La Terre
DEUXIÈME PARTIE
I
Il était quatre heures, le jour se levait à peine, un jour rose des premiers matins de mai. Sous le ciel pâlissant, les bâtiments de la Borderie sommeillaient encore, à demi sombres, trois longs bâtiments aux trois bords de la vaste cour carrée, la bergerie au fond, les granges à droite, la vacherie, l'écurie et la maison d'habitation à gauche. Fermant le quatrième côté, la porte charretière était close, verrouillée d'une barre de fer. Et, sur la fosse à fumier, seul un grand coq jaune sonnait le réveil, de sa note éclatante de clairon. Un second coq répondit, puis un troisième. L'appel se répéta, s'éloigna de ferme en ferme, d'un bout à l'autre de la Beauce.
Cette nuit-là, comme presque toutes les nuits, Hourdequin était venu retrouver Jacqueline dans sa chambre, la petite chambre de servante qu'il lui avait laissé embellir d'un papier à fleurs, de rideaux de percale et de meubles d'acajou. Malgré son pouvoir grandissant, elle s'était heurtée à de violents refus, chaque fois qu'elle avait tenté d'occuper, avec lui, la chambre de sa défunte femme, la chambre conjugale, qu'il défendait par un dernier respect. Elle en restait très blessée, elle comprenait bien qu'elle ne serait pas la vraie maîtresse, tant qu'elle ne coucherait pas dans le vieux lit de chêne, drapé de cotonnade rouge.
Au petit jour, Jacqueline s'éveilla, et elle demeurait sur le dos, les paupières grandes ouvertes, tandis que, près d'elle, le fermier ronflait encore. Ses yeux noirs rêvaient dans cette chaleur excitante du lit, un frisson gonfla sa nudité de jolie fille mince. Pourtant, elle hésitait; puis, elle se décida, enjamba doucement son maître, la chemise retroussée, si légère et si souple, qu'il ne la sentit point; et, sans bruit, les mains fiévreuses de son brusque désir, elle passa un jupon. Mais elle heurta une chaise, il ouvrit les yeux à son tour.
—Tiens! tu t'habilles… Où vas-tu?
—J'ai peur pour le pain, je vais voir.
Hourdequin se rendormit, bégayant, étonné du prétexte, la tête en sourd travail dans l'accablement du sommeil. Quelle drôle d'idée! le pain n'avait pas besoin d'elle, à cette heure. Et il se réveilla en sursaut, sous la pointe aiguë d'un soupçon. Ne la voyant plus là, étourdi, il promenait son regard vague autour de cette chambre de bonne, où étaient ses pantoufles, sa pipe, son rasoir. Encore quelque coup de chaleur de cette gueuse pour un valet! Il lui fallut deux minutes avant de se reprendre, il revit toute son histoire.
Son père, Isidore Hourdequin, était le descendant d'une ancienne famille de paysans de Cloyes, affinée et montée à la bourgeoisie, au XVIe siècle. Tous avaient eu des emplois dans la gabelle: un, grenetier à Chartres; un autre, contrôleur à Châteaudun; et Isidore, orphelin de bonne heure, possédait une soixantaine de mille francs, lorsque, à vingt-six ans, privé de sa place par la Révolution, il eut l'idée de faire fortune avec les vols de ces brigands de républicains, qui mettaient en vente les biens nationaux. Il connaissait admirablement la contrée, il flaira, calcula, paya trente mille francs, à peine le cinquième de leur valeur réelle, les cent cinquante hectares de la Borderie, tout ce qu'il restait de l'ancien domaine des Rognes-Bouqueval. Pas un paysan n'avait osé risquer ses écus; seuls, des bourgeois, des robins et des financiers tirèrent profit de la mesure révolutionnaire. D'ailleurs, c'était simplement une spéculation, car Isidore comptait bien ne pas s'embarrasser d'une ferme, la revendre à son prix dès la fin des troubles, quintupler ainsi son argent. Mais le Directoire arriva, et la dépréciation de la propriété continuait: il ne put vendre avec le bénéfice rêvé. Sa terre le tenait, il en devint le prisonnier, à ce point que, têtu, ne voulant rien lâcher d'elle, il eut l'idée de la faire valoir lui-même, espérant y réaliser enfin la fortune. Vers cette époque, il épousa la fille d'un fermier voisin, qui lui apporta cinquante hectares; dès lors, il en eut deux cents, et ce fut ainsi que ce bourgeois, sorti depuis trois siècles de la souche paysanne, retourna à la culture, mais à la grande culture, à l'aristocratie du sol, qui remplaçait l'ancienne toute-puissance féodale.
Alexandre Hourdequin, son fils unique, était né en 1804. Il avait commencé d'exécrables études au collège de Châteaudun. La terre le passionnait, il préféra revenir aider son père, décevant un nouveau rêve de ce dernier, qui, devant la fortune lente, aurait voulu vendre tout et lancer son fils dans quelque profession libérale. Le jeune homme avait vingt-sept ans, lorsque, le père mort, il devint le maître de la Borderie. Il était pour les méthodes nouvelles; son premier soin, en se mariant, fut de chercher, non du bien, mais de l'argent, car, selon lui, il fallait s'en prendre au manque de capital, si la ferme végétait; et il trouva la dot désirée, une somme de cinquante mille francs, que lui apporta une soeur du notaire Baillehache, une demoiselle mûre, son aînée de cinq ans, extrêmement laide, mais douce. Alors, commença, entre lui et ses deux cents hectares, une longue lutte, d'abord prudente, peu à peu enfiévrée par les mécomptes, lutte de chaque saison, de chaque jour, qui, sans l'enrichir, lui avait permis de mener une vie large de gros homme sanguin, décidé à ne jamais rester sur ses appétits. Depuis quelques années, les choses se gâtaient encore. Sa femme lui avait donné deux enfants: un garçon, qui s'était engagé par haine de la culture, et qui venait d'être fait capitaine, après Solférino; une fille délicate et charmante, sa grande tendresse, l'héritière de la Borderie, puisque son fils ingrat courait les aventures. D'abord, en pleine moisson, il perdit sa femme. L'automne suivant, sa fille mourait. Ce fut un coup terrible. Le capitaine ne se montrait même plus une fois par an, le père se trouva brusquement seul, l'avenir fermé, sans l'encouragement désormais de travailler pour sa race. Mais, si la blessure saignait au fond, il resta debout, violent et autoritaire. Devant les paysans qui ricanaient de ses machines, qui souhaitaient la ruine de ce bourgeois assez audacieux pour tâter de leur métier, il s'obstina. Et que faire, d'ailleurs? Il était de plus en plus étroitement le prisonnier de sa terre: le travail accumulé, le capital engagé l'enfermaient chaque jour davantage, sans autre issue possible désormais que d'en sortir par un désastre.
Hourdequin, carré des épaules, avec sa large face haute en couleur, n'ayant gardé que des mains petites de son affinement bourgeois, avait toujours été un mâle despotique pour ses servantes. Même du temps de sa femme, toutes étaient prises; et cela naturellement, sans autre conséquence, comme une chose due. Si les filles de paysans pauvres qui vont en couture, se sauvent parfois, pas une de celles qui s'engagent dans les fermes, n'évite l'homme, les valets ou le maître. Mme Hourdequin vivait encore, lorsque Jacqueline entra à la Borderie, par charité: le père Cognet, un vieil ivrogne, la rouait de coups, et elle était si desséchée, si minable, qu'on lui voyait les os du corps, au travers de ses guenilles. Avec ça, d'une telle laideur, croyait-on, que les gamins la huaient. On ne lui aurait pas donné quinze ans, bien qu'elle en eût alors près de dix-huit. Elle aidait la servante, on l'employait à de basses besognes, à la vaisselle, au travail de la cour, au nettoyage des bêtes, ce qui achevait de la crotter, salie à plaisir. Pourtant, après la mort de la fermière, elle parut se décrasser un peu. Tous les valets la culbutaient dans la paille; pas un homme ne venait à la ferme, sans lui passer sur le ventre; et, un jour qu'elle l'accompagnait à la cave, le maître, dédaigneux jusque-là, voulut aussi goûter de ce laideron mal tenu; mais elle se défendit furieusement, l'égratigna, le mordit, si bien qu'il fut obligé de la lâcher. Dès lors, sa fortune était faite. Elle résista pendant six mois, se donna ensuite par petits coins de peau nue. De la cour, elle était sautée à la cuisine, servante en titre; puis, elle engagea une gamine pour l'aider; puis, tout à fait dame, elle eut une bonne qui la servit. Maintenant, de l'ancien petit torchon, s'était dégagée une fille très brune, l'air fin et joli, qui avait la gorge dure, les membres élastiques et forts des fausses maigres. Elle se montrait d'une coquetterie dépensière, se trempait de parfums, tout en gardant un fond de malpropreté. Les gens de Rognes, les cultivateurs des environs, n'en demeuraient pas moins étonnés de l'aventure: était-ce Dieu possible qu'un richard se fût entiché d'une mauviette pareille, pas belle, pas grasse, de la Cognette enfin, la fille à Cognet, à ce soûlard qu'on voyait depuis vingt ans casser les cailloux sur les routes! Ah! un fier beau-père! une fameuse catin! Et les paysans ne comprenaient même pas que cette catin était leur vengeance, la revanche du village contre la ferme, du misérable ouvrier de la glèbe contre le bourgeois enrichi, devenu gros propriétaire. Hourdequin, dans la crise de ses cinquante-cinq ans, s'acoquinait, la chair prise, ayant le besoin physique de Jacqueline, comme on a le besoin du pain et de l'eau. Quand elle voulait être bien gentille, elle l'enlaçait d'une caresse de chatte, elle le gorgeait d'un dévergondage sans scrupule, sans dégoût, tel que les filles ne l'osent pas; et, pour une de ces heures, il s'humiliait, il la suppliait de rester, après des querelles, des révoltes terribles de volonté, dans lesquelles il menaçait de la flanquer dehors, à grands coups de botte.
La veille encore, il l'avait giflée, à la suite d'une scène qu'elle lui faisait, pour coucher dans le lit où était morte sa femme; et, toute la nuit, elle s'était refusée, lui allongeant des tapes, dès qu'il s'approchait; car, si elle continuait à se donner le régal des garçons de la ferme, elle le rationnait, lui, le fouettait d'abstinences, afin d'augmenter son pouvoir. Aussi, ce matin-là, dans cette chambre moite, dans ce lit défait où il la respirait encore, fut-il repris de colère et de désir. Depuis longtemps, il flairait ses continuelles trahisons. Il se leva d'un saut, il dit à voix haute:
—Ah! bougresse, si je te pince!
Vivement, il s'habilla et descendit.
Jacqueline avait filé à travers la maison muette, éclairée à peine par la pointe de l'aube. Comme elle traversait la cour, elle eut un mouvement de recul, en apercevant le berger, le vieux Soulas, déjà debout. Mais son envie la tenait si fort, qu'elle passa outre. Tant pis! Elle évita l'écurie de quinze chevaux, où couchaient quatre des charretiers de la ferme, alla au fond, dans la soupente qui servait de lit à Jean: de la paille, une couverture, pas même de draps. Et, l'embrassant tout endormi, lui fermant la bouche d'un baiser, frissonnante, essoufflée, à voix très basse:
—C'est moi, grosse bête. Aie pas peur… Vite, vite, dépêchons!
Mais il s'effraya, il ne voulut jamais, à cette place, dans son lit, crainte d'une surprise. L'échelle du fenil était près de là, ils grimpèrent, laissèrent la trappe ouverte, se culbutèrent au milieu du foin.
—Oh! grosse bête, grosse bête! répétait Jacqueline pâmée, avec son roucoulement de gorge, qui semblait lui monter des flancs.
Il y avait près de deux ans que Jean Macquart se trouvait à la ferme. En sortant du service, il était tombé à Bazoches-le-Doyen, avec un camarade, menuisier comme lui, et il avait repris du travail chez le père de ce dernier, petit entrepreneur de village, qui occupait deux ou trois ouvriers; mais il ne se sentait plus le coeur à la besogne, les sept années de service l'avaient rouillé, dévoyé, dégoûté de la scie et du rabot, à ce point qu'il semblait un autre homme. Jadis, à Plassans, il tapait dur sur le bois, sans facilité pour apprendre, sachant tout juste lire, écrire et compter, très réfléchi pourtant, très laborieux, ayant la volonté de se créer une situation indépendante, en dehors de sa terrible famille. Le vieux Macquart le tenait dans une dépendance de fille, lui soufflait sous le nez ses maîtresses, allait chaque samedi, à la porte de son atelier, lui voler sa paie. Aussi, lorsque les coups et la fatigue eurent tué sa mère, suivit-il l'exemple de sa soeur Gervaise, qui venait de filer à Paris, avec un amant: il se sauva de son côté, pour ne pas nourrir son fainéant de père. Et, maintenant, il ne se reconnaissait plus, non qu'il fût devenu paresseux à son tour, mais le régiment lui avait élargi la tête: la politique, par exemple, qui l'ennuyait autrefois, le préoccupait aujourd'hui, le faisait raisonner sur l'égalité et la fraternité. Puis, c'étaient des habitudes de flâne, les factions rudes et oisives, la vie somnolente des casernes, la bousculade sauvage de la guerre. Alors, les outils tombaient de ses mains, il songeait à sa campagne d'Italie, et un grand besoin de repos l'engourdissait, l'envie de s'allonger et de s'oublier dans l'herbe.
Un matin, son patron vint l'installer à la Borderie, pour des réparations. Il y avait un bon mois de travail, des chambres à parqueter, des portes, des fenêtres à consolider un peu partout. Lui, heureux, traîna la besogne six semaines. Sur ces entrefaites, son patron mourut, et le fils, qui s'était marié, alla s'établir dans le pays de sa femme. Demeuré à la Borderie, où l'on découvrait toujours des bois pourris à remplacer, le menuisier y fit des journées pour son compte; puis, comme la moisson commençait, il donna un coup de main, resta six semaines encore; de sorte que, le voyant si bien mordre à la culture, le fermier finit par le garder tout à fait. En moins d'un an, l'ancien ouvrier devint un bon valet de ferme, charriant, labourant, semant, fauchant, dans cette paix de la terre, où il espérait contenter enfin son besoin de calme. C'était donc fini de scier et de raboter! Et il paraissait né pour les champs, avec sa lenteur sage, son amour du travail réglé, ce tempérament de boeuf de labour qu'il tenait de sa mère. Il fut ravi d'abord, il goûta la campagne que les paysans ne voient pas, il la goûta à travers des restes de lectures sentimentales, des idées de simplicité, de vertu, de bonheur parfait, telles qu'on les trouve dans les petits contes moraux pour les enfants.
A vrai dire, une autre cause le faisait se plaire à la ferme. Au temps où il raccommodait les portes, la Cognette était venue s'étaler dans ses copeaux. Ce fut elle réellement qui le débaucha, séduite par les membres forts de ce gros garçon, dont la face régulière et massive annonçait un mâle solide. Lui, céda, puis recommença, craignant de passer pour un imbécile, d'ailleurs tourmenté à son tour du besoin de cette vicieuse, qui savait comment on excite les hommes. Au fond, son honnêteté native protestait. C'était mal, d'aller avec la bonne amie de M. Hourdequin, auquel il gardait de la reconnaissance. Sans doute il se donnait des raisons: elle n'était pas la femme du maître, elle lui servait de traînée; et, puisqu'elle le trompait dans tous les coins, autant valait-il en avoir le plaisir que de le laisser aux autres. Mais ces excuses n'empêchaient pas son malaise de croître, à mesure qu'il voyait le fermier s'éprendre davantage. Certainement, ça finirait par du vilain.
Dans le foin, Jean et Jacqueline étouffaient leur souffle, lorsque lui, l'oreille restée au guet, entendit craquer le bois de l'échelle. D'un bond, il fut debout; et, au risque de se tuer, il se laissa tomber par le trou qui servait à jeter le fourrage. La tête de Hourdequin, justement apparaissait de l'autre côté, au ras de la trappe. Il vit du même regard l'ombre de l'homme, qui fuyait, et le ventre de la femme, encore vautrée, les jambes ouvertes. Une telle fureur le poussa, qu'il n'eut pas l'idée de descendre pour reconnaître le galant, et que, d'une gifle à tuer un boeuf, il rejeta par terre Jacqueline, qui se relevait sur les genoux.
—Ah! putain!
Elle hurla, elle nia l'évidence dans un cri de rage.
—Ce n'est pas vrai!
Il se retenait de défoncer à coups de talon ce ventre qu'il avait vu, cette nudité étalée de bête en folie.
—Je l'ai vu!… Dis que c'est vrai, ou je te crève!
—Non, non, non, pas vrai!
Puis, quand elle se fut enfin remise sur les pieds, la jupe rabattue, elle devint insolente, provocante, décidée à jouer sa toute-puissance.
—Et, d'ailleurs, qu'est-ce que ça te fiche? Est-ce que je suis ta femme?… Puisque tu ne veux pas que je couche dans ton lit, je suis bien libre de coucher où ça me plaît.
Elle eut son roucoulement de colombe, comme une moquerie lascive.
—Allons, ôte-toi de là, que je descende… Je m'en irai ce soir.
—Tout de suite!
—Non, ce soir… Attends donc de réfléchir.
Il resta frémissant, hors de lui, ne sachant sur qui faire tomber sa colère. S'il n'avait déjà plus le courage de la jeter immédiatement à la rue, avec quelle joie il aurait flanqué le galant dehors! Mais où le prendre maintenant? Il était monté droit au fenil, guidé par les portes ouvertes, sans regarder dans les lits; et lorsqu'il fut redescendu, les quatre charretier de l'écurie s'habillaient, ainsi que Jean, au fond de sa soupente. Lequel des cinq? aussi bien celui-ci que celui-là, et les cinq à la file peut-être. Il espérait cependant que l'homme se trahirait, il donna ses ordres pour la matinée, n'envoya personne aux champs, ne sortit pas lui-même, serrant les poings, tournant dans la ferme, avec des regards obliques et l'envie d'assommer quelqu'un.
Après le déjeuner de sept heures, cette revue irritée du maître fit trembler la maison. Il y avait, à la Borderie, les cinq charretiers pour cinq charrues, trois batteurs, deux vachers ou hommes de cour, un berger et un petit porcher, en tout douze serviteurs, sans compter la servante. D'abord, dans la cuisine, il apostropha cette dernière, parce qu'elle n'avait pas remis au plafond les pelles du four. Ensuite, il rôda dans les deux granges, celle pour l'avoine, celle pour le blé, immense celle-ci, haute comme une église, avec des portes de cinq mètres, et il y chercha querelle aux batteurs, dont les fléaux, disait-il, hachaient trop la paille. De là, il traversa la vacherie, enrageant de trouver les trente vaches en bon état, l'allée centrale lavée, les auges propres. Il ne savait à quel propos tomber sur les vachers, lorsque, dehors, en donnant un coup d'oeil aux citernes, dont ils avaient aussi l'entretien, il s'aperçut qu'un tuyau de descente était bouché par des nids de pierrots. Ainsi que dans toutes les fermes de la Beauce, on recueillait précieusement les eaux de pluie des toitures, à l'aide d'un système compliqué de gouttières. Et il demanda brutalement si l'on allait laisser les moineaux le faire crever de soif. Mais ce fut enfin sur les charretiers que l'orage éclata. Bien que les quinze chevaux de l'écurie eussent de la litière fraîche, il commença par crier que c'était dégoûtant de les abandonner dans une pourriture pareille. Puis, honteux de son injustice, exaspéré davantage, comme il visitait, aux quatre coins des bâtiments, les quatre hangars où l'on serrait les outils, il fut ravi de voir une charrue dont les mancherons étaient brisés. Alors, il tempêta. Est-ce que ces cinq bougres s'amusaient exprès à casser son matériel? Il leur foutrait leur compte à tous les cinq, oui! à tous les cinq, pour ne pas faire de jaloux! Pendant qu'ils les injuriait, ses yeux de flamme fouillaient leur peau, attendaient une pâleur, un frisson, qui dénonçât le traître. Aucun ne bougea, et il les quitta avec un grand geste désolé.
En terminant son inspection par la bergerie, Hourdequin eut l'idée d'interroger le berger Soûlas. Ce vieux de soixante-cinq ans était à la ferme depuis un demi-siècle, et il n'y avait rien amassé, mangé par sa femme, ivrognesse et catin, qu'il venait enfin d'avoir la joie de porter en terre. Il tremblait que son âge ne le fit congédier bientôt. Peut-être que le maître l'aiderait; mais est-ce qu'on savait si les maîtres ne mourraient pas les premiers? est-ce qu'ils donnaient jamais de quoi pour le tabac et la goutte? D'ailleurs, il s'était fait une ennemie de Jacqueline, qu'il exécrait, d'une haine d'ancien serviteur jaloux, révolté par la fortune rapide de cette dernière venue. Quand elle le commandait, à cette heure, l'idée qu'il l'avait vue en guenilles, dans le crottin, le jetait hors de lui. Elle l'aurait certainement renvoyé, si elle s'en était senti la puissance; et cela le rendait prudent, il voulait garder sa place, il évitait tout conflit, bien qu'il se crut certain de l'appui du maître.
La bergerie, au fond de la cour, occupait tout le bâtiment, une galerie de quatre-vingts mètres, où les huit cents moutons de la ferme n'étaient séparés que par des claies: ici, les mères, en divers groupes; là, les agneaux; plus loin, les béliers. A deux mois, on châtrait les mâles, qu'on élevait pour la vente; tandis qu'on gardait les femelles, afin de renouveler le troupeau des mères, dont on vendait chaque année les plus vieilles; et les béliers couvraient les jeunes, à des époques fixes, des dishleys croisés de mérinos, superbe avec leur air stupide et doux, leur tète lourde au grand nez arrondi d'homme à passions. Quand on entrait dans la bergerie, une odeur forte suffoquait, l'exhalaison ammoniacale de la litière, de l'ancienne paille sur laquelle on remettait de la paille fraîche pendant trois mois. Le long des murs, des crémaillères permettaient de hausser les râteliers, à mesure que la couche de fumier montait. Il y avait de l'air pourtant, de larges fenêtres, et le plancher du fenil, au-dessus, était fait de madriers mobiles, qu'on enlevait en partie, lorsque diminuait la provision des fourrages. On disait, du reste, que cette chaleur vivante, cette couche en fermentation, molle et chaude, était nécessaire à la belle venue des moutons.
Hourdequin, comme il poussait une des portes, aperçut Jacqueline qui s'échappait par une autre. Elle aussi avait songé à Soulas, inquiète, certaine d'avoir été guettée, avec Jean; mais le vieux était resté impassible, sans paraître comprendre pourquoi elle se faisait aimable, contre sa coutume. Et la vue de la jeune femme, sortant de la bergerie, où elle n'allait jamais, enfiévra l'incertitude du fermier.
—Eh bien! père Soulas, demanda-t-il, rien de nouveau, ce matin?
Le berger, très grand, très maigre, avec un visage long, coupé de plis, comme taillé à la serpe dans un noeud de chêne, répondit lentement:
—Non, monsieur Hourdequin, rien du tout, sauf que les tondeurs arrivent et vont tantôt se mettre à la besogne.
Le maître causa un instant, pour n'avoir pas l'air de l'interroger. Les moutons, qu'on nourrissait là, depuis les premières gelées de la Toussaint, allaient bientôt sortir, vers le milieu de mai, dès qu'on pourrait les conduire dans les trèfles. Les vaches, elles, n'étaient guère menées en pâture qu'après la moisson. Cette Beauce si sèche, dépourvue d'herbages naturels, donnait de bonne viande cependant; et c'était routine et paresse, si l'élevage du boeuf s'y trouvait inconnu. Même chaque ferme n'engraissait que cinq ou six porcs, pour sa consommation.
De sa main brûlante, Hourdequin flattait les brebis qui étaient accourues, la tête levée, avec leurs yeux doux et clairs; tandis que le flot des agneaux, enfermés plus loin, se pressait en bêlant contre les claies.
—Et alors, père Soûlas, vous n'avez rien vu ce matin? redemanda-t-il en le regardant droit dans les yeux.
Le vieux avait vu, mais à quoi bon parler? Sa défunte, la garce et la soûlarde, lui avait appris le vice des femmes et la bêtise des hommes. Peut-être bien que la Cognette, même vendue, resterait la plus forte, et alors ce serait sur lui qu'on tomberait, pour se débarrasser d'un témoin gênant.
—Rien vu, rien vu du tout! répéta-t-il les yeux ternes, la face immobile.
Lorsque Hourdequin retraversa la cour, il remarqua que Jacqueline y était demeurée, nerveuse, l'oreille tendue, avec la crainte de ce qui se disait dans la bergerie. Elle affectait de s'occuper de ses volailles, les six cents bêtes, poules, canards, pigeons, qui voletaient, cancanaient, grattaient la fosse à fumier, au milieu d'un continuel vacarme; et même, le petit porcher ayant renversé un seau d'eau blanche qu'il portait aux cochons, elle se détendit un peu les nerfs en le giflant. Mais un coup d'oeil jeté sur le fermier la rassura: il ne savait rien, le vieux s'était mordu la langue. Son insolence en fut accrue.
Aussi, au déjeuner de midi, se montra-t-elle d'une gaieté provocante. Les gros travaux n'étaient pas commencés, on ne faisait encore que quatre repas, l'émiettée de lait à sept heures, la rôtie à midi, le pain et le fromage à quatre heures, la soupe et le lard à huit. On mangeait dans la cuisine, une vaste pièce, où s'allongeait une table, flanquée de deux bancs. Le progrès n'y était représenté, que par un fourneau de fonte, qui occupait un coin de l'âtre immense. Au fond, s'ouvrait la bouche noire du four; et les casseroles luisaient, d'antiques ustensiles s'alignaient en bon ordre, le long des murs enfumés. Comme la servante, une grosse fille laide, avait cuit le matin, une bonne odeur de pain chaud montait de la huche, laissée ouverte.
—Alors, vous avez l'estomac bouché, aujourd'hui? demanda hardiment
Jacqueline à Hourdequin, qui rentrait le dernier.
Depuis la mort de sa femme et de sa fille, pour ne pas manger tout seul, il s'asseyait à la table de ses serviteurs, ainsi qu'au vieux temps; et il se mettait à un bout, sur une chaise, tandis que la servante-maîtresse faisait de même, à l'autre bout. On était quatorze, la bonne servait.
Quand le fermier se fut assis, sans répondre, la Cognette parla de soigner la rôtie. C'étaient des tranches de pain grillées, cassées ensuite dans une soupière, puis arrosées de vin, qu'on sucrait avec de la ripopée, l'ancien mot qui désigne la mélasse en Beauce. Et elle en redemanda une cuillerée, elle affectait de vouloir gâter les hommes, elle lâchait des plaisanteries qui les faisaient éclater de gros rires. Chacune de ses phrases était à double entente, rappelait qu'elle partait le soir: on se prenait, on se quittait, et qui n'en aurait jamais plus, regretterait de ne pas avoir trempé une dernière fois son doigt dans la sauce. Le berger mangeait de son air hébété, pendant que le maître, silencieux, semblait lui aussi ne pas comprendre. Jean, pour ne pas se trahir, était obligé de rire avec les autres, malgré son ennui; car il ne se trouvait guère honnête dans tout ça.
Après le déjeuner, Hourdequin donna ses ordres pour l'après-midi. Il n'y avait, dehors, que quelques petits travaux à terminer: on roulait les avoines, on finissait le labour des jachères, en attendant de commencer la fauchaison des luzernes et des trèfles. Aussi garda-t-il deux hommes, Jean et un autre, qui nettoyèrent le fenil. Et lui-même, accablé maintenant, les oreilles bourdonnantes sous la réaction sanguine, très malheureux, se mit à tourner, sans savoir à quelle occupation tuer son chagrin. Les tondeurs s'étaient installés sous un des hangars, dans un angle de la cour. Il alla se planter devant eux, les regarda.
Ils étaient cinq, des gaillards efflanqués et jaunes, accroupis, avec leurs grands ciseaux d'acier luisant. Le berger, qui apportait les brebis, les quatre pieds liés, pareilles à des outres, les rangeait sur la terre battue du hangar, où elles ne pouvaient plus que lever la tête, en bêlant. Et, lorsqu'un des tondeurs en saisissait une, elle se taisait, s'abandonnait, ballonnée par l'épaisseur de sa fourrure, que le suint et la poussière cuirassaient d'une croûte noire. Puis, sous la pointe rapide des ciseaux, la bête sortait de la toison comme une main nue d'un gant sombre, toute rose et fraîche, dans la neige dorée de la laine intérieure. Serrée entre les genoux d'un grand sec, une mère, posée sur le dos, les cuisses écartées, la tête relevée et droite, étalait son ventre, qui avait la blancheur cachée, la peau frissonnante d'une personne qu'on déshabille. Les tondeurs gagnaient trois sous par bête, et un bon ouvrier pouvait en tondre vingt à la journée.
Hourdequin, absorbé, songeait que la laine était tombée à huit sous la livre; et il fallait se dépêcher de la vendre, pour qu'elle ne séchât pas trop, ce qui lui enlevait de son poids. L'année précédente, le sang de rate avait décimé les troupeaux de la Beauce. Tout marchait de mal en pis, c'était la ruine, la faillite de la terre, depuis que la baisse des grains s'accentuait de mois en mois. Et, ressaisi par ses préoccupations d'agriculteur, étouffant dans la cour, il quitta la ferme, il s'en alla donner un coup d'oeil à ses champs. Toujours, ses querelles avec la Cognette finissaient ainsi: après avoir tempêté et serré les poings, il cédait la place, oppressé d'une souffrance que soulageait seule la vue de son blé et de ses avoines, roulant leur verdure à l'infini.
Ah! cette terre, comme il avait fini par l'aimer! et d'une passion où il n'entrait pas que l'âpre avarice du paysan, d'une passion sentimentale, intellectuelle presque, car il la sentait la mère commune, qui lui avait donné sa vie, sa substance, et où il retournerait. D'abord, tout jeune, élevé en elle, sa haine du collège, son désir de brûler ses livres n'étaient venus que de son habitude de la liberté, des belles galopades à travers les labours, des griseries de grand air, aux quatre vents de la plaine. Plus tard, quand il avait succédé à son père, il l'avait aimée en amoureux, son amour s'était mûri, comme s'il l'eût prise dès lors en légitime mariage, pour la féconder. Et cette tendresse ne faisait que grandir, à mesure qu'il lui donnait son temps, son argent, sa vie entière, ainsi qu'à une femme bonne et fertile, dont il excusait les caprices, même les trahisons. Il s'emportait bien des fois, lorsqu'elle se montrait mauvaise, lorsque, trop sèche ou trop humide, elle mangeait les semences, sans rendre des moissons; puis, il doutait, il en arrivait à s'accuser de mâle impuissant ou maladroit: la faute en devait être à lui, s'il ne lui avait pas fait un enfant. C'était depuis cette époque que les nouvelles méthodes le hantaient, le lançaient dans les innovations, avec le regret d'avoir été un cancre au collège, et de n'avoir pas suivi les cours d'une de ces écoles de culture, dont son père et lui se moquaient. Que de tentatives inutiles, d'expériences manquées, et les machines que ses serviteurs détraquaient, et les engrais chimiques que fraudait le commerce! Il y avait englouti sa fortune, la Borderie lui rapportait à peine de quoi manger du pain, en attendant que la crise agricole l'achevât! N'importe! il resterait le prisonnier de sa terre, il y enterrerait ses os, après l'avoir gardée pour femme, jusqu'au bout.
Ce jour-là, dès qu'il fut dehors, il se rappela son fils, le capitaine. A eux deux, ils auraient fait de si bonne besogne? Mais il écarta le souvenir de cet imbécile qui préférait traîner un sabre. Il n'avait plus d'enfant, il finirait solitaire. Puis, l'idée lui vint de ses voisins, les Coquart surtout, des propriétaires qui cultivaient eux-mêmes leur ferme de Saint-Juste, le père, la mère, trois fils et deux filles, et qui ne réussissaient guère mieux. A la Chamade, Robiquet, le fermier, à bout de bail, ne fumait plus, laissait le bien se détruire. C'était ainsi, il y avait du mal partout, il fallait se tuer de travail, et ne pas se plaindre. Peu à peu, d'ailleurs, une douceur berçante montait des grandes pièces vertes qu'il longeait. De légères pluies, en avril, avaient donné une belle poussée aux fourrages. Les trèfles incarnats le ravirent, il oublia le reste. Maintenant, il coupait, par les labours, pour jeter un coup d'oeil sur la besogne de ses deux charretiers: la terre collait à ses pieds, il la sentait grasse, fertile, comme si elle eût voulu le retenir d'une étreinte; et elle le reprenait tout entier, il retrouvait la virilité de ses trente ans, la force et la joie. Est-ce qu'il y avait d'autres femmes qu'elle? est-ce que ça comptait, les Cognette, celle-ci ou celle-là, l'assiette où l'on mange tous, dont il faut bien se contenter, quand elle est suffisamment propre? Une excuse si concluante à son besoin lâche de cette gueuse acheva de l'égayer. Il marcha trois heures, il plaisanta avec une fille, justement la servante des Coquart, qui revenait de Cloyes sur un âne, en montrant ses jambes.
Lorsque Hourdequin rentra à la Borderie, il aperçut Jacqueline dans la cour qui disait adieu aux chats de la ferme. Il y en avait toujours une bande, douze, quinze, vingt, on ne savait pas au juste; car les chattes faisaient leur portée dans des trous de paille inconnus, et reparaissaient avec des queues de cinq ou six petits. Ensuite, elle s'approcha des niches d'Empereur et de Massacre, les deux chiens du berger; mais ils grognèrent, ils l'exécraient.
Le dîner, malgré les adieux aux bêtes, se passa comme tous les jours. Le maître mangeait, causait, de son air habituel. Puis, la journée terminée, il ne fut question du départ de personne. Tous allèrent dormir, l'ombre enveloppa la ferme silencieuse.
Et, cette nuit même, Jacqueline coucha dans la chambre de feu Mme Hourdequin. C'était la belle chambre, avec son grand lit, au fond de l'alcôve tendue de rouge. Il y avait là une armoire, un guéridon, un fauteuil Voltaire; et, dominant un petit bureau d'acajou, les médailles obtenues par le fermier aux comices agricoles, luisaient, encadrées et sous verre. Lorsque la Cognette, en chemise, monta dans le lit conjugal, elle s'y étala, y écarta les bras et les cuisses, pour le tenir tout entier, riant de son rire de tourterelle.
Jean, le lendemain, comme elle lui sautait aux épaules, la repoussa. Du moment que ça devenait sérieux, ça n'était pas propre, décidément, et il ne voulait plus.
II
A quelques jours de là, un soir, Jean revenait à pied de Cloyes, lorsque, deux kilomètres avant Rognes, l'allure d'une carriole de paysan qui rentrait devant lui, l'étonna. Elle semblait vide, personne n'était plus sur le banc, et le cheval, abandonné, retournait à son écurie d'une allure flâneuse, en bête qui connaissait son chemin. Aussi le jeune homme l'eut-il vite rattrapé. Il l'arrêta, se haussa pour regarder dans la voiture: un homme était au fond, un vieillard de soixante ans, gros, court, tombé à la renverse, et la face si rouge, qu'elle paraissait noire.
La surprise de Jean fut telle, qu'il se mit à parler tout haut.
—Eh! l'homme!… Est-ce qu'il dort? est-ce qu'il a bu?… Tiens! c'est le vieux Mouche, le père aux deux de là-bas!… Je crois, nom de Dieu! qu'il est claqué! Ah! bien! en voilà, une affaire!
Mais, foudroyé par une attaque d'apoplexie, Mouche respirait encore, d'un petit souffle pénible. Jean, alors, après l'avoir allongé, la tête haute, s'assit sur le banc et fouetta le cheval, ramenant le moribond au grand trot, de peur qu'il ne lui passât entre les mains.
Quand il déboucha sur la place de l'Église, justement il aperçut Françoise, debout devant sa porte. La vue de ce garçon dans leur voiture, conduisant leur cheval, la stupéfiait.
—Quoi donc? demanda-t-elle.
—C'est ton père qui ne va pas bien.
—Où ça?
—Là, regarde?
Elle monta sur la roue, regarda. Un instant, elle resta stupide, sans avoir l'air de comprendre, devant ce masque violâtre dont une moitié s'était convulsée, comme tirée violemment de bas en haut. La nuit tombait, un grand nuage fauve qui jaunissait le ciel, éclairait le mourant d'un reflet d'incendie.
Puis, tout d'un coup, elle éclata en sanglots, elle se sauva, elle disparut, pour prévenir sa soeur.
—Lise! Lise!… Ah! mon Dieu!
Resté seul, Jean hésita. On ne pouvait pourtant pas laisser le vieux au fond de la carriole. Le sol de la maison se creusait de trois marches, du côté de la place; et une descente dans ce trou sombre lui semblait mal commode. Ensuite, il s'avisa que, du côté de la route, à gauche, une autre porte ouvrait sur la cour, de plain-pied. Cette cour, assez vaste, était close d'une haie vive; l'eau rousse d'une mare en occupait les deux tiers; et un demi-arpent de potager et de fruitier la terminait. Alors, il lâcha le cheval, qui, de lui-même, rentra et s'arrêta devant son écurie, près de l'étable, où étaient les deux vaches.
Mais, au milieu de cris et de larmes, Françoise et Lise accouraient. Cette dernière, accouchée depuis quatre mois, surprise pendant qu'elle faisait téter le petit, l'avait gardé au bras, dans son effarement; et il hurlait, lui aussi. Françoise remonta sur une roue, Lise grimpa sur l'autre, leurs lamentations devinrent déchirantes; tandis que le père Mouche, au fond, soufflait toujours de son sifflement pénible.
—Papa, réponds, dis?… Qu'est-ce que t'as, dis donc? qu'est-ce que t'as, mon Dieu!… C'est donc dans la tête, que tu ne peux seulement rien dire?… Papa, papa, dis, réponds!
—Descendez, vaut mieux le tirer de là, fit remarquer Jean avec sagesse.
Elles ne l'aidaient point, elles s'exclamaient plus fort. Heureusement, une voisine, la Frimat, attirée par le bruit, se montra enfin. C'était une grande vieille sèche, osseuse, qui depuis deux ans soignait son mari paralytique, et qui le faisait vivre en cultivant elle-même, avec une obstination de bête de somme, l'unique arpent qu'ils possédaient. Elle ne se troubla pas, sembla juger l'aventure naturelle; et, comme un homme, elle donna un coup de main. Jean empoigna Mouche par les épaules, le tira, jusqu'à ce que la Frimat pût le saisir par les jambes. Puis, ils l'emportèrent, l'entrèrent dans la maison.
—Où est-ce qu'on le met? demanda la vieille.
Les deux filles, qui suivaient, la tête perdue, ne savaient pas. Leur père habitait, en haut, une petite chambre, prise sur le grenier; et il n'était guère possible de le monter. En bas, après la cuisine, il y avait la grande chambre à deux lits, qu'il leur avait cédée. Dans la cuisine, il faisait nuit noire, le jeune homme et la vieille femme attendaient, les bras cassés, n'osant avancer davantage, de peur de culbuter contre un meuble.
—Voyons, faudrait se décider, pourtant!
Françoise, enfin, alluma une chandelle. Et, à ce moment, entra la Bécu, la femme du garde champêtre, avertie par son flair sans doute, par cette force secrète, qui, en une minute, porte une nouvelle d'un bout à l'autre d'un village.
—Hein! qu'a-t-il, le pauvre cher homme?… Ah! je vois, le sang lui a tourné dans le corps… Vite, asseyez-le sur une chaise.
Mais la Frimat fut d'un avis contraire. Est-ce qu'on asseyait un homme qui ne pouvait se tenir! Le mieux était de l'allonger sur le lit d'une de ses filles. Et la discussion s'aigrissait, lorsque parut Fanny avec Nénesse: elle avait appris la chose en achetant du vermicelle chez Macqueron, elle venait voir, remuée, à cause de ses cousines.
—Peut-être bien, déclara-t-elle, qu'il faut l'asseoir, pour que le sang coule.
Alors, Mouche fut tassé sur une chaise, près de la table, où brûlait la chandelle. Son menton tomba sur sa poitrine, ses bras et ses jambes pendirent. L'oeil gauche s'était ouvert, dans le tiraillement de cette moitié de la face, et le coin de la bouche tordue sifflait plus fort. Il y eut un silence, la mort envahissait la pièce humide, au sol de terre battue, aux murs lépreux, à la grande cheminée noire.
Jean attendait toujours, gêné, tandis que les deux filles et les trois femmes, les mains ballantes, considéraient le vieux.
—J'irai bien encore chercher le médecin, hasarda le jeune homme.
La Bécu hocha la tête, aucune des autres ne répondit: si ça ne devait rien être, pourquoi dépenser l'argent d'une visite? et si c'était la fin, est-ce que le médecin y ferait quelque chose?
—Ce qui est bon, c'est le vulnéraire, dit la Frimat.
—Moi, murmura Fanny, j'ai de l'eau-de-vie camphrée.
—C'est bon aussi, déclara la Bécu.
Lise et Françoise, hébétées maintenant, écoutaient, ne se décidaient à rien, l'une berçant Jules, son petit, l'autre les mains embarrassées d'une tasse pleine d'eau, que le père n'avait pas voulu boire. Et Fanny, voyant ça, bouscula Nénesse, absorbé devant la grimace du mourant.
—Tu vas courir chez nous et tu diras qu'on te donne la petite bouteille d'eau-de-vie camphrée, qui est à gauche, dans l'armoire… Tu entends? dans l'armoire, à gauche… Et passe chez grand-père Fouan, passe chez ta tante, la Grande, dis-leur que l'oncle Mouche est très mal… Cours, cours vite!
Quand le gamin eut disparu d'un bond, les femmes continuèrent de disserter sur le cas. La Bécu connaissait un monsieur qu'on avait sauvé, en lui chatouillant la plante des pieds pendant trois heures. La Frimat, s'étant souvenue qu'il lui restait du tilleul, sur les deux sous achetés l'autre hiver pour son homme, alla le chercher; et elle revenait avec le petit sac, Lise allumait du feu, après avoir passé son enfant à Françoise, lorsque Nénesse reparut.
—Grand-père Fouan était couché… La Grande a dit comme ça que, si l'oncle
Mouche n'avait pas tant bu, il n'aurait pas si mal au coeur…
Mais Fanny examinait la bouteille qu'il lui remettait, et elle s'écria:
—Imbécile, je t'avais dit à gauche!… Tu m'apportes l'eau de Cologne.
—C'est bon aussi, répéta la Bécu.
On fit prendre de force au vieux une tasse de tilleul, en introduisant la cuiller entre ses dents serrées. Puis, on lui frictionna la tête avec l'eau de Cologne. Et il n'allait pas mieux, c'était désespérant. Sa face avait encore noirci, on fut obligé de le remonter sur la chaise, car il s'effondrait, il menaçait de s'aplatir par terre.
—Oh! murmura Nénesse, retourné sur la porte, je ne sais pas ce qu'il va pleuvoir… Le ciel est d'une drôle de couleur.
—Oui, dit Jean, j'ai vu grandir un vilain nuage.
Et, comme ramené à sa première idée:
—N'empêche, j'irai bien encore chercher le médecin, si l'on veut.
Lise et Françoise se regardaient, anxieuses. Enfin, la seconde se décida, avec la générosité de son jeune âge.
—Oui, oui, Caporal, allez à Cloyes chercher M. Finet… Il ne sera pas dit que nous n'aurons pas fait ce que nous devons faire.
Le cheval, au milieu de la bousculade, n'avait pas même été dételé, et Jean n'eut qu'à sauter dans la carriole. On entendit le bruit de ferraille, la fuite cahotée des roues. La Frimat, alors, parla du curé; mais les autres, d'un geste, dirent qu'on se donnait déjà assez de mal. Et Nénesse ayant proposé de faire à pied les trois kilomètres de Bazoches-le-Doyen, sa mère se fâcha: bien sûr qu'elle ne le laisserait pas galoper par une nuit si menaçante, sous cet affreux ciel couleur de rouille. D'ailleurs, puisque le vieux n'entendait ni ne répondait, autant aurait-il valu déranger le curé pour une borne.
Dix heures sonnèrent au coucou de bois peint. Ce fut une surprise: dire qu'on était là depuis plus de deux heures, sans avancer en besogne! Et pas une ne parlait de lâcher pied, retenue par le spectacle, voulant voir jusqu'au bout. Un pain de dix livres était sur la huche, avec un couteau. D'abord, les filles, déchirées de faim malgré leur angoisse, se coupèrent machinalement des tartines, qu'elles mangeaient toutes sèches, sans savoir; puis, les trois femmes les imitèrent, le pain diminua, il y en avait continuellement une qui taillait et qui croûtonnait. On n'avait pas allumé d'autre chandelle, on négligeait même de moucher celle qui brûlait; et ce n'était pas gai, cette cuisine sombre et nue de paysan pauvre, avec le râle d'agonie de ce corps tassé près de la table.
Tout d'un coup, une demi-heure après le départ de Jean, Mouche culbuta et s'étala par terre. Il ne soufflait plus, il était mort.
—Qu'est-ce que je disais? on a voulu aller chercher le médecin! fit remarquer la Bécu d'une voix aigre.
Françoise et Lise éclatèrent de nouveau en larmes. D'un élan instinctif, elles s'étaient jetées au cou l'une de l'autre, dans leur adoration de soeurs tendres. Et elles répétaient, en paroles entrecoupées:
—Mon Dieu! nous ne sommes plus que nous deux… C'est fini, il n'y a plus que nous deux… Qu'est-ce que nous allons devenir! mon Dieu?
Mais on ne pouvait laisser le mort par terre. En un tour de main, la Frimat et la Bécu firent l'indispensable. Comme elles n'osaient transporter le corps, elles retirèrent le matelas d'un lit, elles l'apportèrent et y allongèrent Mouche, en le recouvrant d'un drap, jusqu'au menton. Pendant ce temps, Fanny, ayant allumé les chandelles de deux autres chandeliers, les posait sur le sol, en guise de cierges, à droite et à gauche de la tête. C'était bien, pour le moment: sauf que l'oeil gauche, refermé trois fois d'un coup de pouce, s'obstinait à se rouvrir, et semblait regarder le monde, dans cette face décomposée et violâtre, qui tranchait sur la blancheur de la toile.
Lise avait fini par coucher Jules, la veillée commença. A deux reprises, Fanny et la Bécu dirent qu'elles partaient, puisque la Frimat offrait de passer la nuit avec les petites; et elles ne partaient point, elles continuaient de causer à voix basse, en jetant des regards obliques sur le mort; tandis que Nénesse, qui s'était emparé de la bouteille d'eau de Cologne, l'achevait, s'en inondait les mains et les cheveux.
Minuit sonna, la Bécu haussa la voix.
—Et M. Finet, je vous demande un peu! On a le temps de mourir avec lui…
Plus de deux heures, pour le ramener de Cloyes!
La porte sur la cour était restée ouverte, un grand souffle entra, éteignit les lumières, à droite et à gauche du mort. Cela les terrifia toutes, et comme elles rallumaient les chandelles, le souffle de tempête revint, plus terrible, tandis qu'un hurlement prolongé montait, grandissait, des profondeurs noires de la campagne. On aurait dit le galop d'une armée dévastatrice qui approchait, au craquement des branches, au gémissement des champs éventrés. Elles avaient couru sur le seuil, elles virent une nuée de cuivre voler et se tordre dans le ciel livide. Et, soudain, il y eut un crépitement de mousqueterie, une pluie de balles s'abattait, cinglantes, rebondissantes, à leurs pieds.
Alors, un cri leur échappa, un cri de ruine et de misère.
—La grêle! la grêle!
Saisies, révoltées et blêmes sous le fléau, elles regardaient. Cela dura dix minutes à peine. Il n'y avait pas de coups de tonnerre; mais de grands éclairs bleuâtres, incessants, semblaient courir au ras du sol, en larges sillons de phosphore; et la nuit n'était plus si sombre, les grêlons l'éclairaient de rayures pâles, innombrables, comme s'il fût tombé des jets de verre. Le bruit devenait assourdissant, une mitraillade, un train lancé à toute vapeur sur un pont de métal, roulant sans fin. Le vent soufflait en furie, les balles obliques sabraient tout, s'amassaient, couvraient le sol d'une couche blanche.
—La grêle, mon Dieu!… Ah! quel malheur!… Voyez donc! de vrais oeufs de poule!
Elles n'osaient se hasarder dans la cour, pour en ramasser. La violence de l'ouragan augmentait encore, toutes les vitres de la ferme furent brisées; et la force acquise était telle, qu'un grêlon alla casser une cruche, pendant que d'autres roulaient jusqu'au matelas du mort.
—Il n'en irait pas cinq à la livre, dit la Bécu, qui les soupesait.
Fanny et la Frimat eurent un geste désespéré.
—Tout est fichu, un massacre!
C'était fini. On entendit le galop du désastre s'éloigner rapidement, et un silence de sépulcre tomba. Le ciel, derrière la nuée, était devenu d'un noir d'encre. Une pluie fine serrée, ruisselait sans bruit. On ne distinguait, sur le sol, que la couche épaisse des grêlons, une nappe blanchissante, qui avait comme une lumière propre, la pâleur de millions de veilleuses, à l'infini.
Nénesse, s'étant lancé au dehors, revint avec un véritable glaçon, de la grosseur de son poing, irrégulier, dentelé; et la Frimat, qui ne tenait plus en place, ne put résister davantage au besoin d'aller voir.
—Je vas chercher ma lanterne, faut que je sache le dégât.
Fanny se maîtrisa quelques minutes encore. Elle continuait ses doléances. Ah! quel travail! ça en faisait du ravage, dans les légumes et dans les arbres à fruits! Les blés, les avoines, les seigles, n'étaient pas assez hauts, pour avoir beaucoup souffert. Mais les vignes, ah! les vignes! Et, sur la porte, elle fouillait des yeux la nuit épaisse, impénétrable, elle tremblait d'une fièvre d'incertitude, cherchant à estimer le mal, l'exagérant, croyant voir la campagne mitraillée, perdant le sang par ses blessures.
—Hein? mes petites, finit-elle par dire, je vous emprunte une lanterne, je cours jusqu'à nos vignes.
Elle alluma l'une des deux lanternes, elle disparut avec Nénesse.
La Bécu, qui n'avait pas de terre, au fond, s'en moquait. Elle poussait des soupirs, implorait le ciel, par une habitude de mollesse geignarde. La curiosité, pourtant, la ramenait sans cesse vers la porte, et un vif intérêt l'y planta toute droite, lorsqu'elle remarqua que le village s'étoilait de points lumineux. Par une échappée de la cour, entre l'étable et un hangar, l'oeil plongeait sur Rognes entier. Sans doute, le coup de grêle avait réveillé les paysans, chacun était pris de la même impatience d'aller voir son champ, trop anxieux pour attendre le jour. Aussi les lanternes sortaient-elles une à une, se multipliaient, couraient et dansaient. Et la Bécu, connaissant la place des maisons, arrivait à mettre un nom sur chaque lanterne.
—Tiens! ça s'allume chez la Grande, et voilà que ça sort de chez les Fouan, et là-bas c'est Macqueron, et à côté c'est Lengaigne… Bon Dieu! le pauvre monde, ça fend le coeur… Ah! tant pis, j'y vais!
Lise et Françoise demeurèrent seules, devant le corps de leur père. Le ruissellement de la pluie continuait, de petits souffles mouillés rasaient le sol, faisaient couler les chandelles. Il aurait fallu fermer la porte, mais ni l'une ni l'autre n'y pensaient, prises elles aussi et secouées par le drame du dehors, malgré le deuil de la maison. Ça ne suffisait donc, pas, d'avoir la mort chez soi? Le bon Dieu cassait tout, on ne savait seulement point s'il vous restait un morceau de pain à manger.
—Pauvre père, murmura Françoise, se serait-il fait du mauvais sang!…
Vaut mieux qu'il ne voie pas ça.
Et, comme sa soeur prenait la seconde lanterne:
—Où vas-tu?
—Je songe aux pois et aux haricots… Je reviens tout de suite.
Sous l'averse, Lise traversa la cour, passa dans le potager. Il n'y avait plus que Françoise près du vieux. Encore se tenait-elle sur le seuil, très émotionnée par le va-et-vient de la lanterne. Elle crut entendre des plaintes, des larmes. Son coeur se brisait.
—Hein? quoi? cria-t-elle. Qu'est-ce qu'il y a?
Aucune voix ne répondait, la lanterne allait et venait plus vite, comme affolée.
—Les haricots sont rasés, dis?… Et les pois, ont-ils du mal?… Mon
Dieu! et les fruits, et les salades?
Mais une exclamation de douleur qui lui arrivait distinctement la décida. Elle ramassa ses jupes, courut dans l'averse rejoindre sa soeur. Et le mort, abandonné, demeura dans la cuisine vide, tout raide sous son drap, entre les deux mèches fumeuses et tristes. L'oeil gauche, obstinément ouvert, regardait les vieilles solives du plafond.
Ah! quel ravage désolait ce coin de terre! quelle lamentation montait du désastre, entrevu aux lueurs vacillantes des lanternes! Lise et Françoise promenaient la leur, si trempée de pluie, que les vitres éclairaient à peine; et elles l'approchaient des planches, elles distinguaient confusément, dans le cercle étroit de lumière, les haricots et les pois rasés au pied, les salades tranchées, hachées, sans qu'on put songer seulement à en utiliser les feuilles. Mais les arbres surtout avaient souffert: les menues branches, les fruits en étaient coupés comme avec des couteaux; les troncs eux-mêmes, meurtris, perdaient leur sève par les trous de l'écorce. Et plus loin, dans les vignes, c'était pis, les lanternes pullulaient, sautaient, s'enrageaient, au milieu de gémissements et de jurons. Les ceps semblaient fauchés, les grappes en fleur jonchaient le sol, avec des débris, de bois et de pampres; non seulement la récolte de l'année était perdue, mais les souches, dépouillées, allaient végéter et mourir. Personne ne sentait la pluie, un chien hurlait à la mort, des femmes éclataient en larmes, comme au bord d'une fosse. Macqueron et Lengaigne; malgré leur rivalité, s'éclairaient mutuellement, passaient de l'un chez l'autre, en poussant des nom de Dieu! à mesure que défilaient les ruines, cette vision courte et blafarde, reprise derrière eux par l'ombre. Bien qu'il n'eût plus de terres, le vieux Fouan voulait voir, se fâchant. Peu à peu, tous s'emportaient: était-ce possible de perdre, en un quart d'heure, le fruit d'un an de travail? Qu'avaient-ils fait pour être punis de la sorte? Ni sécurité, ni justice, des fléaux sans raison, des caprices qui tuaient le monde. Brusquement, la Grande, furibonde, ramassa des cailloux, les lança en l'air pour crever le ciel, qu'on ne distinguait pas. Et elle gueulait:
—Sacré cochon, là-haut! Tu ne peux donc pas nous foutre la paix?
Sur le matelas, dans la cuisine, Mouche, abandonné, regardait le plafond de son oeil fixe, lorsque deux voitures s'arrêtèrent devant la porte. Jean ramenait enfin M. Finet, après l'avoir attendu près de trois heures, chez lui; et il revenait dans la carriole, tandis que le docteur avait pris son cabriolet.
Ce dernier, grand et maigre, la face jaunie par des ambitions mortes, entra rudement. Au fond, il exécrait cette clientèle paysanne, qu'il accusait de sa médiocrité.
—Quoi, personne?… Ça va donc mieux?
Puis, apercevant le corps:
—Non, trop tard!… Je vous le disais bien, je ne voulais pas venir. C'est toujours la même histoire, ils m'appellent quand ils sont morts.
Ce dérangement inutile, au milieu de la nuit, l'irritait; et, comme Lise et Françoise rentraient justement, il acheva de s'exaspérer, lorsqu'il apprit qu'elles avaient attendu deux heures avant de l'envoyer chercher.
—C'est vous qui l'avez tué, parbleu!… Est-ce idiot? de l'eau de Cologne et du tilleul pour une apoplexie!… Avec ça, personne près de lui. Bien sûr qu'il n'est pas en train de se sauver…
—Mais, monsieur, balbutia Lise, en larmes, c'est à cause de la grêle.
M. Finet, intéressé, se calma. Tiens! il était donc tombé de la grêle? A force de vivre avec les paysans, il avait fini par avoir leurs passions. Jean s'était approché, lui aussi; et tous deux s'étonnaient, se récriaient, car ils n'avaient pas reçu un grêlon, en venant de Cloyes. Ceux-ci épargnés, ceux-là saccagés, et à quelques kilomètres de distance: vrai! quelle déveine de se trouver du mauvais côté! Puis, comme Fanny rapportait la lanterne et que la Bécu et la Frimat la suivaient, toutes les trois éplorées, ne tarissant pas en détails sur les abominations qu'elles avaient vues, le docteur, gravement, déclara:
—C'est un malheur, un grand malheur… Il n'y a pas de plus grand malheur pour les campagnes…
Un bruit sourd, une sorte de bouillonnement l'interrompit. Cela venait du mort, oublié entre les deux chandelles. Tous se turent, les femmes se signèrent.
III
Un mois se passa. Le vieux Fouan, nommé tuteur de Françoise, qui entrait dans sa quinzième année, les décida, elle et sa soeur Lise, son aînée de dix ans, à louer leurs terres au cousin Delhomme, sauf un bout de pré, pour qu'elles fussent convenablement cultivées et entretenues. Maintenant que les deux filles restaient seules, sans père ni frère à la maison, il leur aurait fallu prendre un serviteur, ce qui était ruineux, à cause du prix croissant de la main-d'oeuvre. Delhomme, d'ailleurs, leur rendait là un simple service, s'engageant à rompre le bail dès que le mariage de l'une des deux nécessiterait le partage entre elles de la succession.
Cependant, Lise et Françoise, après avoir également cédé au cousin leur cheval, devenu inutile, gardèrent les deux vaches, la Coliche et Blanchette, ainsi que l'âne, Gédéon. Elles gardaient de même leur demi-arpent de potager, que l'aînée se réservait d'entretenir, tandis que la cadette prendrait soin des bêtes. Certes, il y avait encore là du travail; mais elles ne se portaient pas mal, Dieu merci! elles en verraient bien la fin.
Les premières semaines furent très dures, car il s'agissait de réparer les dégâts de la grêle, de bêcher, de replanter des légumes; et ce fut là ce qui poussa Jean à leur donner un coup de main. Une liaison se faisait entre lui et elles deux depuis qu'il avait ramené leur père moribond. Le lendemain de l'enterrement, il vint demander de leurs nouvelles. Puis, il revint causer, peu à peu familier et obligeant, si bien qu'une après-midi il ôta la bêche des poings de Lise, pour achever de retourner un carré. Dès lors, en ami, il leur consacra les heures que ne lui prenaient pas ses travaux à la ferme. Il était de la maison, de cette vieille maison patrimoniale des Fouan, bâtie par un ancêtre il y avait trois siècles, et que la famille honorait d'une sorte de culte. Lorsque Mouche, de son vivant, se plaignait d'avoir eu le mauvais lot dans le partage et accusait de vol sa soeur et son frère, ceux-ci répondaient: «Et la maison! est-ce qu'il n'a pas la maison?»
Pauvre maison en loques, tassée, lézardée et branlante, raccommodée partout de bouts de planches et de plâtras! Elle avait dû être construite en moellons et en terre; plus tard, on en refit deux murs au mortier; enfin, vers le commencement du siècle, on se résigna à en remplacer le chaume par une toiture de petites ardoises, aujourd'hui pourries. C'était ainsi qu'elle avait duré et qu'elle tenait encore, enfoncée d'un mètre, comme on les creusait toutes au temps jadis, sans doute pour avoir plus chaud. Cela offrait l'inconvénient que, par les gros orages, l'eau l'envahissait; et l'on avait beau balayer le sol battu de cette cave, il restait toujours de la boue dans les coins. Mais elle était surtout malicieusement plantée, tournant le dos au nord, à la Beauce immense, d'où soufflaient les terribles vents de l'hiver; de ce côté, dans la cuisine, ne s'ouvrait qu'une lucarne étroite, barricadée d'un volet, au ras du chemin; tandis que, sur l'autre face, celle du midi, se trouvaient la porte et les fenêtres. On aurait dit une de ces masures de pêcheur, au bord de l'Océan, dont pas une fente ne regarde le flot. A force de la pousser, les vents de la Beauce l'avaient fait pencher en avant: elle pliait, elle était comme ces très vieilles femmes dont les reins se cassent.
Et Jean, bientôt, en connut les moindres trous. Il aida à nettoyer la chambre du défunt, l'encoignure prise sur le grenier, simplement séparée par une cloison de planches, et dans laquelle il n'y avait qu'un ancien coffre, plein de paille, servant de lit, une chaise et une table. En bas, il ne dépassait point la cuisine, il évitait de suivre les deux soeurs dans leur chambre, dont la porte, toujours battante, laissait voir l'alcôve à deux lits, la grande armoire de noyer, une table ronde sculptée, superbe, sans doute une épave du château, volée autrefois. Il existait une autre pièce derrière celle-là, si humide, que le père avait préféré coucher en haut: on regrettait même d'y serrer les pommes de terre, car elles y germaient tout de suite. Mais c'était dans la cuisine qu'on vivait, dans cette vaste salle enfumée où, depuis trois siècles, se succédaient les générations des Fouan. Elle sentait les longs labeurs, les maigres pitances, l'effort continu d'une race qui était arrivée tout juste à ne pas crever de faim, en se tuant de besogne, sans avoir jamais un sou de plus en décembre qu'en janvier. Une porte, ouvrant de plain-pied sur l'étable, mettait les vaches de compagnie avec le monde; et, quand cette porte se trouvait fermée, on pouvait les surveiller encore par une vitre enchâssée dans le mur. Ensuite, il y avait l'écurie, où Gédéon restait seul, puis un hangar et un bûcher; de sorte qu'on n'avait pas à sortir, on filait partout. Dehors, la pluie entretenait la mare, qui était la seule eau pour les bêtes et l'arrosage. Chaque matin, il fallait descendre à la fontaine, en bas, sur la route, chercher l'eau de la table.
Jean se plaisait là, sans se demander ce qui l'y ramenait. Lise, gaie, avec toute sa personne ronde, était d'un bon accueil. Pourtant, ses vingt-cinq ans la vieillissaient déjà, elle devenait laide, surtout depuis ses couches. Mais elle avait de gros bras solides, elle apportait à la besogne un tel coeur, tapant, criant, riant, qu'elle réjouissait la vue. Jean la traitait en femme, ne la tutoyait pas, tandis qu'il continuait, au contraire, à tutoyer Françoise, dont les quinze ans faisaient pour lui une gamine. Celle-ci, que le grand air et les durs travaux n'avaient pas eu le temps à enlaidir, gardait son joli visage long, au petit front têtu, aux yeux noirs et muets, à la bouche épaisse, ombrée d'un duvet précoce; et, toute gamine qu'on la croyait, elle était femme aussi, il n'aurait pas fallu, comme disait sa soeur, la chatouiller de trop près, pour lui faire un enfant. Lise l'avait élevée, leur mère étant morte: de là venait leur grande tendresse, active et bruyante de la part de l'aînée, passionnée et contenue chez la cadette. Cette petite Françoise avait le renom d'une fameuse tête. L'injustice l'exaspérait. Quand elle avait dit: «Ça c'est à moi, ça c'est à toi,» elle n'en aurait pas démordu sous le couteau; et, en dehors du reste, si elle adorait Lise, c'était dans l'idée qu'elle lui devait bien cette adoration. D'ailleurs, elle se montrait raisonnable, très sage, sans vilaines pensées, seulement tourmentée par ce sang hâtif, ce qui la rendait molle, un peu gourmande et paresseuse. Un jour, elle en vint, elle aussi, à tutoyer Jean, en ami très âgé et bonhomme, qui la faisait jouer, qui la taquinait parfois, mentant exprès, soutenant des choses injustes, pour s'amuser à la voir s'étrangler de colère.
Un dimanche, par une après-midi déjà brûlante de juin, Lise travaillait, dans le potager, à sarcler des pois; et elle avait posé sous un prunier Jules, qui s'y était endormi. Le soleil la chauffait d'aplomb, elle soufflait, pliée en deux, arrachant les herbes, lorsqu'une voix s'éleva derrière la haie.
—Quoi donc? on ne se repose pas, même le dimanche!
Elle avait reconnu la voix, elle se redressa, les bras rouges, la face congestionnée, rieuse quand même.
—Dame! pas plus le dimanche qu'en semaine, la besogne ne se fait pas toute seule!
C'était Jean. Il longea la haie, entra par la cour.
—Laissez donc ça, je vas l'expédier, moi, votre travail!
Mais elle refusa, elle avait bientôt fini; puis, si elle ne faisait pas ça, elle ferait autre chose: est-ce qu'on pouvait flâner? Elle avait beau se lever dès quatre heures, et le soir coudre encore à la chandelle, jamais elle n'en voyait le bout.
Lui, pour ne point la contrarier, s'était mis à l'ombre du prunier voisin, en ayant soin de ne pas s'asseoir sur Jules. Il la regardait, pliée de nouveau, les fesses hautes, tirant sa jupe qui remontait et découvrait ses grosses jambes, tandis que, la gorge à terre, elle manoeuvrait les bras, sans craindre le coup de sang, dont le flot lui gonflait le cou.
—Ça va bien, dit-il, que vous êtes rudement construite!
Elle en montrait quelque orgueil, elle eut un rire de complaisance. Et il riait, lui aussi, l'admirant d'un air convaincu, la trouvant forte et brave comme un garçon. Aucun désir malhonnête ne lui venait de cette croupe en l'air, de ces mollets tendus, de cette femme à quatre pattes, suante, odorante ainsi qu'une bête en folie. Il songeait simplement qu'avec des membres pareils on en abattait, de la besogne! Bien sûr que, dans un ménage, une femme de cette bâtisse-là valait son homme.
Sans doute, une association d'idées se fit en lui, et il lâcha involontairement une nouvelle, qu'il s'était promis de garder secrète.
—J'ai vu Buteau, avant-hier.
Lise, lentement, se mit debout. Mais elle n'eut pas le temps de l'interroger. Françoise, qui avait reconnu la voix de Jean, et qui arrivait de sa laiterie, au fond de l'étable, les bras nus et blancs de lait, s'emporta.
—Tu l'as vu… Ah! le cochon!
C'était une antipathie croissante, elle ne pouvait plus entendre nommer le cousin, sans être soulevée par une de ses révoltes d'honnêteté, comme si elle avait eu à venger un dommage personnel.
—Certainement que c'est un cochon, déclara Lise avec calme; mais ça n'avance à rien de le dire, à cette heure.
Elle avait posé les poings sur ses hanches, elle demanda sérieusement:
—Alors, qu'est-ce qu'il raconte, Buteau?
—Mais rien, répondit Jean embarrassé, mécontent d'avoir eu la langue trop longue. Nous avons parlé de ses affaires, à cause de ce que son père dit partout qu'il le déshéritera; et lui dit qu'il a le temps d'attendre, que le vieux est solide, qu'il s'en fout, d'ailleurs.
—Est-ce qu'il sait que Jésus-Christ et Fanny ont signé l'acte tout de même et que chacun est entré en possession de sa part?
—Oui, il le sait, et il sait aussi que le père Fouan a loué à son gendre Delhomme la part dont lui, Buteau, n'a pas voulu; il sait que M. Baillehache a été furieux, à ce point qu'il a juré de ne plus jamais laisser tirer les lots avant d'avoir fait signer les papiers… Oui, oui, il sait que tout est fini.
—Ah! et il ne dit rien?
—Non, il ne dit rien.
Lise, silencieusement, se courba, marcha un instant, arrachant les herbes, ne montrant plus d'elle que la rondeur enflée de son derrière; puis, elle tourna le cou, elle ajouta, la tête en bas:
—Voulez-vous savoir, Caporal? eh bien! ça y est, je peux garder Jules pour compte.
Jean qui, jusque-là, lui donnait des espérances, hocha le menton.
—Ma foi! je crois que vous êtes dans le vrai.
Et il jeta un regard sur Jules qu'il avait oublié. Le mioche, serré dans son maillot, dormait toujours, avec sa petite face immobile, noyée de lumière. C'était ça l'embêtant, ce gamin! Autrement, pourquoi n'aurait-il pas épousé Lise, puisqu'elle se trouvait libre? Cette idée lui venait là, tout d'un coup, à la regarder au travail. Peut-être bien qu'il l'aimait, que le plaisir de la voir l'attirait seul dans la maison. Il en restait surpris pourtant, ne l'ayant pas désirée, n'ayant même jamais joué avec elle, comme il jouait avec Françoise, par exemple. Et, justement, en levant la tête, il aperçut celle-ci, demeurée toute droite et furieuse au soleil, les yeux si luisants de passion, si drôles, qu'il en fut égayé, dans le trouble de sa découverte.
Mais un bruit de trompette, un étrange turlututu d'appel se fit entendre; et Lise, quittant ses pois, s'écria:
—Tiens! Lambourdieu!… J'ai une capeline à lui commander.
De l'autre côté de la haie, sur le chemin, apparut un petit homme court, trompettant et précédant une grande voiture longue, que traînait un cheval gris. C'était Lambourdieu, un gros boutiquier de Cloyes, qui avait peu à peu joint à son commerce de nouveautés la bonneterie, la mercerie, la cordonnerie, même la quincaillerie, tout un bazar qu'il promenait de village en village, dans un rayon de cinq ou six lieues. Les paysans finissaient par lui tout acheter, depuis leurs casseroles jusqu'à leurs habits de noce. Sa voiture s'ouvrait et se rabattait, développant des files de tiroirs, un étalage de vrai magasin.
Lorsque Lambourdieu eut reçu la commande de la capeline, il ajouta:
—Et, en attendant, vous ne voulez pas de beaux foulards?
Il tirait d'un carton, il faisait claquer au soleil des foulards rouges à palmes d'or, éclatants.
—Hein? trois francs, c'est pour rien!… Cent sous les deux!
Lise et Françoise, qui les avaient pris par-dessus la haie d'aubépine, où séchaient des couches de Jules, les maniaient, les convoitaient. Mais elles étaient raisonnables, elles n'en avaient pas besoin: à quoi bon dépenser? Et elles les rendaient, lorsque Jean se décida tout d'un coup à vouloir épouser Lise, malgré le petit. Alors, pour brusquer les choses, il lui cria:
—Non, non, gardez-le, je vous l'offre!… Ah! vous me feriez de la peine, c'est de bonne amitié, bien sûr!
Il n'avait rien dit à Françoise, et comme celle-ci tendait toujours au marchand son foulard, il la remarqua, il eut au coeur un élancement de chagrin, en croyant la voir pâlir, la bouche souffrante.
—Mais toi aussi, bête! garde-le… Je le veux, tu ne vas pas faire ta mauvaise tête!
Les deux soeurs, combattues, se défendaient et riaient. Déjà, Lambourdieu avait allongé la main par-dessus la haie pour empocher les cent sous. Et il repartit, le cheval derrière lui démarra la longue voiture, la fanfare rauque de la trompette se perdit au détour du chemin.
Tout de suite, Jean avait eu l'idée de pousser ses affaires auprès de Lise, en se déclarant. Une aventure l'en empêcha. L'écurie était sans doute mal fermée, soudain l'on aperçut l'âne, Gédéon, au milieu du potager, tondant gaillardement un plant de carottes. Du reste, cet âne, un gros âne, vigoureux, de couleur rousse, la grande croix grise sur l'échine, était un animal farceur, plein de malignité: il soulevait très bien les loquets avec sa bouche, il entrait chercher du pain dans la cuisine; et, à la façon dont il remuait ses longues oreilles, quand on lui reprochait ses vices, on sentait qu'il comprenait. Dès qu'il se vit découvert, il prit un air indifférent et bonhomme; ensuite, menacé de la voix, chassé du geste, il fila; mais, au lieu de retourner dans la cour, il trotta par les allées, jusqu'au fond du jardin. Alors, ce fut une vraie poursuite, et, lorsque Françoise l'eut enfin saisi, il se ramassa, rentra le cou et les jambes dans son corps, pour peser plus lourd et avancer moins vite. Rien n'y faisait, ni les coups de pied, ni les douceurs. Il fallut que Jean s'en mêlât, le bousculât par derrière de ses bras d'homme; car, depuis qu'il était commandé par deux femmes, Gédéon avait conçu d'elles le plus complet mépris. Jules s'était réveillé au bruit et hurlait. L'occasion était perdue, le jeune homme dut partir ce jour-là, sans avoir parlé.
Huit jours se passèrent, une grande timidité avait envahi Jean, qui, à cette heure, n'osait plus. Ce n'était pas que l'affaire lui semblât mauvaise: à la réflexion, il en avait, au contraire, mieux senti les avantages. D'un côté et de l'autre, on n'aurait qu'à y gagner. Si lui ne possédait rien, elle avait l'embarras de son mioche: cela égalisait les parts; et il ne mettait là aucun vilain calcul, il raisonnait autant pour son bonheur, à elle, que pour le sien. Puis, le mariage, en le forçant à quitter la ferme, le débarrasserait de Jacqueline, qu'il revoyait par lâcheté du plaisir. Donc, il était bien résolu, et il attendait l'occasion de se déclarer, cherchant les mots qu'il dirait, en garçon que même le régiment avait laissé capon avec les femmes.
Un jour, enfin, Jean, vers quatre heures, s'échappa de la ferme, résolu à parler. Cette heure était celle où Françoise menait ses vaches à la pâture du soir, et il l'avait choisie pour être seul avec Lise. Mais un contretemps le consterna d'abord: la Frimat, installée en voisine obligeante, aidait justement la jeune femme à couler la lessive, dans la cuisine. La veille, les deux soeurs avaient essangé le linge. Depuis le matin, l'eau de cendre, que parfumaient des racines d'iris, bouillait dans un chaudron, accroché à la crémaillère, au-dessus d'un feu clair de peuplier. Et, les bras nus, la jupe retroussée, Lise, armée d'un pot de terre jaune, puisait de cette eau, arrosait le linge dont le cuvier était rempli: au fond les draps, puis les torchons, les chemises, et par-dessus des draps encore. La Frimat ne servait donc pas à grand'chose; mais elle causait, en se contentant, toutes les cinq minutes, d'enlever et de vider dans le chaudron le seau, qui, sous le baquet, recevait l'égoutture continue de la lessive.
Jean patienta, espérant qu'elle s'en irait. Elle ne partait pas, parlait de son pauvre homme, le paralytique, qui ne remuait plus qu'une main. C'était une grande affliction. Jamais ils n'avaient été riches; seulement, lorsque lui travaillait encore, il louait des terres qu'il faisait valoir; tandis que, maintenant, elle avait bien de la peine à cultiver toute seule l'arpent qui leur appartenait; et elle s'éreintait, ramassait le crottin des routes pour le fumer, n'ayant pas de bestiaux, soignait ses salades, ses haricots, ses pois, pied à pied, arrosait jusqu'à ses trois pruniers et ses deux abricotiers, finissait par tirer un profit considérable de cet arpent, si bien que, chaque samedi, elle s'en allait au marché de Cloyes, pliant sous la charge de deux paniers énormes, sans compter les gros légumes, qu'un voisin lui emportait dans sa carriole. Rarement elle en revenait sans deux ou trois pièces de cent sous, surtout à la saison des fruits. Mais sa continuelle doléance était le manque de fumier: ni le crottin, ni les balayages des quelques lapins et des quelques poules qu'elle élevait ne lui donnaient assez. Elle en était venue à se servir de tout ce que son vieux et elle faisaient, de cet engrais humain si méprisé, qui soulève le dégoût, même dans les campagnes. On l'avait su, on l'en plaisantait, on l'appelait la mère Caca, et ce surnom lui nuisait, au marché. Des bourgeoises s'étaient détournées de ses carottes et de ses choux superbes, avec des nausées de répugnance. Malgré sa grande douceur, cela la jetait hors d'elle.
—Voyons, dites-moi, vous, Caporal, est-ce raisonnable?… Est-ce qu'il n'est pas permis d'employer tout ce que le bon Dieu nous a mis dans la main? Et puis, avec ça que les crottes des bêtes sont plus propres!… Non, c'est de la jalousie, ils m'en veulent, à Rognes, parce que le légume pousse plus fort chez moi… Dites, Caporal, est-ce que ça vous dégoûte, vous?
Jean, embarrassé, répondit:
—Dame! ça ne me ragoûte pas beaucoup… On n'est pas habitué à ça, ce n'est peut-être bien qu'une idée.
Cette franchise désola la vieille femme. Elle qui n'était pas cancanière, ne put retenir son amertume.
—C'est bon, ils vous ont déjà tourné contre moi… Ah! si vous saviez comme ils sont méchants, si vous vous doutiez de ce qu'ils disent de vous!
Et elle lâcha les commérages de Rognes sur le jeune homme. D'abord, on l'y avait exécré, parce qu'il était ouvrier, qu'il sciait et rabotait du bois, au lieu de labourer la terre. Ensuite, quand il s'était mis à la charrue, on l'avait accusé de venir manger le pain des autres, dans un pays qui n'était pas le sien. Est-ce qu'on savait d'où il sortait? N'avait-il point fait quelque mauvais coup, chez lui, qu'il n'osait seulement pas y retourner? Et l'on espionnait ses rapports avec la Cognette, on disait qu'à eux deux, un beau soir, ils donneraient un bouillon de onze heures au père Hourdequin, pour le voler.
—Oh! les canailles! murmura Jean, blême d'indignation.
Lise, qui puisait un pot de lessive bouillante dans le chaudron, se mit à rire, à ce nom de la Cognette, qu'elle-même prononçait parfois, histoire de le plaisanter.
—Et, puisque j'ai commencé, vaut mieux aller jusqu'au bout, poursuivit la Frimat. Eh bien! il n'y a pas d'horreur qu'on ne raconte, depuis que vous venez ici… La semaine dernière, n'est-ce pas? vous avez fait cadeau à l'une et à l'autre de foulards, qu'on leur a vus dimanche, à la messe… C'est trop sale, ils affirment que vous couchez avec les deux!
Du coup, tremblant, mais résolu, Jean se leva et dit:
—Ecoutez, la mère, je vas répondre devant vous, ça ne m'embarrasse pas…
Oui, je vas demander à Lise si elle veut que je l'épouse… Vous entendez,
Lise? je vous demande, et si vous dites oui, vous me rendrez bien content.
Justement, elle vidait son pot dans le cuvier. Mais elle ne se pressa pas, acheva d'arroser soigneusement le linge; puis, les bras nus et moites de vapeur, devenue grave, elle le regarda en face.
—Alors, c'est sérieux?
—Très sérieux.
Elle n'en paraissait point surprise. C'était une chose naturelle. Seulement, elle ne disait ni oui ni non, elle avait sûrement une idée qui la gênait.
—Faudrait pas dire non, à cause de la Cognette, reprit-il, parce que la
Cognette…
Elle l'interrompit d'un geste, elle savait bien que ça ne tirait pas à conséquence, la gaudriole à la ferme.
—Il y a encore que je n'ai absolument que ma peau à vous apporter, tandis que vous possédez cette maison et de la terre.
De nouveau, elle fit un geste pour dire que, dans sa position, avec un enfant, elle pensait comme lui que les choses se compensaient.
—Non, non, ce n'est pas tout ça, déclara-t-elle enfin. Seulement, c'est
Buteau…
—Puisqu'il ne veut pas.
—Bien sûr, et l'amitié n'y est plus, car il s'est trop mal conduit…
Mais, tout de même, il faut consulter Buteau.
Jean réfléchit une grande minute. Puis, sagement:
—Comme vous voudrez… Ça se doit, par rapport à l'enfant.
Et la Frimat, qui, gravement, elle aussi, vidait le seau d'égoutture dans le chaudron, croyait devoir approuver la démarche, tout en se montrant favorable à Jean, un honnête garçon, celui-là, pas têtu, pas brutal, lorsqu'on entendit, au dehors, Françoise rentrer avec les deux vaches.
—Dis donc, Lise, cria-t-elle, viens donc voir… La Coliche s'est abîmé le pied.
Tous sortirent, et Lise, à la vue de la bête qui boitait, le pied gauche de devant meurtri, ensanglanté, eut une brusque colère, un de ces éclats bourrus dont elle bousculait sa soeur, quand celle-ci était petite et qu'elle se mettait en faute.
—Encore une de tes négligences, hein?… Tu te seras endormie dans l'herbe, comme l'autre fois.
—Mais non, je t'assure… Je ne sais pas ce qu'elle a pu faire. Je l'avais attachée au piquet, elle se sera pris le pied dans sa corde.
—Tais-toi donc, menteuse!… Tu me la tueras un jour, ma vache!
Les yeux noirs de Françoise s'allumèrent. Elle était très pâle, elle bégaya, révoltée:
—Ta vache, ta vache… Tu pourrais bien dire notre vache.
—Comment, notre vache? une vache à toi, gamine!
—Oui, la moitié de tout ce qui est ici est à moi, j'ai le droit d'en prendre et d'en abîmer la moitié, si ça m'amuse!
Et les deux soeurs, face à face, se dévisagèrent, menaçantes, ennemies. Dans leur longue tendresse, c'était la première querelle douloureuse, sous ce coup de fouet du tien et du mien, l'une irritée de la rébellion de sa cadette, l'autre obstinée et violente devant l'injustice. L'aînée céda, rentra dans la cuisine pour ne pas gifler la petite. Et, lorsque celle-ci, après avoir mis ses vaches à l'étable, reparut et vint à la huche se couper une tranche de pain, il se fit un silence.
Lise, pourtant, s'était calmée. La vue de sa soeur, raidie et boudeuse, l'ennuyait maintenant. Elle lui parla la première, elle voulut en finir par une nouvelle imprévue.
—Tu ne sais pas? Jean veut que je l'épouse, il me demande.
Françoise, qui mangeait debout, devant la fenêtre, resta indifférente, ne se tourna même pas.
—Qu'est-ce que ça me fiche?
—Ça te fiche, que tu l'aurais pour beau-frère, et que je désire savoir s'il te plairait.
Elle haussa les épaules.
—Me plaire, à quoi bon? lui ou Buteau, du moment que je ne couche pas avec!… Seulement, voulez-vous que je vous dise? tout ça n'est guère propre.
Et elle sortit achever son pain dans la cour.
Jean, pris de malaise, affecta de rire, comme à la boutade d'une enfant gâtée; tandis que la Frimat, déclarait que, dans sa jeunesse, on aurait fouetté une galopine comme ça, jusqu'au sang. Quant à Lise, sérieuse, elle demeura un instant muette, de nouveau toute à sa lessive. Puis, elle conclut.
—Eh bien! nous en restons là, Caporal… Je ne vous dis pas non, je ne vous dis pas oui… Voici les foins, je verrai notre monde, je questionnerai, je saurai à quoi m'en tenir. Et nous déciderons quelque chose… Ça va-t-il?
—Ça va!
Il tendit la main, il secoua la sienne, qu'elle lui tendait. De toute sa personne, trempée de buée chaude, s'exhalait une odeur de bonne ménagère, une odeur de cendre parfumée d'iris.
IV
Depuis la veille, Jean conduisait la faucheuse mécanique, dans les quelques arpents de pré qui dépendaient de la Borderie, au bord de l'Aigre. De l'aube à la nuit, on avait entendu le claquement régulier des lames; et, ce matin-là, il finissait, les derniers andains tombaient, s'alignaient derrière les roues, en une couche de tiges fines, d'un vert tendre. La ferme n'ayant pas de machine à faner, on lui avait laissé engager deux faneuses, Palmyre, qui se tuait de travail, et Françoise, qui s'était fait embaucher par caprice, amusée de cette besogne. Toutes deux, venues dès cinq heures, avaient, de leurs longues fourches, étalé les mulons, l'herbe à demi séchée et mise en tas la veille au soir, pour la protéger de la rosée nocturne. Le soleil s'était levé dans un ciel ardent et pur, qu'une brise rafraîchissait. Un vrai temps pour faire de bon foin.
Après le déjeuner, lorsque Jean revint avec ses faneuses, le foin du premier arpent fauché était fait. Il le toucha, le sentit sec et craquant.
—Dites donc, cria-t-il, nous allons le retourner encore, et ce soir nous commençons les meules.
Françoise, en robe de toile grise, avait noué sur sa tête un mouchoir bleu, dont un côté battait sa nuque, tandis que les deux coins flottaient librement sur ses joues, lui protégeant le visage de l'éclat du soleil. Et, d'un balancement de sa fourche, elle prenait l'herbe, la jetait dans le vent, qui en emportait comme une poussière blonde. Les brins volaient, une odeur s'en dégageait, pénétrante et forte, l'odeur des herbes coupées, des fleurs fanées. Elle avait très chaud, en s'avançant au milieu de cet envolement continu, qui l'égayait.
—Ah! ma petite, dit Palmyre, de sa voix dolente, on voit bien que tu es jeune… Demain, tu sentiras tes bras.
Mais elles n'étaient point seules, tout Rognes fauchait et fanait, dans les prés, autour d'elles. Avant le jour, Delhomme se trouvait là, car l'herbe, trempée de rosée, est tendre à couper, comme du pain mollet, tandis qu'elle durcit, à mesure que le soleil la chauffe; et on l'entendait bien, résistante et sifflante à cette heure sous la faux, dont la volée allait et revenait, continuellement, au bout de ses bras nus. Plus près, touchant l'herbage de la ferme, il y avait deux parcelles, l'une appartenant à Macqueron, l'autre à Lengaigne. Dans la première, Berthe, vêtue en demoiselle d'une robe à volants, coiffée d'un chapeau de paille, avait suivi les faneuses, par distraction; mais, lasse déjà, elle restait appuyée sur sa fourche, à l'ombre d'un saule. Dans l'autre, Victor, qui fauchait pour son père, venait de s'asseoir et, son enclume entre les genoux, battait sa faux. Depuis cinq minutes, au milieu du grand silence frissonnant de l'air on ne distinguait plus que ce martèlement obstiné, les petits coups pressés du marteau sur le fer.
Justement, Françoise arriva près de Berthe.
—Hein? t'en as assez!
—Un peu, ça commence… Quand on n'en a pas l'habitude!
Elles causèrent, elles parlèrent de Suzanne, la soeur à Victor, que les Lengaigne avaient mise dans un atelier de couture, à Châteaudun, et qui, au bout de six mois, s'était envolée à Chartres, pour faire la vie. On la disait sauvée avec un clerc de notaire, toutes les filles de Rognes en chuchotaient, rêvaient des détails. Faire la vie, c'étaient des orgies de sirop de groseille et d'eau de Seltz, au milieu d'une débandade d'hommes, des douzaines vous passant à la file sur le corps, dans des arrière-boutiques de marchands de vins.
—Oui, ma chère, c'est comme ça… Ah! elle en prend!
Françoise, plus jeune, ouvrait des yeux stupéfiés.
—En voilà un amusement! dit-elle enfin. Mais, si elle ne revient pas, les
Lengaigne vont donc être seuls, puisque Victor est tombé au sort.
Berthe, qui épousait la haine de son père, haussa les épaules: il s'en fichait bien, Lengaigne! il n'avait qu'un regret, celui que la petite ne fût pas restée à se faire culbuter chez lui, pour achalander son bureau de tabac. Est-ce qu'un vieux de quarante ans, un oncle à elle, ne l'avait pas eue déjà, avant qu'elle partît à Châteaudun, un jour qu'ils épluchaient ensemble des carottes? Et, baissant la voix, Berthe, dit avec les mots, comment ça s'était passé. Françoise, pliée en deux, riait à s'étouffer, tant ça lui semblait drôle.
—Oh! la, la, est-ce bête qu'on se fasse des machines pareilles!
Elle se remit à sa besogne, elle s'éloigna, soulevant des fourchées d'herbe, les secouant dans le soleil. On entendait toujours le bruit persistant du marteau, qui tapait le fer. Et, quelques minutes plus tard, comme elle s'était rapprochée du jeune homme assis, elle lui adressa la parole.
—Alors, tu vas partir soldat?
—Oh! en octobre… J'ai le temps, ce n'est pas pressé.
Elle résistait à l'envie de le questionner sur sa soeur, elle en causa malgré elle.
—Est-ce vrai, ce qu'on raconte, que Suzanne est à Chartres?
Mais lui, plein d'indifférence, répondit:
—Paraît… Si ça l'amuse!
Tout de suite, il reprit, en voyant au loin poindre Lequeu, le maître d'école, qui semblait arriver par hasard, en flânant:
—Tiens! en v'là un pour la fille à Macqueron… Qu'est-ce que je disais? Il s'arrête, il lui fourre son nez dans les cheveux… Va, va, sale tête de pierrot, tu peux la renifler, tu n'en auras que l'odeur!
Françoise s'était remise à rire, et Victor tombait maintenant sur Berthe, par haine de famille. Sans doute, le maître d'école ne valait pas cher, un rageur qui giflait les enfants, un sournois dont personne ne connaissait l'opinion, capable de se faire le chien couchant de la fille pour avoir les écus du père. Mais Berthe, elle non plus, n'était guère catholique, malgré ses grands airs de demoiselle élevée en ville. Oui, elle avait beau porter des jupes à volants, des corsages de velours, et se grossir le derrière avec des serviettes, le par-dessous n'en était pas meilleur, au contraire, car elle en savait long, on en apprenait davantage en s'éduquant à la pension de Cloyes, qu'en restant chez soi à garder les vaches. Pas de danger que celle-là se laissât de sitôt coller un enfant: elle aimait mieux se détruire toute seule la santé!
—Comment ça? demanda Françoise, qui ne comprenait point.
Il eut un geste, elle devint sérieuse, et dit sans gêne:
—C'est donc ça qu'elle vous lâche toujours des saletés et qu'elle se pousse sur vous!
Victor s'était remis à battre son fer. Dans le bruit, il rigola, tapant entre chaque phrase.
—Puis, tu sais, N'en-a-pas…
—Hein?
—Berthe, pardi!… N'en-a-pas, c'est le petit nom que les garçons lui donnent, à cause qu'il ne lui en a pas poussé.
—De quoi?
—Des cheveux partout… Elle a ça comme une gamine, aussi lisse que la main!
—Allons donc, menteur!
—Quand je te dis!
—Tu l'as vue, toi?
—Non, pas moi, d'autres.
—Qui, d'autres?
—Ah! des garçons qui l'ont juré à des garçons que je connais.
—Et où l'ont-ils vue? comment?
—Dame! comme on voit, quand on a le nez sur la chose, ou quand on la moucharde par une fente. Est-ce que je sais?… S'ils n'ont pas couché avec, il y a des moments et des endroits où l'on se trousse, pas vrai?
—Bien sûr que s'ils sont allés la guetter!
—Enfin, n'importe! paraît que c'est d'un bête, que c'est d'un laid, tout nu! comme qui dirait le plus vilain de ces vilains petits moigneaux sans plumes, qui ouvrent le bec, dans les nids, oh! mais vilain, vilain, à en dégobiller dessus!
Françoise, du coup, fut secouée d'un nouvel accès de gaieté, tellement l'idée de ce moigneau sans plumes lui paraissait farce. Et elle ne se calma, elle ne continua à faner, que lorsqu'elle aperçut sur la route sa soeur Lise, qui descendait dans le pré. Celle-ci, s'étant approchée de Jean, expliqua qu'elle se rendait chez son oncle, à cause de Buteau. Depuis trois jours, cette démarche était convenue entre eux, et elle promit de repasser, pour lui dire la réponse. Quand elle s'éloigna, Victor tapait toujours, Françoise, Palmyre et les autres femmes, dans l'éblouissement du grand ciel clair, jetaient les herbes, encore et encore; tandis que Lequeu, très obligeant, donnait une leçon à Berthe, piquant la fourche, l'élevant et la baissant, avec la raideur d'un soldat à l'exercice. Au loin, les faucheurs s'avançaient sans un arrêt, d'un même mouvement rythmique, le torse balancé sur les reins, la faux lancée et ramenée, continuellement. Une minute, Delhomme s'arrêta, se tint debout, très grand au milieu des autres. Dans son goujet, la corne de vache pleine d'eau, pendue à sa ceinture, il avait pris la pierre noire, et il affilait sa faux, d'un long geste rapide. Puis, son échine de nouveau se cassa, on entendit le fer aiguisé mordre le pré d'un sifflement plus vif.
Lise était arrivée devant la maison des Fouan. D'abord, elle craignit qu'il n'y eût personne, tant le logis semblait mort. Rose s'était débarrassée de ces deux vaches, le vieux venait de vendre son cheval, il n'y avait plus ni bêtes, ni travail, ni rien qui grouillât dans le vide des bâtiments et de la cour. Pourtant, la porte céda; et Lise, en entrant dans la salle muette et noire, malgré les gaietés du dehors, y trouva le père Fouan debout, en train d'achever un morceau de pain et de fromage, tandis que sa femme, assise, inoccupée, le regardait.
—Bien le bonjour, ma tante… Et ça va comme vous voulez?
—Mais oui, répondit la vieille dont le visage s'éclaira, heureuse de cette visite. Maintenant qu'on est des bourgeois, on n'a qu'à prendre du bon temps, du matin au soir.
Lise voulut aussi être aimable pour son oncle.
—Et l'appétit marche, à ce que je vois?
—Oh! dit-il, ce n'est pas que j'aie faim… Seulement de manger un morceau ça occupe toujours, ça fait couler la journée.
Il avait un air si morne, que Rose repartit en exclamation sur leur bonheur de ne plus travailler. Vrai! ils avaient bien gagné ça, ce n'était pas trop tôt, de voir trimer les autres, en jouissant de ses rentes. Se lever tard, tourner ses pouces, se moquer du chaud et du froid, n'avoir pas un souci, ah! ça les changeait rudement, ils étaient dans le paradis pour sûr. Lui-même, réveillé, s'excitait comme elle, renchérissait. Et, sous cette joie forcée, sous la fièvre de ce qu'ils disaient, on sentait l'ennui profond, le supplice de l'oisiveté torturant ces deux vieux, depuis que leurs bras, tout d'un coup inertes, se détraquaient dans le repos, pareils à d'antiques machines jetées aux ferrailles.
Enfin, Lise risqua le motif de sa visite.
—Mon oncle, on m'a conté que l'autre jour, vous aviez rencontré Buteau…
—Buteau est un jean-foutre! cria Fouan, subitement furieux, et sans lui donner le temps d'achever. Est-ce que, s'il ne s'obstinait pas, comme un âne rouge, j'aurais eu cette histoire avec Fanny?
C'était le premier froissement entre lui et ses enfants, qu'il cachait, et dont l'amertume venait de lui échapper. En confiant la part de Buteau à Delhomme, il avait prétendu la louer quatre-vingts francs l'hectare, tandis que Delhomme entendait servir simplement une pension double, deux cents francs pour sa part et deux cents pour l'autre. Cela était juste, le vieux enrageait d'avoir eu tort.
—Quelle histoire? demanda Lise. Est-ce que les Delhomme ne vous payent pas?
—Oh! si, répondit Rose. Tous les trois mois, à midi sonnant, l'argent est là, sur la table… Seulement, il y a des façons de payer, n'est-ce pas? et le père, qui est susceptible, voudrait au moins de la politesse… Fanny vient chez nous de l'air dont elle irait chez l'huissier, comme si on la volait.
—Oui, ajouta le vieux, ils payent et c'est tout. Moi, je trouve que ce n'est point assez. Faudrait des égards… Est-ce que ça les acquitte, leur argent? Nous voilà des créanciers, pas plus… Et encore on a tort de se plaindre. S'ils payaient tous!
Il s'interrompit, un silence embarrassé régna. Cette allusion à Jésus-Christ, qui ne leur avait pas donné un sou, buvant sa part qu'il hypothéquait morceau à morceau, désolait la mère, toujours portée à défendre le chenapan, le chéri de son coeur. Elle trembla de voir étaler cette autre plaie, elle se hâta de reprendre:
—Ne te mange donc pas les sangs pour des bêtises!… Puisque nous sommes heureux, qu'est-ce que ça te fiche, le reste? Quand on a assez, on a assez.
Jamais elle ne lui avait tenu tête ainsi. Il la regarda fixement.
—Tu parles trop, la vieille!… Je veux bien être heureux, mais faut pas qu'on m'embête!
Et elle redevint toute petite, tassée et oisive sur sa chaise, pendant qu'il achevait son pain, en roulant longuement la dernière bouchée, pour faire durer la récréation. La salle triste s'endormait.
—Alors, put continuer Lise, je désirerais donc savoir ce que Buteau compte faire, par rapport à moi et à son enfant… Je ne l'ai guère tourmenté, il est temps que ça se décide.
Les deux vieux ne soufflaient plus mot. Elle interrogea directement le père.
—Puisque vous l'avez vu, il a dû vous parler de moi… Qu'est-ce qu'il en dit?
—Rien, il ne m'en a seulement point ouvert la bouche… Et il n'y a rien à en dire, ma foi! Le curé m'assomme pour que j'arrange ça, comme si c'était arrangeable, tant que le garçon refusera sa part!
Lise, pleine d'incertitude, réfléchissait.
—Vous croyez qu'il l'acceptera un jour?
—Ça se peut encore.
—Et vous pensez qu'il m'épouserait?
—Il y a des chances.
—Vous me conseillez donc d'attendre?
—Dame! c'est selon tes forces, chacun fait comme il sent.
Elle se tut, ne voulant pas parler de la proposition de Jean, ne sachant de quelle façon obtenir une réponse définitive. Puis, elle tenta un dernier effort.
—Vous comprenez, j'en suis malade, à la fin, de ne pas savoir à quoi m'en tenir. Il me faut un oui ou un non… Vous, mon oncle, si vous alliez demander à Buteau, je vous en prie!
Fouan haussa les épaules.
—D'abord, jamais je ne reparlerai à ce jean-foutre… Et puis, ma fille, que t'es serine! pourquoi lui faire dire non, à ce têtu, qui dira toujours non ensuite? Laisse-lui donc la liberté de dire oui, un jour, si c'est son intérêt!
—Bien sûr! conclut simplement Rose, redevenue l'écho de son homme.
Et Lise ne put tirer d'eux rien de plus net. Elle les laissa, elle referma la porte sur la salle, retombée à son engourdissement; et la maison, de nouveau, parut vide.
Dans les prés, au bord de l'Aigre, Jean et ses deux faneuses avaient commencé la première meule. C'était Françoise qui la montait. An centre, posée sur un mulon, elle disposait et rangeait en cercle les fourchées de foin que lui apportaient le jeune homme et Palmyre. Et, peu à peu, cela grandissait, se haussait, elle toujours au milieu, se remettant des bottes sous les pieds, dans le creux où elle se trouvait, à mesure que le mur, autour d'elle, lui gagnait les genoux. La meule prenait tournure. Déjà, elle était à deux mètres; Palmyre et Jean devaient tendre leurs fourches; et la besogne n'allait pas sans de grands rires, à cause de la joie du plein air et des bêtises qu'on se criait, dans la bonne odeur du foin. Françoise surtout, son mouchoir glissé du chignon, sa tête nue au soleil, les cheveux envolés, embroussaillés d'herbe, s'égayait comme une bienheureuse, sur ce tas mouvant, où elle baignait jusqu'aux cuisses. Ses bras nus enfonçaient, chaque paquet jeté d'en bas la couvrait d'une pluie de brindilles, elle disparaissait, feignait de naufrager dans les remous.
—Oh! la, la, ça me pique!
—Où donc?
—Sous ma cotte, là-haut.
—C'est une araignée, tiens bon, serre les jambes!
Et de rire plus fort, de lâcher de vilains mots qui les faisaient se tordre.
Delhomme, au loin, s'en inquiéta, tourna an instant la tête, sans cesser de lancer et de ramener sa faux. Ah! cette gamine, elle devait en faire, du bon travail, à jouer ainsi! Maintenant, on gâtait les filles, elles ne travaillaient que pour l'amusement. Et il continua, couchant l'andain à coups pressés, laissant derrière lui le creux de son sillage. Le soleil baissait à l'horizon, les faucheurs élargissaient encore leurs trouées. Victor, qui ne battait plus son fer, ne se hâtait guère pourtant; et, comme la Trouille passait avec ses oies, il s'échappa sournoisement, il fila la retrouver, à l'abri d'une ligne épaisse de saules, bordant la rivière.
—Bon? cria Jean, il retourne affûter. La rémouleuse est là qui l'attend.
Françoise éclata de nouveau, à cette allusion.
—Il est trop vieux pour elle.
—Trop vieux!… Écoute donc, s'ils n'affûtent pas ensemble!
Et, d'un sifflement des lèvres, il imitait le bruit de la pierre mangeant le fil d'une lame, si bien que Palmyre elle-même, se tenant le ventre comme si une colique l'eût tortillée, dit:
—Qu'est-ce qu'il a aujourd'hui, ce Jean? est-il farce!
Les fourchées d'herbe étaient jetées toujours plus haut, et la meule montait. On plaisanta Lequeu et Berthe, qui avaient fini par s'asseoir. Peut-être bien que N'en-a-pas se faisait chatouiller à distance, avec une paille; et puis, le maître d'école pouvait enfourner, ce n'était pas pour lui que cuirait la galette.
—Est-il sale! répéta Palmyre, qui ne savait pas rire et qui étouffait.
Alors, Jean la taquina.
—Avec ça que vous êtes arrivée à l'âge de trente-deux ans, sans avoir vu la feuille à l'envers!
—Moi, jamais!
—Comment! pas un garçon ne vous l'a pris? Vous n'avez pas d'amoureux?
—Non, non.
Elle était devenue toute pâle, très sérieuse, avec sa longue face de misère, flétrie déjà, hébétée à force de travail, où il n'y avait plus que des yeux de bonne chienne, d'un dévouement clair et profond. Peut-être revivait-elle sa vie dolente, sans une amitié, sans un amour, une existence de bête de somme menée à coups de fouet, morte de sommeil, le soir, à l'écurie; et elle s'était arrêtée, debout, les poings sur sa fourche, les regards au loin, dans cette campagne qu'elle n'avait même jamais vue.
Il y eut un silence. Françoise écoutait, immobile en haut de la meule, tandis que Jean, qui soufflait lui aussi, continuait à goguenarder, hésitant à dire l'affaire qu'il avait aux lèvres. Puis, il se décida, il lâcha tout.
—C'est donc des menteries, ce qu'on raconte, que vous couchez avec votre frère?
De blême qu'il était, le visage de Palmyre s'empourpra d'un flot de sang qui lui rendit sa jeunesse. Elle bégayait, surprise, irritée, ne trouvant pas le démenti qu'elle aurait voulu.
—Oh! les méchants… si l'on peut croire…
Et Françoise et Jean, repris de gaieté bruyante, parlaient à la fois, la pressaient, la bouleversaient. Dame! dans l'étable en ruines où ils logeaient, elle et son frère, il n'y avait guère moyen de remuer, sans tomber l'un sur l'autre. Leurs paillasses se touchaient par terre, bien sûr qu'ils se trompaient, la nuit.
—Voyons, c'est vrai, dis que c'est vrai… D'ailleurs, on le sait.
Toute droite, Palmyre, ahurie, s'emporta douloureusement.
—Et quand ce serait vrai, qu'est-ce que ça vous fiche?… Le pauvre petit n'a déjà pas tant de plaisir. Je suis sa soeur, je pourrais bien être sa femme, puisque toutes les filles le rebutent.
Deux larmes coulèrent sur ses joues à cet aveu, dans le déchirement de sa maternité pour l'infirme, qui allait jusqu'à l'inceste. Après lui avoir gagné du pain, elle pouvait encore, le soir, lui donner ça, ce que les autres lui refusaient, un régal qui ne leur coûtait rien; et, au fond de leur intelligence obscure d'êtres près de la terre, de parias dont l'amour n'avait point voulu, ils n'auraient su dire comment la chose s'était faite: une approche instinctive sans consentement réfléchi, lui tourmenté et bestial, elle passive et bonne à tout, cédant ensuite l'un et l'autre au plaisir d'avoir plus chaud, dans cette masure où ils grelottaient.
—Elle a raison, qu'est-ce que ça nous fiche? reprit Jean de son air bonhomme, touché de la voir si bouleversée. Ça les regarde, ça ne fait du tort à personne.
D'ailleurs, une autre histoire les occupa. Jésus-Christ venait de descendre du Château, l'ancienne cave qu'il habitait au milieu des broussailles, à mi-côte; et, du haut de la route, il appelait la Trouille à pleins poumons, jurant, gueulant que sa garce de fille avait encore disparu depuis deux heures, sans s'inquiéter de la soupe du soir.
—Ta fille, lui cria Jean, elle est sous les saules, à regarder la lune avec Victor.
Jésus-Christ leva ses deux poings au ciel.
—Nom de Dieu de bougresse qui me déshonore!… Je vas chercher mon fouet.
Et il remonta en courant. C'était un grand fouet de roulier, qu'il avait accroché derrière sa porte, à gauche, pour ces occasions.
Mais la Trouille avait dû entendre. Il y eut, sous les feuilles, un long froissement, un bruit de fuite; et, deux minutes plus tard, Victor reparut, d'un pas nonchalant. Il examina sa faux, il se remit enfin à la besogne. Et, comme Jean, de loin, lui demandait s'il avait la colique, il répondit:
—Juste!
La meule allait être finie, haute de quatre mètres, solide, arrondie en forme de ruche. Palmyre, de ses longs bras maigres, lança les dernières bottes, et Françoise, debout à la pointe, apparut alors grandie sur le ciel pâle, dans la clarté fauve du soleil couchant. Elle était tout essoufflée, toute vibrante de son effort, trempée de sueur, les cheveux collés à la peau, et si défaite, que son corsage bâillait sur sa petite gorge dure, et que sa jupe, aux agrafes arrachées, glissait de ses hanches.
—Oh! la, que c'est haut!… La tête me tourne.
Et elle riait avec un frisson, hésitante, n'osant plus descendre, avançant un pied qu'elle retirait vite.
—Non, c'est trop haut. Va quérir une échelle.
—Mais, bête! dit Jean, assieds-toi donc, laisse-toi glisser!
—Non, non, j'ai peur, je ne peux pas!
Alors, ce furent des cris, des exhortations, des plaisanteries grasses. Pas sur le ventre, ça le ferait enfler! Sur le derrière, à moins qu'elle n'y eût des engelures! Et lui, en bas, s'excitait, les regards levés vers cette fille dont il apercevait les jambes, peu à peu exaspéré de la voir si haut, hors de sa portée, pris inconsciemment d'un besoin de mâle, la rattraper et la tenir.
—Quand je te dis que tu ne te rompras rien!… Déboule, tu tomberas dans mes bras.
—Non, non!
Il s'était placé devant la meule, il élargissait les bras, lui offrait sa poitrine, pour qu'elle se jetât. Et, lorsque, se décidant, fermant les yeux, elle se laissa aller, sa chute fut si prompte, sur la pente glissante du foin, qu'elle le culbuta, en lui enfourchant les côtes de ses deux cuisses. Par terre, les cottes troussées, elle étranglait de rire, elle bégayait qu'elle ne s'était pas fait de mal. Mais, à la sentir brûlante et suante contre sa face, il l'avait empoignée. Cette odeur âcre de fille, ce parfum violent de foin fouetté de grand air, le grisaient, raidissaient tous ses muscles, dans une rage brusque de désir. Puis, c'était autre chose encore, une passion ignorée pour cette enfant, et qui crevait d'un coup, une tendresse de coeur et de chair, venue de loin, grandie avec leurs jeux et leurs gros rires, aboutissant à cette envie de l'avoir, là, dans l'herbe.
—Oh! Jean, assez! tu me casses!
Elle riait toujours, croyant qu'il jouait. Et lui, ayant rencontré les yeux ronds de Palmyre, tressaillit et se releva, grelottant, de l'air éperdu d'un ivrogne que la vue d'un trou béant dégrise. Quoi donc? ce n'était pas Lise qu'il voulait, c'était cette gamine! Jamais l'idée de la peau de Lise contre la sienne, ne lui avait seulement fait battre le coeur; tandis que tout son sang l'étouffait, à la seule pensée d'embrasser Françoise. Maintenant, il savait pourquoi il se plaisait tant à rendre visite et à être utile aux deux soeurs. Mais l'enfant était si jeune! il en restait désespéré et honteux.
Justement, Lise revenait de chez les Fouan. En chemin, elle avait réfléchi.
Elle aurait mieux aimé Buteau, parce que, tout de même, il était le père de
son petit. Les vieux avaient raison, pourquoi se bousculer? Le jour où
Buteau dirait non, il y aurait toujours là Jean qui dirait oui.
Elle aborda ce dernier, et tout de suite:
—Pas de réponse, l'oncle ne sait rien… Attendons.
Effaré, frémissant encore, Jean la regardait, sans comprendre. Puis, il se souvint: le mariage, le mioche, le consentement de Buteau, toute cette affaire qu'il considérait, deux heures plus tôt, comme avantageuse pour elle et pour lui. Il se hâta de dire:
—Oui, oui, attendons, ça vaut mieux.
La nuit tombait, une étoile brillait déjà au fond du ciel couleur de violette. On ne distinguait, sous le crépuscule croissant, que les rondeurs vagues des premières meules, qui bossuaient l'étendue rase des prairies. Mais les odeurs de la terre chaude s'exhalaient plus fortes, dans le calme de l'air, et les bruits s'entendaient davantage, prolongés, d'une limpidité musicale. C'étaient des voix d'hommes et de femmes, des rires mourants, l'ébrouement d'une bête, le heurt d'un outil; tandis que, s'entêtant sur un coin de pré, les faucheurs allaient toujours, sans relâche; et le sifflement des faux montait encore, large, régulier, de cette besogne qu'on ne voyait plus.
V
Deux ans s'étaient passés, dans cette vie active et monotone des campagnes; et Rognes avait vécu, avec le retour fatal des saisons, le train éternel des choses, les mêmes travaux, les mêmes sommeils.
Il y avait en bas, sur la route, à l'encoignure de l'école, une fontaine d'eau vive, où toutes les femmes descendaient prendre leur eau de table, les maisons n'ayant que des mares, pour le bétail et l'arrosage. A six heures, le soir, c'était là que se tenait la gazette du pays; les moindres événements y trouvaient un écho, on s'y livrait à des commentaires sans fin sur ceux-ci qui avaient mangé de la viande, sur la fille à ceux-là, grosse depuis la Chandeleur; et, pendant les deux années, les mêmes commérages avaient évolué avec les saisons, revenant et se répétant, toujours des enfants faits trop tôt, des hommes soûls, des femmes battues, beaucoup de besogne pour beaucoup de misère. Il était arrivé tant de choses et rien du tout!
Les Fouan, dont la démission de biens avait passionné, vivotaient, si assoupis, qu'on les oubliait. L'affaire en était demeurée là, Buteau s'obstinait, et il n'épousait toujours pas l'aînée des Mouche, qui élevait son mioche. C'était comme Jean, qu'on avait accusé de coucher avec Lise: peut-être bien qu'il n'y couchait pas; mais, alors, pourquoi continuait-il à fréquenter la maison des deux soeurs? Ça semblait louche. Et l'heure de la fontaine aurait langui, certains jours, sans la rivalité de Coelina Macqueron et de Flore Lengaigne, que la Bécu jetait l'une sur l'autre, sous le prétexte de les réconcilier. Puis, en plein calme, venaient d'éclater deux gros événements, les prochaines élections et la question du fameux chemin de Rognes à Châteaudun, qui soufflèrent un terrible vent de commérages. Les cruches pleines restaient en ligne, les femmes ne s'en allaient plus. On faillit se battre, un samedi soir.
Or, justement, le lendemain, M. de Chédeville, député sortant, déjeunait à la Borderie, chez Hourdequin. Il faisait sa tournée électorale et il ménageait ce dernier, très puissant sur les paysans du canton, bien qu'il fût certain d'être réélu, grâce à son titre de candidat officiel. Il était allé une fois à Compiègne, tout le pays l'appelait «l'ami de l'empereur», et cela suffisait: on le nommait, comme s'il eût couché chaque soir aux Tuileries. Ce M. de Chédeville, un ancien beau, la fleur du règne de Louis-Philippe, gardait au fond du coeur des tendresses orléanistes. Il s'était ruiné avec les femmes, il ne possédait plus que sa ferme de la Chamade, du côté d'Orgères, où il ne mettait les pieds qu'en temps d'élection, mécontent du reste des fermages qui baissaient, pris sur le tard de l'idée pratique de refaire sa fortune dans les affaires. Grand, élégant encore, le buste sanglé et les cheveux teints, ils se rangeait, malgré ses yeux de braise au passage du dernier des jupons; et il préparait, disait-il, des discours importants sur les questions agricoles.
La veille, Hourdequin avait eu une violente querelle avec Jacqueline, qui voulait être du déjeuner.
—Ton député, ton député! est-ce que tu crois que je le mangerais?…
Alors, tu as honte de moi?
Mais il tint bon, il n'y eut que deux couverts, et elle boudait, malgré l'air galant de M. de Chédeville, qui, l'ayant aperçue, avait compris, et tournait sans cesse les yeux vers la cuisine, où elle était allée se renfermer dans sa dignité.
Le déjeuner tirait à sa fin, une truite de l'Aigre après une omelette, et des pigeons rôtis.
—Ce qui nous tue, dit M. de Chédeville, c'est cette liberté commerciale, dont l'empereur s'est engoué. Sans doute, les choses ont bien marché à la suite des traités de 1861, on a crié au miracle. Mais, aujourd'hui, les véritables effets se font sentir, voyez comme tous les prix s'avilissent. Moi, je suis pour la protection, il faut qu'on nous défende contre l'étranger.
Hourdequin, renversé sur sa chaise, ne mangeant plus, les yeux vagues, parla lentement.
—Le blé, qui est à dix-huit francs l'hectolitre, en coûte seize à produire. S'il baisse encore, c'est la ruine… Et chaque année, dit-on, l'Amérique augmente ses exportations de céréales. On nous menace d'une vraie inondation du marché. Que deviendrons-nous, alors?… Tenez! moi, j'ai toujours été pour le progrès, pour la science, pour la liberté. Eh bien! me voilà ébranlé, parole d'honneur! Oui, ma foi! nous ne pouvons crever de faim, qu'on nous protège!
Il se remit à son aile de pigeon, il continua:
—Vous savez que votre concurrent, M. Rochefontaine, le propriétaire des
Ateliers de construction de Châteaudun, est un libre-échangiste enragé?
Et ils causèrent un instant de cet industriel, qui occupait douze cents ouvriers; un grand garçon intelligent et actif, très riche d'ailleurs, tout prêt à servir l'empire, mais si blessé de n'avoir pu obtenir l'appui du préfet, qu'il s'était obstiné à se poser en candidat indépendant. Il n'avait aucune chance, les électeurs des campagnes le traitaient en ennemi public, du moment où il n'était pas du côté du manche.
—Parbleu! reprit M. de Chédeville, lui ne demande qu'une chose, c'est que le pain soit à bas prix, pour payer ses ouvriers moins cher.
Le fermier, qui allait se verser un verre de bordeaux, reposa la bouteille sur la table.
—Voilà le terrible! cria-t-il. D'un côté, nous autres, les paysans, qui avons besoin de vendre nos grains à un prix rémunérateur. De l'autre, l'industrie, qui pousse à la baisse, pour diminuer les salaires. C'est la guerre acharnée, et comment finira-t-elle, dites-moi?
En effet, c'était l'effrayant problème d'aujourd'hui, l'antagonisme dont craque le corps social. La question dépassait de beaucoup les aptitudes de l'ancien beau, qui se contenta de hocher la tête, en faisant un geste évasif.
Hourdequin, ayant empli son verre, le vida d'un trait.
—Ça ne peut pas finir… Si le paysan vend bien son blé, l'ouvrier meurt de faim; si l'ouvrier mange, c'est le paysan qui crève… Alors, quoi? je ne sais pas, dévorons-nous les uns les autres!
Puis, les deux coudes sur la table, lancé, il se soulagea violemment; et son secret mépris pour ce propriétaire qui ne cultivait pas, qui ignorait tout de la terre dont il vivait, se sentait à une certaine vibration ironique de sa voix.
—Vous m'avez demandé des faits pour vos discours… Eh bien! d'abord, c'est votre faute, si la Chamade perd, Robiquet, le fermier que vous avez là, s'abandonne, parce que son bail est à bout, et qu'il soupçonne votre intention de l'augmenter. On ne vous voit jamais, on se moque de vous et l'on vous vole, rien de plus naturel… Ensuite, il y a, à votre ruine, une raison plus simple: c'est que nous nous ruinons tous, c'est que la Beauce s'épuise, oui! la fertile Beauce, la nourrice, la mère!
Il continua. Par exemple, dans sa jeunesse, le Perche, de l'autre côté du Loir, était un pays pauvre, de maigre culture, presque sans blé, dont les habitants venaient se louer pour la moisson, à Cloyes, à Châteaudun, à Bonneval; et, aujourd'hui, grâce à la hausse constante de la main-d'oeuvre, voilà le Perche qui prospérait, qui bientôt l'emporterait sur la Beauce; sans compter qu'il s'enrichissait avec l'élevage, les marchés de Mondoubleau, de Saint-Calais et de Courtalain fournissaient le plat pays de chevaux, de boeufs et de cochons. La Beauce, elle, ne vivait que sur ses moutons. Deux ans plus tôt, lorsque le sang de rate les avait décimés, elle avait traversé une crise terrible, à ce point que, si le fléau eût continué, elle en serait morte.
Et il entama sa lutte à lui, son histoire, ses trente années de bataille avec la terre, dont il sortait plus pauvre. Toujours les capitaux lui avaient manqué, il n'avait pu amender certains champs comme il l'aurait voulu, seul le marnage était peu coûteux, et personne autre que lui ne s'en préoccupait. Même histoire pour les fumiers, on n'employait que le fumier de ferme, qui était insuffisant: tous ses voisins se moquaient, à le voir essayer des engrais chimiques, dont la mauvaise qualité, du reste, donnait souvent raison aux rieurs. Malgré ses idées sur les assolements, il avait dû adopter celui du pays, l'assolement triennal, sans jachères, depuis que les prairies artificielles et la culture des plantes sarclées se répandaient. Une seule machine, la machine à battre, commençait à être acceptée. C'était l'engourdissement mortel, inévitable, de la routine; et si lui, progressiste, intelligent, se laissait envahir, qu'était-ce donc pour les petits propriétaires, têtes dures, hostiles aux nouveautés? Un paysan serait mort de faim, plutôt que de ramasser dans son champ une poignée de terre et de la porter à l'analyse d'un chimiste, qui lui aurait dit ce qu'elle avait de trop ou de pas assez, la fumure qu'elle demandait, la culture appelée à y réussir. Depuis des siècles, le paysan prenait au sol, sans jamais songer à lui rendre, ne connaissant que le fumier de ses deux vaches et de son cheval, dont il était avare; puis, le reste allait au petit bonheur, la semence jetée dans n'importe quel terrain, germant au hasard, et le ciel injurié si elle ne germait pas. Le jour où, instruit enfin, il se déciderait à une culture rationnelle et scientifique, la production doublerait. Mais, jusque-là, ignorant, têtu, sans un sou d'avance, il tuerait la terre. Et c'était ainsi que la Beauce, l'antique grenier de la France, la Beauce plate et sans eau, qui n'avait que son blé, se mourait peu à peu d'épuisement, lasse d'être saignée aux quatre veines et de nourrir un peuple imbécile.
—Ah! tout fout le camp! cria-t-il avec brutalité. Oui, nos fils verront ça, la faillite de la terre… Savez-vous bien que nos paysans, qui jadis amassaient sou à sou l'achat d'un lopin, convoité des années, achètent aujourd'hui des valeurs financières, de l'espagnol, du portugais, même du mexicain? Et ils ne risqueraient pas cent francs pour amender un hectare! Ils n'ont plus confiance, les pères tournent dans leur routine comme des bêtes fourbues, les filles et les garçons n'ont que le rêve de lâcher les vaches, de se décrasser du labour pour filer à la ville… Mais le pis est que l'instruction, vous savez! la fameuse instruction qui devait sauver tout, active cette émigration, cette dépopulation des campagnes, en donnant aux enfants une vanité sotte et le goût du faux bien-être… A Rognes, tenez! ils ont un instituteur, ce Lequeu, un gaillard échappé à la charrue, dévoré de rancune contre la terre qu'il a failli cultiver. Eh bien! comment voulez-vous qu'il fasse aimer leur condition à ses élèves, lorsque tous les jours il les traite de sauvages, de brutes, et les renvoie au fumier paternel, avec le mépris d'un lettré?… Le remède, mon Dieu! le remède, ce serait assurément d'avoir d'autres écoles, un enseignement pratique, des cours gradués d'agriculture… Voilà, monsieur le député, un fait que je vous signale. Insistez là-dessus, le salut est peut-être dans ces écoles, s'il en est temps encore.
M. de Chédeville, distrait, plein de malaise sous cette masse violente de documents, se hâta de répondre:
—Sans doute, sans doute.
Et, comme la servante apportait le dessert, un fromage gras et des fruits, en laissant grande ouverte la porte de la cuisine, il aperçut le joli profil de Jacqueline, il se pencha, cligna les yeux, s'agita pour attirer l'attention de l'aimable personne; puis, il reprit de sa voix flûtée d'ancien conquérant:
—Mais vous ne me parlez pas de la petite propriété?
Il exprimait les idées courantes: la petite propriété créée en 89, favorisée par le code, appelée à régénérer l'agriculture; enfin, tout le monde propriétaire, chacun mettant son intelligence et sa force à cultiver sa parcelle.
—Laissez-moi donc tranquille! déclara Hourdequin. D'abord, la petite propriété existait avant 89, et dans une proportion presque aussi grande. Ensuite, il y a beaucoup à dire sur le morcellement, du bien et du mal.
De nouveau, les coudes sur la table, mangeant des cerises dont il crachait les noyaux, il entra dans les détails. En Beauce, la petite propriété, l'héritage en dessous de vingt hectares, était de quatre-vingts pour cent. Depuis quelque temps, presque tous les journaliers, ceux qui se louaient dans les fermes, achetaient des parcelles, des lots de grands domaines démembrés, qu'ils cultivaient à leur temps perdu. Cela, certes, était excellent, car l'ouvrier se trouvait dès lors attaché à la terre. Et l'on pouvait ajouter, en faveur de la petite propriété, qu'elle faisait des hommes plus dignes, plus fiers, plus instruits. Enfin, elle produisait proportionnellement davantage, et de qualité meilleure, le propriétaire donnant tout son effort. Mais que d'inconvénients d'autre part! D'abord, cette supériorité était due à un travail excessif, le père, la mère, les enfants se tuant à la tâche. Ensuite, le morcellement, en multipliant les transports, détériorait les chemins, augmentait les frais de production, sans parler du temps perdu. Quant à l'emploi des machines, il paraissait impossible, pour les trop petites parcelles, qui avaient encore le défaut de nécessiter l'assolement triennal, dont la science proscrirait certainement l'usage, car il était illogique de demander deux céréales de suite, l'avoine et le blé. Bref, le morcellement à outrance semblait si bien devenir un danger, qu'après l'avoir favorisé légalement, au lendemain de la Révolution, dans la crainte de la reconstitution des grands domaines, on en était à faciliter les échanges, en les dégrevant.
—Écoutez, continua-t-il, la lutte s'établit et s'aggrave entre la grande propriété et la petite… Les uns, comme moi, sont pour la grande, parce qu'elle paraît aller dans le sens même de la science et du progrès, avec l'emploi de plus en plus large des machines, avec le roulement des gros capitaux… Les autres, au contraire, ne croient qu'à l'effort individuel et préconisent la petite, rêvent de je ne sais quelle culture en raccourci, chacun produisant son fumier lui-même et soignant son quart d'arpent, triant ses semences une à une, leur donnant la terre qu'elles demandent, élevant ensuite chaque plante à part, sous cloche… Laquelle des deux l'emportera? Du diable si je m'en doute! Je sais bien, comme je vous le disais, que, tous les ans, de grandes fermes ruinées se démembrent autour de moi, aux mains de bandes noires, et que la petite propriété gagne certainement du terrain. Je connais, en outre, à Rognes, un exemple très curieux, une vieille femme qui tire de moins d'un arpent pour elle et son homme, un vrai bien-être, même des douceurs: oui, la mère Caca, comme ils l'ont surnommée, parce qu'elle ne recule pas à vider son pot et celui de son vieux dans ses légumes, selon la méthode des Chinois, paraît-il. Mais ce n'est guère là que du jardinage, je ne vois pas les céréales poussant par planches, comme les navets; et si, pour se suffire, le paysan doit produire de tout, que deviendraient donc nos Beaucerons, avec leur blé unique, dans notre Beauce découpée en damier?… Enfin, qui vivra verra bien à qui sera l'avenir, de la grande ou de la petite…
Il s'interrompit, criant:
—Et ce café, est-ce pour aujourd'hui?
Puis, en allumant sa pipe, il conclut:
—A moins qu'on ne les tue l'une et l'autre, tout de suite, et c'est ce qu'on est en train de faire… Dites-vous, monsieur le député, que l'agriculture agonise, qu'elle est morte, si l'on ne vient pas à son secours. Tout l'écrase, les impôts, la concurrence étrangère, la hausse continue de la main-d'oeuvre, l'évolution de l'argent qui va vers l'industrie et vers les valeurs financières. Ah! certes, on n'est pas avare de promesses, chacun les prodigue, les préfets, les ministres, l'empereur. Et puis, la route poudroie, rien n'arrive… Voulez-vous la stricte vérité? Aujourd'hui, un cultivateur qui tient le coup, mange son argent ou celui des autres. Moi, j'ai quelques sous en réserve, ça va bien. Mais que j'en connais qui empruntent à six, lorsque leur terre ne donne pas seulement le trois! La culbute est fatalement au bout. Un paysan qui emprunte est un homme fichu; il doit y laisser jusqu'à sa chemise. L'autre semaine encore, on a expulsé un de mes voisins, le père, la mère et quatre enfants jetés à la rue, après que les hommes de loi ont eu mangé le bétail, la terre et la maison… Pourtant, voici des années qu'on nous promet la création d'un crédit agricole à des taux raisonnables. Oui! va-t'en voir s'ils viennent!… Et ça dégoûte même les bons travailleurs, ils en arrivent à se tâter, avant de faire un enfant à leurs femmes. Merci! une bouche de plus, un meurt-la-faim qui serait désespéré de naître! Quand il n'y a pas de pain pour tous, on ne fait plus d'enfants, et la nation crève!
M. de Chédeville, décidément déconforté, risqua un sourire inquiet, en murmurant:
—Vous ne voyez pas les choses en beau.
—C'est vrai, il y a des jours où je flanquerais tout en l'air, répondit gaiement Hourdequin. Aussi voilà trente ans que les embêtements durent!… Je ne sais pas pourquoi je me suis entêté, j'aurais dû bazarder la ferme et faire autre chose. L'habitude sans doute, et puis l'espoir que ça changera, et puis la passion, pourquoi ne pas le dire? Cette bougresse de terre, quand elle vous empoigne, elle ne vous lâche plus… Tenez! regardez sur ce meuble, c'est bête peut-être, mais je suis consolé; lorsque je vois ça.
De sa main tendue, il désignait une coupe en argent, protégée contre les mouches par une mousseline, le prix d'honneur remporté dans un comice agricole. Ces comices, où il triomphait, étaient l'aiguillon de sa vanité, une des causes de son obstination.
Malgré l'évidente lassitude de son convive, il s'attardait à boire son café; et il versait du cognac dans sa tasse pour la troisième fois, lorsque, ayant tiré sa montre, il se leva en sursaut.
—Fichtre! deux heures, et moi qui ai une séance du conseil municipal!… Oui, il s'agit d'un chemin. Nous consentons bien à en payer la moitié, mais nous voudrions obtenir une subvention de l'État, pour le reste.
M. de Chédeville avait quitté sa chaise, heureux, délivré.
—Dites donc, je puis vous être utile, je vais vous l'obtenir, votre subvention… Voulez-vous que je vous conduise à Rognes dans mon cabriolet, puisque vous êtes pressé?
—Parfait!
Et Hourdequin sortit pour faire atteler la voiture, qui était restée au milieu de la cour. Quand il rentra, il ne trouva plus le député, il finit par l'apercevoir dans la cuisine. Celui-ci avait poussé la porte, et il se tenait là souriant, devant Jacqueline épanouie, à la complimenter de si près que leurs faces se touchaient presque: tous deux s'étaient flairés, s'étaient compris, et se le disaient, d'un clair regard.
Lorsque M. de Chédeville fut remonté dans son cabriolet, la Cognette retint un moment Hourdequin, pour lui souffler à l'oreille:
—Hein? il est plus gentil que toi, il ne trouve pas que je suis bonne à cacher, lui?
En chemin, pendant que la voiture roulait entre les pièces de blé, le fermier revint à la terre, à son éternel souci. Il offrait maintenant des notes écrites, des chiffres, car lui, depuis quelques années, tenait une comptabilité. Dans la Beauce, ils n'étaient pas trois à en faire autant, et les petits propriétaires, les paysans haussaient les épaules, ne comprenaient même pas. Pourtant, la comptabilité seule établissait la situation, indiquait ceux des produits qui étaient à profit, ceux qui étaient à perte; en outre, elle donnait le prix de revient et par conséquent de vente. Chez lui, chaque valet, chaque bête, chaque culture, chaque outil même, avait sa page, ses deux colonnes, le Doit et l'Avoir, si bien que, continuellement, il se trouvait renseigné sur le résultat de ses opérations, bon ou mauvais.
—Au moins, dit-il avec son gros rire, je sais comment je me ruine.
Mais il s'interrompit, pour jurer entre ses dents. Depuis quelques minutes, à mesure que le cabriolet avançait, il tâchait de se rendre compte d'une scène, au loin, sur le bord de la route. Malgré le dimanche, il avait envoyé là, pour faner une coupe de luzerne qui pressait, une faneuse mécanique d'un nouveau système, achetée récemment. Et le valet, ne se méfiant pas, ne reconnaissant pas son maître, dans cette voiture inconnue, continuait à plaisanter la mécanique, avec trois paysans qu'il avait arrêtés au passage.
—Hein! disait-il, en voilà, un sabot!… Et ça casse l'herbe, ça l'empoisonne. Ma parole! il y a trois moutons déjà qui en sont morts.
Les paysans ricanaient, examinaient la faneuse comme une bête farce et méchante. Un d'eux déclara:
—Tout ça, c'est des inventions du diable contre le pauvre monde…
Qu'est-ce qu'elles feront, nos femmes, si l'on se passe d'elles, aux foins?
—Ah bien! ce qu'ils s'en foutent, les maîtres? reprit le valet, en allongeant un coup de pied à la machine. Hue donc, carcasse!
Hourdequin avait entendu. Il sortit violemment le buste hors de la voiture, il cria:
—Retourne à la ferme, Zéphyrin, et fais-toi régler ton compte!
Le valet demeura stupide, les trois paysans s'en allèrent avec des rires d'insulte, des moqueries, lâchées très haut.
—Voilà! dit Hourdequin, en se laissant retomber sur la banquette. Vous avez vu… On dirait que nos outils perfectionnés leur brûlent les mains… Ils me traitent de bourgeois, ils donnent à ma ferme moins de travail que dans les autres, sous prétexte que j'ai de quoi payer cher; et ils sont soutenus par les fermiers, mes voisins, qui m'accusent d'apprendre dans le pays à mal travailler, furieux de ce que, disent-ils, ils ne trouveront bientôt plus du monde pour faire leur ouvrage comme au bon temps.
Le cabriolet entrait dans Rognes par la route de Bazoches-le-Doyen, lorsque le député aperçut l'abbé Godard qui sortait de chez Macqueron, où il avait déjeuné ce dimanche-là, après sa messe. Le souci de sa réélection le reprit, il demanda:
—Et l'esprit religieux, dans nos campagnes?
—Oh! de la pratique, rien au fond! répondit négligemment Hourdequin.
Il fit arrêter devant le cabaret de Macqueron, resté sur la porte avec l'abbé; et il présenta son adjoint, vêtu d'un vieux paletot graisseux. Mais Coelina, très propre dans sa robe d'indienne, accourait, poussait en avant sa fille Berthe, la gloire de la famille, habillée en demoiselle, d'une toilette de soie à petites raies mauves. Pendant ce temps, le village, qui semblait mort, comme emparessé par ce beau dimanche, se réveillait sous la surprise de cette visite extraordinaire. Des paysans sortaient un à un, des enfants se risquaient derrière les jupes des mères. Chez Lengaigne surtout, il y avait un remue-ménage, lui allongeant la tête, son rasoir à la main, sa femme Flore s'arrêtant de peser quatre sous de tabac pour coller sa face aux vitres, tous les deux ulcérés, enragés de voir que ces messieurs descendaient à la porte de leur rival. Et, peu à peu, les gens se rapprochaient, des groupes se formaient, Rognes savait déjà d'un bout à l'autre l'événement considérable.
—Monsieur le député, répétait Macqueron très rouge et embarrassé, c'est vraiment un honneur…
Mais M. de Chédeville ne l'écoutait pas, ravi de la jolie mine de Berthe, dont les yeux clairs, aux légers cercles bleuâtres, le regardaient hardiment. Sa mère disait son âge, racontait où elle avait fait ses études, et elle-même, souriante, saluante, invita le monsieur à entrer, s'il daignait.
—Comment donc, ma chère enfant! s'écria-t-il.
Pendant ce temps, l'abbé Godard, qui s'était emparé de Hourdequin, le suppliait une fois de plus de décider le conseil municipal à voter des fonds, pour que Rognes eût enfin un curé à demeure. Il y revenait tous les six mois, il donnait ses raisons: sa fatigue, ses continuelles querelles avec le village, sans compter l'intérêt du culte.
—Ne me dites pas non! ajouta-t-il vivement en voyant le fermier faire un geste évasif. Parlez-en toujours, j'attends la réponse.
Et, au moment où M. de Chédeville allait suivre Berthe, il se précipita, il l'arrêta, de son air têtu et bonhomme.
—Pardon, monsieur le député. La pauvre église, ici, est dans un tel état!… Je veux vous la montrer, il faut que vous m'obteniez des réparations. Moi, on ne m'écoute point… Venez, venez, je vous en prie.
Très ennuyé, l'ancien beau résistait, lorsque Hourdequin, apprenant de Macqueron que plusieurs des conseillers municipaux étaient à la mairie, où ils l'attendaient depuis une demi-heure, dit en homme sans gêne:
—C'est ça, allez donc voir l'église… Vous tuerez le temps jusqu'à ce que j'aie fini, et vous me ramènerez chez moi.
M. de Chédeville dut suivre l'abbé. Les groupes avaient grossi, plusieurs se mirent en marche, derrière ses talons. On s'enhardissait, tous songeaient à lui demander quelque chose.
Lorsque Hourdequin et Macqueron furent montés, en face, dans la salle de la mairie, ils y trouvèrent trois conseillers, Delhomme et deux autres. La salle, une vaste pièce passée à la chaux, n'avait d'autres meubles qu'une longue table de bois blanc et douze chaises de paille; entre les deux fenêtres, ouvrant sur la route, était scellée une armoire, dans laquelle on gardait les archives, mêlées à des documents administratifs dépareillés; et, autour des murs, sur des planches, s'empilaient des sceaux de toile à incendie, le don d'un bourgeois qu'on ne savait où caser, et qui restait encombrant et inutile, car l'on n'avait pas de pompe.
—Messieurs, dit poliment Hourdequin, je vous demande pardon, j'avais à déjeuner M. de Chédeville.
Aucun ne broncha, on ne sut s'ils acceptaient cette excuse. Ils avaient vu par la fenêtre arriver le député, et l'élection prochaine les remuait; mais ça ne valait rien de parler trop vite.
—Diable! déclara le fermier, si nous ne sommes que cinq, nous ne pourrons prendre aucune décision.
Heureusement Lengaigne entra. D'abord il avait résolu de ne pas aller au conseil, la question du chemin ne l'intéressant pas; et il espérait même que son absence entraverait le vote. Puis, la venue de M. de Chédeville le torturant de curiosité, il s'était décidé à monter, pour savoir.
—Bon! nous voilà six, nous pourrons voter, s'écria le maire.
Et Lequeu, qui servait de secrétaire, ayant paru d'un air rogue et maussade, le registre des délibérations sous le bras, rien ne s'opposa plus à ce qu'on ouvrît la séance. Mais Delhomme s'était mis à causer bas avec son voisin, Clou, le maréchal ferrant, un grand, sec et noir. Comme on les écoutait, ils se turent. Pourtant, on avait saisi un nom, celui du candidat indépendant, M. Rochefontaine; et tous alors, après s'être tâtés, tombèrent d'un mot, d'un ricanement, d'une simple grimace, sur ce candidat qu'on ne connaissait seulement point. Ils étaient pour le bon ordre, le maintien des choses, l'obéissance aux autorités qui assuraient la vente. Est-ce que ce monsieur-là se croyait plus fort que le gouvernement? est-ce qu'il ferait remonter le blé à trente francs l'hectolitre? C'était un fier aplomb, d'envoyer des prospectus, de promettre plus de beurre que de pain, lorsqu'on ne tenait à rien ni à personne. Ils en arrivaient à le traiter en aventurier, en malhonnête homme, battant les villages, histoire de voler leurs votes comme il aurait volé leurs sous. Hourdequin, qui aurait pu leur expliquer que M. Rochefontaine, libre échangiste, était, au fond dans les idées de l'empereur, laissait volontairement Macqueron étaler son zèle bonapartiste et Delhomme se prononcer avec son bon sens d'homme borné; tandis que Lengaigne, à qui sa situation de buraliste fermait la bouche, ravalait, en grognant dans un coin, ses vagues idées républicaines. Bien que M. de Chédeville n'eût pas été nommé une seule fois, tout ce qu'on disait le désignait, était comme un aplatissement devant son titre de candidat officiel.
—Voyons, messieurs, reprit le maire, si nous commencions.
Il s'était assis devant la table, sur son fauteuil de président, une chaise à dossier plus large, munie de bras. Seul, l'adjoint prit place à côté de lui. Les quatre conseillers restèrent deux debout, deux appuyés au rebord d'une fenêtre.
Mais Lequeu avait remis au maire une feuille de papier; et il lui parlait à l'oreille; puis, il sortit dignement.
—Messieurs, dit Hourdequin, voici une lettre que nous adresse le maître d'école.
Lecture en fut donnée. C'était une demande d'augmentation, basée sur l'activité qu'il déployait, trente francs de plus par an. Toutes les mines s'étaient rembrunies, ils se montraient avares de l'argent de la commune, comme si chacun d'eux avait eu à le sortir de sa poche, surtout pour l'école. Il n'y eut pas même de discussion, on refusa net.
—Bon! nous lui dirons d'attendre. Il est trop pressé, ce jeune homme…
Et, maintenant, abordons notre affaire du chemin.
—Pardon, monsieur le maire, interrompit Macqueron, je voudrais dire un mot à propos de la cure…
Hourdequin, surpris, comprit alors pourquoi l'abbé Godard avait déjeuné chez le cabaretier. Quelle ambition poussait donc à celui-ci, qu'il se mettait ainsi en avant? D'ailleurs, sa proposition subit le sort de la demande du maître d'école. Il eut beau faire valoir qu'on était assez riche pour se payer un curé à soi, que ce n'était vraiment guère honorable de se contenter des restes de Bazoches-le-Doyen: tous haussaient les épaules, demandaient si la messe en serait meilleure. Non, non! il faudrait réparer le presbytère, un curé à soi coûterait trop cher; et une demi-heure de l'autre, par dimanche, suffisait.
Le maire, blessé de l'initiative de son adjoint, conclut:
—Il n'y a pas lieu, le conseil a déjà jugé… Et maintenant à notre chemin, il faut en finir… Delhomme, ayez donc l'obligeance d'appeler M. Lequeu. Est-ce qu'il croit, cet animal, que nous allons délibérer sur sa lettre jusqu'à ce soir?
Lequeu, qui attendait dans l'escalier, entra d'un air grave; et, comme on ne lui fit pas connaître le sort de sa demande, il demeura pincé, inquiet, gonflé de sourdes insultes: ah! ces paysans, quelle sale race! Il dut prendre dans l'armoire le plan du chemin et venir le déplier sur la table.
Le conseil le connaissait bien, ce plan. Depuis des années, il traînait là. Mais ils ne s'en rapprochèrent pas moins tous, ils s'accoudèrent, songèrent une fois de plus. Le maire énumérait les avantages, pour Rognes: une pente douce permettant aux voitures de monter à l'église; puis, deux lieues épargnées, sur la route actuelle de Châteaudun qui passait par Cloyes; et la commune n'aurait que trois kilomètres à sa charge, leurs voisins de Blanville ayant voté déjà l'autre tronçon, jusqu'au raccordement avec la grand'route de Châteaudun à Orléans. On l'écoutait, les yeux restaient cloués sur le papier, sans qu'une bouche s'ouvrît. Ce qui avait empêché le projet d'aboutir, c'était avant tout la question des expropriations. Chacun y voyait une fortune, s'inquiétait de savoir si une pièce à lui était touchée, s'il vendrait de sa terre cent francs la perche à la commune. Et, s'il n'avait pas de champ entamé, pourquoi donc aurait-il voté l'enrichissement des autres? Il se moquait bien de la pente plus douce, de la route plus courte! Son cheval tirerait davantage, donc!
Aussi Hourdequin n'avait-il pas besoin de les faire causer, pour connaître leur opinion. Lui ne désirait si vivement ce chemin que parce qu'il passait devant la ferme et desservait plusieurs de ses pièces. De même, Macqueron et Delhomme, dont les terrains allaient se trouver en bordure, poussaient au vote. Cela faisait trois; mais ni Clou, ni l'autre conseiller, n'avaient intérêt dans la question; et, quant à Lengaigne, il était violemment opposé au projet, n'ayant rien à y gagner d'abord, désespéré ensuite que son rival, l'adjoint, y gagnât quelque chose. Si Clou et l'autre, douteux, votaient mal, on serait trois contre trois. Hourdequin devint inquiet. Enfin, la discussion commença.
—A quoi ça sert? à quoi ça sert? répétait Lengaigne. Puisqu'on a déjà une route! C'est bien le plaisir de dépenser de l'argent, d'en prendre dans la poche de Jean pour le mettre dans la poche de Pierre… Encore, toi, tu as promis de faire cadeau de ton terrain.
C'était une sournoiserie à l'adresse de Macqueron. Mais celui-ci, qui regrettait amèrement son accès de libéralité, mentit avec carrure.
—Moi, je n'ai rien promis… Qui t'a dit ça?
—Qui? mais toi, nom de Dieu!… Et devant du monde! Tiens! monsieur Lequeu était là, il peut parler… N'est-ce pas, monsieur Lequeu?
Le maître d'école, que l'attente de son sort enrageait, eut un geste de brutal dédain. Est-ce que ça le regardait, leurs saletés d'histoires!
—Alors, vrai! continua Lengaigne, s'il n'y a plus d'honnêteté sur terre, autant vivre dans les bois!… Non, non! je n'en veux pas de votre chemin! Un joli vol!
Voyant les choses se gâter, le maire se hâta d'intervenir.
—Tout ça, ce sont des bavardages. Nous n'avons pas à entrer dans les querelles particulières… C'est l'intérêt public, l'intérêt commun, qui doit nous guider.
—Bien sûr, déclara sagement Delhomme. La route nouvelle rendra de grands services à toute la commune… Seulement, il faudrait savoir. Le préfet nous dit toujours: «Votez une somme, nous verrons après ce que le gouvernement pourra faire pour vous.» Et, s'il ne faisait rien, à quoi bon perdre notre temps à voter?
Du coup, Hourdequin crut devoir lancer la grosse nouvelle, qu'il tenait en réserve.
—A ce propos, messieurs, je vous annonce que M. de Chédeville s'engage à obtenir du gouvernement une subvention de la moitié des dépenses… Vous savez qu'il est l'ami de l'empereur. Il n'aura qu'à lui parler de nous, au dessert.
Lengaigne lui-même en fut ébranlé, tous les visages avaient pris une expression béate, comme si le saint-sacrement passait. Et la réélection du député se trouvait assurée en tous cas: l'ami de l'empereur était le bon, celui qui était à la source des places et de l'argent, l'homme connu, honorable, puissant, le maître! Il n'y eut d'ailleurs que des hochements de tête. Ces choses allaient de soi, pourquoi les dire?
Pourtant, Hourdequin restait soucieux de l'attitude muette de Clou. Il se leva, jeta un regard dehors; et, ayant aperçu le garde champêtre, il ordonna d'aller chercher le père Loiseau et de l'amener, mort ou vif. Ce Loiseau était un vieux paysan sourd, oncle de Macqueron, qui l'avait fait nommer membre du conseil, où il ne venait jamais, parce que, disait-il, ça lui cassait la tête. Son fils travaillait à la borderie, il était à l'entière dévotion du maire. Aussi, dès qu'il parut, effaré, celui-ci se contenta de lui crier, au fond d'une oreille, que c'était pour la route. Déjà, chacun écrivait gauchement son bulletin, le nez sur le papier, les bras élargis, afin qu'on ne pût lire. Puis, on procéda au vote de la moitié des dépenses, dans une petite boîte de bois blanc, pareille à un tronc d'église. La majorité fut superbe, il y eut six voix pour, une seule contre, celle de Lengaigne. Cet animal de Clou avait bien voté. Et la séance fut levée, après que chacun eut signé, sur le registre, la délibération, que le maître d'école avait préparée à l'avance, en laissant en blanc le résultat du vote. Tous s'en allaient pesamment, sans un salut, sans un serrement de main, débandés dans l'escalier.
—Ah! j'oubliais, dit Hourdequin à Lequeu, qui attendait toujours, votre demande d'augmentation est repoussée… Le conseil trouve qu'on dépense déjà trop pour l'école.
—Tas de brutes! cria le jeune homme, vert de bile, quand il fut seul.
Allez donc vivre avec vos cochons!
La séance avait duré deux heures, et Hourdequin retrouva devant la mairie M. de Chédeville, qui revenait seulement de sa tournée dans le village. D'abord, le curé ne lui avait pas fait grâce d'une des misères de l'église? le toit crevé, les vitraux cassés, les murs nus. Puis, comme il s'échappait enfin de la sacristie, qui avait besoin d'être repeinte, les habitants, tout à fait enhardis, se l'étaient disputé, chacun l'emmenant, ayant une réclamation à présenter, une faveur à obtenir. L'un l'avait traîné à la mare commune, qu'on ne curait plus par manque d'argent; l'autre voulait un lavoir couvert au bord de l'Aigre, à une place qu'il indiquait; un troisième réclamait l'élargissement de la route devant sa porte, pour que sa voiture pût tourner; jusqu'à une vieille femme, qui, après avoir poussé le député chez elle, lui montra ses jambes enflées, en lui demandant si, à Paris, il ne connaissait point un remède. Effaré, essoufflé, il souriait, faisait le débonnaire, promettait toujours. Ah! un brave homme, pas fier avec le pauvre monde!
—Eh bien! partons-nous? demanda Hourdequin. On m'attend à la ferme.
Mais, justement, Coelina et sa fille Berthe accouraient de nouveau sur leur porte, en suppliant M. de Chédeville d'entrer un instant; et celui-ci n'aurait pas mieux demandé, respirant enfin, soulagé de retrouver les jolis yeux clairs et meurtris de la jeune personne.
—Non, non! reprit le fermier, nous n'avons pas le temps, une autre fois!
Et il le força, étourdi, à remonter dans le cabriolet; pendant que, sur une interrogation du curé resté là, il répondait que le conseil avait laissé en l'état la question de la paroisse. Le cocher fouetta son cheval, la voiture fila, au milieu du village familier et ravi. Seul, furieux, l'abbé refit à pied ses trois kilomètres, de Rognes à Bazoches-le-Doyen.
Quinze jours plus lard, M. de Chédeville était nommé à une grande majorité; et, dès la fin d'août, il avait tenu sa promesse, la subvention était accordée à la commune, pour l'ouverture de la nouvelle route. Les travaux commencèrent tout de suite.
Le soir du premier coup de pioche, Coelina, maigre et noire, était à la fontaine, à écouter la Bécu, qui, longue, les mains nouées sous son tablier, parlait sans fin. Depuis une semaine, la fontaine se trouvait révolutionnée par cette grosse affaire du chemin: on ne parlait que de l'argent accordé aux uns, que de la rage médisante des autres. Et la Bécu, chaque jour, tenait Coelina au courant de ce que disait Flore Lengaigne; non, pour les fâcher, bien sûr; mais, au contraire, pour les faire s'expliquer, parce que c'était la meilleure façon de s'entendre. Des femmes s'oubliaient, droites, les bras ballants, leurs cruches pleines à leurs pieds.
—Alors donc, elle a dit comme ça que c'était arrangé entre l'adjoint et le maire, histoire de voler sur les terrains. Et elle a encore dit que votre homme avait deux paroles…
A ce moment Flore sortait de chez elle, sa cruche à la main. Quand elle fut là, grosse, molle, Coelina, qui éclatait tout de suite en paroles sales, les poings sur les hanches, dans son honnêteté rêche, se mit à l'arranger de la belle façon, lui jetant au nez sa garce de fille, l'accusant elle-même de se faire culbuter par les pratiques; et l'autre, traînant ses savates, pleurarde, se contentait de répéter:
—En v'là une salope! en v'là une salope!
La Bécu se précipita entre elles, voulut les forcer à s'embrasser, ce qui faillit les faire se prendre au chignon. Puis, elle lança une nouvelle:
—Dites donc, à propos, vous savez que les filles Mouche vont toucher cinq cents francs.
—Pas possible!
Et, du coup, la querelle fut oubliée, toutes se rapprochèrent, au milieu des cruches éparses. Parfaitement! le chemin, aux Cornailles, là-haut, longeait le champ des filles Mouche, qu'il rognait de deux cent cinquante mètres: à quarante sous le mètre, ça faisait bien cinq cents francs; et le terrain, en bordure, acquérait en outre une plus-value. C'était une chance.
—Mais alors, dit Flore, voilà Lise devenue un vrai parti, avec son mioche… Ce grand serin de Caporal a eu du nez tout de même de s'obstiner.
—A moins, ajouta Coelina, que Buteau ne reprenne la place… Sa part gagne aussi joliment, à cette route.
La Bécu se retourna, en les poussant du coude.
—Chut! taisez-vous!
C'était Lise, qui arrivait gaiement en balançant sa cruche. Et le défilé recommença devant la fontaine.
VI
Lise et Françoise, s'étant débarrassées de Blanchette, trop grasse et qui ne vêlait plus, avaient résolu, ce samedi-là, d'aller au marché de Cloyes acheter une autre vache. Jean offrit de les y conduire, dans une carriole de la ferme. Il s'était rendu libre pour l'après-midi, et le maître l'avait autorisé à prendre la voiture, ayant égard aux bruits d'accordailles qui couraient, entre le garçon et l'aînée des Mouche. En effet, le mariage était décidé; du moins, Jean avait promis de faire une démarche près de Buteau, la semaine suivante, pour lui poser la question. L'un des deux, il fallait en finir.
On partit donc vers une heure, lui sur le devant avec Lise, Françoise seule sur la seconde banquette. De temps à autre, il se tournait et souriait à celle-ci, dont les genoux, dans ses reins, le chauffaient. C'était grand dommage qu'elle eût quinze ans de moins que lui; et, s'il se résignait à épouser l'aînée, après bien des réflexions et des ajournements, ça devait être, tout au fond, dans l'idée de vivre en parent près de la cadette. Puis, on se laisse aller, on fait tant de chose en ne sachant pas pourquoi, lorsqu'on s'est dit un jour qu'on les ferait!
A l'entrée de Cloyes, il mit la mécanique, lança le cheval sur la pente raide du cimetière; et, comme il débouchait au carrefour de la rue Grande et de la rue Grouaise, pour remiser à l'auberge du Bon Laboureur, il désigna brusquement le dos d'un homme, qui enfilait cette dernière rue.
—Tiens! on croirait Buteau.
—C'est lui, déclara Lise. Sans doute qu'il va chez M. Baillehache…
Est-ce qu'il accepterait sa part?
Jean fit claquer son fouet en riant.
—On ne sait pas, il est si malin!
Buteau n'avait pas semblé les voir, bien qu'il les eût reconnus de loin. Il marchait, l'échine ronde; et tous deux le regardèrent s'éloigner, en songeant, sans le dire, qu'on allait pouvoir s'expliquer. Dans la cour du Bon Laboureur, Françoise, restée muette, descendit la première, par une roue de la carriole. Cette cour était déjà pleine de voitures dételées, posées sur leurs brancards, tandis qu'un bourdonnement d'activité agitait les vieux bâtiments de l'auberge.
—Alors, nous y allons? demanda Jean, quand il revint de l'écurie, où il avait accompagné son cheval.
—Bien sur, tout de suite.
Pourtant, dehors, au lieu de gagner directement, par la rue du Temple, le marché des bestiaux, qui se tenait sur la place Saint-Georges, le garçon et les deux filles s'arrêtèrent, flânèrent le long de la rue Grande, parmi les marchandes de légumes et de fruits, installées aux deux bords. Lui, coiffé d'une casquette de soie, avait une grande blouse bleue, sur un pantalon de drap noir; elles également endimanchées, les cheveux serrés dans leurs petits bonnets ronds, portaient des robes semblables, un corsage de lainage sombre sur une jupe gris-fer, que coupait un grand tablier de cotonnade à minces raies roses; et ils ne se donnaient pas le bras, ils marchaient à la file, les mains ballantes, au milieu des coudoiements de la foule. C'était une bousculade de servantes, de bourgeoises, devant les paysannes accroupies, qui, venues chacune avec un ou deux paniers, les avaient simplement posés et ouverts par terre. Ils reconnurent la Frimat, les poignets cassés, ayant de tout dans ses deux paniers débordants, des salades, des haricots, des prunes, même trois lapins en vie. Un vieux, à côté, venait de décharger une carriole de pommes de terre, qu'il vendait au boisseau. Deux femmes, la mère et la fille, celle-ci, Norine, rouleuse et célèbre, étalaient sur une table boiteuse de la morue, des harengs salés, des harengs saurs, un vidage de fonds de baril dont la saumure forte piquait à la gorge. Et la rue Grande, si déserte en semaine, malgré ses beaux magasins, sa pharmacie, sa quincaillerie, surtout ses Nouveautés parisiennes, le bazar de Lambourdieu, n'était plus assez large chaque samedi, les boutiques combles, la chaussée barrée par l'envahissement des marchandes.
Lise et Françoise, suivies de Jean, poussèrent de la sorte jusqu'au marché à la volaille, qui était rue Beaudonnière. Là, des fermes avaient envoyé de vastes paniers à claire-voie, où chantaient des coqs et d'où sortaient des cous effarés de canards. Des poulets morts et plumés, s'alignaient dans des caisses, par lits profonds. Puis, c'étaient encore des paysannes, chacune apportant ses quatre ou cinq livres de beurre, ses quelques douzaines d'oeufs, ses fromages, les grands maigres, les petits gras, les affinés, gris de cendre. Plusieurs étaient venues avec deux couples de poules liées par les pattes. Des dames marchandaient, un gros arrivage d'oeufs attroupait du monde devant une auberge, Au Rendez-vous des Poulaillers. Justement, parmi les hommes qui déchargeaient les oeufs, se trouvait Palmyre; car, le samedi, lorsque le travail manquait à Rognes, elle se louait à Cloyes, portant des fardeaux à se rompre les reins.
—En voilà une qui gagne son pain! fit remarquer Jean.
La foule augmentait toujours. Il arrivait encore des voitures par la route de Mondoubleau. Elles défilaient au petit trot sur le pont. A droite et à gauche, le Loir se déroulait, avec ses courbes molles, coulant au ras des prairies, bordé à gauche des jardins de la ville, dont les lilas et les faux-ébéniers laissaient pendre leurs branches dans l'eau. En amont, il y avait un moulin à tan, au tic-tac sonore, et un grand moulin à blé, un vaste bâtiment que les souffleurs, sur les toits, blanchissaient d'un vol continu de farine.
—Eh bien! reprit Jean, y allons-nous?
—Oui, oui.
Et ils revinrent par la rue Grande, ils s'arrêtèrent sur la place Saint-Lubin, en face de la mairie, où était le marché au blé. Lengaigne, qui avait apporté quatre sacs, se tenait là, debout, les mains dans les poches, au milieu d'un cercle de paysans, silencieux et le nez bas, Hourdequin causait, avec des gestes de colère. On avait espéré une hausse; mais le prix de dix-huit francs fléchissait lui-même, on craignait pour la fin une baisse de vingt-cinq centimes. Macqueron passa, ayant à son bras sa fille Berthe, lui en paletot mal dégraissé, elle en robe de mousseline, une botte de roses et de muguets sur son chapeau.
Comme Lise et Françoise, après avoir tourné par la rue du Temple, longeaient l'église Saint-Georges, contre laquelle s'installaient les marchands forains, de la mercerie et de la quincaillerie, des déballages d'étoffes, elles eurent une exclamation.
—Oh! tante Rose!
En effet, c'était la vieille Fouan, que sa fille Fanny, venue à la place de Delhomme, pour livrer de l'avoine, avait amenée avec elle dans sa voiture, histoire simplement de la distraire. Toutes les deux attendaient, plantées devant l'échoppe roulante d'un rémouleur, à qui la vieille avait donné ses ciseaux. Depuis trente ans, il les repassait.
—Tiens! c'est vous autres!
Fanny, s'étant retournée et ayant aperçu Jean, ajouta:
—Alors, vous êtes en promenade?
Mais, quand elles surent que les cousines allaient acheter une vache, pour remplacer Blanchette, elles s'intéressèrent, elles les accompagnèrent, l'avoine d'ailleurs étant livrée. Le garçon, mis à l'écart, marcha derrière les quatre femmes, espacées et de front: et l'on déboucha de la sorte sur la place Saint-Georges.
Cette place, un vaste carré, s'étendait derrière le chevet de l'église, qui, de son vieux clocher de pierre, avec son horloge, la dominait. Des allées de tilleuls touffus en fermaient les quatre faces, dont deux étaient défendues par des chaînes scellées à des bornes, et dont les deux autres se trouvaient garnies de longues barres de bois, auxquelles on attachait les bestiaux. De ce côté de la place, donnant sur des jardins, l'herbe poussait, on se serait cru dans un pré; tandis que le côté opposé, longé par deux routes, bordé de cabarets, A Saint-Georges, A la Racine, Aux bons Moissonneurs, était piétiné, durci, blanchi d'une poussière, que des souffles de vent envolaient.
Lise et Françoise, accompagnées des autres, eurent de la peine à traverser le carré central, où stationnait la foule. Parmi la masse des blouses, confuse et de tous les bleus, depuis le bleu dur de la toile neuve, jusqu'au bleu pâle des toiles déteintes par vingt lavages, on ne voyait que les taches rondes et blanches des petits bonnets. Quelques dames promenaient la soie miroitante de leurs ombrelles. Il y avait des rires, des cris brusques, qui se perdaient dans le grand murmure vivant, que parfois coupaient des hennissements de chevaux et des meuglements de vaches. Un âne, violemment, se mit à braire.
—Par ici, dit Lise en tournant la tête.
Les chevaux étaient au fond, attachés à la barre, la robe nue et frémissante, n'ayant qu'une corde nouée au cou et à la queue. Sur la gauche, les vaches restaient presque toutes libres, tenues simplement en main par les vendeurs, qui les changeaient de place pour les mieux montrer. Des groupes s'arrêtaient, les regardaient; et là, on ne riait pas, on ne parlait guère.
Immédiatement, les quatre femmes tombèrent en contemplation devant une vache blanche et noire, une cotentine, qu'un ménage, l'homme et la femme, venait vendre: elle, en avant, très brune, l'air têtu, tenant la bête; lui, derrière, immobile et fermé. Ce fut un examen recueilli, profond, de cinq minutes; mais elles n'échangèrent ni une parole, ni un coup d'oeil; et elles s'en allèrent, elles se plantèrent de même, en face d'une seconde vache, à vingt pas de là. Celle-ci, énorme, toute noire, était offerte par une jeune fille, presque une enfant, l'air joli avec sa baguette de coudrier. Puis, il y eut encore sept ou huit stations, aussi longues, aussi muettes, d'un bout à l'autre de la ligne des bêtes à vendre. Et, enfin, les quatre femmes retournèrent devant la première vache, où, de nouveau, elles s'absorbèrent.
Cette fois, seulement, ce fut plus sérieux. Elles s'étaient rangées sur une seule ligne, elles fouillaient la cotentine sous la peau, d'un regard aigu et fixe. Du reste, la vendeuse elle aussi ne disait rien, les yeux ailleurs, comme si elle ne les avait pas vues revenir là et s'aligner.
Pourtant, Fanny se pencha, lâcha un mot tout bas à Lise. La vieille Fouan et Françoise se communiquèrent de même une remarque, à l'oreille. Puis, elles retombèrent dans leur silence et leur immobilité, l'examen continua.
—Combien? demanda tout d'un coup Lise.
—Quarante pistoles, répondit la paysanne.
Elles feignirent d'être mises en fuite; et, comme elles cherchaient Jean, elles eurent la surprise de le trouver derrière elles avec Buteau, causant tous les deux en vieux amis. Buteau, venu de la Chamade pour acheter un petit cochon, était là, en train d'en marchander un. Les cochons, dans un parc volant, au cul de la voiture qui les avait apportés, se mordaient et criaient, à faire saigner les oreilles.
—En veux-tu vingt francs? demanda Buteau au vendeur.
—Non, trente!
—Et zut! couche avec!
Et, gaillard, très gai, il vint vers les femmes, riant d'aise aux visages de sa mère, de sa soeur et de ses deux cousines, absolument comme s'il les eut quittées la veille. Du reste, elles-mêmes gardèrent leur placidité, sans paraître se rappeler les deux ans de querelle et de brouille. Seule, la mère, à qui l'on avait appris la première rencontre, rue Grouaise, le regardait de ses yeux bridés, cherchant à lire pourquoi il était allé chez le notaire. Mais ça ne se voyait pas. Ni l'un ni l'autre n'en ouvrirent la bouche.
—Alors, cousine, reprit-il, c'est donc que tu achètes une vache?… Jean m'a conté ça… Et, tenez! il y en a une là, oh! la plus solide du marché, une vraie bête!
—Il désignait précisément la cotentine blanche et noire.
—Quarante pistoles, merci! murmura Françoise.
—Quarante pistoles pour toi, petiote! dit-il en lui allongeant une tape dans le dos, histoire de plaisanter.
Mais elle se fâcha, elle lui rendit sa tape, d'un air furieux de rancune.
—Fiche-moi la paix, hein! Je ne joue pas avec les hommes.
—Il s'en égaya plus fort, il se tourna vers Lise, qui restait sérieuse, un peu pâle.
—Et toi, veux-tu que je m'en mêle? Je parie que je l'ai à trente pistoles… Paries-tu cent sous?
—Oui, je veux bien… Si ça te plaît d'essayer…
Rose et Fanny approuvaient de la tête, car elles savaient le garçon féroce au marché, têtu, insolent, menteur, voleur, à vendre les choses trois fois leur prix et à se faire donner tout pour rien. Les femmes le laissèrent donc s'avancer avec Jean, tandis qu'elles s'attardaient en arrière, afin qu'il n'eût pas l'air d'être avec elles.
La foule augmentait du côté des bestiaux, les groupes quittaient le centre ensoleillé de la place, pour se porter sous les allées. Il y avait là un va-et-vient continu, le bleu des blouses se fonçait à l'ombre des tilleuls, des taches mouvantes de feuilles verdissaient les visages colorés. Du reste, personne n'achetait encore, pas une vente n'avait eu lieu, bien que le marché fût ouvert depuis une heure. On se recueillait, on se tâtait. Mais, au-dessus des têtes, dans le vent tiède, un tumulte passa. C'était deux chevaux, attachés côte à côte, qui se dressaient et se mordaient, avec des hennissements furieux et le raclement de leurs sabots sur le pavé. On eut peur, des femmes s'enfuirent; pendant que, accompagnés de jurons, de grands coups de fouet qui claquaient comme des coups de feu, ramenaient le calme. Et, à terre, dans le vide laissé par la panique, une bande de pigeons s'abattit, marchant vite, piquant l'avoine du crottin.
—Eh bien! la mère, qu'est-ce que vous la vendez donc? demanda Buteau à la paysanne.
Celle-ci, qui avait vu le manège, répéta tranquillement:
—Quarante pistoles.
D'abord, il prit la chose en farce, il plaisanta, s'adressa à l'homme, toujours à l'écart et muet.
—Dis, vieux! ta bourgeoise est avec, à ce prix-là?
Mais, tout en goguenardant, il examinait de près la vache, la trouvait telle qu'il la faut pour être une bonne laitière, la tête sèche, aux cornes fines et aux grands yeux, le ventre un peu fort sillonné de grosses veines, les membres plutôt grêles, la queue mince, plantée très haut. Il se baissa, s'assura de la longueur des pis, de l'élasticité des trayons, placés carrément et bien percés. Puis, appuyé d'une main sur la bête, il entama le marché, en tâtant d'un air machinal les os de la croupe.
—Quarante pistoles, hein? c'est pour rire… Voulez-vous trente pistoles?
Et sa main s'assurait de la force et de la bonne disposition des os. Elle descendit ensuite, se coula entre les cuisses, à cet endroit où la peau nue, d'une belle couleur safranée, annonçait en lait abondant.
—Trente pistoles, ça va-t-il?
—Non, quarante, répondit la paysanne.
Il tourna le dos, il revint, et elle se décida à causer.
—C'est une bonne bête, allez, tout à fait. Elle aura deux ans à la Trinité et elle vêlera dans quinze jours… Pour sûr qu'elle ferait bien votre affaire.
—Trente pistoles, répéta-t-il.
Alors, comme il s'éloignait, elle jeta un coup d'oeil à son mari, elle cria:
—Tenez! c'est pour m'en aller… Voulez-vous à trente-cinq, tout de suite?
Il s'était arrêté, il dépréciait la vache. Ça n'était pas bâti, ça manquait de reins, enfin un animal qui avait souffert et qu'on nourrirait deux ans à perte. Ensuite, il prétendit qu'elle était blessée au pied, ce qui n'était pas vrai. Il mentait pour mentir, avec une mauvaise foi étalée, dans l'espoir de fâcher et d'étourdir la vendeuse. Mais elle haussait les épaules.
—Trente pistoles.
—Non, trente-cinq.
Elle le laissa partir. Il rejoignit les femmes, il leur dit que ça mordait, qu'il fallait en marchander une autre. Et le groupe alla se planter devant la grande vache noire, qu'une jolie fille tenait à la corde. Celle-ci n'était justement que de trois cents francs. Il parut ne pas la trouver trop cher, s'extasia, et brusquement retourna vers la première.
—Alors, c'est dit, je vais porter mon argent ailleurs?
—Dame! s'il y avait possibilité, mais il n'y a pas possibilité… Faut y mettre plus de courage, de votre part.
Et, se penchant, prenant le pis à pleine main:
—Voyez donc ça comme c'est mignon!
Il n'en convint pas, il dit encore:
—Trente pistoles.
—Non, trente-cinq.
Du coup, tout sembla rompu. Buteau avait pris le bras de Jean, pour bien marquer qu'il lâchait l'affaire. Les femmes les rejoignirent, émotionnées, trouvant, elles, que la vache valait les trois cent cinquante francs. Françoise, surtout, à qui elle plaisait, parlait de conclure à ce prix. Mais Buteau s'irrita: est-ce qu'on se laissait voler de la sorte? Et pendant près d'une heure, il tint bon, au milieu de l'anxiété des cousines, qui frémissaient, chaque fois qu'un acheteur s'arrêtait devant la bête. Lui, non plus, ne la quittait pas du coin de l'oeil; mais c'était le jeu, il fallait avoir l'estomac solide. Personne, à coup sûr, n'allait sortir son argent si vite: on verrait bien s'il y avait un imbécile pour la payer plus de trois cents francs. Et, en effet, l'argent ne paraissait toujours pas, quoique le marché tirât à sa fin.
Sur la route, maintenant, on essayait des chevaux. Un, tout blanc, courait, excité par le cri guttural d'un homme, qui tenait la corde et qui galopait près de lui; tandis que Patoir, le vétérinaire, bouffi et rouge, planté avec l'acheteur au coin de la place, les deux mains dans les poches, regardait et conseillait, à voix haute. Les cabarets bourdonnaient d'un continuel flot de buveurs, entrant, sortant, rentrant, dans les débats interminables des marchandages. C'était le plein de la bousculade et du vacarme, à ne plus s'entendre: un veau, séparé de sa mère, beuglait sans fin; des chiens, parmi la foule, des griffons noirs, de grands barbets jaunes, se sauvaient en hurlant, une patte écrasée; puis, dans des silences brusques, on n'entendait plus qu'un vol de corbeaux, dérangés par le bruit, tournoyant, croassant à la pointe du clocher. Et, dominant la senteur chaude du bétail, une violente odeur de corne roussie, une peste sortait d'une maréchalerie voisine, où les paysans profitaient du marché pour faire ferrer leurs bêtes.
—Hein? trente! répéta Buteau sans se lasser, en se rapprochant de la paysanne.
—Non, trente-cinq!
Alors, comme un autre acheteur était là, marchandant lui aussi, il saisit la vache aux mâchoires, les lui ouvrit de force, pour voir les dents. Puis, il les lâcha, avec une grimace. Justement, la bête s'était mise à, fienter, les bouses tombaient molles; et il les suivit des yeux, sa grimace s'accentuait. L'acheteur, un grand pâlot, impressionné, s'en alla.
—Je n'en veux plus, dit Buteau. Elle a un sang tourné.
Cette fois, la vendeuse commit la faute de s'emporter; et c'était ce qu'il voulait, elle le traita salement, il répondit par un flot d'ordures. On s'attroupait, on riait. Derrière la femme, le mari ne bougeait toujours point. Il finit par la toucher du coude, et brusquement elle cria:
—La prenez-vous à trente-deux pistoles?
—Non, trente!
Il s'en allait de nouveau, elle le rappela d'une voix étranglée.
—Eh bien, sacré bougre, emmenez-la!… Mais, nom de Dieu! si c'était à refaire, j'aimerais mieux vous foutre ma main sur la figure!
Elle était hors d'elle, tremblante de fureur. Lui riait bruyamment, ajoutait des galanteries, offrait de coucher, pour le reste.
Tout de suite, Lise s'était rapprochée. Elle tira la paysanne à l'écart, lui donna ses trois cents francs, derrière un tronc d'arbre. Déjà Françoise tenait la vache, mais il fallut que Jean poussa la bête par derrière, car elle refusait de démarrer. On piétinait depuis deux heures, Rose et Fanny avaient attendu le dénouement, muettes, sans lassitude. Enfin, comme on partait, on chercha Buteau disparu, on le retrouva qui tapait sur le ventre du marchand de cochons. Il venait d'avoir son petit cochon à vingt francs; et, pour payer, il compta d'abord son argent dans sa poche, il ne sortit que juste la somme, la recompta dans son poing à demi fermé. Ce fut tout une affaire ensuite, quand il voulut fourrer le cochon au fond d'un sac, qu'il avait apporté sous sa blouse. La toile mûre creva, les pattes de l'animal passèrent, ainsi que le groin. Et il le chargea de la sorte sur son épaule, il l'emporta grouillant, reniflant, poussant des cris atroces.
—Dis donc, Lise, et mes cent sous? réclama-t-il. J'ai gagné.
Elle les lui donna, pour rire, croyant qu'il ne les prendrait point. Mais il les prit très bien, les fit disparaître. Tous, lentement, se dirigèrent vers le Bon Laboureur.
C'était la fin du marché. L'argent luisait au soleil, sonnait sur les tables des marchands de vin. A la dernière minute, tout se bâclait. Dans l'angle de la place Saint-Georges, il ne restait que les quelques bêtes non vendues. Peu à peu, la foule avait reflué du côté de la rue Grande, où les marchandes de fruits et de légumes débarrassaient la chaussée, remportaient leurs paniers vides. De même, il n'y avait plus rien place de la Volaille, que de la paille et de la plume. Et déjà des carrioles partaient, on attelait dans les auberges, on dénouait les guides des chevaux attachés aux anneaux des trottoirs. Vers toutes les routes, de toutes parts, des roues fuyaient, des blouses bleues se gonflaient au vent, dans les secousses du pavé.
Lengaigne passa ainsi, au trot de son petit cheval noir, après avoir utilisé son dérangement, en achetant une faux. Macqueron et sa fille Berthe s'attardaient encore dans les boutiques. Quant à la Frimat, elle retournait à pied, et chargée comme au départ, car elle rapportait ses paniers pleins de crottin ramassé en route. Chez le pharmacien de la rue Grande, parmi les dorures, Palmyre, éreintée et debout, attendait qu'on lui préparât une potion pour son frère, malade depuis une semaine: quelque sale drogue qui lui mangeait vingt sous, sur les quarante si durement gagnés. Mais ce qui fit hâter le pas flâneur des filles Mouche et de leur société, ce fut d'apercevoir Jésus-Christ, très soûl, tenant la largeur de la rue. On croyait savoir qu'il avait emprunté, ce jour-là, en hypothéquant sa dernière pièce de terre. Il riait tout seul, des pièces de cent sous tintaient dans ses grandes poches.
Comme on arrivait enfin au Bon Laboureur, Buteau dit simplement, d'un air gaillard:
—Alors, vous partez?… Écoute donc, Lise, si tu restais avec ta soeur, pour que nous mangions un morceau?
Elle fut surprise, et comme elle se tournait vers Jean, il ajouta:
—Jean aussi peut rester, ça me fera plaisir.
Rose et Fanny échangèrent un coup d'oeil. Certainement, le garçon avait son idée. Sa figure ne contait toujours rien. N'importe! il ne fallait pas gêner les choses.
—C'est ça, dit Fanny, restez… Moi, je vais filer avec la mère. On nous attend.
Françoise, qui n'avait pas lâché la vache, déclara sèchement:
—Moi aussi, je m'en vais.
Et elle s'entêta. Elle s'agaçait à l'auberge, elle voulait emmener sa bête tout de suite. On dut céder, tellement elle devenait désagréable. Dès qu'on eut attelé, la vache fut attachée derrière la voiture, et les trois femmes montèrent.
A cette minute seulement, Rose, qui attendait une confession de son fils, s'enhardit à lui demander:
—Tu ne fais rien dire à ton père?
—Non, rien, répondit Buteau.
Elle le regardait dans les yeux, elle insista.
—C'est donc qu'il n'y a pas de nouveau?
—S'il y a du nouveau, vous le saurez quand il sera bon à savoir.
Fanny toucha son cheval, qui partit au pas, tandis que la vache, derrière, se laissait tirer, allongeant le cou. Et Lise demeura seule, entre Buteau et Jean.
Dès six heures, tous les trois s'attablèrent dans une salle de l'auberge, ouverte sur le café. Buteau, sans qu'on sût s'il régalait, était allé à la cuisine commander une omelette et un lapin. Lise, pendant ce temps, avait poussé Jean à s'expliquer, pour en finir et s'éviter une course. Mais on achevait l'omelette, on en était à la gibelotte, que le garçon, gêné, n'en avait encore rien fait. D'ailleurs, l'autre, non plus, ne semblait guère songer à tout ça. Il mangeait dur, riait la bouche élargie, allongeait par-dessous la table des coups de genoux à la cousine et au camarade, en bonne amitié. Puis, l'on causa plus sérieusement, il fut question de Rognes, du nouveau chemin; et, si pas un mot ne fut prononcé de l'indemnité de cinq cents francs, de la plus-value des terrains, cela pesa dès lors au fond de tout ce qu'ils disaient. Buteau revint à des farces, trinqua; tandis que, visiblement, dans ses yeux gris, passait l'idée de la bonne affaire, ce troisième lot devenu avantageux, cette ancienne à épouser, dont le champ, à côté du sien, avait presque doublé de valeur.
—Nom de Dieu! cria-t-il, est-ce que nous ne prenons pas du café?
—Trois cafés! demanda Jean.
Et une heure se passa à siroter, à vider le carafon d'eau-de-vie, sans que Buteau se déclarât. Il s'avançait, se reculait, traînait en longueur, comme s'il eût encore marchandé la vache. C'était fait au fond, mais fallait voir tout de même. Brusquement, il se tourna vers Lise, il lui dit:
—Pourquoi n'as-tu pas amené l'enfant?
Elle se mit à rire, comprenant que ça y était, cette fois; et elle lui allongea une tape, elle se contenta de répondre, heureuse, indulgente:
—Ah! cette rosse de Buteau!
Ce fut tout. Lui aussi rigolait. Le mariage était résolu.
Jean, embarrassé jusque-là, s'égaya avec eux, d'un air de soulagement. Même il parla enfin, il dit tout.
—Tu sais que tu fais bien de revenir, j'allais prendre ta place.
—Oui, on m'a conté ça… Oh! j'étais tranquille, vous m'auriez prévenu peut-être!
—Eh! sûr… D'autant que ça vaut mieux avec toi, à cause du gamin. C'est ce que nous avons toujours dit, n'est-ce pas, Lise?
—Toujours, c'est la vraie vérité!
Un attendrissement noyait leurs faces à tous trois; ils fraternisaient, Jean surtout, sans jalousie, étonné de pousser à ce mariage; et il fit apporter de la bière, Buteau ayant crié que, nom de Dieu! on boirait bien encore quelque chose. Les coudes sur la table, Lise entre eux, ils causaient maintenant des dernières pluies, qui avaient versé les blés.
Mais, dans la salle du café, à côté d'eux, Jésus-Christ, attablé avec un vieux paysan, soûl comme lui, faisait un vacarme intolérable. Tous, du reste, en blouse, buvant, fumant, crachant, dans la vapeur rousse des lampes, ne pouvaient parler sans crier; et sa voix dominait encore les autres cuivrée, assourdissante. Il jouait à «la chouine», une querelle venait d'éclater sur un dernier coup de cartes, entre lui et son compagnon, qui maintenait son gain d'un air de tranquille obstination. Pourtant, il paraissait avoir tort. Cela n'en finissait plus. Jésus-Christ, furieux, en arrivait à gueuler si haut, que le patron intervint. Alors, il se leva, circula de table en table, avec un acharnement d'ivrogne, promenant ses cartes, pour soumettre le coup aux autres consommateurs. Il assommait tout le monde. Et il se remit à crier, il revint vers le vieux, qui, fort de son mauvais droit, restait stoïque sous les injures.
—Lâche! feignant! sors donc un peu, que je te démolisse!
Puis, brusquement, Jésus-Christ reprit sa chaise en face de l'autre; et, calmé:
—Moi, je sais un jeu… Faut parier, hein! veux-tu?
Il avait sorti une poignée de pièces de cent sous, quinze à vingt, et il les planta en une seule pile devant lui.
—V'là ce que c'est… Mets-en autant.
Le vieux, intéressé, sortit sa bourse sans une parole, dressa une pile égale.
—Alors, moi, j'en prends une à ton tas, et regarde!
Il saisit la pièce, se la posa gravement sur la langue comme une hostie, puis, d'un coup de gosier, l'avala.
—A ton tour, prends à mon tas… Et celui qui en mange le plus à l'autre, les garde. V'là le jeu!
Les yeux écarquillés, le vieux accepta, fit disparaître une première pièce avec peine. Seulement, Jésus-Christ, tout en criant qu'il n'y avait pas besoin de se presser, gobait les écus comme des pruneaux. Au cinquième, il y eut une rumeur dans le café, un cercle se fit, pétrifié d'admiration. Ah! le bougre, quelle gargamelle, pour se coller ainsi de la monnaie dans le gésier! Le vieux avalait sa quatrième pièce, lorsqu'il se renversa, la face violette, étouffant, râlant; et, un moment, on le crut mort. Jésus-Christ s'était levé, très à l'aise, l'air goguenard: il en avait pour son compte dix dans l'estomac, c'était toujours trente francs de gain qu'il emportait.
Buteau, inquiet, craignant d'être compromis, si le vieux ne s'en tirait pas, avait quitté la table; et, comme il regardait les murs d'un oeil vague, sans parler de payer, bien que l'invitation vînt de lui, Jean régla la note. Cela acheva de rendre le gaillard très bon enfant. Dans la cour, après avoir attelé, il prit le camarade aux épaules.
—Tu sais, je veux que t'en sois. La noce sera pour dans trois semaines… J'ai passé chez le notaire, j'ai signé l'acte, tous les papiers seront prêts.
Et, faisant monter Lise dans sa voiture:
—Allons, houp! que je te ramène!… Je passerai par Rognes, ça ne m'allongera guère.
Jean revint seul dans sa voiture. Il trouvait ça naturel, il les suivit. Cloyes dormait, retombé à sa paix morte, éclairé par les étoiles jaunes des réverbères; et, de la cohue du marché, on n'entendait plus; que le pas attardé et trébuchant d'un paysan ivre. Puis, la route s'étendit toute noire. Il finit pourtant par apercevoir l'autre voiture, celle qui emportait le ménage. Ça valait mieux, c'était très bien. Et il sifflait fortement, rafraîchi par la nuit, libre et envahi d'une allégresse.