La Terre
VI
Le lendemain, dans la matinée, on achevait de mettre en bière le corps de Françoise, et le cercueil restait au milieu de la chambre, sur deux chaises, lorsque Jean eut un sursaut de surprise indignée, en voyant entrer Lise et Buteau, l'un derrière l'autre. Son premier geste fut pour les chasser, ces parents sans coeur qui n'étaient pas venus embrasser la mourante, et qui arrivaient enfin dès qu'on avait cloué le cercueil sur elle, comme délivrés de la crainte de se retrouver en sa présence. Mais les membres présents de la famille, Fanny, la Grande, l'arrêtèrent: ça ne portait pas chance, de se disputer autour d'un mort; puis, quoi? on ne pouvait empêcher Lise de racheter sa rancune, en se décidant à veiller les restes de sa soeur.
Et les Buteau, qui avaient compté sur le respect dû à ce cercueil, s'installèrent. Ils ne dirent pas qu'ils reprenaient possession de la maison; seulement, ils le faisaient, d'une façon naturelle, comme si la chose allait de soi, à présent que Françoise n'était plus là. Elle y était bien encore, mais emballée pour le grand départ, pas plus gênante qu'un meuble. Lise, après s'être assise un instant, s'oublia jusqu'à ouvrir les armoires, à s'assurer que les objets n'avaient pas bougé de place, pendant son absence. Buteau rôdait déjà dans l'écurie et dans l'étable, en homme entendu qui donne le coup d'oeil du maître. Le soir, l'un et l'autre semblèrent tout à fait rentrés chez eux, et il n'y avait que le couvercle qui les embarrassât, maintenant, dans la chambre dont il barrait le milieu. Ce n'était, d'ailleurs, qu'une nuit à patienter: le plancher serait enfin libre de bonne heure, le lendemain.
Jean piétinait, au milieu de la famille, l'air perdu, ne sachant que faire de ses membres. D'abord, la maison, les meubles, le corps de Françoise avaient paru à lui. Mais, à mesure que les heures s'écoulaient, tout cela se détachait de sa personne, semblait passer aux autres. Quand la nuit tomba, personne ne lui adressait plus la parole, il n'était plus là qu'un intrus toléré. Jamais il n'avait eu si pénible la sensation d'être un étranger, de n'avoir pas un des siens, parmi ces gens, tous alliés, tous d'accord, dès qu'il s'agissait de l'exclure. Jusqu'à sa pauvre femme morte qui cessait de lui appartenir, au point que Fanny, comme il parlait de veiller près du corps, avait voulu le renvoyer, sous le prétexte qu'on était trop de monde. Il s'était obstiné pourtant, il avait même eu l'idée de prendre l'argent dans la commode, les cent vingt-sept francs, pour être certain qu'ils ne s'envoleraient pas. Lise, dès son arrivée, en ouvrant le tiroir, devait les avoir vus, ainsi que la feuille de papier timbré, car elle s'était mise à chuchoter vivement avec la Grande; et c'était depuis lors, qu'elle se réinstallait si à l'aise, certaine qu'il n'existait point de testament. L'argent, elle ne l'aurait toujours pas. Dans l'appréhension du lendemain, Jean se disait qu'il tiendrait au moins ça. Il avait ensuite passé la nuit sur une chaise.
Le lendemain, l'enterrement eut lieu de bonne heure, à neuf heures; et l'abbé Madeline, qui partait le soir, put dire encore la messe et aller jusqu'à la fosse; mais il y perdit connaissance, on dut l'emporter. Les Charles étaient venus, ainsi que Delhomme et Nénesse. Ce fut un enterrement convenable, sans rien de trop. Jean pleurait, Buteau s'essuyait les yeux. Au dernier moment, Lise avait déclaré que ses jambes se cassaient, que jamais elle n'aurait la force d'accompagner le corps de sa pauvre soeur. Elle était donc restée seule dans la maison, tandis que la Grande, Fanny, la Frimat, la Bécu, d'autres voisines, suivaient. Et, au retour, tout ce monde, s'attardant exprès sur la place de l'Église, assista enfin à la scène prévue, attendue depuis la veille.
Jusque-là, les deux hommes, Jean et Buteau, avaient évité de se regarder, dans la crainte qu'une bataille ne s'engageât sur le cadavre à peine refroidi de Françoise. Maintenant, tous les deux se dirigeaient vers la maison, du même pas résolu; et, de biais, ils se dévisageaient. On allait voir. Du premier coup d'oeil, Jean comprit pourquoi Lise n'était pas allée au convoi. Elle avait voulu rester seule, afin d'emménager, en gros du moins. Une heure venait de lui suffire, jetant les paquets par-dessus le mur de la Frimat, brouettant ce qui aurait pu se casser. D'une claque enfin, elle avait ramené dans la cour Laure et Jules, qui s'y battaient déjà, tandis que le père Fouan, poussé aussi par elle, soufflait sur le banc. La maison était reconquise.
—Où vas-tu? demanda brusquement Buteau, en arrêtant Jean devant la porte.
—Je rentre chez moi.
—Chez toi! où ça, chez toi?… Pas ici, toujours. Ici, nous sommes chez nous.
Lise était accourue; et, les poings sur les hanches, elle gueulait, plus violente, plus injurieuse que son homme.
—Hein? quoi? qu'est-ce qu'il veut, ce pourri?… Y avait assez longtemps qu'il empoisonnait ma pauvre soeur, à preuve que, sans ça, elle ne serait pas morte de son accident, et qu'elle a montré sa volonté, en ne lui rien laissant de son bien…. Tape donc dessus, Buteau! Qu'il ne rentre pas, il nous foutrait la maladie!
Jean, suffoqué de cette rude attaque, tâcha encore de raisonner.
—Je sais que la maison et la terre vous reviennent. Mais j'ai à moi la moitié sur les meubles et les bêtes….
—La moitié, tu as le toupet! reprit Lise, en l'interrompant. Sale maquereau, tu oserais prendre la moitié de quelque chose, toi qui n'as seulement pas apporté ici ton démêloir et qui n'y es entré qu'avec ta chemise sur le cul. Faut donc que les femmes te rapportent, un beau métier de cochon!
Buteau l'appuyait, et d'un geste qui balayait le seuil:
—Elle a raison, décampe!… Tu avais ta veste et ta culotte, va-t'en avec, on ne te les retient pas.
La famille, les femmes surtout, Fanny et la Grande, arrêtées à une trentaine de mètres, semblaient approuver par leur silence. Alors, Jean, blêmissant sous l'outrage, frappé au coeur de cette accusation d'abominable calcul, se fâcha, cria aussi fort que les autres.
—Ah! c'est comme ça, vous voulez du vacarme…. Eh bien! il y en aura. D'abord, je rentre, je suis chez moi, tant que le partage n'est pas fait. Et puis, je vais aller chercher M. Baillehache qui mettra les scellés et qui m'en nommera gardien…. Je suis chez moi, c'est à vous de foutre le camp!
Il s'était avancé si terrible, que Lise dégagea la porte. Mais Buteau avait sauté sur lui, une lutte s'engagea, les deux hommes roulèrent au milieu de la cuisine. Et la querelle continua dedans, à savoir maintenant qui serait flanqué dehors, du mari ou de la soeur et du beau-frère.
—Montrez-moi le papier qui vous rend les maîtres.
—Le papier, on s'en torche! Ça suffit que nous ayons le droit.
—Alors, venez avec l'huissier, amenez les gendarmes, comme nous avons fait, nous autres.
—L'huissier et les gendarmes, on les envoie chier! Il n'y a que les crapules qui ont besoin d'eux. Quand on est honnête, on règle ses comptes soi-même.
Jean s'était retranché derrière la table, ayant le furieux besoin d'être le plus fort, ne voulant pas quitter cette demeure où sa femme venait d'agoniser, où il lui semblait que tout le bonheur de sa vie avait tenu. Buteau, enragé, lui aussi, par l'idée de ne pas lâcher la place reconquise, comprenait qu'il fallait en finir. Il reprit:
—Et puis, ce n'est pas tout ça, tu nous emmerdes!
Il avait bondi par-dessus la table, il retomba sur l'autre. Mais celui-ci empoigna une chaise, le fit culbuter en la lui envoyant à travers les jambes; et il se réfugiait au fond de la chambre voisine pour s'y barricader, lorsque la femme eut le brusque souvenir de l'argent, des cent vingt-sept francs aperçus dans le tiroir de la commode. Elle crut qu'il courait les prendre, elle le devança, ouvrit le tiroir, jeta un hurlement de douleur.
—L'argent? ce nom de Dieu a volé l'argent, cette nuit!
Et, dès lors, Jean fut perdu, ayant à protéger sa poche. Il criait que l'argent lui appartenait, qu'il voulait bien faire les comptes et qu'on lui en redevrait, sûrement. Mais la femme et l'homme ne l'écoutaient pas, la femme s'était ruée, cognait plus fort que l'homme. D'une poussée folle, il fut délogé de la chambre, ramené dans la cuisine, où ils tournèrent tous les trois en une masse confuse, rebondissante aux angles des meubles. A coups de pied, il se débarrassa de Lise. Elle revint, lui enfonça ses ongles dans la nuque, tandis que Buteau, prenant son élan, tapant de la tête ainsi qu'un bélier, l'envoyait s'étaler dehors, sur la route.
Ils restèrent là, ils bouchèrent la porte de leur corps, clamant:
—Voleur qui a volé notre argent!… Voleur! voleur! voleur!
Jean, après s'être ramassé, répondit, dans un bégayement de souffrance et de colère:
—C'est bon, j'irai chez le juge, à Châteaudun, et il me fera rentrer chez moi, et je vous poursuivrai en justice pour des dommages-intérêts…. Au revoir!
Il eut un dernier geste de menace, il disparut, en montant vers la plaine. Quand la famille avait vu qu'on se tapait, elle s'en était prudemment allée, à cause des procès possibles.
Alors, les Buteau eurent un cri sauvage de victoire. Enfin, ils l'avaient donc foutu à la rue, l'étranger, l'usurpateur! Et ils y étaient rentrés, dans la maison, ils disaient bien qu'ils y rentreraient! La maison! la maison! à cette idée qu'ils s'y retrouvaient, dans la vieille maison patrimoniale, bâtie jadis par un ancêtre, ils furent pris d'un coup de folie joyeuse, ils galopèrent au travers des pièces, gueulèrent à s'étrangler, pour le plaisir de gueuler chez eux. Les enfants, Laure et Jules, accoururent, battirent du tambour sur une vieille poêle. Seul, le père Fouan, resté sur le banc de pierre, les regardait passer de ses yeux troubles, sans rire.
Brusquement, Buteau s'arrêta.
—Nom de Dieu! il a filé par le haut, pourvu qu'il ne soit pas allé faire du mal à la terre!
C'était absurde, mais ce cri de passion l'avait bouleversé. La pensée de la terre lui revenait, dans une secousse de jouissance inquiète. Ah! la terre, elle le tenait aux entrailles plus encore que la maison! ce morceau de terre de là-haut qui comblait le trou entre ses deux tronçons, qui lui rétablissait sa parcelle de trois hectares, si belle, que Delhomme lui-même n'en possédait pas une semblable? Toute sa chair s'était mise à trembler de joie comme au retour d'une femme désirée et qu'on a crue perdue. Un besoin immédiat de la revoir, dans sa crainte folle que l'autre pouvait l'emporter, lui tourna la tête. Il partit en courant, en grognant qu'il souffrirait trop, tant qu'il ne saurait pas.
Jean, en effet, était monté en plaine, afin d'éviter le village; et, par habitude, il suivait le chemin de la Borderie. Lorsque Buteau l'aperçut, justement il passait le long de la pièce des Cornailles; mais il ne s'arrêta pas, il ne jeta, à ce champ tant disputé, qu'un regard de défiance et de tristesse, comme s'il l'accusait de lui avoir porté malheur; car un souvenir venait de mouiller ses yeux, celui du jour où il avait causé avec Françoise pour la première fois: n'était-ce pas aux Cornailles que la Coliche l'avait traînée, gamine encore, dans une luzernière? Il s'éloigna d'un pas ralenti, la tête basse, et Buteau qui le guettait, mal rassuré, le soupçonnant d'un mauvais coup, put s'approcher à son tour de la pièce. Debout, il la contempla longuement: elle était toujours là, elle n'avait pas l'air de se mal porter, personne ne lui avait fait du mal. Son coeur se gonflait, allait vers elle, dans cette idée qu'il la possédait de nouveau, à jamais. Il s'accroupit, il en prit des deux mains une motte, l'écrasa, la renifla, la laissa couler pour en baigner ses doigts. C'était bien sa terre, et il retourna chez lui, chantonnant, comme ivre de l'avoir respirée.
Cependant, Jean marchait, les yeux vagues, sans savoir où ses pieds le conduisaient. D'abord, il avait voulu courir à Cloyes, chez M. Baillehache, pour se faire réintégrer dans la maison. Ensuite, sa colère s'était calmée. S'il y rentrait aujourd'hui, demain il lui en faudrait sortir. Alors, pourquoi ne pas avaler ce gros chagrin tout de suite, puisque la chose était faite? D'ailleurs, ces canailles avaient raison: pauvre il était venu, pauvre il s'en allait. Mais, surtout, ce qui lui cassait la poitrine, ce qui le décidait à se résigner, c'était de se dire que la volonté de Françoise en mourant avait dû être que les choses fussent ainsi, du moment où elle ne lui avait pas légué son bien. Il abandonnait donc le projet d'agir immédiatement; et, lorsque, dans le bercement de la marche, sa colère se rallumait, il n'en était plus qu'à jurer de traîner les Buteau en justice, pour se faire rendre sa part, la moitié de tout ce qui tombait dans la communauté. On verrait s'il se laisserait dépouiller comme un capon!
Ayant levé les yeux, Jean fut étonné de se voir devant la Borderie. Un raisonnement intérieur, dont il n'avait eu que la demi-conscience, l'amenait à la ferme, comme à un refuge. Et, en effet, s'il ne voulait pas quitter le pays, n'était-ce pas là qu'on lui donnerait le moyen d'y rester, le logement et du travail? Hourdequin l'avait toujours estimé, il ne doutait point d'être accueilli sur l'heure.
Mais de loin, la vue de la Cognette, affolée, traversant la cour, l'inquiéta. Onze heures sonnaient, il tombait dans une catastrophe terrible. Le matin, descendue avant la servante, la jeune femme avait trouvé, au pied de l'escalier, la trappe de la cave ouverte, cette trappe placée si dangereusement; et Hourdequin était au fond, mort, les reins cassés, à l'angle d'une marche. Elle avait crié, on était accouru, une terreur bouleversait la ferme. Maintenant, le corps du fermier gisait sur un matelas, dans la salle à manger, tandis que, dans la cuisine, Jacqueline se désespérait, la face décomposée, sans une larme.
Dès que Jean fut entré, elle parla, se soulagea d'une voix étranglée.
—Je l'avais bien dit, je voulais qu'on le changeât de place, ce trou!… Mais qui donc a pu le laisser ouvert! Je suis certaine qu'il était fermé hier soir, quand je suis montée…. Depuis ce matin, je suis là, à me creuser la tête.
—Le maître est descendu avant vous? demanda Jean, que l'accident stupéfiait.
—Oui, le jour pointait à peine…. Je dormais. Il m'a semblé qu'une voix l'appelait d'en bas. J'ai dû rêver…. Souvent, il se levait de la sorte, descendait toujours sans lumière, pour surprendre les serviteurs au saut du lit…. Il n'aura pas vu le trou, il sera tombé. Mais qui donc, qui donc a laissé cette trappe ouverte? Ah! j'en mourrai!
Jean, qu'un soupçon venait d'effleurer, l'écarta aussitôt. Elle n'avait aucun intérêt à cette mort, son désespoir était sincère.
—C'est un grand malheur, murmura-t-il.
—Oh! oui, un grand malheur, un très grand malheur, pour moi!
Elle s'affaissa sur une chaise, accablée, comme si les murs croulaient autour d'elle. Le maître qu'elle comptait épouser enfin! le maître qui avait juré de lui tout laisser par testament! Et il était mort, sans avoir le temps de rien signer. Et elle n'aurait pas même des gages, le fils allait revenir, la jetterait dehors à coups de botte, comme il l'avait promis. Rien! quelques bijoux et du linge, ce qu'elle avait sur la peau! Un désastre, un écrasement!
Ce que Jacqueline ne disait pas, n'y songeant plus, c'était le renvoi du berger Soulas, qu'elle avait obtenu la veille. Elle l'accusait d'être trop vieux, de ne point suffire, enragée de le trouver sans cesse derrière son dos, à l'espionner; et Hourdequin, bien que n'étant pas de son avis, avait cédé, tellement il pliait sous elle maintenant, dompté, réduit à lui acheter des nuits heureuses par une soumission d'esclave. Soulas, congédié avec de bonnes paroles et des promesses, regardait le maître fixement de ses yeux pâles. Puis, lentement, il s'était mis à lâcher son paquet sur la garce, cause de son malheur: la galopée des mâles, Tron après tant d'autres, et l'histoire de ce dernier, et le rut insolent, impudent, à la connaissance de tous; si bien que, dans le pays, on disait que le maître devait aimer ça, les restes de valet. Vainement, le fermier, éperdu, tâchait de l'interrompre, car il tenait à son ignorance, il ne voulait plus savoir, dans la terreur d'être forcé de la chasser: le vieux était allé jusqu'au bout, sans omettre une seule des fois qu'il les avait surpris, méthodique, le coeur peu à peu soulagé, vidé de sa longue rancune. Jacqueline ignorait cette délation, Hourdequin s'étant sauvé à travers champs, avec la crainte de l'étrangler, s'il la revoyait; ensuite, au retour, il avait simplement renvoyé Tron, sous le prétexte qu'il laissait la cour dans un état de saleté épouvantable. Alors, elle avait bien eu un soupçon; mais elle ne s'était pas risquée à défendre le vacher, obtenant qu'il coucherait encore cette nuit-là, comptant arranger l'affaire le lendemain, pour le garder. Et tout cela, à cette heure, restait trouble, dans le coup du destin qui détruisait ses dix années de laborieux calculs.
Jean était seul avec elle dans la cuisine, lorsque Tron parut. Elle ne l'avait pas revu depuis la veille, les autres domestiques erraient par la ferme, inoccupés, anxieux. Quand elle aperçut le Percheron, cette grande bête à la chair d'enfant, elle eut un cri, rien qu'à la façon oblique dont il entrait.
—C'est toi qui as ouvert la trappe!
Brusquement, elle comprenait tout, et lui était blême, les yeux ronds, les lèvres tremblantes.
—C'est toi qui as ouvert la trappe et qui l'as appelé, pour qu'il fit la culbute!
Saisi de cette scène, Jean s'était reculé. Ni l'un ni l'autre, d'ailleurs, ne semblaient plus le savoir là, dans la violence des passions qui les agitaient. Tron, sourdement, la tête basse, avouait.
—Oui, c'est moi… Il m'avait renvoyé, je ne t'aurais plus vue, ça ne se pouvait pas… Et puis, déjà j'avais songé que, s'il mourait, nous serions libres d'être ensemble.
Elle l'écoutait, raidie, dans une tension nerveuse qui la soulevait toute. Lui, en grognements satisfaits, lâchait ce qui avait roulé au fond de son crâne dur, une jalousie humble et féroce de serviteur contre le maître obéi, un plan sournois de crime pour s'assurer la possession de cette femme, qu'il voulait à lui seul.
—Le coup fait, j'ai cru que tu serais contente… Si je ne t'en ai rien dit, c'était dans l'idée de ne pas te causer de la gêne… Et alors, maintenant qu'il n'est plus là, je viens te prendre, pour nous en aller et nous marier.
Jacqueline, la voix brutale, éclata.
—Toi! mais je ne t'aime pas, je ne te veux pas!… Ah! tu l'as tué pour m'avoir! Il faut que tu sois plus bête encore que je ne pensais. Une bêtise pareille, avant qu'il m'épouse et qu'il fasse le testament!… Tu m'as ruinée, tu m'as ôté le pain de la bouche. C'est à moi que tu as cassé les os, hein! brute, comprends-tu?… Et tu crois que je vais te suivre! Dis donc, regarde-moi bien, est-ce que tu te fous de moi?
A son tour, il l'écoutait, béant, dans la stupeur de cet accueil inattendu.
—Parce que j'ai plaisanté, parce que nous avons pris du plaisir ensemble, tu t'imagines que tu vas m'embêter toujours… Nous marier? ah, non! ah, non! j'en choisirais un plus malin, si j'avais l'envie d'un homme… Tiens! va-t'en, tu me rends malade… Je ne t'aime pas, je ne te veux pas. Va-t'en!
Une colère le secoua. Quoi donc? il aurait tué pour rien. Elle était à lui, il l'empoignerait par le cou et l'emporterait.
—T'es une fière gueuse, gronda-t-il. Ça n'empêche que tu vas venir.
Autrement, je te règle ton compte, comme à l'autre.
La Cognette marcha sur lui, les poings serrés.
—Essaye voir!
Il était bien fort, gros et grand, et elle était bien faible, avec sa taille mince, son corps fin de jolie fille. Mais ce fut lui qui recula, tant elle lui sembla effrayante, les dents prêtes à mordre, les regards aigus, luisants comme des couteaux.
—C'est fini, va-t'en!… Plutôt que d'aller avec toi, je préférerais ne revoir jamais d'homme… Va-t'en, va-t'en, va-t'en!
Et Tron s'en alla; à reculons, dans une retraite de bête carnassière et lâche, cédant à la crainte, remettant sournoisement sa vengeance. Il la regarda, il dit encore:
—Morte ou vivante, j'aurai ta peau!
Jacqueline, quand il fut sorti de la ferme, eut un soupir de bon débarras. Puis, se retournant, frémissante, elle ne s'étonna point de voir Jean, elle s'écria dans un élan de franchise:
—Ah! la canaille, ce que je le ferais pincer par les gendarmes, si je ne craignais d'être emballée avec lui!
Jean restait glacé. Une réaction nerveuse se produisait, d'ailleurs, chez la jeune femme: elle étouffa, elle tomba dans ses bras, en sanglotant, en répétant qu'elle était malheureuse, oh! malheureuse, bien malheureuse! Ses larmes coulaient sans fin, elle voulait être plainte, être aimée, elle s'attachait à lui, comme si elle avait désiré que celui-ci l'emportât et la gardât. Et il commençait à être très ennuyé, lorsque le beau-frère du mort, le notaire Baillehache, qu'un valet de la ferme était allé prévenir, sauta de son cabriolet, dans la cour. Alors, Jacqueline courut à lui, étala son désespoir.
Jean, qui s'était échappé de la cuisine, se retrouva en plaine rase, sous un ciel pluvieux de mars. Mais il ne voyait rien, bouleversé par cette histoire, dont le frisson s'ajoutait au chagrin de son malheur à lui. Il avait son compte de malechance, un égoïsme lui faisait hâter le pas, malgré son apitoiement sur le sort de son ancien maître Hourdequin. Ce n'était guère son rôle de vendre la Cognette et son galant, la justice n'avait qu'à ouvrir l'oeil. Deux fois, il se retourna, croyant qu'on le rappelait, comme s'il se fût senti complice. Devant les premières maisons de Rognes seulement, il respira; et il se disait, maintenant, que le fermier était mort de son péché, il songeait à cette grande vérité que, sans les femmes, les hommes seraient beaucoup plus heureux. Le souvenir de Françoise lui était revenu, une grosse émotion l'étranglait.
Lorsqu'il se revit devant le village, Jean se rappela qu'il était allé à la ferme pour y demander du travail. Tout de suite, il s'inquiéta, il chercha où il pourrait frapper à cette heure, et la pensée lui vint que les Charles avaient besoin d'un jardinier, depuis quelques jours. Pourquoi n'irait-il pas s'offrir? Il restait tout de même un peu de la famille, peut-être serait-ce une recommandation. Immédiatement, il se rendit à Roseblanche.
Il était une heure, les Charles achevaient de déjeuner, lorsque la servante l'introduisit. Justement, Élodie versait le café, et M. Charles, ayant fait asseoir le cousin, voulut qu'il en prît une tasse. Celui-ci accepta, bien qu'il n'eût rien mangé depuis la veille: il avait l'estomac trop serré, ça le secouerait un peu. Mais quand il se vit à cette table, avec ces bourgeois, il n'osa plus demander la place de jardinier. Tout à l'heure, dès qu'il trouverait un biais. Madame Charles s'était mise à le plaindre, à pleurer la mort de cette pauvre Françoise, et il s'attendrissait. Sans doute, la famille croyait qu'il venait lui faire ses adieux.
Puis, la servante, ayant annoncé les Delhomme, le père et le fils, Jean fut oublié.
—Faites entrer et donnez deux autres tasses.
C'était pour les Charles une grosse affaire, depuis le matin. Au sortir du cimetière, Nénesse les avait accompagnés jusqu'à Roseblanche; et, tandis que madame Charles rentrait avec Élodie, il avait retenu M. Charles, il s'était carrément présenté comme acquéreur du 19, si l'on tombait d'accord. A l'entendre, la maison, qu'il connaissait, serait vendue un prix ridicule; Vaucogne n'en trouverait pas cinq mille francs, tellement il l'avait laissée déchoir; tout y était à changer, le mobilier défraîchi, le personnel choisi sans goût, si défectueux, que la troupe elle-même allait ailleurs. Pendant près de vingt minutes, il avait ainsi déprécié l'établissement, étourdissant son oncle, le stupéfiant de son entente de la partie, de sa science à marchander, des dons extraordinaires qu'il montrait pour son jeune âge. Ah! le gaillard! en voilà un qui aurait l'oeil et la poigne! et Nénesse avait dit qu'il reviendrait, accompagné de son père, après le déjeuner, afin de causer sérieusement.
En rentrant, M. Charles s'en entretint avec madame Charles, qui, à son tour, s'émerveilla de trouver tant de moyens chez ce garçon. Si seulement leur gendre Vaucogne avait eu la moitié de ces capacités! Il fallait jouer serré, pour ne pas être fichu dedans par le jeune homme. C'était la dot d'Élodie qu'il s'agissait de sauver du désastre. Au fond de leur crainte cependant, il y avait une sympathie invincible, un désir de voir le 19, même à perte, aux mains habiles et vigoureuses d'un maître qui lui rendrait son éclat. Aussi, lorsque les Delhomme entrèrent, les accueillirent-ils d'une façon très cordiale.
—Vous allez prendre du café, hein!… Élodie, offre le sucre.
Jean avait reculé sa chaise, tous se trouvèrent assis autour de la table. Rasé de frais, la face cuite et immobile, Delhomme ne lâchait pas un mot, dans une réserve diplomatique; tandis que Nénesse, en toilette, souliers vernis, gilet à palmes d'or, cravate mauve, se montrait très à l'aise, souriant, séduisant. Lorsque Élodie, rougissante, lui présenta le sucrier, il la regarda, il chercha une galanterie.
—Ils sont bien gros, ma cousine, vos morceaux de sucre.
Elle rougit davantage, elle ne sut que répondre, tant cette parole d'un garçon aimable la bouleversait dans son innocence.
Le matin, Nénesse, en finaud, n'avait risqué que la moitié de l'affaire. Depuis l'enterrement, où il avait aperçu Élodie, son plan s'était élargi tout d'un coup: non seulement il aurait le 19, mais il voulait aussi la jeune fille. L'opération était simple. D'abord, rien à débourser, il ne la prendrait qu'avec la maison en dot; ensuite, si elle ne lui apportait actuellement que cette dot compromise, plus tard elle hériterait des Charles, une vraie fortune. Et c'était pourquoi il avait amené son père, résolu à faire immédiatement sa demande.
Un instant, on parla de la température qui était vraiment douce pour la saison. Les poiriers avaient bien fleuri, mais la fleur tiendrait-elle! On finissait de boire le café, la conversation tomba.
—Ma mignonne, dit brusquement M. Charles à Élodie, tu devrais aller faire un tour au jardin.
Il la renvoyait, ayant hâte de vider le sac aux Delhomme.
—Pardon, mon oncle, interrompit Nénesse, si c'était un effet de votre bonté que ma cousine restât avec nous… J'ai à vous parler de quelque chose qui l'intéresse; et, n'est-ce pas, vaut toujours mieux terminer les affaires d'un coup que de s'y reprendre à deux fois.
Alors, se levant, il fit la demande, en garçon bien élevé.
—C'est donc pour vous dire que je serais très heureux d'épouser ma cousine, si vous y consentiez, et si elle y consentait elle-même.
La surprise fut grande. Mais Élodie surtout en parut révolutionnée, à ce point que, quittant sa chaise, elle se jeta au cou de madame Charles, dans un effarement de pudeur qui empourprait ses oreilles; et sa grand-mère s'épuisait à la calmer.
—Voyons, voyons, mon petit lapin, c'est trop, sois donc raisonnable!… On ne te mange pas, parce qu'on te demande en mariage… Ton cousin n'a rien dit de mal, regarde-le, ne fais pas la bête.
Aucune bonne parole ne put la déterminer à remontrer sa figure.
—Mon Dieu! mon garçon, finit par déclarer M. Charles, je ne m'attendais pas à ta demande. Peut-être aurait-il mieux valu m'en parler d'abord, car tu vois comme notre chérie est sensible… Mais, quoi qu'il arrive, sois certain que je t'estime, car tu me sembles un bon sujet et un travailleur.
Delhomme, dont pas un trait n'avait bougé jusque-là, lâcha deux mots.
—Pour sûr!
Et Jean, comprenant qu'il devait être poli, ajouta:
—Ah! oui, par exemple!
M. Charles se remettait, et déjà il avait réfléchi que Nénesse n'était pas un mauvais parti, jeune, actif, fils unique de paysans riches. Sa petite-fille ne trouverait pas mieux. Aussi, après avoir échangé un regard avec madame Charles, continua-t-il:
—Ça regarde l'enfant. Jamais nous ne la contrarierons là-dessus, ce sera comme elle voudra.
Alors, Nénesse, galamment, renouvela sa demande.
—Ma cousine, si vous voulez bien me faire l'honneur et le plaisir…
Elle avait toujours le visage enfoui dans le sein de sa grand'mère, mais elle ne le laissa pas achever, elle accepta d'un signe de tête énergique, répété trois fois, en enfonçant sa tête davantage. Cela lui donnait sans doute du courage, de se boucher les yeux. La société en demeura muette, saisie de cette hâte à dire oui. Elle aimait donc ce garçon, qu'elle avait si peu vu? ou bien était-ce qu'elle en désirait un, n'importe lequel, pourvu qu'il fût joli homme?
Madame Charles lui baisa les cheveux, en souriant, en répétant:
—Pauvre chérie! pauvre chérie!
—Eh bien, reprit M. Charles, puisque ça lui va, ça nous va.
Mais une pensée venait de l'assombrir. Ses paupières lourdes retombèrent, il eut un geste de regret.
—Naturellement, mon brave, nous abandonnons l'autre chose, la chose que tu m'as proposée ce matin.
Nénesse s'étonna.
—Pourquoi donc?
—Comment, pourquoi? Mais parce que… voyons… tu comprends bien?… Nous ne l'avons pas laissée jusqu'à vingt ans chez les dames de la Visitation pour que… enfin, c'est impossible!
Il clignait les yeux, il tordait la bouche, voulant se faire entendre, craignant d'en trop dire. La petite là-bas, rue aux Juifs! une demoiselle qui avait reçu tant d'instruction! une pureté si absolue, élevée dans l'ignorance de tout!
—Ah! pardon, déclara nettement Nénesse, ça ne fait plus mon affaire… Je me marie pour m'établir, je veux ma cousine et la maison.
—La confiserie, s'écria madame Charles.
Et, ce mot lancé, la discussion s'en empara, le répéta à dix reprises. La confiserie, allons! était-ce raisonnable? Le jeune homme et son père s'entêtaient à l'exiger comme dot, disaient qu'on ne pouvait pas lâcher ça, que c'était la vraie fortune de la future; et ils prenaient à témoin Jean, qui en convenait d'un hochement du menton. Enfin, ils finirent tous par crier, ils s'oubliaient, précisaient, donnaient des détails crus, lorsqu'un incident inattendu les fit taire.
Lentement, Élodie venait enfin de dégager sa tête, et elle se leva, de son air de grand lis poussé à l'ombre, avec sa pâleur mince de vierge chlorotique, ses yeux vides, ses cheveux incolores. Elle les regarda, elle dit tranquillement:
—Mon cousin a raison, on ne peut pas lâcher ça.
Ahurie, madame Charles bégayait:
—Mais, mon petit lapin, si tu savais…
—Je sais… Il y a beau temps que Victorine m'a tout dit, Victorine, la bonne qu'on a renvoyée, à cause des hommes… Je sais, j'y ai réfléchi, je vous jure qu'on ne peut pas lâcher ça.
Une stupeur avait cloué les Charles. Leurs yeux s'étaient arrondis, ils la contemplaient dans un hébétement profond. Eh quoi! elle connaissait le 19, ce qu'on y faisait, ce qu'on y gagnait, le métier enfin, et elle en parlait avec cette sérénité! Ah! l'innocence, elle touche à tout sans rougir!
—On ne peut pas lâcher ça, répéta-t-elle. C'est trop bon, ça rapporte trop… Et puis une maison que vous avez faite, où vous avez travaillé si fort, est-ce que ça doit sortir de la famille?
M. Charles en fut bouleversé. Dans son saisissement, montait une émotion indicible, qui lui partait du coeur et le serrait à la gorge. Il s'était levé, il chancela, s'appuya sur madame Charles, debout, elle aussi, suffoquée et tremblante. Tous les deux croyaient à un sacrifice, refusaient d'une voix éperdue.
—Oh! chérie, oh! chérie… Non, non, chérie…
Mais les yeux d'Élodie se mouillaient, elle baisa la vieille alliance de sa mère, qu'elle portait au doigt, cette alliance usée là-bas, dans le travail.
—Si, si, laissez-moi suivre mon idée… Je veux être comme maman. Ce qu'elle a fait, je peux le faire, il n'y a pas de déshonneur, puisque vous l'avez fait vous-mêmes… Ça me plaît beaucoup, je vous assure. Et vous verrez si j'aiderai mon cousin, si nous relèverons promptement la maison, à nous deux! Il faudra que ça marche, on ne me connaît pas!
Alors, tout fut emporté, les Charles ruisselèrent. L'attendrissement les noyait, ils sanglotaient comme des enfants. Sans doute, ils ne l'avaient pas élevée dans cette idée; seulement, que faire, quand le sang parle? Ils reconnaissaient le cri de la vocation. Absolument la même histoire que pour Estelle: elle aussi, ils l'avaient enfermée chez les dames de la Visitation, ignorante, pénétrée des principes les plus rigides de la morale; et elle n'en était pas moins devenue une maîtresse de maison hors ligne. L'éducation ne signifiait rien, c'était l'intelligence qui décidait de tout. Mais la grosse émotion des Charles, les larmes dont ils débordaient sans pouvoir les arrêter, venaient plus encore de cette pensée glorieuse que le 19, leur oeuvre, leur chair, allait être sauvé de la ruine. Élodie et Nénesse, avec la belle flamme de la jeunesse, y continueraient leur race. Et ils le voyaient déjà restauré, rentré dans la faveur publique, étincelant, tel enfin qu'il brillait sur Chartres, aux plus beaux jours de leur règne.
Lorsque M. Charles put parler, il attira sa petite-fille dans ses bras.
—Ton père nous a causé bien des soucis, tu nous consoles de tout, mon ange!
Madame Charles l'étreignit également, ils ne firent plus qu'un groupe, leurs pleurs se confondirent.
—C'est donc une affaire entendue? demanda Nénesse, qui voulait un engagement.
—Oui, c'est entendu.
Delhomme rayonnait, en père enchanté d'avoir casé son fils, d'une façon inespérée. Dans sa prudence, il s'agita, il exprima son opinion.
—Ah! bon sang! s'il n'y a jamais de regret de votre côté, il n'y en aura point du nôtre… Pas besoin de souhaiter de la chance aux enfants. Quand on gagne, ça marche toujours.
Ce fut sur cette conclusion qu'on se rassit, pour causer des détails, tranquillement.
Mais Jean comprit qu'il gênait. Lui-même, au milieu de ces effusions, était embarrassé de sa personne, et il se serait échappé plus tôt, s'il avait su comment sortir. Il finit par emmener M. Charles à l'écart, il parla de la place de jardinier. La face digne de M. Charles devint sévère: une situation chez lui à un parent, jamais! On ne tire rien de bon d'un parent, on ne peut pas taper dessus. D'ailleurs, la place était donnée depuis la veille. Et Jean s'en alla, pendant qu'Élodie, de sa voix blanche de vierge, disait que, si son papa faisait le méchant, elle se chargeait de le mettre à la raison.
Dehors, il marcha d'un pas ralenti, ne sachant plus où frapper pour avoir du travail. Sur les cent vingt-sept francs, il avait déjà payé l'enterrement de sa femme, la croix et l'entourage, au cimetière. Il lui restait à peine la moitié de la somme, il irait toujours trois semaines avec ça, ensuite il verrait bien. La peine ne l'effrayait point, son unique souci venait de l'idée de ne pas quitter Rognes, à cause de son procès. Trois heures sonnèrent, puis quatre, puis cinq. Longtemps il battit la campagne, la tête barbouillée de rêvasseries confuses, retournant à la Borderie, retournant chez les Charles. Partout la même histoire, l'argent et la femelle, on en mourait et on en vivait. Rien d'étonnant alors, si tout son mal sortait aussi de là. Une faiblesse lui cassait les jambes, il songea qu'il n'avait pas mangé encore, il retourna vers le village, décidé à s'installer chez Lengaigne, qui louait des chambres. Mais, comme il traversait la place de l'Église, la vue de la maison dont on l'avait chassé le matin lui ralluma le sang. Pourquoi donc laisserait-il à ces canailles ses deux pantalons et sa redingote? C'était à lui, il les voulait, quitte à recommencer la bataille.
La nuit tombait, Jean eut peine à distinguer le père Fouan, assis sur le banc de pierre. Il arrivait devant la porte de la cuisine, où brûlait une chandelle, lorsque Buteau le reconnut et s'élança pour lui barrer le passage.
—Nom de Dieu! c'est encore toi… Qu'est-ce que tu veux?
—Je veux mes deux pantalons et ma redingote.
Une querelle atroce éclata. Jean s'obstinait, demandait à fouiller dans l'armoire; tandis que Buteau, qui avait pris une serpe, jurait de lui ouvrir la gorge, s'il passait le seuil. Enfin, on entendit la voix de Lise, à l'intérieur, crier:
—Ah! va, faut les lui rendre, ses guenilles!… Tu ne mettrais pas ça, il est pourri!
Les deux hommes se turent. Jean attendit. Mais, derrière son dos, sur le banc de pierre, le père Fouan, rêva, la tête perdue, bégayant de sa voix empâtée:
—Fous donc le camp! ils te saigneront, comme ils ont saigné la petite!
Ce fut un éblouissement. Jean comprit tout, et la mort de Françoise, et son obstination muette. Il avait déjà un soupçon, il ne douta plus qu'elle n'eût sauvé sa famille de la guillotine. La peur le prenait aux cheveux, et il ne trouvait pas un cri, pas un geste, quand il reçut, au travers de la figure, les pantalons et la redingote que Lise lui jetait par la porte ouverte, à la volée.
—Tiens! les v'là, tes saletés!… Ça pue si fort, que ça nous aurait fichu la peste!
Alors, il les ramassa, il s'en alla. Et, sur la route seulement, lorsqu'il fut sorti de la cour, il brandit le poing vers la maison, en criant un seul mot, qui troua le silence.
—Assassins!
Puis, il disparut dans la nuit noire.
Buteau était resté saisi, car il avait entendu la phrase grognée en rêve par le père Fouan, et le mot de Jean venait de l'atteindre en plein corps, ainsi qu'une balle. Quoi donc? les gendarmes allaient-ils s'en mêler, à présent qu'il croyait l'affaire ensevelie avec Françoise? Depuis qu'il l'avait vu descendre dans la terre, le matin, il respirait, et voilà que le vieux savait tout! Est-ce qu'il faisait la bête, pour les guetter? Cela acheva d'angoisser Buteau, il en rentra si malade, qu'il laissa la moitié de son assiette de soupe. Lise, mise au courant, grelottante, ne mangea pas non plus.
Tous deux s'étaient fait une fête de cette première nuit passée dans la maison reconquise. Elle fut abominable, la nuit de malheur. Ils avaient couché Laure et Jules sur un matelas, devant la commode, en attendant de les installer autre part; et les enfants ne dormaient pas encore, qu'eux-mêmes s'étaient mis au lit, soufflant la chandelle. Mais impossible de fermer l'oeil, ils se retournaient comme sur un gril brûlant, ils finirent par causer à demi voix. Ah! ce père, qu'il pesait donc lourd, depuis qu'il tombait en enfance! une vraie charge, à leur casser les reins, tant il coûtait! On ne s'imaginait pas ce qu'il avalait de pain, et glouton, prenant la viande à pleins doigts, renversant le vin dans sa barbe, si malpropre, qu'on avait mal au coeur rien que de le voir. Avec ça, maintenant, il s'en allait toujours déculotté, on l'avait surpris en train de se découvrir devant des petites filles: une manie de vieille bête finie, une fin dégoûtante pour un homme qui n'était pas plus cochon qu'un autre, dans son temps. Vrai! c'était à l'achever d'un coup de pioche, puisqu'il ne se décidait pas à partir de lui-même!
—Quand on songe qu'il tomberait, si l'on soufflait dessus! murmura. Buteau. Et il dure, il s'en fout pas mal, de nous gêner! Ces bougres de vieux, moins ça fiche, moins ça gagne, et plus ça se cramponne!… Il ne claquera jamais, celui-là.
Lise, sur le dos, dit à son tour:
—C'est mauvais qu'il soit rentré ici… Il y sera trop bien, il va passer un nouveau bail… Moi, si j'avais eu à prier le bon Dieu, je lui aurais demandé de ne pas le laisser coucher une seule nuit dans la maison.
Ni l'un ni l'autre n'abordaient leur vrai souci, l'idée que le père savait tout et qu'il pouvait les vendre, même innocemment. Ça, c'était le comble. Qu'il fût une dépense, qu'il les encombrât, qu'il les empêchât de jouir à l'aise des titres de rente volés, ils l'avaient supporté longtemps. Mais qu'une parole de lui leur fit couper le cou, ah! non, ça passait la permission. Fallait y mettre ordre.
—Je vas voir s'il dort, dit Lise brusquement.
Elle ralluma la chandelle, s'assura du gros sommeil de Laure et de Jules, puis fila en chemise dans la pièce aux betteraves, où l'on avait rétabli le lit de fer du vieux. Quand elle revint, elle était frissonnante, les pieds glacés par le carreau, et elle se refourra sous la couverture, se serra contre son homme, qui la prit entre ses bras, pour la réchauffer.
—Eh bien?
—Eh bien! il dort, il a la bouche ouverte comme une carpe, à cause qu'il étouffe.
Un silence régna, mais ils avaient beau se taire, dans leur étreinte, ils entendaient leurs pensées battre sous leur peau. Ce vieux qui suffoquait toujours, c'était si facile de le finir: un rien dans la gorge, un mouchoir, les doigts seulement, et l'on en serait délivré. Même, ce serait un vrai service à lui rendre. Est-ce qu'il ne valait pas mieux dormir tranquille au cimetière, que d'être à charge aux autres et à soi?
Buteau continuait de serrer Lise entre ses bras. Maintenant, tous deux brûlaient, comme si un désir leur eût allumé le sang des veines. Il la lâcha tout d'un coup, sauta à son tour pieds nus sur le carreau.
—Je vas voir aussi.
La chandelle au poing, il disparut, tandis qu'elle, retenant sa respiration, écoutait, les yeux grands ouverts dans le noir. Mais les minutes s'écoulaient, aucun bruit ne lui arrivait de la pièce voisine. A la fin, elle l'entendit revenir sans lumière, avec le frôlement mou de ses pieds, si oppressé, qu'il ne pouvait contenir le ronflement de son haleine. Et il s'avança, jusqu'au lit, il tâta pour l'y retrouver, lui souffla dans l'oreille:
—Viens donc, j'ose pas tout seul.
Lise suivit Buteau, les bras tendus, de crainte de se cogner. Ils ne sentaient plus le froid, leur chemise les gênait. La chandelle était par terre, dans un coin de la chambre du vieux. Mais elle éclairait assez pour qu'on le distinguât, allongé sur le dos, la tête glissée de l'oreiller. Il était si raidi, si décharné par l'âge, qu'on l'aurait cru mort, sans le râle pénible qui sortait de sa bouche largement ouverte. Les dents manquaient, il y avait là un trou noir, où les lèvres semblaient rentrer, un trou sur lequel tous les deux se penchèrent, comme pour voir ce qu'il restait de vie au fond. Longuement, ils regardaient, côte à côte, se touchant de la hanche. Mais leurs bras mollissaient, c'était très facile et si lourd pourtant, de prendre n'importe quoi, de boucher le trou. Ils s'en allèrent, ils revinrent. Leur langue sèche n'aurait pu prononcer un mot, leurs yeux seuls se parlaient. D'un regard, elle lui avait montré l'oreiller: allons donc! qu'attendait-il? Et lui battait des paupières, la poussait à sa place. Brusquement, Lise exaspérée empoigna l'oreiller, le tapa sur la face du père.
—Bougre de lâche! faut donc que ce soit toujours les femmes!
Alors Buteau se rua, pesa de tout le poids de son corps, pendant qu'elle, montée sur le lit, s'asseyait, enfonçait sa croupe nue de jument hydropique. Ce fut un enragement, l'un et l'autre foulaient, des poings, des épaules, des cuisses. Le père avait eu une secousse violente, ses jambes s'étaient détendues avec des bruits de ressorts cassés. On aurait dit qu'il sautait, pareil à un poisson jeté sur l'herbe. Mais ce ne fut pas long. Ils le maintenaient trop rudement, ils le sentirent sous eux qui s'aplatissait, qui se vidait de l'existence. Un long frisson, un dernier tressaillement, puis rien du tout, quelque chose d'aussi mou qu'une chiffe.
—Je crois bien que ça y est, gronda Buteau essoufflé.
Lise, toujours assise, en tas, ne dansait plus, se recueillait, pour voir si aucun frémissement de vie ne lui répondait dans la peau.
—Ça y est, rien ne grouille.
Elle se laissa glisser, la chemise roulée aux hanches, et enleva l'oreiller. Mais ils eurent un grognement de terreur.
—Nom de Dieu! il est tout noir, nous sommes foutus!
En effet, pas possible de raconter qu'il s'était mis lui-même en un pareil état. Dans leur rage à le pilonner, ils lui avaient fait rentrer le nez au fond de la bouche; et il était violet, un vrai nègre. Un instant, ils sentirent le sol vaciller sous eux: ils entendaient le galop des gendarmes, les chaînes de la prison, le couteau de la guillotine. Cette besogne mal faite les emplissait d'un regret épouvanté. Comment le raccommoder, à cette heure? On aurait beau le débarbouiller au savon, jamais il ne redeviendrait blanc. Et ce fut l'angoisse de le voir couleur de suie qui leur inspira une idée.
—Si on le brûlait, murmura Lise.
Buteau, soulagé, respira fortement.
—C'est ça, nous dirons qu'il s'est allumé lui-même.
Puis, la pensée des titres lui étant venue, il tapa des mains, tout son visage s'éclaira d'un rire triomphant.
—Ah! nom de Dieu! ça va, on leur fera croire qu'il a flambé les papiers avec lui… Pas de compte à rendre!
Tout de suite, il courut chercher la chandelle. Mais elle, qui avait peur de mettre le feu, ne voulut pas d'abord qu'il l'approchât du lit. Des liens de paille se trouvaient dans un coin, derrière les betteraves; et elle en prit un, elle l'enflamma, commença par griller les cheveux et la barbe du père, très longue, toute blanche. Ça sentait la graisse répandue, ça crépitait, avec de petites flammes jaunes. Soudain, ils se rejetèrent en arrière, béants, comme si une main froide les avait tirés par les cheveux. Dans l'abominable souffrance des brûlures, le père, mal étouffé, venait d'ouvrir les yeux, et ce masque atroce, noir, au grand nez cassé, à la barbe incendiée, les regardait. Il eut une affreuse expression de douleur et de haine. Puis, toute la face se disloqua, il mourut.
Affolé déjà, Buteau poussa un rugissement de fureur, lorsqu'il entendit éclater des sanglots à la porte. C'étaient les deux petits, Laure et Jules, en chemise, réveillés par le bruit, attirés par cette grosse clarté, dans cette chambre ouverte. Ils avaient vu, ils hurlaient d'effroi.
—Nom de Dieu de vermines! cria Buteau en se précipitant sur eux, si vous bavardez, je vous étrangle…. V'là pour vous souvenir!
D'une paire de gifles, il les avait jetés par terre. Ils se ramassèrent, sans une larme, ils coururent se pelotonner sur leur matelas, où ils ne bougèrent plus.
Et lui voulut en finir, alluma la paillasse, malgré sa femme. Heureusement, la pièce était si humide, que la paille brûlait lentement. Une grosse fumée se dégageait, ils ouvrirent la lucarne, à demi asphyxiés. Puis, des flammes s'élancèrent, grandirent jusqu'au plafond. Le père craquait là-dedans, et l'insupportable odeur augmentait, l'odeur des chairs cuites. Toute la vieille demeure aurait flambé comme une meule, si la paille ne s'était pas remise à fumer sous le bouillonnement du corps. Il n'y eut plus, sur les traverses du lit de fer, que ce cadavre à demi calciné, défiguré, méconnaissable. Un coin de la paillasse était resté intact, un bout du drap pendait encore.
—Filons, dit Lise, qui, malgré la grosse chaleur, grelottait de nouveau.
—Attends, répondit Buteau, faut arranger les choses.
Il posa au chevet une chaise, d'où il renversa la chandelle du vieux, pour faire croire qu'elle était tombée sur la paillasse. Même il eut la malignité d'enflammer du papier par terre. On trouverait les cendres, il raconterait que, la veille, le vieux avait découvert et gardé ses titres.
—C'est fait, au lit!
Buteau et Lise coururent, se bousculèrent l'un derrière l'autre, se replongèrent dans leur lit. Mais les draps s'étaient glacés, ils se reprirent d'une étreinte violente, pour avoir chaud. Le jour se leva, qu'ils ne dormaient pas encore. Ils ne disaient rien, ils avaient des tressaillements, après lesquels ils entendaient leur coeur battre, à grands coups. C'était la porte de la chambre voisine, restée ouverte, qui les gênait; et l'idée de la fermer les inquiétait davantage. Enfin, ils s'assoupirent, sans se lâcher.
Le matin, aux appels désespérés des Buteau, le voisinage accourut. La Frimat et les autres femmes constatèrent la chandelle renversée, la paillasse à moitié détruite, les papiers réduits en cendres. Toutes criaient que ça devait arriver un jour, qu'elles l'avaient prédit cent fois, à cause de ce vieux tombé en enfance. Et une chance encore que la maison n'eût pas brûlé avec lui!
VI
Deux jours après, le matin même où le père Fouan devait être enterré, Jean, las d'une nuit d'insomnie, s'éveilla très tard, dans la petite chambre qu'il occupait chez Lengaigne. Il n'était pas allé encore à Châteaudun, pour le procès, dont l'idée seule l'empêchait de quitter Rognes; chaque soir, il remettait l'affaire au lendemain, hésitant davantage, à mesure que sa colère se calmait; et c'était un dernier combat qui l'avait tenu éveillé, fiévreux, ne sachant quelle décision prendre.
Ces Buteau! des brutes meurtrières, des assassins, dont un honnête homme aurait dû faire couper la tête! A la première nouvelle de la mort du vieux, il avait bien compris le mauvais coup. Les gredins, parbleu venaient de le griller vif, pour l'empêcher de causer. Françoise, Fouan: de tuer l'une, ça les avait forcés de tuer l'autre. A qui le tour, maintenant? Et il songeait que c'était son tour: on le savait dans le secret, on lui enverrait sûrement du plomb, au coin d'un bois, s'il s'obstinait à habiter le pays. Alors, pourquoi ne pas les dénoncer tout de suite? Il s'y décidait, il irait conter l'histoire aux gendarmes, dès son lever. Puis, l'hésitation le reprenait, une méfiance de cette grosse affaire où il serait témoin, une crainte d'en souffrir autant que les coupables. A quoi bon se créer des soucis encore? Sans doute, ce n'était guère brave, mais il se donnait une excuse, il se répétait qu'en ne parlant pas, il obéissait à la volonté dernière de Françoise. Vingt fois dans la nuit, il voulut, il ne voulut plus, malade de ce devoir devant lequel il reculait.
Lorsque, vers neuf heures, Jean eut sauté du lit, il se trempa la tête dans une cuvette d'eau froide. Brusquement, il prit une résolution: il ne conterait rien, il ne ferait pas même de procès pour ravoir la moitié des meubles. Le jeu n'en vaudrait décidément pas la chandelle. Une fierté le remettait d'aplomb, content de ne point en être, de ces coquins, d'être l'étranger. Ils pouvaient bien se dévorer entre eux: un fameux débarras, s'ils s'avalaient tous! La souffrance, le dégoût des dix années passées à Rognes, lui remontaient de la poitrine en un flot de colère. Dire qu'il était si joyeux, le jour où il avait quitté le service, après la guerre d'Italie, à l'idée de n'être plus un traîneur de sabre, un tueur de monde! Et, depuis cette époque, il vivait dans de sales histoires, au milieu de sauvages. Dès son mariage, il en avait eu gros sur le coeur; mais les voilà qui volaient, qui assassinaient, maintenant! De vrais loups, lâchés au travers de la plaine, si grande, si calme! Non, non! c'était assez, ces bêtes dévorantes lui gâtaient la campagne! Pourquoi en faire traquer un couple, la femelle et le mâle, lorsqu'on aurait dû détruire la bande entière? Il préférait partir.
A ce moment, un journal que Jean avait monté la veille du cabaret, lui retomba sous les yeux. Il s'était intéressé à un article sur la guerre prochaine, ces bruits de guerre qui circulaient et épouvantaient depuis quelques jours; et ce qu'il ignorait encore au fond de lui, ce que la nouvelle y avait éveillé d'inconscient, toute une flamme mal éteinte, renaissante, se ralluma d'un coup. Sa dernière hésitation à partir, la pensée qu'il ne savait où aller, en fut emportée, balayée comme par un grand souffle de vent. Eh donc! il irait se battre, il se réengagerait. Il avait payé sa dette; mais, quoi? lorsqu'on n'a plus de métier, lorsque la vie vous embête et qu'on rage d'être taquiné par les ennemis, le mieux est encore de cogner sur eux. Tout un allégement, toute une joie sombre, le soulevait. Il s'habilla, en sifflant fortement la sonnerie des clairons qui le menait à la bataille, en Italie. Les gens étaient trop canailles, ça le soulageait, l'espoir de démolir des Prussiens; et, puisqu'il n'avait pas trouvé la paix dans ce coin, où les familles se buvaient le sang, autant valait-il qu'il retournât au massacre. Plus il en tuerait, plus la terre serait rouge, et plus il se sentirait vengé, dans cette sacrée vie de douleur et de misère que les hommes lui avaient faite!
Lorsque Jean fut descendu, il mangea deux oeufs et un morceau de lard, que
Flore lui servit. Ensuite, appelant Lengaigne, il régla son compte.
—Vous partez, Caporal?
—Oui.
—Vous partez, mais vous reviendrez?
—Non.
Le cabaretier, étonné, le regardait, tout en réservant ses réflexions.
Alors, ce grand nigaud renonçait à son droit?
—Et qu'est-ce que vous allez faire, à cette heure? Peut-être bien que vous redevenez menuisier?
—Non, soldat.
Lengaigne, du coup, les yeux ronds de stupéfaction, ne put retenir un rire de mépris. Ah! l'imbécile!
Jean avait déjà pris la route de Cloyes, lorsqu'un dernier attendrissement l'arrêta et lui fit remonter la côte. Il ne voulait pas quitter Rognes sans dire adieu à la tombe de Françoise. Puis, c'était autre chose aussi, le désir de revoir une fois encore se dérouler la plaine immense, la triste Beauce, qu'il avait fini par aimer, dans ses longues heures solitaires de travail.
Derrière l'église, le cimetière s'ouvrait, enclos d'un petit mur à moitié détruit, si bas, que, du milieu des tombes, le regard allait librement d'un bout à l'autre de l'horizon. Un pâle soleil de mars blanchissait le ciel, voilé de vapeurs, d'une finesse de soie blanche, à peine avivée d'une pointe de bleu; et, sous cette lumière douce, la Beauce, engourdie des froids de l'hiver, semblait s'attarder au sommeil, comme ces dormeuses qui ne dorment plus tout à fait, mais qui évitent de remuer, pour jouir de leur paresse. Les lointains se noyaient, la plaine en semblait élargie, étalant les carrés déjà verts des blés, des avoines et des seigles d'automne; tandis que, dans les labours restés nus, on avait commencé les semailles de printemps. Partout, au milieu des mottes grasses, des hommes marchaient, avec le geste, l'envolée continue de la semence. On la voyait nettement, dorée, ainsi qu'une poussière vivante, s'échapper du poing des semeurs les plus proches. Puis, les semeurs se rapetissaient, se perdaient à l'infini, et elle les enveloppait d'une onde, elle ne semblait être, tout au loin, que la vibration même de la lumière. A des lieues, aux quatre points de l'étendue sans borne, la vie de l'été futur pleuvait dans le soleil.
Devant la tombe de Françoise, Jean se tint debout. Elle était au milieu d'une rangée, et la fosse du père Fouan, ouverte, attendait à côté d'elle. Des herbes folles envahissaient le cimetière, jamais le conseil municipal ne s'était résigné à voter cinquante francs au garde champêtre, pour qu'il nettoyât. Des croix, des entourages, avaient pourri sur place; quelques pierres rouillées résistaient; mais le charme de ce coin solitaire était son abandon même, sa tranquillité profonde, que troublaient seuls les croassements des corbeaux très anciens, tournoyant à la pointe du clocher. On y dormait au bout du monde, dans l'humilité et l'oubli de tout. Et Jean, pénétré de cette paix de la mort, s'intéressait à la grande Beauce, aux semailles qui l'emplissaient d'un frisson de vie, lorsque la cloche se mit à sonner lentement, trois coups, puis deux autres, puis une volée. C'était le corps de Fouan qu'on levait et qui allait venir.
Le fossoyeur, un bancal, arriva en traînant la jambe, pour donner un regard à la fosse.
—Elle est trop petite, fit remarquer Jean, qui restait ému, désireux de voir.
—Ah! ouiche, répondit le boiteux, ça l'a réduit, de se rôtir.
Les Buteau, l'avant-veille, avaient tremblé jusqu'à la visite du docteur Finet. Mais l'unique préoccupation du docteur était de signer vivement le permis d'inhumer, pour s'éviter des courses. Il vint, regarda, s'emporta contre la bêtise des familles qui laissent de la chandelle aux vieux dont la tête déménage; et, s'il conçut un soupçon, il eut la prudence de ne pas l'exprimer. Mon Dieu! ce père obstiné à vivre, quand on l'aurait grillé un peu! Il en avait tant vu, que ça ne comptait guère. Dans son insouciance, faite de rancune et de mépris, il se contentait de hausser les épaules: sale race, que ces paysans!
Soulagés, les Buteau n'eurent plus qu'à soutenir le choc de la famille, prévu, attendu de pied ferme. Dès que la Grande se montra, ils éclatèrent en larmes, pour avoir une contenance. Elle les examinait, surprise, jugeant ça peu malin, de trop pleurer; d'ailleurs, elle n'accourait que dans l'idée de se distraire, car elle n'avait rien à réclamer sur l'héritage. Le danger commença, lorsque Fanny et Delhomme parurent. Justement, celui-ci venait d'être nommé maire, à la place de Macqueron, ce qui gonflait sa femme d'un tel orgueil, qu'elle en claquait dans sa peau. Elle avait tenu son serment, son père était mort sans qu'elle se fût réconciliée; et la blessure de sa susceptibilité saignait toujours, au point qu'elle demeura l'oeil sec, devant le cadavre. Mais il y eut un bruit de sanglots, Jésus-Christ arrivait, très soûl. Il trempa le corps de ses larmes, il beugla que c'était un coup dont il ne se relèverait point.
Pourtant, dans la cuisine. Lise avait préparé des verres et du vin; et l'on causa. Tout de suite, on mit en dehors les cent cinquante francs de rente provenant de la maison; car il était convenu qu'ils resteraient à celui des enfants qui aurait eu soin du père, dans ses derniers jours. Seulement, il y avait le magot. Alors, Buteau conta son histoire, comment le vieux avait repris les titres sous le marbre de la commode, et comment ça devait être, en les regardant, pour le plaisir, la nuit, qu'il s'était allumé le poil du corps; même qu'on avait retrouvé la cendre des papiers: du monde en ferait témoignage, la Frimat, la Bécu, d'autres. Pendant ce récit, tous le regardaient, sans qu'il se troublât, se tapant sur la poitrine, attestant la lumière du jour. Évidemment, la famille savait, et lui s'en fichait, pourvu qu'on ne le taquinât point et qu'il gardât l'argent. D'ailleurs, avec sa franchise de femme orgueilleuse, Fanny se soulagea, les traita d'assassins et de voleurs: oui! ils avaient flambé le père, ils l'avaient volé, ça sautait aux yeux! Violemment, les Buteau répondirent par des injures, par des accusations abominables. Ah! on voulait leur faire arriver du mal! et la soupe empoisonnée dont le vieux avait failli crever chez sa fille? Ils en diraient long sur les autres, si l'on en disait sur eux. Jésus-Christ s'était remis à pleurer, à hurler de tristesse, en apprenant que de semblables forfaits étaient possibles. Nom de Dieu! son pauvre père! est-ce que, vraiment, il y avait des fils assez canailles pour rôtir leur père! La Grande lâchait des mots, qui attisaient la querelle, quand ils étaient à bout de souffle. Alors, Delhomme, inquiet de cette scène, alla fermer les portes et les fenêtres. Il avait désormais sa situation officielle à défendre, il était toujours du reste pour les solutions raisonnables. Aussi finit-il par déclarer que de pareilles affaires n'étaient pas à dire. On serait bien avancé, si les voisins entendaient. On irait en justice, et les bons y perdraient peut-être plus que les mauvais. Tous se turent: il avait raison, ça ne valait rien de laver son linge sale devant les juges. Buteau les terrifiait, le brigand était bien capable de les ruiner. Et il y avait encore, au fond du crime accepté, du silence volontaire fait sur le meurtre et sur le vol, cette complicité des paysans avec les révoltés des campagnes, les braconniers, les tueurs de gardes-chasse, dont ils ont peur et qu'ils ne livrent pas.
La Grande demeura pour boire le café de la veillée, les autres partirent, impolis, comme on sort de chez des gens qu'on méprise. Mais les Buteau en riaient, du moment qu'ils tenaient l'argent, avec la certitude à cette heure de n'être plus tourmentés. Lise retrouva sa parole haute, et Buteau voulut faire les choses bien, commanda le cercueil, se rendit au cimetière s'assurer de la place où l'on creusait la fosse. Il faut dire qu'à Rognes les paysans qui se sont exécrés pendant leur vie, n'aiment pas à dormir côte à côte, quand ils sont morts. On suit les rangées, c'est au petit bonheur de la chance. Aussi, lorsque le hasard fait que deux ennemis meurent coup sur coup, cela cause-t-il de gros embarras à l'autorité, car la famille du second parle de le garder, plutôt que de le laisser mettre près de l'autre. Justement, du temps que Macqueron était maire, il avait abusé de sa situation pour s'acheter un terrain, en dehors du rang; le malheur était que ce terrain touchait celui où se trouvait le père de Lengaigne, où Lengaigne lui-même avait sa place gardée; et, depuis cette époque, ce dernier ne décolérait pas, sa longue lutte avec son rival s'en enrageait encore, la pensée que sa carcasse pourrirait à côté de la carcasse de ce bougre, lui gâtait le reste de son existence. Ce fut donc dans le même sentiment que Buteau s'emporta, dès qu'il eut inspecté le terrain échu à son père. Celui-ci aurait à sa gauche Françoise, ce qui allait bien; seulement, la malechance voulait qu'à la rangée supérieure, juste en face, se rencontrât la tombe de la défunte du père Saucisse, près de laquelle son homme s'était réservé un coin; de sorte que ce filou de père Saucisse, quand il serait enfin crevé, aurait les pieds sur le crâne du père Fouan. Est-ce que cette idée-là pouvait se supporter une minute? Deux vieux qui se détestaient, depuis la sale histoire de la rente viagère, et le coquin des deux, celui qui avait fichu l'autre dedans, lui danserait sur la tête pendant l'éternité! Mais, nom de Dieu! si la famille avait eu le mauvais coeur de tolérer cela, les os du père Fouan se seraient retournés entre leurs quatre planches, contre ceux du père Saucisse! Tout bouillant de révolte, Buteau descendit tempêter à la mairie, tomba sur Delhomme, pour le forcer, maintenant qu'il était le maître, à désigner un autre terrain. Puis, comme son beau-frère refusait de sortir de l'usage, en alléguant le déplorable exemple de Macqueron et de Lengaigne, il le traita de capon, de vendu, il gueula du milieu de la route que lui seul était un bon fils, puisque les autres de la famille se foutaient de savoir si le père serait à l'aise ou non dans la terre. Il ameutait le village, il rentra, indigné.
Delhomme venait de se heurter à un embarras plus grave. L'abbé Madeline était parti l'avant-veille, et Rognes, de nouveau, se trouvait sans prêtre. L'essai d'en nourrir un à demeure, ce luxe coûteux d'une paroisse, avait en somme si mal réussi, que le conseil municipal s'était prononcé pour la suppression du crédit et le retour à l'ancien état, l'église simplement desservie par le curé de Bazoches-le-Doyen. Mais l'abbé Godard, bien que monseigneur l'eût raisonné, jurait de ne jamais y rapporter le bon Dieu, exaspéré du départ de son collègue, accusant les habitants de l'avoir à moitié assassiné, ce pauvre homme, dans le but unique de le forcer, lui, à revenir. Déjà, il criait partout que Bécu pourrait sonner la messe jusqu'aux vêpres, le dimanche suivant, lorsque la mort brusque de Fouan avait compliqué la situation, passée du coup à l'état aigu. Un enterrement, ce n'est point comme une messe, ça ne se garde pas pour plus tard. Heureux au fond de la circonstance, malicieux dans son bon sens, Delhomme prit le parti de se rendre en personne à Bazoches, près du curé. Dès que ce dernier l'aperçut, ses tempes se gonflèrent, son visage noircit, il le repoussa du geste, sans lui laisser ouvrir la bouche. Non! non! non! Plutôt y perdre sa cure! Et, quand il apprit que c'était pour un convoi, il en bégaya de fureur. Ah! ces païens faisaient exprès de mourir, ah! ils croyaient de la sorte l'obliger à céder: eh bien! ils s'enfouiraient tout seuls, ce ne serait fichtre pas lui qui les aiderait à monter au ciel! Paisiblement, Delhomme attendait que ce premier flot fût passé; puis il exprima des idées, on ne refusait l'eau bénite qu'aux chiens, un mort ne pouvait rester sur les bras de sa famille; enfin, il fit valoir des raisons personnelles, le mort était son beau-père, le beau-père du maire de Rognes. Voyons, ce serait pour le lendemain dix heures. Non! non! non! L'abbé Godard se débattait, s'étranglait, et le paysan, tout en espérant que la nuit lui porterait conseil, dut le quitter sans l'avoir fléchi.
—Je vous dis que non! lui jeta une dernière fois le prêtre, de sa porte.
Ne faites pas sonner… Non! mille fois non!
Le lendemain, Bécu reçut du maire l'ordre de sonner à dix heures. On verrait bien. Chez les Buteau, tout se trouvait prêt, la mise en bière avait eu lieu la veille, sous l'oeil exercé de la Grande. La chambre était lavée déjà, rien ne demeurait de l'incendie, que le père entre ses quatre planches. Et la cloche sonnait, lorsque la famille, réunie devant la maison, pour la levée du corps, vit arriver l'abbé Godard par la rue à Macqueron, essoufflé d'avoir couru, si rouge et si furieux, qu'il balançait son tricorne d'une main violente, tête nue, de peur d'une attaque. Il ne regarda personne, s'engouffra dans l'église, reparut tout de suite, en surplis, précédé de deux enfants de choeur, dont l'un tenait la croix et l'autre le bénitier. Au galop, il lâcha sur le corps un balbutiement rapide; et, sans s'inquiéter si les porteurs l'accompagnaient avec le cercueil, il revint vers l'église, où il commença la messe, en coup de vent. Clou et son trombone, ainsi que les deux chantres, s'effaraient à le suivre. Assise au premier rang était la famille, Buteau et Lise, Fanny et Delhomme, Jésus-Christ, la Grande. M. Charles, qui honorait le convoi de sa présence, avait apporté les excuses de madame Charles, partie à Chartres depuis deux jours, avec Élodie et Nénesse. Quant à la Trouille, au moment de venir, s'étant aperçu que trois de ses oies manquaient, elle avait filé à leur recherche. Derrière Lise, les petits, Laure et Jules, ne bougeaient pas, très sages, les bras croisés, les yeux noirs et tout grands. Et, sur les autres bancs, beaucoup de connaissances se pressaient, des femmes surtout, la Frimat, la Bécu, Coelina, Flore, enfin une assistance dont il y avait vraiment lieu d'être fier. Avant la préface, quand le curé se tourna vers les fidèles, il ouvrit les bras terriblement, comme pour les gifler. Bécu, très soûl, sonnait toujours.
En somme, ce fut une messe convenable, quoique menée trop vite. On ne se fâchait pas, on souriait de la colère de l'abbé, qu'on excusait; car il était naturel qu'il fût malheureux de sa défaite, de même que tous s'égayaient de la victoire de Rognes. Une satisfaction goguenarde épanouissait les visages, d'avoir eu le dernier mot avec le bon Dieu. On l'avait bien forcé à le rapporter, son bon Dieu, dont on se fichait au fond. La messe finie, l'aspersoir passa de main en main, puis le cortège se reforma: la croix, les chantres, Clou et son trombone, le curé suffoquant de sa hâte, le corps porté par quatre paysans, la famille, puis la queue du monde. Bécu s'était remis à sonner si fort, que les corbeaux du clocher s'envolèrent, avec des croassements de détresse. Tout de suite, on entra dans le cimetière, il n'y avait que le coin de l'église à tourner. Les chants et la musique éclatèrent plus sonores, au milieu du grand silence, sous le soleil voilé de vapeurs, qui chauffait la paix frissonnante des herbes folles. Et, ainsi baigné de plein air, le cercueil apparut brusquement d'une telle petitesse que tous en furent frappés. Jean, demeuré là, en éprouva un saisissement. Ah! le pauvre vieux si décharné par l'âge, si réduit par la misère de la vie, à l'aise dans cette boîte à joujoux, une toute petite boîte de rien! Il ne tiendrait pas grand'place, il n'encombrerait pas trop cette terre, la vaste terre, dont l'unique passion l'avait brûlé jusqu'à fondre ses muscles. Le corps était arrivé au bord de la fosse béante, le regard de Jean qui le suivait, alla plus loin, au delà du mur, d'un bout à l'autre de la Beauce; et, dans le déroulement des labours, il retrouvait les semeurs, à l'infini, avec leur geste continu, l'ondée vivante de la semence, qui pleuvait sur les sillons ouverts.
Les Buteau, lorsqu'ils aperçurent Jean, échangèrent un coup d'oeil d'inquiétude. Est-ce que le bougre était venu les attendre là, pour faire un scandale? Tant qu'ils le sentiraient à Rognes, ils ne dormiraient pas tranquilles. L'enfant de choeur qui tenait la croix, venait de la planter au pied de la fosse, tandis que l'abbé Godard récitait vivement les dernières prières, debout devant le cercueil, posé dans l'herbe. Mais les assistants eurent une distraction, en voyant Macqueron et Lengaigne, arrivés en retard, regarder obstinément vers la plaine. Tous alors se retournèrent de ce côté, s'intéressèrent à une grosse fumée, roulant dans le ciel. Ça devait être à la Borderie, on aurait dit des meules qui brûlaient, derrière la ferme.
—Ego sum…, lança furieusement le curé.
Les visages revinrent vers lui, les yeux se fixèrent de nouveau sur le corps; et, seul, M. Charles continua à voix basse une conversation commencée avec Delhomme. Il avait reçu le matin une lettre de madame Charles, il était dans l'enchantement. A peine débarquée à Chartres, Élodie se montrait étonnante, aussi énergique et maligne que Nénesse. Elle avait roulé son père, elle tenait déjà la maison. Le don, quoi! l'oeil et la poigne! Et M. Charles s'attendrissait sur sa vieillesse désormais heureuse, dans sa propriété de Roseblanche, où ses collections de rosiers et d'oeillets n'avaient jamais mieux poussé, où les oiseaux de sa volière, guéris, retrouvaient leurs chants, dont la douceur lui remuait l'âme.
—Amen! dit très haut l'enfant de choeur qui portait le bénitier.
Tout de suite, l'abbé Godard entama de sa voix colère:
—De profundis clamavi ad te, Domine.
Et il continua, pendant que Jésus-Christ, qui avait emmené Fanny à l'écart, retombait violemment sur les Buteau.
—L'autre jour, si je n'avais pas été si soûl… Mais c'est trop bête de nous laisser voler comme ça.
—Pour être volés, nous le sommes, murmura Fanny.
—Car, enfin, continua-t-il, ces canailles ont les titres… Et il y a longtemps qu'ils en jouissent, ils s'étaient arrangés avec le père Saucisse, je le sais… Nom de Dieu! est-ce que nous n'allons pas leur foutre un procès?
Elle se recula de lui, elle refusa vivement.
—Non, non, pas moi! j'ai assez de mes affaires… Toi, si tu veux.
Jésus-Christ eut, à son tour, un geste de crainte et d'abandon. Du moment qu'il ne pouvait mettre sa soeur en avant, il n'était pas assez sûr de ses rapports personnels avec la justice.
—Oh! moi, on s'imagine des choses… N'importe, quand on est honnête, la récompense est de marcher le front haut.
La Grande, qui l'écoutait, le regarda se redresser, d'un air digne de brave homme. Elle l'avait toujours accusé d'être un simple jeannot, dans sa gueuserie. Ça lui faisait pitié, qu'un grand bougre pareil n'allât pas tout casser chez son frère, pour avoir sa part. Et, histoire de se ficher de lui et de Fanny, elle leur répéta sa promesse accoutumée, sans transition, comme si la chose tombait du ciel.
—Ah! bien sûr que moi, je ne ferai du tort à personne. Le papier est en règle, il y a beau temps; et chacun sa part, je ne mourrais pas tranquille, si j'avantageais quelqu'un, Hyacinthe y est, toi aussi, Fanny. J'ai quatre-vingt-dix ans. Ça viendra, ça viendra un jour!
—Mais elle n'en croyait pas un mot, résolue à ne finir jamais, dans son obstination à posséder. Elle les enterrerait tous. Encore un, son frère, qu'elle voyait partir. Ce qu'on faisait là, ce mort apporté, cette fosse ouverte, cette cérémonie dernière, avait l'air d'être pour les voisins, pas pour elle. Haute et maigre, sa canne sous le bras, elle restait plantée au milieu des tombes, sans aucune émotion, avec la seule curiosité de cet ennui de mourir qui arrivait aux autres.
Le prêtre bredouillait le dernier verset du psaume.
—Et ipse redimet Israel ex omnibus iniquitatibus ejus.
Il prit l'aspersoir dans le bénitier, le secoua sur le cercueil, en élevant la voix.
—Requiescat in pace.
—Amen, répondirent les deux enfants de choeur.
Et la bière fut descendue. Le fossoyeur avait attaché les cordes, deux hommes suffirent, ça ne pesait pas plus que le corps d'un petit enfant. Puis, le défilé recommença, de nouveau l'aspersoir passa de main en main, chacun l'agitait en croix, au-dessus de la fosse.
Jean, qui s'était approché, le reçut de la main de M. Charles, et ses yeux plongèrent au fond du trou. Il était tout ébloui d'avoir longtemps regardé l'immense Beauce, les semeurs enfouissant le pain futur, d'un bout à l'autre de la plaine, jusqu'aux vapeurs lumineuses de l'horizon, où leurs silhouettes se perdaient. Pourtant, dans la terre, il distingua le cercueil, diminué encore, avec son étroit couvercle de sapin, de la couleur blonde du blé; et des mottes grasses coulaient, le recouvraient à moitié, il ne voyait plus qu'une tache pâle, comme une poignée de ce blé que les camarades, là-bas, jetaient aux sillons. Il agita l'aspersoir, il le passa à Jésus-Christ.
—Monsieur le curé! monsieur le curé! appela discrètement Delhomme.
Il courait après l'abbé Godard, qui, la cérémonie finie, s'en allait de son pas de tempête, en oubliant ses deux enfants de choeur.
—Quoi encore? demanda le prêtre.
—C'est pour vous remercier de votre obligeance… Dimanche, alors, on sonnera la messe à neuf heures, comme d'habitude, n'est-ce pas?
Puis, le curé le regardant fixement, sans répondre, il se hâta d'ajouter:
—Nous avons une pauvre femme bien malade, et toute seule, et pas un liard… Rosalie, la rempailleuse, vous la connaissez… Je lui ai envoyé du bouillon, mais je ne peux pas tout faire.
Le visage de l'abbé Godard s'était détendu, un frisson de charité émue en avait emporté la violence. Il se fouilla, avec désespoir, ne trouva que sept sous.
—Prêtez-moi cinq francs, je vous les rendrai dimanche… A dimanche!
Et il partit, suffoqué par une nouvelle hâte. Sûrement, le bon Dieu qu'on le forçait à rapporter, les enverrait tous rôtir en enfer, ces damnés de Rognes; seulement, quoi? ce n'était pas une raison pour les laisser trop souffrir dans cette vie.
Lorsque Delhomme retourna près des autres, il tomba au milieu d'une terrible querelle. D'abord, l'assistance s'était intéressée à suivre des yeux les pelletées de terre que le fossoyeur jetait sur le cercueil. Mais, le hasard ayant mis, au bord du trou, Macqueron coude à coude avec Lengaigne, celui-ci venait carrément d'apostropher le premier, au sujet de la question des terrains. Et la famille qui se disposait à s'éloigner, resta, se passionna bientôt, elle aussi, dans la bataille, que les pelletées accompagnaient de coups profonds et réguliers.
—T'avais pas le droit, criait Lengaigne, t'avais beau être maire, fallait suivre le rang; et c'est donc pour m'embêter que t'es venu te coller près de papa?… Mais, nom de Dieu, tu n'y es pas encore!
Macqueron répondait:
—Va-tu me lâcher!… J'ai payé, je suis chez moi. Et j'y viendrai, ce n'est pas un sale cochon de ton espèce qui m'empêchera d'y être.
Tous deux s'étaient poussés, ils se trouvaient devant leurs concessions, les quelques pieds de terre où ils devaient dormir.
—Mais, sacré lâche, ça ne te fait donc rien, l'idée que nous serions là, voisins de carcasse, comme une paire de vrais amis? Moi, ça me brûle le sang… On se serait mangé toute la vie, et l'on ferait la paix là-dessous, l'un allongé à côté de l'autre, tranquilles!… Ah! non, ah! non, pas de raccommodement, jamais!
—Ce que je m'en fous! Je t'ai trop quelque part, pour m'inquiéter de savoir si tu pourris aux environs.
Ce mépris acheva d'exaspérer Lengaigne. Il bégaya que, s'il claquait le dernier, il viendrait plutôt la nuit déterrer les os de Macqueron. Et l'autre répondait en ricanant qu'il voudrait voir ça, lorsque les femmes s'en mêlèrent. Coelina, maigre et noire, furieuse, se mit contre son mari.
—T'as pas raison, je te l'ai dit, que tu manquais de coeur là-dessus… Si tu t'obstines, tu y resteras seul, dans ton trou. Moi, j'irai ailleurs, je ne veux pas me faire empoisonner par cette salope.
Du menton, elle désignait Flore, qui, molle, geignarde, ne se laissa pas embêter.
—Faudrait savoir celle qui gâterait l'autre… Ne te fais pas de bile, ma belle. Je n'ai pas envie que ta charogne foute la maladie à la mienne.
Il fallut que la Bécu et la Frimat intervinssent pour les séparer.
—Voyons, voyons, répétait la première, puisque vous êtes d'accord, puisque vous ne serez pas ensemble!… Chacun son idée, on est bien libre de choisir son monde.
La Frimat approuva.
—Pour sûr, c'est naturel… Ainsi, mon vieux qui va mourir, j'aimerais mieux le garder que de le laisser mettre près du père Couillot, avec lequel il a eu des raisons, dans le temps.
Des larmes lui étaient montées aux yeux, à la pensée que son paralytique ne passerait peut-être pas la semaine. La veille, en voulant le coucher, elle avait culbuté avec lui; et, certainement, lorsqu'il serait parti, elle aurait vite fait de le suivre.
Mais Lengaigne, brusquement, s'en prit à Delhomme, qui revenait.
—Dis donc, toi qui es juste, faut le faire filer de là, et le renvoyer à la queue, avec les autres.
—Macqueron haussa les épaules, et Delhomme confirma que, du moment où celui-ci avait payé, le terrain lui appartenait. C'était à ne plus recommencer, voilà tout. Alors, Buteau, qui s'efforçait de rester calme, fut emporté. La famille se trouvait tenue à une certaine réserve, les coups sourds des pelletées de terre continuaient sur le cercueil du vieux. Mais son indignation était trop forte, il cria à Lengaigne, en montrant Delhomme du geste:
—Ah, ouiche! si tu comptes sur ce cadet-là pour comprendre le sentiment! il a bien enterré son père à côté d'un voleur!
Ce fut un scandale, la famille prenait parti, Fanny soutenait son homme, en disant que la vraie faute, quand ils avaient perdu leur mère Rose, était de n'avoir pas acheté, près d'elle, un terrain pour le père; tandis que Jésus-Christ et la Grande accablaient Delhomme, en se révoltant, eux aussi, contre le voisinage avec le père Saucisse, comme d'une chose inhumaine, que rien n'excusait. M. Charles était également de cette opinion, mais avec mesure.
On finissait par ne plus s'entendre, lorsque Bateau domina les voix, gueulant:
—Oui, leurs os se retourneront dans la terre et se mangeront!
Du coup, les parents, les amis, les connaissances, tous en furent. C'était bien ça, il l'avait dit: les os se retournaient dans la terre. Entre eux, les Fouan achèveraient de s'y dévorer; Lengaigne et Macqueron s'y disputeraient à la pourriture; les femmes, Coelina, Flore, la Bécu, s'y empoisonneraient de leurs langues et de leurs griffes. On ne couchait pas ensemble, même enterré, lorsqu'on s'exécrait. Et, dans ce cimetière ensoleillé, c'était, de cercueil à cercueil, sous la paix des herbes folles, une bataille farouche des vieux morts, sans trêve, la même bataille qui, parmi les tombes, heurtait ces vivants.
Mais un cri de Jean les sépara, leur fit tourner à tous la tête.
—Le feu est à la Borderie!
Maintenant, le doute n'était plus possible, des flammes s'échappaient des toits, vacillantes et pâlies dans le grand jour. Un gros nuage de fumée s'en allait doucement vers le nord. Et l'on aperçut justement la Trouille qui accourait de la ferme, au galop. En cherchant ses oies, elle avait remarqué les premières étincelles, elle s'était régalée du spectacle, jusqu'au moment où l'idée de raconter l'histoire avant les autres, venait de lui faire prendre sa course. Elle sauta à califourchon sur le petit mur, elle cria de sa voix aiguë de gamin:
—Oh! ce que ça brûle!… C'est ce grand salop de Tron qui est revenu foutre le feu; et à trois endroits, dans la grange, dans l'écurie, dans la cuisine. On l'a pincé comme il allumait la paille, les charretiers l'ont à moitié démoli… Avec ça, les chevaux, les vaches, les moutons cuisent. Non, faut les entendre gueuler! jamais on n'a gueulé si fort!
Ses yeux vers luisaient, elle éclata de rire.
—Et la Cognette donc! Vous savez qu'elle était malade, depuis la mort du maître. Alors, on l'avait oubliée dans son lit… Elle grillait déjà, elle n'a eu que le temps de se sauver en chemise. Ah! ce qu'elle était drôle, à se cavaler en pleins champs, les quilles nues! Elle gigotait, elle montrait son derrière et son devant, des gens criaient: hou! hou! pour lui faire la conduite, à cause qu'on ne l'aime guère… Il y a un vieux qui a dit: La v'là qui sort comme elle est entrée, avec une chemise sur le cul!
Un nouvel accès de gaieté la fit se tordre.
—Venez donc, c'est trop rigolo… Moi, j'y retourne.
Et elle sauta, elle reprit violemment sa course vers la Borderie en flammes.
M. Charles, Delhomme, Macqueron, presque tous les paysans la suivirent; tandis que les femmes, ayant la Grande à leur tête, quittaient aussi le cimetière, s'avançaient sur la route, pour mieux voir. Buteau et Lise étaient restés, et celle-ci arrêta Lengaigne, désireuse de le questionner au sujet de Jean, sans en avoir l'air: il avait donc trouvé du travail, qu'il logeait dans le pays? Lorsque le cabaretier eut répondu qu'il partait, qu'il se réengageait, Lise et Buteau, soulagés d'un gros poids, eurent le même mot.
—En v'là un imbécile!
C'était fini, ils allaient recommencer à vivre heureux. Ils eurent un coup d'oeil sur la fosse de Fouan, que le fossoyeur achevait de remplir. Et, comme les deux petits s'attardaient à regarder, la mère les appela.
—Jules, Laure, allons!… Et soyez sages, obéissez, ou l'homme viendra vous prendre pour vous mettre aussi dans la terre.
Les Buteau partirent, poussant devant eux les enfants, qui savaient et qui avaient l'air très raisonnable, avec leurs grands yeux noirs, muets et profonds.
Il n'y avait plus dans le cimetière que Jean et Jésus-Christ. Ce dernier, dédaigneux du spectacle, se contentait de suivre l'incendie de loin. Planté entre deux tombes, il se tenait immobile, ses regards se noyaient d'un rêve, sa face entière de crucifié soûlard exprimait la mélancolie finale de toute philosophie. Peut-être songeait-il que l'existence s'en va en fumée. Et, comme les idées graves l'excitaient toujours beaucoup, il finit par lever la cuisse, inconsciemment, dans le vague de sa rêverie. Il en fit un, il en fit deux, il en fit trois.
—Nom de Dieu! dit Bécu très soûl, qui traversait le cimetière, pour se rendre au feu.
—Un quatrième, comme il passait, l'effleura de si près, qu'il crut en sentir le tonnerre sur sa joue. Alors, en s'éloignant, il cria au camarade:
—Si ce vent-là continue, il va tomber de la merde.
Jésus-Christ, d'une poussée, se tâta.
—Tiens! tout de même… J'ai faim de chier.
Et, les jambes lourdes, écartées, il se hâta, il disparut à l'angle du mur.
Jean était seul. Au loin, de la Borderie dévorée, ne montaient plus que de grandes fumées rousses, tourbillonnantes, qui jetaient des ombres de nuages au travers des labours, sur les semeurs épars. Et, lentement, il ramena les yeux à ses pieds, il regarda les bosses de terre fraîche, sous lesquelles Françoise et le vieux Fouan dormaient. Ses colères du matin, son dégoût des gens et des choses s'en allaient, dans un profond apaisement. Il se sentait, malgré lui, peut-être à cause du tiède soleil, envahi de douceur et d'espoir.
Eh! oui, son maître Hourdequin s'était fait bien du mauvais sang avec les inventions nouvelles, n'avait pas tiré grand'chose de bon des machines, des engrais, de toute cette science si mal employée encore. Puis, la Cognette était venue l'achever; lui aussi dormait au cimetière; et rien ne restait de la ferme, dont le vent emportait les cendres. Mais, qu'importait! les murs pouvaient brûler, on ne brûlerait pas la terre. Toujours la terre, la nourrice, serait là, qui nourrirait ceux qui l'ensemenceraient. Elle avait l'espace et le temps, elle donnait tout de même du blé, en attendant qu'on sût lui en faire donner davantage.
C'était comme ces histoires de révolutions, ces bouleversements politiques qu'on annonçait. Le sol, disait-on, passerait en d'autres mains, les moissons des pays de là-bas viendraient écraser les nôtres, il n'y aurais plus que des ronces dans nos champs. Et après? est-ce qu'on peut faire du tort à la terre? Elle appartiendra quand même à quelqu'un, qui sera bien forcé de la cultiver pour ne pas crever de faim. Si, pendant des années, les mauvaises herbes y poussaient, ça la reposerait, elle en redeviendrait jeune et féconde. La terre n'entre pas dans nos querelles d'insectes rageurs, elle ne s'occupe pas plus de nous que des fourmis, la grande travailleuse, éternellement à sa besogne.
Il y avait aussi la douleur, le sang, les larmes, tout ce qu'on souffre et tout ce qui révolte, Françoise tuée, Fouan tué, les coquins triomphants, la vermine sanguinaire et puante des villages déshonorant et rongeant la terre. Seulement, est-ce qu'on sait? De même que la gelée qui brûle les moissons, la grêle qui les hache, la foudre qui les verse, sont nécessaires peut-être, il est possible qu'il faille du sang et des larmes pour que le monde marche. Qu'est-ce que notre malheur pèse, dans la grande mécanique des étoiles et du soleil? Il se moque bien de nous, le bon Dieu! Nous n'avons notre pain que par un duel terrible et de chaque jour. Et la terre seule demeure l'immortelle, la mère d'où nous sortons et où nous retournons, elle qu'on aime jusqu'au crime, qui refait continuellement de la vie pour son but ignoré, même avec nos abominations et nos misères.
Longtemps, cette rêvasserie confuse, mal formulée, roula dans le crâne de Jean. Mais un clairon sonna au loin, le clairon des pompiers de Bazoches-le-Doyen qui arrivaient au pas de course, trop tard. Et, à cet appel, brusquement, il se redressa. C'était la guerre passant dans la fumée, avec ses chevaux, ses canons, sa clameur de massacre.
Il serrait les poings. Ah! bon sang! puisqu'il n'avait plus le coeur à la travailler, il la défendrait, la vieille terre de France!
Il partait, lorsque, une dernière fois, il promena ses regards des deux fosses, vierges d'herbe, aux labours sans fin de la Beauce, que les semeurs emplissaient de leur geste continu. Des morts, des semences, et le pain poussait de la terre.