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La Terre

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VII

On était de nouveau à l'époque de la fenaison, par un ciel bleu et très chaud, que des brises rafraîchissaient; et l'on avait fixé le mariage au jour de la Saint-Jean, qui tombait cette année-là un samedi.

Les Fouan avaient bien recommandé à Buteau de commencer les invitations par la Grande, l'aînée de la famille. Elle exigeait des égards, en reine riche et redoutée. Aussi Buteau, un soir, s'en alla-t-il avec Lise, tous les deux endimanchés, la prier d'assister à la noce, à la cérémonie, puis au repas, qui devait avoir lieu chez la mariée.

La Grande tricotait, seule dans sa cuisine; et, sans ralentir le jeu des aiguilles, elle les regarda fixement, elle les laissa s'expliquer, redire à trois reprises les mêmes phrases. Enfin, de sa voix aiguë:

—A la noce, ah! non, bien sûr!… Qu'est-ce que j'irais faire, à la noce?… C'est bon pour ceux qui s'amusent.

Ils avaient vu sa face de parchemin se colorer, à l'idée de cette bombance qui ne lui coûterait rien; ils étaient certains qu'elle accepterait; mais l'usage voulait qu'on la priât beaucoup.

—Ma tante, là, vrai! ça ne peut pas se passer sans vous.

—Non, non, ce n'est point fait pour moi. Est-ce que j'ai le temps, est-ce que j'ai de quoi me mettre? C'est toujours de la dépense… On vit bien sans aller à la noce.

Ils durent répéter dix fois l'invitation, et elle finit par dire d'un air maussade:

—C'est bon, puisque c'est forcé, j'irai. Mais faut que ce soit vous pour que je me dérange.

Alors, en voyant qu'ils ne partaient pas, un combat se livra en elle, car d'habitude, dans cette circonstance, on offrait un verre de vin. Elle se décida, descendit à la cave, bien qu'il y eût là une bouteille entamée. C'était qu'elle avait, pour ces occasions, un reste de vin tourné, qu'elle ne pouvait boire, tant il était aigre, et qu'elle appelait du chasse-cousin. Elle emplit deux verres, elle regarda son neveu et sa nièce d'un oeil si rond, qu'ils durent les vider sans une grimace, pour ne pas la blesser. Ils la quittèrent, la gorge en feu.

Ce même soir, Buteau et Lise se rendirent à Roseblanche, chez les Charles.
Mais, là, ils tombèrent au-milieu d'une aventure tragique.

M. Charles était dans son jardin, très agité. Sans doute une violente émotion venait de le saisir, au moment où il nettoyait un rosier grimpant, car il tenait son sécateur à la main, et l'échelle était encore contre le mur. Il se contraignit pourtant, il les fit entrer au salon, où Élodie brodait de son air modeste.

—Ah! vous vous mariez dans huit jours. C'est très bien, mes enfants… Mais nous ne pourrons être des vôtres, Mme Charles est à Chartres, elle y restera une quinzaine.

Il souleva ses paupières lourdes, pour jeter un regard vers la jeune fille.

—Oui, dans les moments de presse, aux grandes foires, Mme Charles va donner là-bas un coup de main à sa fille… Vous savez, le commerce est le commerce, il y a des jours où l'on s'écrase, dans la boutique. Estelle a beau avoir pris le courant, sa mère lui est bien utile, d'autant plus que, décidément, notre gendre Vaucogne n'en fait guère… Et puis, Mme Charles est heureuse de revoir la maison. Que voulez-vous? nous y avons laissé trente ans de notre vie, ça compte!

Il s'attendrissait, ses yeux se mouillaient, vagues, fixés là-bas, dans le passé. Et c'était vrai, sa femme avait souvent la nostalgie de la petite maison de la rue aux Juifs, du fond de sa retraite bourgeoise, si douillette; si cossue, pleine de fleurs, d'oiseaux et de soleil. En fermant les paupières, elle retrouvait le vieux Chartres, dévalant sur le coteau, de la place de la Cathédrale aux bords de l'Eure. Elle arrivait, elle enfilait la rue de la Pie, la rue Porte-Cendreuse; puis, rue des Écuyers, pour couper au plus court, elle descendait le Tertre du Pied-Plat; et, de la dernière marche, le 19, faisant le coin de la rue aux Juifs et de la rue de la Planche-aux-Carpes, lui apparaissait, avec sa façade blanche, ses persiennes vertes, toujours closes. Les deux rues étaient misérables, elle en avait vu pendant trente ans les taudis et la population sordides, le ruisseau central charriant des eaux noires. Mais que de semaines, que de mois vécus chez elle, à l'ombre, sans même passer le seuil! Elle restait fière des divans et des glaces du salon, de la literie et de l'acajou des chambres, de tout ce luxe, de cette sévérité dans le confortable, leur création, leur oeuvre, à laquelle ils devaient la fortune. Une défaillance mélancolique la prenait au souvenir de certains coins intimes, au parfum persistant des eaux de toilette, à cette odeur spéciale de la maison entière, qu'elle avait gardée dans la peau comme un regret. Aussi attendait-elle les époques de gros travail, et elle partait rajeunie, joyeuse, après avoir reçu de sa petite-fille deux gros baisers, qu'elle promettait de transmettre à la mère, dès le soir, dans la confiserie.

—Ah! c'est contrariant, c'est contrariant! répétait Buteau, vraiment vexé à l'idée qu'il n'aurait pas les Charles. Mais si la cousine écrivait à notre tante de revenir?

Élodie, qui allait sur ses quinze ans, leva sa face de vierge bouffie et chlorotique, aux cheveux rares, de sang si pauvre, que le grand air de la campagne semblait l'anémier encore.

—Oh! non, murmura-t-elle, grand'mère m'a bien dit qu'elle en avait pour plus de deux semaines, avec les bonbons. Même qu'elle doit m'en apporter un sac, si je suis sage.

C'était un mensonge pieux. On lui apportait, à chaque voyage, des dragées qu'elle croyait fabriquées chez ses parents.

—Eh bien! proposa enfin Lise, venez sans elle, mon oncle, venez avec la petite.

Mais M. Charles n'écoutait plus, retombé dans son agitation. Il se rapprochait de la fenêtre, semblait guetter quelqu'un, renfonçait dans sa gorge une colère près de jaillir. Et, ne pouvant se contenir davantage, il renvoya la jeune fille d'un mot.

—Va jouer un instant, ma chérie.

Puis, quand elle s'en fut allée, habituée à sortir ainsi, dès que les grandes personnes causaient, il se planta au milieu de la pièce, croisa les bras, dans une indignation qui faisait trembler sa face correcte, grasse et jaune de magistrat retiré.

—Croyez-vous ça! avez-vous jamais vu une abomination pareille!… J'étais à nettoyer mon rosier, je monte sur le dernier échelon, je me penche de l'autre côté, machinalement, et qu'est-ce que j'aperçois?… Honorine, oui, ma bonne Honorine, avec un homme, l'un sur l'autre, les jambes à l'air, en train de faire leurs saletés… Ah! les cochons, les cochons! au pied de mon mur!

Il suffoquait, il se mit à marcher, avec des gestes nobles de malédiction.

—Je l'attends pour la flanquer à la porte, la gueuse, la misérable!… Nous n'en pouvons pas garder une. On nous les engrosse toutes. Au bout de six mois, c'est réglé, elles deviennent impossibles dans une famille honnête, avec leurs ventres… Et celle-ci, que je trouve à la besogne, et d'un coeur! Décidément, c'est la fin du monde, la débauche n'a plus de bornes!

Buteau et Lise, ahuris, partagèrent son indignation par déférence.

—Sûr, ce n'est pas propre, oh! non, pas propre!

Mais, de nouveau, il s'arrêtait devant eux.

—Et vous imaginez-vous Élodie montant à cette échelle, découvrant ça?
Elle, si innocente, qui ne sait rien de rien, dont nous surveillons
jusqu'aux pensées!… Ça fait trembler, parole d'honneur!… Quel coup, si
Mme Charles était ici!

Justement, à cette minute, comme il jetait un regard par la fenêtre, il aperçut l'enfant, cédant à une curiosité, le pied sur le premier échelon. Il se précipita, il lui cria d'une voix étranglée d'angoisse, comme s'il l'avait vue au bord d'un gouffre.

—Élodie! Élodie! descends, éloigne-toi, pour l'amour de Dieu!

Ses jambes se cassaient, il se laissa tomber dans un fauteuil, en continuant à se lamenter sur le dévergondage des bonnes. Est-ce qu'il n'en avait pas surpris une, au fond du poulailler, montrant à la petite comment les poules avaient le derrière fait! C'était déjà assez de tracas, dehors, d'avoir à lui épargner les grossièretés des paysans et le cynisme des animaux: il perdait courage, s'il devait trouver, dans sa maison, un foyer constant d'immoralité.

—La voici qui rentre, dit-il brusquement. Vous allez voir.

Il sonna, et il reçut Honorine, assis, sévèrement, ayant par un effort recouvré son calme digne.

—Mademoiselle, faites votre malle, et partez tout de suite. Je vous payerai vos huit jours.

La bonne, chétive, maigrichonne, l'air pauvre et honteux, voulut s'expliquer, bredouiller des excuses.

—Inutile, tout ce que je puis faire, c'est de ne pas vous livrer aux autorités pour attentat aux moeurs.

Alors, elle se révolta.

—Dites, c'est donc qu'on a oublié de payer la passe!

Il se leva tout droit, très grand, et la chassa d'un geste souverain, le doigt tendu vers la porte. Puis, quand elle fut partie, il se soulagea brutalement.

—A-t-on idée de cette putain qui déshonorait ma maison!

Sûr, c'en est une, ah! une vraie! répétèrent complaisamment Lise et Buteau.

Et ce dernier reprit:

—N'est-ce pas, c'est convenu, mon oncle, vous viendrez avec la petite?

M. Charles demeurait frémissant. Il était allé se regarder dans la glace, d'un mouvement inquiet; et il revenait, satisfait de lui.

—Où donc? Ah! oui, à votre mariage… C'est très bien ça, mes enfants, de vous marier… Comptez sur moi, j'irai; mais je ne vous promets pas d'amener Élodie, parce que, vous savez, à une noce, on en lâche… Hein? la garce, vous l'ai-je flanquée dehors! C'est qu'il ne faut pas que les femmes m'embêtent!… Au revoir, comptez sur moi.

Les Delhomme, chez qui Buteau et Lise se rendirent ensuite, acceptèrent, après les refus et les insistances d'usage. Il ne restait de la famille que Jésus-Christ à inviter. Mais, vraiment, il devenait insupportable, brouillé avec tous, inventant les plus sales affaires pour déconsidérer les siens; et l'on se décida à l'écarter, en tremblant qu'il ne s'en vengeât par quelque abomination.

Rognes était dans l'attente, ce fut un événement que ce mariage différé si longtemps. Hourdequin, le maire, se dérangea; mais, prié d'assister au repas du soir, il dut s'excuser, forcé justement, ce jour-là, d'aller coucher à Chartres pour un procès; et il promit que Mme Jacqueline viendrait, puisqu'on lui faisait aussi la politesse de l'inviter. On avait songé un instant à convier l'abbé Godard, afin d'avoir du monde bien. Seulement, dès les premiers mots, le curé s'emporta, parce qu'on fixait la cérémonie au jour de la Saint-Jean. Il avait une grand'messe, une fondation, à Bazoches-le-Doyen: comment voulait-on qu'il fût à Rognes le matin? Alors, les femmes, Lise, Rose, Fanny, s'entêtèrent; elles ne parlèrent pas d'invitation, il finit par céder; et il vint à midi, si furieux, qu'il leur lâcha leur messe dans un coup de colère, ce dont elles restèrent blessées profondément.

D'ailleurs, après des discussions, on avait résolu que la noce se ferait très simple, en famille, à cause de la situation de la mariée, avec son petit de trois ans bientôt. Pourtant, on était allé chez le pâtissier de Cloyes commander une tourte et le dessert, en se résignant à mettre dans ce dessert toute la dépense, pour montrer qu'on savait faire sauter les écus, lorsque l'occasion s'en présentait: il y aurait, comme à la noce de l'aînée des Coquart, les fermiers de Saint-Juste, un gâteau monté, deux crèmes, quatre assiettes de sucreries et de petits fours. A la maison, on aurait une soupe grasse, des andouilles, quatre poulets sautés, quatre lapins en gibelotte, du boeuf et du veau rôti. Et cela pour une quinzaine de personnes, on ne savait pas encore le nombre exact. S'il en restait le soir, on le finirait le lendemain.

Le ciel, un peu couvert le matin, s'était éclairci, et le jour s'achevait dans une tiédeur et une limpidité heureuses. On avait dressé le couvert au milieu de la vaste cuisine, en face de l'âtre et du fourneau, où rôtissaient les viandes, où bouillaient les sauces. Les feux chauffaient tellement la pièce, qu'on laissait larges ouvertes les deux fenêtres et la porte, par lesquelles entrait la bonne odeur pénétrante des foins, fraîchement coupés.

Depuis la veille, les filles Mouche se faisaient aider par Rose et Fanny. A trois heures, il y eut une émotion, lorsque parut la voiture du pâtissier, qui mettait aux portes les femmes du village. Tout de suite, on disposa le dessert sur la table pour le voir. Et justement, la Grande arrivait, en avance: elle s'assit, serra sa canne entre ses genoux, ne quitta plus le manger de ses yeux durs. S'il était permis de tant dépenser! Elle n'avait rien pris, le matin, pour en avaler davantage, le soir.

Les hommes, Buteau, Jean qui lui avait servi de témoin, le vieux Fouan, Delhomme accompagné de son fils Nénesse, tous en redingote et en pantalon noirs, avec de hauts chapeaux de soie, qu'ils ne quittaient pas, jouaient au bouchon, dans la cour. M. Charles arriva, seul, ayant reconduit la veille Élodie à son pensionnat de Châteaudun; et, sans y prendre part, il s'intéressa au jeu, il émit des réflexions judicieuses.

Mais, à six heures, lorsque tout se trouva prêt, il fallut attendre Jacqueline. Les femmes baissaient leurs jupes, qu'elles avaient retroussées avec des épingles, pour ne pas les salir devant le fourneau. Lise était en bleu, Françoise en rose, des soies d'un ton dur, démodées, que Lambourdieu leur avaient vendues le double de leur valeur, en les leur donnant comme la dernière nouveauté de Paris. La mère Fouan avait sorti la robe de popeline violette qu'elle promenait depuis quarante ans dans les noces du pays, et Fanny, vêtue de vert, portait tous ses bijoux, sa chaîne et sa montre, une broche, des bagues, des boucles d'oreilles. A chaque minute, une des femmes sortait sur la route, courait jusqu'au coin de l'église, pour voir si la dame de la ferme n'arrivait pas. Les viandes brûlaient, la soupe grasse, qu'on avait eu le tort de servir, refroidissait dans les assiettes. Enfin, il y eut un cri.

—La voilà! la voilà!

Et le cabriolet parut. Jacqueline en sauta lestement. Elle était charmante, ayant eu le goût, en jolie fille, de s'habiller de simple cretonne, blanche à pois rouge; et pas un bijou, la chair nue, rien que des brillants aux oreilles, un cadeau de Hourdequin, qui avait révolutionné les fermes d'alentour. Mais on fut surpris qu'elle ne renvoyât pas le valet qui l'avait amenée, après qu'on l'eut aidé à remiser la voiture. C'était un nommé Tron, une sorte de géant, la peau blanche, le poil roux, à l'air enfantin. Il venait du Perche, il était à la Borderie depuis une quinzaine comme garçon de cour.

—Tron reste, vous savez, dit-elle gaîment. Il me ramènera.

En Beauce, on n'aime guère les Percherons, qu'on accuse de fausseté et de sournoiserie. On se regardait: c'était donc un nouveau à la Cognette, cette grande bête-là? Buteau, très gentil, très farceur, depuis le matin, répondit:

—Bien sur qu'il reste! Ça suffit qu'il soit avec vous.

Lise ayant dit de commencer, on se mit à mit à table, dans une bousculade, avec des éclats de voix. Il manquait trois chaises, on courut chercher deux tabourets dépaillés, sur lesquels on plaça une planche. Déjà les cuillers tapaient ferme au fond des assiettes. La soupe était froide, couverte d'yeux de graisse qui se figeaient. Ça ne faisait rien, le vieux Fouan exprima cette idée qu'elle allait se réchauffer dans leur ventre, ce qui souleva une tempête de rires. Alors, ce fut un massacre, un engloutissement: les poulets, les lapins, les viandes défilèrent, disparurent, au milieu d'un terrible bruit de mâchoires. Très sobres chez eux, ils se crevaient d'indigestion chez les autres. La Grande ne parlait pas pour manger davantage, allant son train, d'un broiement continu; et c'était effrayant, ce qu'engouffrait ce corps sec et plat d'octogénaire, sans même enfler. Il était convenu que, par convenance, Françoise et Fanny s'occuperaient du service, pour que la mariée ne se levât pas; mais celle-ci ne pouvait se tenir, quittait sa chaise à chaque minute, se retroussait les manches, très attentionnée à vider une sauce ou à débrocher un rôti. Bientôt, du reste, la table entière s'en mêla, toujours quelqu'un était debout, se coupant du pain, tâchant de rattraper un plat. Buteau, qui s'était chargé du vin, ne suffisait plus; il avait bien eu, pour ne pas perdre son temps à boucher et à déboucher des bouteilles, le soin de mettre simplement un tonneau en perce; seulement, on ne le laissait pas manger, il devint nécessaire que Jean le relayât, en emplissant à son tour les litres. Delhomme, carrément assis, déclarait de son air sage qu'il fallait du liquide, si l'on ne voulait pas étouffer. Lorsqu'on apporta la tourte, large comme une roue de charrue, il y eût un recueillement, les godiveaux impressionnaient; et M. Charles poussa la politesse jusqu'à jurer sur son honneur qu'il n'en avait jamais vu de plus belle à Chartres. Du coup, le père Fouan, très en train, en lâcha une autre.

—Dites donc, si on se collait ça sur la fesse, ça y guérirait les crevasses!

La table se tordit, Jacqueline surtout, qui eu eut les larmes aux yeux.
Elle bégayait, elle ajoutait des choses qui se perdaient dans ses rires.

Les mariés étaient placés face à face, Buteau entre sa mère et la Grande, Lise entre le père Fouan et M. Charles; et les autres convives se trouvaient à leur plaisir, Jacqueline à côté de Tron, qui la couvait de ses yeux doux et stupides, Jean près de Françoise, séparé d'elle seulement par le petit Jules, sur lequel tous deux avaient promis de veiller; mais, dès la tourte, une forte indigestion se déclara, il fallut que la mariée allât coucher l'enfant. Ce fut ainsi que Jean et Françoise achevèrent de dîner côte à côte. Elle était très remuante, toute rouge du grand feu de l'âtre, brisée de fatigue et surexcitée pourtant. Lui, empressé, voulait se lever pour elle; mais elle s'échappait, elle tenait en outre tête à Buteau, qui, très taquin lorsqu'il était gentil, l'attaquait depuis le commencement du repas. Il la pinçait au passage, elle lui allongeait une tape, furieuse; puis, elle se relevait sous un prétexte, comme attirée, pour être pincée encore et le battre. Elle se plaignait d'avoir les hanches bleues.

—Reste donc là! répétait Jean.

—Ah! non, criait-elle, faut pas qu'il croie être mon homme aussi, parce qu'il est celui de Lise.

A la nuit noire, on avait allumé six chandelles. Depuis trois heures, on mangeait, lorsque enfin, vers dix heures, on tomba sur le dessert. Dès lors, on but du café, non pas une tasse, deux tasses, mais du café à plein bol, tout le temps. Les plaisanteries s'accentuaient: le café, ça donnait du nerf, c'était excellent pour les hommes qui dormaient trop; et, chaque fois qu'un des convives mariés en avalait une gorgée, on se tenait les côtes.

—Bien sur que tu as raison d'en boire, dit Fanny à Delhomme, très rieuse, jetée hors de sa réserve habituelle.

Il rougit, allégua posément pour excuse son trop de travail, pendant que leur fils Nénesse, la bouche grande ouverte, riait, au milieu de l'explosion de cris et de claques sur les cuisses, produite par cette confidence conjugale. D'ailleurs, le gamin avait tant mangé, qu'il en éclatait dans sa peau. Il disparut, on ne le retrouva qu'au départ, couché avec les deux vaches.

La Grande fut encore celle qui tint le plus longtemps. A minuit, elle s'acharnait sur les petits fours, avec le désespoir muet de ne pouvoir les finir. On avait torché les jattes des crèmes, balayé les miettes du gâteau monté. Et, dans l'abandon de l'ivresse croissante, les agrafes des corsages défaites, les boucles des pantalons lâchées, on changeait de place, on causait par petits groupes autour de la table, grasse de sauce, maculée de vin. Des essais de chansons n'avaient pas abouti, seule la vieille Rose, la face noyée, continuait à fredonner une polissonnerie de l'autre siècle, un refrain de sa jeunesse, dont sa tête branlante marquait la mesure. On était aussi trop peu pour danser, les hommes préféraient vider les litres d'eau-de-vie, en fumant leurs pipes, qu'ils tapaient sur la nappe, pour en faire tomber les culots. Dans un coin, Fanny et Delhomme supputaient à un sou près, devant Jean et Tron, quelle allait être la situation pécuniaire des mariés et quelles seraient leurs espérances: cela dura interminablement, chaque centimètre carré de terre était estimé, ils connaissaient toutes les fortunes de Rognes, jusqu'aux sommes représentées par le linge. A l'autre bout, Jacqueline s'était emparée de M. Charles, qu'elle contemplait avec un sourire invincible, ses jolis yeux pervers allumés de curiosité. Elle le questionnait.

—Alors, c'est drôle, Chartres? il y a du plaisir à y prendre?

Et lui répondait par un éloge du «tour de ville», la ligne de promenades plantées de vieux arbres, qui font à Chartres, une ceinture d'ombrages. En bas surtout, le long de l'Eure, les boulevards étaient très frais, en été. Puis, il y avait la cathédrale, il s'étendait sur la cathédrale, en homme bien renseigné et respectueux de la religion. Oui, un des plus beaux monuments, devenu trop vaste pour cette époque de mauvais chrétiens, presque toujours vide, au milieu de sa place déserte, que seules des ombres de dévotes traversaient en semaine; et, cette tristesse de grande ruine, il l'avait sentie, un dimanche qu'il y était entré, en passant, au moment des vêpres: on y grelottait, on n'y voyait pas clair, à cause des vitraux, si bien qu'il avait dû s'habituer au noir, avant de distinguer deux pensionnats de petites filles, perdues là comme une poignée de fourmis, chantant d'une voix aiguë de fifre, sous les voûtes. Ah! vraiment, ça serrait le coeur, qu'on abandonnât ainsi les églises pour les cabarets!

Jacqueline, étonnée, continuait à le regarder fixement, avec son sourire.
Elle finit par murmurer:

—Mais, dites donc, les femmes, à Chartres…

Il comprit, devint très grave, s'épancha pourtant, dans l'expansion de la soûlerie générale. Elle, très rose, frissonnante de petits rires, se poussait contre lui, comme pour entrer dans ce mystère d'un galop d'hommes, tous les soirs. Mais ce n'était pas ce qu'elle croyait, il lui en contait le dur travail, car il avait le vin mélancolique et paternel. Puis, il s'anima, lorsqu'elle lui eut dit qu'elle s'était amusée à passer, pour voir, devant la maison de Châteaudun, au coin de la rue Davignon et de la rue Loiseau, une petite maison délabrée, aux persiennes closes et à demi pourries. Derrière, dans un jardin mal tenu, une grosse boule de verre étamé reflétait la façade; tandis que, devant la lucarne du comble, changé en pigeonnier, des pigeons volaient, roucoulant au soleil. Ce jour-là, des enfants jouaient sur la marche de la porte, et l'on entendait les commandements, par-dessus le mur de la caserne de cavalerie voisine. Lui, l'interrompait, s'emportait. Oui, oui! il connaissait l'endroit, deux femmes dégoûtantes et éreintées, pas même des glaces en bas. C'étaient ces bouges qui déshonoraient le métier.

—Mais que voulez-vous faire dans une sous-préfecture? dit-il enfin, calmé, cédant à une philosophie tolérante d'homme supérieur.

Il était une heure du matin, on parla d'aller se coucher. Lorsqu'on avait eu un enfant ensemble, inutile, n'est-ce pas? d'y mettre des façons, pour se fourrer sous la couverture. C'était comme les farces, le poil à gratter, le lit déboulonné, les joujoux qui aboient quand on les presse, tout ça, avec eux, n'aurait guère été que de la moutarde après dîner. Le mieux était de boire encore un coup et de se dire bonsoir.

A ce moment, Lise et Fanny poussèrent un cri. Par la fenêtre ouverte, de l'ordure venait d'être jetée à pleine main, une volée de merde ramassée au pied de la haie; et les robes de ces dames se trouvaient perdues, éclaboussées du haut en bas. Quel était le cochon qui avait fait ça? On courut, on regarda sur la place, sur la route, derrière le mur. Personne. D'ailleurs, tous furent d'accord: c'était Jésus-Christ qui se vengeait de n'avoir pas été invité.

Les Fouan et les Delhomme partirent, M. Charles aussi. La Grande faisait le tour de la table, cherchant s'il ne restait rien; et elle se décida, après avoir dit à Jean que les Buteau crèveraient sur la paille. Dans le chemin, pendant que les autres, très ivres, culbutaient parmi les cailloux, on entendit son pas ferme et dur s'éloigner, avec les petits coups réguliers de sa canne?

Tron ayant attelé le cabriolet, pour Mme Jacqueline, celle-ci, sur le marchepied, se retourna.

—Est-ce que vous rentrez avec nous, Jean?… Non, n'est-ce pas?

Le garçon, qui s'apprêtait à monter, se ravisa, heureux de la laisser au camarade. Il la regarda se serrer contre le grand corps de son nouveau galant, il ne put s'empêcher de rire, quand la voiture eut disparu. Lui, rentrerait à pied, et il vint s'asseoir un instant sur le banc de pierre, dans la cour, près de Françoise, qui s'était mise là, étourdie de chaleur et de lassitude, en attendant que le monde fut parti. Les Buteau étaient déjà dans leur chambre, elle avait promis de fermer tout, avant de se coucher elle-même.

—Ah! qu'il fait bon là! soupira-t-elle, après cinq grandes minutes de silence.

Et le silence recommença, d'une paix souveraine. La nuit était criblée d'étoiles, fraîche, délicieuse. L'odeur des foins s'exhalait, montait si fort des prairies de l'Aigre, qu'elle embaumait l'air comme un parfum de fleur sauvage.

—Oui, il fait bon, répéta enfin Jean. Ça remet le coeur.

Elle ne répondit pas, et il s'aperçut qu'elle dormait. Elle glissait, elle s'appuyait contre son épaule. Alors, il demeura, une heure encore, songeant à des choses confuses. De mauvaises pensées l'envahirent, puis se dissipèrent. Elle était trop jeune, il lui semblait qu'en attendant, elle seule vieillirait et se rapprocherait de lui.

—Dis donc, Françoise, faut se coucher. On prendrait du mal.

Elle se réveilla en sursaut.

—Tiens! c'est vrai, on sera mieux dans son lit… Au revoir, Jean.

—Au revoir, Françoise.

TROISIÈME PARTIE

I

Enfin, Buteau la tenait donc, sa part, cette terre si ardemment convoitée, qu'il avait refusée pendant plus de deux ans et demi, dans une rage faite de désir, de rancune et d'obstination! Lui-même ne savait plus pourquoi il s'était ainsi entêté, brûlant au fond de signer l'acte, craignant d'être dupe, ne pouvant se consoler de n'avoir pas tout l'héritage, les dix-neuf arpents, aujourd'hui mutilés et épars. Depuis qu'il avait accepté, c'était une grande passion satisfaite, la joie brutale de la possession; et une chose la doublait, cette joie, l'idée que sa soeur et son frère étaient volés, que son lot valait davantage, à présent que le nouveau chemin bordait sa pièce. Il ne les rencontrait plus sans ricaner, en malin, disant avec des clins d'yeux:

—Tout de même, je les ai fichus dedans!

Et ce n'était point tout. Il triomphait encore de son mariage, si longtemps différé, des deux hectares que lui avait apportés Lise, touchant sa pièce, car la pensée du partage nécessaire entre les deux soeurs ne lui venait pas; ou, du moins, il le repoussait à une époque tellement lointaine qu'il espérait trouver d'ici là une façon de s'y soustraire. Il avait, en comptant la part de Françoise, huit arpents de labour, quatre de pré, environ deux et demi de vigne; et il les garderait, on lui arracherait plutôt un membre; jamais surtout il ne lâcherait la parcelle des Cornailles, au bord du chemin, laquelle, maintenant, mesurait près de trois hectares. Ni sa soeur ni son frère n'en avait une pareille; il en parlait les joues enflées, crevant d'orgueil.

Un an se passa, et cette première année de possession fut pour Buteau une jouissance. A aucune époque, quand il s'était loué chez les autres, il n'avait fouillé la terre d'un labour si profond: elle était à lui, il voulait la pénétrer, la féconder jusqu'au ventre. Le soir, il rentrait épuisé, avec sa charrue dont le soc luisait comme de l'argent. En mars, il hersa ses blés, en avril, ses avoines, multipliant les soins, se donnant tout entier. Lorsque les pièces ne demandaient plus de travail, il y retournait pour les voir, en amoureux. Il en faisait le tour, se baissait et prenait, de son geste accoutumé, une poignée, une motte grasse, qu'il aimait à écraser, à laisser couler entre ses doigts, heureux surtout s'il ne la sentait ni trop sèche ni trop humide, flairant bon le pain qui pousse.

Ainsi, la Beauce, devant lui, déroula sa verdure, de novembre à juillet, depuis le moment où les pointes vertes se montrent jusqu'à celui où les hautes tiges jaunissent. Sans sortir de sa maison, il la désirait sous ses yeux, il avait débarricadé la fenêtre de la cuisine, celle de derrière, qui donnait sur la plaine; et il se plantait là, il voyait dix lieues de pays, la nappe immense, élargie, toute nue, sous la rondeur du ciel. Pas un arbre, rien que les poteaux télégraphiques de la route de Châteaudun à Orléans, filant droit, à perte de vue. D'abord, dans les grands carrés de terre brune, au ras du sol, il n'y eut qu'une ombre verdâtre, à peine sensible. Puis, ce vert tendre s'accentua, des pans de velours vert, d'un ton presque uniforme. Puis, les brins montèrent et s'épaissirent, chaque plante prit sa nuance, il distingua de loin le vert jaune du blé, le vert bleu de l'avoine, le vert gris du seigle, des pièces à l'infini, étalées dans tous les sens, parmi les plaques rouges des trèfles incarnat. C'était l'époque où la Beauce est belle de sa jeunesse, ainsi vêtue de printemps, unie et fraîche à l'oeil, en sa monotonie. Les tiges grandirent encore, et ce fut la mer, la mer des céréales, roulante, profonde, sans bornes. Le matin, par les beaux temps, un brouillard rose s'envolait. A mesure que montait le soleil, dans l'air limpide, une brise soufflait par grandes haleines régulières, creusant les champs d'une houle, qui partait de l'horizon, se prolongeait, allait mourir à l'autre bout. Un vacillement pâlissait les teintes, des moires de vieil or couraient le long des blés, les avoines bleuissaient, tandis que les seigles frémissants avaient des reflets violâtres. Continuellement, une ondulation succédait à une autre, l'éternel flux battait sous le vent du large. Quand le soir tombait, des façades lointaines, vivement éclairées, étaient comme des voiles blanches, des clochers émergeant plantaient des mâts, derrière des plis de terrain. Il faisait froid, les ténèbres élargissaient cette sensation humide et murmurante de pleine mer, un bois lointain s'évanouissait, pareil à la tache perdue d'un continent.

Buteau, par les mauvais temps, la regarda aussi, cette Beauce ouverte à ses pieds, de même que le pêcheur regarde de sa falaise la mer démontée, où la tempête lui vole son pain. Il y vit un violent orage, une nuée noire qui la plomba d'un reflet livide, des éclairs rouges brûlant à la pointe des herbes, dans des éclats de foudre. Il y vit une trombe d'eau venir de plus de six lieues, d'abord un mince nuage fauve, tordu comme une corde, puis une masse hurlante accourant d'un galop de monstre puis, derrière, l'éventrement des récoltes, un sillage de trois kilomètres de largeur, tout piétiné, brisé, rasé. Ses pièces n'avaient pas souffert, il plaignait le désastre des autres avec des ricanements de joie intime. Et, à mesure que le blé montait, son plaisir grandissait. Déjà, l'îlot gris d'un village avait disparu à l'horizon, derrière le niveau croissant des verdures. Il ne restait que les toitures de la Borderie, qui, à leur tour, furent submergées. Un moulin, avec ses ailes, demeura seul, ainsi qu'une épave. Partout du blé, la mer de blé envahissante, débordante, couvrant la terre de son immensité verte.

—Ah! nom de Dieu! disait-il chaque soir en se mettant à table, si l'été n'est pas trop sec, nous aurons du pain toujours!

Chez les Buteau, on s'était installé. Les époux avaient pris la grande chambre du bas, et Françoise se contentait, au-dessus d'eux, de l'ancienne petite chambre du père Mouche, lavée, meublée d'un lit de sangle, d'une vieille commode, d'une table et de deux chaises. Elle s'occupait des vaches, menait sa vie d'autrefois. Pourtant, dans cette paix, une cause de mauvaise entente dormait, la question du partage entre les deux soeurs, laissée en suspens. Au lendemain du mariage de l'aînée, le vieux Fouan, qui était tuteur de la cadette, avait insisté pour que ce partage eût lieu, afin d'éviter tout ennui plus tard. Mais Buteau s'était récrié. A quoi bon? Françoise était trop jeune, elle n'avait pas besoin de sa terre. Est-ce qu'il y avait rien de changé? elle vivait chez sa soeur comme auparavant, on la nourrissait, on l'habillait; enfin, elle ne pouvait pas se plaindre, bien sûr. A toutes ces raisons, le vieux hochait la tête: on ne savait jamais ce qui arrivait, le mieux était de se mettre en règle; et la jeune fille elle-même insistait, voulait connaître sa part, quitte à la laisser ensuite aux soins de son beau-frère. Celui-ci, cependant, l'avait emporté par sa brusquerie bon enfant, obstiné et goguenard. On n'en parlait plus, il étalait partout la joie de vivre ainsi, gentiment, en famille.

—Faut de la bonne entente, je ne connais que ça!

En effet, au bout des premiers dix mois, il n'y avait pas encore eu de querelle entre les deux soeurs, ni dans le ménage, lorsque les choses, lentement, se gâtèrent. Cela commença par de méchantes humeurs. On se boudait, on en vint aux mots durs; et, dessous, le ferment du tien et du mien, continuant son ravage, gâtait peu à peu l'amitié.

Certainement, Lise et Françoise ne s'adoraient plus de leur grande tendresse d'autrefois. Personne, maintenant, ne les rencontrait, les bras à la taille, enveloppées du même châle, se promenant dans la nuit tombante. On les avait comme séparées, une froideur grandissait entre elles. Depuis qu'un homme était là, il semblait à Françoise qu'on lui prenait sa soeur. Elle qui, auparavant, partageait tout avec Lise, ne partageait pas cet homme; et il était ainsi devenu la chose étrangère, l'obstacle, qui lui barrait le coeur où elle vivait seule. Elle s'en allait sans embrasser son aînée, quand Buteau l'embrassait, blessée, comme si quelqu'un avait bu dans son verre. En matière de propriété, elle gardait ses idées d'enfant, elle apportait une passion extraordinaire: ça, c'est à moi, ça, c'est à toi; et, puisque sa soeur était désormais à un autre, elle la laissait, mais elle voulait ce qui était à elle, la moitié de la terre et de la maison.

Dans cette colère de Françoise, il y avait une autre cause, qu'elle-même n'aurait pu dire. Jusque-là, glacée par le veuvage du père Mouche, la maison, où l'on ne s'aimait pas, n'avait eu pour elle aucun souffle troublant. Et voilà qu'un mâle l'habitait, un mâle brutal, habitué à trousser les filles au fond des fossés, et dont les rigolades secouaient les cloisons, haletaient à travers les fentes des boiseries. Elle savait tout, instruite par les bêtes, elle en était dégoûtée et exaspérée. Dans la journée, elle préférait sortir pour les laisser faire leur cochonnerie à l'aise. Le soir, s'ils commençaient à rire en quittant la table, elle leur criait d'attendre au moins qu'elle eût fini la vaisselle. Et elle gagnait sa chambre, fermant les portes violemment, bégayant des insultes: Salops! salops! entre ses dents serrées. Malgré tout, elle croyait entendre encore ce qui se passait en bas. La tête enfoncée dans l'oreiller, le drap tiré jusqu'aux yeux, elle brûlait de fièvre, l'ouïe et la vue hantées d'hallucinations, souffrant des révoltes de sa puberté.

Le pis était que Buteau, en la voyant si occupée de ça, la plaisantait, par farce. Eh bien? quoi donc? qu'est-ce qu'elle dirait, quand il lui faudrait y passer? Lise, aussi, riait, ne trouvant là aucun mal. Et lui, alors, expliquait son idée sur la bagatelle: puisque le bon Dieu avait donné à chacun ce plaisir qui ne coûtait rien, il était permis de s'en payer tant qu'on pouvait, jusqu'aux oreilles; mais pas d'enfant, ah! pour ça, non! n'en fallait plus! On en faisait toujours trop, lorsqu'on n'était pas marié, par bêtise. Ainsi Jules, une fichue surprise tout de même, qu'il avait bien dû accepter. Mais, lorsqu'on était marié, on devenait sérieux, il se serait plutôt coupé comme un chat, que d'en recommencer un autre. Merci! pour qu'il y eût une bouche encore à la maison, où le pain, déjà, filait si raide! Aussi ouvrait-il l'oeil; se surveillant avec sa femme, si grasse, la mâtine, qu'elle goberait la chose du coup, disait-il, en ajoutant pour rire qu'il labourait dur et ne semait pas. Du blé, oh! du blé, tant que le ventre enflé de la terre pouvait en lâcher! mais des mioches, c'était fini, jamais!

Et, au milieu de ces continuels détails, de ces accouplements qu'elle frôlait et qu'elle sentait, le trouble de Françoise allait grandissant. On prétendait que son caractère changeait: elle était prise, en effet, d'humeurs inexplicables, avec des sautes continuelles, gaie, puis triste, puis bourrue et mauvaise. Le matin, elle suivait Buteau d'un regard noir, lorsque, sans se gêner, il traversait la cuisine, à moitié nu. Des querelles avaient éclaté entre elle et sa soeur pour des vétilles, pour une tasse qu'elle venait de casser: est-ce qu'elle n'était pas à elle aussi, cette tasse, la moitié au moins? est-ce qu'elle ne pouvait pas casser la moitié de tout, si ça lui plaisait? Sur ces questions de propriété, les disputes tournaient à l'aigu, laissaient des rancunes de plusieurs jours.

Vers cette époque, Buteau céda lui-même à une humeur exécrable. La terre souffrait d'une terrible sécheresse, pas une goutte d'eau n'était tombée depuis six semaines; et il rentrait les poings serrés, malade de voir les récoltes compromises, les seigles chétifs, les avoines maigres, les blés grillés avant d'être en grains. Il en souffrait positivement, comme les blés eux-mêmes, l'estomac rétréci, les membres noués de crampes, rapetissé, desséché de malaise et de colère. Aussi, un matin, pour la première fois, s'empoigna-t-il avec Françoise. Il faisait chaud, il était resté la chemise ouverte, la culotte déboutonnée, près de lui tomber des fesses, après s'être lavé au puits; et, comme il s'asseyait pour manger sa soupe, Françoise, qui le servait, tourna un instant derrière lui. Enfin, elle éclata, toute rouge.

—Dis, rentre ta chemise, c'est dégoûtant.

Il était mal planté, il s'emporta.

—Nom de Dieu! as-tu fini de m'éplucher?… Ne regarde pas, si ça t'offusque… Tas donc bien envie d'en tâter, morveuse, que t'es toujours là-dessus?

Elle rougit encore, elle bégaya, tandis que Lise avait le tort d'ajouter:

—Il a raison, tu nous embêtes à la fin… Va-t'en, si l'on n'est plus libre chez soi.

—C'est ça, je m'en irai, dit rageusement Françoise, qui sortit en faisant claquer la porte.

Mais, le lendemain, Buteau était redevenu gentil, conciliant et goguenard. Dans la nuit, le ciel s'était couvert, il tombait depuis douze heures une pluie fine, tiède, pénétrante, une de ces pluies d'été qui ravivent la campagne; et il avait ouvert la fenêtre, sur la plaine, il était là dés l'aube, à regarder cette eau, radieux, les mains dans les poches, répétant:

—Nous v'là bourgeois, puisque le bon Dieu travaille pour nous… Ah! sacré tonnerre! des journées passées comme ça, à faire le feignant, ça vaut mieux que les journées où l'on s'esquinte sans profit.

Lente, douce, interminable, la pluie ruisselait toujours; et il entendait la Beauce boire, cette Beauce sans rivières et sans sources, si altérée. C'était un grand murmure, un bruit de gorge universel, où il y avait du bien-être. Tout absorbait, se trempait, tout reverdissait dans l'averse. Le blé reprenait une santé de jeunesse, ferme et droit, portant haut l'épi, qui allait se gonfler, énorme, crevant de farine. Et lui, comme la terre, comme le blé, buvait par tous ses pores, détendu, rafraîchi, guéri, revenant se planter devant la fenêtre, pour crier:

—Allez, allez donc!… C'est des pièces de cent sous qui tombent!

Brusquement, il entendit quelqu'un ouvrir la porte, il se tourna, et il eut la surprise de reconnaître le vieux Fouan.

—Tiens! le père!… Vous venez donc de la chasse aux grenouilles?

Le vieux, après s'être battu avec un grand parapluie bleu, entra, en laissant ses sabots sur le seuil.

—Fameux coup d'arrosoir, dit-il simplement. Fallait ça.

Depuis un an que le partage était définitivement consommé, signé, enregistré, il n'avait plus qu'une occupation, celle d'aller revoir ses anciennes pièces. On le rencontrait toujours rôdant autour d'elles, s'intéressant, triste ou gai selon l'état des récoltes, gueulant contre ses enfants, parce que ce n'était plus ça, que c'était leur faute, si rien ne marchait. Cette pluie le ragaillardissait, lui aussi.

—Et alors, reprit Buteau, vous entrez nous voir, en passant?

Françoise, muette jusque-là, s'avança et dit d'une voix nette:

—Non, c'est moi qui ai prié mon oncle de venir.

Lise, debout devant la table, en train d'écosser des pois, lâcha la besogne, attendit, les bras ballants, le visage subitement dur. Buteau, qui avait d'abord fermé les poings, reprenait son air de rire, résolu à ne pas se fâcher.

—Oui, expliqua lentement le vieux, la petite a causé avec moi, hier… Vous voyez si j'avais raison de vouloir régler les affaires tout de suite. Chacun sa part, on ne se brouille pas pour ça: au contraire, ça empêche les disputes… Et, à cette heure, faut bien en finir. C'est son droit, n'est-ce pas? d'être fixée sur ce qui lui revient. Moi, je serai répréhensible… Alors donc, nous allons dire un jour et nous irons tous ensemble chez M. Baillehache.

Mais Lise ne put se contenir davantage.

—Pourquoi ne nous envoie-t-elle pas les gendarmes? On dirait qu'on la vole, bon sang!… Est-ce que je raconte dehors, moi, qu'elle est un vrai bâton merdeux, à ne pas savoir par quel bout la prendre?

Françoise allait répondre sur ce ton, lorsque Buteau, qui l'avait saisie par derrière, comme pour jouer, s'écria:

—En v'là des bêtises!… On s'asticote, mais on s'aime tout de même, pas vrai? Ça serait propre de ne pas être d'accord entre soeurs.

La jeune fille s'était dégagée d'une secousse, et la querelle allait reprendre, lorsqu'il eut une exclamation joyeuse, en voyant la porte s'ouvrir de nouveau.

—Jean!… Ah! quelle soupe! un vrai caniche!

En effet, Jean, venu au pas de course de la ferme, comme cela lui arrivait souvent, n'avait jeté qu'un sac sur ses épaules, pour se protéger; et il était trempé, ruisselant, fumant, riant lui-même en bon garçon. Pendant qu'il se secouait, Buteau, retourné devant la fenêtre, s'épanouissait de plus en plus, devant la pluie entêtée.

—Oh! ça tombe, ça tombe, c'est une bénédiction!… Non, vrai! c'est rigolo, tant ça tombe!

Puis, revenant:

—Tu arrives bien, toi. Ces deux-là se mangeaient… Françoise veut qu'on partage, pour nous quitter.

—Comment? cette gamine! cria Jean, saisi.

Son désir était devenu une passion violente, cachée; et il n'avait d'autre satisfaction que de la voir dans cette maison, où il était reçu en ami. Vingt fois déjà, il l'aurait demandée en mariage, s'il ne s'était pas trouvé si vieux pour elle si jeune: il avait beau attendre, les quinze années de différence ne se comblaient pas. Personne ne semblait se douter qu'il pût songer à elle, ni elle-même, ni sa soeur, ni son beau-frère. Aussi était-ce pour cela que ce dernier l'accueillait si cordialement, sans peur des suites.

—Gamine, ah! c'est le vrai mot, dit-il avec un haussement paternel des épaules.

Mais Françoise, raidie, les yeux à terre, s'entêtait.

—Je veux ma part.

—Ce serait le plus sage, murmura le vieux Fouan.

Alors, Jean la prit doucement par les poignets, l'attira contre ses genoux; et il la gardait ainsi, les mains frémissantes de lui sentir la peau, il lui parlait de sa bonne voix, qui s'altérait, à mesure qu'il la suppliait de rester. Où irait-elle? chez des étrangers, en condition à Cloyes ou à Châteaudun? Est-ce qu'elle n'était pas mieux, dans cette maison où elle avait grandi, au milieu de gens qui l'aimaient? Elle l'écoutait, et elle s'attendrissait à son tour; car, si elle ne pensait guère à voir en lui un amoureux, elle lui obéissait volontiers d'habitude, beaucoup par amitié et un peu par crainte, le trouvant très sérieux.

—Je veux ma part, répéta-t-elle, ébranlée; seulement, je ne dis pas que je m'en irai.

—Eh! bête, intervint Buteau, qu'est-ce que tu en ficheras, de ta part, si tu restes? Tu as tout, comme ta soeur, comme moi: pourquoi en veux-tu la moitié?… Non, c'est à crever de rire!… Écoutes-bien. Le jour où tu te marieras, on fera le partage.

Les yeux de Jean, fixés sur elle, vacillèrent, comme si son coeur eût défailli.

—Tu entends? le jour de ton mariage.

Elle ne répondait pas, oppressée.

Et, maintenant, ma petite Françoise, va embrasser ta soeur. Ça vaudra mieux.

Lise n'était pas mauvaise encore, dans sa gaieté bourdonnante de commère grasse; et elle pleura, lorsque Françoise se pendit à son cou. Buteau, enchanté d'avoir ajourné l'affaire, cria que, nom de Dieu! on allait boire un coup. Il apporta cinq verres, déboucha une bouteille, retourna en chercher une seconde. La face tannée du vieux Fouan s'était colorée, tandis qu'il expliquait que, lui, était pour le devoir. Tous burent, les femmes ainsi que les hommes, à la santé de chacun et de la compagnie.

—C'est bon, le vin! cria Buteau en reposant rudement son verre, eh bien! vous direz ce que vous voudrez, mais ça ne vaut pas cette eau qui tombe… Regardez-moi ça, en v'là encore, en v'là toujours! ah! c'est riche!

Et tous, en tas devant la fenêtre, épanouis, dans une sorte d'extase religieuse, regardaient ruisseler la pluie tiède, lente, sans fin, comme s'ils avaient vu, sous cette eau bienfaisante, pousser les grands blés verts.

II

Un jour de cet été, la vieille Rose, qui avait eu des faiblesses, et dont les jambes n'allaient plus, fit venir sa petite-nièce Palmyre, pour laver la maison, Fouan était sorti rôder à son habitude, autour des cultures; et, pendant que la misérable, sur les genoux, trempée d'eau, s'épuisait à frotter, l'autre la suivait pas à pas, toutes les deux remâchant les mêmes histoires.

D'abord, il fut question du malheur de Palmyre, que son frère Hilarion battait maintenant. Oui, cet innocent, cet infirme était devenu mauvais; et, comme il ne connaissait pas sa force, avec ses poings capables de broyer des pierres, elle craignait toujours d'être tuée, quand il l'empoignait. Mais elle ne voulait pas qu'on s'en mêlât, elle renvoyait le monde, arrivant à l'apaiser, dans l'infinie tendresse qu'elle gardait pour lui. L'autre semaine, il y avait eu un scandale dont tout Rognes causait encore, une telle batterie, que les voisins étaient accourus et l'avaient trouvé se livrant sur elle à des abominations.

—Dis, ma fille, demanda Rose pour provoquer ses confidences, c'est donc qu'il voulait te forcer, le brutal.

Palmyre, cessant de frotter, accroupie dans ses guenilles ruisselantes, se fâcha, sans répondre.

—Est-ce que ça les regardait, les autres? est-ce qu'ils avaient besoin d'entrer espionner chez nous?… Nous ne volons personne.

—Dame! reprit la vieille, pourtant si vous couchez ensemble, comme on le raconte, c'est très mal.

Un instant, la malheureuse resta muette, la face souffrante, les yeux vagues au loin; puis, cassée de nouveau en deux, elle bégaya, en coupant chaque phrase du va-et-vient de ses bras maigres.

—Ah! très mal, est-ce qu'on sait?… Le curé m'a fait demander, pour me dire que nous irions en enfer. Pas le pauvre chéri toujours… Un innocent, monsieur le curé, ai-je répondu, un garçon qui n'en sait pas plus long qu'un petit de trois semaines; et qui serait mort si je ne l'avais pas nourri, et qui n'a guère eu de bonheur d'être ce qu'il est!… A moi, n'est-ce pas? c'est mon affaire. Le jour où il m'étranglera, dans un des coups de rage qui le prennent à cette heure, je verrai bien si le bon Dieu veut me pardonner.

Rose, qui savait la vérité depuis longtemps, voyant qu'elle n'apprendrait aucun détail nouveau, conclut d'un air sage:

—Quand les choses sont d'une manière, elles ne sont pas d'une autre…
N'importe, ce n'est pas une vie que tu t'es faite, ma fille.

Et elle se lamenta sur ce que tout le monde avait son malheur. Ainsi, elle et son homme, en enduraient-ils des misères, depuis qu'ils avaient eu le bon coeur de se dépouiller pour leurs enfants! Dès lors, elle ne s'arrêta plus. C'était son éternel sujet de plaintes.

—Mon Dieu! les égards, on finit tout de même par s'en passer. Lorsque les enfants sont cochons, ils sont cochons… S'ils payaient la rente seulement…

Elle expliqua, pour la vingtième fois, que Delhomme seul apportait ses trimestres de cinquante francs, oh! à la minute. Buteau, lui, toujours en retard, tâchait de liarder: ainsi, bien que la date fut échue depuis dix jours, elle l'attendait encore, il avait promis de venir s'acquitter, le soir même. Quant à Jésus-Christ, c'était plus simple, il ne donnait rien, on ne voyait jamais la couleur de son argent. Et, juste ce matin-là, est-ce qu'il n'avait pas eu le toupet d'envoyer la Trouille, qui s'était mise à pleurnicher et à demander un emprunt de cent sous, pour faire du bouillon à son père, malade? Ah! on la connaissait, sa maladie: un fameux trou sous le nez! Aussi l'avait-on bien reçue, cette gueuse, en la chargeant de dire à son père que, si, le soir, il n'apportait pas ses cinquante francs, comme son frère Buteau, on lui enverrait l'huissier.

—Histoire de l'effrayer, car le pauvre garçon, tout de même, n'est pas méchant, ajouta Rose, qui s'attendrissait déjà, dans sa préférence pour son aîné.

A la nuit tombante, Fouan étant rentré dîner, elle recommença à table, pendant qu'il mangeait, la tête basse, muet. Était-ce Dieu possible, cela, que de leur six cents francs ils eussent seulement les deux cents francs de Delhomme, à peine cent francs de Buteau, rien du tout de Jésus-Christ, ce qui faisait juste la moitié de la rente! Et les bougres avaient signé chez le notaire, c'était écrit, déposé à la justice! Ils s'en fichaient bien, de la justice!

Palmyre qui, dans l'obscurité, achevait d'essuyer le carreau de la cuisine, répondait la même phrase à chaque plainte, comme un refrain de misère.

—Ah! sûr, chacun a son mal, on en crève!

Rose se décidait enfin à allumer, lorsque la Grande entra, avec son tricot. Dans ses longs jours, il n'y avait point de veillée; mais, pour ne pas même user un bout de chandelle, elle venait passer chez son frère l'heure de nuit, avant d'aller se coucher à tâtons. Tout de suite, elle s'installa, et Palmyre, qui avait encore à récurer des pots et des casseroles, ne souffla plus, saisie de voir sa grand'mère.

—Si tu as besoin d'eau chaude, ma fille, reprit Rose, entame un fagot.

Elle se contint un instant, s'efforça de parler d'autre chose; car, devant la Grande, les Fouan évitaient de se plaindre, sachant qu'ils lui faisaient plaisir, quand ils regrettaient tout haut de s'être dépouillés. Mais la passion l'emporta.

—Et va, tu peux mettre le fagot entier, si on appelle ça un fagot. Des brindilles de bois mort, des rognures de haies!… Faut vraiment que Fanny ratisse son bûcher, pour nous envoyer de la pourriture pareille.

Fouan, resté à la table, devant un verre plein, sortit alors du silence où il semblait vouloir s'enfermer. Il s'emporta.

—As-tu fini, nom de Dieu! avec ton fagot? C'est de la saleté, nous le savons!… Qu'est-ce que je dirai donc, moi, de cette cochonnerie de piquette que Delhomme me donne pour du vin?

Il éleva le verre, le regarda à la chandelle.

—Hein? qu'a-t-il bien pu foutre là-dedans? Ce n'est pas même de la rinçure de tonneau… Et il est honnête, celui-là! Les deux autres nous laisseraient crever de soif, sans aller nous chercher une bouteille d'eau à la rivière.

Enfin, il se décida à boire son vin d'un coup. Mais il cracha violemment.

—Ah! la poison! c'est peut-être bien pour me faire claquer tout de suite.

Dès ce moment, Fouan et Rose s'abandonnèrent à leur rancune, sans plus rien ménager. Leurs coeurs ulcérés se soulageaient, ils alternaient les litanies de leurs récriminations, chacun à son tour disait son grief. Ainsi, les dix litres de lait par semaine: d'abord, ils n'en recevaient pas six; et puis, s'il ne passait point entre les mains de monsieur le curé, ce lait-là, n'empêche qu'il devait être bon chrétien. C'était comme pour les oeufs, certainement qu'on les commandait exprès aux poules, car on n'en aurait pas trouvé d'aussi petits sur tout le marché de Cloyes: oui, une vraie curiosité, et donnés de si mauvais coeur, qu'ils avaient le temps de se gâter en route. Quant aux fromages, ah! les fromages! Rose se tordait de coliques, chaque fois qu'elle en mangeait. Elle courut en chercher un, elle voulut absolument que Palmyre y goutât. Hein? était-ce une horreur? ça ne criait-il pas vengeance? Ils devaient y ajouter de la farine, peut-être bien du plâtre. Mais déjà Fouan se lamentait d'en être réduit à ne plus pouvoir fumer qu'un sou de tabac par jour; et, aussitôt, elle regretta son café noir qu'il lui avait fallu supprimer; et tous les deux à la fois, ensuite, les accusèrent de la mort de leur vieux chien infirme, qu'ils s'étaient décidés à noyer la veille, parce qu'il coûtait trop pour eux, maintenant.

—Je leur ai tout donné, cria le vieux, et les bougres se foutent de moi!… Ah! ça nous tuera, tant nous rageons à nous voir dans cette misère!

Ils s'arrêtèrent enfin, et la Grande, qui n'avait pas desserré les lèvres, les regarda l'un après l'autre, de ses yeux ronds d'oiseau mauvais.

—C'est bien fait! dit-elle.

Mais, juste à ce moment, Buteau entra. Palmyre, ayant terminé son travail, en profita pour s'échapper, avec les quinze sous que Rose venait de lui mettre dans la main. Et Buteau, debout au milieu de la pièce, se tint immobile, dans ce silence prudent du paysan qui ne veut jamais parler le premier. Deux minutes s'écoulèrent. Le père fut forcé d'entamer les choses.

—Alors, tu te décides, c'est heureux…. Depuis dix jours, tu te fais bien attendre.

L'autre se dandinait.

—Quand on peut, on peut. Chacun sait comment son pain cuit.

—Possible, mais à ce compte-là, si ça durait, pendant que tu en mangerais, du pain, nous crèverions, nous autres…. Tu as signé, tu dois payer au jour et à l'heure.

En voyant son père se fâcher, Buteau plaisanta.

—Dites donc, si j'arrive trop tard, je m'en retourne…. Ce n'est donc pas déjà très gentil, de payer? Il y en a qui s'en passent.

Cette allusion à Jésus-Christ inquiéta Rose, qui se permit de tirer la veste de son homme. Il retint un geste de colère, il reprit:

—C'est bon, donne tes cinquante francs, j'ai préparé le reçu.

Sans se presser, Buteau se fouilla. Il avait eu, sur la Grande, un coup d'oeil de contrariété, l'air gêné par sa présence. Elle en abandonnait son tricot, elle regardait de ses prunelles fixes, dans l'attente de voir l'argent. Le père et la mère, eux aussi, s'étaient rapprochés, ne quittant plus la main du garçon. Et, sous ces trois paires d'yeux, largement ouverts, il se résigna à sortir une première pièce de cent sous.

—Une, dit-il, en la posant sur la table.

Les autres suivirent, avec une lenteur croissante. Il continuait à les compter tout haut, d'une voix qui faiblissait. Après la cinquième il s'arrêta, dut faire de profondes recherches pour en trouver une encore, puis cria d'une voix raffermie, très forte:

—Et six!

Les Fouan attendaient toujours, mais rien ne vint plus.

—Comment, six? finit par dire le père. C'est dix qu'il en faut…. Est-ce que tu te fiches de nous? Le trimestre dernier, quarante francs, et celui-ci trente!

Tout de suite, Buteau prit une voix geignarde. Ah! rien n'allait. Le blé avait encore baissé, les avoines étaient chétives. Jusqu'à son cheval, dont le ventre enflait, si bien qu'il avait dû faire venir deux fois le vétérinaire. Enfin, c'était la ruine, il ne savait comment joindre les deux bouts.

—Ça ne me regarde pas, répétait furieusement le vieux. Donne les cinquante francs, ou je t'envoie en justice.

Cependant, il s'apaisa, à l'idée de n'accepter les six pièces qu'en acompte; et il parla de refaire son reçu.

—Alors, tu me donneras les vingt francs la semaine prochaine…. Je vas mettre ça sur le papier.

Mais déjà, d'une main prompte, Buteau avait repris l'argent sur la table.

—Non, non! pas de ça!… Je veux être quitte. Laissez le reçu, ou je file…. Ah bien! vrai! ça ne vaudrait pas la peine de me dépouiller, si je vous devais encore.

Et ce fut terrible, le père et le fils s'obstinèrent, répétant sans se lasser les mêmes mots, l'un exaspéré de n'avoir pas empoché l'argent tout de suite, l'autre le serrant dans son poing, résolu à ne plus le lâcher que donnant donnant. Une seconde fois, la mère dut tirer son homme par la veste, et il céda de nouveau.

—Tiens! sacré voleur, le voilà, le papier! Je devrais te le coller d'une gifle sur la gueule… Donne l'argent.

L'échange eut lieu, de poing à poing; et Buteau, la scène jouée, se mit à rire. Il s'en alla, gentil, satisfait, en souhaitant bien le bonsoir à la compagnie. Fouan s'était assis devant la table, l'air épuisé. Alors, la Grande, avant de reprendre son tricot, haussa les épaules, lui jeta violemment ces deux mots:

—Foutue bête!

Il y eut un silence, et la porte fut rouverte, Jésus-Christ entra. Averti par la Trouille que son frère payait le soir, il le guettait de la route, il avait attendu sa sortie, pour se présenter à son tour. Le visage doux, il était simplement attendri d'un reste d'ivresse de la veille. Dès le seuil, ses yeux allèrent droit aux six pièces de cent sous, que Fouan avait eu l'imprudence de remettre sur la table.

—Ah! c'est Hyacinthe! cria Rose, heureuse de le voir.

—Oui, c'est moi…. Bonne santé à tous!

Et il s'avança, sans quitter de l'oeil les pièces blanches, luisantes comme des lunes, à la chandelle. Le père, qui avait tourné la tête, suivit son regard, aperçut l'argent, dans un sursaut d'inquiétude. Vivement, il posa dessus une assiette, pour le cacher. Trop tard!

—Foutue bête! pensa-t-il, irrité de sa négligence. La Grande a raison.

Puis, tout haut, brutal:

—Tu fais bien de venir nous payer, car, aussi vrai que cette chandelle nous éclaire, je t'envoyais l'huissier demain.

—Oui, la Trouille m'a dit ça, gémit Jésus-Christ très humble, et je me suis dérangé, parce que, n'est-ce pas? vous ne pouvez vouloir ma mort… Payer, bon Dieu! avec quoi payer, quand on n'a pas du pain à sa suffisance?…. Nous avons tout vendu, oh! je ne blague pas, venez voir vous-même, si vous croyez que je blague. Plus de draps aux lits, plus de meubles, plus rien… Et, avec ça je suis malade…

Un ricanement d'incrédulité l'interrompit. Il continua sans entendre:

—Peut-être que ça ne paraît guère, mais n'empêche que j'ai quelque chose de mauvais dans le sac. Je tousse, je sens que je m'en vas… Encore, quand on a du bouillon! Mais quand on a pas du bouillon, on claque, hein? c'est la vérité…. Bien sur que je vous payerais, si j'avais de l'argent. Dites-moi où il y en a, que je vous en donne, et que je commence par me mettre un pot-au-feu. V'là quinze jours que je n'ai pas vu de viande.

Rose commençait à s'émouvoir, tandis que Fouan se fâchait davantage.

—T'as tout bu, feignant, propre à rien, tant pis pour toi! De si belles terres, qui étaient dans la famille depuis des ans et des ans, tu les as mises en gage! Oui, il y a des mois que, toi et ta garce de fille, vous faites la noce, et si c'est fini, à cette heure, crevez donc!

Jésus-Christ n'hésita plus, il sanglota.

—Ce n'est pas d'un père, ce que vous dites. Faut être dénaturé pour renier son enfant… Moi, j'ai bon coeur, c'est ce qui causera ma perte… Si vous n'aviez pas d'argent! mais puisque vous en avez, est-ce que ça se refuse, une aumône à un fils?…. J'irai mendier chez les autres, ce sera du propre, ah! oui, du propre!

Et, à chaque phrase, lâchée au milieu de ses larmes, il jetait sur l'assiette un regard oblique qui faisait trembler le vieux. Puis, feignant d'étouffer, il ne poussa plus que des cris assourdissants d'homme qu'on égorge.

Rose, bouleversée, gagnée par les sanglots, joignit les mains, pour supplier Fouan.

—Voyons, mon homme…

Mais ce dernier, se débattant, refusant encore, l'interrompit.

—Non non, il se fout de nous…. Veux-tu te taire, animal? Est-ce qu'il y a du bon sens à gueuler ainsi? Les voisins vont venir, tu nous rends tous malades.

Cela ne fit que redoubler les clameurs de l'ivrogne, qui beugla:

—Je ne vous ai pas dit… L'huissier vient demain saisir chez moi. Oui, pour un billet que j'ai signé à Lambourdieu… Je ne suis qu'un cochon, je vous déshonore, faut que j'en finisse. Ah! cochon! tout ce que je mérite, c'est de boire un coup dans l'Aigre, jusqu'à plus soif… Si seulement j'avais trente francs…

Fouan, excédé, vaincu par cette scène, tressaillit, à ce chiffre de trente francs. Il écarta l'assiette. A quoi bon? puisque le bougre les voyait et les comptait à travers la faïence.

—Tu veux tout, est-ce raisonnable, nom de Dieu!… Tiens! tu nous assommes, prends-en la moitié, et file, qu'on ne te revoie pas!

Jésus-Christ, guéri soudain, parut se consulter, puis déclara:

—Quinze francs, non, c'est trop court, ça ne peut pas faire l'affaire.
Mettons-en vingt, et je vous lâche.

Ensuite, lorsqu'il tint les quatre pièces de cent sous, il les égaya tous, en leur racontant le tour qu'il avait joué à Bécu, de fausses lignes de fond, placées dans la partie réservée de l'Aigre, de telle manière que le garde champêtre était tombé à l'eau, en voulant les retirer. Et il s'en alla enfin, après s'être fait offrir un verre du mauvais vin de Delhomme, qu'il traita de sale canaille, pour oser donner à un père cette drogue-là.

—Tout de même, il est gentil, dit Rose, lorsqu'il eut refermé la porte.

La Grande s'était mise debout, pliant son tricot, près de partir. Elle regarda sa belle-soeur, puis son frère, fixement; et elle sortit à son tour, après leur avoir crié, dans une colère longtemps contenue:

—Pas un sou, foutues bêtes! ne me demandez pas un sou, jamais! jamais!

Dehors, elle rencontra Buteau, qui revenait de chez Macqueron, étonné d'y avoir vu entrer Jésus-Christ, très gai, la poche sonnante d'écus. Il avait soupçonné vaguement l'histoire.

—Eh! oui, cette grande canaille emporte ton argent. Ah! ce qu'il va se gargariser avec, en se fichant de toi!

Buteau, hors de lui, tapa des deux poings dans la porte des Fouan. Si on ne la lui avait pas ouverte, il l'aurait enfoncée. Les deux vieux se couchaient déjà, la mère avait retiré son bonnet et sa robe, en jupon, ses cheveux gris tombés sur les tempes. Et, quand ils se furent décides à rouvrir, il se jeta entre eux, criant d'une voix étranglée:

—Mon argent! mon argent!

Ils eurent peur, ils s'écartèrent, étourdis, ne comprenant pas encore.

—Est-ce que vous croyez que je m'extermine pour ma rosse de frère? Il ne foutrait rien, et c'est moi qui le gobergerais!… Ah! non, ah! non!

Fouan voulut nier, mais l'autre lui coupa brutalement la parole.

—Hein! quoi? voilà que vous mentez, à cette heure!… Je vous dis qu'il a mon argent. Je l'ai senti, je l'ai entendu sonner dans sa poche, à ce gueux! Mon argent que j'ai sué, mon argent qu'il va boire!… Si ce n'est pas vrai, montrez-le-moi donc. Oui, si vous les avez encore, montrez-moi les pièces… Je les connais, je saurai bien. Montrez-moi les pièces.

Et il s'entêta, il répéta à vingt reprises cette phrase dont il fouettait sa colère. Il en arriva à donner des coups de poing sur la table, exigeant les pièces, là, tout de suite, jurant qu'il ne les reprendrait pas, voulant simplement les voir. Puis, comme les vieux tremblants balbutiaient, il éclata de fureur.

—Il les a, c'est clair!… Du tonnerre de Dieu si je vous rapporte un sou! Pour vous autres, on pouvait se saigner; mais pour entretenir cette crapule, ah! j'aimerais mieux me couper les bras!

Pourtant, le père, lui aussi, finissait par se fâcher.

—En v'là assez, n'est-ce pas? Est-ce que ça te regarde, nos affaires? Il est à moi, ton argent, j'en peux bien faire ce qu'il me plaît.

—Qu'est-ce que vous dites? reprit Buteau, en s'avançant sur lui, blême, les poings serrés. Vous voulez donc que je lâche tout… Eh bien! je trouve que c'est trop salop, oui! salop, de tirer des sous à vos enfants, lorsque vous avez pour sûr de quoi vivre… Oh! vous aurez beau dire non! Le magot est par là, je le sais.

Saisi, le vieux se démenait, la voix cassée, les bras faibles, ne retrouvant plus son autorité d'autrefois, pour le chasser.

—Non, non, il n'y a pas un liard… Vas-tu foutre le camp!

—Si je cherchais! si je cherchais! répétait Buteau qui déjà ouvrait les tiroirs et tapait dans les murs.

Alors, Rose, terrifiée, craignant une bataille entre le père et le fils, se pendit à une épaule de ce dernier, en bégayant:

—Malheureux, tu veux donc nous tuer?

Brusquement, il se retourna vers elle, la saisit par les poignets, lui cria dans la face, sans voir sa pauvre tête grise, usée et lasse:

—Vous, c'est votre faute! C'est vous qui avez donné l'argent à
Hyacinthe… Vous ne m'avez jamais aimé, vous êtes une vieille coquine!

Et il la poussa, d'une secousse si rude, qu'elle s'en alla, défaillante, tomber assise contre le mur. Elle avait jeté une plainte sourde. Il la regarda un instant, pliée là comme une loque; puis, il partit d'un air fou, il fit claquer la porte, en jurant:

—Nom de Dieu de nom de Dieu!

Le lendemain, Rose ne put quitter le lit. On appela le docteur Finet, qui revint trois fois sans la soulager. A la troisième visite, l'ayant trouvée à l'agonie, il prit Fouan à part, il demanda comme un service d'écrire tout de suite et de laisser le permis d'inhumer: cela lui éviterait une course, il usait de cet expédient, pour les hameaux lointains. Cependant, elle dura trente-six heures encore. Lui, aux questions, avait répondu que c'était la vieillesse et le travail, qu'il fallait bien s'en aller, quand le corps était fini. Mais, dans Rognes, où l'on savait l'histoire, tous disaient que c'était un sang tourné. Il y eut beaucoup de monde à l'enterrement, Buteau et le reste de la famille s'y conduisirent très bien.

Et, lorsqu'on eut rebouché le trou, au cimetière, le vieux Fouan rentra seul dans la maison, où ils avaient vécu et souffert à deux, pendant cinquante ans. Il mangea debout un morceau de pain et de fromage. Puis, il rôda au travers des bâtiments et du jardin vides, ne sachant à quoi tuer son chagrin. Il n'avait plus rien à faire, il sortit pour monter sur le plateau, à ses anciennes pièces, voir si le blé poussait.

III

Pendant tout une année, Fouan vécut de la sorte, silencieux dans la maison déserte. On l'y trouvait sans cesse sur les jambes, allant, venant, les mains tremblantes, et ne faisant rien. Il restait des heures devant les auges moisies de l'étable, retournait se planter à la porte de la grange vide, comme cloué là par une songerie profonde. Le jardin l'occupait un peu; mais il s'affaiblissait, il se courbait davantage vers la terre, qui semblait le rappeler à elle; et, deux fois, on l'avait secouru, le nez tombé dans ses plants de salades.

Depuis les vingt francs donnés à Jésus-Christ, Delhomme payait seul la rente, car Buteau s'entêtait à ne plus verser un sou, déclarant qu'il aimait mieux aller en justice, que de voir son argent filer dans la poche de sa canaille de frère. Ce dernier, en effet, arrachait encore de temps à autre une aumône forcée à son père, que ses scènes de larmes anéantissaient.

Ce fut alors que Delhomme, devant cet abandon du vieux, exploité, malade de solitude, eut l'idée de le prendre. Pourquoi ne vendrait-il pas la maison et n'habiterait-il pas chez sa fille? Il n'y manquerait de rien, on n'aurait plus les deux cents francs de rente à lui payer. Le lendemain, Buteau, ayant appris cette offre, accourut, en fit une semblable, avec tout un étalage de ses devoirs de fils. De l'argent pour le gâcher, non! mais du moment qu'il s'agissait de son père tout seul, celui-ci pouvait venir, il mangerait et dormirait, à l'aise. Au fond, sa pensée dut être que sa soeur n'attirait le vieux que dans le calcul de mettre la main sur le magot soupçonné. Lui-même pourtant commençait à douter de l'existence de cet argent, flairé en vain. Et il était très partagé, il offrait son toit par orgueil, en comptant bien que le père refuserait, en souffrant à l'idée qu'il accepterait peut-être l'hospitalité des Delhomme. Du reste, Fouan montra une grande répugnance, presque de la peur, pour la première comme pour la seconde des deux propositions. Non! non! valait mieux son pain sec chez soi que du rôti chez les autres: c'était moins amer. Il avait vécu là, il mourrait là.

Les choses allèrent ainsi jusqu'à la mi-juillet, à la Saint-Henri, qui était la fête patronale de Rognes. Un bal forain, couvert de toile, s'installait d'ordinaire dans les prés de l'Aigre; et il y avait, sur la route, en face de la mairie, trois baraques, un tir, un camelot vendant de tout, jusqu'à des rubans, et un jeu de tournevire, où l'on gagnait des sucres d'orge. Or, ce jour-là, M. Baillehache, qui déjeunait à la Borderie, étant descendu causer avec Delhomme, celui-ci le pria de l'accompagner chez le père Fouan, pour lui faire entendre raison. Depuis la mort de Rose, le notaire conseillait également au vieillard de se retirer près de sa fille et de vendre la maison inutile, trop grande à cette heure. Elle valait bien trois mille francs, il offrait même d'en garder l'argent et de lui en payer la rente, par petites sommes, au fur et à mesure de ses menus besoins.

Ils trouvèrent le vieux dans son effarement habituel, piétinant au hasard, hébété devant un tas de bois, qu'il voulait scier, sans en avoir la force. Ce matin-là, ses pauvres mains tremblaient plus encore que de coutume, car il avait eu, la veille, à subir une rude attaque de Jésus-Christ, qui, pour lui faire vingt francs, en vue de la fête du lendemain, était venu jouer le grand jeu, beuglant à le rendre fou, se traînant par terre, menaçant de se percer le coeur d'un coutelas, apporté exprès dans sa manche. Et il avait donné les vingt francs, il l'avoua tout de suite au notaire, d'un air d'angoisse.

—Dites, est-ce que vous feriez autrement, vous? Moi, je ne peux plus, je ne peux plus!

Alors, M. Baillehache profita de la circonstance.

—Ce n'est pas tenable, vous y laisserez la peau. A votre âge il est imprudent de vivre seul; et, si vous ne voulez pas être mangé, il faut écouter votre fille, vendre et aller chez elle.

—Ah! c'est aussi votre conseil, murmura Fouan.

Il jetait un regard oblique sur Delhomme, qui affectait de ne pas intervenir. Mais, quand celui-ci remarqua ce regard de défiance, il parla.

—Vous savez, père, je ne dis rien, parce que vous croyez peut-être que j'ai intérêt à vous prendre…. Fichtre, non! ce sera un rude dérangement…. Seulement, n'est-ce pas? ça me fâche, de voir que vous vous arrangez si mal, quand vous pourriez être si à l'aise.

—Bon, bon, répondit le vieux, faut y réfléchir encore…. Le jour où ça se décidera, je saurai bien le dire.

Et ni son gendre, ni le notaire, ne purent en tirer davantage. Il se plaignait qu'on le bousculât, son autorité, peu à peu morte se réfugiait dans cette obstination de vieil homme, même contraire à son bien-être. En dehors de sa vague épouvante à l'idée de n'avoir plus de maison, lui qui souffrait déjà tant de n'avoir plus de terres, il disait non, parce que tous voulaient lui faire dire oui. Ces bougres-là avaient donc à y gagner? Il dirait oui, quand ça lui plairait.

La veille, Jésus-Christ, enchanté, ayant eu la faiblesse de montrer à la Trouille les quatre pièces de cent sous, ne s'était endormi qu'en les tenant dans son poing fermé; car la garce, la dernière fois, lui en avait effarouché une sous son traversin, en profitant de ce qu'il était rentré gris, pour prétendre qu'il devait l'avoir perdue. A son réveil, il eut une terreur, son poing avait lâché les pièces, dans le sommeil; mais il les retrouva sous ses fesses, toutes chaudes, et cela le secoua d'une joie énorme, salivant déjà à la pensée de les casser chez Lengaigne: c'était la fête, cochon qui reviendrait chez soi avec de la monnaie! Vainement, pendant la matinée, la Trouille le cajola pour qu'il lui en donnât une, une toute petite, disait-elle. Il la repoussait, il ne fut même pas reconnaissant des oeufs volés qu'elle lui servit en omelette. Non! ça ne suffisait pas d'aimer bien son père, l'argent était fait pour les hommes. Alors, elle s'habilla de rage, mit sa robe de popeline bleue, un cadeau des temps de bombance, en disant qu'elle aussi allait s'amuser. Et elle n'était pas à vingt mètres de la porte, qu'elle se retourna, criant:

—Père, père! regarde!

La main levée, elle montrait, au bout de ses doigts minces, une belle pièce de cent sous qui luisait comme un soleil.

Il se crut volé, il se fouilla, pâlissant. Mais les vingt francs étaient bien dans sa poche, la gueuse avait dû faire du commerce avec ses oies; et le tour lui sembla drôle, il eut un ricanement paternel, en la laissant se sauver.

Jésus-Christ n'était sévère que sur un point, la morale. Aussi, une demi-heure plus tard, entra-t-il dans une grande colère. Il s'en allait à son tour, il fermait sa porte, lorsqu'un paysan endimanché, qui passait en bas, sur la route, le héla.

—Jésus-Christ! ohé, Jésus-Christ!

—Quoi?

—C'est ta fille qu'est sur le dos.

—Et puis?

—Et puis, y a un homme dessus.

—Où ça donc?

—Là, dans le fossé, au coin de la pièce à Guillaume.

Alors, il leva ses deux poings au ciel, furieusement.

—Bon! merci! je prends mon fouet!… Ah! nom de Dieu de salope qui me déshonore!

Il était rentré chez lui, pour décrocher, derrière la porte, à gauche, le grand fouet de roulier dont il ne se servait que dans ces occasions; et il partit, le fouet sous le bras, se courbant, filant le long des buissons, comme à la chasse, afin de tomber sur les amoureux sans être vu.

Mais, lorsqu'il déboucha, au détour de la route, Nénesse qui faisait le guet, du haut d'un tas de pierres, l'aperçut. C'était Delphin qui était sur la Trouille, et chacun son tour d'ailleurs, l'un en sentinelle avancée, lorsque l'autre rigolait.

—Méfiance! cria Nénesse, v'là Jésus-Christ!

Il avait vu le fouet, il détala comme un lièvre, à travers champs.

Dans le fossé herbu, la Trouille, d'une secousse avait jeté Delphin de côté. Ah! fichu sort, son père! Et elle eut pourtant la présence d'esprit de donner au gamin la pièce de cent sous.

—Cache-la dans ta chemise, tu me la rendras…. Vite, tire-toi des pieds, nom d'un chien!

Jésus-Christ arrivait en ouragan, ébranlant la terre de son galop, faisant tournoyer son grand fouet, dont les claquements sonnaient ainsi que des coups de feu.

—Ah, salope! ah, catin! tu vas la danser!

Dans sa rage, lorsqu'il eut reconnu le fils au garde champêtre, il le manqua, pendant que celui-ci, mal reculotté, s'enfuyait à quatre pattes parmi les ronces. Elle, empêtrée, la jupe en l'air, ne pouvait nier. D'un coup, qui cingla les cuisses, il la mit debout, la tira hors du fossé. Et la chasse commença.

—Tiens, fille de putain!… Tiens, vois si ça va te le boucher!

La Trouille, sans une parole, habituée à ces courses, galopait avec des sauts de chèvre. L'ordinaire tactique de son père était de la ramener ainsi à la maison, où il l'enfermait. Aussi essayait-elle de s'échapper vers la plaine, espérant le lasser. Cette fois, elle faillit réussir, grâce à une rencontre. Depuis un instant, M. Charles et Élodie, qu'il menait à la fête, étaient là, arrêtés, plantés au milieu de la route. Ils avaient tout vu, la petite les yeux écarquillés de stupéfaction innocente, lui rouge de honte, crevant d'indignation bourgeoise. Et le pis encore fut que cette Trouille impudique, en le reconnaissant, voulut se mettre sous sa protection. Il la repoussa, mais le fouet arrivait; et pour l'éviter, elle tourna autour de son oncle et de sa cousine, tandis que son père, avec des jurons et des mots de caserne, lui reprochait sa conduite, tournant lui aussi, claquant à la volée, de toute la vigueur de son bras. M. Charles, emprisonné dans ce cercle abominable, étourdi, ahuri, dut se résigner à enfoncer la face d'Élodie dans son gilet. Et il perdait la tête à ce point, qu'il devint lui-même très grossier.

—Mais, sale trou, veux-tu bien nous lâcher! Mais qui est-ce qui m'a foutu cette famille, dans ce bordel de pays!

Délogée, la Trouille sentit qu'elle était perdue. Un coup de fouet, qui l'enveloppa aux aisselles, la fit virer comme une toupie; un autre la culbuta, en lui arrachant une mèche de cheveux. Dès lors, ramenée dans le bon chemin, elle n'eut plus que l'idée de rentrer au terrier, le plus vivement possible. Elle sauta les haies, franchit les fossés, coupa à travers les vignes, sans craindre de s'empaler au milieu des échalas. Mais ses petites jambes ne pouvaient lutter, les coups pleuvaient sur ses épaules rondes, sur ses reins encore frémissants, sur toute cette chair de fillette précoce, qui s'en moquait d'ailleurs, qui finissait par trouver ça drôle, d'être chatouillée si fort. Ce fut en riant d'un rire nerveux qu'elle rentra d'un bond et qu'elle se réfugia dans un coin, où le grand fouet ne l'atteignait plus.

—Donne tes cent sous, dit le père. C'est pour te punir.

Elle jura qu'elle les avait perdus en courant. Mais il ricana d'incrédulité, et il la fouilla. Comme il ne trouvait rien, il s'emporta de nouveau.

—Hein? tu les as donnés à ton galant… Nom de Dieu de bête! qui leur fout du plaisir et qui les paye!

Et il s'en alla, hors de lui, en l'enfermant, en criant qu'elle resterait là toute seule jusqu'au lendemain, car il comptait ne pas rentrer.

La Trouille, derrière son dos, se visita le corps, zébré seulement de de deux ou trois bleus, se recoiffa, se rhabilla. Ensuite, tranquillement, elle défît la serrure, travail pour lequel elle avait acquis une extrême adresse; puis, elle décampa, sans même prendre le soin de refermer la porte: ah bien! les voleurs seraient joliment volés, s'il en venait! Elle savait où retrouver Nénesse et Delphin, dans un petit bois, au bord de l'Aigre. En effet, ils l'y attendaient; et ce fut le tour de son cousin Nénesse. Lui, avait trois francs, l'autre, six sous. Lorsque Delphin lui eut rendu sa pièce, elle décida en bonne fille qu'on mangerait le tout ensemble. Ils revinrent vers la fête, elle leur fit tirer des macarons, après s'être acheté un gros noeud de satin rouge, qu'elle se piqua dans les cheveux.

Cependant, Jésus-Christ arrivait chez Lengaigne, quand il rencontra Bécu, qui avait sa plaque astiquée sur une blouse neuve. Il l'apostropha violemment.

—Dis donc, toi, si c'est comme ça que tu fais ta tournée!… Sais-tu où je l'ai trouvé, ton Delphin?

—Où ça?

—Sur ma fille… Je vas écrire au préfet, pour qu'il te casse, père de cochon, cochon toi-même!

Du coup, Bécu se fâcha.

—Ta fille, je ne vois que ses jambes en l'air… Ah! elle a débauché Delphin. Du tonnerre de Dieu si je ne la fais pas emballer par les gendarmes!

—Essaye donc, brigand!

Les deux hommes, nez à nez, se mangeaient. Et, brusquement, il y eut une détente, leur fureur tomba.

—Faut s'expliquer, entrons boire un verre, dit Jésus-Christ.

—Pas le sou, dit Bécu.

Alors, l'autre, très gai, sortit une première pièce de cinq francs, la fit sauter, se la planta dans l'oeil.

—Hein? cassons-la, père la Joie!… Entre donc, vieille tripe! C'est mon tour, tu payes assez souvent.

Ils entrèrent chez Lengaigne, ricanant d'aise, se poussant d'une grande tape affectueuse. Cette année-là, Lengaigne avait eu une idée: comme le propriétaire du bal forain refusait de venir monter sa baraque, dégoûté de n'avoir pas fait ses frais, l'année précédente, le cabaretier s'était lancé à installer un bal dans sa grange, contiguë à la boutique, et dont la porte charretière ouvrait sur la route; même il avait percé la cloison, les deux salles communiquaient maintenant. Et cette idée lui attirait la clientèle du village entier, son rival Macqueron enrageait, en face, de n'avoir personne.

—Deux litres tout de suite, chacun le sien! gueula Jésus-Christ.

Mais, comme Flore le servait, effarée, radieuse de tant de monde, il s'aperçut qu'il avait coupé la lecture d'une lettre que Lengaigne faisait à voix haute, debout au milieu d'un groupe de paysans. Interrogé, celui-ci répondit avec importance que c'était une lettre de son fils Victor, écrite du régiment.

—Ah! ah! le gaillard! dit Bécu intéressé. Et qu'est-ce qu'il raconte? Faut nous recommencer ça.

Lengaigne alors recommença sa lecture.

—«Mes chers parents, c'est pour vous dire que nous voici à Lille en Flandre, depuis un mois moins sept jours. Le pays n'est pas mauvais, si ce n'est que le vin est cher, car on doit y mettre jusqu'à seize sous le litre….»

Et la lettre, dans ses quatre pages d'écriture appliquée, ne contenait guère autre chose. Le même détail revenait à l'infini, en phrases qui s'allongeaient. Tous, du reste, se récriaient chaque fois sur le prix du vin: il y avait des pays comme ça, fichue garnison! Aux dernières lignes, perçait une tentative de carotte, douze francs demandés pour remplacer une paire de souliers perdus.

—Ah! ah! le gaillard! répéta le garde champêtre. Le v'là un homme, nom de
Dieu!

Après les deux litres, Jésus-Christ en demanda deux autres, du vin bouché, à vingt sous; il payait à mesure, pour étonner, cognant son argent sur la table, révolutionnant le cabaret; et, quand la première pièce de cinq francs fut bue, il en tira une seconde, se la vissa de nouveau dans l'oeil, cria que lorsqu'il n'y en avait plus, il y en avait encore. L'après-midi s'écoula de la sorte, dans la bousculade des buveurs qui entraient et qui sortaient, au milieu de la soûlerie montante. Tous, si mornes et si réfléchis en semaine, gueulaient, tapaient des poings, crachaient violemment. Un grand maigre eut l'idée de se faire raser, et Lengaigne, tout de suite, l'assit parmi les autres, lui gratta le cuir si rudement, qu'on entendait le rasoir sur la couenne, comme s'il avait échaudé un cochon. Un deuxième prit la place, ce fut une rigolade. Et les langues allaient leur train, on daubait sur le Macqueron, qui n'osait plus sortir. Est-ce que ce n'était pas sa faute, à cet adjoint manqué, si le bal avait refusé de venir? On s'arrange. Mais bien sûr qu'il aimait mieux voter des routes, pour se faire payer trois fois leur valeur des terrains qu'il donnait. Cette allusion souleva une tempête de rires. La grosse Flore, dont ce jour-là devait rester le triomphe, courait à la porte éclater d'une gaieté insultante, chaque fois qu'elle voyait passer, derrière les vitres d'en face, le visage verdi de Coelina.

—Des cigares! madame Lengaigne, commanda Jésus-Christ d'une voix tonnante.
Des chers! des dix centimes!

Comme la nuit était tombée, et qu'on allumait les lampes à pétrole, la Bécu entra, venant chercher son homme. Mais une terrible partie de cartes s'était engagée.

—Arrives-tu, dis? Il est plus de huit heures. Faut manger à la fin.

Il la regarda fixement, d'un air majestueux d'ivrogne.

—Va te faire foutre!

Alors, Jésus-Christ déborda.

—Madame Bécu, je vous invite… Hein? nous allons nous coller un gueuleton à nous trois… Vous entendez, la patronne! tout ce que vous avez de mieux, du jambon, du lapin, du dessert… Et n'ayez pas peur. Approchez voir un peu… Attention!

Il feignit de se fouiller longuement. Puis, tout d'un coup, il sortit sa troisième pièce, qu'il tint en l'air.

—Coucou, ah! la voilà!

On se tordit, un gros faillit s'en étrangler. Ce bougre de Jésus-Christ était tout de même bien rigolo! Et il y en avait qui faisaient la farce de le tâter du haut en bas, comme s'il avait eu des écus dans la viande, pour en sortir ainsi jusqu'à plus soif.

—Dites donc, la Bécu, répéta-t-il à dix reprises, en mangeant, si Bécu veut, nous couchons ensemble… Ça va-t-il?

Elle était très sale, ne sachant pas, disait-elle, qu'elle resterait à la fête; et elle riait, chafouine, noire, d'une maigreur rouillée de vieille aiguille; tandis que le gaillard, sans tarder, lui empoignait les cuisses à nu sous la table. Le mari, ivre-mort, bavait, ricanait, gueulait que la garce n'en aurait pas trop de deux.

Dix heures sonnaient, le bal commença. Par la porte de communication, on voyait flamber les quatre lampes, que des fils de fer attachaient aux poutres. Clou, le maréchal ferrant, était là, avec son trombone, ainsi que le neveu d'un cordier de Bazoches-le-Doyen, qui jouait du violon. L'entrée était libre, on payait deux sous chaque danse. La terre battue de la grange venait d'être arrosée, à cause de la poussière. Quand les instruments se taisaient, on entendait, au dehors, les détonations du tir, sèches et régulières. Et la route, si sombre d'habitude, était incendiée par les réflecteurs des deux autres baraques, le bimbelotier étincelant de dorures, le jeu de tournevire, orné de glaces et tendu de rouge comme une chapelle.

—Tiens! v'là fifille! cria Jésus-Christ, les yeux mouillés.

C'était la Trouille, en effet, qui faisait son entrée au bal, suivie de Delphin et de Nénesse; et le père ne semblait pas surpris de la voir là, bien qu'il l'eût enfermée. Outre le noeud rouge qui éclatait dans ses cheveux, elle avait au cou un épais collier en faux corail, des perles de cire à cacheter, saignantes sur sa peau brune. Tous trois, du reste, las de rôder devant les baraques, étaient hébétés et empoissés d'une indigestion de sucreries. Delphin, en blouse, avait la tête nue, une tête ronde et inculte de petit sauvage, ne se plaisant qu'au grand air. Nénesse, tourmenté déjà d'un besoin d'élégance citadine, était vêtu d'un complet acheté chez Lambourdieu, un de ces étroits fourreaux cousus à la grosse dans la basse confection de Paris; et il portait un chapeau melon, en haine de son village, qu'il méprisait.

—Fifille! appela Jésus-Christ. Fifille, viens me goûter ça… Hein? c'est du fameux!

Il la fit boire dans son verre, tandis que la Bécu demandait sévèrement à
Delphin:

—Qu'est-ce que t'as fait de ta casquette?

—Je l'ai perdue.

—Perdue!… Avance ici que je te gifle!

Mais Bécu intervint, ricanant et flatté au souvenir des gaillardises précoces de son fils.

—Lâche-le donc! le v'là qui pousse… Alors, vermines, vous fricassez ensemble?… Ah! le bougre, ah! le bougre!

—Allez jouer, conclut paternellement Jésus-Christ. Et soyez sages.

—Ils sont soûls comme des cochons, dit Nénesse d'un air dégoûté, en rentrant dans le bal.

La Trouille se mit à rire.

—Tiens! j'te crois! j'y comptais bien… C'est pour ça qu'ils sont gentils.

Le bal s'animait, on n'entendait que le trombone de Clou, pétardant et étouffant le jeu grêle du petit violon. La terre battue, trop arrosée, faisait boue sous les lourdes semelles; et bientôt, de toutes les cottes remuées, des vestes et des corsages que mouillaient, aux aisselles, de larges taches de sueur, il monta une violente odeur de bouc, qu'accentuait l'âcreté filante des lampes. Mais, entre deux quadrilles, une chose émotionna, l'entrée de Berthe, la fille aux Macqueron, vêtue d'une toilette de foulard, pareille à celles que les demoiselles du percepteur portaient à Cloyes, le jour de la Saint-Lubin. Quoi donc? ses parents lui avaient-ils permis de venir? ou bien, derrière leur dos, s'était-elle échappée? Et l'on remarqua qu'elle dansait uniquement avec le fils d'un charron, que son père lui avait défendu de voir, à cause d'une haine de famille. On en plaisantait: paraît que ça ne l'amusait plus, de se détruire la santé toute seule!

Jésus-Christ, depuis un instant, bien qu'il fût très gris, s'était avisé de la sale tête de Lequeu, planté à la porte de communication, regardant Berthe sauter aux bras de son galant. Et il ne put se tenir.

—Dites, monsieur Lequeu, vous ne la faites pas danser, votre amoureuse?

—Qui ça, mon amoureuse? demanda le maître d'école, la face verdie d'un flot de bile.

—Mais les jolis yeux culottés, là-bas!

Lequeu, furieux d'avoir été deviné, tourna le dos, resta là, immobile, dans un de ces silences d'homme supérieur, où il s'enfermait par prudence et dédain. Et, Lengaigne s'étant avancé, Jésus-Christ le harponna. Hein? lui avait-il lâché son affaire, à ce chieur d'encre! On lui en donnerait, des filles riches! Ce n'était point que N'en-a-pas fût si chic, car elle n'avait des cheveux que sur la tête; et, très allumé, il affirma la chose comme s'il l'avait vue. Ça se disait de Cloyes à Châteaudun, les garçon en rigolaient. Pas un poil, parole d'honneur! la place aussi nue qu'un menton de curé. Tous alors, stupéfiés du phénomène, se haussèrent pour contempler Berthe, en la suivant avec une légère grimace de répugnance, chaque fois que la danse la ramenait, très blanche, dans le vol de ses jupes.

—Vieux filou, reprit Jésus-Christ, qui se mit à tutoyer Lengaigne, ce n'est pas comme ta fille, elle en a!

Celui-ci répondit, d'un air de vanité:

—Ah! pour sûr!

Suzanne, maintenant, était à Paris, dans la haute, disait-on. Il se montrait discret, parlait d'une belle place. Mais des paysans entraient toujours, et un fermier lui ayant demandé des nouvelles de Victor, il sortit de nouveau la lettre. «Mes chers parents, c'est pour vous dire que nous voici à Lille en Flandre…» On l'écoutait, des gens qui l'avaient déjà entendue cinq ou six fois, se rapprochaient. Il y avait bien seize sous le litre? oui, seize sous!

—Fichu pays! répéta Bécu.

A ce moment, Jean parut. Il alla tout de suite donner un coup d'oeil dans le bal, comme s'il y cherchait quelqu'un. Puis, il revint, désappointé, inquiet. Depuis deux mois, il n'osait plus faire de si fréquentes visites chez Buteau, car il le sentait froid, presque hostile. Sans doute, il avait mal caché ce qu'il éprouvait pour Françoise, cette amitié croissante qui l'enfiévrait à cette heure, et le camarade s'en était aperçu. Ça devait lui déplaire, déranger des calculs.

—Bonsoir, dit Jean en s'approchant d'une table, où Fouan et Delhomme buvaient une bouteille de bière.

—Voulez-vous faire comme nous, Caporal? offrit poliment Delhomme.

Jean accepta; et, quand il eut trinqué:

—C'est drôle que Buteau ne soit pas venu.

—Justement, le voici! dit Fouan.

En effet, Buteau entrait, mais seul. Lentement, il fit le tour du cabaret, donna des poignées de main; puis, arrivé devant la table de son père et de son beau-frère, il resta debout, refusant de s'asseoir, ne voulant rien prendre.

—Lise et Françoise ne dansent donc pas? finit par demander Jean, dont la voix tremblait.

Buteau le regarda fixement, de ses petits yeux durs.

—Françoise est couchée, ça vaut mieux pour les jeunesses.

Mais une scène, près d'eux, coupa court, en les intéressant. Jésus-Christ s'empoignait avec Flore. Il demandait un litre de rhum pour faire un brûlot, et elle refusait de l'apporter.

—Non, plus rien, vous êtes assez soûl.

—Hein? qu'est-ce qu'elle chante?… Est-ce que tu crois, bougresse, que je ne te payerai pas? Je t'achète ta baraque, veux-tu?… Tiens! je n'ai qu'à me moucher, regarde!

Il avait caché dans son poing sa quatrième pièce de cent sous, il se pinça le nez entre deux doigts, souffla fortement, et eut l'air d'en tirer la pièce, qu'il promena ensuite comme un ostensoir.

V'là ce que je mouche, quand je suis enrhumé!

Une acclamation ébranla les murs, et Flore, subjuguée, apporta le litre de rhum et du sucre. Il fallut encore un saladier. Ce bougre de Jésus-Christ tint alors la salle entière, en remuant le punch, les coudes hauts, sa face rouge allumée par les flammes, qui achevaient de surchauffer l'air, le brouillard opaque des lampes et des pipes.

Mais Buteau, que la vue de l'argent avait exaspéré, éclata tout d'un coup.

—Grand cochon, tu n'as pas honte de boire ainsi l'argent que tu voles à notre père!

L'autre le prit à la rigolade.

—Ah! tu causes, Cadet!… C'est donc que tu es à jeun, pour dire des couillonnades pareilles!

—Je dis que tu es un salop, que tu finiras au bagne… D'abord, c'est toi qui as fait mourir notre mère de chagrin…

L'ivrogne tapa sa cuiller, déchaîna une tempête de feu dans le saladier, en étouffant de rire.

—Bon, bon, va toujours… C'est moi pour sûr, si ce n'est pas toi.

—Et je dis encore que des mangeurs de ton espèce, ça ne mérite pas que le blé pousse… Quand on pense que notre terre, oui! toute cette terre que nos vieux ont eu tant de peine à nous laisser, tu l'as engagée, fichue à d'autres!… Sale canaille, qu'as-tu fait de la terre?

Du coup, Jésus-Christ s'anima. Son punch s'éteignait, il se carra, se renversa sur sa chaise, en voyant que tous les buveurs se taisaient et écoutaient, pour juger.

—La terre, gueula-t-il, mais elle se fout de toi, la terre! tu es son esclave, elle te prend ton plaisir, tes forces, ta vie, imbécile! et elle ne te fait seulement pas riche!… Tandis que moi, qui la méprise, les bras croisés, qui me contente de lui allonger des coups de botte, eh bien! moi, tu vois, je suis rentier, je m'arrose!… Ah! bougre de jeanjean!

Les paysans rirent encore, pendant que Buteau, surpris par la rudesse de cette attaque, se contentait de bégayer:

—Propre à rien! gâcheur de besogne, qui ne travaille pas et qui s'en vante!

—La terre, en voilà une blague! continua Jésus-Christ, lancé. Vrai! tu es rouillé, si tu en es toujours à cette blague-là… Est-ce que ça existe, la terre? elle est à moi, elle est à toi, elle n'est a personne. Est-ce qu'elle n'était pas au vieux? et n'a-t-il pas dû la couper pour nous la donner? et toi, ne la couperas-tu pas, pour tes petits?… Alors quoi? Ça va, ça vient, ça augmente, ça diminue, ça diminue surtout; car te voilà un gros monsieur, avec tes six arpents, lorsque le père en avait dix-neuf… Moi, ça m'a dégoûté, c'était trop petit, j'ai bouffé tout. Et puis, j'aime les placements solides, et la terre, vois-tu, Cadet, ça craque! Je ne foutrais pas un liard dessus, ça sent la sale affaire, une fichue catastrophe qui va vous tous nettoyer… La banqueroute! tous des jobards!

Un silence de mort se faisait peu à peu dans le cabaret. Personne ne riait plus, les faces inquiètes des paysans se tournaient vers ce grand diable, qui lâchait dans l'ivresse le pêle-mêle baroque de ses opinions, les idées de l'ancien troupier d'Afrique, du rouleur de villes, du politique de marchands de vin. Ce qui surnageait, c'était l'homme de 48, le communiste humanitaire, resté à genoux devant 89.

—Liberté, égalité, fraternité! Faut en revenir à la révolution! On nous a volés dans le partage, les bourgeois ont tout pris, et, nom de Dieu! on les forcera bien à rendre… Est-ce qu'un homme n'en vaut pas un autre? est-ce que c'est juste, par exemple, toute la terre à ce jean-foutre de la Borderie, et rien à moi?… Je veux mes droits, je veux ma part, tout le monde aura sa part.

Bécu, trop ivre pour défendre l'autorité, approuvait, sans comprendre. Mais il eut une lueur de bon sens, il fit des restrictions.

—Ça oui, ça oui… Pourtant, le roi est le roi. Ce qui est à moi, n'est pas toi.

Un murmure d'approbation courut, et Buteau prit sa revanche.

—N'écoutez donc pas, il est bon à tuer!

Les rires recommencèrent, et Jésus-Christ perdit toute mesure, se mit debout, en tapant des poings.

—Attends-moi donc à la prochaine… Oui, j'irai causer avec toi, sacré lâche! Tu fais le crâne aujourd'hui, parce que tu es avec le maire, avec l'adjoint, avec ton député de quatre sous! Hein? tu lui lèches les bottes, à celui-là, tu es assez bête pour croire qu'il est le plus fort et qu'il t'aide à vendre ton blé. Eh bien! moi, qui n'ai rien à vendre, je vous ai tous dans le cul, toi, le maire, l'adjoint, le député et les gendarmes!… Demain, ce sera notre tour d'être les plus forts, et il n'y aura pas que moi, il y aura tous les pauvres bougres qui en ont assez de claquer de faim, et il y aura vous autres, oui! vous autres, quand vous serez las de nourrir les bourgeois, sans avoir seulement du pain à manger!…. Rasés, les propriétaires! on leur cassera la gueule, la terre sera à qui la prendra. Tu entends, Cadet! ta terre, je la prends, je chie dessus!

—Viens-y donc, je te crève d'un coup de fusil, comme un chien! cria
Buteau, si hors de lui, qu'il s'en alla en faisant claquer la porte.

Déjà Lequeu, après avoir écouté d'un air fermé, était parti, en fonctionnaire qui ne pouvait se compromettre plus longtemps. Fouan et Delhomme, le nez dans leur chope, ne soufflaient mot, honteux, sachant que, s'ils intervenaient, l'ivrogne crierait davantage. Aux tables voisines, les paysans finissaient par se fâcher: comment? leurs biens n'étaient pas à eux, on viendrait les leur prendre? et ils grondaient, ils allaient tomber sur «le partageux», le jeter dehors à coups de poing, lorsque Jean se leva. Il ne l'avait pas quitté du regard, ne perdant pas une de ses paroles, la face sérieuse, comme s'il eût cherché ce qu'il y avait de juste, dans ces choses qui le révoltaient.

—Jésus-Christ, déclara-t-il tranquillement, vous feriez mieux de vous taire…. Ce n'est pas à dire, tout ça, et si vous avez raison par hasard, vous n'êtes guère malin, car vous vous donnez tort.

Ce garçon si froid, cette remarque si sage, calmèrent subitement Jésus-Christ. Il retomba sur sa chaise, en déclarant qu'il s'en foutait, après tout. Et il recommença ses farces: il embrassa la Bécu, dont le mari dormait sur la table, assommé; il acheva le punch, en buvant au saladier. Les rires avaient repris, dans la fumée épaisse.

Au fond de la grange, on dansait toujours, Clou enflait les accompagnements de son trombone, dont le tonnerre étouffait le chant grêle du petit violon. La sueur coulait des corps, ajoutait son âcreté à la puanteur filante des lampes. On ne voyait plus que le noeud rouge de la Trouille, qui tournait aux bras de Nénesse et de Delphin, à tour de rôle. Berthe, elle aussi, était encore là, fidèle à son galant, ne dansant qu'avec lui. Dans un coin, des jeunes gens qu'elle avait éconduits ricanaient: dame! si ce godiche ne tenait pas à ce qu'elle en eût, elle avait raison de le garder, car on en connaissait d'autres qui, malgré son argent, auraient, bien sûr, attendu qu'il lui en poussât pour voir à l'épouser.

—Allons dormir, dit Fouan à Jean et à Delhomme.

Puis, dehors, lorsque Jean les eût quittés, le vieux marcha en silence, ayant l'air de ruminer les choses qu'il venait d'entendre; et, brusquement, comme si ces choses l'avaient décidé, il se tourna vers son gendre.

—Je vas vendre la cambuse, et j'irai vivre chez vous. C'est fait….
Adieu!

Lentement, il rentra seul. Mais son coeur était gros, ses pieds butaient sur la route noire, une tristesse affreuse le faisait chanceler, ainsi qu'un homme ivre. Déjà il n'avait plus de terre, et bientôt il n'aurait plus de maison. Il lui semblait qu'on sciait les vieilles poutres, qu'on enlevait les ardoises au-dessus de sa tête. Désormais, il n'avait pas même une pierre où s'abriter. Il errait par les campagnes comme un pauvre, nuit et jour, continuellement; et, quand il pleuvrait, la pluie froide, la pluie sans fin tomberait sur lui.

IV

Le grand soleil d'août montait dès cinq heures à l'horizon, et la Beauce déroulait ses blés mûrs, sous le ciel de flamme. Depuis les dernières averses de l'été, la nappe verte, toujours grandissante, avait peu à peu jauni. C'était maintenant une mer blonde, incendiée, qui semblait refléter le flamboiement de l'air, une mer roulant sa houle de feu, au moindre souffle. Rien que du blé, sans qu'on aperçut ni une maison ni un arbre, l'infini du blé! Parfois, dans la chaleur, un calme de plomb endormait les épis, une odeur de fécondité fumait et s'exhalait de la terre. Les couches s'achevaient, on sentait la semence gonflée jaillir de la matrice commune en grains tièdes et lourds. Et, devant cette plaine, cette moisson géante, une inquiétude venait, celle que l'homme n'en vît jamais le bout, avec son corps d'insecte, si petit dans cette immensité.

A la Borderie, Hourdequin, depuis une semaine, ayant terminé les seigles, attaquait les blés. L'année d'auparavant, sa moissonneuse mécanique s'était détraquée; et, désespéré du mauvais vouloir de ses serviteurs, arrivant à douter lui-même de l'efficacité des machines, il avait dû se précautionner d'une équipe de moissonneurs, dès l'Ascension. Selon l'usage, il les avait loués dans le Perche, à Mondoubleau: le capitaine, un grand sec, cinq autres faucheurs, six ramasseuses, quatre femmes et deux jeunes filles. Une charrette venait de les amener à Cloyes, où la voiture de la ferme était allée les prendre. Tout ce monde couchait dans la bergerie, vide à cette époque, pêle-mêle sur de la paille, les filles, les femmes, les hommes, demi-nus, à cause de la grosse chaleur.

C'était le temps où Jacqueline avait le plus de tracas. Le lever et le coucher du jour décidaient du travail: on secouait ses puces dès trois heures du matin, on retournait à la paille vers dix heures du soir. Et il fallait bien qu'elle fût debout la première, pour la soupe de quatre heures, de même qu'elle se couchait la dernière, quand elle avait servi le gros repas de neuf heures, le lard, le boeuf, les choux. Entre ces deux repas, il y en avait trois autres, le pain et le fromage du déjeuner, la seconde soupe de midi, l'émiettée au lait du goûter: en tout, cinq, des repas copieux, arrosés de cidre et de vin, car les moissonneurs, qui travaillent dur, sont exigeants. Mais elle riait, comme fouettée, elle avait des muscles d'acier, dans sa souplesse de chatte; et cette résistance à la fatigue était d'autant plus surprenante qu'elle tuait alors d'amour Tron, cette grande brute de vacher, dont la chair tendre de colosse lui donnait des fringales. Elle en avait fait son chien, elle l'emmenait dans les granges, dans le fenil, dans la bergerie, maintenant que le berger, dont elle craignait l'espionnage, couchait dehors, avec ses moutons. C'était, la nuit surtout, des ripailles de mâle, dont elle sortait élastique et fine, bourdonnante d'activité. Hourdequin ne voyait rien, ne savait rien. Il était dans sa fièvre de moisson, une fièvre spéciale, la grande crise annuelle de sa passion de la terre, tout un tremblement intérieur, la tête en feu, le coeur battant, la chair secouée, devant les épis mûrs qui tombaient.

Les nuits étaient si brûlantes, cette année-là, que Jean, parfois, ne pouvait les passer dans la soupente où il couchait, près de l'écurie. Il sortait, il préférait s'allonger, tout vêtu, sur le pavé de la cour. Et ce n'était pas seulement la chaleur vivante et intolérable des chevaux, l'exhalaison de la litière qui le chassaient; c'était l'insomnie, la continuelle image de Françoise, l'idée fixe qu'elle venait, qu'il la prenait, qu'il la mangeait d'une étreinte. Maintenant que Jacqueline, occupée ailleurs, le laissait tranquille, son amitié pour cette gamine tournait à une rage de désir. Vingt fois, dans cette souffrance du demi-sommeil, il s'était juré qu'il irait le lendemain et qu'il l'aurait; puis, dès son lever, lorsqu'il avait trempé sa tête dans un seau d'eau froide, il trouvait ça dégoûtant, il était trop vieux pour elle; et le supplice recommençait la nuit suivante. Quand les moissonneurs furent là, il reconnut parmi eux une femme, mariée avec un des faucheurs, et qu'il avait culbutée, deux ans auparavant, jeune fille encore. Un soir, son tourment fut tel, que, se glissant dans la bergerie, il vint la tirer par les pieds, entre le mari et un frère, qui ronflaient la bouche ouverte. Elle céda, sans défense. Ce fut une gloutonnerie muette, dans les ténèbres embrasées, sur le sol battu qui, malgré le râteau, avait gardé, de l'hivernage des moutons, une odeur ammoniacale si aiguë que les yeux en pleuraient. Et, depuis vingt jours, il revenait toutes les nuits.

Dès la seconde semaine du mois d'août, la besogne s'avança. Les faucheurs étaient partis des pièces du nord, descendant vers celles qui bordaient la vallée de l'Aigre; et, gerbe à gerbe, la nappe immense tombait, chaque coup de faux mordait, emportait une entaille ronde, Les insectes grêles, noyés dans ce travail géant, en sortaient victorieux. Derrière leur marche lente, en ligne, la terre rase reparaissait, les chaumes durs, au travers desquels piétinaient les ramasseuses, la taille cassée. C'était l'époque où la grande solitude triste de la Beauce s'égayait le plus, peuplée de monde, animée d'un continuel mouvement de travailleurs, de charrettes et de chevaux. A perte de vue, des équipes manoeuvraient du même train oblique, du même balancement des bras, les unes si voisines, qu'on entendait le sifflement du fer, les autres en traînées noires, ainsi que des fourmis, jusqu'au bord du ciel. Et, en tous sens, des trouées s'ouvraient, comme dans une étoffe mangée, cédant de partout. La Beauce, lambeau à lambeau, au milieu de cette activité de fourmilière, perdait son manteau de richesse, cette unique parure de son été, qui la laissait d'un coup désolée et nue.

Les derniers jours, la chaleur fut accablante, un jour surtout que Jean charriait des gerbes, près du champ des Buteau, dans une pièce de la ferme, où l'on devait élever une grande meule, haute de huit mètres, forte de trois mille bottes. Les chaumes se fendaient de sécheresse, et sur les blés encore debout, immobiles, l'air brûlait: on aurait dit qu'ils flambaient eux-mêmes d'une flamme visible, dans la vibration du soleil. Et pas une fraîcheur de feuillage, rien que l'ombre courte des hommes, à terre. Depuis le matin, sous ce feu du ciel, Jean en sueur chargeait, déchargeait sa voiture, sans une parole, avec un seul coup d'oeil, à chaque voyage, vers la pièce où, derrière Buteau qui fauchait, Françoise ramassait, courbée en deux.

Buteau avait dû louer Palmyre, pour aider. Françoise ne suffisait pas, et il n'avait point à compter sur Lise, qui était enceinte de huit mois. Cette grossesse l'exaspérait. Lui qui prenait tant de précautions! comment ce bougre d'enfant se trouvait-il là? Il bousculait sa femme, l'accusait de l'avoir fait exprès, geignait pendant des heures, comme si un pauvre, un animal errant se fût introduit chez lui, pour manger tout; et, après huit mois, il en était à ne pouvoir regarder le ventre de Lise sans l'insulter: foutu ventre! plus bête qu'une oie! la ruine de la maison! Le matin, elle était venue ramasser; mais il l'avait renvoyée, furieux de sa lourdeur maladroite. Elle devait revenir et apporter le goûter de quatre heures.

—Nom de Dieu! dit Buteau, qui s'entêtait à finir un bout du champ, j'ai le dos cuit, et ma langue est un vrai copeau.

Il se redressa, les pieds nus dans de gros souliers, vêtu seulement d'une chemise et d'une cotte de toile, la chemise ouverte, à moitié hors de la cotte, laissant voir jusqu'au nombril les poils suants de la poitrine.

—Faut que je boive encore!

Et il alla prendre sous sa veste un litre de cidre, qu'il avait abrité là. Puis, quand il eut avalé deux gorgées de cette boisson tiède, il songea à la petite.

—Tu n'as pas soif?

—Si.

Françoise prit la bouteille, but longuement, sans dégoût; et, tandis qu'elle se renversait, les reins pliés, la gorge tendue, crevant l'étoffe mince, il la regarda. Elle aussi ruisselait, dans sa robe d'indienne à moitié défaite, le corsage dégrafé du haut, montrant la chair blanche. Sous le mouchoir bleu dont elle avait couvert sa tête et sa nuque, ses yeux semblaient très grands, au milieu de son visage muet, ardent de chaleur.

Sans ajouter une parole, il se remit à la besogne, roulant sur ses hanches, abattant l'andain à chaque coup de faux, dans le grincement du fer qui cadençait sa marche; et elle, de nouveau ployée, le suivait, la main droite armée de sa faucille, dont elle se servait pour ramasser parmi les chardons sa brassée d'épis, qu'elle posait ensuite en javelle, régulièrement, tous les trois pas. Quand il se relevait, le temps de s'essuyer le front d'un revers de main, et qu'il la voyait trop en arrière, les fesses hautes, la tête au ras du sol, dans cette posture de femelle qui s'offre, sa langue paraissait se sécher davantage, il criait d'une voix rauque:

—Feignante! faudrait voir à ne pas enfiler des perles!

Palmyre, dans le champ voisin, où depuis trois jours la paille des javelles avait séché, était en train de lier des gerbes; et, elle, il ne la surveillait pas; car, ce qui ne se fait guère, il l'avait mise au cent de gerbes, sous le prétexte qu'elle n'était plus forte, trop vieille déjà, usée, et qu'il serait en perte s'il lui donnait trente sous, comme aux femmes jeunes. Même elle avait dû le supplier, il ne s'était décidé à la prendre qu'en la volant, de l'air résigné d'un chrétien qui consent à une bonne oeuvre. La misérable soulevait trois, quatre javelles, tant que ses bras maigres pouvaient en contenir; puis avec un lien tout prêt, elle nouait sa gerbe fortement. Ce liage, cette besogne si dure que les hommes d'habitude se réservent, l'épuisait, la poitrine écrasée des continuelles charges, les bras cassés d'avoir à étreindre de telles masses et de tirer sur les liens de paille. Elle avait apporté le matin une bouteille, qu'elle allait remplir, d'heure en heure, à une mare voisine, croupie et empestée, buvant goulûment, malgré la diarrhée qui l'achevait depuis les chaleurs, dans le délabrement de son continuel excès de travail.

Mais le bleu du ciel avait pâli, d'une pâleur de voûte chauffée à blanc; et, du soleil attisé, il tombait des braises. C'était, après le déjeuner, l'heure lourde, accablante de la sieste. Déjà, Delhomme et son équipe, occupés, près de là, à mettre des gerbes en ruche, quatre en bas, une en haut, pour le toit, avaient disparu, tous couchés au fond de quelque pli de terrain. Un instant encore, on aperçut debout le vieux Fouan, qui vivait chez son gendre, depuis quinze jours qu'il avait vendu sa maison; mais, à son tour, il dut s'étendre, on ne le vit plus. Et il ne resta dans l'horizon vide, sur les fonds braisillants des chaumes, au loin que la silhouette sèche de la Grande, examinant une haute meule que son monde avait commencée, au milieu du petit peuple à moitié défait des ruches. Elle semblait un arbre durci par l'âge, n'ayant plus rien à craindre du soleil, toute droite, sans une goutte de sueur, terrible et indignée contre ces gens qui dormaient.

—Ah! zut! j'ai la peau qui pète, dit Buteau.

Et, se tournant vers Françoise:

—Dormons, hein?

Il chercha du regard un peu d'ombre, n'en trouva pas. Le soleil, d'aplomb, tapait partout, sans qu'un buisson fût là pour les abriter. Enfin, il remarqua qu'au bout du champ, dans une sorte de petit fossé, le blé encore debout projetait une raie brune.

—Eh! Palmyre, cria-t-il, fais-tu comme nous?

Elle était à cinquante pas, elle répondit d'une voix éteinte, qui arrivait pareille à un souffle:

—Non, non, pas le temps.

Il n'y eut plus qu'elle qui travaillât, dans la plaine embrasée. Si elle ne rapportait point ses trente sous, le soir, Hilarion la battrait; car non seulement il la tuait de ses appétits de brute, il la volait aussi à présent pour se griser d'eau-de-vie. Mais ses forces dernières la trahissaient. Son corps plat, sans gorge ni fesses, raboté comme une planche par le travail, craquait, près de se rompre, à chaque nouvelle gerbe ramassée et liée. Et, le visage couleur de cendre, mangé ainsi qu'un vieux sou, vieille de soixante ans à trente-cinq, elle achevait de laisser boire sa vie au brûlant soleil, dans cet effort désespéré de la bête de somme, qui va choir et mourir.

Côte à côte, Buteau et Françoise s'étaient couchés. Ils fumaient de sueur, maintenant qu'ils ne bougeaient plus, silencieux, les yeux clos. Tout de suite, un sommeil de plomb les accabla, ils dormirent une heure; et la sueur ne cessait pas, coulait de leurs membres, sous cet air immobile et pesant de fournaise. Lorsque Françoise rouvrit les yeux, elle vit Buteau, tourné sur le flanc, qui la regardait d'un regard jaune. Elle referma les paupières, feignit de se rendormir. Sans qu'il lui eût encore rien dit, elle sentait bien qu'il voulait d'elle, depuis qu'il l'avait vue pousser et qu'elle était une vraie femme. Cette idée la bouleversait: oserait-il, le cochon, que toutes les nuits elle entendait s'en donner avec sa soeur? Jamais ce rut hennissant de cheval ne l'avait irritée à ce point. Oserait-il? et elle l'attendait, le désirant sans le savoir, décidée, s'il la touchait, à l'étrangler.

Brusquement, comme elle serrait les yeux, Buteau l'empoigna.

—Cochon! cochon! bégaya-t-elle en le repoussant.

Lui, ricanait d'un air fou, répétait tout bas:

—Bête! laisse-toi faire!… Je te dis qu'ils dorment, personne ne regarde.

A ce moment, la tête blême et agonisante de Palmyre apparut au-dessus des blés, se tournant au bruit. Mais elle ne comptait pas, celle-là, pas plus qu'une vache qui aurait allongé son mufle. Et, en effet, elle se remit à ses gerbes, indifférente. On entendit de nouveau le craquement de ses reins, à chaque effort.

—Bête! goûtes-y donc! Lise n'en saura rien.

Au nom de sa soeur, Françoise qui faiblissait, vaincue, se raidit davantage. Et, dès lors, elle ne céda pas, tapant des deux poings, ruant de ses deux jambes nues, qu'il avait déjà découvertes jusqu'aux hanches. Est-ce qu'il était à elle, cet homme? est-ce qu'elle voulait les restes d'une autre?

—Va donc avec ma soeur, cochon! crève-la, si ça l'amuse! fais-lui un enfant tous les soirs!

Buteau, sous les coups, commençait à se fâcher, grondait, croyait qu'elle avait seulement peur des suites.

—Foutue bête! quand je te jure que je m'ôterai, que je ne t'en ferai pas, d'enfant!

D'un coup de pied, elle l'atteignit au bas-ventre, et il dut la lâcher, il la poussa si brutalement, qu'elle étouffa un cri de douleur.

Il était temps que le jeu finît, car Buteau, lorsqu'il se mit debout, aperçut Lise qui revenait, apportant le goûter. Il marcha à sa rencontre, la retint, pour permettre à Françoise de rabattre ses jupes. L'idée qu'elle allait tout dire, lui donnait le regret de ne pas l'avoir assommée d'un coup de talon. Mais elle ne parla pas, elle se contenta de s'asseoir au milieu des javelles, l'air têtu et insolent. Et, comme il recommençait à faucher, elle resta là, oisive, en princesse.

—Quoi donc? lui demanda Lise, allongée aussi, lasse de sa course, tu ne travailles pas?

—Non, ça m'embête! répondit-elle rageusement.

Alors, Buteau, n'osant la secouer, tomba sur sa femme. Qu'est-ce qu'elle foutait encore là, étendue comme une truie, à chauffer son ventre au soleil? Ah! quelque chose de propre, une fameuse courge à faire mûrir! Elle s'égaya de ce mot, ayant gardé sa gaieté de grasse commère: c'était peut-être bien vrai que ça le mûrissait, que ça le poussait, le petiot; et, sous le ciel de flamme, elle arrondissait ce ventre énorme, qui semblait la bosse d'un germe, soulevée de la terre féconde. Mais, lui, ne riait pas. Il la fit se redresser brutalement, il voulut qu'elle essayât de l'aider. Gênée par cette masse qui lui tombait sur les cuisses, elle dût s'agenouiller, elle ramassa les épis d'un mouvement oblique, soufflante et monstrueuse, le ventre déplacé, rejeté dans le flanc droit.

—Puisque tu ne fiches rien, dit-elle à sa soeur, rentre au moins à la maison… Tu feras la soupe.

Françoise, sans une parole, s'éloigna. Dans la chaleur encore étouffante la Beauce avait repris son activité, les petits points noirs des équipes reparaissaient, grouillants, à l'infini. Delhomme achevait ses ruches avec ses deux serviteurs; tandis que la Grande regardait monter sa meule, appuyée sur sa canne, toute prête à l'envoyer par la figure des paresseux. Fouan alla y donner un coup d'oeil, revint s'absorber devant la besogne de son gendre, erra ensuite de son pas alourdi de vieillard qui se souvient et qui regrette. Et Françoise, la tête bourdonnante, mal remise de la secousse, suivait le chemin neuf, lorsqu'une voix l'appela.

—Par ici! viens donc!

C'était Jean, à demi caché derrière les gerbes, que, depuis le matin, il charriait des pièces voisines. Il venait de décharger sa voiture, les deux chevaux attendaient immobiles au soleil. On ne devait se mettre à la grande meule que le lendemain, et il avait simplement fait des tas, trois sortes de murs entre lesquels se trouvait comme une chambre, un trou de paille profond et discret.

—Viens donc! c'est moi!

Machinalement, Françoise obéit à cet appel. Elle n'eut pas même la défiance de regarder en arrière. Si elle s'était tournée, elle aurait aperçu Buteau qui se haussait, surpris de lui voir quitter la route.

Jean plaisanta d'abord.

—Tu es bien fière, que tu passes sans dire bonjour aux amis!

—Dame! répondit-elle, tu te caches, on ne te voit pas.

Alors, il se plaignit du mauvais accueil qu'on lui faisait maintenant chez les Buteau, Mais elle n'avait pas la tête à cela, elle se taisait, elle ne lâchait que des paroles brèves. D'elle-même, elle s'était laissée tomber sur la paille, au fond du trou, comme brisée de fatigue. Une seule chose l'emplissait, était restée dans sa chair, matérielle, aiguë: l'attaque de cet homme au bord du champ, là-bas, ses mains chaudes dont elle se sentait encore, l'étau aux cuisses, son odeur qui la suivait, son approche de mâle qu'elle attendait toujours, l'haleine coupée, dans une angoisse de désir combattu. Elle fermait les yeux, elle suffoquait.

Jean, alors, ne parla plus. A la voir ainsi, renversée, s'abandonnant, le sang de ses veines battait à grands coups. Il n'avait point calculé cette rencontre, il résistait, dans son idée que ce serait mal d'abuser de cette enfant. Mais le bruit de son coeur l'étourdissait, il l'avait tant désirée! et l'image de la possession l'affolait, comme dans ses nuits de fièvre. Il se coucha près d'elle, il se contenta d'abord de sa main, puis de ses deux mains, qu'il serrait à les broyer, en n'osant même les porter à sa bouche. Elle ne les retirait pas, elle rouvrit ses yeux vagues, aux paupières lourdes, elle le regarda, sans un sourire, sans une honte, la face nerveusement allongée. Et ce fut ce regard muet, presque douloureux, qui le rendit tout d'un coup brutal. Il se rua sous les jupes, l'empoigna aux cuisses, comme l'autre.

—Non, non, balbutia-t-elle, je t'en prie… c'est sale…

Mais elle ne se défendit point. Elle n'eut qu'un cri de douleur. Il lui semblait que le sol fuyait sous elle; et, dans ce vertige, elle ne savait plus: était-ce l'autre qui revenait? elle retrouvait la même rudesse, la même âcreté du mâle, fumant de gros travail au soleil. La confusion devint telle, dans le noir incendié de ses paupières obstinément closes, qu'il lui échappa des mots, bégayés, involontaires.

—Pas d'enfant… ôte-toi…

Il fit un saut brusque, et cette semence humaine, ainsi détournée et perdue, tomba dans le blé mûr, sur la terre, qui, elle, ne se refuse jamais, le flanc ouvert à tous les germes, éternellement féconde.

Françoise rouvrit les yeux, sans une parole, sans un mouvements hébétée. Quoi? c'était déjà fini, elle n'avait pas eu plus de plaisir! Il ne lui en restait qu'une souffrance. Et l'idée de l'autre lui revint, dans le regret inconscient de son désir trompé. Jean, à son côté, la fâchait. Pourquoi avait-elle cédé? elle ne l'aimait pas, ce vieux! Il demeurait comme elle immobile, ahuri de l'aventure. Enfin, il eut un geste mécontent, il chercha quelque chose à lui dire, ne trouva rien. Gêné davantage, il prit le parti de l'embrasser; mais elle se reculait, elle ne voulait plu, qu'il la touchât.

—Faut que je m'en aille, murmura-t-il. Toi, reste encore.

Elle ne répondit point, les regards en l'air, perdus dans le ciel.

—N'est-ce pas? attends cinq minutes, qu'on ne te voie pas reparaître en même temps que moi.

Alors, elle se décida à desserrer les lèvres.

—C'est bon, va-t'en!

Et ce fut tout, il fit claquer son fouet, jura contre ses chevaux, s'en alla à côté de sa voiture, d'un pas alourdi, la tête basse.

Cependant, Buteau s'étonnait d'avoir perdu Françoise derrière les gerbes, et lorsqu'il vit Jean s'éloigner, il eut un soupçon. Sans se confier à Lise, il partit, courbé, en chasseur qui ruse. Puis, d'un élan, il tomba au beau milieu de la paille, au fond du trou. Françoise n'avait point bougé, dans la torpeur qui l'engourdissait, ses yeux vagues toujours en l'air, ses jambes restées nues. Il n'y avait pas à nier, elle ne l'essaya pas.

—Ah! garce! ah! salope! c'est avec ce gueux que tu couches, et tu me flanques des coups de pied dans le ventre, à moi!…. Nom de Dieu! nous allons bien voir.

Il la tenait déjà, elle lut clairement sur sa face congestionnée qu'il voulait profiter de l'occasion. Pourquoi pas lui, maintenant, puisque l'autre venait d'y passer? Dès qu'elle sentit de nouveau la brûlure de ses mains, elle fut reprise de sa révolte première. Il était là, et elle ne le regrettait plus, elle ne le voulait plus, sans avoir elle-même conscience des sautes de sa volonté, dans une protestation rancunière et jalouse de tout son être.

—Veux-tu me laisser, cochon!… Je te mords!

Une seconde fois, il dut y renoncer. Mais il bégayait de fureur, enragé de ce plaisir qu'on avait pris sans lui.

—Ah! je m'en doutais que vous fricassiez ensemble!… J'aurait dû le foutre dehors depuis longtemps… Nom de Dieu de cateau! qui te fais tanner le cuir par ce vilain bougre!

Et le flot d'ordures continua, il lâcha tous les mots abominables, parla de l'acte avec une crudité, qui la remettait nue, honteusement. Elle, enragée aussi, raidie et pâle, affectait un grand calme, répondait à chaque saleté, d'une voix brève:

—Qu'est-ce que ça te fiche?… Si ça me plaît, est-ce que je ne suis pas libre?

—Eh bien! je vas te flanquer à la porte, moi! Oui, tout à l'heure, en rentrant… Je vas dire la chose à Lise, comment je t'ai trouvée, ta chemise sur-la tête; et tu iras te faire tamponner ailleurs, puisque ça t'amuse.

Maintenant, il la poussait devant lui, il la ramenait vers le champ, où sa femme attendait.

—Dis-le à Lise…. Je m'en irai, si je veux.

—Si tu veux, ah! c'est ce que nous allons voir!… A coup de pied au cul!

Pour couper au plus court, il lui faisait traverser la pièce des Cornailles restée jusque-là indivise entre elle et sa soeur, cette pièce dont il avait toujours retardé le partage; et, brusquement, il demeura saisi, une idée aiguë lui était sautée au cerveau: il avait vu dans un éclair, s'il la chassait, le champ tranché en deux, la moitié emportée par elle, donnée au galant peut-être. Cette idée le glaça, fit tomber net son désir exaspéré. Non! c'était bête, fallait pas tout lâcher pour une fois qu'une fille vous laissait le bec en l'air. Ça se retrouve, la gaudriole; tandis que la terre, quand on la tient, le vrai est de la garder.

Il ne disait plus rien, il avançait d'un pas ralenti, ennuyé, ne sachant comment rattraper ses violences, avant de rejoindre sa femme. Enfin, il se décida.

—Moi, je n'aime pas les mauvais coeurs, c'est parce que tu as l'air d'être dégoûtée de moi, que ça me vexe…. Autrement, je n'ai guère envie de faire du chagrin à ma femme, dans sa position….

Elle s'imagina qu'il craignait d'être vendu à Lise, lui aussi.

—Ça, tu peux en être sûr: si tu parles, je parlerai.

—Oh! je n'en ai pas peur, reprit-il avec un aplomb tranquille. Je dirai que tu mens, que tu te venges de ce que je t'ai surprise.

Puis, comme ils arrivaient, il conclut d'une voix rapide:

—Alors, ça reste entre nous…. Faudra voir à en recauser tous les deux.

Lise, pourtant, commençait à s'étonner, ne comprenant, pas comment Françoise revenait ainsi avec Buteau. Celui-ci raconta que cette paresseuse était allée bouder derrière une meule, là-bas. D'ailleurs, un cri rauque les interrompit, on oublia l'affaire.

—Quoi donc? qui a crié?

C'était un cri effrayant, un long soupir hurlé, pareil à la plainte de mort d'une bête qu'on égorge. Il monta et s'éteignit, dans la flamme implacable du soleil.

—Hein? qui est-ce? un cheval bien sur, les os cassés!

Ils se tournèrent, et ils virent Palmyre encore debout, dans le chaume voisin, au milieu des javelles. Elle serrait, de ses bras défaillants, contre sa poitrine plate, une dernière gerbe, qu'elle s'efforçait de lier. Mais elle jeta un nouveau cri d'agonie, plus déchiré, d'une détresse affreuse; et lâchant tout, tournant sur elle-même, elle s'abattit dans le blé, foudroyée par le soleil qui la chauffait depuis douze heures.

Lise et Françoise se hâtèrent, Buteau les suivit, d'un pas moins empressé; tandis que, des pièces d'alentour, tout le monde aussi arrivait, les Delhomme, Fouan qui rôdait par là, la Grande qui chassait les pierres du bout de sa canne.

—Qu'y a-t-il donc?

—C'est la Palmyre qui a une attaque.

—Je l'ai bien vue tomber, de là-bas.

—Ah! mon Dieu!

Et tous, autour d'elle, dans l'effroi mystérieux dont la maladie frappe le paysan, la regardaient, sans trop oser s'approcher. Elle était allongée, la face au ciel, les bras en croix, comme crucifiée sur cette terre, qui l'avait usée si vite à son dur labeur, et qui la tuait. Quelque vaisseau avait dû se rompre, un filet de sang coulait de sa bouche. Mais elle s'en allait plus encore d'épuisement, sous des besognes de bête surmenée, si sèche au milieu du chaume, si réduite à rien, qu'elle n'y était qu'une loque, sans chair, sans sexe, exhalant son dernier petit souffle dans la fécondité grasse des moissons.

Cependant, la Grande, l'aïeule, qui l'avait reniée et qui jamais ne lui parlait, s'avança enfin.

Je crois bien qu'elle est morte.

Et elle la poussa de sa canne. Le corps, les yeux ouverts et vides dans l'éclatante lumière, la bouche élargie au vent de l'espace, ne remua pas. Sur le menton, le filet de sang se caillait. Alors, la grand'mère, qui s'était baissée, ajouta:

—Bien sûr qu'elle est morte…. Vaut mieux ça que d'être à la charge des autres.

Tous, saisis, ne bougeaient plus. Est-ce qu'on pouvait la toucher, sans aller chercher le maire? Ils parlaient d'abord à voix basse, puis ils se remirent à crier, pour s'entendre.

—Je vas quérir mon échelle, qui est là-bas contre la meule, finit par dire Delhomme. Ça servira de civière…. Un mort, faut jamais le laisser par terre, ce n'est pas bien.

Mais, quand il revint avec l'échelle, et qu'on voulut prendre des gerbes et y faire un lit pour le cadavre, Buteau grogna.

—On te le rendra ton blé!

—J'y compte, fichtre!

Lise, un peu honteuse de cette ladrerie, ajouta deux javelles comme oreiller, et l'on y déposa le corps de Palmyre, pendant que Françoise, dans une sorte de rêve, étourdie de cette mort qui tombait au milieu de sa première besogne avec l'homme, ne pouvait détacher les yeux du cadavre, très triste, étonnée surtout que cela eût jamais pu être une femme. Elle demeura ainsi que Fouan, à garder, en attendant le départ; et le vieux ne disait rien non plus, avait l'air de penser que ceux qui s'en vont sont bien heureux.

Quand le soleil se coucha, à l'heure où l'on rentre, deux hommes vinrent, prendre la civière. Le fardeau n'était pas lourd, ils n'avaient guère besoin d'être relayés. Pourtant, d'autres les accompagnèrent, tout un cortège se forma. On coupa à travers champs, pour éviter le détour de la route. Sur les gerbes, le corps se raidissait, et des épis, derrière la tête, retombaient et se balançaient, aux secousses cadencées des pas. Maintenant, il ne restait au ciel que la chaleur amassée, une chaleur rousse, appesantie dans l'air bleu. A l'horizon, de l'autre côté de la vallée du Loir, le soleil, noyé dans une vapeur, n'épandait plus sur la Beauce qu'une nappe de rayons jaunes, au ras du sol. Tout semblait de ce jaune, de cette dorure des beaux soirs de moisson. Les blés encore debout avaient des aigrettes de flamme rose; les chaumes hérissaient des brins de vermeil luisant; et, de toutes parts, à l'infini, bossuant cette mer blonde, les meules moutonnaient, paraissaient grandir démesurément, flambantes d'un côté, déjà noires de l'autre, jetant des ombres qui s'allongeaient, jusqu'aux lointains perdus de la plaine. Une grande sérénité tomba, il n'y eut plus, très haut, qu'un chant d'alouette. Personne ne parlait, parmi les travailleurs harassés, qui suivaient avec une résignation de troupeau, la tête basse. Et l'on n'entendait qu'un petit bruit de l'échelle, sous le balancement de la morte, rapportée dans le blé mûr.

Ce soir-là, Hourdequin régla le compte de ses moissonneurs, qui avaient fini la besogne convenue. Les hommes emportaient cent vingt francs, les femmes soixante, pour leur mois de travail. C'était une année bonne, pas trop de blés versés où la faux s'ébrèche, pas un orage pendant la coupe. Aussi fut-ce au milieu de grands cris que le capitaine, accompagné de son équipe, présenta la gerbe, la croix d'épis tressés, à Jacqueline, qu'on traitait en maîtresse de la maison; et la «ripane», le repas d'adieu traditionnel, fut très gai: on mangea trois gigots et cinq lapins, on trinqua si tard, que tous se couchèrent en ribote. Jacqueline, grise elle-même, faillit se faire prendre par Hourdequin, au cou de Tron. Étourdi, Jean était allé se jeter sur la paille de sa soupente. Malgré sa fatigue, il ne dormit point, l'image de Françoise était revenue et le tourmentait. Cela lui causait de la surprise, presque de la colère, car il avait eu si peu de plaisir avec cette fille, après tant de nuits passées à la vouloir! Depuis, il se sentait tout vide, il aurait bien juré qu'il ne recommencerait pas. Et voilà qu'à peine couché, il la revoyait se dresser, il la désirait encore, dans une rage d'évocation charnelle: l'acte, là-bas, renaissait, cet acte auquel il n'avait pas pris goût, dont les moindres détails, maintenant, fouettaient sa chair. Comment la ravoir, où la tenir le lendemain, les jours suivants, toujours? Un frôlement le fit tressaillir, une femme se coulait près de lui: c'était la Percheronne, la ramasseuse, étonnée qu'il ne vint point, cette nuit dernière. D'abord, il la repoussa; puis, il l'étouffa d'une étreinte; et il était avec l'autre, il l'aurait brisée ainsi, les membres serrés, jusqu'à l'évanouissement.

A cette même heure, Françoise, réveillée en sursaut, se leva, ouvrit la lucarne de sa chambre, pour respirer. Elle avait rêvé qu'on se battait, que des chiens mangeaient la porte, en bas. Dès que l'air l'eut rafraîchie un peu, elle se retrouva avec l'idée des deux hommes, l'un qui la voulait, l'autre qui l'avait prise; et elle ne réfléchissait pas plus loin, cela tournait simplement en elle, sans qu'elle jugeât ni décidât rien. Mais elle tendit l'oreille, ce n'était donc pas un rêve? un chien hurlait au loin, au bord de l'Aigre. Ensuite, elle se souvint: c'était Hilarion, qui, depuis la tombée du jour, hurlait près du cadavre de Palmyre. On avait tenté de le chasser, il s'était cramponné, avait mordu, refusant de lâcher ses restes, sa soeur, sa femme, son tout; et il hurlait sans fin, d'un hurlement qui emplissait la nuit.

Françoise, frissonnante, écouta longtemps.

V

—Pourvu que la Coliche ne vêle pas en même temps que moi! répétait Lise chaque matin.

Et, traînant son ventre énorme, Lise s'oubliait dans l'étable, à regarder d'un oeil inquiet la vache, dont le ventre, lui aussi, avait grossi démesurément. Jamais bête ne s'était enflée à ce point, d'une rondeur de futaille, sur ses jambes devenues grêles. Les neuf mois tombaient juste le jour de la Saint-Fiacre, car Françoise avait eu le soin d'inscrire la date où elle l'avait menée au taureau. Malheureusement, c'était Lise qui, pour son compte, n'était pas certaine, à quelques jours près. Cet enfant-là avait poussé si drôlement, sans qu'on le voulût, qu'elle ne pouvait savoir. Mais ça taperait bien sûr dans les environs de la Saint-Fiacre, peut-être la veille, peut-être le lendemain. Et elle répétait, désolée:

—Pourvu que la Coliche ne vêle pas en même temps que moi!… Ça en ferait, une affaire! Ah! bon sang! nous serions propres!

On gâtait beaucoup la Coliche, qui était depuis dix ans dans la maison. Elle avait fini par être une personne de la famille. Les Buteau se réfugiaient près d'elle, l'hiver, n'avaient pas d'autre chauffage que l'exhalaison chaude de ses flancs. Et elle-même se montrait très affectueuse, surtout à l'égard de Françoise. Elle la léchait de sa langue rude, à la faire saigner, elle lui prenait, du bout des dents, des morceaux de sa jupe, pour l'attirer et la garder toute à elle. Aussi la soignait-on davantage, à mesure que le vêlage approchait: des soupes chaudes, des sorties aux bons moments de la journée, une surveillance de chaque heure. Ce n'était pas seulement qu'on l'aimât, c'étaient aussi les cinquante pistoles qu'elle représentait, le lait, le beurre, les fromages, une vraie fortune, qu'on pouvait perdre, en la perdant.

Depuis la moisson, une quinzaine venait de s'écouler. Dans le ménage, Françoise avait repris sa vie habituelle, comme s'il ne se fût rien passé entre elle et Buteau. Il semblait avoir oublié, elle-même évitait de songer à ces choses, qui la troublaient. Jean, rencontré et averti par elle, n'était pas revenu. Il la guettait au coin des haies, il la suppliait de s'échapper, de le rejoindre le soir, dans des fossés qu'il indiquait. Mais elle refusait, effrayée, cachant sa froideur sous des airs de grande prudence. Plus tard, quand on aurait moins besoin d'elle à la maison. Et, un soir qu'il l'avait surprise descendant chez Macqueron acheter du sucre, elle s'obstina à ne pas le suivre derrière l'église, elle lui parla tout le temps de la Coliche, des os qui commençaient à se casser, du derrière qui s'ouvrait, signes certains auxquels lui-même déclara que ça ne pouvait pas aller bien loin, maintenant.

Et voilà que, juste la veille de la Saint-Fiacre, Lise, le soir, après le dîner, fut prise de grosses coliques, au moment où elle était dans l'étable avec sa soeur, à regarder la vache, qui, les cuisses écartées par l'enflure de son ventre, souffrait, elle aussi, en meuglant doucement.

—Quand je le disais! cria-t-elle, furieuse. Ah! nous sommes propres! Pliée en deux, tenant à pleins bras son ventre à elle, le brutalisant pour le punir, elle récriminait, elle lui parlait: est-ce qu'il n'allait pas lui foutre la paix? il pouvait bien attendre! C'étaient comme des mouches qui la piquaient aux flancs, et les coliques lui partaient des reins, pour lui descendre jusque dans les genoux. Elle refusait de se mettre au lit, elle piétinait, en répétant qu'elle voulait faire rentrer ça.

Vers dix heures, lorsqu'on eut couché le petit Jules, Buteau, ennuyé de voir que rien n'arrivait, décidé à dormir, laissa Lise et Françoise s'entêter dans l'étable, autour de la Coliche, dont les souffrances grandissaient. Toutes deux commençaient à être inquiètes, ça ne marchait guère, bien que le travail, du côté des os, parût fini. Le passage y était, pourquoi le veau ne sortait-il pas? Elles flattaient la bête, l'encourageaient, lui apportaient des friandises, du sucre, que celle-ci refusait, la tête basse, la croupe agitée de secousses profondes. A minuit, Lise, qui jusque-là s'était tordue, se trouva brusquement soulagée: ce n'était encore, pour elle, qu'une fausse alerte, des douleurs errantes; mais elle fut persuadée qu'elle avait rentré ça, comme elle aurait réprimé un besoin. Et, la nuit entière, elle et sa soeur veillèrent la Coliche, la soignant, faisant chauffer des torchons, qu'elles lui appliquaient brûlants sur la peau; tandis que l'autre vache, Rougette, la dernière achetée au marché de Cloyes, étonnée de cette chandelle qui brûlait, les suivait de ses gros yeux bleuâtres, ensommeillés.

Au soleil levant, Françoise, voyant qu'il n'y avait toujours rien, se décida à courir chercher leur voisine, la Frimat. Celle-ci était réputée pour ses connaissances, elle avait aidé tant de vaches, qu'on recourait volontiers à elle dans les cas difficiles, afin de s'éviter la visite du vétérinaire. Dès qu'elle arriva, elle eut une moue.

—Elle n'a pas bon air, murmura-t-elle. Depuis quand est-elle comme ça?

—Mais depuis douze heures.

La vieille femme continua de tourner derrière la bête, mit son nez partout, avec de petits hochements de menton, des mines maussades, qui effrayaient les deux autres.

—Pourtant, conclut-elle, v'là la bouteille qui vient… Faut attendre pour voir.

Alors, toute la matinée fut employée à regarder se former la bouteille, la poche que les eaux gonflent et poussent au dehors. On l'étudiait, on la mesurait, on la jugeait: une bouteille tout de même qui en valait une autre, bien qu'elle s'allongeât, trop grosse. Mais, dès neuf heures, le travail s'arrêta de nouveau, la bouteille pendit, stationnaire, lamentable, agitée d'un balancement régulier, par les frissons convulsifs de la vache, dont la situation empirait à vue d'oeil.

Lorsque Buteau rentra des champs pour déjeuner, il prit peur à son tour, il parla d'aller chercher Patoir, tout en frémissant à l'idée de l'argent que ça coûterait.

—Un vétérinaire! dit aigrement la Frimat, pour qu'il te la tue, hein? Celle au père Saucisse lui a bien claqué sous le nez… Non, vois-tu, je vas crever la bouteille, et je l'irai chercher, moi, ton veau!

—Mais, fit remarquer Françoise, monsieur Patoir défend de la crever. Il dit que ça aide, l'eau dont elle est pleine.

La Frimat eut un haussement d'épaules exaspéré. Un bel âne, Patoir! Et, d'un coup de ciseaux, elle fendit la poche. Les eaux ruisselèrent avec un bruit d'écluse, tous s'écartèrent, trop tard, éclaboussés. Un instant, la Coliche souffla plus à l'aise, la vieille femme triompha. Elle avait frotté sa main droite de beurre, elle l'introduisit, tâcha d'aller reconnaître la position du veau; et elle fouillait là-dedans, sans hâte. Lise et Françoise la regardaient faire, les paupières battantes d'anxiété. Buteau lui-même, qui n'était pas retourné aux champs, attendait, immobile et ne respirant plus.

—Je sens les pieds, murmura-t-elle, mais la tête n'est pas là… Ce n'est guère bon, quand on ne trouve pas la tête…

Elle dut ôter sa main. La Coliche, secouée d'une tranchée violente, poussait si fort, que les pieds parurent. C'était toujours ça, les Buteau eurent un soupir de soulagement: ils croyaient tenir déjà un peu de leur veau, en voyant ces pieds qui passaient; et, dès lors, ils furent travaillés d'une pensée unique, tirer, pour l'avoir tout de suite, comme s'ils avaient eu peur qu'il ne rentrât et qu'il ne ressortît plus.

—Vaudrait mieux ne pas le bousculer, dit sagement la Frimat. Il finira bien par sortir.

Françoise était de cet avis. Mais Buteau s'agitait, venait toucher les pieds à toutes minutes, en se fâchant de ce qu'ils ne s'allongeaient pas. Brusquement il prit une corde, qu'il y noua d'un noeud solide, aidé de sa femme, aussi frémissante que lui; et, comme justement la Bécu entrait, amenée par son flair, on tira, tous attelés à la corde, Buteau d'abord, puis la Frimat, la Bécu, Françoise, Lise elle-même, accroupie, avec son gros ventre.

—Ohé hisse! criait Buteau, tous ensemble!… Ah! le chameau, il n'a pas grouillé d'un pouce, il est collé là-dedans!… Aïe donc! aïe donc! bougre!

Les femmes, suantes, essoufflées, répétaient:

—Ohé hisse!… Aie donc! bougre!

Mais il y eut une catastrophe. La corde, vieille, à demi pourrie, cassa, et toutes furent culbutées dans la litière, au milieu de cris et de jurons.

—Ça ne fait rien, il n'y a pas de mal! déclara Lise qui avait roulé jusqu'au mur et qu'on se hâtait de relever.

Cependant, à peine debout, elle eut un éblouissement, il lui fallut s'asseoir. Un quart d'heure plus tard, elle se tenait le ventre, les douleurs de la veille recommençaient, profondes, à des intervalles réguliers. Et elle qui croyait avoir rentré ça! Quel fichu guignon tout de même que la vache n'allât pas plus vite, et qu'elle, maintenant, fût reprise, à ce point qu'elle était bien capable de la rattraper! On n'évitait pas le sort, c'était dit, que toutes les deux vêleraient ensemble. Elle poussait de grands soupirs, une querelle éclata entre elle et son homme. Aussi, nom de Dieu! pourquoi avait-elle tiré? est-ce que ça la regardait, le sac des autres? qu'elle vidât donc le sien, d'abord! Elle répondit par des injures, tellement elle souffrait: cochon! salop! s'il ne le lui avait pas empli, son sac, il ne la gênerait pas tant!

—Tout ça, fit remarquer la Frimat, c'est des paroles, ça n'avance à rien.

Et la Bécu ajouta:

—Ça soulage tout de même.

On avait heureusement envoyé le petit Jules chez le cousin Delhomme, pour s'en débarrasser. Il était trois heures, on attendit jusqu'à sept. Rien ne vint, la maison était un enfer: d'un côté, Lise qui s'entêtait sur une vieille chaise, à se tortiller en geignant; de l'autre, la Coliche qui ne jetait qu'un cri, dans des frissons et des sueurs, d'un caractère de plus en plus grave. La seconde vache, Rougette, s'était mise à meugler de peur. Françoise alors perdit la tête, et Buteau, jurant, gueulant, voulut tirer encore. Il appela deux voisins, on tira à six, comme pour déraciner un chêne, avec une corde neuve, qui ne cassa pas, cette fois. Mais la Coliche, ébranlée, tomba sur le flanc et resta dans la paille, allongée, soufflante, pitoyable.

—Le bougre, nous ne l'aurons pas! déclara Buteau en nage, et la garce y passera avec lui!

Françoise joignit les mains, suppliante.

—Oh! va chercher monsieur Patoir!… Ça coûtera ce que ça coûtera, va chercher monsieur Patoir!

Il était devenu sombre. Après un dernier combat, sans répondre un mot, il sortit la carriole.

La Frimat, qui affectait de ne plus s'occuper de la vache, depuis qu'on reparlait du vétérinaire, s'inquiétait maintenant de Lise. Elle était bonne aussi pour les accouchements, toutes les voisines lui passaient par les mains. Et elle semblait soucieuse, elle ne cachait point ses craintes à la Bécu, qui rappela Buteau, en train d'atteler.

—Écoutez… Elle souffre beaucoup, votre femme. Si vous rameniez aussi un médecin.

Il demeura muet, les yeux arrondis. Quoi donc? encore une qui voulait se faire dorloter! Bien sûr qu'il ne payerait pas pour tout le monde!

—Mais non! mais non! cria Lise entre deux coliques. Ça ira toujours, moi!
On n'a pas d'argent à jeter par les fenêtres.

Buteau se hâta de fouetter son cheval, et la carriole se perdit sur la route de Cloyes, dans la nuit tombante.

Lorsque, deux heures plus tard, Patoir arriva enfin, il trouva tout au même point, la Coliche râlant sur le flanc, et Lise se tordant comme un ver, à moitié glissé de sa chaise. Il y avait vingt-quatre heures que les choses duraient.

—Pour laquelle, voyons? demanda le vétérinaire, qui était d'esprit jovial.

Et, tout de suite, tutoyant Lise:

—Alors, ma grosse, si ce n'est pas pour toi, fais-moi le plaisir de te coller dans ton lit. Tu en as besoin.

Elle ne répondit pas, elle ne s'en alla pas. Déjà, il examinait la vache.

—Fichtre! elle est dans un foutu état, votre bête. Vous venez toujours me chercher trop tard… Et vous avez tiré, je vois ça. Hein? vous l'auriez plutôt fendue en deux, que d'attendre, sacrés maladroits!

Tous l'écoutaient, la mine basse, l'air respectueux et désespéré; et, seule, la Frimat pinçait les lèvres, pleine de mépris. Lui, ôtant son paletot, retroussant ses manches, rentrait les pieds, après les avoir noués d'une ficelle, pour les ravoir; puis, il plongea la main droite.

—Pardi! reprit-il au bout d'un instant, c'est bien ce que je pensais: la tête se trouve repliée à gauche, vous auriez pu tirer jusqu'à demain, jamais il ne serait sorti… Et, vous savez, mes enfants, il est fichu, votre veau. Je n'ai pas envie de me couper les doigts à ses quenottes, pour le retourner. D'ailleurs, je ne l'aurais pas davantage, et j'abîmerais la mère.

Françoise éclata en sanglots.

—Monsieur Patoir, je vous en prie, sauvez notre vache… Cette pauvre
Coliche qui m'aime…

Et Lise, qu'une tranchée verdissait, et Buteau, bien portant, si dur au mal des autres, se lamentaient, s'attendrissaient, dans la même supplication.

—Sauvez notre vache, notre vieille vache qui nous donne de si bon lait, depuis des années et des années… Sauvez-la, monsieur Patoir…

—Mais, entendons-nous bien, je vas être forcé de découper le veau.

—Ah! le veau, on s'en fout, du veau!… Sauvez notre vache, monsieur
Patoir, sauvez-la!

Alors, le vétérinaire, qui avait apporté un grand tablier bleu, se fit prêter un pantalon de toile; et, s'étant mis tout nu dans un coin, derrière la Rougette, il enfila simplement le pantalon, puis attacha le tablier à ses reins. Quand il reparut, avec sa bonne face de dogue, gros et court dans ce costume léger, la Coliche souleva la tête, s'arrêta de se plaindre, étonnée sans doute. Mais personne n'eut un sourire, tellement l'attente serrait les coeurs.

—Allumez des chandelles!

Il en fit planter quatre par terre, et il s'allongea sur le ventre, dans la paille, derrière la vache, qui ne pouvait plus se lever. Un instant, il resta aplati, le nez entre les cuisses de la bête. Ensuite, il se décida à tirer sur la ficelle, pour ramener les pieds, qu'il examina attentivement. Près de lui, il avait posé une petite boîte longue, et il se redressait sur un coude, et il en sortait un bistouri, lorsqu'un gémissement rauque l'étonna et le fit s'asseoir.

—Comment! ma grosse, tu es encore là?… Aussi, je me disais: ce n'est pas la vache!

C'était Lise, prise des grandes douleurs, qui poussait, les flancs arrachés.

—Mais, nom de Dieu! va donc faire ton affaire chez toi, et laisse-moi faire la mienne ici! Ça me dérange, ça me tape sur les nerfs, parole d'honneur! de t'entendre pousser derrière moi… Voyons, est-ce qu'il y a du bon sens! emmenez-la, vous autres!

La Frimat et la Bécu se décidèrent à prendre chacune Lise sous un bras et à la conduire dans sa chambre. Elle s'abandonnait, elle n'avait plus la force de résister. Mais, en traversant la cuisine, où brûlait une chandelle solitaire, elle exigea pourtant qu'on laissât toutes les portes ouvertes, dans l'idée qu'elle serait ainsi moins loin. Déjà, la Frimat avait préparé le lit de misère, selon l'usage des campagnes: un simple drap jeté au milieu de la pièce, sur une botte de paille, et trois chaises renversées. Lise s'accroupit, s'écartela, adossée à une des chaises, la jambe droite contre la seconde, la gauche contre la troisième. Elle ne s'était pas même déshabillée, ses pieds s'arc-boutaient dans leurs savates, ses bas bleus montaient à ses genoux; et sa jupe, rejetée sur sa gorge, découvrait son ventre monstrueux, ses cuisses grasses, très blanches, si élargies, qu'on lui voyait jusqu'au coeur.

Dans l'étable, Buteau et Françoise étaient restés pour éclairer Patoir, tous les deux assis sur leurs talons, approchant chacun une chandelle, tandis que le vétérinaire, allongé de nouveau, pratiquait au bistouri une section autour du jarret de gauche. Il décolla la peau, tira sur l'épaule qui se dépouilla et s'arracha. Mais Françoise, pâlissante, défaillante, laissa tomber sa chandelle et s'enfuit en criant:

—Ma pauvre vieille Coliche… Je ne veux pas voir ça! je ne veux pas voir ça!

Patoir s'emporta, d'autant plus qu'il dut se relever, pour éteindre un commencement d'incendie, déterminé dans la paille par la chute de la chandelle.

—Nom de Dieu de gamine! ça vous a des nerfs de princesse!… Elle nous fumerait comme des jambons.

Toujours courant, Françoise était allée se jeter sur une chaise, dans la pièce où accouchait sa soeur, dont l'écartement béant ne l'émotionna pas, comme s'il se fût agi d'une chose naturelle et ordinaire, après ce qu'elle venait de voir. D'un geste, elle chassait cette vision de chairs découpées toutes vives; et elle raconta en bégayant ce qu'on faisait à la vache.

—Ça ne peut pas marcher, faut que j'y retourne, dit soudain Lise, qui malgré ses douleurs, se souleva pour quitter ses trois chaises.

Mais déjà la Frimat et la Bécu, se fâchant, la maintenaient en place.

—Ah ça! voulez-vous bien rester tranquille! Qu'est-ce que vous avez donc dans le corps?

Et la Frimat ajouta:

—Bon! voilà que vous crevez la bouteille, vous aussi!

En effet, les eaux étaient parties d'un jet brusque, que la paille, sous le drap, but tout de suite; et les derniers efforts de l'expulsion commencèrent. Le ventre nu poussait malgré lui, s'enflait à éclater, pendant que les jambes, avec leurs bas bleus, se repliaient et s'ouvraient, d'un mouvement inconscient de grenouille qui plonge.

—Voyons, reprit la Bécu, pour vous tranquilliser, j'y vas aller, moi, et je vous donnerai des nouvelles.

Dès lors, elle ne fit que courir de la chambre à l'étable. Même, pour s'épargner du chemin, elle finit par crier les nouvelles, du milieu de la cuisine. Le vétérinaire continuait son dépeçage, dans la litière trempée de sang et de glaires, une pénible et sale besogne, dont il sortait abominable, souillé de haut en bas.

—Ça va bien, Lise, criait la Bécu. Poussez sans regret… Nous avons l'autre épaule. Et, maintenant, c'est la tête qu'on arrache… Il la tient, la tête, oh! une tête!… Et c'est fini, de ce coup, le corps est venu d'un paquet.

Lise accueillait chaque phase de l'opération d'un soupir déchirant; et l'on ne savait si elle souffrait pour elle ou pour le veau. Mais, brusquement, Buteau apporta la tête, voulant la lui montrer. Ce fut une exclamation générale.

—Oh! le beau veau!

Elle, sans cesser le travail, poussant plus rude, les muscles tendus, les cuisses gonflées, parut prise d'un inconsolable désespoir.

—Mon Dieu! est-ce malheureux!… Oh! le beau veau, mon Dieu!… Est-ce malheureux, un si beau veau, un veau si beau, qu'on n'en a jamais vu de si beau?

Françoise également se lamentait, et les regrets de tous devinrent si agressifs, si pleins de sous-entendus hostiles, que Patoir s'en blessa. Il accourut, il s'arrêta pourtant à la porte, par décence.

—Dites donc, je vous avais avertis… Vous m'avez supplié de sauver votre vache… C'est que je vous connais, mes bougres! Faut pas aller raconter partout que je vous ai tué votre veau, hein?

—Bien sûr, bien sûr, murmura Buteau, en retournant dans l'étable avec lui.
Tout de même, c'est vous qui l'avez coupé.

Par terre, Lise, entre ses trois chaises, était parcourue d'une houle, qui lui descendait des flancs, sous la peau, pour aboutir, au fond des cuisses, en un élargissement continu des chairs. Et Françoise, qui jusque-là n'avait pas vu, dans sa désolation, demeura tout d'un coup stupéfaite, debout devant sa soeur, dont la nudité lui apparaissait en raccourci, rien que les angles relevés des genoux, à droite et à gauche de la boule du ventre, que creusait une cavité ronde. Cela était si inattendu, si défiguré, si énorme, qu'elle n'en fut pas gênée. Jamais elle ne se serait imaginé une chose pareille, le trou bâillant d'un tonneau défoncé, la lucarne grande ouverte du fenil, par où l'on jetait le foin, et qu'un lierre touffu hérissait de noir. Puis, quand elle remarqua qu'une autre boule, plus petite, la tête de l'enfant, sortait et rentrait à chaque effort, dans un perpétuel jeu de cache-cache, elle fut prise d'une si violente envie de rire, qu'elle dut tousser, pour qu'on ne la soupçonnât pas d'avoir mauvais coeur.

—Un peu de patience encore, déclara la Frimat. Ça va y être.

Elle s'était agenouillée entre les jambes, guettant l'enfant, prête à le recevoir. Mais il faisait des façons, comme disait la Bécu; même un moment il s'en alla, on put le croire rentré chez lui. Alors seulement, Françoise s'arracha à la fascination de cette gueule de four braquée sur elle; et un embarras la saisit aussitôt, elle vint prendre la main de sa soeur, s'apitoyant, depuis qu'elle détournait les yeux.

—Ma pauvre Lise, va! t'as de la peine.

—Oh! oui, oh! oui, et personne ne me plaint… Si l'on me plaignait… Oh! la, la, ça recommence, il ne sortira donc pas!

Ça pouvait durer longtemps, lorsque des exclamations vinrent de l'étable. C'était Patoir, qui, étonné de voir la Coliche s'agiter et meugler encore, avait soupçonné la présence d'un second veau; et, en effet, replongeant la main, il en avait tiré un, sans difficulté aucune cette fois, comme il aurait sorti un mouchoir de sa poche. Sa gaieté de gros homme farceur fut telle, qu'il oublia la décence, au point de courir dans la chambre de l'accouchée, portant le veau, suivi de Buteau qui plaisantait aussi.

—Hein! ma grosse, t'en voulais un… Le v'là!

Et il était à crever de rire, tout nu dans son tablier, les bras, le visage, le corps entier barbouillé de fiente, avec son veau mouillé encore, qui semblait ivre, la tête trop lourde et étonnée.

Au milieu de l'acclamation générale, Lise, à le voir, fut prise d'un accès de fou rire, irrésistible, interminable.

—Oh! qu'il est drôle! oh! que c'est bête de me faire rire comme ça!… Oh! la, la, que je souffre, ça me fend!… Non, non, ne me faites donc plus rire, je vas y rester!

Les rires ronflaient au fond de sa poitrine grasse, descendaient dans son ventre, où ils poussaient d'un souffle de tempête. Elle en était ballonnée, et la tête de l'enfant avait repris son jeu de pompe, comme un boulet prêt de partir.

Mais ce fut le comble, lorsque le vétérinaire, ayant posé le veau devant lui, voulut essuyer d'un revers de main la sueur qui lui coulait du front. Il se balafra d'une large traînée de bouse, tous se tordirent, l'accouchée suffoqua, pouffa avec des cris aigus de poule qui pond.

—Je meurs, finissez! Foutu rigolo qui me fait rire à claquer dans ma peau?… Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu, ça crève…

Le trou béant s'arrondit encore, à croire que la Frimat, toujours à genoux, allait y disparaître; et, d'un coup, comme d'une femme canon, l'enfant sortit, tout rouge, avec ses extrémités détrempées et blêmes. On entendit simplement le glouglou d'un goulot géant qui se vidait. Puis, le petit miaula, tandis que la mère, secouée comme une outre dont la peau se dégonfle, riait plus fort. Ça criait d'un bout, ça riait de l'autre. Et Buteau se tapait sur les cuisses, la Bécu se tenait les côtes, Patoir éclatait en notes sonores, Françoise elle-même, dont sa soeur avait broyé la main dans sa dernière poussée, se soulageait enfin de son envie contenue, voyant toujours ça, une vraie cathédrale où le mari devait loger tout entier.

—C'est une fille, déclara la Frimat.

—Non, non, dit Lise, je n'en veux pas, je veux un garçon.

—Alors, je le renfile, ma belle, et tu feras un garçon demain.

Les rires redoublèrent, on en fut malade. Puis, comme le veau était resté devant elle, l'accouchée, qui finissait par se calmer, eut cette parole de regret:

—L'autre était si beau… Tout de même, ça nous en ferait deux!

Patoir s'en alla, après qu'on eut donné à la Coliche trois litres de vin sucré. Dans la chambre, la Frimat déshabilla et coucha Lise, tandis que la Bécu, aidée de Françoise, enlevait la paille et balayait. En dix minutes, tout fut en ordre, on ne se serait pas douté qu'un accouchement venait d'avoir lieu, sans les miaulements continus de la petite, qu'on lavait à l'eau tiède. Mais, emmaillotée, couchée dans son berceau, elle se tut peu à peu; et la mère, anéantie maintenant, s'endormit d'un sommeil de plomb, la face congestionnée, presque noire, au milieu des gros draps de toile bise.

Vers onze heures, lorsque les deux voisines furent parties, Françoise dit à Buteau qu'il ferait mieux de monter se reposer au fenil. Elle, pour la nuit, avait jeté par terre un matelas, où elle comptait s'étendre, de façon à ne pas quitter sa soeur. Il ne répondit point, il acheva silencieusement sa pipe. Un grand calme s'était fait, on n'entendait que la respiration forte de Lise endormie. Puis, comme Françoise s'agenouillait sur son matelas, au pied même du lit, dans un coin d'ombre, Buteau, toujours muet, vint brusquement la culbuter par derrière. Elle se retourna, comprit aussitôt, à son visage contracté et rouge. Ça le reprenait, il n'avait pas lâché son idée de l'avoir; et fallait croire que ça le travaillait rudement fort, tout d'un coup, pour qu'il voulût d'elle ainsi, à côté de sa femme, après des choses qui n'étaient guère engageantes. Elle le repoussa, le renversa. Il y eut une lutte sourde, haletante.

Lui, ricanait, la voix étranglée.

—Voyons, qu'est-ce que ça te fout?… Je suis bon pour vous deux.

Il la connaissait bien, il savait qu'elle ne crierait pas. En effet, elle résistait sans une parole, trop fière pour appeler sa soeur, ne voulant mettre personne dans ses affaires, pas même celle-ci. Il l'étouffait, il était sur le point de la vaincre.

—Ça irait si bien… Puisqu'on vit ensemble, on ne se quitterait pas…

Mais il retint un cri de douleur. Silencieusement, elle lui avait enfoncé les ongles dans le cou; et il s'enragea alors, il fit allusion à Jean.

—Si tu crois que tu l'épouseras, ton salop… Jamais, tant que tu ne seras pas majeure!

Cette fois, comme il la violentait, sous la jupe, à pleine main brutale, elle lui envoya un tel coup de pied entre les jambes, qu'il hurla. D'un bond, il s'était remis debout, effrayé, regardant le lit. Sa femme dormait toujours, du même souffle tranquille. Il s'en alla pourtant, avec un geste de terrible menace.

Lorsque Françoise se fut allongée sur le matelas, dans la grande paix de la chambre, elle demeura les yeux ouverts. Elle ne voulait point, jamais elle ne le laisserait faire, même si elle en avait l'envie. Et elle s'étonnait, car l'idée qu'elle pourrait épouser Jean ne lui était pas encore venue.

VI

Depuis deux jours, Jean était occupé dans les pièces que Hourdequin possédait près de Rognes, et où celui-ci avait fait installer une batteuse à vapeur, louée à un mécanicien de Châteaudun, qui la promenait de Bonneval à Cloyes. Avec sa voiture et ses deux chevaux, le garçon apportait les gerbes des meules environnantes, puis emportait le grain à la ferme; tandis que la machine, soufflant du matin au soir, faisant voler au soleil une poussière blonde, emplissait le pays d'un ronflement énorme et continu.

Jean, malade, se cassait la tête à chercher comment il pourrait bien ravoir Françoise. Il y avait déjà un mois qu'il l'avait tenue, justement là, dans ce blé que l'on battait; et elle s'échappait sans cesse, peureuse. Il désespérait de jamais recommencer. C'était un désir croissant, une passion envahissante. Tout en conduisant ses bêtes, il se demandait pourquoi il n'irait pas carrément chez les Buteau réclamer Françoise en mariage. Rien encore ne l'avait fâché avec eux d'une façon ouverte et définitive. Il leur criait toujours un bonjour en passant. Et, dès que cette idée de mariage lui eut poussé comme le seul moyen de ravoir la fille, il se persuada que son devoir était là, qu'il serait un malhonnête homme, s'il ne l'épousait point.

Pourtant, le lendemain matin, lorsque Jean retourna à la machine, la peur le prit. Jamais il n'aurait osé risquer la démarche, s'il n'avait vu Buteau et Françoise partir ensemble pour les champs. Il songea que Lise lui avait toujours été favorable, qu'il tremblerait moins avec elle; et il s'échappa un instant, après avoir confié ses chevaux à un camarade.

—Tiens, c'est vous, Jean, cria Lise, relevée gaillardement de ses couches.
On ne vous voit plus. Qu'arrive-t-il?

Il s'excusa. Puis, en hâte, avec la brutalité des gens timides, il aborda la chose; et elle put croire d'abord qu'il lui faisait une déclaration, car il lui rappelait qu'il l'avait aimée, qu'il l'aurait eue volontiers pour femme. Mais, tout de suite, il ajouta:

—Alors, c'est pourquoi j'épouserais tout de même Françoise, si on me la donnait.

Elle le regarda, tellement surprise, qu'il se mit à bégayer.

—Oh! je sais, ça ne se fait pas comme ça…. Je voulais seulement vous en parler.

—Dame! répondit-elle enfin, ça me surprend, parce que je ne m'y attendais guère, à cause de vos âges…. Avant tout, faudrait savoir ce que Françoise en pense.

Il était venu avec le projet formel de tout dire, dans l'espoir de rendre le mariage nécessaire. Mais un scrupule, au dernier moment, l'arrêta. Si Françoise ne s'était pas confessée à sa soeur, si personne ne savait rien, avait-il le droit de parler le premier? Cela le découragea, il eut honte, à cause de ses trente-trois ans.

—Bien sûr, murmura-t-il, on lui en causerait, on ne la forcerait pas.

D'ailleurs, Lise, son étonnement passé, le regardait de son air réjoui; et la chose, évidemment, ne lui déplaisait pas. Même elle fut tout à fait engageante.

—Ce sera comme elle voudra, Jean…. Moi, je ne suis pas de l'avis de Buteau, qui la trouve trop jeune. Elle va sur ses dix-huit ans, elle est bâtie à prendre deux hommes au lieu d'un…. Et puis, on a beau s'aimer entre soeurs, n'est-ce pas? maintenant que la voilà femme, je préférerais avoir à sa place une servante que je commanderais…. Si elle dit oui, épousez-là. Vous êtes un bon sujet, ce sont les plus vieux coqs souvent qui sont les meilleurs.

C'était un cri qui lui échappait, cette désunion lente, grandie invinciblement entre elle et sa cadette, cette hostilité aggravée par les petites blessures de chaque jour, un sourd ferment de jalousie et de haine couvant depuis qu'un homme était là, avec ses volontés et ses appétits de mâle.

Jean, heureux, lui mit un gros baiser sur chaque joue, lorsqu'elle eut ajouté:

—Justement, nous baptisons la petite, et nous aurons la famille à dîner ce soir…. Je vous invite, vous ferez votre demande au père Fouan, qui est le tuteur, si Françoise veut bien de vous.

—Entendu! cria-t-il. A ce soir.

Et il rejoignit ses chevaux à grandes enjambées, il les poussa tout le jour, en faisant chanter son fouet, dont les claquements partaient comme des coups de feu, au matin d'une fête.

Les Buteau, en effet, baptisaient leur enfant, après bien des retards. D'abord, Lise avait exigé d'être tout à fait solide, voulant manger au repas. Puis, travaillée d'une pensée d'ambition, elle s'était obstinée à avoir les Charles pour parrain et marraine; et ceux-ci, par condescendance, ayant accepté, il avait fallu attendre madame Charles, qui venait de partir à Chartres, donner un coup de main dans l'établissement de sa fille: on était à la foire de septembre, la maison de la rue aux Juifs ne désemplissait pas. D'ailleurs, ainsi que Lise l'avait dit à Jean, on devait être simplement en famille: Fouan, la Grande et les Delhomme, en dehors du parrain et de la marraine.

Mais, au dernier moment, de grosses difficultés se présentèrent avec l'abbé Godard, qui ne décolérait plus contre Rognes. Il s'était efforcé de prendre son mal en patience, les six kilomètres que lui coûtait chaque messe, les exigences taquines d'un village sans vraie religion, tant qu'il avait espéré que le conseil municipal finirait par se donner le luxe d'une paroisse. A bout de résignation, il ne pouvait se leurrer davantage, le conseil repoussait chaque année la réparation du presbytère, le maire Hourdequin déclarait le budget trop grevé déjà, seul l'adjoint Macqueron ménageait les prêtres, par de sourdes visées ambitieuses. Et l'abbé, n'ayant désormais aucun ménagement à garder, traitait Rognes durement, ne lui accordait du culte que le strict nécessaire, sans gâteries de prières en plus, de cierges et d'encens brûlés pour le plaisir. Aussi vivait-il dans de continuelles querelles avec les femmes. En juin surtout, une véritable bataille s'était livrée, à propos de la première communion. Cinq enfants, deux filles et trois garçons, suivaient le catéchisme qu'il faisait le dimanche, après la messe; et, comme il lui aurait fallu revenir pour les confesser, il avait exigé qu'ils vinssent eux-mêmes le trouver à Bazoches-le-Doyen. De là, une première révolte des femmes: merci! trois quarts de lieue pour l'aller, autant pour le retour! est-ce qu'on savait comment ça tournait, dès que des garçons et des filles couraient ensemble? Puis, l'orage éclata, terrible, lorsqu'il refusa nettement de célébrer à Rognes la cérémonie, la grand'messe chantée et le reste. Il entendait la célébrer dans sa paroisse, les cinq enfants étaient libres de s'y rendre, s'ils en avaient le désir. Pendant quinze jours, à la fontaine, les femmes en bégayèrent de colère: quoi donc! il les baptisait, il les mariait, il les enterrait chez eux, et il ne voulait pas les y faire communier proprement! Il s'obstina, ne dit qu'une messe basse, expédia les cinq communiants, n'ajouta pas une fleur, pas un oremus de consolation; même il brutalisa les femmes, quand, vexées aux larmes de cette solennité bâclée ainsi, elles le supplièrent de chanter les vêpres. Rien du tout! il leur donnait ce qu'il leur devait, elles auraient eu la grand'messe, les vêpres, tout enfin, à Bazoches, si leur mauvaise tête ne les avait pas mises en rébellion contre Dieu. Depuis cette brouille, une rupture était imminente entre l'abbé Godard et Rognes, le moindre heurt allait amener la catastrophe.

Lorsque Lise se rendit chez le curé, pour le baptême de sa petite, il parla de le fixer au dimanche, après la messe. Mais elle le pria de revenir le mardi, à deux heures, car la marraine ne rentrerait de Chartres que ce jour-là, dans la matinée; et il finit par consentir, en recommandant d'être exact, décidé, criait-il, à ne pas attendre une seconde.

Le mardi, à deux heures précises, l'abbé Godard était à l'église, essoufflé de sa course, mouillé par une averse brusque. Personne n'était encore arrivé. Il n'y avait qu'Hilarion, à l'entrée de la nef, en train de déblayer un coin du baptistère, encombré de vieilles dalles rompues, qu'on avait toujours vues là. Depuis la mort de sa soeur, l'infirme vivait de la charité publique, et le curé, qui lui glissait de temps en temps des pièces de vingt sous, avait eu l'idée de l'occuper à ce nettoyage, vingt fois résolu et sans cesse remis. Pendant quelques minutes, il s'intéressa à ce travail. Puis, il eut un premier sursaut de colère.

—Ah ça! est-ce qu'ils se fichent de moi? Il est déjà deux heures dix.

Comme il regardait, de l'autre côté de la place, la maison des Buteau, muette, l'air endormi, il aperçut le garde champêtre qui attendait sous le porche en fumant sa pipe.

—Sonnez donc, Bécu! cria-t-il. Ça les fera venir, ces lambins!

Bécu se pendit à la corde de la cloche, très ivre, comme toujours. Le curé était allé mettre son surplis. Dès le dimanche, il avait préparé l'acte sur le registre, et il comptait expédier la cérémonie seul, sans l'aide des enfants de choeur, qui le faisaient damner. Lorsque tout se trouva prêt, il s'impatienta de nouveau. Dix autres minutes s'étaient écoulées, la cloche continuait de sonner, entêtée, exaspérante, dans le grand silence du village désert.

—Mais qu'est-ce qu'ils font? mais faudra donc les amener par les oreilles!

Enfin, il vit sortir, de chez les Buteau, la Grande, qui marchait de son air de vieille reine méchante, aussi droite et sèche qu'un chardon, malgré ses quatre-vingt-cinq ans. Un gros ennui effarait la famille: tous les invités étaient là, sauf la marraine, qu'on attendait vainement depuis le matin; et M. Charles, confondu, répétait sans cesse que c'était bien étonnant, qu'il avait encore reçu une lettre la veille au soir, que sûrement madame Charles, retenue peut-être à Cloyes, allait arriver d'un instant à l'autre. Lise, inquiète, sachant que le curé n'aimait guère attendre, avait fini par avoir l'idée de lui envoyer la Grande, pour le faire patienter.

—Quoi donc? lui demanda-t-il de loin, est-ce pour aujourd'hui ou pour demain?… Vous croyez peut-être que le bon Dieu est à vos ordres?

—Ça va venir, monsieur le curé, ça va venir, répondit la vieille femme, avec son calme impassible.

Justement, Hilarion sortait les derniers débris de dalles, et il passa, portant contre son ventre une pierre énorme. Il se balançait sur ses jambes torses, mais il ne fléchissait pas, d'une solidité de roc, d'une force musculaire à charrier un boeuf. Son bec-de-lièvre salivait, sans qu'une goutte de sueur mouillât sa peau dure.

L'abbé Godard, outré du flegme de la Grande, tomba sur elle.

—Dites donc, la Grande, puisque je vous tiens, est-ce que c'est charitable à vous, qui êtes si riche, de n'avoir qu'un petit-fils et de le laisser mendier sur les routes?

Elle répliqua rudement:

—La mère m'a désobéi, l'enfant ne m'est de rien.

—Eh bien! je vous ai assez prévenue, je vous répète, moi, que vous irez en enfer, si vous avez mauvais coeur…. L'autre jour, sans ce que je lui ai donné, il serait mort de faim, et aujourd'hui j'ai été obligé d'inventer du travail.

Au mot d'enfer, la Grande avait eu un mince sourire. Comme elle le disait, elle en savait trop, l'enfer était sur cette terre, pour le pauvre monde. Mais la vue d'Hilarion portant les dalles la faisait réfléchir, plus que les menaces du prêtre. Elle était surprise, jamais elle ne l'aurait cru si fort, avec ses jambes en manches de veste.

—S'il veut du travail, reprit-elle enfin, peut-être tout de même qu'on lui en trouvera.

—Sa place est chez vous, prenez-le, la Grande!

—On verra, qu'il vienne demain.

Hilarion, qui avait compris, se mit à trembler tellement, qu'il faillit s'écraser les pieds, en laissant tomber son dernier morceau de dalle, dehors. Et il eut, quand il s'éloigna, un regard furtif sur sa grand'mère, un regard d'animal battu, épouvanté et soumis.

Une demi-heure encore se passa. Bécu, las de sonner, fumait de nouveau sa pipe. Et la Grande, muette, imperturbable, restait là, comme si sa présence eût suffi à la politesse qu'on devait au curé; pendant que celui-ci, dont l'exaspération montait, allait à chaque instant, sur la porte de l'église, jeter, au travers de la place vide, un regard flamboyant vers la maison des Buteau.

—Mais sonnez donc, Bécu! cria-t-il tout d'un coup. Si, dans trois minutes, ils ne sont pas ici, je file, moi!

Alors, dans la reprise affolée de la cloche, qui fit envoler et croasser les corbeaux centenaires, on vit les Buteau et leur monde sortir un à un, puis traverser la place. Lise était consternée, la marraine n'arrivait toujours pas. On avait décidé de se rendre doucement à l'église, avec l'espoir que cela la ferait venir. Il n'y avait pas cent mètres, l'abbé Godard les bouscula tout de suite.

—Dites-le, si c'est pour vous moquer de moi! J'ai des complaisances, et voilà une heure que j'attends! Dépêchons, dépêchons!

Et il les poussait vers le baptistère, la mère qui portait le nouveau-né, le père, le grand-père Fouan, l'oncle Delhomme, la tante Fanny, jusqu'à M. Charles, très digne en parrain, dans sa redingote noire.

—Monsieur le curé, demanda Buteau, d'un air d'humilité exagérée où ricanait une malice, si c'était un effet de votre bonté d'attendre encore un petit peu.

—Qui, attendre?

—Mais la marraine, monsieur le curé.

L'abbé Godard devint rouge, à faire craindre un coup de sang. Il étouffait, il bégaya:

—Prenez-en une autre!

Tous se regardèrent, Delhomme et Fanny hochèrent la tête, Fouan déclara:

—Ça ne se peut pas, ce serait une sottise.

—Mille pardons, monsieur le curé, dit M. Charles, qui crut devoir expliquer les choses en homme de belle éducation, c'est de notre faute, sans l'être…. Ma femme m'avait formellement écrit qu'elle rentrerait ce matin. Elle est à Chartres….

L'abbé Godard eut un sursaut, jeté hors de lui, perdant cette fois toute mesure.

—A Chartres, à Chartres…. Je regrette pour vous que vous soyez là-dedans, monsieur Charles. Mais ça ne peut pas continuer, non, non! je ne tolérerai pas davantage….

Et il éclata.

—On ne sait qu'elle avanie faire à Dieu dans ma personne, c'est un nouveau soufflet chaque fois que je viens à Rognes…. Eh bien! je vous en ai menacés assez souvent, je m'en vais aujourd'hui, et pour ne plus revenir. Dites ça à votre maire, cherchez un curé et payez-le, si vous en voulez un…. Moi, je parlerai à monseigneur, je lui raconterai qui vous êtes, je suis bien sûr qu'il m'approuvera…. Oui, nous verrons qui sera puni. Vous allez vivre sans prêtre, comme des bêtes….

Ils l'écoutaient tous, curieusement, avec la parfaite indifférence, au fond, de gens pratiques qui ne craignaient plus son Dieu de colère et de châtiment. A quoi bon trembler et s'aplatir, acheter le pardon, puisque l'idée du diable les faisait rire désormais, et qu'ils avaient cessé de croire le vent, la grêle, le tonnerre, aux mains d'un maître vengeur? C'était bien sûr du temps perdu, valait mieux garder son respect pour les gendarmes du gouvernement, qui étaient les plus forts.

L'abbé Godard vit Buteau goguenard, la Grande dédaigneuse, Delhomme et Fouan eux-mêmes très froids, sous la déférence de leur gravité; et ce peuple qui lui échappait acheva la rupture.

—Je sais bien que vos vaches ont plus de religion que vous…. Adieu! et trempez-le dans la mare, pour le baptiser, votre enfant de sauvages!

Il courut arracher son surplis, il retraversa l'église et s'en alla, dans un tel coup de tempête, que les gens du baptême, laissés ainsi en détresse, n'eurent pas le temps d'ajouter une parole, béants, les yeux écarquillés.

Mais le pis fut qu'à ce moment, comme l'abbé Godard dévalait dans la nouvelle rue à Macqueron, on vit arriver par la route une carriole, où se trouvait Mme Charles et Élodie. La première expliqua qu'elle s'était arrêtée à Châteaudun, désireuse d'embrasser la chère petite, et qu'on lui avait permis de l'emmener en vacances, deux jours. Elle se montrait désolée du retard, elle n'avait pas même poussé jusqu'à Roseblanche pour déposer sa malle.

—Faut courir après le curé, dit Lise. Il n'y a que les chiens qu'on ne baptise pas.

—Buteau prit sa course, et on l'entendit à son tour descendre au galop la rue à Macqueron. Mais l'abbé Godard avait de l'avance, le père passa le pont, monta la côte, ne l'aperçut qu'à la crête, au détour du chemin.

—Monsieur le curé! monsieur le curé!

Il finit par se retourner et attendre.

—Quoi?

—La marraine est là…. Ça ne se refuse point, le baptême.

Un instant, il resta immobile. Puis, du même pas rageur, il se mit à redescendre la côte, derrière le paysan; et ce fut ainsi qu'ils rentrèrent dans l'église, sans avoir échangé un mot. La cérémonie fut bâclée, le prêtre bouscula le _Credo _du parrain et de la marraine, oignit l'enfant, appliqua le sel, versa l'eau, violemment. Déjà, il faisait signer sur le registre.

—Monsieur le curé, dit Mme Charles, j'ai une boîte de bonbons pour vous, mais elle est dans la malle.

Il eut un geste de remerciement, il partit, après avoir répété, en se tournant vers tous:

—Et adieu, cette fois!

Les Buteau et leur monde, essoufflés d'avoir été menés d'un tel train, le regardèrent disparaître au coin de la place, dans l'envolement noir de sa soutane. Tout le village était aux champs, il n'y avait là que trois gamins, convoitant des dragées. Au milieu du grand silence, on entendait le ronflement lointain de la batteuse à vapeur, qui ne cessait pas.

Dès qu'on fut rentré chez les Buteau, à la porte desquels la carriole était restée avec la malle, on tomba d'accord qu'on allait boire un coup, puis qu'on reviendrait dîner le soir. Il n'était que quatre heures, qu'est-ce qu'on aurait fait ensemble, jusqu'à sept? Alors, quand les verres et les deux litres furent sur la table de la cuisine, Mme Charles voulut absolument qu'on descendît la malle, pour faire ses cadeaux. Elle l'ouvrit, en tira la robe et le bonnet qui arrivaient un peu tard, sortit ensuite les six boîtes de bonbons qu'elle donnait à l'accouchée.

—Ça vient de la confiserie de maman? demanda Élodie, qui les regardait.

Mme Charles eut une seconde d'embarras. Puis, tranquillement:

—Non, ma mignonne, ta mère n'a pas cette spécialité.

Et, se tournant vers Lise:

—Tu sais, j'ai aussi songé à toi, pour du linge… Du vieux linge, il n'y a rien de si utile dans un ménage… J'ai demandé à ma fille, j'ai dévalisé ses fonds d'armoire.

Au mot de linge, la famille s'était approchée, Françoise, la Grande, les Delhomme, Fouan lui-même; et, en cercle autour de la malle, ils regardaient la vieille dame déballer tout un lot de chiffons, blancs du lavage, exhalant, malgré la lessive, une odeur persistante de musc. Ce furent d'abord des draps de toile fine en loques, puis des chemises de femme, fendues, et dont, visiblement, on avait arraché les dentelles.

Mme Charles dépliait, secouait, expliquait.

—Dame! les draps ne sont pas neufs. Voilà bien cinq ans qu'ils servent, et à la longue le frottement du corps, ça use… Vous voyez, ils ont un grand trou au milieu; mais les bords sont encore bons, on peut tailler là-dedans une foule de choses.

Tous y mettaient le nez, et ils tâtaient avec des hochements de tête approbateurs, les femmes surtout, la Grande et Fanny, dont les lèvres pincées disaient l'envie sourde. Buteau, lui, avait un rire silencieux, aiguisé des gaudrioles qu'il retenait, par convenance; tandis que Fouan et Delhomme, très graves, montraient le respect du linge, la vraie richesse après la terre.

—Quant aux chemises, continua Mme Charles, en les dépliant à leur tour, voyez donc! elles ne sont pas usées du tout… Ah! pour les déchirures, elles ne manquent pas, un vrai massacre; et, comme on ne peut toujours les recoudre, que ça finit par faire des épaisseurs et que ce n'est guère riche, on préfère les jeter au vieux linge… Mais toi, Lise, tu en tireras un bon parti.

—Je les mettrai, donc! cria la paysanne. Moi, ça ne fait rien que ma chemise soit raccommodée.

—Et moi, déclara Buteau de son air malin, avec un clignement des paupières, je serai bien aise que tu me fasses des mouchoirs avec.

Cette fois, on s'égayait ouvertement, lorsque la petite Élodie, qui avait suivi des yeux chaque drap, chaque chemise, s'écria:

—Oh! la drôle d'odeur, comme ça sent fort!… Est-ce que c'est du linge à maman, tout ça?

Mme Charles n'eut pas une hésitation.

—Mais bien sûr ma chérie… C'est-à-dire, c'est le linge à ses demoiselles de magasin. Il en faut, va! dans le commerce.

Dès que Lise eut tout fait disparaître dans son armoire, avec l'aide de Françoise, on trinqua enfin, on but à la santé de l'enfant baptisée, que la marraine avait nommée Laure, de son prénom. Puis, l'on s'oublia un instant, à causer; et l'on entendit M. Charles, assis sur la malle, interroger Mme Charles, sans attendre d'être seul avec elle, dans l'impatience où il était de savoir comment les choses marchaient, là-bas. Il se passionnait encore, il rêvait toujours de cette maison, si énergiquement fondée autrefois, tant regrettée depuis. Les nouvelles n'étaient pas bonnes. Certes, leur fille Estelle avait de la poigne et de la tête; mais, décidément, leur gendre Vaucogne, ce mollasson d'Achille, ne la secondait pas. Il passait les journées à fumer des pipes, il laissait tout salir, tout casser: ainsi les rideaux des chambres avaient des taches, la glace du petit salon rouge était fêlée, partout les pots à eau et les cuvettes s'ébréchaient, sans qu'il intervint seulement; et le bras d'un homme était si nécessaire, pour faire respecter le mobilier de la maison! A chaque nouveau dégât qu'il apprenait ainsi, M. Charles poussait un soupir, ses bras tombaient, sa pâleur augmentait. Une dernière plainte, murmurée à voix plus basse, l'acheva.

—Enfin, il monte lui-même avec celle du 5, une grosse…

—Qu'est-ce que tu dis là?

—Oh! j'en suis sûre, je les ai vus.

M. Charles, tremblant, serra les poings, dans un élan d'indignation exaspérée.

—Le misérable! fatiguer son personnel, manger son établissement!… Ah! c'est la fin de tout!

D'un geste, Mme Charles le fit taire, car Élodie revenait de la cour. où elle était allée voir les poules. On vida encore un litre, la malle fut rechargée dans la carriole, que les Charles suivirent à pied, jusque chez eux. Et chacun partit, pour donner un coup d'oeil à sa maison, en attendant le repas.

Dès qu'il fut seul, Buteau, mécontent de cette après-midi perdue, ôta sa veste et se mit à battre, dans le coin pavé de la cour; car il avait besoin d'un sac de blé. Mais il s'ennuya vite à battre seul, il lui manquait, pour s'échauffer, la cadence double des fléaux, tapant en mesure; et il appela Françoise, qui l'aidait souvent à cette besogne, les reins forts, les bras aussi durs que ceux d'un garçon. Malgré la lenteur et la fatigue de ce battage primitif, il avait toujours refusé d'acheter une batteuse à manège, en disant, comme tous les petits propriétaires, qu'il préférait ne battre qu'au jour le jour, suivant les nécessités.

—Eh! Françoise, viens-tu?

Lise, le nez dans un ragoût de veau aux carottes, et qui avait chargé sa soeur de surveiller une épinée de cochon à la broche, voulut empêcher celle-ci d'obéir. Mais Buteau, mal planté, parla de les rosser toutes les deux.

—Nom de Dieu de femelles! je vas vous foutre vos casseroles à la gueule!… Faut bien gagner du pain, puisque vous fricasseriez la maison pour la bâfrer avec les autres!

Françoise, qui s'était déjà remise en souillon, de crainte d'attraper des taches, dut le suivre. Elle prit un fléau, au long manche et au battoir de cornouiller, que des boucles de cuir reliaient entre eux. C'était le sien, poli par le frottement, garni d'une ficelle serrée, pour qu'il ne glissât pas. A deux mains, elle le fit voler au-dessus de sa tête, l'abattit sur la gerbe, que le battoir, dans toute sa longueur, frappa d'un coup sec. Et elle ne s'arrêta plus, le relevant très haut, le repliant comme sur une charnière, le rabattant ensuite, dans un mouvement mécanique et rythmé de forgeron; tandis que Buteau, en face d'elle, allait de même, à contretemps. Bientôt, ils s'échauffèrent, le rythme s'accéléra, on ne vit plus que ces pièces de bois volantes, qui rebondissaient chaque fois et tournoyaient derrière leur nuque, en un continuel essor d'oiseaux liés aux pattes.

Après dix minutes, Buteau jeta un léger cri. Les fléaux s'arrêtèrent, et il retourna la gerbe. Puis, les fléaux repartirent. Au bout de dix autres minutes, il commanda un nouvel arrêt, il ouvrit la gerbe. Jusqu'à six fois, elle dut ainsi passer sous les battoirs avant que les grains fussent complètement détachés des épis, et qu'il pût nouer la paille. Une à une, les gerbes se succédaient. Durant deux heures, on n'entendit dans la maison que le toc-toc régulier des fléaux, que dominait au loin le ronflement prolongé de la batteuse à vapeur.

Françoise, maintenant, avait le sang aux joues, les poignets gonflés, La peau entière brûlante, dégageant autour d'elle comme une onde de flamme, qui tremblait, visible, dans l'air. Un souffle fort sortait de ses lèvres ouvertes. Des brins de paille s'étaient accrochés aux mèches envolées de ses cheveux. Et, à chaque coup, lorsqu'elle relevait le fléau, son genou droit tendait sa jupe, la hanche et le sein s'enflaient, crevaient l'étoffe, toute une ligne s'indiquait rudement, la nudité même de son corps de fille solide. Un bouton du corsage s'arracha, Buteau vit la chair blanche, sous la ligne hâlée du cou, une montée de chair que le tour de bras, continuellement, faisait saillir, dans le jeu puissant des muscles de l'épaule. Il semblait s'en exciter davantage, comme du coup de reins d'une bonne femelle, vaillante à la besogne; et les fléaux s'abattaient toujours, le grain sautait, pleuvait en grêle, sous le toc-toc haletant du couple de batteurs.

A sept heures moins un quart, au jour tombant, Fouan et les Delhomme se présentèrent.

—Faut que nous finissions, leur cria Buteau, sans s'arrêter. Hardi là!
Françoise!

Elle ne lâchait pas, tapait plus dur, dans l'emportement du travail et du bruit. Et ce fut ainsi que Jean, qui arrivait à son tour, avec la permission de dîner dehors, les trouva. Il en éprouva une jalousie brusque, il les regarda comme s'il les surprenait ensemble, accouplés dans cette besogne chaude, d'accord pour cogner juste, au bon endroit, tous les deux en sueur, si échauffés, si défaits, qu'on les aurait dits en train plutôt de planter un enfant que de battre du blé. Peut-être Françoise qui y allait d'un tel coeur, eut la même sensation, car elle s'arrêta net, gênée. Buteau, s'étant retourné alors, demeura un instant immobile de surprise et de colère.

—Qu'est-ce que tu viens faire ici, toi?

Mais Lise, justement, descendait au-devant de Fouan et des Delhomme. Elle s'approcha avec eux, elle s'écria de son air gai:

—Tiens! c'est vrai, je ne t'ai pas conté… Je l'ai déjà vu ce matin, et je l'ai invité pour ce soir.

La face enflammée de son mari devint si terrible, qu'elle ajouta, voulant s'excuser:

—J'ai idée, père Fouan, qu'il a une demande à vous faire.

—Quelle demande? dit le vieux.

Jean rougissait, et il balbutia, très contrarié que la chose s'engageât de la sorte, si vite, devant tous. Du reste, Buteau l'interrompit violemment, le regard rieur que sa femme jetait sur Françoise ayant suffi à le renseigner.

—Est-ce que tu te fous de nous? Elle n'est pas pour ton bec, vilain merle!

Cet accueil brutal rendit à Jean son courage. Il tourna le dos, il s'adressa au vieux.

—Voici l'histoire, père Fouan, c'est tout simple… Comme vous êtes le tuteur de Françoise, faut que je m'adresse à vous pour l'avoir, n'est-ce pas?… Si elle veut bien de moi, je veux bien d'elle. C'est le mariage que je demande.

Françoise, qui tenait encore son fléau, le laissa tomber de saisissement. Elle devait pourtant s'y attendre; mais jamais elle n'aurait pensé que Jean oserait la demander ainsi, tout de suite. Pourquoi ne lui en avait-il pas causé d'abord? Ça la bousculait, elle n'aurait pu dire si elle tremblait d'espoir ou de crainte. Et, toute vibrante de travail, la gorge soulevée dans son corsage défait, elle était entre les deux hommes, chaude d'une telle poussée de sang, qu'ils en sentaient venir le rayonnement jusqu'à eux.

Buteau ne laissa pas à Fouan le temps de répondre. Il avait repris, avec une fureur croissante:

—Hein? tu as le toupet!… Un vieux de trente-trois ans, épouser une jeunesse de dix-huit! Rien que quinze ans de différence! Est-ce que ce n'est pas une dégoûtation?… On t'en donnera, des poulettes, pour ton sale cuir!

Jean commençait à se fâcher.

—Qu'est-ce que ça te fiche, si je veux d'elle et si elle veut de moi!

Et il se tourna vers Françoise, pour qu'elle se prononçât. Mais elle restait effarée, raidie, sans avoir l'air de comprendre. Elle ne pouvait pas dire non, elle ne dit pas oui, pourtant. Buteau, d'ailleurs, la regardait à la tuer, à lui renfoncer le oui dans la gorge. Si elle se mariait, il la perdait, il perdait aussi la terre. La pensée brusque de cette conséquence acheva de l'enrager.

—Voyons, papa, voyons, Delhomme, ça ne vous dégoûte pas, cette gamine à ce vieux bougre, qui n'est pas même du pays, qui vient on ne sait d'où, après avoir roulé partout sa bosse?… Un menuisier manqué, qui s'est fait paysan, parce que, bien sûr, il avait à cacher quelque sale affaire!

Toute sa haine de l'ouvrier des villes éclatait.

—Et après? si je veux d'elle et si elle veut de moi! répéta Jean, qui se contenait et qui s'était promis, par gentillesse, de la laisser conter la première leur histoire. Allons, Françoise, cause un peu.

—Mais c'est vrai! cria Lise, qu'emportait le désir de marier sa soeur, pour s'en débarrasser, qu'as-tu à dire, s'ils se conviennent? Elle n'a pas besoin de ton consentement, elle est bien bonne de ne pas t'envoyer promener… Tu nous embêtes à la fin!

Alors, Buteau vit que la chose allait être faite, si la jeune fille parlait. Ce qu'il redoutait surtout, c'était que, la liaison étant connue, le mariage fût regardé comme raisonnable. Justement, la Grande entrait dans la cour, suivie des Charles, qui revenaient avec Élodie. Et il les appela du geste, sans savoir encore ce qu'il dirait. Puis, la face gonflée, il trouva, il gueula, en menaçant du poing sa femme et sa belle-soeur:

—Nom de Dieu de vaches!… Oui, toutes les deux, des vaches, des salopes!… Voulez-vous savoir? je couche avec les deux! et si c'est pour ça qu'elles se foutent de moi!… Avec les deux, je vous dis, les putains!

Béants, les Charles reçurent les mots à la volée, en plein visage. Mme Charles se précipita, comme pour couvrir de son corps Élodie qui écoutait; puis, la poussant vers le potager, elle cria elle-même très fort:

—Viens voir les salades, viens voir les choux… Oh! les beaux choux!

Buteau continuait, inventant des détails, racontant que, lorsque l'une avait sa ration, c'était au tour de l'autre à se faire bourrer jusqu'à la gorge; et il lâchait cela en termes crus, un flot d'égout charriant les mots abominables qu'on ne dit pas. Lise, étonnée simplement de cet accès brusque, se contentait de hausser les épaules, en répétant:

—Il est fou, c'est pas Dieu possible! il est fou.

—Dis-lui donc qu'il ment! cria Jean à Françoise.

—Bien sûr qu'il ment! dit la jeune fille d'un air tranquille.

—Ah! je mens! reprit Buteau, ah! ce n'est pas vrai qu'à la moisson tu en as voulu, dans la meule!… Mais c'est moi, à cette heure, qui vas vous faire marcher toutes les deux, garces que vous êtes!

Cette audace enragée paralysait, étourdissait Jean. Pouvait-il expliquer maintenant qu'il avait eu Françoise? ça lui semblait sale, surtout si elle ne l'aidait pas. Les autres, d'ailleurs, les Delhomme, Fouan, la Grande, se tenaient sur la réserve. Ils n'avaient pas eu l'air surpris, ils pensaient, évidemment, que, si le gaillard couchait avec les deux, il était bien le maître de faire d'elles ce qu'il voulait. Quand on a des droits, on les fait valoir.

Dès lors, Buteau se sentit victorieux, dans sa force indiscutée de la possession. Il se tourna vers Jean.

—Et toi, bougre, avise-toi de venir encore m'emmerder dans mon ménage….
D'abord, tu vas foutre le camp tout de suite… Hein? tu refuses…
Attends, attends!

Il ramassa son fléau, il en fît tournoyer le battoir, et Jean n'eut que le temps de saisir l'autre fléau, celui de Françoise, pour se défendre. Il y eut des cris, on voulut se jeter entre eux; mais ils étaient si terribles, qu'on recula. Les grands manches portaient les coups à plusieurs mètres, la cour en était balayée. Eux seuls restèrent, au milieu, à distance l'un de l'autre, élargissant le cercle de leurs moulinets. Ils ne disaient plus un mot, les dents serrées. On n'entendait que les claquements secs des pièces de bois, à chaque parade.

Buteau avait lancé le premier coup, et Jean, baissé encore, aurait eu la tête fracassée, s'il ne s'était jeté d'un saut en arrière. Tout de suite, d'un raidissement brusque des muscles, il leva, il abattit le fléau, comme un batteur écrasant le grain. Mais déjà l'autre tapait aussi, les deux battoirs de cornouiller se rencontrèrent, se replièrent sur leurs courroies, dans un vol fou d'oiseaux blessés. Trois fois, le même heurt se reproduisit. On ne voyait que ces bâtons, en l'air, tourner et siffler au bout des manches, toujours près de retomber et de fendre les crânes qu'ils menaçaient.

Delhomme et Fouan, pourtant, se précipitaient, lorsque les femmes crièrent. Jean venait de rouler dans la paille, pris en traître par Buteau, qui, d'un coup de fouet, à ras de terre, heureusement amorti, l'avait touché aux jambes. Il se remit debout, il brandit son fléau dans une rage que décuplait la douleur. Le battoir décrivit un large cercle, tomba à droite, lorsque l'autre l'attendait à gauche. Quelques lignes de plus, et la cervelle sautait. Il n'y eut que l'oreille d'effleurée. Le coup, obliquant, tapa en plein sur le bras qui fut cassé net. L'os avait eu un bruit de verre qu'on brise.

—Ah! l'assassin! hurla Buteau, il m'a tué!

Jean, hagard, les yeux rougis de sang, lâcha son arme. Puis, un moment, il les regarda tous, comme hébété des choses, qui venaient de se passer là, si rapides; et il s'en alla, en boitant, avec un geste de furieux désespoir.

Quand il eut tourné le coin de la maison, vers la plaine, il aperçut la Trouille, qui avait assisté à la bataille, par-dessus la haie du jardin. Elle en riait encore, venue là pour rôder autour de ce baptême, auquel ni son père ni elle n'étaient invités. Ce qu'il en rigolerait, Jésus-Christ; de la petite fête de famille, de la patte cassée à son frère! Elle se tortillait comme si on l'eût chatouillée, près de tomber sur le dos, tant ça l'amusait.

—Ah! Caporal, quelle cogne! cria-t-elle. L'os a fait clac! C'était rien drôle!

Il ne répondit pas, ralentissant sa marche d'un air accablé. Et elle le suivit, elle siffla ses oies, qu'elle avait emmenées, pour avoir le prétexte de stationner et d'écouter derrière les murs. Lui, machinalement, retournait vers la batteuse, qui fonctionnait encore dans le jour finissant. Il songeait que c'était fichu, qu'il ne pourrait revoir les Buteau, que jamais on ne lui donnerait Françoise. Était-ce bête! dix minutes venaient de suffire: une querelle qu'il n'avait pas cherchée, un coup si malheureux, juste au moment où les choses marchaient! et jamais, jamais plus, maintenant! Le ronflement de la machine, au fond du crépuscule, se prolongeait comme une grande plainte de détresse.

Mais il y eut une rencontre: Les oies de la Trouille, qu'elle rentrait, se trouvèrent, à l'angle d'un carrefour, en face des oies du père Saucisse, qui redescendaient toutes seules au village. Les deux jars, en tête, s'arrêtèrent brusquement, hanchant sur une patte, leurs grands becs jaunes tournés l'un vers l'autre; et les becs de chaque bande, tous à la fois, suivirent le bec de leur chef, tandis que les corps hanchaient du même côté. Un instant, l'immobilité fut complète, on eût dit une reconnaissance en armes, deux patrouilles échangeant le mot d'ordre. Puis, l'oeil rond et satisfait, l'un des jars, continua tout droit, l'autre jars prit à gauche; tandis que chaque troupe filait derrière le sien, allant à ses affaires, d'un déhanchement uniforme.

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