trains s’arrêteraient enfin régulièrement à la Presa. Dans l’ancien monde les voies ferrées étaient établies entre les villes déjà construites; mais dans ce monde nouveau on lançait d’abord les rails à travers le désert; puis, de cinquante en cinquante kilomètres, on créait une station autour de laquelle un village se développait.

—Pourquoi n’y aurait-il pas une station ici, à la Presa, où nous sommes plus de mille habitants? clamait Antonio Gonzalez, le patron du cabaret. Par contre le train s’arrête à des endroits où il n’y a qu’un cheval attaché à un poteau pour attendre la correspondance. Nous devrions envoyer une délégation à Buenos-Ayres.

Certains groupes causaient à part, sans paraître intéressés par le bal ni par les femmes attachées à l’établissement.

Les défricheurs parlaient de l’alpataco, cet odieux arbuste du pays dont la tête broussailleuse n’atteint qu’une faible hauteur mais qui pousse dans le sol des racines longues parfois de trente mètres. Son bois était dur comme du bronze et faisait rebondir les haches quand il ne les brisait pas. Pour arracher un de ces arbustes il fallait plusieurs hommes et un jour de travail; si les défricheurs qui le rencontraient travaillaient à forfait, ils avaient un fier sujet de jurer et de se lamenter.

Le garçon qui portait le surnom de Fritérini était un jeune homme pâle aux cheveux rejetés en arrière, aux yeux fiévreux; lorsqu’il avait fini de servir les clients, il s’approchait d’une table occupée par quelques ouvriers espagnols et il leur décrivait les beautés de sa ville natale dans un langage d’Italien arrivé depuis deux ans seulement dans le pays.

—Je ne dis pas que qué Brescia sia une grande cita: questo no; ma, quand c’est le soir, les jeunes gens ils vont avec la mandoline faire des serenatas, et chacun a son amore... Oh! plus beau qu’ici... Ah! Brescia!

Le Gallego, accoudé sur le comptoir, écoutait parler les plus vieux des clients, des cavaliers du pays qui avaient chevauché des Andes à l’Atlantique, du Colorado au détroit de Magellan pour guider les acheteurs de bétail ou pour découvrir dans le désert des trous d’eau et des pâturages nouveaux. Leur patience défiait le temps, et les semaines ou les mois qu’avaient duré leurs voyages, ils en parlaient comme de jours.

L’un deux aimait à raconter sa dernière expédition dans les chaînons des Andes méridionales et sa visite aux lacs les plus solitaires. Il avait servi de guide pendant ce voyage à un savant européen que lui adressait un autre savant à qui, vingt années auparavant, il avait rendu le même service. Au cours de la première expédition, ils avaient trouvé des restes d’animaux monstrueux, qui dataient d’une période préhistorique: des squelettes gigantesques qu’ils étiquetaient et mettaient en caisse pour qu’on pût les reconstituer dans les musées de l’ancien continent.

Son dernier voyage avait été plus original. Le deuxième savant recherchait aussi des animaux pré-historiques, mais il prétendait les trouver vivants. Chez les rares habitants campés au pied de la Cordillère, la croyance se perpétuait qu’il existait encore dans certaines régions du désert patagon des bêtes énormes de formes inouïes, derniers vestiges de la faune des époques où la vie apparut sur la planète.

Certains juraient de fort bonne foi avoir vu de loin le plésiosaure s’engloutir dans le cristal mort des lacs andins ou brouter l’herbe qui croît sur les bords.

Mais ils l’avaient vu le soir, quand l’ombre immense et violette de la Cordillère s’étend sur la plaine. Les incrédules soutenaient que cette vision surgissait toujours tandis que l’observateur rentrait avec plus d’un verre dans le corps, de quelque bar lointain.

Le vieux guide exposait le pour et le contre et terminait ainsi:

—En une année entière de recherches nous n’avons jamais rencontré un seul de ces animaux, et pourtant nous avons marché, de lac en lac, du Nahuel Huapi presque jusqu’à Magellan. Mais j’ai vu de mes yeux sur la terre des traces de pieds plus grands que des pieds d’éléphants, que les habitants de l’endroit nous montraient. J’ai vu aussi au bord d’un lac des masses d’excréments séchés aussi hautes que moi, et qui ne pouvaient provenir d’aucune bête connue. Quand je l’interrogeais, mon savant se taisait, sans dire oui ni non. Qui sait ce que nous aurions trouvé si nous étions restés là-bas plus longtemps! Peut-être quand les habitants deviendront plus nombreux dans ces contrées découvrira-t-on un de ces monstres solitaires.

Le patron du bar aimait lui aussi interroger ses plus vieux clients au sujet de certains hommes mystérieux qui étaient passés dans le pays aux premiers temps de la domination, tout juste après l’expulsion des Indiens.

C’étaient des personnages de sang royal, devenus des vagabonds pour connaître l’âpre volupté d’une liberté sauvage.

Le Gallego avait lu dans des livres et des journaux l’histoire de Jean Ort, cet archiduc d’Autriche, qui avait renoncé à son titre pour parcourir les mers sur son yacht luxueux plein de belles femmes et de musiciens.

Un jour le bruit avait couru que le bateau s’était perdu corps et biens au cap Horn. Mais Jean Ort n’était pas mort.

—Je l’ai connu, disait un ancien de la Presa; c’était un homme comme vous et moi, ni plus ni moins, un de ceux qui arrivent avec leur sac sur le dos pour demander du travail. Il était grand, blond et il buvait toujours seul. Il n’avait jamais dit à personne qu’il s’appelait Jean Ort, mais nous le savions tous. D’ailleurs il portait dans son sac un gobelet d’argent avec l’écusson royal de sa famille et il aimait à s’en servir pour boire tout seul dans son petit rancho parce que c’était celui qu’il avait tout enfant quand il allait à l’école. Puis brusquement ce vagabond avait disparu. Certains supposaient qu’il se cachait dans les pires quartiers de Buenos-Ayres; d’autres assuraient l’avoir rencontré à Paysandu où il s’était établi photographe. Nul ne savait où il était mort.

—Des blagues! disaient les sceptiques en écoutant ces récits. Tous les gringos qui viennent par ici sans avoir envie de travailler posent au Jean Ort pour se faire admirer des imbéciles.

D’autres consommateurs, ceux d’aspect aisé, s’inquiétaient de l’avenir de ce village naissant. Le sort en était lié à celui de ce Gonzalez qui pour l’heure étalait à l’air sa poitrine velue, dépeigné, souillé de poussière, les manches retroussées et fixées par des élastiques pour lui dégager les mains. Le garçon lui-même avait meilleure apparence que le patron, mais celui-ci avait en dépôt au «Banco español» de Bahia Blanca des économies et quelques milliers de pesos, et de plus il était propriétaire de mille hectares de terrain aux environs du campement.

Mais qu’était cette prospérité actuelle en comparaison des millions de pesos qui allaient lui échoir le jour où la Presa, aujourd’hui simple camp de travailleurs, deviendrait une agglomération importante, où son magasin se transformerait en un luxueux établissement comparable à ceux de Buenos-Ayres, où les terres poudreuses qu’il avait acquises donneraient une infinité de parcelles pour lesquelles les colons italiens et espagnols lui verseraient d’importantes redevances. Ce jour-là, il pourrait revenir dans sa patrie et s’installer à Madrid. Pourquoi ne serait-il pas, alors, député ou sénateur? Peut-être même le ferait-on vicomte ou marquis comme tant de cabaretiers enrichis en Amérique!

Il arrêtait bientôt le cours ambitieux de ses pensées pour revenir à la rude réalité qui l’entourait encore. Devant ses clients, intéressés comme lui à l’irrigation des terres, il dénigrait leur aspect actuel pour rendre plus frappant le contraste avec leur prospérité future.

—Qu’y a-t-il ici, si on met à part les habitants de la Presa? Des autruches et des pumas, voilà tout.

Ses auditeurs se divertissaient au souvenir des bandes d’autruches qui descendaient du plateau jusqu’au bassin du fleuve, attirées sans doute par ce spectacle nouveau: les travaux effectués par l’homme au bord de l’eau.

La demoiselle de l’estancia de Rojas s’amusait à poursuivre ces troupeaux de bêtes haut perchées qui s’enfuyaient en ouvrant largement le compas de leurs pattes solides; parfois le lasso de l’amazone les atteignait à la course.

Le puma, poussé par la faim, descendait lui aussi des hauteurs pendant l’hiver et venait rôder autour des ranchos et des baraques de la Presa.

Quand on parlait du puma quelques clients se mettaient à sourire en regardant Fritérini. Un beau matin, le garçon qui était sorti dans la cour du bar avait vu bondir du fond d’un tonneau vide une espèce de tigre tacheté, de la grosseur d’un chien. C’était un puma qui s’était blotti dans ce refuge pour dormir et pour l’effroi du nostalgique évocateur des sérénades de Brescia.

—Quand nous aurons de l’eau, disait Gonzalez, quand nous pourrons enfin irriguer nos terres, des milliers d’hommes viendront vivre ici.

Comme lui, ses rustiques clients prenaient sans effort un accent plus que lyrique pour célébrer les merveilles de l’eau. Pas très loin de la Presa, se trouvait Fort Samiento, où l’on allait prendre le train. Ce village avait poussé autour d’un fortin de l’époque de l’expulsion des Indiens. L’armée d’occupation avait ouvert sans peine un petit canal en profitant de la pente du fleuve, et l’eau avait fait de l’endroit une oasis prodigieuse au milieu des terres desséchées. Des peupliers énormes protégeaient de leur muraille les enclos. La vigne, tous les légumes et tous les arbres fruitiers poussaient à profusion dans cette terre vigoureuse qui commençait à procréer après des milliers d’années de sommeil. Sa richesse étonnait davantage par son contraste avec le désert qui s’étendait de nouveau au delà des points où les canaux poussaient leurs ramifications dernières.

Mais les gens de la Presa admiraient surtout une autre oasis située à quelques lieues en aval, en un point où le fleuve subissait une dénivellation naturelle qui avait permis de pratiquer facilement une saignée pour l’irrigation.

C’était un Basque qui avait ouvert là sans peine des canaux et conduit l’eau sur des lieues et des lieues de terre plantée de luzerne.

La qualité de cette pâture excitait l’admiration des clients du bar. Tous croyaient avec ferveur aux miracles de la luzerne bien arrosée. Il suffisait dans le territoire de Rio Negro de semer, une fois pour toutes, cette plante d’origine asiatique. Les champs de luzerne abondamment pourvus d’eau étaient perpétuels. A Fort Sarmiento on en trouvait qui dataient de l’époque qui avait immédiatement suivi l’expulsion des Indiens, et après trente et quelques années d’existence ils étaient meilleurs que le jour des semailles. On les fauchait et la plante repoussait plus vigoureuse et plus luxuriante.

—Si l’homme pouvait manger de la luzerne, déclarait sentencieusement le Gallego, la question sociale serait résolue pour toujours car chacun sur la terre aurait largement de quoi manger.

Malheureusement les animaux seuls pouvaient s’assimiler cet aliment merveilleux. Les brebis que le Basque laissait paître dans ses champs semblaient des bêtes d’une autre planète où quelque nourriture miraculeuse eût donné aux êtres une taille exagérée.

—On dirait des animaux vus à travers des jumelles grossissantes, disait le cabaretier.

Son riche compatriote le Basque, fier de ses prés immenses et de ses brebis énormes comme des mâtins, aimait à dire aux vagabonds qui passaient en bordure de sa propriété:

—Si tu arrives à prendre ce mouton sur ton dos, je te le donne. Mais l’homme malgré ses plus grands efforts ne parvenait pas à soulever la lourde bête. Lorsqu’il recevait un hôte, le Basque lui offrait un dindon à la broche. Et l’invité, à le voir sur la table se trompait, le prenait pour un agneau rôti.

Le patron du bar rêvait d’égaler quelque jour la richesse de son compatriote en créant d’immenses champs de luzerne. Et tandis qu’il s’entretenait de ces pâturages fameux avec d’autres propriétaires qui escomptaient eux aussi l’irrigation de leurs terres désertes, les heures de la nuit passaient rapidement. Ils éprouvaient les mêmes émotions qu’un enfant lorsqu’il écoute à la veillée quelque conte prodigieux.

—Quand verrons-nous la terre de nos champs rougir et se couvrir d’eau comme l’argile dont nous faisons des briques.

Cette pensée les jetait dans l’extase. Puis ils regardaient l’horloge. Il était tard; il fallait se coucher, pour être levé demain à l’aube. Tous en quittant le cabaret tournaient instinctivement leur regard vers le fleuve sombre qui depuis des milliers d’années glissait en silence au milieu des terres stériles en leur refusant sa caresse génératrice de tant de merveilles.

En attendant l’heure où il serait millionnaire grâce à l’irrigation, le patron du bar tirait un de ses plus sûrs revenus des courses de chevaux qu’il organisait certains dimanches. Il fallait pour cela l’autorisation de don Roque, et il n’était pas facile de l’obtenir.

Le commissaire redoutait ses supérieurs. Le gouvernement fédéral avait défendu ces fêtes dans le territoire de mœurs primitives car il en résultait toujours des beuveries et des rixes. Mais l’ancien bourgeois de Buenos-Ayres avait besoin, pour se résigner à vivre en Patagonie, de compensations plus douces que son traitement de fonctionnaire; aussi, quand le cabaretier le prenait à part, ses scrupules étaient vaincus.

—Mais, au nom de Dieu, Gallego, pas de réclame pour tes courses! suppliait le commissaire. Qu’il n’y ait pas de tapage, hein; s’il arrivait un malheur et si on le savait à Buenos-Ayres!... Il faut que la fête soit seulement pour les habitants du campement.

Mais l’affaire demandait au contraire une certaine publicité, et de plusieurs lieues à la ronde de nombreux cavaliers commençaient d’arriver l’après-midi du samedi.

Dans le pays les fêtes étaient rares et il fallait profiter des courses de la Presa. La population du camp semblait triplée. Le bar épuisait en vingt-quatre heures la provision de liqueurs du mois.

Manos Duras saluait de nombreux cavaliers venus de ranchos lointains et qui l’avaient parfois aidé dans ses affaires. Tous montaient leurs meilleurs chevaux pour prendre part aux courses.

Les prix offerts par le Gallego n’étaient pas de grande importance: un billet de vingt pesos, des mouchoirs de couleurs vives, un flacon de gin; mais les gauchos, fiers de leurs éperons, de leur ceinture et de leur couteau au manche d’argent, venaient triompher pour l’honneur et pour la gloire et s’en retournaient satisfaits d’avoir pu faire étalage de leur adresse virile devant ces étrangers travailleurs incapables de monter un cheval sauvage.

Ils repartaient rarement le soir même. Ils jugeaient nécessaire de s’attarder un peu pour fêter leur triomphe et le cabaret faisait surtout recette pendant les dernières heures du dimanche. C’était là pour don Roque des heures terribles, et lorsqu’il y pensait il hésitait à accorder de nouveau sa licence, au risque de perdre la petite compensation que lui glissait le Gallego.

Le public ne trouvait pas à se loger dans le bar; il formait des groupes à l’extérieur et Fritérini, aidé par les femmes, entrait et sortait sans arrêt, chargé de bouteilles et de verres. Les guitares accompagnaient les cris et les applaudissements de la foule entassée autour des danseurs. Le commissaire se tenait au large avec ses quatre soldats aux longs sabres, car il savait que sa présence, loin de calmer les esprits, ne servait le plus souvent qu’à les exciter.

Il redoutait surtout les ouvriers chiliens. Pendant les fêtes ordinaires, les Chiliens buvaient avec leurs compagnons de travail; leur ivresse croissait méthodiquement et leur humeur n’en était nullement affectée. Habitués à partager l’existence des ouvriers européens ils chantaient et dansaient la cueca sans que la paix en fût troublée. Tout au plus leur patriotisme agressif montait-il d’un ton à mesure qu’ils absorbaient une quantité croissante de liquide:

—Vive le Chili! criaient-ils en chœur entre deux cuecas. Certains, plus enthousiastes, complétaient l’exclamation et la lançaient dans toute sa pureté classique, comme le font les rotos pendant les fêtes patriotiques ou à la guerre dans les charges à la baïonnette «Vive le Chili... merde!»

Mais les jours de courses, la présence d’étrangers et surtout de ces cavaliers à fière mine, si vains de leurs selles plaquées d’argent, de leurs armes et des ornements métalliques de leurs costumes, semblait faire naître parmi les rotos, gens qui vont à pied, un vague besoin de provocation, par haine et par jalousie.

Soudain les guitares cessaient de vibrer, un fracas de dispute éclatait; par-dessus les glapissements des femmes, un cri de mort; puis un silence profond. Les gens s’écartaient pour livrer passage à un homme aux yeux fous, à la main droite rouge de sang.

—Place, frères, j’ai fait un malheur!

Tous le laissaient passer; nul n’essayait de l’arrêter, pas même le commissaire qui s’arrangeait pour être loin de l’endroit.

C’eût été une infraction aux lois établies par les anciens qui connaissaient mieux la vie que ceux d’aujourd’hui. Le frère du blessé ou du mort ne s’occupait que de l’homme étendu sur le sol et ne tentait pas de barrer la route à l’agresseur. Il avait tout le temps d’aller en quête de celui qui avait «fait un malheur» et, là ou il le trouverait, d’exercer son droit de vengeance en «faisant un malheur» à son tour.

Quand un de ces incidents arrivait, don Roque, oublieux des largesses de Gonzalez, s’indignait:

—Ne t’avais-je pas dit que cela finirait mal, Gallego? Nous allons voir maintenant ce qu’on va dire à Buenos-Ayres. Un beau jour une de tes histoires me fera perdre ma place.

Mais de Buenos-Ayres rien n’arrivait et don Roque ne perdait pas sa place. Il était le seul représentant de l’autorité et d’accord avec son collègue de Fort Sarmiento; on enterrait le mort, lorsque mort il y avait, et si la victime n’était que blessée, elle se laissait soigner et affirmait n’avoir jamais vu celui qui lui avait donné un coup de couteau; elle ne le reconnaîtrait même pas si on le lui présentait.

Quelques mois passaient et la mauvaise volonté de don Roque persistait: «Ouais, Gallego, tu ne m’y prendras plus...»

Mais la générosité du cabaretier dissipait enfin ses craintes et on annonçait une nouvelle course de chevaux.

Si la fête avait pris fin sans rixes, Gonzalez, triomphant, prenait l’offensive:

—Vous voyez bien! cette population est en progrès, on peut avoir confiance en sa tenue et l’histoire de l’autre fois n’était en somme qu’un petit incident.

Pour éviter d’être démenti par les faits, le cabaretier étendait sa générosité à Manos Duras et lui glissait un billet de banque pour acheter la paix, car le gaucho pouvait tout faire en donnant des conseils de douceur à ses amis et en inspirant la terreur aux autres.

Un samedi soir, Robledo rentrait par la rue centrale après avoir visité ses canaux. En passant devant la maison de Pirovani il détourna la tête et pressa le pas de sa monture de peur qu’Hélène n’ouvrît une fenêtre pour l’appeler. Depuis bien des jours il n’était pas retourné la voir. Il éprouvait cette crainte vague qui annonce l’approche du danger sans qu’on puisse dire de quel côté il menace.

Le campement de la Presa lui paraissait changé depuis quelques semaines. Son aspect extérieur était toujours le même, mais sa vie interne subissait d’inquiétantes transformations. On voyait s’évanouir cette aménité monotone et cette confiance un peu rude qui caractérisaient les relations des habitants entre eux.

Gualicho, le terrible démon de la Pampa, chassé en même temps que les indigènes, venait reconquérir ce pays qui avait été le sien. Robledo se rappela comment les Indiens avaient coutume de combattre le génie du mal dès qu’ils avaient cru remarquer sa présence au milieu d’eux.

Lorsque leurs razzias et leurs coups de main contre les tribus voisines commençaient à échouer, lorsque les maladies ou la famine se déclaraient avec une violence insolite dans leurs villages, tous les cavaliers s’armaient et entraient en campagne pour vaincre le maudit Gualicho.

Ils s’escrimaient contre l’ennemi invisible avec leurs lances et leurs massues appelées macanas; ils lançaient leurs boleadoras, sortes de courroies terminées par deux boules de pierre qu’ils projetaient en l’air et qui allaient s’enrouler autour de l’ennemi; ils accompagnaient de hurlements leurs grands coups d’estoc et de taille, cependant que les femmes et les petits enfants, à pied, s’unissaient à cette offensive générale en frappant l’air de leurs bâtons et de leur poings. L’un de ces coups innombrables toucherait forcément l’esprit malin et l’obligerait à fuir. Lorsqu’enfin tous tombaient sur le sol, exténués, la tranquillité leur revenait, car ils étaient convaincus que l’ennemi s’était éloigné de leur campement.

L’Espagnol pensait qu’en ce moment la Presa devait être hantée par Gualicho le diable malin et trompeur de la Pampa. Il poussait les hommes les uns contre les autres. Tous se regardaient avec hostilité et semblaient se trouver différents de ce qu’ils étaient autrefois. Faudrait-il rassembler la population en masse pour frapper et mettre en fuite l’invisible ennemi?

Il méditait ainsi lorsque soudain son cheval sursauta et s’arrêta si brusquement qu’il faillit passer par-dessus l’encolure.

Au même instant des coups de revolver claquèrent et il vit voler en éclats les vitres des fenêtres et des deux portes du bar.

Par ces brèches passèrent en même temps que les balles des bouteilles, des verres et même un crâne de cheval. Puis des gauchos, amis de Manos Duras, apparurent, marchant à reculons et faisant feu de leurs revolvers. Des ouvriers du village sortirent à leur tour de l’établissement et se mirent à tirer sur eux. D’autres, qui avaient déjà épuisé leurs cartouches, avançaient, le couteau au poing.

Un blessé tomba et se mit à se traîner dans la poussière. Puis, Robledo vit un autre homme s’écrouler. Gonzalez fit son apparition, en manches de chemise comme toujours, avec ses deux élastiques autour des biceps. Il levait les bras, suppliait, lançait pêle-mêle des ordres et des malédictions. Les métisses attachées au cabaret qui offraient leurs charmes après avoir versé de l’alcool, sortirent aussi, épouvantées et hurlantes, pour s’enfuir jusqu’au bout de la rue.

Robledo tira son revolver, éperonna son cheval et vint se placer entre les combattants; il visait alternativement les uns et les autres, tout en criant pour rétablir l’ordre. Aidé par les voisins qui accouraient armés pour la plupart de carabines, il put ramener momentanément la paix. Les gauchos prirent la fuite, poursuivis par les ouvriers de la digue, et les femmes, danseuses de l’établissement ou femmes du village, s’élancèrent ensemble pour entourer les deux blessés et les relever.

Gonzalez, qui protestait à grands cris et que nul n’écoutait, eut un sourire de joie en reconnaissant Robledo, comme si la présence de l’ingénieur eût dû suffire pour tout arranger.

—Ce sont les amis de Manos Duras, dit-il, qui viennent faire du tapage parce qu’on ne permet plus à ce bandit de fournir la viande au village et qu’on l’empêche de traiter d’autres affaires. Il devait y avoir demain course de chevaux; Manos Duras a provoqué cette bataille pour me faire du tort. On dirait que le diable est lâché sur cette terre, don Manuel. Nous étions si tranquilles autrefois.

Tout en sueur et encore ému par le souvenir du combat, il continua à bredouiller des explications. Il reconnaissait que les Chiliens soulevaient parfois des discussions orageuses; mais ce n’était que de temps en temps, à la suite d’excès de boisson. Cette fois ils n’étaient nullement responsables. Pauvre rotos! C’étaient les gens du pays qui, semblant obéir à un mot d’ordre, s’étaient montrés insolents et avaient provoqué les ouvriers pour troubler la tranquillité du village.

—Et cela va durer, don Manuel; je connais Manos Duras. S’il avait voulu de l’argent, il serait venu m’en demander; ce ne serait pas la première fois... Mais il y là-dessous quelque chose que je ne comprends pas et qui lui fait chercher le scandale à tout prix.

On venait de relever les blessés et de les porter dans le bar. Un homme partit à cheval pour ramener le médecin de Fort Sarmiento qui ne visitait la Presa que deux fois par semaine. Des femmes coururent chercher avant son arrivée un ouvrier sicilien qui jouissait d’une grande réputation de guérisseur. Les badauds entraient dans le magasin pour se rendre compte de la gravité des blessures. Au milieu de la rue des commères criaient contre Manos Duras et ses compagnons.

Robledo, pensif, reprit sa marche et se dirigea vers sa maison. Gonzalez avait raison, le diable était lâché. Quelqu’un avait profondément transformé la vie de la Presa.

Le jour suivant il remarqua un grand changement dans les groupes qui travaillaient près du fleuve. Les ouvriers engagés par l’entrepreneur, assis par terre, fumaient ou sommeillaient. Quelques-uns, des Espagnols, chantonnaient en frappant dans leurs mains, et de leurs yeux perdus semblaient contempler la patrie lointaine.

Le contremaître chilien surnommé le Fraile allait d’un groupe à l’autre pour secouer cette inertie, mais il n’arrivait qu’à faire rire les travailleurs. Un des plus vieux lui répondit avec insolence:

—Tu ne penses pas sans doute hériter de l’Italien?... Alors... pourquoi aurais-tu plus d’intérêt que lui à nous faire travailler? Il y a beau temps qu’il n’est pas venu ici.

Un autre journalier, plus jeune, ajouta avec un rire bestial.

—Il court comme un chien derrière la belle gringa qui sent si bon et qu’on appelle la marquise. Oh! moi aussi si je pouvais...

Et il ajouta quelques mots sales, dont les autres rirent avec une expression de désir sauvage. Soudain un jeune apprenti qui, d’une petite hauteur, surveillait les environs, lança le cri d’alarme:

—Un ingénieur!

Immédiatement tous sautèrent sur pieds, cherchèrent leurs outils et feignirent de travailler avec ardeur, tandis que l’Espagnol avançait entre les groupes au pas lent de son cheval.

Ils regardaient à la dérobée Robledo, et dès qu’il s’était éloigné ils laissaient tomber leurs outils et s’asseyaient à nouveau. L’ingénieur tourna plusieurs fois la tête et comme la veille il se dit qu’une puissance occulte bouleversait la vie de la colonie. Gualicho était présent en tous lieux; même hors du village, il faisait sentir sa puissance en désorganisant le travail des hommes.

Laissant derrière lui les nombreux ouvriers de Pirovani il atteignit l’endroit où ses propres journaliers creusaient les canaux. Ces travailleurs-là ne demeuraient pas inactifs. Torrebianca les dirigeait, les surveillait et leur offrait l’exemple de son activité. Il aperçut Robledo et l’entraîna à part comme pour lui communiquer une mauvaise nouvelle:

—L’exemple déplorable des ouvriers de la digue commence à contaminer les nôtres. Nos hommes réclament comme les autres moins d’heures de travail... Je me demande à quoi pense ce pauvre Pirovani. Il laisse ses travaux complètement à l’abandon.

Robledo regarda fixement Torrebianca et resta silencieux, tandis que l’autre continuait à lui donner des informations.

—Hier soir, Moreno me disait que Pirovani et Canterac commencent à se faire la guerre. L’un refuse, comme ingénieur, d’approuver les travaux que l’autre poursuit comme entrepreneur. Il veut lui porter préjudice et retarder les versements que l’Etat lui effectue... Pirovani dit qu’il va suspendre les travaux et se rendre à Buenos-Ayres, où il a beaucoup d’amis, pour porter plainte contre l’ingénieur.

A ces mots l’Espagnol sortit de son indifférence muette.

—Et pendant ces discussions, dit-il avec colère, l’hiver arrive; le fleuve grossira avant que la digue soit terminée, les eaux détruiront et emporteront le travail de plusieurs années, et tout sera à recommencer.

Le marquis, qui semblait tout pensif, s’écria soudain:

—Et ces deux hommes étaient si amis! Certainement quelque chose est venu les séparer.

Robledo dut forcer son regard pour l’empêcher de traduire la pitié et l’étonnement; il fit de la tête un signe affirmatif.

XI

Peu de temps après le lever du soleil, Moreno sortit de sa maison, mandé d’urgence par Canterac.

Il trouva l’ingénieur en train d’arpenter avec impatience son logement. Il avait déjà passé des bottes et une culotte de cheval. Son ceinturon garni d’un revolver et sa vareuse étaient posés sur une chaise.

Les manches de sa chemise entr’ouverte étaient retroussées et on voyait encore sur lui la trace toute fraîche de ses ablutions matinales.

Son visage était plus dur, plus autoritaire que les autres jours. Une idée tenace et importune semblait ancrée sous son front soucieux. Sur les meubles et dans tous les coins on voyait de nombreux paquets élégamment ficelés et cachetés dans leur enveloppe de papier fin.

On devinait que l’ingénieur avait mal dormi par la faute de cette idée dont il voulait faire part à Moreno. Celui-ci prit un siège et se prépara à écouter. Canterac resta debout et dit à l’employé tout en continuant sa promenade:

—Ce Pirovani est tout ce qu’il y a de plus vulgaire, mais il l’emportera toujours sur moi. Il est si riche!

Puis il montra les nombreux paquets qui encombraient une partie de la pièce:

—Voilà tous les parfums que nous avions commandés à Buenos-Ayres. C’est de l’argent perdu; ceux de l’Italien sont déjà arrivés.

Moreno s’empressa de se disculper. Il avait fait le nécessaire pour hâter l’expédition de la commande; mais l’autre, au lieu d’envoyer ses ordres par lettre, avait dépêché un messager à Buenos-Ayres.

Canterac voulait se montrer indulgent; il accepta les excuses de l’employé et lui donna quelques tapes dans le dos:

—Je n’ai pu dormir de la nuit, mon cher Moreno. J’ai conçu un projet et je veux le discuter avec vous. Il faut que j’écrase cet intrigant qui ose se mesurer à moi... Ici tous les gens se croient égaux, comme si toute hiérarchie était abolie dans le monde. Peut-être même cet entrepreneur se croit-il supérieur à moi qui suis son chef; il suffit qu’il ait plus d’argent que moi.

Canterac eut un sourire cruel et continua:

—Je m’arrangerai pour qu’il en ait moins. Jusqu’à ce jour, j’avais toléré certaines choses en contrôlant ses travaux. Dorénavant non: il perdra quelques bons milliers de pesos ou il sera obligé de résilier son contrat et de vider les lieux.

Il s’approcha ensuite de Moreno pour lui parler à voix basse comme s’il eût craint d’être entendu.

—Je veux frapper un grand coup, mener à bien un projet grandiose que cet émigrant sans éducation ne pourrait pas même imaginer. J’y ai pensé hier au soir. Au premier moment cette idée m’a semblé déraisonnable, mais après avoir longuement réfléchi j’ai trouvé que le projet était original et digne d’être réalisé si c’est possible... Pirovani a offert une maison à la marquise. Moi je lui offrirai un parc... un parc que je ferai surgir en plein désert patagon! Comment trouvez-vous cette idée, mon cher Moreno?

L’employé l’écoutait, attentif, puis avec étonnement, mais il ne sut que répondre. Il lui fallait d’autres explications, et le Français continua de parler:

—Dans ce parc, je donnerai une fête, une garden-party en l’honneur de notre amie la marquise et je m’offrirai cette petite vengeance d’inviter ce rustre enrichi pour qu’il meure d’envie. Vous voudrez bien être assez aimable pour tout diriger. Voici les instructions; j’ai tout écrit hier soir en profitant de mon insomnie.

L’Argentin prit le papier que lui tendait Canterac, le lut et regarda l’ingénieur avec stupéfaction comme s’il eût douté de sa raison.

—Je conçois votre étonnement... Ce sera cher, je le sais, mais n’importe. Dépensez sans crainte, je viens de toucher quelques milliers de pesos que je comptais envoyer à Paris. J’aime mieux faire à la marquise la surprise de mon parc. Je gagnerai de l’argent plus tard, j’ai confiance en l’avenir.

Et il dit cela de bonne foi, avec le doux optimisme de ceux que l’amour entraîne.

Le jour suivant était un dimanche, et Watson se rendit dans la matinée à l’ancienne maison de Pirovani pour y voir Torrebianca. Il avait besoin de lui parler d’une affaire qui intéressait les travaux en cours. Robledo était parti pour Buenos-Ayres deux jours auparavant pour demander aux banques de lui consentir de nouveaux crédits qui permettraient de continuer les travaux et aussi pour vendre des terrains qu’il possédait dans la pampa centrale.

Le jeune homme gravit avec quelque inquiétude le perron de bois après avoir examiné les fenêtres à la dérobée. Il frappa avec précaution à la porte comme s’il tenait à ne pas être entendu par tous les habitants de la maison, et il sourit en voyant que Sébastienne ouvrait la porte.

—Monsieur n’est pas là. Il est parti avec don Canterac pour Fort Sarmiento ce matin. Et don Robledo, comment va-t-il?

La métisse, comme beaucoup de gens dans le pays, plaçait le don indifféremment devant les prénoms et les noms[24].

Watson allait se retirer quand une portière se souleva dans l’antichambre, découvrant une main blanche dont le poignet portait une montre-bracelet. Cette main lui faisait des signes empressés pour le retenir. Puis Hélène apparut tout entière et souriante l’invita à entrer. Richard, intimidé, n’eut pas la force de refuser; il la suivit au salon et il s’assit les yeux baissés.

—Enfin vous voici dans ma maison... Je dois vous être peu sympathique puisque vous ne venez jamais me rendre visite.

Watson balbutia de vagues excuses, mais elle continua:

—Peut-être vous a-t-on dit du mal de moi? N’essayez pas de le nier: il n’est pas étonnant qu’on me traite ainsi. Les femmes sont si souvent calomniées. Nous nous faisons tant d’ennemis en refusant d’accéder à certains désirs!

Hélène avait pris un ton ingénu pour formuler ses plaintes. Elle était tout près de Richard et le jeune homme était troublé par le parfum de sa chair saine et soignée.

—Je suis bien malheureuse, Watson, ajouta-t-elle. J’attendais une occasion opportune pour vous le confier. Vous me croyez coquette et je m’étourdis pour me masquer à moi-même le vide de ma vie. Depuis des années je me sens bien seule!

Richard avait perdu la méfiance qu’il éprouvait tout à l’heure; il l’écoutait avec un intérêt naïf et la croyait:

—Mais votre mari?

A cette innocente question une lueur d’ironie parut trembler dans les yeux d’Hélène. Mais elle dissimula son étonnement moqueur pour répondre avec tristesse.

—Ne parlons pas de lui. C’est un excellent homme, mais il n’est pas le mari qu’il faut à une femme comme moi. Il n’a jamais su me comprendre. D’ailleurs c’est un faible dans la bataille de la vie et moi, qui étais née pour atteindre aux plus hautes destinées, je suis restée ce que je suis et je suis venue échouer dans ce pays presque sauvage, parce qu’il lui manquait les qualités essentielles.

Elle regarda fixement Watson qui, interdit, baissait les yeux, et elle reprit, d’un ton pensif:

—Soyez sûr qu’un homme jeune et énergique serait allé loin avec une femme comme moi à son côté.

Watson leva les yeux, surpris, puis il regarda de nouveau ses pieds pour éviter le regard d’Hélène. La marquise sourit de le voir si craintif et susurra d’une voix mélancolique:

—La vie est ainsi faite: les hommes que nous méprisons nous remarquent et ceux qui nous intéressent nous fuient presque toujours.

A ces mots le jeune homme releva la tête et la regarda sans manifester aucune crainte, avec un air interrogateur. Que voulait dire cette femme?

Il avait peu d’expérience de la vie, et d’autre part, en homme d’action, il aimait peu la lecture, et n’avait pu entrevoir l’existence à travers les livres; il avait cependant parcouru en chemin de fer ou sur les bateaux quelques romans simplistes pleins d’aventures naïvement invraisemblables, et il avait vu une centaine de films cinématographiques; dans les pages de ces romans et sur la toile des cinémas il avait appris à connaître le type de la femme fatale, belle mais perverse, qui détourne du chemin de l’honneur les hommes qu’elle tente. Si la marquise allait être sa femme fatale à lui? Robledo n’avait pas beaucoup de sympathie pour elle...

Mais bientôt il pensa aux héroïnes calomniées et persécutées qui l’avaient souvent ému, dans les mêmes livres et dans les mêmes films; des victimes de ce genre abondaient peut-être dans le monde.

Il regardait toujours la Torrebianca pour tâcher de deviner si elle était une femme fatale ou une créature injustement persécutée; mais elle avait baissé les yeux pour dire avec une douceur attristée:

—J’ai bien souffert quand j’ai compris que vous me fuyiez. Je suis entourée d’êtres égoïstes et grossièrement matérialistes; j’ai besoin d’une affection noble et pure, d’un ami désintéressé, d’un compagnon qu’ait attiré mon âme et non mon corps.

Watson, instinctivement, hocha la tête. Ce mouvement réflexe indiquait qu’il approuvait intérieurement ces paroles. Il commençait à se former une opinion sur cette femme.

—J’ai toujours cru, ajouta-t-elle, que vous pourriez être cet ami idéal. Vous semblez si bon... Hélas! vous me détestez, vous me fuyez, vous me prenez sans doute pour une femme à redouter, comme il y en a tant sur la terre, et je ne suis qu’une malheureuse.

Richard se leva, la main sur le cœur, pour protester avec plus de véhémence. Il n’avait jamais eu d’antipathie pour elle et n’avait jamais cherché à fuir sa compagnie. Il était un gentleman et n’avait jamais eu pour l’épouse de son compagnon Torrebianca que des pensées pleines de respect. Il avouait cependant que jusqu’à ce moment il l’avait mal connue.

—Ce n’est pas extraordinaire. On se parle pendant des années et des années parfois, on croit se connaître, puis un jour, soudain, on se connaît vraiment et on se trouve bien différents de ce qu’on avait imaginé. Pour moi, après ce que je viens d’entendre...

Il se tut, mais son silence et ses yeux exprimaient l’émotion qu’il avait ressentie en écoutant Hélène.

Elle se leva aussi, s’approcha de Watson et lui tendit la main.

—Vous acceptez donc d’être cet ami dont j’ai tant besoin pour continuer à vivre? Vous consentez à devenir mon soutien et mon guide?

Le jeune homme, que son regard troublait, balbutiait des mots indistincts tout en serrant cette main de femme qui s’attardait dans la sienne. La marquise accueillit ces vagues indices d’assentiment avec une joie enfantine.

—Quel bonheur! Vous viendrez me voir tous les jours. Vous m’accompagnerez dans mes promenades à cheval et je ne serai plus suivie partout par ces inévitables soupirants qui m’impatientent sans arrêt.

La joie de la Torrebianca ne fut pas sans étonner Richard. Il n’avait rien promis de tout cela, mais il n’osa protester. Elle semblait ne plus douter que le jeune homme dût être son chevalier servant, et elle eut un rire un peu malicieux.

—Et puis, quand nous sortirons ensemble, vous m’apprendrez à lancer le lasso. Qu’il est beau d’avoir ce talent!

Elle se rendit compte immédiatement que ces paroles étaient inopportunes. Watson avait détourné les yeux et son front parut s’assombrir tandis que défilaient en lui de lointaines images.

Il se rappelait le soir où Hélène l’avait surpris avec Celinda au bord du fleuve alors que la jeune fille lui apprenait à lancer le lasso.

Hélène s’avança plus près encore du jeune homme pour chasser ce souvenir et vint appuyer ses mains sur les revers de sa vareuse. Elle semblait vouloir se mirer dans ses pupilles, et elle concentrait dans ses propres yeux tout son pouvoir de séduction.

—Amis, vraiment, susurra-t-elle, amis pour toujours? Amis malgré la calomnie et l’envie?

Le jeune homme se sentit vaincu par le contact et le parfum de cette femme. Le souvenir des rives du fleuve et des joyeuses leçons que lui donnait Celinda se dissipa. Quelque chose en lui voulut résister encore à cet entraînement. Dans sa mémoire passa le souvenir des fatales héroïnes de romans. Il eut un mouvement comme pour dire non, et il prit dans ses mains celles de la marquise pour les éloigner de sa poitrine. Mais quand ses doigts touchèrent cet épiderme de femme il se sentit défaillir et ses mains pressèrent celles de la marquise en une voluptueuse caresse. Alors, comme les yeux d’Hélène semblaient implorer une réponse aux questions qu’elle venait de poser, il dit «oui» de la tête.

A partir de ce jour, Watson seul accompagna la femme de Torrebianca dans ses promenades à cheval. Devant l’ancienne maison de Pirovani, un métis chargé de soigner les montures de l’entrepreneur tenait par la bride une jument blanche portant un harnachement féminin. Richard arrivait à cheval; Hélène apparaissait au sommet du perron en costume d’amazone, et au même instant l’entrepreneur entrait dans la rue, comme si, dissimulé, il eût attendu jusque-là l’occasion de se montrer.

Il était lui aussi à cheval, mais «madame la marquise» éludait sa compagnie.

—Allez à vos affaires, monsieur Pirovani. Mon mari affirme que vous les négligez beaucoup, et cela me fait de la peine... Monsieur Watson qui est maintenant plus libre m’accompagnera.

L’Italien finissait par accepter avec une certaine reconnaissance ces paroles. Comme cette femme s’intéressait à ses affaires! Elle ne pouvait guère manifester plus clairement la sympathie qu’elle éprouvait pour tout ce qui touchait à sa personne. D’ailleurs Watson était un compagnon qui ne pouvait pas exciter de jalousie, car tout le monde dans le pays le considérait comme le fiancé de la fillette de Rojas... Il se résignait enfin, bien que de mauvaise grâce, à s’en aller visiter les travaux de la digue.

Parfois, quand Hélène était déjà en selle, Canterac se présentait lui aussi à cheval pour l’accompagner. Mais Hélène lui faisait de sa cravache de petits signes de refus.

—Je vous ai déjà dit plusieurs fois que je ne voulais pas d’autre compagnon que mister Watson, lui répondit-elle un jour. Pour vous, capitaine, continuez à préparer cette énorme et mystérieuse surprise que vous me réservez.

Canterac vit les deux cavaliers s’éloigner et quoiqu’il ressentît une soudaine irritation chaque fois qu’Hélène le repoussait, il s’efforça de se surmonter et se dirigea vers la maison de Moreno.

L’employé lisait un roman près de sa fenêtre et, apercevant Canterac, il s’accouda sur l’embrasure pour lui rendre compte de l’avancement des travaux:

—Nous employons pour construire ce parc près de deux cents hommes et quarante charrettes.

L’ingénieur écouta sans descendre de cheval les explications que Moreno lui donnait de sa fenêtre.

—J’ai enlevé ces hommes à Pirovani en leur offrant double salaire. De plus j’ai raflé toutes les charrettes que l’Italien avait louées et toutes celles de Fort Sarmiento. Tout cela retardera un peu les travaux du barrage, mais chacun de votre côté vous tâcherez ensuite de regagner le temps perdu.

Les ouvriers travaillaient à cinq lieues de là, vers l’aval, dans un endroit assez marécageux où les crues avaient fait surgir un bois où dominaient les peupliers. Ils écartaient la terre au pied des troncs et mettaient à découvert les racines pour les trancher au milieu; ils faisaient alors pencher l’arbre et le couchaient sur un char à bœufs qui s’avançait lentement le long de la rive et qui mettait un jour entier pour apporter sa charge à la Presa.

—C’est un travail long et difficile, dit Moreno. J’ai poussé jusque-là hier pour tout voir par moi-même et je vous assure que nos hommes gagnent bien leur argent.

Près de la Presa, dans une plaine nue, voisine du fleuve, d’autres ouvriers creusaient des trous dans le sol. Quand les charrettes apportaient les arbres, ils les redressaient et les plantaient dans les trous puis ils entassaient tout autour de la terre pour les maintenir droits.

—Ce sont des arbres hauts seulement de quelques mètres, mais ils feront un effet extraordinaire dans ce désert où on n’en trouve aucun à leur comparer. Soyez sûr, capitaine, que ce sera une surprise peu commune. L’Italien sera bien forcé d’en convenir.

Canterac eut en entendant ces derniers mots un sourire de satisfaction.

—Vous viendrez à bout de tous vos billets de banque, continua Moreno, il pourrait même arriver qu’avant la fin l’argent nous manque un peu, mais vous aurez votre parc... Il est vrai que ce parc ne vous occasionnera pas de nouveaux frais car le lendemain peut-être de la fête les arbres seront desséchés et morts.

Et l’employé se mit à rire devant l’énormité de ces dépenses inutiles; il admirait et plaignait l’ingénieur tout à la fois.

Cependant, Hélène et Watson chevauchaient lentement sur la berge du fleuve. Elle lui tenait la main et lui parlait affectueusement, d’un air maternel.

—Je m’aperçois, Richard, d’après ce que vous me dites, que Robledo dirige tout ici et que vous êtes un peu comme son employé... Je ne devrais pas m’occuper de vos affaires, mais tout ce qui vous concerne m’inspire tant d’intérêt... Je ne dis pas que l’Espagnol commette des indélicatesses en répartissant les bénéfices; certes non. Robledo est un homme correct, mais il abuse un peu des avantages que lui donne son âge. Il faut vous émanciper de cette tutelle si vous voulez monter jusqu’où vous pouvez prétendre, seul et sans tuteurs.

Richard avait défendu son associé en entendant les premières insinuations; mais le conseil d’Hélène le rendit pensif et préoccupé; il le reçut sans un mot de protestation.

Tandis qu’ils causaient, bercés doucement par le pas lent de leurs chevaux, un cavalier, au fond de la plaine, apparut puis se dissimula à plusieurs reprises, quittant la rive du fleuve pour pénétrer dans les dunes de sable que les inondations avaient laissées à l’intérieur des terres. Ce cavalier qui s’approchait puis s’éloignait d’un galop capricieux était Celinda Rojas.

Hélène remarqua la première ces évolutions et elle sourit d’un air moqueur.

—Je crois qu’on vous cherche, dit-elle à Richard.

Celui-ci regarda dans la direction qu’elle indiquait et, reconnaissant l’amazone, ne put cacher un certain trouble.

—C’est mademoiselle Rojas, répondit-il en rougissant légèrement. C’est une enfant et nous sommes assez bons amis. Elle est pour moi comme une petite sœur, ou pour mieux dire, comme un camarade. N’allez pas vous imaginer...

La Torrebianca qui souriait ironiquement et feignait de ne pas croire à ses protestations lui dit avec une froideur qui l’attrista:

—Allez la saluer pour qu’elle ne vous importune plus de sa surveillance et venez me rejoindre.

Après avoir lancé ces mots d’un ton impératif elle mit son cheval au trot vers l’intérieur des terres, foulant les rudes buissons qui craquaient en se brisant comme du bois sec.

Aussitôt Celinda cessa d’évoluer dans le lointain et elle courut ventre à terre au-devant de Richard. Quand elle fut près de lui, elle le menaça du doigt en imitant l’expression sévère d’un précepteur qui réprimande un élève. Puis elle dit avec une gravité comique:

—Ne vous ai-je pas dit plus de cent fois, mister Watson, que je ne voulais pas vous voir avec cette femme-là? Je passe maintenant des jours entiers à courir la campagne inutilement et si j’arrive enfin à rencontrer monsieur, je le trouve toujours en mauvaise compagnie.

Mais Watson n’était plus le même homme; il ne rit pas de cette feinte colère. Au contraire, il parut froissé par le ton plaisant qu’elle avait pris, et il répondit sèchement:

—Je puis aller avec qui il me plaît, mademoiselle. Il n’existe entre nous qu’une bonne amitié malgré ce que trop de gens supposent à tort. Vous n’êtes pas ma fiancée et je n’ai aucune raison de rompre avec mes relations pour obéir à vos caprices.

Celinda demeura stupéfaite et Richard en profita pour s’éloigner en saluant sèchement, dans la direction qu’avait prise Hélène.

La fille de Rojas se rendit compte que l’Américain s’échappait réellement; elle fit un geste de colère, tout en lui criant des phrases suppliantes:

—Ne partez pas, gringuito. Ecoutez-moi, don Ricardo; ne vous fâchez pas... J’ai dit cela pour rire comme les autres fois.

Watson feignait de ne pas entendre et continuait sa course; elle saisit alors le lasso qui pendait à l’arçon de sa selle, le déroula pour le lancer sur le fugitif.

—Venez ici, désobéissant.

Avec une précision parfaite, le lasso tomba sur Richard et l’emprisonna, mais au moment où Celinda commençait à tirer sur la corde, l’ingénieur prit dans sa poche un canif et trancha la boucle. Son mouvement fut si rapide que la jeune fille, ne rencontrant brusquement aucune résistance, faillit tomber de cheval.

Watson se débarrassa du tronçon de corde qui entourait ses épaules et le jeta à terre sans se retourner. La fille de Rojas continua à ramener son lasso, qui traînait mollement sur le sol.

Quand elle eut dans la main le bout de la corde elle contempla avec tristesse l’extrémité que le canif avait tranchée. Des larmes lui troublèrent les yeux. Puis, pâle de colère, elle regarda les dunes derrière lesquelles l’Américain avait disparu.

—Que le diable t’emporte, gringo ingrat! je ne veux plus te voir... Je ne te lancerai plus mon lasso et si un jour tu veux me retrouver, c’est toi qui seras obligé de me lancer le tien... si tu en es capable!

Et, sans pouvoir résister davantage à la cruauté de sa déconvenue, Celinda cacha son visage dans ses mains, pour que ces champs sablonneux, ce fleuve impétueux et solitaire, qui tant de fois l’avaient vue rire, ne pussent aujourd’hui la voir pleurer.

XII

Le jour de la grande surprise préparée par Canterac arriva. Les ouvriers dirigés par Moreno plantèrent les derniers arbres dans la plaine voisine du fleuve.

Des groupes de curieux admiraient de loin le bois improvisé. De Fort Sarmiento et même de la capitale du Neuquen des gens arrivèrent, attirés par cette fête d’un nouveau genre. Quelques travailleurs tendaient d’un arbre à l’autre des guirlandes de feuillages et fixaient des faisceaux de drapeaux.

Fritérini, élevé au grade de maître d’hôtel, avait tiré du fond de sa valise un frac quelque peu rongé de mites, souvenir du temps où il servait comme garçon de restaurant dans les hôtels d’Europe et de Buenos-Ayres. Soucieux de maintenir intacts son plastron rigide et sa cravate blanche, il donnait des ordres à un groupe de métisses du bar transformées en servantes qui préparaient des tables pour la fête du soir.

Don Antonio El Gallego avait lui aussi subi une grande transformation extérieure. Il était vêtu de noir et une grosse chaîne d’or traversait son gilet d’une poche à l’autre. Il comptait au nombre des invités, car, représentant du haut commerce, il avait bien le droit d’être compris parmi les notables de la Presa; mais comme on avait commandé la collation à son établissement, il avait jugé bon de se transporter sur les lieux de la fête dès les premières heures de l’après-midi, pour s’assurer que tous les préparatifs se déroulaient avec régularité.

Parmi les badauds, que maintenait une clôture de fils barbelés, se tenaient quelques gauchos, dont le fameux Manos Duras. Après la bataille du cabaret il était revenu tranquillement au camp pour s’expliquer. Il reconnaissait que certains des provocateurs étaient ses amis, mais ils étaient tous majeurs et il n’avait pas à répondre de leurs actes comme un père. Il se trouvait loin de la Presa quand le choc s’était produit; pourquoi voulait-on le compromettre dans une affaire où il n’avait pris aucune part?

Le commissaire dut se contenter de cette justification; le patron du bar l’accepta également, car il aimait mieux avoir Manos Duras pour ami que pour ennemi; Manos Duras était donc présent et il contemplait avec une attention quelque peu ironique les préparatifs de la fête. Les autres gauchos, silencieux comme lui, semblaient rire intérieurement à la pensée du travail accompli. Les gringos transportaient les arbres de l’endroit où Dieu les avait fait naître; et tout cela pour une femme!

Les gens du peuple se montraient plus hardis dans leurs jugements et ne se gênaient pas pour les exprimer bien haut. Des femmes, parmi les mieux vêtues, s’attaquaient à la marquise.

—La garce! qu’est-ce que les hommes ne feraient pas pour elle!

Elles comptaient les cadeaux de l’entrepreneur Pirovani, si avare pourtant et si dur pour les ouvriers.

Par chaque train arrivaient de Buenos-Ayres ou de Bahia Blanca à l’adresse de la marquise des paquets payés par l’Italien. Et de plus, une charrette chargée d’un tonneau ne cessait d’apporter de l’eau du fleuve à la maison de Pirovani. Cette grande dame avait besoin d’un bain toutes les vingt-quatre heures.

—Tout cela n’est pas naturel; elle doit avoir dans la peau quelque chose qui ne veut pas sortir, affirmaient sentencieusement quelques femmes.

Toutes, forcées d’aller plusieurs fois par jour de leur demeure à la rivière avec une cruche sur le dos, considéraient cette charrette et ce tonneau comme un luxe inouï. Un bain chaque jour, dans ce pays où le moindre souffle de vent soulève la terre en colonnes si épaisses et si lourdes qu’il fallait se courber pour résister à leur poussée! Beaucoup d’entre elles gardaient encore dans leur chevelure ou dans les doublures de leurs robes la poussière des semaines précédentes, et cette folle dépense d’eau les indignait comme une injustice sociale.

Une femme, pour se consoler, lança une allusion méchante à l’ingénieur Torrebianca:

—Il est capable de venir ce soir avec les bons amis de sa femme!... Pas possible qu’un homme soit aussi aveugle. Certainement ils s’entendent.

Celinda, à cheval, passa lentement parmi les groupes et regarda d’un air hostile le parc improvisé. Puis elle marcha vers le village pour ne pas entendre les commentaires scabreux des femmes.

Gonzalez, sans cesser de surveiller la mise en place des tables, tenait un discours à quelques-uns de ses clients en leur montrant le fleuve. Il avait trouvé le moment propice pour étaler avec une doctorale gravité les connaissances qu’il avait glanées dans les propos de son compatriote Robledo.

Les Indiens avaient appelé ce fleuve Rio Negro, «la rivière noire», à cause des dures peines qu’ils éprouvaient à remonter son courant rapide. Les conquérants le nommaient «Fleuve des Saules». Aujourd’hui encore les saules abondaient sur ses rives, et les troncs que roulait le courant constituaient pour les barques un danger constant.

Il était resté inexploré pendant des siècles, puis un missionnaire anglais avait fait une tentative pour donner à son pays la priorité dans cette importante région de passage.

C’est alors que les Espagnols, qui avaient eu bien des choses à faire après s’être emparés de la plus grande partie de l’Amérique, jugèrent nécessaire l’exploration du fleuve.

L’enseigne Villarino entreprit cette expédition obscure et difficile dans le dernier tiers du xviiie siècle; don Manuel l’appelle le dernier représentant de l’héroïque génie des découvreurs espagnols.

Il partit de Carmen de Patagones avec soixante hommes d’équipage, sur quatre lourdes barques mal faites pour un tel voyage. Il s’enfonça avec cette poignée de marins dans un pays complètement inconnu où vivaient les Indiens les plus irréductibles et les plus féroces, qui poussaient parfois leurs incursions jusqu’aux abords de Buenos-Ayres.

Pendant des centaines de lieues les quatre barques naviguèrent entre ces rives où les guettaient les terribles Aucas.

—Nous qui connaissons le courant du fleuve nous pouvons comprendre les difficultés de cette expédition vers l’amont, et sur barque à voile. Ils emportaient quinze chevaux qui devaient haler les bateaux dans les passages difficiles. Quatre fois les ouragans brisèrent la mâture des embarcations. L’expédition dura de longs mois et, faute de guides du pays, elle s’égara souvent dans les affluents et dut revenir ensuite en arrière... Ils cherchaient cette mer que les Indiens affirmaient avoir vue de leur yeux et qui n’est autre que le lac Nahuel Huapi. Il communique en effet avec le Rio Negro par le bras du Limay. Eh bien! aujourd’hui où nous possédons des embarcations cent fois meilleures, personne n’a jamais voulu recommencer le voyage de l’enseigne Villarino.

Pendant que Gonzalez continuait son patriotique discours les groupes devenaient plus importants. Un orchestre composé de quelques Italiens venus de Neuquen se mit à déchirer l’air de la stridence de ses cuivres. Immédiatement quelques couples commencèrent à danser. Don Antonio s’indigna de ce manque de respect à l’égard de l’organisateur de la fête.

—Ne les laisse pas danser avant l’arrivée de la marquise, dit-il à Fritérini, la cérémonie est en son honneur et monsieur de Canterac sera certainement mécontent si elle commence avant l’heure.

Mais les musiciens et les danseurs ne tinrent aucun compte de ses scrupules et le bal continua.

Cependant, Hélène, brillamment parée pour la fête, se trouvait encore dans le salon de sa maison. Son visage était sombre et irrité.

—Cela n’arrive qu’à moi, pensait-elle. Fallait-il que cette nouvelle nous parvînt justement aujourd’hui?... Allez donc ne pas croire aux caprices de la fatalité!

Torrebianca avait reçu le matin une lettre d’Italie que lui expédiait son notaire: il l’avait tendue à Hélène, le visage bouleversé.

«Depuis votre départ pour l’Amérique la santé de madame la marquise était si chancelante que nous attendions d’un moment à l’autre une issue fatale. Elle est morte en pensant à vous. Le dernier mot qu’elle eut la force de prononcer dans son agonie fut votre nom. Je vous envoie ci-joint quelques renseignements sur l’héritage qui malheureusement n’est pas....»

Hélène s’arrêta de lire pour regarder son mari d’un air interrogateur; mais il demeurait la tête en avant, anéanti par cette nouvelle. Elle hésita avant de parler, puis comme le temps passait sans que son mari rompît le silence, elle dit lentement:

—Je suppose que cet événement qui n’a rien d’imprévu, puisque souvent tu m’avais fait part de tes craintes, ne nous empêchera pas d’assister à la fête.

Torrebianca leva les yeux et la regarda, stupéfait...

—Que dis-tu? Songe que celle qui vient de mourir était ma mère.

Elle feignit la confusion et répondit doucement:

—La mort de cette pauvre dame me fait beaucoup de peine. C’était ta mère et cela me suffit pour que je la pleure... mais songe aussi que je ne l’ai jamais vue et qu’elle-même ne m’a connue que par mes portraits. Reprends tes esprits et sois un peu logique. A cause d’un événement malheureux qui s’est passé à l’autre bout de la terre, nous ne pouvons pas nous dispenser d’assister à une fête qui a occasionné des frais énormes à celui qui l’a organisée.

Elle s’approcha de son mari et lui dit d’une voix insinuante tout en lui caressant de la main le visage:

—Il faut savoir vivre. Nul ne connaît ton malheur? Imagine-toi que la lettre n’est pas arrivée aujourd’hui et que tu ne peux pas la recevoir avant le courrier d’après-demain. C’est entendu, n’est-ce pas? Tu ignores la nouvelle et tu viens avec moi, ce soir. A quoi bon y penser maintenant? Tu as bien le temps de méditer sur ce triste événement.

Le marquis secoua la tête. Puis il porta une main à ses yeux et, appuyant son coude sur ses genoux il gémit d’une voix sourde:

—C’était ma mère... ma pauvre mère qui m’aimait tant!

Il y eut un long silence. Torrebianca se réfugia dans une pièce voisine comme pour dérober à sa femme son chagrin. Hélène, maussade et irritée, l’entendait gémir et marcher derrière la porte.

Le temps passait. Elle regarda la pendule: trois heures. Il fallait prendre une décision. Elle eut une moue cruelle et haussa les épaules. Puis elle marcha vers la porte par où son mari avait disparu:

—Reste ici, Frédéric, ne t’occupe pas de moi. J’irai seule et je trouverai un prétexte pour t’excuser. A bientôt, mon chéri. Crois bien que si je te laisse c’est uniquement pour ne pas peiner nos amis. Ah! quel supplice que les exigences du monde.

Sa voix avait des inflexions tendres, mais un rictus de rage tordait les coins de sa bouche. Elle mit son chapeau et sortit. Du haut du perron elle put voir la rue complètement déserte.

Tous les habitants du village se trouvaient autour du parc improvisé. Canterac et l’entrepreneur chacun de leur côté avaient décidé que ce jour serait férié et donné congé à leurs hommes.

Devant la maison attendait une petite voiture à quatre roues; un métis dormait sur le siège, gardant entre ses lèvres épaisses et bleues un cigare de Paraguay, tandis qu’un essaim de mouches bourdonnaient autour de son visage en sueur.

Hélène pensa à ses admirateurs qui sans doute guettaient avec impatience son arrivée. Ils s’étaient abstenus de venir la chercher parce que la veille elle avait exprimé le désir de se rendre à la fête seulement accompagnée de son époux. Une femme doit éviter de donner prise à la calomnie.

Elle s’écartait de la maison pour gagner la voiture, quand elle entendit un galop de cheval. Un cavalier venait de surgir d’une ruelle voisine. C’était la Fleur du Rio Negro.

Le mystérieux instinct de la haine fit qu’Hélène devina sa présence avant de l’avoir aperçue. Sans attendre que le cheval fût arrêté l’intrépide amazone se laissa glisser de sa selle. Puis elle s’avança avec la démarche lourde du cavalier qu’étonne encore le contact du sol:

—Madame, un mot seulement.

Et elle se plaça entre la marquise et le marchepied de la voiture pour lui barrer le passage.

Malgré sa fierté, Hélène fut troublée par le regard dur de la jeune fille. Cependant elle eut un mouvement hautain qui demandait «Est-ce bien moi que vous cherchez.» Celinda comprit et répondit d’un geste affirmatif.

La marquise, toujours muette, lui fit signe de parler, et la fille de Rojas dit d’un ton agressif:

—Vous n’avez donc pas assez de tous ces hommes que vous rendez fous? Il vous faut encore voler ceux qui sont à d’autres femmes?

Hélène la regarda des pieds à la tête sans répondre un mot. Elle essayait de l’impressionner avec des airs de supériorité...

—Je ne vous connais pas, petite! dit-elle enfin. J’ai idée, d’ailleurs, qu’il y a entre nous une trop grande différence de classe et d’éducation; nous en resterons là, s’il vous plaît.

Elle essaya de l’écarter et de passer, mais Celinda, irritée par cette réponse méprisante, leva le rebenque qu’elle tenait dans sa main droite.

—Eh! diable en jupons!

Elle abattit son fouet sur le visage d’Hélène, mais l’autre se mit aussitôt en défense et saisit le bras de son adversaire. Une intense pâleur se répandit sur son visage et ses yeux, agrandis par la surprise, lancèrent un éclair fauve. Puis elle dit d’une voix rauque:

—Bien, petite, ne vous mettez pas en peine. Je compte ce coup comme reçu. C’est un cadeau que l’on n’oublie pas; je m’en souviendrai quand je le jugerai bon.

Elle lâcha le bras de Celinda; celle-ci, déjà calmée, le laissa retomber, comme honteuse de son agression.

Hélène profita de ce mouvement d’hésitation pour sauter dans la voiture. Elle toucha le conducteur à l’épaule. Le métis était resté endormi jusqu’à ce moment, le cigare à la bouche, et ne s’était pas rendu compte de ce qui s’était passé à côté de son véhicule.

A peine sortie du village, Hélène aperçut au loin le parc improvisé et la multitude qui s’agitait tout autour.

Un cavalier, qui semblait revenir du lieu de la fête, la croisa au trot et ôta son chapeau pour la saluer. Hélène reconnut Manos Duras et sourit machinalement en réponse à son salut respectueux. Puis, sans bien se rendre compte de ce qu’elle faisait, elle l’appela de la main. Le gaucho fit faire demi-tour à son cheval, s’approcha de la voiture et se mit à marcher à hauteur des roues.

—Comment allez-vous, Madame la Marquise? Pourquoi êtes-vous si pâle?

Hélène fit un effort pour retrouver son calme.

Sans doute les traces de l’émotion qu’elle venait d’éprouver étaient encore visibles sur son visage; il fallait qu’elle arrivât à la fête tranquille et souriante, et que nul ne pût deviner l’outrage qu’elle avait reçu.

Comme pour mettre fin promptement à son entretien avec Manos Duras, elle lui demanda avec une gaieté forcée:

—Vous m’avez bien dit un jour que vous aviez beaucoup d’estime pour moi et que vous seriez toujours prêt à exécuter un de mes ordres, quelque terrible qu’il fût?

Manos Duras salua, la main à son chapeau, et sourit en découvrant ses dents de loup.

—Ordonnez, Madame. Désirez-vous que je tue quelqu’un?

Tandis qu’il parlait, le désir brillait dans ses yeux. Elle eut un geste d’effroi hypocrite.

—Tuer? Oh! non... quelle horreur! Pour qui me prenez-vous?... Le service que j’aurai l’occasion de vous demander peut-être sera bien plus agréable pour vous... Nous en reparlerons.

Elle eut peur que le gaucho ne tardât à prendre congé, et d’un geste énergique elle lui ordonna de se retirer. Elle était arrivée à proximité du lieu de la fête et il était peu convenable que, venant sans son mari, elle y arrivât avec un tel compagnon.

Manos Duras retint son cheval et la voiture s’éloigna. Pendant quelques minutes il suivit des yeux cette femme, la plus extraordinaire qu’il eût jamais rencontrée; quand il l’eut perdue de vue, son regard de dogue soumis redevint dur et agressif.

Les invités pénétraient peu à peu dans le parc artificiel, entourés de la curiosité de la foule que le commissaire et ses quatre hommes, fort affairés, maintenaient derrière la clôture de fil de fer. Ces invités étaient des commerçants espagnols ou italiens établis dans les villages voisins ou venus de l’île lointaine de Choele-Choel, le dernier point où atteignent les rares bateaux capables de remonter le Rio Negro. Les contremaîtres et les mécaniciens du chantier se présentaient aussi avec leurs femmes qui avaient déballé leurs costumes de fête, réservés jusqu’ici aux brefs séjours qu’elles allaient faire à Bahia Blanca ou à Buenos-Ayres.

Robledo parcourait les courtes allées du parc et admirait ironiquement l’absurde création de Canterac. Moreno lui faisait noter avec un certain orgueil tous les détails de l’œuvre qu’il avait dirigée.

—Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est une espèce de berceau ou plutôt de sanctuaire de verdure qui se trouve au bout de la futaie. Le capitaine tentera certainement d’y amener la marquise. Mais elle est fine et elle saura lui glisser dans les mains.

Il clignait malicieusement de l’œil en parlant des projets de Canterac, puis il reprenait sa gravité pour affirmer la parfaite vertu de la marquise qui n’était pas la femme que beaucoup de gens croyaient.

Il se préparait à montrer à l’Espagnol le fameux «sanctuaire» de verdure, mais, soudain, sans transition, il l’abandonna en murmurant une excuse et s’élança vers l’entrée du parc. Hélène venait d’arriver. Les autres soupirants imitèrent Moreno et coururent à sa rencontre; mais après avoir salué les trois hommes, elle montra nettement sa préférence pour Watson, qui lui aussi était allé au-devant d’elle. Elle causa avec les autres, mais ses yeux caressants restaient fixés sur Richard. Robledo, qui de loin examinait le groupe, ne manqua pas de s’en apercevoir.

Contrarié par ce qu’il venait de découvrir, il s’approcha pour saluer la Torrebianca. Puis, à voix basse, il pria Watson de le suivre; mais le jeune homme faisait semblant de ne pas comprendre. Tout gonflé de son importance en tant qu’organisateur de la fête, l’ingénieur français s’interposa enfin entre Hélène et les invités et lui offrit son bras pour lui montrer toutes les beautés de sa création forestière.

Robledo en profita pour toucher du doigt le dos de Watson et pour l’inviter à l’accompagner dans sa promenade sous la futaie. Dès qu’ils furent seuls, l’Espagnol lui montra la femme qui s’éloignait appuyée au bras de Canterac et lui dit avec bonté:

—Méfiez-vous, Richard. Je crois que cette Circé ne demande qu’à vous enchanter à votre tour.

Watson, qui, jusqu’à cette heure, l’avait toujours écouté avec déférence, le regarda cette fois d’un air de hauteur.

—Je suis assez grand pour aller tout seul, répondit-il sèchement, et quand à vos conseils, vous me les donnerez quand je vous les demanderai.

Puis il tourna le dos en murmurant des mots inintelligibles et s’en fut à la recherche d’Hélène.

L’Espagnol demeura d’abord stupéfait de la brusque réponse de son associé; puis il s’indigna.

—Cette femme! pensa-t-il. Elle va encore m’enlever mon meilleur ami!

A ce moment commençait la partie de la fête qui, pour beaucoup des invités, était la plus intéressante. Fritérini donnait des ordres à pleine voix aux métisses chargées du service. Sur les tables, faites de planches supportées par des chevalets et couvertes de draps de lit fraîchement lavés en guise de nappes, apparurent les victuailles les plus riches et les plus extraordinaires qu’avaient pu fournir le magasin du Gallego et tous les autres cabarets ou auberges des colonies proches de Rio Negro. C’étaient des mets européens ou nord-américains qui gardaient un goût de renfermé, un parfum d’étain et de fer blanc: porc de Chicago, saucisses de Francfort, foie gras, sardines de Galice, piments de la Rioja, olives de Séville, le tout venu, à travers l’océan, dans des boîtes métalliques ou des petits barils de bois.

Le choix des boissons était extraordinaire. Seuls quelques gringos venus des pays dits latins recherchaient les bouteilles de vin rouge. Les autres, en particulier les fils du pays, tenaient pour une boisson grossière les liquides couleur de sang, et la transparence des vins blancs leur était signe d’aristocratie.

Les bouchons de champagne ne cessaient de sauter à grand bruit. On buvait le vin mousseux comme on eût bu de l’eau du fleuve.

—C’est cher en Europe, disait un Russe aux longs cheveux graisseux, mais ici, avec la différence du change!...

Le méticuleux Moreno s’inquiétait de la soif grandissante des invités. Il faisait des signes mystérieux à l’enthousiaste Fritérini et lui glissait au passage quelques mots dans l’oreille pour lui recommander l’économie et la prudence.

—Pourvu que les pesos de Canterac y suffisent! pensait-il. Je commence à croire que nous n’aurons pas assez d’argent pour tout payer.

Cependant l’ingénieur français s’enfonçait avec Hélène au milieu des arbres et s’arrêtait parfois pour lui signaler les plus beaux.

—Ce parc n’est pas celui de Versailles, belle marquise, disait-il en imitant les façons galantes des siècles passés. Mais dans sa médiocrité, il vous exprime du moins le désir que j’ai eu de vous être agréable.

Pirovani, feignant la distraction, marchait derrière lui à quelque distance. Il ne pouvait cacher le dépit que lui causait cette fête imaginée par son rival. Il reconnaissait qu’il n’aurait pu inventer rien de semblable. Ah! l’instruction était bien utile!

En s’avançant dans le bois artificiel il donnait à la dérobée de rudes poussées aux arbres les plus proches pour essayer de les faire tomber. Mais ses mauvais desseins échouaient. Tous les arbres restaient debout. Cet imbécile de Moreno avait bien fait les choses quand il avait prêté son concours à Canterac.

Ses extrémités se glacèrent et tout son sang lui reflua au cœur lorsqu’il vit le couple pénétrer dans un épais berceau de feuillage, à l’extrémité d’une avenue. C’était le fameux sanctuaire dont Moreno avait parlé.

—La reine peut prendre place sur son trône, dit Canterac. Et il indiqua à Hélène un banc rustique surmonté d’une espèce de dais fait de guirlandes de verdure et de fleurs de papier.

Enhardi par la solitude, le Français exprima son amour en termes véhéments, et se dit prêt à tout sacrifier pour Hélène. Il lui avait souvent fait les mêmes aveux, mais cette fois ils étaient seuls et la fête semblait avoir rendu sa passion plus agressive.

Elle était assise sur le banc rustique, près de l’ingénieur, et elle montrait quelque inquiétude, sans perdre pour cela son sourire de tentatrice. Canterac lui saisit les deux mains et voulut aussitôt la baiser sur la bouche. Mais la Torrebianca, qui s’attendait à l’attaque, sut se défendre à temps et fit effort pour le repousser.

Ils luttaient de la sorte quand l’entrepreneur parut à l’entrée du cabinet. Aucun des deux ne le vit. Canterac s’obstinait à vouloir embrasser Hélène et, oubliant ses minauderies de coquette, elle le repoussait avec violence.

—C’est de la déloyauté, dit-elle d’une voix haletante. Je dois être décoiffée. Vous allez abîmer mon chapeau... Restez tranquille! Si vous persistez, je vous quitte.

Mais elle fut enfin réduite à se défendre si énergiquement que Pirovani crut le moment venu d’intervenir et pénétra résolument à l’intérieur du cabinet. L’ingénieur, en l’apercevant, abandonna Hélène et se leva, tandis qu’elle réparait le désordre de sa coiffure et de ses vêtements. Les deux hommes se regardèrent fixement; l’Italien se sentit contraint de prendre la parole.

—Vous êtes bien pressé, dit-il ironiquement, de vous faire payer les frais de la fête.

Canterac fut si étonné d’entendre un simple entrepreneur l’insulter à cet endroit même, dans un parc somptueux né de son esprit, qu’il resta un instant sans pouvoir parler. Puis sa colère d’homme autoritaire éclata, fulgurante et froide.

—De quel droit m’adressez-vous la parole? J’aurais dû m’abstenir d’inviter chez moi un émigrant sans éducation, qui a fait sa fortune on ne sait trop comment.

Furieux d’être ainsi outragé en présence d’Hélène, Pirovani fut pris d’une rage folle. La violence de son tempérament sanguin le poussait à l’action immédiate; pour toute réponse il se jeta sur l’ingénieur et le gifla. Immédiatement les deux hommes s’empoignèrent et se mirent à lutter à bras-le-corps, tandis que la Torrebianca, perdant la tête, poussait des cris d’épouvante.

Les invités accoururent, et les premiers à se présenter furent Robledo et Watson, chacun de leur côté.

L’ingénieur et l’entrepreneur, qui se roulaient sur le sol, étroitement enlacés, avaient en grande partie détruit le sanctuaire de verdure.

Pirovani, plus puissant et plus vigoureux que Canterac, l’étouffait de son poids. La colère lui faisait oublier tout ce qu’il savait d’espagnol et il blasphémait en italien, invoquant la Vierge et la plupart des habitants du ciel. Il priait à grands cris ceux qui tentaient de s’interposer de le laisser manger le foie de son rival. En quelques secondes, il était revenu aux années de sa jeunesse, où il se battait avec ses compagnons de misère dans quelque trattoria du port de Gênes.

En les tiraillant avec énergie et en distribuant quelques bons coups de poing, des hommes de bonne volonté parvinrent à séparer leurs deux chefs. Watson, sans s’occuper des combattants, s’était élancé vers la marquise et s’était placé devant elle comme pour la défendre d’un péril.

Robledo regarda les deux adversaires. Contenus chacun par un groupe d’hommes ils s’insultaient de loin et bavaient des injures, les yeux injectés de sang. Tous deux avaient brusquement oublié l’espagnol et ils bredouillaient les mots les plus sales de leurs langues respectives.

Puis il contempla la marquise de Torrebianca qui, soutenue par Watson, gémissait comme une fillette.

«Il ne manquait plus que ce scandale! se dit-il. J’ai peur que cette femme ne soit bientôt cause de la mort d’un homme.»

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