La Terre
VI
La semaine se passa, Françoise s'entêtait à ne pas rentrer chez sa soeur, et il y eut scène abominable, sur la route: Buteau, qui la traînait par les cheveux, dut la lâcher, cruellement mordu au pouce; si bien que Macqueron prit peur et qu'il mit lui-même la jeune fille à la porte, en lui déclarant que, comme représentant de l'autorité, il ne pouvait l'encourager davantage dans sa révolte.
Mais justement la Grande passait, et elle emmena Françoise. Agée de quatre-vingt-huit ans, elle ne se préoccupait de sa mort que pour laisser à ses héritiers, avec sa fortune, le tracas de procès sans fin: une complication de testament extraordinaire, embrouillée par plaisir, où sous le prétexte de ne faire du tort à personne, elle les forçait de se dévorer tous; une idée à elle, puisqu'elle ne pouvait emporter ses biens, de s'en aller au moins avec la consolation qu'ils empoisonneraient les autres. Et elle n'avait de la sorte pas de plus gros amusement que de voir la famille se manger. Aussi s'empressa-t-elle d'installer sa nièce dans sa maison, combattue un instant par sa ladrerie, décidée tout de suite à la pensée d'en tirer beaucoup de travail contre peu de pain. En effet, dès le soir, elle lui fit laver l'escalier et la cuisine. Puis, lorsque Buteau se présenta, elle le reçut debout, de son bec mauvais de vieil oiseau de proie; et lui, qui parlait de tout casser chez Macqueron, il trembla, il bégaya, paralysé par l'espoir de l'héritage, n'osant entrer en lutte avec la terrible Grande.
—J'ai besoin de Françoise, je la garde, puisqu'elle ne se plaît pas chez vous…. Du reste, la voici majeure, vous avez des comptes à lui rendre. Faudra en causer.
Buteau partit, furieux, épouvanté des embêtements qu'il sentait venir.
Huit jours après, en effet, vers le milieu d'août, Françoise eut vingt et un ans. Elle était sa maîtresse, à cette heure. Mais elle n'avait guère fait que changer de misère, car elle aussi tremblait devant sa tante, et elle se tuait de travail, dans cette maison froide d'avare, où tout devait reluire naturellement, sans qu'on dépensât ni savon ni brosse: de l'eau pure et des bras, ça suffisait. Un jour, pour s'être oubliée jusqu'à donner du grain aux poules, elle faillit avoir la tête fendue d'un coup de canne. On racontait que, soucieuse d'épargner les chevaux, la Grande attelait son petit-fils Hilarion à la charrue; et, si l'on inventait ça, la vérité était qu'elle le traitait en vraie bête, tapant sur lui, le massacrant d'ouvrage, abusant de sa force de brute, à le laisser sur le flanc, mort de fatigue, si mal nourri d'ailleurs, de croûtes et d'égouttures comme le cochon, qu'il crevait continuellement de faim, dans son aplatissement de terreur. Lorsque Françoise comprit qu'elle complétait la paire, à l'attelage, elle n'eut plus qu'une envie, quitter la maison. Et ce fut alors que, brusquement, la volonté lui vint de se marier.
Elle, simplement, désirait en finir. Plutôt que de se remettre avec Lise, elle se serait fait tuer, raidie dans une de ces idées de justice, qui, enfant, la ravageaient déjà. Sa cause était la seule juste, elle se méprisait d'avoir patienté si longtemps; et elle restait muette sur Buteau, elle ne parlait durement que de sa soeur, sans laquelle on aurait pu continuer à loger ensemble. Aujourd'hui que c'était cassé, bien cassé, elle vivait dans l'unique pensée de se faire rendre son bien, sa part d'héritage. Ça la tracassait du matin au soir, elle s'emportait parce qu'il fallait des formalités, à n'en point sortir. Comment? ceci est à moi, ceci est à toi, et l'on n'en finissait pas en trois minutes! C'était donc qu'on s'entendait pour la voler? Elle soupçonnait toute la famille, elle en arrivait à se dire que, seul, un homme, un mari, la tirerait de là. Sans doute, Jean n'avait pas grand comme la main de terre, et il était son aîné de quinze ans. Mais aucun autre garçon ne la demandait, pas un peut-être ne se serait risqué, à cause des histoires chez Buteau, que personne ne voulait avoir contre soi, tant on le craignait à Rognes. Puis, quoi? elle était allée une fois avec Jean; ça ne faisait trop rien, puisqu'il n'y avait pas eu de suite; seulement, il était bien doux, bien honnête. Autant celui-là, du moment qu'elle n'en aimait pas d'autre et qu'elle en prenait un, n'importe lequel, pour qu'il la défendît et pour que Buteau enrageât. Elle aussi aurait un homme à elle.
Jean, lui, avait gardé une grande amitié au coeur. Son envie de l'avoir s'était calmée, et beaucoup, à la désirer si longtemps. Il ne revenait pas moins à elle très gentiment, se regardant comme son homme, puisque des promesses étaient échangées. Il avait patienté jusqu'à sa majorité, sans la contrarier dans son idée d'attendre, l'empêchant au contraire de mettre les choses contre elle, chez sa soeur. Maintenant, elle pouvait donner plus de raisons qu'il n'en fallait pour avoir les braves gens de son côté. Aussi, tout en blâmant la façon brutale dont elle était partie, lui répétait-il qu'elle tenait le bon bout. Enfin, quand elle voudrait causer du reste, il était prêt.
Le mariage fut arrêté ainsi, un soir qu'il était venu la retrouver, derrière l'étable de la Grande. Une vieille barrière pourrie s'ouvrait là, sur une impasse, et tous deux restèrent accotés, lui dehors, elle dedans, avec le ruisseau de purin qui leur coulait entre les jambes.
—Tu sais, Caporal, dit-elle la première, en le regardant dans les yeux, si ça te va encore, ça me va, à cette heure.
Il la regardait fixement, lui aussi, il répondit d'une voix lente:
—Je ne t'en reparlais plus, parce que j'aurais eu l'air d'en vouloir à ton bien…. Mais tu as tout de même raison, c'est le moment.
Un silence régna. Il avait posé la main sur celle de la jeune fille, qu'elle appuyait à la barrière. Ensuite, il reprit:
—Et il ne faut pas que l'idée de la Cognette te tourmente, à cause des histoires qui ont couru…. Voici bien trois ans que je ne lui ai plus seulement touché la peau.
—Alors, c'est comme moi, déclara-t-elle, je ne veux point que l'idée de Buteau te taquine…. Le cochon gueule partout qu'il m'a eue. Peut-être bien que tu le crois?
—Tout le monde le croit dans le pays, murmura-t-il, pour éluder la question.
Puis, comme elle le regardait toujours:
—Oui, je l'ai cru…. Et, vrai! je comprenais ça; car je connais le bougre, tu ne pouvais pas faire autrement que d'y passer.
—Oh! il a essayé, il m'a assez pétri le corps! Mais, si je te jure que jamais il n'est allé au bout, me croiras-tu?
—Je te crois.
Pour lui marquer son plaisir, il acheva de lui prendre la main, la garda serrée dans la sienne, le bras accoudé sur la barrière. S'étant aperçu que l'écoulement de l'étable mouillait ses souliers, il avait écarté les jambes.
—Tu semblais rester chez lui de si bon coeur, ça aurait pu t'amuser qu'il t'empoignât….
Elle eut un malaise, son regard si droit et si franc s'était baissé.
—D'autant plus que tu ne voulais pas davantage avec moi, tu te rappelles? N'importe, cet enfant que j'enrageais de ne pas t'avoir fait, vaut mieux aujourd'hui qu'il reste à faire. C'est tout de même plus propre.
Il s'interrompit, il lui fit remarquer qu'elle était dans le ruisseau.
—Prends garde, tu te trempes.
Elle écarta ses pieds à son tour, elle conclut:
—Alors, nous sommes d'accord.
—Nous sommes d'accord, fixe la date qu'il te plaira.
Et ils ne s'embrassèrent même point, ils se secouèrent la main, en bons amis, par-dessus la barrière. Puis, chacun d'eux s'en alla de son côté.
Le soir, lorsque Françoise dit sa volonté d'épouser Jean, en expliquant qu'il lui fallait un homme pour la faire rentrer dans son bien, la Grande ne répondit rien d'abord. Elle était restée droite, avec ses yeux ronds; elle calculait la perte, le gain, le plaisir qu'elle y aurait; et, le lendemain seulement, elle approuva le mariage. Toute la nuit, sur sa paillasse, elle avait roulé l'affaire, car elle ne dormait presque plus, elle demeurait les paupières ouvertes jusqu'au jour, à imaginer des choses désagréables contre la famille. Ce mariage lui était apparu gros de telles conséquences pour tout le monde, qu'elle en avait brûlé d'une vraie fièvre de jeunesse. Déjà, elle prévoyait les moindres ennuis, elle les compliquait, les rendait mortels. Si bien qu'elle déclara à sa nièce vouloir se charger de tout, par amitié. Elle lui dit ce mot, accentué d'un terrible brandissement de canne: puisqu'on l'abandonnait, elle lui servirait de mère; et on allait voir ça!
En premier lieu, la Grande fit comparaître devant elle son frère Fouan, pour causer de ses comptes de tutelle. Mais le vieux ne put donner une seule explication. Si on l'avait nommé tuteur, ce n'était pas de sa faute; et, au demeurant, puisque M. Baillehache avait tout fait, fallait s'adresser à M. Baillehache. Du reste, dès qu'il s'aperçut qu'on travaillait contre les Buteau, il exagéra son ahurissement. L'âge et la conscience de sa faiblesse le laissaient éperdu, lâche, à la merci de tous. Pourquoi donc se serait-il fâché avec les Buteau? Deux fois déjà, il avait failli retourner chez eux, après des nuits de frissons, tremblant d'avoir vu Jésus-Christ et la Trouille rôder dans sa chambre, enfoncer leurs bras nus jusque sous le traversin, pour lui voler les papiers. Bien sûr qu'on finirait par l'assassiner au Château, s'il ne filait pas, un soir. La Grande, ne pouvant rien tirer de lui, le renvoya épouvanté, en criant qu'il irait en justice, si l'on avait touché à la part de la petite. Delhomme, qu'elle effraya ensuite, comme membre du conseil de famille, rentra chez lui malade, au point que Fanny accourut derrière son dos dire qu'ils préféraient y être de leur poche, plutôt que d'avoir des procès. Ça marchait, ça commençait à être amusant.
La question était de savoir s'il fallait d'abord entamer l'affaire du partage des biens ou procéder tout de suite au mariage. La Grande y songea deux nuits, puis se prononça pour le mariage immédiat: Françoise marié à Jean, réclamant sa part, assistée de son mari, ça augmenterait l'embêtement des Buteau. Alors, elle bouscula les choses, retrouva des jambes de jeune garce, s'occupa des papiers de sa nièce, se fit remettre ceux de Jean, régla tout à la mairie et à l'église, poussa la passion jusqu'à prêter l'argent nécessaire, contre un papier signé des deux, et où la somme fut doublée, pour les intérêts. Ce qui lui arrachait le coeur, c'étaient les verres de vin forcément offerts, au milieu des apprêts; mais elle avait son vinaigre tourné, son chasse-cousin, si imbuvable, qu'on se montrait d'une grande discrétion. Elle décida qu'il n'y aurait point de repas, à cause des ennuis de famille: la messe et un coup de chasse-cousin, simplement, pour trinquer au bonheur du ménage. Les Charles, invités, s'excusèrent, prétextant les soucis que leur causait leur gendre Vaucogne. Fouan, inquiet, se coucha, fit dire qu'il était malade. Et, des parents, il ne vint que Delhomme, qui voulut bien être l'un des témoins de Françoise, afin de marquer l'estime où il tenait Jean, un bon sujet. De son côté, celui-ci n'amena que ses témoins, son maître Hourdequin et un des serviteurs de la ferme. Rognes était en l'air, ce mariage si rondement mené, gros de tant de batailles, fut guetté de chaque porte. A la mairie, Macqueron, devant l'ancien maire, exagéra les formalités, tout gonflé de son importance. A l'église, il y eut un incident pénible, l'abbé Madeline s'évanouit, en disant sa messe. Il n'allait pas bien, il regrettait ses montagnes, depuis qu'il vivait dans la plate Beauce, navré de l'indifférence religieuse de ses nouveaux paroissiens, si bouleversé des commérages et des disputes continuelles des femmes, qu'il n'osait même plus les menacer de l'enfer. Elles l'avaient senti faible, elles en abusaient jusqu'à le tyranniser dans les choses du culte. Pourtant Coelina, Flore, toutes, montrèrent un grand apitoiement de ce qu'il était tombé le nez sur l'autel, et elles déclarèrent que c'était un signe de mort prochaine pour les mariés.
On avait décidé que Françoise continuerait à loger chez la Grande, tant que le partage ne serait pas fait, car elle avait arrêté, dans sa volonté de fille têtue, qu'elle aurait la maison. A quoi bon louer ailleurs, pour quinze jours? Jean, qui devait rester charretier à la ferme, en attendant, viendrait simplement la retrouver, chaque soir. Leur nuit de noce fut toute bête et triste, bien qu'ils ne fussent pas fâchés d'être enfin ensemble. Comme il la prenait, elle se mit à pleurer si fort qu'elle en suffoquait; et pourtant il ne lui avait pas fait de mal, il y était allé, au contraire, très gentiment. Le pire était qu'au milieu de ses sanglots elle lui répondait qu'elle n'avait rien contre lui, qu'elle pleurait sans pouvoir s'arrêter, en ne sachant même pas pourquoi. Naturellement, une pareille histoire n'était guère de nature à échauffer un homme. Il eut beau ensuite la reprendre, la garder dans ses bras, ils n'y éprouvèrent point de plaisir, moins encore que dans la meule, la première fois. Ces choses-là, comme il l'expliqua, quand ça ne se faisait pas tout de suite, ça perdait de son goût. D'ailleurs, malgré ce malaise, cette sorte de gêne qui leur avait barbouillé le coeur à l'un et à l'autre, ils étaient très d'accord, ils achevèrent la nuit ne pouvant dormir, à décider de quelle façon marcheraient les choses, lorsqu'ils auraient la maison et la terre.
Dès le lendemain, Françoise exigea le partage. Mais la Grande n'était plus si pressée: d'abord, elle voulait faire traîner le plaisir, en tirant le sang de la famille à coups d'épingle; ensuite, elle avait su trop bien profiter de la petite et de son mari, qui, chaque soir, payait de deux heures de travail son loyer de la chambre, pour être impatiente de les voir la quitter et s'installer chez eux. Cependant, il lui fallut aller demander aux Buteau comment ils entendaient le partage. Elle-même, au nom de Françoise, exigeait la maison, la moitié de la pièce de labour, la moitié du pré, et abandonnait la moitié de la vigne, un arpent, qu'elle estimait valoir la maison, à peu près. C'était juste et raisonnable, en somme, car ce règlement à l'amiable aurait évité de mettre dans l'affaire la justice, qui en garde toujours trop gras aux mains. Buteau, que l'entrée de la Grande avait révolutionné, forcé qu'il était de la respecter, celle-là, à cause de ses sous, ne put en entendre davantage. Il sortit violemment, de crainte d'oublier son intérêt jusqu'à taper dessus. Et Lise, restée seule, le sang aux oreilles, bégaya de colère.
—La maison, elle veut la maison, cette dévergondée, cette rien du tout, qui s'est mariée sans même me venir voir!… Eh bien! ma tante, dites-lui que le jour où elle aura la maison, faudra sûrement que je sois crevée.
La Grande demeura calme.
—Bon! bon! ma fille, pas besoin de se tourner le sang…. Tu veux aussi la maison, c'est ton droit. On va voir.
Et, pendant trois jours, elle voyagea ainsi, entre les deux soeurs, portant de l'une à l'autre les sottises qu'elles s'adressaient, les exaspérant à ce point que toutes les deux faillirent se mettre au lit. Elle, sans se lasser, faisait valoir combien elle les aimait et quelle reconnaissance ses nièces lui devraient, pour s'être résignée à ce métier de chien. Enfin, il fut convenu qu'on partagerait la terre, mais que la maison et le mobilier, ainsi que les bêtes, seraient vendus judiciairement, puisqu'on ne pouvait s'entendre. Chacune des deux soeurs jurait qu'elle rachèterait la maison n'importe à quel prix, quitte à y laisser sa dernière chemise.
Grosbois vint donc arpenter les biens et les diviser en deux lots. Il y avait un hectare de prairie, un autre de vignes, deux de labour, et c'était ces derniers surtout, au lieu dit des Cornailles, que Buteau, depuis son mariage, s'entêtait à ne pas lâcher, car ils touchaient au champ qu'il tenait lui-même de son père, ce qui constituait une pièce de près de trois hectares, telle que pas un paysan de Rognes n'en possédait. Aussi, quel enragement, lorsqu'il vit Grosbois installer son équerre et planter les jalons! La Grande était là, à surveiller, Jean ayant préféré ne pas y être, de peur d'une bataille. Et une discussion s'engagea, car Buteau voulait que la ligne fût tirée parallèlement au vallon de l'Aigre, de façon que son champ restât soudé à son lot, quel qu'il fût; tandis que la tante exigeait que la division fût faite perpendiculairement, dans l'unique but de le contrarier. Elle l'emporta, il serra les poings, étranglé de fureur contenue.
—Alors, nom de Dieu! si je tombe sur le premier lot, je serai coupé en deux, j'aurai ça d'un côté et mon champ de l'autre?
—Dame! mon petit, c'est à toi de tirer le lot qui t'arrange.
Il y avait un mois que Buteau ne décolérait pas. D'abord, la fille lui échappait; il était malade de désir rentré, depuis qu'il ne lui prenait plus la chair à poignées sous la jupe, avec l'espoir obstiné de l'avoir toute un jour; et, après le mariage, l'idée que l'autre la tenait dans son lit, s'en donnait sur elle tant qu'il voulait, avait achevé de lui allumer le sang du corps. Puis, maintenant, c'était la terre que l'autre lui retirait des bras pour la posséder, elle aussi. Autant lui couper un membre. La fille encore, ça se retrouvait; mais la terre, une terre qu'il regardait comme sienne, qu'il s'était juré de ne jamais rendre! Il voyait rouge, cherchait des moyens, rêvait confusément des violences, des assassinats, que la terreur des gendarmes l'empêchait seule de commettre.
Enfin un rendez-vous fut pris chez M. Baillehache, où Buteau et Lise se retrouvèrent pour la première fois en face de Françoise et de Jean, que la Grande avait accompagnés par plaisir, sous le prétexte d'empêcher les choses de tourner au vilain. Ils entrèrent tous les cinq, raides, silencieux, dans le cabinet. Les Buteau s'assirent à droite. Jean, à gauche, resta debout derrière Françoise, comme pour dire qu'il n'en était pas, qu'il venait simplement autoriser sa femme. Et la tante prit place au milieu, maigre et haute, tournant ses yeux ronds et son nez de proie sur les uns, puis sur les autres, satisfaite. Les deux soeurs n'avaient même pas semblé se connaître, sans un mot, sans un regard, le visage dur. Il n'y eut qu'un coup d'oeil échangé entre les hommes, rapide, luisant et à fond, pareil à un coup de couteau.
—Mes amis, dit M. Baillehache, que ces attitudes dévorantes laissaient calme, nous allons terminer avant tout le partage des terres, sur lequel vous êtes d'accord.
Cette fois, il exigea d'abord les signatures. L'acte se trouvait prêt, la désignation des lots seule demeurait en blanc, à la suite des noms; et tous durent signer avant le tirage au sort, auquel il fit procéder séance tenante, afin d'éviter tout ennui.
Françoise ayant amené le numéro deux, Lise dut prendre le numéro un, et la face de Buteau devint noire, sous le flot qui en gonfla les veines. Jamais de chance! sa parcelle tranchée en deux! cette garce de cadette et son mâle plantés là, avec leur part, entre son morceau de gauche et son morceau de droite!
—Nom de Dieu de nom de Dieu! jura-t-il entre ses dents. Sacré cochon de bon Dieu!
Le notaire le pria d'attendre d'être dans la rue.
—Il y a que ça nous coupe là-haut, en plaine, fit remarquer Lise, sans se tourner vers sa soeur. Peut-être qu'on consentira à faire un échange. Ça nous arrangerait et ça ne ferait du tort à personne.
—Non! dit Françoise sèchement.
La Grande approuva d'un signe de tête: ça portait malheur, de défaire ce que le sort avait fait. Et ce coup malicieux du destin l'égayait, tandis que Jean n'avait pas bougé, derrière sa femme, si résolu à se tenir à l'écart, que son visage n'exprimait rien.
—Voyons, reprit le notaire, tâchons d'en finir, ne nous amusons pas.
Les deux soeurs, d'une commune entente, l'avaient choisi pour procéder à la licitation de la maison, des meubles et des bêtes. La vente par voie d'affiches fut fixée au deuxième dimanche du mois: elle se ferait dans son étude, et le cahier des charges portait que l'adjudicataire aurait le droit d'entrer en jouissance le jour même de l'adjudication. Enfin, après la vente, le notaire procéderait aux divers règlements de compte, entre les cohéritières. Tout cela fut accepté, sans discussion.
Mais, à ce moment, Fouan, qu'on attendait comme tuteur, fut introduit par un clerc, qui empêcha Jésus-Christ d'entrer, tellement le bougre était soûl. Bien que Françoise fût majeure depuis un mois, les comptes de tutelle n'étaient pas rendus encore, ce qui compliquait les choses; et il devenait nécessaire de s'en débarrasser, pour dégager la responsabilité du vieux. Il les regardait, les uns et les autres, de ses petits yeux écarquillés; il tremblait, dans sa peur croissante d'être compromis et de se voir traîner en justice.
Le notaire donna lecture du relevé des comptes. Tous l'écoutaient, les paupières battantes, anxieux de ne pas toujours comprendre, redoutant, s'ils laissaient passer un mot, que leur malheur ne fût dans ce mot.
—Avez-vous des réclamations à faire? demanda M. Baillehache, quand il eut fini.
Ils restèrent effarés. Quelles réclamations? Peut-être bien qu'ils oubliaient des choses, qu'ils y perdaient.
—Pardon, déclara brusquement la Grande, mais ça ne fait pas du tout le compte de Françoise, ça! et faut vraiment que mon frère se bouche l'oeil exprès, pour ne pas voir qu'elle est volée!
Fouan bégaya.
—Hein? quoi?… Je ne lui ai pas pris un sou, devant Dieu, je le jure!
—Je dis que Françoise, depuis le mariage de sa soeur, ce qui fait depuis cinq ans bientôt, est restée dans le ménage comme servante, et qu'on lui doit des gages.
Buteau, à ce coup imprévu, sauta sur sa chaise. Lise, elle-même, étouffa.
—Des gages!… Comment? à une soeur!… Ah bien! ce serait trop cochon!
M. Baillehache dut les faire taire, en affirmant que la mineure avait parfaitement le droit de réclamer des gages, si elle le voulait.
—Oui, je veux, dit Françoise. Je veux tout ce qui est à moi.
—Et ce qu'elle a mangé, alors? cria Buteau hors de lui. Ça ne traînait pas avec elle, le pain et la viande. On peut la tâter, elle n'est pas grasse de lécher les murs, la feignante!
—Et le linge, et les robes? continua furieusement Lise. Et le blanchissage? qu'en deux jours elle vous salissait une chemise, tellement elle suait!
Françoise, vexée, répondit:
—Si je suais tant que ça, c'est donc que je travaillais.
—La sueur, ça sèche, ça ne salit pas, ajouta la Grande.
De nouveau, M. Baillehache intervint. Et il leur expliqua que c'était un compte à faire, les gages d'un côté, la nourriture et l'entretien de l'autre. Il avait pris une plume, il essaya d'établir ce compte sur leurs indications. Mais ce fut terrible. Françoise, soutenue par la Grande, avait des exigences, estimait son travail très cher, énumérait tout ce qu'elle faisait dans la maison, et les vaches, et le ménage, et la vaisselle, et les champs, où son beau-frère l'employait comme un homme. De leur côté, les Buteau, exaspérés, grossissaient la note des frais, comptaient les repas, mentaient sur les vêtements, réclamaient jusqu'à l'argent des cadeaux faits aux jours de fête. Pourtant, malgré leur âpreté, il arriva qu'ils redevaient cent quatre-vingt-six francs. Ils en restèrent les mains tremblantes, les yeux enflammés, cherchant encore ce qu'ils pourraient déduire.
On allait accepter le chiffre, lorsque Buteau cria:
—Minute! et le médecin, quand elle a eu son sang arrêté…. Il est venu deux fois. Ça fait six francs.
La Grande ne voulut pas qu'on tombât d'accord sur cette victoire des autres, et elle bouscula Fouan, exigeant qu'il se souvînt des journées que la petite avait faites pour la ferme, autrefois, lorsqu'il demeurait dans la maison. Était-ce cinq ou six journées à trente sous? Françoise criait six, Lise cinq, violemment, comme si elles se fussent jeté des pierres. Et le vieux, éperdu, donnait raison à l'une, donnait raison à l'autre, en se tapant le front de ses deux poings. Françoise l'emporta, le chiffre total fut de cent quatre-vingt-neuf francs.
—Alors, cette fois, c'est bien tout? demanda le notaire.
Buteau, sur sa chaise, semblait anéanti, écrasé par ce compte qui grossissait toujours, ne luttant plus, se croyant au bout du malheur. Il murmura d'une voix dolente:
—Si l'on veut ma chemise, je vas l'ôter.
Mais la Grande réservait un dernier coup, terrible, quelque chose de gros et de bien simple, que tout le monde oubliait.
—Écoutez-donc, et les cinq cents francs de l'indemnité, pour le chemin, là-haut?
D'un saut, Buteau se trouva debout, les yeux hors de la tête, la bouche ouverte. Rien à dire, pas de discussion possible: il avait touché l'argent, il devait en rendre la moitié. Un instant, il chercha; puis, ne trouvant pas de retraite, dans la folie qui montait et lui battait le crâne, il se rua brusquement sur Jean.
—Bougre de salop, qui a tué notre bonne amitié! Sans toi, on serait encore en famille, tous collés, tous gentils!
Jean, très raisonnable dans son silence, dut se mettre sur la défensive.
—Touche pas ou je cogne!
Vivement, Françoise et Lise s'étaient levées, se plantant chacune devant son homme, le visage gonflé de leur haine lentement accrue, les ongles enfin dehors, prêtes à s'arracher la peau. Et une bataille générale, que ni la Grande ni Fouan ne semblaient disposés à empêcher, aurait sûrement fait voler les bonnets et les cheveux, si le notaire n'était sorti de son flegme professionnel.
—Mais, nom d'un chien! attendez d'être dans la rue! C'est agaçant, qu'on ne puisse tomber d'accord sans se battre!
Lorsque tous, frémissants, se tinrent tranquilles, il ajouta:
—Vous l'êtes, d'accord, n'est-ce pas?… Eh bien! je vais arrêter les comptes de tutelle, on les signera, puis nous procéderons à la vente de la maison, pour en finir…. Allez-vous-en, et soyez sages, les bêtises coûtent cher, des fois!
Cette parole acheva de les calmer. Mais, comme ils sortaient, Jésus-Christ, qui avait attendu le père, insulta toute la famille, en gueulant que c'était une vraie honte, de fourrer un pauvre vieux dans ces sales histoires, pour le voler bien sûr; et, attendri par l'ivresse, il l'emmena comme il l'avait amené, sur la paille d'une charrette, empruntée à un voisin. Les Buteau filèrent d'un côté, la Grande poussa Jean et Françoise au Bon Laboureur, où elle se fit payer du café noir. Elle rayonnait.
—J'ai tout de même bien ri! conclut-elle, en mettant le reste du sucre dans sa poche.
Ce jour-là encore, la Grande eut une idée. En rentrant à Rognes, elle courut s'entendre avec le père Saucisse, un de ses anciens amoureux, disait-on. Comme les Buteau avaient juré qu'ils pousseraient la maison, contre Françoise, jusqu'à y laisser la peau, elle s'était dit que, si le vieux paysan la poussait de son côté, les autres peut-être ne se méfieraient pas et la lui lâcheraient; car il se trouvait leur voisin, il pouvait avoir l'envie de s'agrandir. Tout de suite, il accepta, moyennant un cadeau. Si bien que, le deuxième dimanche du mois, aux enchères, les choses se passèrent comme elle l'avait prévu. De nouveau, dans l'étude de maître Baillehache, les Buteau étaient d'un côté, Françoise et Jean de l'autre, avec la Grande; et il y avait du monde; quelques paysans, venus avec l'idée vague d'acheter, si c'était pour rien. Mais, en quatre ou cinq enchères, jetées d'une voix brève par Lise et Françoise, la maison monta à trois mille cinq cents francs, ce qu'elle valait. Françoise, à trois mille huit, s'arrêta. Alors, le père Saucisse entra en scène, décrocha les quatre mille, mit encore cinq cents francs. Effarés, les Buteau se regardèrent: ce n'était plus possible, l'idée de tout cet argent les glaçait. Lise, pourtant, se laissa emporter jusqu'à cinq mille. Et elle fut écrasée, lorsque le vieux paysan, d'un seul coup, sauta à cinq mille deux. C'était fini, la maison lui fut adjugée à cinq mille deux cents francs. Les Buteau ricanèrent, cette grosse somme serait bonne à toucher, du moment que Françoise et son vilain bougre, eux aussi, étaient battus.
Cependant, lorsque Lise, de retour à Rognes, rentra dans cette antique demeure, où elle était née, où elle avait vécu, elle se mit à sangloter. Buteau, de même, étranglait, serré à la gorge, au point qu'il finit par se soulager sur elle, en jurant que, lui, aurait donné jusqu'au dernier poil de son corps; mais ces sans-coeurs de femmes, ça ne vous avait la bourse ouverte, comme les cuisses, que pour la godaille. Il mentait, c'était lui qui l'avait arrêtée; et ils se battirent. Ah! la pauvre vieille maison patrimoniale des Fouan, bâtie il y avait trois siècles par un ancêtre, aujourd'hui branlante, lézardée, tassée, raccommodée de toutes parts, le nez tombé en avant sous le souffle des grands vents de la Beauce! Dire que la famille l'habitait depuis trois cents ans, qu'on avait fini par l'aimer et par l'honorer comme une vraie relique, si bien qu'elle comptait lourd dans les héritages! D'une gifle, Buteau renversa Lise, qui se releva et faillit lui casser la jambe d'une ruade.
Le lendemain soir, ce fut autre chose, le coup de tonnerre éclata. Le père Saucisse étant allé, le matin, faire la déclaration de command, Rognes sut, dès midi, qu'il avait acheté la maison pour le compte de Françoise, autorisée par Jean; et non seulement la maison, mais encore les meubles, Gédéon et la Coliche. Chez les Buteau, il y eut un hurlement de douleur et de détresse, comme si la foudre était entrée. L'homme, la femme, tombés à terre, pleuraient, gueulaient, dans le désespoir sauvage de n'être pas les plus forts, d'avoir été joués par cette garce de gamine. Ce qui les affolait, c'était surtout d'entendre qu'on riait d'eux dans tout le village, tant ils avaient peu montré de malignité. Nom de Dieu! s'être fait rouler ainsi, se laisser foutre à la porte de chez soi, en un tour de main! Ah! non, par exemple, on allait voir!
Quand la Grande se présenta, le soir même, au nom de Françoise, pour s'entendre poliment avec Buteau sur le jour où il comptait déménager, il la flanqua dehors, perdant toute prudence, répondant d'un seul mot.
—Merde!
Elle s'en alla très contente, elle lui cria simplement qu'on enverrait l'huissier. Dès le lendemain, en effet, Vimeux, pâle et inquiet, plus minable qu'à l'ordinaire, monta la rue, frappa avec précaution, guetté par les commères des maisons voisines. On ne répondit pas, il dut frapper plus fort, il osa appeler, en expliquant que c'était pour la sommation d'avoir à déguerpir. Alors, la fenêtre du grenier s'ouvrit, une voix gueula le mot, le même, l'unique:
—Merde!
Et un pot plein de la chose fut vidé. Trempé du haut en bas, Vimeux dut remporter la sommation. Rognes s'en tient encore les côtes.
Mais, tout de suite, la Grande avait emmené Jean à Châteaudun, chez l'avoué. Celui-ci leur expliqua qu'il fallait au moins cinq jours, avant d'en arriver à l'expulsion: le référé introduit, l'ordonnance rendue par le président, la levée au greffe de cette ordonnance, enfin l'expulsion, pour laquelle l'huissier se ferait aider des gendarmes, s'il le fallait. La Grande discuta afin de gagner un jour, et lorsqu'elle fut de retour à Rognes, comme on était au mardi, elle annonça partout que, le samedi soir, les Buteau seraient jetés dans la rue à coups de sabre, ainsi que des voleurs, s'ils n'avaient pas d'ici là quitté la maison de bonne grâce.
Quand on répéta la nouvelle à Buteau, il eut un geste de terrible menace. Il criait à qui voulait l'entendre qu'il ne sortirait pas vivant, que les soldats seraient obligés de démolir les murs, avant de l'en arracher. Et, dans le pays, on ne savait s'il faisait le fou, ou s'il l'était réellement devenu, tant sa colère touchait à l'extravagance. Il passait sur les routes, debout à l'avant de sa voiture, au galop de son cheval, sans répondre, sans crier gare; même on l'avait rencontré la nuit, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, revenant on ne savait d'où, du diable bien sûr. Un homme, qui s'était approché, avait reçu un grand coup de fouet. Il semait la terreur, le village fut bientôt en continuelle alerte. On s'aperçut, un matin, qu'il s'était barricadé chez lui; et des cris effroyables s'élevaient derrière les portes closes, des hurlements où l'on croyait reconnaître les voix de Lise et de ses deux enfants. Le voisinage en fut révolutionné, on tint conseil, un vieux paysan finit par se dévouer en appliquant une échelle à une fenêtre, pour monter voir. Mais la fenêtre s'ouvrit, Buteau renversa l'échelle et le vieux, qui faillit avoir les jambes rompues. Est-ce qu'on n'était pas libre chez soi? Il brandissait les poings, il gueulait qu'il aurait leur peau à tous, s'ils le dérangeaient encore. Le pis fut que Lise se montra, elle aussi, avec les deux mioches, lâchant des injures, accusant le monde de mettre le nez où il n'y avait que faire. On n'osa plus s'en mêler. Seulement, les transes grandirent à chaque nouveau vacarme, on venait écouter en frémissant les abominations qu'on entendait de la rue. Les malins croyaient qu'il avait son idée. D'autres juraient qu'il perdait la boule et que ça finirait par un malheur. Jamais on ne sut au juste.
Le vendredi, la veille du jour où l'on attendait l'expulsion, une scène surtout émotionna. Buteau, ayant rencontré son père près de l'église, se mit à pleurer comme un veau et s'agenouilla par terre, devant lui, en demandant pardon, d'avoir fait la mauvaise tête, anciennement. C'était peut-être bien ça qui lui portait malheur. Il le suppliait de revenir loger chez eux, il semblait croire que ce retour seul pouvait y ramener la chance. Fouan, ennuyé de ce qu'il braillait, étonné de son apparent repentir, lui promit d'accepter un jour, quand tous les embêtements de la famille seraient terminés.
Enfin, le samedi arriva. L'agitation de Buteau était allée en croissant, il attelait et dételait du matin au soir, sans raison; et les gens se sauvaient, devant cet enragement de courses en voiture, qui ahurissait par son inutilité. Le samedi, dès huit heures, il attela une fois encore, mais il ne sortit point, il se planta sur sa porte, appelant les voisins qui passaient, ricanant, sanglotant, hurlant son affaire en termes crus. Hein? c'était rigolo tout de même d'être emmerdé par une petite garce qu'on avait eue pour traînée pendant cinq ans! Oui, une putain! et sa femme aussi! deux fières putains, les deux soeurs, qui se battaient à qui y passerait la première! Il revenait à ce mensonge, avec des détails ignobles, pour se venger. Lise étant sortie, une querelle atroce s'engagea, il la rossa devant le monde, la renvoya détendue et soulagée, contenté, lui aussi, d'avoir tapé fort. Et il restait sur la porte à guetter la justice, il goguenardait, l'insultait: est-ce qu'elle se faisait foutre en chemin, la justice? Il ne l'attendait plus, il triomphait.
Ce fut seulement à quatre heures que Vimeux parut avec deux gendarmes. Buteau pâlit, ferma précipitamment la porte de la cour. Peut-être n'avait-il jamais cru qu'on irait jusqu'au bout. La maison tomba à un silence de mort. Insolent cette fois, sous la protection de la force année, Vimeux frappa des deux poings. Rien ne répondait. Les gendarmes durent s'en mêler, ébranlèrent la vieille porte à coup de crosse. Toute une queue d'hommes, de femmes et d'enfants les avaient suivis, Rognes entier était là, dans l'attente du siège annoncé. Et, brusquement, la porte se rouvrit, on aperçut Buteau debout à l'avant de sa voiture, fouettant son cheval, sortant au galop et poussant droit à la foule. Il clamait, au milieu des cris d'effroi:
—Je vas me neyer! je vas me neyer!
C'était foutu, il parlait d'en finir, de se jeter dans l'Aigre, avec sa voiture, son cheval, tout!
—Gare donc! je vas me neyer!
Une épouvante avait dispersé les curieux, devant les coups de fouet et le train emporté de la carriole. Mais, comme il la lançait sur la pente, à fracasser les roues, des hommes coururent pour l'arrêter. Cette sacrée tête de pioche était bien capable de faire le plongeon, histoire d'embêter les autres. On le rattrapa, il fallut batailler, sauter à la tête du cheval, monter dans la voiture. Quand on le ramena, il ne soufflait plus un mot, les dents serrées, tout le corps raidi, laissant s'accomplir le destin, dans la muette protestation de sa rage impuissante.
A ce moment, la Grande amenait Françoise et Jean, pour qu'ils prissent possession de la maison. Et Buteau se contenta de les regarder en face, du regard noir dont il suivait maintenant la fin de son malheur. Mais c'était le tour de Lise à crier, à se débattre, ainsi qu'une folle. Les gendarmes étaient là, qui lui répétaient de faire ses paquets et de filer. Fallait bien obéir, puisque son homme était assez lâche pour ne pas la défendre, en tapant dessus. Les poings aux hanches, elle tombait sur lui.
—Jean-foutre qui nous laisse flanquer à la rue! T'as pas de coeur, dis? que tu ne cognes pas sur ces cochons-la…. Va donc, lâche, lâche! t'es plus un homme!
Comme elle lui criait ça dans la face, exaspérée de son immobilité, il finit par la repousser si rudement, qu'elle en hurla. Mais il ne sortit point de son silence, il n'eut sur elle que son regard noir.
—Allons, la mère, dépêchons, dit Vimeux triomphant. Nous ne partirons que lorsque vous aurez remis les clefs aux nouveaux propriétaires.
Dès lors, Lise commença à déménager, dans un coup de fureur. Depuis trois jours, elle et Buteau avaient déjà porté beaucoup de choses, les outils, les gros ustensiles, chez leur voisine, la Frimat; et l'on comprit qu'ils s'attendaient tout de même à l'expulsion, car ils s'étaient mis d'accord avec la vieille femme, qui, pour leur donner le temps de se retourner, leur louait son chez elle, trop grand, en s'y réservant seulement la chambre de son homme paralytique. Puisque les meubles étaient vendus avec la maison, et les bêtes aussi, il ne restait à Lise qu'à emporter son linge, ses matelas, d'autres menues affaires. Tout dansa par la porte et les fenêtres, jusqu'au milieu de la cour, tandis que ses deux petits pleuraient en croyant leur dernier jour venu, Laure cramponnée à ses jupes, Jules étalé, vautré en plein déballage. Comme Buteau ne l'aidait même pas, les gendarmes, braves gens, se mirent à charger les paquets dans la voiture.
Mais tout se gâta encore, lorsque Lise aperçut Françoise et Jean, qui attendaient, derrière la Grande. Elle se rua, elle lâcha le flot amassé de sa rancune.
—Ah! salope, tu es venue voir avec ton salop…. Eh bien! tu vois notre peine, c'est comme si tu nous buvais le sang…. Voleuse, voleuse, voleuse!
Elle s'étranglait avec ce mot, elle revenait le jeter à sa soeur, chaque fois qu'elle apportait dans la cour un nouvel objet. Celle-ci ne répondait pas, très pâle, les lèvres amincies, les yeux brûlants; et elle affectait d'être toute à une surveillance blessante, suivant des yeux les choses, pour voir si on ne lui emportait rien. Justement, elle reconnut un escabeau de la cuisine, compris dans la vente.
—C'est à moi, ça, dit-elle d'une voix rude.
—A toi? alors, va le chercher! répondit l'autre, qui envoya l'escabeau nager dans la mare.
La maison était libre, Buteau prit le cheval par la bride, Lise ramassa ses deux enfants, ses deux derniers paquets, Jules sur le bras droit, Laure sur le bras gauche; puis, comme elle quittait enfin la vieille demeure, elle s'approcha de Françoise, elle lui cracha au visage.
—Tiens! v'là pour toi!
Sa soeur, tout de suite, cracha aussi.
—V'là pour toi!
Et Lise et Françoise, dans cet adieu de haine empoisonnée, s'essuyèrent lentement sans se quitter du regard, détachées à jamais, n'ayant plus d'autre lien que la révolte ennemie de leur même sang.
Enfin, rouvrant la bouche, Buteau gueula le mot du départ, avec un geste de menace vers la maison.
—A bientôt, nous reviendrons!
La Grande les suivit, pour voir jusqu'au bout, décidée d'ailleurs, maintenant que ceux-là étaient par terre, à se tourner contre les autres, qui la lâchaient si vite et qu'elle trouvait déjà trop heureux. Longtemps, des groupes stationnèrent, causant à demi voix. Françoise et Jean étaient entrés dans la maison vide.
Au moment où les Buteau, de leur côté, déballaient leurs nippes chez la Frimat, ils furent étonnés de voir paraître le père Fouan, qui demanda, suffoqué, effaré, avec un regard en arrière, comme si quelque malfaiteur le poursuivait:
—Y a-t-il un coin pour moi, ici? Je viens coucher.
C'était toute une épouvante qui le faisait galoper, en fuite du Château. Il ne pouvait plus se réveiller la nuit, sans que la Trouille en chemise promenât dans la chambre sa maigre nudité de garçon, à la recherche des papiers, qu'il avait fini par cacher dehors, au fond d'un trou de roche, muré de terre. Jésus-Christ l'envoyait, cette garce, à cause de sa légèreté, de sa souplesse, pieds nus, se coulant partout, entre les chaises, sous le lit, ainsi qu'une couleuvre; et elle se passionnait à cette chasse, persuadée que le vieux reprenait les papiers sur lui en s'habillant, furieuse de ne pas découvrir où il les déposait, avant de se coucher; car il n'y avait certainement rien dans le lit, elle y enfonçait son bras mince, le sondait d'une main adroite, dont le grand-père devinait à peine le frôlement. Mais voilà qu'après le déjeuner, ce jour-là, il avait été pris d'une faiblesse, étourdi, culbuté près de la table. Et, en revenant à lui, si assommé encore qu'il ne rouvrait pas les yeux, il s'était retrouvé par terre, à la même place, il avait eu l'émotion de sentir que Jésus-Christ et la Trouille le déshabillaient. Au lieu de lui porter secours, les bougres n'avaient qu'une idée, profiter vite de l'occasion, le visiter. Elle surtout y mettait une brutalité colère, n'y allant plus doucement, tirant sur la veste, sur la culotte, et aïe donc! regardant jusqu'à la peau, dans tous les trous, afin d'être sûre qu'il n'y avait pas fourré son magot. Des deux poings elle le retournait, lui écartait les membres, le fouillait comme une vieille poche vide. Rien! Où donc avait-il sa cachette? C'était à l'ouvrir pour voir dedans! Une telle terreur d'être assassiné, s'il bougeait, l'avait saisi, qu'il continuait de feindre l'évanouissement, les paupières closes, les jambes et les bras morts. Seulement, lâché enfin, libre, il s'était enfui, bien résolu à ne pas coucher au Château.
—Alors, vous avez un coin pour moi? demanda-t-il encore.
Buteau semblait ragaillardi par ce retour imprévu de son père. C'était de l'argent qui revenait.
—Mais bien sûr, vieux! On se serrera donc! Ça nous portera chance…. Ah! nom de Dieu! je serais riche, s'il ne s'agissait que d'avoir du coeur!
Françoise et Jean étaient entrés lentement dans la maison vide. La nuit tombait, une dernière lueur triste éclairait les pièces silencieuses. Tout cela était très ancien, ce toit patrimonial qui avait abrité le travail et la misère de trois siècles; si bien que quelque chose de grave traînait là, comme dans l'ombre des vieilles églises de village. Les portes étaient restées ouvertes, un coup d'orage semblait avoir soufflé sous les poutres, des chaises gisaient par terre, en déroute, au milieu de la débâcle du déménagement. On aurait dit une maison morte.
Et Françoise, à petits pas, faisait le tour, regardait partout. Des sensations confuses, des souvenirs vagues s'éveillaient en elle. A cette place, elle avait joué enfant. C'était dans la cuisine, près de la table, que son père était mort. Dans la chambre, devant le lit sans paillasse, elle se rappela Lise et Buteau, les soirs où ils se prenaient si rudement, qu'elle les entendait souffler à travers le plafond. Est-ce que, maintenant encore, ils allaient la tourmenter? Elle sentait bien que Buteau était toujours présent. Ici, il l'avait empoignée un soir, et elle l'avait mordu. Là aussi, là aussi. Dans tous les coins, elle retrouvait des idées qui l'emplissaient de trouble.
Puis, comme Françoise se retournait, elle resta surprise d'apercevoir Jean. Que faisait-il donc chez eux, cet étranger? Il avait un air de gêne, il paraissait en visite, n'osant toucher à rien. Une sensation de solitude la désola, elle fut désespérée de ne pas être plus joyeuse de sa victoire. Elle aurait cru entrer là en criant de contentement, en triomphant derrière le dos de sa soeur. Et la maison ne lui faisait pas plaisir, elle avait le coeur barbouillé de malaise. C'était peut-être ce jour si mélancolique qui tombait. Elle et son homme finirent par se trouver dans la nuit noire, rôdant toujours d'une pièce à une autre, sans avoir eu même le courage d'allumer une chandelle.
Mais un bruit les ramena dans la cuisine, et ils s'égayèrent en reconnaissant Gédéon, qui, entré comme à son habitude, fouillait le buffet resté ouvert. La vieille Coliche meuglait, à côté, au fond de l'étable.
Alors, Jean, prenant Françoise entre ses bras, la baisa doucement, comme pour dire qu'on allait tout de même être heureux.
CINQUIÈME PARTIE
I
Avant les labours d'hiver, la Beauce, à perte de vue, se couvrait de fumier, sous les ciels pâlis de septembre. Du matin au soir, un charriage lent s'en allait par les chemins de campagne, des charrettes débordantes de vieille paille consommée, qui fumaient, d'une grosse vapeur, comme si elles eussent porté de la chaleur à la terre. Partout, les pièces se bossuaient de petits tas, la mer houleuse et montante des litières d'étable et d'écurie; tandis que, dans certains champs, on venait d'étendre les tas, dont le flot répandu ombrait au loin le sol d'une salissure noirâtre. C'était la poussée du printemps futur qui coulait avec cette fermentation des purins; la matière décomposée retournait à la matrice commune, la mort allait refaire de la vie; et, d'un bout à l'autre de la plaine immense, une odeur montait, l'odeur puissante de ces fientes, nourrices du pain des hommes.
Une après-midi, Jean conduisit à sa pièce des Cornailles une forte voiture de fumier. Depuis un mois, lui et Françoise étaient installés, et leur existence avait pris le train actif et monotone des campagnes. Comme il arrivait, il aperçut Buteau, dans la pièce voisine, une fourche aux mains, occupé à étaler les tas, déposés là l'autre semaine. Les deux hommes échangèrent un regard oblique. Souvent, ils se rencontraient, ils se trouvaient ainsi forcés de travailler côte à côte, puisqu'ils étaient voisins; et Buteau souffrait surtout, car la part de Françoise, arrachée de ses trois hectares, laissait un tronçon à gauche et un tronçon à droite, ce qui l'obligeait à de continuels détours. Jamais ils ne s'adressaient la parole. Peut-être bien que, le jour où éclaterait une querelle, ils se massacreraient.
Jean, cependant, s'était mis à décharger le fumier de sa voiture. Monté dedans, il la vidait à la fourche, enfoncé jusqu'aux hanches, lorsque, sur la route, Hourdequin passa, en tournée depuis midi. Le fermier avait gardé un bon souvenir de son serviteur. Il s'arrêta, il causa, l'air vieilli, la face ravagée de chagrins, ceux de la ferme et d'autres encore.
—Jean, pourquoi donc n'avez-vous pas essayé des phosphates?
Et, sans attendre la réponse, il continua de parler comme pour s'étourdir, longtemps. Ces fumiers, ces engrais, la vraie question de la bonne culture était là. Lui avait essayé de tout, il venait de traverser cette crise, cette folie des fumiers qui enfièvre parfois les agriculteurs. Ses expériences se succédaient, les herbes, les feuilles, le marc de raisin, les tourteaux de navette et de colza; puis encore, les os concassés, la chair cuite et broyée, le sang desséché, réduit en poussière; et son chagrin était de ne pouvoir tenter du sang liquide, n'ayant point d'abattoir aux environs. Il employait maintenant les raclures de routes, les curures de fossés, les cendres et les escarbilles de fourneaux, surtout les déchets de laine, dont il avait acheté le balayage dans une draperie de Châteaudun. Son principe était que tout ce qui vient de la terre est bon à renvoyer à la terre. Il avait installé de vastes trous à compost derrière sa ferme, il y entassait les ordures du pays entier, ce que la pelle ramassait au petit bonheur, les charognes, les putréfactions des coins de borne et des eaux croupies. C'était de l'or.
—Avec les phosphates, reprit-il, j'ai eu parfois de bons résultats.
—On est si volé! répondit Jean.
—Ah! certainement, si vous achetez aux voyageurs de hasard qui font les petits marchés de campagne…. Sur chaque marché, il faudrait un chimiste expert, chargé d'analyser ces engrais chimiques, qu'il est si difficile d'avoir purs de toute fraude…. L'avenir est là sûrement, mais avant que vienne l'avenir, nous serons tous crevés. On doit avoir le courage de pâtir pour d'autres.
La puanteur du fumier que Jean remuait l'avait un peu ragaillardi. Il l'aimait, la respirait avec une jouissance de bon mâle, comme l'odeur même du coït de la terre.
—Sans doute, continua-t-il après un silence, il n'y a encore rien qui vaille le fumier de ferme. Seulement, on n'en a jamais assez. Et puis, on l'abîme on ne sait ni le préparer, ni l'employer…. Tenez! ça se voit, celui-ci a été brûlé par le soleil. Vous ne le couvrez pas.
Et il s'emporta contre la routine, lorsque Jean lui confessa qu'il avait gardé l'ancien trou des Buteau, devant l'étable. Lui, depuis quelques années, chargeait les diverses couches, dans sa fosse, de lits de terre et de gazon. Il avait, en outre, établi un système de tuyaux pour amener à la purinière les eaux de vaisselle, les urines des bêtes et des gens, tous les égouts de la ferme; et, deux fois par semaine, on arrosait la fumière avec la pompe à purin. Enfin, il en était à utiliser précieusement la vidange des latrines.
—Ma foi, oui! c'est trop bête de perdre le bien du bon Dieu! J'ai longtemps été comme nos paysans, j'avais des idées de délicatesse là-dessus. Mais la mère Caca m'a converti… Vous la connaissez, la mère Caca, votre voisine? Eh bien! elle seule est dans le vrai, le chou au pied duquel elle a vidé son pot, est le roi des choux, et comme grosseur, et comme saveur. Il n'y a pas à dire, tout sort de là.
Jean se mit à rire, en sautant de sa voiture qui était vide et en commençant à diviser son fumier par petits tas. Hourdequin le suivait, au milieu de la buée chaude qui les noyait tous les deux.
—Quand on pense que la vidange seule de Paris pourrait fertiliser trente mille hectares! Le calcul a été fait. Et on la perd, à peine en emploie-t-on une faible partie sous forme de poudrette…. Hein? trente mille hectares! Voyez-vous ça ici, voyez-vous la Beauce couverte et le blé grandir!
D'un geste large, il avait embrassé l'étendue, l'immense Beauce plate. Et lui, dans sa passion, voyait Paris, Paris entier, lâcher la bonde de ses fosses, le fleuve fertilisateur de l'engrais humain. Des rigoles partout s'emplissaient, des nappes s'étalaient dans chaque labour, la mer des excréments montait en plein soleil, sous de larges souffles qui en vivifiaient l'odeur. C'était la grande ville qui rendait aux champs la vie qu'elle en avait reçue. Lentement, le sol buvait cette fécondité, et de la terre gorgée, engraissée, le pain blanc poussait, débordait en moissons géantes.
—Faudrait peut-être bien un bateau, alors! dit Jean, que cette idée nouvelle de la submersion des plaines par les eaux de vidange amusait et dégoûtait.
Mais, à ce moment, une voix lui fit tourner la tète. Il s'étonna de reconnaître Lise debout dans sa carriole, arrêtée au bord de la route, criant à Buteau, de toute sa force:
—Dis donc, je vas à Cloyes chercher monsieur Finet…. Le père est tombé raide dans sa chambre. Je crois qu'il claque…. Rentre un peu voir, toi.
Et, sans même attendre la réponse, elle fouetta le cheval, elle repartit, diminuée et dansante au loin, sur la route toute droite.
Buteau, sans hâte, acheva d'étaler ses derniers las. Il grognait. Le père malade, en voilà un embêtement! Peut-être bien que ce n'était qu'une frime, histoire de se faire dorloter. Puis, l'idée que ça devait être sérieux tout de même, pour que la femme eût pris sur elle la dépense du médecin, le décida à remettre sa veste.
—Celui-là le pèse, son fumier! murmura Hourdequin, intéressé par la fumure de la pièce voisine. A paysan avare, terre avare… Et un vilain bougre, dont vous ferez bien de vous méfier, après vos histoires avec lui…. Comment voulez-vous que ça marche, quand il y a tant de salopes et tant de coquins sur la terre? Elle a assez de nous, parbleu!
Il s'en alla vers la Borderie, repris de tristesse, au moment même où Buteau rentrait à Rognes, de son pas lourd. Et Jean, resté seul, termina sa besogne déposant tous les dix mètres des fourchées de fumier, qui dégageaient un redoublement de vapeurs ammoniacales. D'autres tas fumaient au loin, noyaient l'horizon d'un fin brouillard bleuâtre. Toute la Beauce en restait tiède et odorante, jusqu'aux gelées.
Les Buteau étaient toujours chez la Frimat, où ils occupaient la maison, sauf la pièce du rez-de-chaussée, sur le derrière, qu'elle s'était réservée pour elle et pour son homme paralytique. Ils s'y trouvaient trop à l'étroit, leur regret était surtout de ne plus avoir de potager; car, naturellement, elle gardait le sien, ce coin qui lui suffisait à nourrir et à dorloter l'infirme. Cela les aurait fait déménager, en quête d'une installation plus large, s'ils ne s'étaient aperçus que leur voisinage exaspérait Françoise. Seul, un mur mitoyen séparait les deux héritages. Et ils affectaient de dire très haut, afin d'être entendus, qu'ils campaient là, qu'ils allaient pour sûr rentrer chez eux, à côté, au premier jour. Alors inutile, n'est-ce pas, de se donner le souci d'un nouveau dérangement? Pourquoi, comment rentreraient-ils? ils ne s'expliquaient point; et c'était cet aplomb, cette certitude folle basée sur des choses inconnues, qui jetait Françoise hors d'elle, gâtant sa joie d'être restée maîtresse de la maison; sans compter que sa soeur Lise plantait des fois une échelle contre le mur, pour lui crier de vilaines paroles. Depuis le règlement définitif des comptes, chez M. Baillehache, elle se prétendait volée, elle ne tarissait pas en accusations abominables, lancées d'une cour à l'autre.
Lorsque Buteau arriva enfin, il trouva le père Fouan étalé sur son lit, dans le recoin qu'il occupait derrière la cuisine, sous l'escalier du fenil. Les deux enfants le gardaient, Jules âgé de huit ans déjà, Laure de trois, jouant par terre à faire des ruisseaux, avec la cruche du vieux, qu'ils vidaient.
—Eh bien! quoi donc? demanda Buteau, debout devant le lit.
Fouan avait repris connaissance. Ses yeux grands ouverts se tournèrent avec lenteur, regardèrent fixement; mais il ne remua pas la tête, il semblait pétrifié.
—Dites donc, père, y a trop de besogne, pas de bêtises!… Faut pas vous raidir aujourd'hui.
Et, comme Laure et Jules venaient de casser la cruche, il leur allongea une paire de gifles qui les fit hurler. Le vieux n'avait pas refermé les paupières, regardait toujours, de ses prunelles élargies et fixes. Rien à faire, alors, puisqu'il ne gigotait pas plus que ça. On verrait bien ce que le médecin dirait. Il regretta d'avoir quitté son champ, il se mit à fendre du bois devant la porte, histoire de s'occuper.
Du reste, Lise, presque tout de suite, ramena M. Finet, qui examina longuement le malade, pendant qu'elle et son homme attendaient, d'un air d'inquiétude. La mort du vieux les eût débarrassés, si le mal l'avait tué d'un coup; mais, à cette heure, ça pouvait durer longtemps, ça coûterait gros peut-être; et, s'il claquait avant qu'ils eussent son magot, Fanny et Jésus-Christ viendraient les embêter bien sûr. Le silence du médecin acheva de les troubler. Quand il se fut assis dans la cuisine, pour rédiger une ordonnance, ils se décidèrent à lui poser des questions.
—Alors, c'est donc du sérieux?… Possible que ça dure huit jours, hein?… Mon Dieu! qu'il y en a long! qu'est-ce que vous lui écrivez là-dessus?
M. Finet ne répondait pas, habitué à ces interrogations des paysans que la maladie bouleverse, ayant pris le parti sage de les traiter comme les chevaux, sans entrer en conversation avec eux. Il avait une grande pratique des cas fréquents, il les tirait généralement d'affaire, mieux que ne l'aurait fait un homme de plus de science. Mais la médiocrité où il les accusait de l'avoir réduit, le rendait dur pour eux, ce qui augmentait leur déférence, malgré le continuel doute qu'ils gardaient sur l'efficacité de ses potions. Ça ferait-il autant de bien que ça coûterait d'argent?
—Alors, reprit Buteau, effrayé devant la page d'écriture, vous croyez qu'avec tout ça il ira mieux?
Le médecin se contenta de hausser les épaules. Il était retourné devant le malade, intéressé, surpris de constater un peu de fièvre, après ce cas léger de congestion cérébrale. Les yeux sur sa montre, il recompta les battements du pouls, sans même essayer d'obtenir une indication du vieux, qui le regardait de son air hébété. Et, lorsqu'il s'en alla, il dit simplement:
—C'est une affaire de trois semaines…. Je reviendrai demain. Ne vous étonnez pas s'il bat la campagne cette nuit.
Trois semaines! Les Buteau n'avaient entendu que cela, et ils demeurèrent consternés. Que d'argent, s'il y avait tous les soirs une queue pareille de remèdes! Le pis était que Buteau dut, à son tour, monter dans la carriole, pour courir chez le pharmacien de Cloyes. C'était un samedi; la Frimat, qui revenait de vendre ses légumes, trouva Lise seule, si désolée, qu'elle piétinait, sans rien faire; et la vieille aussi se désespéra, en apprenant l'histoire: elle n'avait jamais eu de chance, elle aurait au moins profité du médecin pour son vieux, par-dessus le marché, si cela était arrivé un autre jour. Déjà, la nouvelle s'était répandue dans Rognes, car l'on vit accourir la Trouille, effrontée; et elle refusa de partir, avant d'avoir touché la main de son grand-père, elle retourna dire à Jésus-Christ qu'il n'était pas mort, sûrement. Tout de suite, derrière cette gourgandine, la Grande parut, envoyée évidemment par Fanny; celle-là se planta devant le lit de son frère, le jugea à la fraîcheur de l'oeil, comme les anguilles de l'Aigre; puis, elle s'en alla, avec un froncement du nez, en ayant l'air de regretter que ce ne fût pas pour ce coup-ci. Dès lors, la famille ne se dérangea plus. Pourquoi faire, puisqu'il y avait gros à parier qu'il en réchapperait?
Jusqu'à minuit, la maison fut en l'air. Buteau était rentré d'une humeur exécrable. Il y avait des sinapismes pour les jambes, une potion à prendre d'heure en heure, une purge, en cas de mieux, le lendemain matin. La Frimat aida volontiers; mais, à dix heures, tombant de sommeil, médiocrement intéressée, elle se coucha. Buteau, qui désirait en faire autant, bousculait Lise. Qu'est-ce qu'ils fichaient là? Bien sûr que de regarder le vieux, ça ne le soulageait point. Il divaguait maintenant, causait tout haut de choses qui n'avaient guère de suite, devait se croire dans les champs, où il travaillait dur, ainsi qu'aux jours lointains de son bel âge. Et Lise, mal à l'aise de ces vieilles histoires bégayées à voix basse, comme si le père fût enterré déjà et qu'il revînt, allait suivre son mari, qui se déshabillait, lorsqu'elle songea à ranger les vêtements du malade, restés sur une chaise. Elle les secoua avec soin, après avoir longuement fouillé les poches, dans lesquelles elle ne découvrit qu'un mauvais couteau et de la ficelle. Ensuite, comme elle les accrochait au fond du placard, elle aperçut en plein milieu d'une planche, lui crevant les yeux, un petit paquet de papiers. Elle en eut une crampe au coeur: le magot! le magot tant guetté depuis un mois, cherché dans des endroits extraordinaires, et qui se présentait là, ouvertement, sous sa main! C'était donc que le vieux voulait le changer de cachette, quand le mal l'avait culbuté?
—Buteau! Buteau! appela-t-elle, si serrée à la gorge, qu'il accourut en chemise, croyant que son père passait.
Lui aussi resta suffoqué d'abord. Puis, une joie folle les emporta tous les deux, ils se prirent par les mains, ils sautèrent l'un devant l'autre comme des chèvres, oubliant le malade qui, les yeux fermés maintenant, la tête clouée dans l'oreiller, dévidait sans fin les bouts de fil rompus de son délire. Il labourait.
—Eh! là, rosse, veux-tu!… Ça n'a pas trempé, c'est du caillou, nom de Dieu!… Les bras s'y cassent, faudra en acheter d'autres…. Dia hue! bougre!
—Chut! murmura Lise, qui se tourna en tressaillant.
—Ah! ouiche! répondit Buteau, est-ce qu'il sait? Tu ne l'entends donc pas dire des bêtises?
Ils s'assirent près du lit, les jambes brisées, tant la secousse de leur joie venait d'être forte.
—D'ailleurs, reprit-elle, on ne pourra pas nous accuser d'avoir fouillé, car Dieu m'est témoin que je n'y songeais guère, à son argent! Il m'a sauté dans la main…. Voyons voir.
Lui, déjà, dépliait les papiers, additionnait à voix, haute.
—Deux cent trente, et soixante-dix, trois cents tout ronds…. C'est bien ça, j'avais calculé juste, à cause du trimestre, des quinze pièces de cent sous, l'autre fois, chez le percepteur…. C'est du cinq pour cent. Hein? est-ce drôle que des petits papiers si vilains, ça soit de l'argent tout de même, aussi solide que le vrai!
Mais Lise, de nouveau, le fit taire, effrayée d'un brusque ricanement du vieux, qui peut-être bien en était à la grande moisson, celle, sous Charles X, qu'on n'avait pu serrer, faute de place.
—Y en a! y en a!… C'en est farce, tant y en a!… Ah! bon sang! quand y en a, y en a!
Et son rire étranglé avait l'air d'un râle, sa joie devait être tout au fond, car rien n'en paraissait sur sa face immobile.
—C'est des idées d'innocent qui lui passent, dit Buteau en haussant les épaules.
Il y eut un silence, tous les deux regardaient les papiers, réfléchissant.
—Alors, quoi? finit par murmurer Lise, faut les remettre, hein? Mais, d'un geste énergique, il refusa.
—Oh! si, si, faut les remettre…. Il les cherchera, il criera, ça nous ferait une belle histoire, avec les autres cochons de la famille.
Elle s'interrompit une troisième fois, saisie d'entendre le père pleurer. C'était une misère, un désespoir immense, des sanglots qui semblaient venir de toute sa vie et sans qu'on sût pourquoi, car il répétait seulement d'une voix de plus en plus creuse:
—C'est foutu… c'est foutu… c'est foutu….
—Et tu crois, reprit violemment Buteau, que je vas laisser ses papiers à ce vieux-là qui perd la boule!… Pour qu'il les déchire ou qu'il les brûle, ah! non, par exemple!
—Ça, c'est bien vrai, murmura-t-elle.
—Alors, en v'là assez, couchons-nous…. S'il les demande, je lui répondrai, j'en fais mon affaire. Et que les autres ne m'embêtent pas!
Ils se couchèrent, après avoir, à leur tour, caché les papiers sous le marbre d'une vieille commode, ce qui leur semblait plus sûr qu'au fond d'un tiroir fermé à clef. Le père, laissé seul, sans chandelle, de crainte du feu, continua a causer et à sangloter toute la nuit, dans son délire.
Le lendemain, M. Finet le trouva plus calme, mieux qu'il ne l'espérait. Ah! ces vieux chevaux de labour, ils ont l'âme chevillée au corps! La fièvre qu'il avait crainte semblait écartée. Il ordonna du fer, du quinquina, des drogues de riche, dont la cherté consterna de nouveau le ménage; et, comme il partait, il eut à se débattre contre la Frimat, qui l'avait guetté.
—Mais, ma brave femme, je vous ai déjà dit que votre homme et cette borne, c'est la même chose…. Je ne peux pas faire grouiller les pierres, que diable!… Vous savez comment ça finira, n'est-ce pas? et le plus vite sera le meilleur, pour lui et pour vous.
Il fouetta son cheval, elle tomba assise sur la borne, en larmes. Sans doute, c'était long déjà, d'avoir soigné son homme depuis douze ans; et ses forces s'en allaient avec l'âge, elle tremblait de ne pouvoir bientôt plus cultiver son coin de terre; mais, n'importe! ça lui retournait le coeur, l'idée de perdre le vieil infirme qui était devenu comme son enfant, qu'elle portait, changeait, gâtait de friandises. Le bon bras dont il se servait encore, s'engourdissait lui aussi, si bien que, maintenant, c'était elle qui devait lui planter la pipe dans la bouche.
Au bout de huit jours, M. Finet fut étonné de voir Fouan debout, mal solide, mais s'obstinant à marcher, parce que, disait-il, ce qui empêche de mourir, c'est de ne pas vouloir. Et Buteau, derrière le médecin, ricanait, car il avait supprimé les ordonnances, dès la seconde, déclarant que le plus sûr était délaisser le mal se manger lui-même. Pourtant, le jour du marché, Lise eut la faiblesse de rapporter une potion ordonnée la veille; et, comme le docteur venait le lundi, pour la dernière fois, Buteau lui conta que le vieux avait failli rechuter.
—Je ne sais pas ce qu'ils ont fichu dans votre bouteille, ça l'a rendu bougrement malade.
Ce fut ce soir-là que Fouan se décida à parler. Depuis qu'il se levait, il piétinait d'un air anxieux dans la maison, la tête vide, ne se rappelant plus où il avait bien pu cacher ses papiers. Il furetait, fouillait partout, faisait des efforts désespérés de mémoire. Puis, un vague souvenir lui revint: peut-être qu'il ne les avait pas cachés, qu'ils étaient restés là, sur la planche. Mais, quoi? s'il se trompait, si personne ne les avait pris, allait-il donc lui-même donner l'éveil, avouer l'existence de cet argent péniblement amassé autrefois, dissimulé ensuite avec tant de soin? Pendant deux jours encore, il lutta, combattu entre la rage de cette brusque disparition et la nécessité où il s'était mis de ne pas en ouvrir la bouche. Les faits pourtant se précisaient, il se souvenait que, le matin de son attaque, il avait posé le paquet à cette place, en attendant de le glisser, au plafond, dans la fente d'une poutre, qu'il venait de découvrir de son lit, les yeux en l'air. Et, dépouillé, torturé, il lâcha tout.
On avait mangé la soupe du soir. Lise rangeait les assiettes, et Buteau, goguenard, qui suivait son père des yeux depuis le jour où il s'était relevé, s'attendait à l'affaire, se balançait sur sa chaise, en se disant que ça y était cette fois, tant il le voyait excité et malheureux. En effet, le vieux, dont les jambes molles chancelaient à battre obstinément la pièce, se planta tout d'un coup devant lui.
—Les papiers? demanda-t-il d'une voix rauque qui s'étranglait.
Buteau cligna les paupières, l'air profondément surpris, comme s'il ne comprenait pas.
—Hein? qu'est-ce que vous dites?… Les papiers, quels papiers?
—Mon argent! gronda le vieux, terrible, la taille redressée, très haute.
—Votre argent, vous avez donc de l'argent, à cette heure?… Vous juriez si fort que nous avions trop coûté, qu'il ne vous restait pas un sou…. Ah! sacré malin, vous avez de l'argent!
Il se balançait toujours, il ricanait, très amusé, triomphant de son flair jadis, car il était le premier qui eût senti le magot.
Fouan tremblait de tous ses membres.
—Rends-le-moi.
—Que je vous le rende? est-ce que je l'ai, est-ce que je sais seulement où il est, votre argent?
—Tu me l'as volé, rends-le-moi, nom de Dieu! ou je vas te le faire cracher de force!
Et, malgré son âge, il le prit aux épaules, le secoua. Mais le fils, alors, se leva, l'empoigna à son tour, sans le bousculer, uniquement pour lui gueuler violemment dans la figure:
—Oui, je l'ai et je le garde…. Je vous le garde, entendez-vous, vieille bête, dont la boule déménage!… Et, vrai! il était temps de vous les prendre, ces papiers que vous alliez déchirer…. N'est-ce pas, Lise, qu'il les déchirait?
—Oh! aussi sûr que j'existe. Quand on ne sait pas ce qu'on fait!
Saisi, Fouan s'effrayait de cette histoire. Est-ce qu'il était fou, pour ne se souvenir de rien? S'il avait voulu détruire les papiers, comme un gamin qui joue avec des images, c'était donc qu'il faisait sous lui et qu'il devenait bon à tuer? La poitrine cassée, il n'avait plus ni courage ni force. Il bégaya, en pleurant:
—Rends-les-moi, dis?
—Non!
—Rends-les-moi, puisque je vas mieux.
—Non! non! Pour que vous vous torchiez avec ou que vous en allumiez votre pipe, merci!
Et, dès lors, les Buteau refusèrent obstinément de se dessaisir des titres. Ils en parlaient ouvertement, d'ailleurs, ils racontaient tout un drame, comment ils étaient arrivés juste pour les retirer des mains du malade, au moment où il les entamait. Un soir, même, ils montrèrent à la Frimat la coche de la déchirure. Qui aurait pu leur en vouloir, d'empêcher un tel malheur, de l'argent mis en miettes, perdu pour tout le monde? On les approuvait à voix haute, bien qu'au fond on les soupçonnât de mentir. Jésus-Christ, surtout, ne dérageait pas: dire que ce magot, introuvable chez lui, avait, du premier coup, été déniché par les autres! et il l'avait tenu un jour dans sa main, il avait eu la bêtise de le respecter! Vrai! ce n'était pas la peine de passer pour une fripouille. Aussi jurait-il d'exiger des comptes de son frère, lorsque le père claquerait. Fanny, également, disait qu'il faudrait compter. Mais les Buteau n'allaient pas à rencontre, à moins, bien entendu, que le vieux ne reprît son argent et n'en disposât.
Fouan, de son côté, en se traînant de porte en porte, conta partout l'affaire. Dès qu'il pouvait arrêter un passant, il se lamentait sur son misérable sort. Et ce fut ainsi qu'un matin il entra dans la cour voisine, chez sa nièce.
Françoise y aidait Jean à charger une voiture de fumier. Tandis que lui, au fond de la fosse, la vidait à la fourche, elle, en haut, recevait les paquets, les tassait des talons, pour qu'il en tînt davantage.
Debout devant eux, le vieux, appuyé sur sa canne, avait commencé sa plainte.
—Hein? est-ce vexant tout de même, de l'argent à moi, qu'ils m'ont pris et qu'ils ne veulent pas me rendre!… Qu'est-ce que vous feriez, vous autres?
Trois fois, Françoise lui laissa répéter la question. Elle était très ennuyée qu'il vînt causer ainsi, elle le recevait froidement, désireuse d'éviter tout sujet de querelle avec les Buteau.
—Vous savez, mon oncle, finit-elle par répondre, ça ne nous regarde pas, nous sommes trop heureux d'en être sortis, de cet enfer!
Et, lui tournant le dos, elle continua de fouler dans la voiture, ayant du fumier jusqu'aux cuisses, submergée presque, quand son homme lui en envoyait des fourchées coup sur coup. Elle disparaissait alors au milieu de la vapeur chaude, à l'aise et le coeur d'aplomb, dans l'asphyxie de cette fosse remuée.
—Car je ne suis pas fou, ça se voit, n'est-ce pas? poursuivit Fouan, sans paraître l'avoir entendue. Ils devraient me le rendre, mon argent…. Vous autres, est-ce que vous me croyez capable de le détruire?
Ni Françoise ni Jean ne soufflèrent mot.
—Faudrait être fou, hein? et je ne suis pas fou…. Vous pourriez en témoigner, vous autres.
Brusquement, elle se redressa, en haut de la voiture chargée; et elle avait l'air très grand, saine et forte, comme si elle eût poussé là, et que cette odeur de fécondité fût sortie d'elle. Les mains sur les hanches, la gorge ronde, elle était maintenant une vraie femme.
—Ah! non, ah! non, mon oncle, en v'là assez! Je vous ai dit de ne pas nous mêler à toutes ces gueuseries…. Et, tenez! puisque nous en sommes là-dessus, vous feriez peut-être bien de ne plus venir nous voir.
—C'est donc que tu me renvoies? demanda le vieux tremblant.
Jean crut devoir intervenir.
—Non, c'est que nous ne voulons pas de dispute. On en aurait pour trois jours à s'empoigner, si l'on vous apercevait ici…. Chacun sa tranquillité, n'est-ce pas?
Fouan restait immobile, à les regarder l'un après l'autre de ses pauvres yeux pâles. Puis, il s'en alla.
—Bon! si j'ai besoin d'un secours, faudra que j'aille autre part que chez vous.
Et ils le laissèrent partir, le coeur mal à l'aise, car ils n'étaient point méchants encore; mais quoi faire? ça ne l'aurait aidé en rien, et eux sûrement y auraient perdu l'appétit et le sommeil. Pendant que son homme allait chercher son fouet, elle, soigneusement, avec une pelle, ramassa les fientes tombées et les rejeta sur la voiture.
Le lendemain, une scène violente éclata entre Fouan et Buteau. Chaque jour, du reste, l'explication recommençait sur les titres, l'un répétant son éternel: Rends-les-moi! avec l'obstination de l'idée fixe, l'autre refusant d'un: Foutez-moi la paix! toujours le même. Mais peu à peu les choses se gâtaient, depuis surtout que le vieux cherchait où son fils avait bien pu cacher le magot. C'était son tour de visiter la maison entière, de sonder les boiseries des armoires, de taper contre les murs, pour entendre s'ils sonnaient le creux. Continuellement, ses regards erraient d'un coin à un autre, dans sa préoccupation unique; et, dès qu'il se trouvait seul, il écartait les enfants, il se remettait à ses fouilles, avec le coup de passion d'un galopin qui saute sur la servante, aussitôt que les parents n'y sont plus. Or, ce jour-là comme Buteau rentrait à l'improviste, il aperçut Fouan par terre, étendu tout de son long sur le ventre, et le nez sous la commode, en train d'étudier s'il n'y avait pas là une cachette. Cela le jeta hors de lui, car le père brûlait: ce qu'il cherchait dessous était dessus, caché et comme scellé par le gros poids du marbre.
—Nom de Dieu de vieux toqué! V'là que vous faites le serpent!…
Voulez-vous bien vous relever!
Il le tira par les jambes, le remit debout d'une bourrade.
—Ah ça! est-ce fini de coller votre oeil à tous les trous? J'en ai assez, de sentir la maison épluchée jusque dans les fentes!
Fouan, vexé d'avoir été surpris, le regarda, répéta en s'enrageant tout d'un coup de colère:
—Rends-les moi!
—Foutez-moi la paix! lui gueula Buteau dans le nez.
—Alors, je souffre trop ici, je m'en vais.
—C'est ça, fichez le camp, bon voyage! et si vous revenez, nom de Dieu! c'est que vous n'avez pas de coeur!
Il l'avait empoigné par le bras, il le flanqua dehors.
VI
Fouan descendit la côte. Sa colère s'était brusquement calmée, il s'arrêta, en bas, sur la route, hébété de se trouver dehors, sans savoir où aller. Trois heures sonnèrent à l'église, un vent humide glaçait cette grise après-midi d'automne; et il grelottait, car il n'avait pas même ramassé son chapeau, tant la chose s'était vite faite. Heureusement, il avait sa canne. Un instant, il remonta vers Cloyes; puis, il se demanda où il allait de ce côté, il rentra dans Rognes, du pas dont il s'y traînait d'habitude. Devant chez Macqueron, l'idée lui vint de boire un verre; mais il se fouillait, il n'avait pas un sou, la honte le prit de se montrer, dans la peur qu'on ne connût déjà l'histoire. Justement, il lui sembla que Lengaigne, debout sur sa porte, le regardait de biais, comme on regarde les va-nu-pieds des grands chemins. Lequeu, derrière les vitres d'une des fenêtres de l'école, ne le salua pas. Ça se comprenait, il retombait dans le mépris de tous, maintenant qu'il n'avait plus rien, dépouillé de nouveau, et cette fois jusqu'à la peau de son corps.
Quand il fut arrivé à l'Aigre, Fouan s'adossa un moment contre le parapet du pont. La pensée de la nuit qui se ferait bientôt, le tracassait. Où coucher? Pas même un toit. Le chien des Bécu qu'il vit passer, lui fit envie, car cette bête-là, au moins, savait le trou de paille où elle dormirait. Lui, cherchait confusément, ensommeillé dans la détente de sa colère. Ses paupières s'étaient closes, il tâchait de se rappeler les coins abrités, protégés du froid. Cela tournait au cauchemar, tout le pays défilait, nu, balayé de coups de vent. Mais il se secoua, se réveilla, en un sursaut d'énergie. Fallait point se désespérer de la sorte. On ne laisserait pas crever dehors un homme de son âge.
Machinalement, il traversa le pont et se trouva devant la petite ferme des Delhomme. Tout de suite, quand il s'en aperçut, il obliqua, tourna derrière la maison, pour qu'on ne le vît point. Là, il fit une nouvelle pause, collé contre le mur de l'étable, dans laquelle il entendait causer Fanny, sa fille. Était-ce dont qu'il avait songé à se remettre chez elle? lui-même n'aurait pu le dire, ses pieds seuls l'avaient conduit. Il revoyait l'intérieur du logis, comme s'il y était rentré, la cuisine à gauche, sa chambre au premier, au bout du fenil. Un attendrissement lui coupait les jambes, il aurait défailli, si le mur ne l'avait soutenu. Longtemps, il resta immobile, sa vieille échine calée contre cette maison. Fanny parlait toujours dans l'étable, sans qu'il pût distinguer les mots: c'était peut-être ce gros bruit étouffé qui lui remuait le coeur. Mais elle devait quereller une servante, sa voix se haussa, il l'entendit, sèche et dure, sans paroles grossières, dire des choses si blessantes à cette malheureuse, qu'elle en sanglotait. Et il en souffrait lui aussi, son émotion s'en était allée, il se raidissait, à la certitude que, s'il avait poussé la porte, sa fille l'aurait accueilli de cette voix mauvaise. Il s'imagina qu'elle répétait: «Papa, il viendra nous demander à genoux de le reprendre!» la phrase qui avait coupé tous liens entre eux, à jamais, comme d'un coup de hache. Non, non! plutôt mourir de faim, plutôt coucher derrière une haie, que de la voir triompher, de son air fier de femme sans reproche! Il décolla son dos de la muraille, il s'éloigna péniblement.
Pour ne pas reprendre la route, Fouan qui se croyait guetté par tout le monde, remonta la rive droite de l'Aigre, après le pont, et se trouva bientôt au milieu des vignes. Son idée devait être de gagner ainsi la plaine, en évitant le village. Seulement, il arriva qu'il dut passer à côté du Château, où ses jambes semblaient aussi l'avoir ramené, dans cet instinct des vieilles bêtes de somme qui retournent aux écuries où elles ont eu leur avoine. La montée l'étouffait, il s'assit à l'écart, soufflant, réfléchissant. Sûrement que, s'il avait dit à Jésus-Christ: «Je vas me plaindre en justice, aide-moi contre Buteau», le bougre l'aurait reçu à à cul ouvert; et l'on aurait fait une sacrée noce, le soir. Du coin où il était, il flairait justement une ripaille, quelque soûlerie qui durait depuis le matin. Attiré, le ventre creux, il s'approcha, il reconnut la voix de Canon, sentit l'odeur des haricots rouges à l'étuvée, que la Trouille cuisinait si bien, quand son père voulait fêter une apparition du camarade. Pourquoi ne serait-il pas entré godailler entre les deux chenapans, qu'il écoutait brailler dans la fumée des pipes, bien au chaud, tellement soûls, qu'il les jalousait? Une brusque détonation de Jésus-Christ lui alla au coeur, il avançait la main vers la porte, lorsque le rire aigu de la Trouille le paralysa. C'était la Trouille maintenant qui l'épouvantait, il la revoyait toujours, maigre, en chemise, se jetant sur lui avec sa nudité de couleuvre, le fouillant, le mangeant. Et, alors, à quoi bon, si le père l'aidait à ravoir ses papiers? la fille serait là pour les lui reprendre sous la peau. Tout d'un coup, la porte s'ouvrit, la gueuse venait jeter un regard dehors, ayant flairé quelqu'un. Il n'avait eu que le temps de se jeter derrière les buissons, il se sauva, en distinguant, dans la nuit tombante, ses yeux verts qui luisaient.
Lorsque Fouan fut en plaine, sur le plateau, il éprouva une sorte de soulagement, sauvé des autres, heureux d'être seul et d'en crever. Longtemps, il rôda au hasard. La nuit s'était faite, le vent glacé le flagellait. Parfois, à certains grands souffles, il devait tourner le dos, l'haleine coupée, sa tête nue hérissée de ses rares cheveux blancs. Six heures sonnèrent, tout le monde mangeait dans Rognes; et il avait une faiblesse des membres, qui ralentissait sa marche. Entre deux bourrasques, une averse tomba, drue, cinglante. Il fut trempé, marcha encore, en reçut deux autres. Et, sans savoir comment, il se trouva sur la place de l'Église, devant l'antique maison patrimoniale des Fouan, celle que Françoise et Jean occupaient à cette heure. Non! il ne pouvait s'y réfugier, on l'avait aussi chassé de là. La pluie redoublait, si rude, qu'une lâcheté l'envahit. Il s'était approché de la porte des Buteau, à côté, guettant la cuisine, d'où sortait une odeur de soupe aux choux. Tout son pauvre corps y revenait se soumettre, un besoin physique de manger, d'avoir chaud, l'y poussait. Mais, dans le bruit des mâchoires, des mots échangés l'arrêtèrent.
—Et le père, s'il ne rentrait point?
—Laisse donc! il est trop sur sa gueule, pour ne pas rentrer quand il aura faim!
Fouan s'écarta, avec la crainte qu'on ne l'aperçût à cette porte, comme un chien battu qui retourne à sa pâtée. Il était suffoqué de honte, une résolution farouche le prenait de se laisser mourir dans un coin. On verrait bien s'il était sur sa gueule! Il redescendit la côte, il s'affaissa au bout d'une poutre, devant la maréchalerie de Clou. Ses jambes ne pouvaient plus le porter, il s'abandonnait, dans le noir, et le désert de la route, car les veillées étaient commencées, le mauvais temps avait fait clore les maisons, pas une âme n'y semblait vivre. Maintenant, les averses calmaient le vent, la pluie ruisselait droite, continue, d'une violence de déluge. Il ne se sentait pas la force de se relever et de chercher un abri. Sa canne entre les genoux, son crâne lavé par l'eau, il demeurait immobile, stupide de tant de misère. Même il ne réfléchissait point, c'était comme ça: quand on n'avait ni enfants, ni maison, ni rien, on se serrait le ventre, on couchait dehors. Neuf heures sonnèrent, puis dix. La pluie continuait, fondait ses vieux os. Mais des lanternes parurent, filèrent rapidement: c'était la sortie des veillées, et il eut un réveil encore, en reconnaissant la Grande qui revenait de chez les Delhomme, où elle économisait sa chandelle. Il se leva d'un effort dont ses membres craquèrent, il la suivit de loin, n'arriva pas assez vite pour entrer en même temps qu'elle. Devant la porte refermée, il hésitait, le coeur défaillant. Enfin, il frappa, il était trop malheureux.
Il faut dire qu'il tombait mal, car la Grande était d'une humeur féroce, à la suite de toute une histoire malheureuse qui l'avait dérangée, l'autre semaine. Un soir qu'elle se trouvait seule avec son petit fils Hilarion, elle avait eu l'idée de lui faire fendre du bois, pour tirer encore de lui ce travail, avant de l'envoyer à la paille; et, comme il besognait mollement, elle restait là, au fond du bûcher, à le couvrir d'injures. Jusqu'à cette heure, dans son aplatissement d'épouvanté, cette brute stupide et contrefaite, aux muscles de taureau, avait laissé sa grand'mère abuser de ses forces, sans même oser lever les yeux sur elle. Depuis quelques jours pourtant, elle aurait dû se méfier, car il frémissait sous les corvées trop rudes, des chaleurs de sang raidissaient ses membres. Elle eut le tort, pour l'exciter, de le frapper à la nuque, du bout de sa canne. Il lâcha la cognée, il la regarda, irritée de cette révolte, elle le cinglait aux flancs, aux cuisses, partout, lorsque, brusquement, il se rua sur elle. Alors elle se crut renversée, piétinée, étranglée; mais, non, il avait trop jeûné depuis la mort de sa soeur Palmyre, sa colère se tournait en une rage de mâle, n'ayant conscience ni de la parenté ni de l'âge, à peine du sexe. La brute la violait, cette aïeule de quatre-vingt-neuf ans, au corps de bâton séché, où seule demeurait la carcasse fendue de la femelle. Et, solide encore, inexpugnable, la vieille ne le laissa pas faire, put saisir la cognée, lui ouvrit le crâne, d'un coup. A ses cris, des voisins accouraient, elle raconta l'histoire, donna des détails: un rien de plus, et elle y passait, le bougre était au bord. Hilarion ne mourut que le lendemain. Le juge était venu; puis, il y avait eu l'enterrement; enfin toutes sortes d'ennuis, dont elle se trouvait heureusement remise, très calme, mais ulcérée de l'ingratitude du monde et bien résolue à ne plus jamais rendre un service à ceux de sa famille.
Fouan dut frapper trois fois, si peureusement, que la Grande n'entendait point. Enfin, elle revint, elle se décida à demander:
—Qui est là?
—Moi.
—Qui, toi?
—Moi, ton frère.
Sans doute, elle avait reconnu la voix tout de suite, et elle ne se pressait pas, pour le plaisir de le forcer à causer. Un silence s'était fait, elle demanda de nouveau:
—Qu'est-ce que tu veux?
Il tremblait, il n'osait répondre. Alors, brutalement, elle rouvrit; mais, comme il entrait, elle barra la porte de ses bras maigres, elle le laissa dans la rue sous la pluie battante, dont le ruissellement triste n'avait pas cessé.
—Je le sais, ce que tu veux. On est venu me dire ça, à la veillée…. Oui, tu as eu la bêtise de te faire manger encore, tu n'as pas même su garder l'argent de ta cachette, et tu veux que je te ramasse, hein?
Puis, voyant qu'il s'excusait, bégayait des explications, elle s'emporta.
—Si je ne t'avais pas averti! Mais te l'ai-je assez répété qu'il fallait être bête et lâche pour renoncer à sa terre!… Tant mieux, si te voilà tel que je le disais, chassé par tes gueux d'enfants, courant la nuit comme un mendiant qui n'a pas même une pierre à lui pour dormir!
Les mains tendues, il pleura, il essaya de l'écarter. Elle tenait bon, elle achevait de se vider le coeur.
—Non, non! va demander un lit à ceux qui t'ont volé. Moi, je ne te dois rien. La famille m'accuserait encore de me mêler de ses affaires…. D'ailleurs, ce n'est point tout ça, tu as donné ton bien, jamais je ne pardonnerai….
Et, redressée, avec son cou flétri et ses yeux ronds d'oiseau de proie, elle lui jeta la porte sur la face, violemment.
—C'est bien fait, crève dehors!
Fouan resta là, raidi, immobile, devant cette porte impitoyable, pendant que derrière lui, la pluie continuait avec son roulement monotone. Enfin, il se retourna, il se renfonça dans la nuit d'encre, que noyait cette chute lente et glacée du ciel.
Où alla-t-il? Il ne se le rappela jamais bien. Ses pieds glissaient dans les flaques, ses mains tâtonnaient pour ne pas se heurter contre les murs et les arbres. Il ne pensait plus, ne savait plus, ce coin de village dont il connaissait chaque pierre, était comme un lieu lointain, inconnu, terrible, où il se sentait étranger et perdu, incapable de se conduire. Il obliqua à gauche, craignit des trous, revint à droite, s'arrêta frissonnant, menacé de toutes parts. Et, ayant rencontré une palissade, il la suivit jusqu'à une petite porte, qui céda. Le sol se dérobait, il roula dans un trou. Là, on était bien, la pluie ne pénétrait pas, il faisait chaud; mais un grognement l'avait averti, il était avec un cochon, qui, dérangé, croyant à de la nourriture, lui poussait déjà son groin dans les côtes. Une lutte s'engagea, il était si faible, que la peur d'être dévoré le fit sortir. Alors, ne pouvant aller plus loin, il se coucha contre la porte, ramassé, roulé en boule, pour que l'avancement du toit le protégeât de l'eau. Des gouttes quand même continuèrent à lui tremper les jambes, des souffles lui glaçaient sur le corps ses vêtements mouillés. Il enviait le cochon, il serait retourné avec lui, s'il ne l'avait pas entendu, derrière son dos, manger la porte, avec des reniflements voraces.
Au petit jour, Fouan sortit de la somnolence douloureuse où il s'était anéanti. Une honte le reprenait, la honte de se dire que son histoire courait le pays, que tous le savaient par les routes, comme un pauvre. Quand on n'a plus rien, il n'y a pas de justice, il n'y a pas de pitié à attendre. Il fila le long des haies, avec l'inquiétude de voir une fenêtre s'ouvrir, quelque femme matinale le reconnaître. La pluie tombait toujours, il gagna la plaine, se cacha au fond d'une meule. Et la journée entière se passa pour lui à fuir de la sorte, d'abri en abri, dans un tel effarement, qu'au bout de deux heures, il se croyait découvert et changeait de trou. L'unique idée, maintenant, qui lui battait le crâne, était de savoir si ce serait bien long de mourir. Il souffrait moins du froid, la faim surtout le torturait, il allait pour sûr mourir de faim. Encore une nuit, encore un jour, peut-être. Tant qu'il fit clair, il ne faiblit pas, il aimait mieux finir ainsi que de retourner chez les Buteau. Mais une angoisse affreuse l'envahit avec le crépuscule qui tombait, une terreur de recommencer l'autre nuit, sous ce déluge entêté. Le froid le reprenait jusque dans les os, la faim lui rongeait la poitrine, intolérable. Lorsque le ciel fut noir, il se sentit comme noyé, emporté par ces ténèbres ruisselantes; sa tête ne commandait plus, ses jambes marchaient toutes seules, la bête l'emmenait; et ce fut alors que, sans l'avoir voulu, il se retrouva dans la cuisine des Buteau, dont il venait de pousser la porte.
Justement, Buteau et Lise achevaient la soupe aux choux de la veille. Lui, au bruit, avait tourné la tête, et il regardait Fouan, silencieux, fumant dans ses vêtements trempés. Un long temps se passa, il finit par dire avec un ricanement:
—Je savais bien que vous n'auriez pas de coeur.
Le vieux, fermé, figé, n'ouvrit pas les lèvres, ne prononça pas un mot.
—Allons, la femme, donne-lui tout de même la pâtée, puisque la faim le ramène.
Déjà, Lise s'était levée et avait apporté une écuellée de soupe. Mais Fouan reprit l'écuelle, alla s'asseoir à l'écart, sur un tabouret, comme s'il avait refusé de se mettre à la table, avec ses enfants; et, goulûment, par grosses cuillerées, il avala. Tout son corps tremblait, dans la violence de sa faim. Buteau, lui, achevait de dîner sans hâte, se balançant sur sa chaise, piquant de loin des morceaux de fromage, qu'il mangeait au bout de son couteau. La gloutonnerie du vieillard l'occupait, il suivait la cuillère des yeux, il goguenarda.
—Dites donc, ça parait vous avoir ouvert l'appétit, cette promenade au frais. Mais faudrait pas se payer ça tous les jours, vous coûteriez trop à nourrir.
Le père avalait, avalait, avec un bruit rauque du gosier, sans une parole.
Et le fils continua.
—Ah! ce bougre de farceur qui découche! Il est peut-être allé voir les garces…. C'est donc ça qui vous a creusé, hein?
Pas de réponse encore, le même entêtement de silence, rien que la déglutition violente des cuillerées qu'il engouffrait.
—Eh! je vous parle, cria Buteau irrité, vous pourriez bien me faire la politesse de répondre.
Fouan ne leva même pas de la soupe ses yeux fixes et troubles. Il ne semblait ni entendre ni voir, isolé, à des lieues, comme s'il avait voulu dire qu'il était revenu manger, que son ventre était là, mais que son coeur n'y était plus. Maintenant il raclait le fond de l'écuelle avec la cuillère, rudement, pour ne rien perdre de sa portion.
Lise, remuée par cette grosse faim, se permit d'intervenir.
—Lâche-le, puisqu'il veut faire le mort.
—C'est qu'il ne va pas recommencer à se foutre de moi! reprit rageusement Buteau. Une fois, ça passe. Mais vous entendez, sacré têtu? que l'histoire d'aujourd'hui vous serve de leçon! Si vous m'embêtez encore, je vous laisse crever de faim sur la route!
Fouan, ayant fini, quitta péniblement sa chaise; et, toujours muet, de ce silence de tombe qui paraissait grandir, il tourna le dos, il se traîna sous l'escalier, jusqu'à son lit, où il se jeta tout vêtu. Le sommeil l'y foudroya, il dormit à l'instant, sans un souffle, sous un écrasement de plomb. Lise, qui vint le voir, retourna dire à son homme qu'il était peut-être bien mort. Mais Buteau, s'étant dérangé, haussa les épaules. Ah! ouiche, mort! est-ce que ça mourait comme ça? Fallait seulement qu'il eût tout de même roulé, pour être dans un état pareil. Le lendemain enfin lorsqu'ils entrèrent jeter un coup d'oeil, le vieux n'avait pas bougé; et il dormait encore le soir, et il ne se réveilla qu'au matin de la seconde nuit, après trente-six heures d'anéantissement.
—Tiens! vous rev'là! dit Buteau en ricanant. Moi qui croyais que ça continuerait, que vous ne mangeriez plus de pain!
Le vieux ne le regarda pas, ne répondit pas, et sortit s'asseoir sur la route, pour prendre l'air.
Alors, Fouan s'obstina. Il semblait avoir oublié les titres qu'on refusait de lui rendre; du moins, il n'en causait plus, il ne les cherchait plus, indifférent peut-être, en tous cas résigné; mais sa rupture était complète avec les Buteau, il restait dans son silence, comme séparé et enseveli. Jamais, dans aucune circonstance, pour aucune nécessité, il ne leur adressait la parole. La vie demeurait commune, il couchait là, mangeait là, il les voyait, les coudoyait du matin au soir; et pas un regard, pas un mot, l'air d'un aveugle et d'un muet, la promenade traînante d'une ombre, au milieu de vivants. Lorsqu'on se fut lassé de s'occuper de lui, sans en tirer un souffle, on le laissa à son obstination. Buteau, Lise elle-même, cessèrent également de lui parler, le tolérant autour d'eux comme un meuble qui aurait changé de place, finissant par perdre la conscience nette de sa présence. Le cheval et les deux vaches comptaient davantage.
De toute la maison, Fouan n'eut plus qu'un ami, le petit Jules, qui achevait sa neuvième année. Tandis que Laure, âgée de quatre ans, le regardait avec les yeux durs de la famille, se dégageait de ses bras, sournoise, rancunière, comme si elle eût déjà condamné cette bouche inutile, Jules se plaisait dans les jambes du vieux. Et il demeurait le dernier lien, qui le rattachait à la vie des autres, il servait de messager, quand la nécessité d'un oui ou d'un non devenait absolue. Sa mère l'envoyait, et il rapportait la réponse, car le grand-père, pour lui seul, sortait de son silence. Dans l'abandon où il tombait, l'enfant en outre, ainsi qu'une petite ménagère, l'aidait à faire son lit le matin, se chargeait de lui donner sa portion de soupe, qu'il mangeait près de la fenêtre, sur ses genoux, n'ayant jamais voulu reprendre sa place, à la table. Puis, ils jouaient ensemble. Le bonheur de Fouan était d'emmener Jules par la main, de marcher longtemps, droit devant eux; et, ces jours-là, il se soulageait de ce qu'il renfonçait en lui, il en disait, il en disait, à étourdir son compagnon, ne parlant déjà plus qu'avec difficulté, perdant l'usage de sa langue, depuis qu'il cessait de s'en servir. Mais le vieillard qui bégayait, le gamin qui n'avait d'autres idées que les nids et les mûres sauvages, se comprenaient très bien à causer, durant des heures. Il lui enseigna à poser des gluaux, il lui fabriqua une petite cage, pour y enfermer des grillons. Cette frêle main d'enfant dans la sienne, par les chemins vides de ce pays où il n'avait plus ni terres ni famille, c'était tout ce qui le soutenait, le faisait se plaire à vivre encore un peu.
Du reste, Fouan était comme rayé du nombre des vivants, Buteau agissait en son lieu et place, touchait et signait, sous le prétexte que le bonhomme perdait la tête. La rente de cent cinquante francs, provenant de la vente de la maison, lui était payée directement par M. Baillehache. Il n'avait eu qu'un ennui avec Delhomme, qui s'était refusé à verser les deux cents francs de la pension, entre des mains autres que celles de son père; et Delhomme exigeait donc la présence de celui-ci; mais il n'avait pas le dos tourné, que Buteau raflait la monnaie. Cela faisait trois cent cinquante francs, auxquels, disait-il d'une voix geignarde, il devait en ajouter autant et davantage, sans arriver à nourrir le vieux. Jamais il ne reparlait des titres; ça dormait-là, on verrait plus tard. Quant aux intérêts, ils passaient toujours, selon lui, à tenir l'engagement avec le père Saucisse, quinze sous chaque matin, pour l'achat à viager d'un arpent de terre. Il criait qu'on ne pouvait pas lâcher ce contrat, qu'il y avait trop d'argent engagé. Pourtant, le bruit courait que le père Saucisse, terrorisé, menacé d'un mauvais coup, avait consenti à le rompre, en lui rendant la moitié des sommes touchées, mille francs sur deux mille; et, si ce vieux filou se taisait, c'était par une vanité de gueux qui ne voulait point avoir été roulé à son tour. Le flair de Buteau l'avertissait que le père Fouan mourrait le premier: une supposition qu'on lui aurait donné une chiquenaude, à coup sûr, il ne se serait pas relevé.
Une année s'écoula, et Fouan, tout en déclinant chaque jour, durait quand même. Ce n'était plus le vieux paysan propret, avec son cuir bien rasé, ses pattes de lièvre correctes, portant des blouses neuves et des pantalons noirs. Dans sa face amincie, décharnée, il ne restait que son grand nez osseux qui s'allongeait vers la terre. Un peu chaque année, il s'était courbé davantage, et maintenant il allait, les reins cassés, n'ayant bientôt qu'à faire la culbute finale, pour tomber dans la fosse. Il se traînait sur deux bâtons, envahi d'une barbe blanche, longue et sale, usant les vêtements troués de son fils, si mal tenu, qu'il en était répugnant au soleil, ainsi que ces vieux rôdeurs de route en haillons, dont on s'écarte. Et, au fond de cette déchéance, la bête seule persistait, l'animal humain, tout entier à l'instinct de vivre. Une voracité le faisait se jeter sur sa soupe, jamais contenté, volant jusqu'aux tartines de Jules, si le petit ne les défendait pas. Aussi le réduisait-on, même on en profitait pour ne plus le nourrir assez, sous le prétexte qu'il en crèverait. Buteau l'accusait de s'être perdu, au Château, dans la compagnie de Jésus-Christ, ce qui était vrai; car cet ancien paysan sobre, dur à son corps, vivant de pain et d'eau, avait pris là des habitudes de godaille, le goût de la viande et de l'eau-de-vie, tellement les vices se gagnent vite, lors même que c'est un fils qui débauche son père. Lise avait dû enfermer le vin en le voyant disparaître. Les jours où l'on mettait un pot-au-feu, la petite Laure restait en faction autour. Depuis que le vieux avait fait la dette d'une tasse de café chez Lengaigne, celui-ci et Macqueron étaient prévenus qu'on ne les payerait pas, s'ils lui servaient des consommations à crédit. Il gardait toujours son grand silence tragique, mais parfois, lorsque son écuelle n'était pas pleine, lorsqu'on enlevait le vin sans lui donner sa part, il fixait longuement sur Buteau des yeux irrités, dans la rage impuissante de son appétit.
—Oui, oui, regardez-moi disait Buteau, si vous croyez que je nourris les bêtes à ne rien foutre! Quand on aime la viande, on la gagne, bougre de goinfre!… Hein? n'avez-vous pas honte d'être tombé dans la débauche à votre âge!
Fouan, qui n'était pas retourné chez les Delhomme par un entêtement d'orgueil, ulcéré du mot que sa fille avait dit, en arriva à tout endurer des Buteau, les mauvaises paroles, même les bourrades. Il ne songeait plus à ses autres enfants; il s'abandonnait là, dans une telle lassitude, que l'idée de s'en tirer ne lui venait point: ça ne marcherait pas mieux ailleurs, à quoi bon? Fanny, lorsqu'elle le rencontrait, passait raide, ayant juré de ne jamais lui reparler la première. Jésus-Christ, meilleur enfant, après lui avoir gardé rancune de la sale façon dont il avait quitté le Château, s'était amusé un soir à le griser abominablement chez Lengaigne puis à le ramener ainsi devant sa porte: une histoire terrible, la maison en l'air, Lise obligée de laver la cuisine, Buteau jurant qu'une autre fois il le ferait coucher sur le fumier; de sorte que le vieux, craintif, se méfiait maintenant de son aîné, au point d'avoir le courage de refuser les rafraîchissements. Souvent aussi, il voyait la Trouille avec ses oies, quand il s'asseyait dehors, au bord d'un chemin. Elle s'arrêtait, le fouillait de ses yeux minces, causait un instant, tandis que ses bêtes, derrière elle, l'attendaient debout sur une patte, le cou en arrêt. Mais, un matin, il constata qu'elle lui avait volé son mouchoir; et, dès lors, du plus loin qu'il l'aperçut, il agita ses bâtons pour la chasser. Elle rigolait, s'amusait à lancer ses oies sur lui, ne se sauvait que lorsqu'un passant menaçait de la gifler, si elle ne laissait pas son grand-père tranquille.
Cependant, jusque-là, Fouan avait pu marcher, et c'était une consolation, car il s'intéressait encore à la terre, il montait toujours revoir ses anciennes pièces, dans cette manie des vieux passionnés que hantent leurs anciennes maîtresses d'autrefois. Il errait lentement par les routes, de sa marche blessée de vieil homme; il s'arrêtait au bord d'un champ, demeurait des heures planté sur ses cannes; puis, il se traînait devant un autre, s'y oubliait de nouveau, immobile, pareil à un arbre poussé là, desséché de vieillesse. Ses yeux vides ne distinguaient plus nettement ni le blé, ni l'avoine, ni le seigle. Tout se brouillait, et c'étaient des souvenirs confus qui se levaient du passé: cette pièce, en telle année, avait rapporté tant d'hectolitres. Même les dates, les chiffres finissaient par se confondre. Il ne lui restait qu'une sensation vive, persistante: la terre, la terre qu'il avait tant désirée, tant possédée, la terre à qui pendant soixante ans, il avait tout donné, ses membres, son coeur, sa vie, la terre ingrate, passée aux bras d'un autre mâle, et qui continuait de produire sans lui réserver sa part! Une grande tristesse le poignait, à cette idée qu'elle ne le connaissait plus, qu'il n'avait rien gardé d'elle ni un sou ni une bouchée de pain, qu'il lui fallait mourir, pourrir en elle, l'indifférente qui, de ses vieux os, allait se refaire de la jeunesse. Vrai! pour en arriver là, nu et infirme, ça ne valait guère la peine de s'être tué au travail! Quand il avait rôdé ainsi autour de ses anciennes pièces, il se laissait tomber sur son lit, dans une telle lassitude, qu'on ne l'entendait même plus souffler.
Mais ce dernier intérêt qu'il prenait à vivre, s'en allait avec ses jambes. Bientôt, il lui devint si pénible de marcher, qu'il ne s'écarta guère du village. Par les beaux jours, il avait trois ou quatre stations préférées: les poutres devant la maréchalerie de Clou, le pont de l'Aigre, un banc de pierre près de l'école; et il voyageait lentement de l'une à l'autre, mettant une heure pour faire deux cents mètres, tirant sur ses sabots comme sur des voitures lourdes, débauché, déjeté, dans le roulis cassé de ses reins. Souvent, il s'oubliait l'après-midi entière au bout d'une poutre, accroupi, à boire le soleil. Une hébétude l'immobilisait, les yeux ouverts. Des gens passaient qui ne le saluaient plus, car il devenait une chose. Sa pipe même lui était une fatigue, il cessait de fumer, tant elle pesait à ses gencives, sans compter que le gros travail de la bourrer et de l'allumer, l'épuisait. Il avait l'unique désir de ne pas bouger de place, glacé, grelottant, dès qu'il remuait, sous l'ardent soleil de midi. C'était, après la volonté et l'autorité mortes, la déchéance dernière, une vieille bête souffrant, dans son abandon, la misère d'avoir vécu une existence d'homme. D'ailleurs, il ne se plaignait point, fait à cette idée du cheval fourbu, qui a servi et qu'on abat, quand il mange inutilement son avoine. Un vieux, ça ne sert à rien et ça coûte. Lui-même avait souhaité la fin de son père. Si, à leur tour, ses enfants désiraient la sienne, il n'en ressentait ni étonnement ni chagrin. Ça devait être.
Lorsqu'un voisin lui demandait:
—Eh bien! père Fouan, vous allez donc toujours!
—Ah! grognait-il, c'est bougrement long de crever, et ce n'est pourtant pas la bonne volonté qui manque!
Et il disait vrai, dans son stoïcisme de paysan qui accepte la mort, qui la souhaite, dès qu'il redevient nu et que la terre le reprend.
Une souffrance encore l'attendait. Jules se dégoûta de lui, détourné par la petite Laure. Celle-ci, lorsqu'elle le voyait avec le grand-père, semblait jalouse. Il les embêtait, ce vieux! c'était plus amusant de jouer ensemble. Et, si son frère ne la suivait pas, elle se pendait à ses épaules, l'emmenait. Ensuite, elle se faisait si gentille, qu'il en oubliait son service de ménagère complaisante. Peu à peu, elle se l'attacha complètement, en vraie femme déjà qui s'était donné la tâche de cette conquête.
Un soir, Fouan, était allé attendre Jules devant l'école, si las, qu'il avait songé à lui, pour remonter la côte. Mais Laure sortit avec son frère; et, comme le vieux, de sa main tremblante, cherchait la main du petit, elle eut un rire méchant.
—Le v'là encore qui t'embête, lâche-le donc!
Puis, se retournant vers les autres galopins:
—Hein? est-il couenne de se laisser embêter!
Alors, Jules, au milieu des huées, rougit, voulut faire l'homme, s'échappa d'un saut, en criant le mot de sa soeur à son vieux compagnon de promenades:
—Tu m'embêtes!
Effaré, les yeux obscurcis de larmes, Fouan trébucha, comme si la terre lui manquait, avec cette petite main qui se retirait de lui. Les rires augmentaient, et Laure força Jules à danser autour du vieillard, à chanter sur un air de ronde enfantine:
—Tombera, tombera pas… son pain sec mangera, qui le ramassera….
Fouan, défaillant, mit près de deux heures à rentrer seul, tant il traînait les pieds, sans force. Et ce fut la fin, l'enfant cessa de lui apporter sa soupe et de faire son lit, dont la paillasse n'était pas retournée une fois par mois. Il n'eut même plus ce gamin à qui causer, il s'enfonça dans l'absolu silence, sa solitude se trouva élargie et complète. Jamais un mot, sur rien, à personne.
III
Les labours d'hiver tiraient à leur fin, et par cette après-midi de février, sombre et froide, Jean, avec sa charrue, venait d'arriver à sa grande pièce des Cornailles, où il lui restait à faire deux bonnes heures de besogne. C'était un bout de la pièce qu'il voulait semer de blé, une variété écossaise de poulard, une tentative que lui avait conseillée son ancien maître Hourdequin en mettant même à sa disposition quelques hectolitres de semence.
Tout de suite, Jean enraya, à la place où il avait dérayé la veille; et, faisant mordre le soc, les mains aux mancherons de la charrue, il jeta à son cheval le cri rauque dont il l'excitait.
—Dia hue! hep!
Des pluies battantes, après de grands soleils, avaient durci l'argile du sol, si profondément, que le soc et le coutre détachaient avec peine la bande qu'ils tranchaient, dans ce labour à plein fer. On entendait la motte épaisse grincer contre le versoir qui la retournait enfouissant au fond le fumier, dont une couche étalée couvrait le champ. Parfois, un obstacle, une pierre, donnait une secousse.
—Dia hue! hep!
Et Jean, de ses bras tendus veillait à la rectitude parfaite du sillon, si droit, qu'on l'aurait dit tracé au cordeau; tandis que son cheval, la tête basse, les pieds enfoncés dans la raie, tirait d'un train uniforme et continu. Lorsque la charrue s'empâtait, il en détachait la boue et les herbes, d'un branle de ses deux poings; puis elle glissait de nouveau en laissant derrière elle la terre mouvante et comme vivante, soulevée, grasse, à nu jusqu'aux entrailles.
Quand il fut au bout du sillon, il tourna, en commença un autre. Bientôt, une sorte de griserie lui vint de toute cette terre remuée, qui exhalait une odeur forte, l'odeur des coins humides où fermentent les germes. Sa marche lourde, la fixité de son regard, achevaient de l'étourdir. Jamais il ne devait devenir un vrai paysan. Il n'était pas né dans ce sol, il restait l'ancien ouvrier des villes, le troupier qui avait fait la campagne d'Italie; et ce que les paysans ne voient pas, ne sentent pas, lui le voyait, le sentait, la grande paix triste de la plaine, le souffle puissant de la terre, sous le soleil et sous la pluie. Toujours il avait eu des idées de retraite à la campagne. Mais quelle sottise de s'être imaginé que, le jour où il lâcherait le fusil et le rabot, la charrue contenterait son goût de la tranquillité! Si la terre était calme, bonne à ceux qui l'aiment, les villages collés sur elle comme des nids de vermine, les insectes humains vivant de sa chair, suffisaient à le déshonorer et à en empoisonner l'approche. Il ne se souvenait pas d'avoir souffert autant que depuis son arrivée, déjà lointaine, à la Borderie.
Jean dut soulever un peu les mancherons, pour donner de l'aisance. Une légère déviation du sillon lui causa de l'humeur. Il tourna, s'appliqua davantage, en poussant son cheval.
—Dia hue! hep!
—Oui, que de misères, en ces dix années! D'abord, sa longue attente de Françoise; ensuite, la guerre avec les Buteau. Pas un jour ne s'était passé sans vilaines choses. Et, à cette heure qu'il avait Françoise, depuis deux ans qu'ils étaient mariés, pouvait-il se dire heureux? S'il l'aimait toujours, lui, il avait bien deviné qu'elle ne l'aimait pas, qu'elle ne l'aimerait jamais, comme il aurait désiré l'être, à pleins bras, à pleine bouche. Tous deux vivaient en bon accord, le ménage prospérait, travaillait, économisait. Mais ce n'était point ça, il la sentait loin, froide, occupée d'une autre idée, au lit, quand il la tenait. Elle se trouvait enceinte de cinq mois, un de ces enfants faits sans plaisir, qui ne donnent que du mal à leur mère. Cette grossesse ne les avait même pas rapprochés. Il souffrait surtout d'un sentiment de plus en plus net, éprouvé le soir de leur entrée dans la maison, le sentiment qu'il demeurait un étranger pour sa femme; un homme d'un autre pays, poussé ailleurs, on ne savait où, un homme qui ne pensait pas comme ceux de Rognes, qui lui paraissait bâti différemment, sans lien possible avec elle, bien qu'il l'eût rendue grosse. Après le mariage, exaspérée contre les Buteau, elle avait, un samedi, rapporté de Cloyes une feuille de papier timbré, afin de tout laisser par testament à son mari, car elle s'était fait expliquer comment la maison et la terre retourneraient à sa soeur si elle mourait avant d'avoir un enfant, l'argent et les meubles entrant seuls dans la communauté; puis, sans lui donner aucune explication à ce sujet, elle semblait s'être ravisée, la feuille était encore dans la commode, toute blanche; et il en avait ressenti un grand chagrin secret, non qu'il fût intéressé, mais il voyait là un manque d'affection. D'ailleurs, aujourd'hui que le petit allait naître, à quoi bon un testament? Il n'en avait pas moins le coeur gros, chaque fois qu'il ouvrait la commode et qu'il apercevait le papier timbré, devenu inutile.
Jean s'arrêta, laissa souffler son cheval. Lui-même secouait son étourdissement, dans l'air glacé. D'un lent regard, il regarda l'horizon vide, la plaine immense, où d'autres attelages, très loin, se noyaient sous le gris du ciel. Il fut surpris de reconnaître le père Fouan, qui revenait de Rognes par le chemin neuf, cédant encore à quelque souvenir, à un besoin de revoir un coin de champ. Puis, il baissa la tête, il s'absorba une minute dans la vue du sillon ouvert, de la terre éventrée à ses pieds: elle était jaune et forte au fond, la motte retournée avait apporté à la lumière comme une chair rajeunie, tandis que, dessous, le fumier s'enterrait en un lit de fécondation grasse; et ses réflexions devenaient confuses, la drôle d'idée qu'on avait eue de fouiller ainsi le sol pour manger du pain, l'ennui où il était de ne pas se sentir aimé de Françoise, d'autres choses plus vagues, sur ce qui poussait là, sur son petit qui naîtrait bientôt, sur tout le travail qu'on faisait, sans en être souvent plus heureux. Il reprit les mancherons, il jeta son cri guttural.
—Dia hue! hep!
Jean achevait son labour, lorsque Delhomme, qui revenait à pied d'une ferme voisine, s'arrêta au bord du champ.
—Dites donc, Caporal, vous savez la nouvelle…. Paraît qu'on va avoir la guerre.
Il lâcha la charrue, il se releva, saisi, étonné du coup qu'il recevait au coeur.
—La guerre, comment ça?
Mais avec les Prussiens, à ce qu'on m'a dit…. C'est dans les journaux.
Les yeux fixes, Jean revoyait l'Italie, les batailles de là-bas, ce massacre dont il avait été si heureux de se tirer, sans une blessure. A cette époque, de quelle ardeur il aspirait à vivre tranquille, dans son coin! et voilà que cette parole, criée d'une route par un passant, cette idée de la guerre lui allumait tout le sang du corps!
—Dame! si les Prussiens nous emmerdent…. On ne peut pas les laisser se foutre de nous.
Delhomme n'était pas de cet avis. Il hocha la tête, il déclara que ce serait la fin des campagnes, si l'on y revoyait les Cosaques comme après Napoléon. Ça ne rapportait rien de se cogner; valait mieux s'entendre.
—Ce que j'en dis, c'est pour les autres…. J'ai mis de l'argent, chez monsieur Baillehache. Quoi qu'il arrive, Nénesse, qui tire demain, ne partira pas.
—Bien sûr, conclut Jean, calmé. C'est comme moi, qui ne leur dois plus rien et qui suis marié à cette heure, je m'en fiche qu'ils se battent!… Ah! c'est avec les Prussiens! Eh bien! on leur allongera une raclée, voilà tout!
—Bonsoir, Caporal!
—Bonsoir!
Delhomme repartit, s'arrêta plus loin pour crier de nouveau la nouvelle, la cria plus loin une troisième fois; et la menace de la guerre prochaine vola par la Beauce, dans la grande tristesse du ciel de cendre.
Jean, ayant terminé, eut l'idée d'aller tout de suite à la Borderie chercher la semence promise. Il détela, laissa la charrue au bout du champ, sauta sur son cheval. Comme il s'éloignait, la pensée de Fouan lui revint, il le chercha et ne le trouva plus. Sans doute, le vieux s'était mis à l'abri du froid, derrière une meule de paille, restée dans la pièce aux Buteau.
A la Borderie, après avoir attaché sa bête, Jean appela inutilement; tout le monde devait être en besogne dehors; et il était entré dans la cuisine vide, il tapait du poing sur la table, lorsqu'il entendit enfin la voix de Jacqueline monter de la cave, où se trouvait la laiterie. On y descendait par une trappe, qui s'ouvrait au pied même de l'escalier, si mal placée, qu'on redoutait toujours des accidents.
—Hein? qui est-ce?
Il s'était accroupi sur la première marche du petit escalier raide, et elle le reconnut d'en bas.
Tiens, Caporal!
Lui aussi la voyait, dans le demi-jour de la laiterie, éclairée par un soupirail. Elle travaillait là, au milieu des jattes, des crémoirs, d'où le petit-lait s'en allait goutte à goutte, dans une auge de pierre; et elle avait les manches retroussées jusqu'aux aisselles, ses bras nus étaient blancs de crème.
—Descends donc…. Est-ce que je te fais peur?
Elle le tutoyait comme autrefois, elle riait de son air de fille engageante. Mais lui, gêné, ne bougeait pas.
—C'est pour la semence que le maître m'a promise.
—Ah! oui, je sais…. Attends, je monte.
Et, quand elle fut au grand jour, il la trouva toute fraîche, sentant bon le lait, avec ses bras nus et blancs. Elle le regardait de ses jolis yeux pervers, elle finit par demander d'un air de plaisanterie:
—Alors, tu ne m'embrasses pas?… Ce n'est pas parce qu'on est marié qu'on doit être mal poli.
Il l'embrassa, en affectant de faire claquer fortement les deux baisers sur les joues, pour dire que c'était simplement de bonne amitié. Mais elle le troublait, des souvenirs lui remontaient de tout le corps, dans un petit frisson. Jamais avec sa femme, qu'il aimait tant, il n'avait éprouvé ça.
—Allons, viens, reprit Jacqueline. Je vas te montrer la semence….
Imagine-toi que la servante elle-même est au marché.
Elle traversa la cour, entra dans la grange au blé, tourna derrière une pile de sac; et c'était là, contre le mur, en un tas que des planches maintenaient. Il l'avait suivie, il étouffa un peu de se trouver ainsi seul avec elle, au fond de ce coin perdu. Tout de suite, il affecta s'intéresser à la semence, une belle variété écossaise de poulard.
—Oh! qu'il est gros!
Mais elle eut son roucoulement de gorge, elle le ramena vite au sujet qui l'intéressait.
—Ta femme est enceinte, vous vous en donnez, hein?… Dis donc, est-ce que ça va avec elle? est-ce que c'est aussi gentil qu'avec moi?
Il devint très rouge, elle s'en amusa, enchantée de le bouleverser de la sorte. Puis, elle parut s'assombrir, sous une pensée brusque.
—Tu sais, moi, j'ai eu bien des ennuis. Heureusement que c'est passé et que j'en suis sortie à mon avantage.
En effet, un soir, Hourdequin avait vu tomber à la Borderie son fils Léon, le capitaine, qui ne s'y était pas montré depuis des années; et, dès le premier jour, ce dernier, venu pour savoir, fut renseigné, lorsqu'il eut constaté que Jacqueline occupait la chambre de sa mère. Un instant, elle trembla, car l'ambition l'avait prise de se faire épouser et d'hériter de la ferme. Mais le capitaine commit la faute de jouer le vieux jeux: il voulut débarrasser son père en se faisant surprendre par lui, couché avec elle. C'était trop simple. Elle étala une vertu farouche, elle poussa des cris, versa des larmes, déclara à Hourdequin qu'elle s'en allait, puisqu'elle n'était plus respectée dans sa maison. Il y eut une scène atroce entre les deux hommes, le fils essaya d'ouvrir les yeux du père, ce qui acheva de gâter les choses. Deux heures plus tard, il repartit, il cria sur le seuil qu'il aimait mieux tout perdre, et que, s'il rentrait jamais, ce serait pour faire sortir cette catin à coups de botte.
L'erreur de Jacqueline, dans son triomphe, fut alors de croire qu'elle pouvait tout risquer. Elle signifia à Hourdequin qu'après des vexations pareilles, dont le pays clabaudait, elle se devait de le quitter, s'il ne l'épousait pas. Même elle commença à faire sa malle. Mais le fermier, encore bouleversé de sa rupture avec son fils, d'autant plus furieux qu'il se donnait secrètement tort et que son coeur saignait, faillit l'assommer d'une paire de gifles; et elle ne parla plus de partir, elle comprit qu'elle s'était trop pressée. Maintenant, du reste, elle était la maîtresse absolue, couchant ouvertement dans la chambre conjugale, mangeant à part avec le maître, commandant, réglant les comptes, ayant les clefs de la caisse, si despotique, qu'il la consultait sur les décisions à prendre. Il déclinait, très vieilli, elle espérait bien vaincre ses révoltes dernières, l'amener au mariage, quand elle aurait achevé de l'user. En attendant, comme il avait juré de déshériter son fils, dans le coup de sa colère, elle travaillait pour le décider à un testament en sa faveur; et elle se croyait déjà propriétaire de la ferme, car elle lui en avait arraché la promesse, un soir, au lit.
—Depuis des années que je m'esquinte à l'amuser, conclut-elle, tu comprends que ce n'est pas pour ses beaux yeux.
Jean ne put s'empêcher de rire. Tout en parlant d'un geste machinal, elle avait enfoncé ses bras nus dans le blé; et elle les en retirait, les y replongeait, poudrant sa peau d'une poudre fine et douce. Il regardait ce jeu, il fit à voix haute une réflexion qu'il regretta ensuite.
—Et, avec Tron, ça va toujours?
Elle ne parut pas blessée, elle parla librement comme à un vieil ami.
—Ah! je l'aime bien, cette grande bête, mais il n'est guère raisonnable, vrai!… Est-ce qu'il n'est pas jaloux! Oui, il me fait des scènes, il ne me passe que le maître, et encore! Je crois qu'il vient écouter la nuit si nous dormons.
De nouveau, Jean s'égayait. Mais elle ne riait pas, elle, ayant une peur secrète de ce colosse, qu'elle disait sournois et faux, ainsi, que tous les Porcherons. Il l'avait menacée de l'étrangler, si elle le trompait. Aussi n'allait-elle plus avec lui qu'en tremblant, malgré le goût qu'elle gardait pour ses gros membres, elle toute fluette qu'il aurait écrasée entre son pouce et ses quatre doigts.
Puis, elle eut un joli haussement d'épaules, comme pour dire qu'elle en avait mangé d'autres. Et elle reprit, souriante:
—Dis, Caporal, ça marchait mieux avec toi, nous étions si d'accord!
Sans le quitter de ses yeux plaisants, elle s'était remise à brasser le blé. Lui, se trouvait reconquis, oubliait son départ de la ferme, son mariage, l'enfant qui allait naître. Il lui saisit les poignets, au fond de la semence; il remonta le long de ses bras, veloutés de farine, jusqu'à sa gorge d'enfant, que l'abus de l'homme semblait durcir; et c'était ce qu'elle voulait, depuis qu'elle l'avait aperçu, en haut de la trappe, un regain de sa tendresse d'autrefois, le mauvais plaisir aussi de le reprendre à une autre femme, une femme légitime. Déjà, il l'empoignait, il la renversait sur le tas de blé, pâmée, roucoulante, lorsqu'une haute et maigre figure, celle du berger Soulas, apparut derrière les sacs, toussant violemment et crachant. D'un bond, Jacqueline s'était relevée, tandis que Jean, essoufflé, bégayait:
—Eh bien! c'est ça, je reviendrai en chercher cinq hectolitres…. Oh! est-il gros! est-il gros!
Elle, rageuse, regardant le dos du berger qui ne s'en allait pas, murmura, les dents serrées:
—C'est trop à la fin! Même quand je me crois seule, il est là qui m'embête. Ce que je vais te le faire flanquer dehors!
Jean, refroidi, se hâta de quitter la grange et détacha son cheval dans la cour, malgré les signes de Jacqueline, qui l'aurait caché au fond de la chambre conjugale, plutôt que de renoncer à son envie. Mais, désireux de s'échapper, il répéta qu'il reviendrait le lendemain. Il partit à pied, tenant sa bête par la bride, quand Soulas, sorti pour l'attendre, lui dit à la porte:
—C'est donc la fin de l'honnêteté, que toi aussi, tu y retournes?… Rends-lui le service, alors, de la prévenir qu'elle ferme son bec, si elle ne veut pas que j'ouvre le mien. Ah! il y en aura, du grabuge, tu verras!
Mais Jean passa outre, avec un geste brutal, refusant de s'en mêler davantage. Il était plein de honte, irrité de ce qu'il avait manqué faire. Lui qui croyait bien aimer Françoise, il n'avait plus jamais près d'elle de ces coups bêtes de désir. Était-ce donc qu'il aimait mieux Jacqueline? cette garce lui avait-elle laissé du feu sous la peau? Tout le passé se réveillait, sa colère s'accrut, lorsqu'il sentit qu'il retournerait la voir, malgré sa révolte. Et frémissant, il sauta sur son cheval, il galopa, afin de rentrer plus vite à Rognes.
—Justement, cette après-midi-là, Françoise eut l'idée d'aller faucher un paquet de luzerne pour ses vaches. C'était elle d'habitude qui faisait ce travail, et elle se décidait en songeant qu'elle trouverait là-haut son homme, au labour; car elle n'aimait guère s'y hasarder seule, dans la crainte de s'y coudoyer avec les Buteau, qui, enragés de ne plus avoir toute la pièce à eux, cherchaient continuellement de mauvaises querelles. Elle prit une faux, le cheval rapporterait le paquet d'herbe. Mais, comme elle arrivait aux Cornailles, elle eut la surprise de ne point apercevoir Jean, qu'elle n'avait pas averti du reste: la charrue était là, où pouvait-il bien être, lui? Et ce qui acheva de l'émotionner fortement, ce fut de reconnaître Buteau et Lise, debout devant le champ, agitant les bras, l'air furieux. Sans doute ils venaient de s'arrêter, au retour de quelque village voisin, endimanchés, les mains libres. Un instant, elle fut sur le point de tourner les talons. Puis, elle s'indigna de cette peur, elle était bien la maîtresse d'aller à sa terre; et elle continua de s'approcher, la faux sur l'épaule.
La vérité était que, lorsque Françoise rencontrait ainsi Buteau, surtout seul, elle en demeurait bouleversée. Depuis deux ans, elle ne lui adressait plus la parole. Mais elle ne pouvait le voir, sans éprouver un élancement dans tout son corps. C'était peut-être bien de la colère, peut-être bien autre chose aussi. A plusieurs reprises, sur ce même chemin, comme elle se rendait à sa luzernière, elle l'avait de la sorte aperçu devant elle. Il tournait la tête, deux, trois fois, pour la regarder de son oeil gris, taché de jaune. Un frisson la prenait, elle hâtait le pas malgré son effort, tandis qu'il ralentissait le sien; et elle passait à son côté, leurs yeux se fouillaient une seconde. Puis, elle avait le trouble de le sentir derrière son dos, elle se raidissait, ne savait plus marcher. Lors de leur dernière rencontre, elle s'était effarée au point de s'étaler tout de son long, embarrassée par son ventre de femme grosse, en voulant sauter de la route dans sa luzerne. Lui, avait éclaté de rire.
Le soir, lorsque Buteau raconta méchamment à Lise la culbute de sa soeur, tous les deux eurent un regard où luisait la même pensée: si la gueuse s'était tuée avec son enfant, le mari n'avait rien, la terre et la maison leur faisaient retour. Ils savaient, par la Grande, l'aventure du testament différé, devenu inutile depuis la grossesse. Mais eux n'avaient jamais eu de chance, pas de danger que le sort les débarrassât de la mère et du petit! Et ils y revinrent en se couchant, histoire simplement d'en causer, car ça ne tue pas les gens, de parler de leur mort. Une supposition que Françoise fût morte sans héritier, comme tout s'arrangeait, quel coup de justice du bon Dieu! Lise, empoisonnée de sa haine, finit par jurer que sa soeur n'était plus sa soeur, qu'elle lui tiendrait la tête sur le billot, s'il ne s'agissait que de ça pour rentrer dans leur chez-eux, d'où la salope les avait si dégoûtamment chassés. Buteau, lui, ne se montrait pas gourmand, déclarait que ce serait déjà gentil de voir le petit claquer avant de naître. Cette grossesse surtout l'avait irrité: un enfant, c'était la fin de son espoir têtu, la perte définitive du bien. Alors, comme ils se mettaient au lit tous deux, et qu'elle soufflait la chandelle, elle eut un rire singulier, elle dit que tant que les mioches ne sont pas venus, ils peuvent ne pas venir. Un silence régna dans l'obscurité, puis il demanda pourquoi elle lui disait ça. Collée contre lui, la bouche à son oreille elle lui fit un aveu: le mois dernier, elle avait eu l'embêtement de s'apercevoir qu'elle se trouvait de nouveau pincée; si bien que, sans le prévenir, elle avait filé chez la Sapin, une vieille de Magnolles qui était sorcière. Encore enceinte, merci! il l'aurait bien reçue! La Sapin, avec une aiguille, tout simplement, l'avait débarrassée. Il l'écoulait, sans approuver, sans désapprouver, et son contentement ne perça que dans la façon goguenarde dont il exprima l'idée qu'elle aurait dû se procurer l'aiguille pour Françoise. Elle s'égaya aussi, le saisit à pleins bras, lui souffla que la Sapin enseignait une autre manière, oh! une manière si drôle! Hein? laquelle donc? Eh bien! un homme pouvait défaire ce qu'un homme avait fait: il n'avait qu'à prendre la femme en lui traçant trois signes de croix sur le ventre et en récitant un Ave à l'envers. Le petit, s'il y en avait un, s'en allait comme un vent. Buteau s'arrêta de rire, ils affectèrent de douter, mais l'antique crédulité passée dans les os de leur race, les secouait d'un frisson, car personne n'ignorait que la vieille de Magnolles avait changé une vache en belette et ressuscité un mort. Ça devait être, puisqu'elle l'affirmait. Enfin, Lise désira, très câline, qu'il essayât sur elle l'Ave, à l'envers et les trois signes de croix, voulant se rendre compte si elle ne sentirait rien. Non, rien! C'était que l'aiguille avait suffi. Sur Françoise, ça en aurait fait, du ravage? Il rigola, est-ce qu'il pouvait? Tiens! pourquoi pas, puisqu'il l'avait déjà eue? Jamais! Il s'en défendait maintenant, tandis que sa femme lui enfonçait les doigts dans la chair, devenue jalouse. Ils s'endormirent aux bras l'un de l'autre.
Depuis ce temps, l'idée de cet enfant qui poussait, qui allait leur prendre pour toujours la maison et la terre, les hanta; et ils ne rencontraient plus la jeune soeur, sans que leur regard, tout de suite, se portât sur son ventre. Quand ils la virent arriver par le chemin, ils la mesurèrent d'un coup d'oeil, saisis de constater que la grossesse avançait et que bientôt il ne serait plus temps.
—Non de Dieu! gueula Buteau, en revenant au labour qu'il examinait, le voleur a bien mordu sur nous d'un bon pied…. Y a pas à dire, v'là la borne!
Françoise avait continué de s'approcher, du même pas tranquille, en cachant sa crainte. Elle comprit alors la cause de leurs gestes furieux, la charrue de Jean devait avoir entamé leur parcelle. Il y avait là de continuels sujets de dispute; pas un mois ne se passait sans qu'une question de mitoyenneté les jetât les uns sur les autres. Ça ne pouvait finir que par des coups et des procès.
—Tu entends, continua-il en élevant la voix, vous êtes chez nous, je vas vous faire marcher!
Mais la jeune femme, sans même tourner la tête, était entrée dans sa luzernière.
—On te parle, cria Lise hors d'elle. Viens voir la borne, si tu crois que nous mentons…. Faut se rendre compte du dommage.
Et, devant le silence, le dédain affecté de sa soeur, elle perdit toute mesure, s'avança sur elle, les poing fermés.
—Dis donc, est-ce que tu te fous de nous? Je suis ton aînée, tu me dois le respect. Je saurai bien te faire demander pardon de toutes les cochonneries que tu m'as faites.
Elle était devant elle, enragée de rancune, aveuglée de sang.
—A genoux, à genoux, garce!
Toujours muette, Françoise, comme le soir de l'expulsion, lui cracha au visage. Et Lise hurlait, lorsque Buteau intervint, en l'écartant violemment.
—Laisse, c'est mon affaire.
Ah! oui, elle le laissait! Il pouvait bien la tordre et lui casser l'échine, ainsi qu'un mauvais arbre; il pouvait bien en faire de la pâtée pour les chiens, s'en servir comme d'une traînée: ce n'était pas elle qui l'empêcherait elle l'aiderait plutôt! Et, à partir de ce moment, toute droite, elle guetta, veillant à ce qu'on ne le dérangeât point. Autour d'eux, sous le ciel morne, la pleine immense et grise s'étendait, sans une âme.
—Vas-y donc, il n'y a personne!
Buteau marchait sur Françoise, et celle-ci, à le voir, la face dure, les bras raidis, crut qu'il venait la battre. Elle n'avait pas lâché sa faux, mais elle tremblait; déjà, d'ailleurs, il en tenait le manche; il la lui arracha, la jeta dans la luzerne. Pour lui échapper, elle n'eut plus qu'à s'en aller à reculons, elle passa ainsi dans le champ voisin, se dirigea vers la meule qui s'y trouvait, comme si elle eût espéré s'en faire un rempart. Lui, ne se hâtait point, semblait également la pousser là, les bras peu à peu ouverts, la face détendue par un rire silencieux qui découvrait ses gencives. Et, tout d'un coup, elle comprit qu'il ne voulait pas la battre. Non il voulait autre chose, la chose qu'elle lui avait refusée si longtemps. Alors, elle trembla davantage, quand elle sentit sa force l'abandonner, elle vaillante, qui tapait dur autrefois, en jurant que jamais il n'y arriverait. Pourtant, elle n'était plus une gamine, elle avait eu vingt-trois ans à la Saint-Martin, une vraie femme à cette heure, la bouche rouge encore et les yeux larges, pareils à des écus. C'était en elle une sensation si tiède et si molle, que ses membres lui semblaient s'en engourdir.
Buteau, la forçant toujours à reculer, parla enfin, d'une voix basse et ardente:
—Tu sais bien que ce n'est pas fini entre nous, que je te veux, que je t'aurai!
Il avait réussi à l'acculer contre la meule, il la saisit aux épaules, la renversa. Mais, à ce moment, elle se débattit, éperdue, dans l'habitude de sa longue résistance. Lui, la maintenait, en évitant les coups de pied.
—Puisque t'es grosse à présent, foutue bête! qu'est-ce que tu risques?…
Je n'en ajouterai pas un autre, va, pour sûr!
Elle éclata en larmes, elle eut comme une crise, ne se défendant plus, les bras tordus, les jambes agitées de secousses nerveuses; et il ne pouvait la prendre, il était jeté de côté, à chaque nouvelle tentative. Une colère le rendit brutal, il se tourna vers sa femme.
—Nom de Dieu de feignante! quand tu nous regarderas!… Aide-moi donc, tiens-lui les jambes, si tu veux que ça se fasse!
Lise était restée droite, immobile, plantée à dix mètres, fouillant de ses yeux les lointains de l'horizon, puis les ramenant sur les deux autres, sans qu'un pli de sa face remuât. A l'appel de son homme, elle n'eut pas une hésitation, s'avança, empoigna la jambe gauche de sa soeur, l'écarta, s'assit dessus, comme si elle avait voulu la broyer. Françoise, clouée au sol, s'abandonna, les nerfs rompus, les paupières closes. Pourtant, elle avait sa connaissance, et quand Buteau l'eut possédée, elle fut emportée à son tour dans un spasme de bonheur si aigu, qu'elle le serra de ses deux bras à l'étouffer, en poussant un long cri. Des corbeaux passaient, qui s'en effrayèrent. Derrière la meule, apparut la tête blême du vieux Fouan, abrité là contre le froid. Il avait tout vu, il eut peur sans doute, car il se renfonça dans la paille.
Buteau s'était relevé, et Lise le regardait fixement. Elle n'avait eu qu'une préoccupation, s'assurer s'il faisait bien les choses; et, dans le coeur qu'il y mettait, il venait d'oublier tout, les signes de croix, l'Ave à l'envers. Elle en restait saisie, hors d'elle. C'était donc pour le plaisir qu'il avait fait ça?
Mais Françoise ne lui laissa pas le temps de s'expliquer. Un moment, elle était demeurée par terre, comme succombant sous la violence de cette joie d'amour, qu'elle ignorait. Brusquement, la vérité s'était faite: elle aimait Buteau, elle n'en avait jamais aimé, elle n'en aimerait jamais un autre. Cette découverte l'emplit de honte, l'enragea contre elle-même, dans la révolte de toutes ses idées de justice. Un homme qui n'était pas à elle, l'homme à cette soeur qu'elle détestait, le seul homme qu'elle ne pouvait avoir sans être une coquine! Et elle venait de le laisser aller jusqu'au bout, et elle l'avait serré si fort, qu'il la savait à lui!
D'un bond, elle se leva, égarée, défaite, crachant toute sa peine en mots entrecoupés.
—Cochons! salops!… Oui, tous les deux, des salops, des cochons!… Vous m'avez abîmée. Y en a qu'on guillotine, et qui en ont moins fait…. Je le dirai à Jean, sales cochons! C'est lui qui réglera votre compte.
Buteau haussait les épaules, goguenard, content d'y être arrivé enfin.
—Laisse donc! tu en mourais d'envie, je t'ai bien sentie gigoter…. Nous recommencerons ça.
Cette rigolade acheva d'exaspérer Lise, et toute la colère qui montait en elle contre son mari, creva sur sa cadette.
—C'est vrai, putain! je t'ai vue. Tu l'as empoigné, tu l'as forcé…. Quand je disais que tout mon malheur venait de toi! Ose répéter à présent que tu ne m'as pas débauché mon homme, oui! tout de suite au lendemain du mariage, lorsque je te mouchais encore!
Sa jalousie éclatait, singulière après ses complaisances, une jalousie qui portait moins sur l'acte que sur la moitié de ce que sa soeur lui avait pris dans l'existence. Si cette fille de son sang n'était pas née, est-ce qu'il lui aurait fallu partager tout? Elle l'exécrait d'être plus jeune, plus fraîche, plus désirée.
—Tu mens! criait Françoise. Tu sais bien que tu mens!
—Ah! je mens! Ce n'est peut-être pas toi qui voulais de lui, qui le poursuivais jusque dans la cave.
—Moi! moi! et, tout à l'heure, est-ce moi encore?… Vache qui m'as tenue! Oui, tu m'aurais cassé la jambe! Et ça, vois-tu, je ne comprends pas, faut que tu sois dégoûtante, ou faut que tu aies voulu m'assassiner, gueuse!
Lise, à la volée, répondit par une gifle. Cette brutalité affola Françoise qui se rua sur elle. Les mains au fond des poches, Buteau ricanait, sans intervenir, en coq vaniteux pour lequel deux poules se battent. Et la bataille continua, enragée, scélérate, les bonnets arrachés, les chairs meurtries, chacune fouillant des doigts où elle pourrait atteindre la vie de l'autre. Toutes deux s'étaient bousculées, étaient revenues dans la luzerne. Mais Lise poussa un hurlement. Françoise lui enfonçait les ongles dans le cou; et, alors, elle vit rouge, elle eut la pensée nette, aiguë, de tuer sa soeur. A gauche de celle-ci, elle avait aperçu la faux, tombée le manche en travers d'une touffe de chardons, la pointe haute. Ce fut comme dans un éclair. Elle culbuta Françoise, de toute la force de ses poignets. Trébuchante, la malheureuse tourna, s'abattit à gauche, en jetant un cri terrible. La faux lui entrait dans le flanc.
—Nom de Dieu! nom de Dieu! bégaya Buteau.
Et ce fut tout. Une seconde avait suffi, l'irréparable était fait. Lise, béante de voir se réaliser si vite ce qu'elle avait voulu, regardait la robe coupée se tacher d'un flot de sang. Était-ce donc que le fer avait pénétré jusqu'au petit, pour que ça coulât si fort? Derrière la meule, la face pâle du vieux Fouan s'allongeait de nouveau. Il avait vu le coup; ses yeux troubles clignotaient.
Françoise ne bougeait plus, et Buteau, qui s'approchait, n'osa la toucher. Un souffle de vent passa, le glaça jusqu'aux os, lui hérissa le poil, dans un frisson d'épouvante.
—Elle est morte, filons, nom de Dieu!
Il avait saisi la main de Lise; ils furent comme emportés, le long de la route déserte. Le ciel bas et sombre semblait leur tomber sur le crâne; leur galop faisait derrière eux un bruit de foule, lancée à leur poursuite; et ils couraient par la plaine vide et rase, lui ballonné dans sa blouse, elle échevelée, son bonnet au poing, tous les deux répétant les mêmes mots, grondant comme des bêtes traquées:
—Elle est morte, nom de Dieu!… Filons, nom de Dieu!
Leurs enjambées s'allongeaient, ils n'articulaient plus, grognaient des sons involontaires, qui cadençaient leur fuite, un reniflement où l'on aurait distingué encore:
—Morte, nom de Dieu!… Morte, nom de Dieu!… Morte, nom de Dieu!
Ils disparurent.
Quelques minutes plus tard, lorsque Jean revint, au trop de son cheval, ce fut une grande douleur.
—Quoi donc? qu'est-il arrivé?
—Françoise, qui avait rouvert les paupières, ne remuait toujours pas. Elle le regardait longuement, de ses grands yeux douloureux; et elle ne répondait point, comme très loin de lui déjà, songeant à des choses.
—Tu es blessée, tu as du sang, réponds, je t'en prie!
Il se tourna vers le père Fouan, qui s'approchait.
—Vous étiez là, que s'est-il passé?
Alors, Françoise parla, d'une voix lente.
—J'étais venue à l'herbe… je suis tombée sur ma faux…. Ah! c'est fini!
Son regard avait cherché celui de Fouan, elle lui disait, à lui, les autres choses, les choses que la famille seule devait savoir. Le vieux, dans son hébétement, parut comprendre, répéta:
—C'est bien vrai; elle est tombée, elle s'est blessée…. J'étais là, je l'ai vue.
Il fallut courir à Rognes pour avoir une civière. En route, elle s'évanouit de nouveau. On crut bien qu'on ne la rapporterait pas vivante.
IV
C'était justement le lendemain, un dimanche, que les garçons de Rognes allaient à Cloyes tirer au sort; et, comme, dans la nuit tombante, la Grande et la Frimat, accourues, déshabillaient, puis couchaient Françoise avec d'infinies précautions, le tambour battait en bas, sur la route, un vrai glas pour le pauvre monde, au fond du triste crépuscule.
Jean, qui avait perdu la tête, partait chercher le docteur Finet, lorsqu'il rencontra, près de l'église, Patoir le vétérinaire, venu pour le cheval du père Saucisse. Violemment, il l'obligea à entrer voir la blessée, bien que l'autre s'en défendit. Mais, devant l'affreuse plaie, il refusa tout net. de s'en mêler: à quoi bon! il n'y avait rien à faire. Lorsque, deux heures plus tard, Jean ramena M. Finet, celui-ci eut le même geste. Rien à faire, des stupéfiants qui adouciraient l'agonie. La grossesse de cinq mois compliquait le cas, on sentait s'agiter l'enfant, mourant de la mort de la mère, de ce flanc troué dans sa fécondité. Avant de partir, après avoir essayé d'un pansement, le docteur, tout en promettant de revenir le lendemain, déclara que la pauvre femme ne passerait pas la nuit. Et elle la passa pourtant; elle durait encore, lorsque, vers neuf heures, le tambour recommença à battre pour réunir les conscrits, devant l'école.
Toute la nuit, le ciel s'était fondu en eau, un vrai déluge que Jean avait écouté ruisseler, assis au fond de la chambre, hébété, les yeux pleins de grosses larmes. Maintenant, il entendait le tambour, assourdi comme par un crêpe, dans la matinée humide et tiède. La pluie ne tombait plus, le ciel était resté d'un gris de plomb.
Longtemps, le tambour résonna. C'était un nouveau, un neveu à Macqueron, de retour du service, et qui tapait comme s'il eût conduit un régiment au feu. Tout Rognes en était révolutionné, car les nouvelles circulant depuis quelques jours, la menace d'une guerre prochaine, aggravaient, cette année-là, l'émotion toujours si vive du tirage au sort. Merci! pour aller se faire casser la tête par les Prussiens! Il y avait neuf garçons du pays qui tiraient, ce qui ne s'était jamais vu peut-être. Et, parmi eux, se trouvaient Nénesse et Delphin, autrefois inséparables, séparés aujourd'hui que le premier servait à Chartres, chez un restaurateur. La veille, Nénesse étant venu coucher à la ferme de ses parents, Delphin l'avait à peine reconnu, tant il était changé: un vrai monsieur, avec une canne, un chapeau de soie, une cravate bleu de ciel, serrée dans une bague; et il se faisait habiller par un tailleur, il plaisantait les complets de Lambourdieu. Au contraire, l'autre s'était épaissi, les membres gourds, la tête cuite sous le soleil, poussé en force, ainsi qu'une plante du sol. Tout de suite, d'ailleurs, ils avaient renoué. Après qu'ils eurent passé ensemble une partie de la nuit, ils arrivèrent bras dessus bras dessous devant l'école, à l'appel du tambour, dont les roulements ne cessaient pas, entêtés, obsédants.
Des parents stationnaient. Delhomme et Fanny, flattés de la distinction de Nénesse, avaient voulu le voir partir; et ils étaient du reste sans crainte, puisqu'ils l'avaient assuré. Quant à Bécu, sa plaque de garde champêtre astiquée, il parlait de gifler la Bécu, parce qu'elle pleurait: quoi donc? est-ce que Delphin n'était pas bon pour servir la patrie? Le garçon, lui, s'en fichait, sûr, disait-il, d'amener un bon numéro. Lorsque les neuf furent réunis, ce qui demanda une bonne heure, Lequeu leur remit le drapeau. On discuta pour savoir qui en aurait l'honneur. D'habitude, c'était le plus grand, le plus vigoureux, si bien qu'on finit par tomber d'accord sur Delphin. Il en parut très troublé, timide au fond, malgré ses gros poings, inquiet des choses dont il n'avait pas l'usage. En voilà une longue machine qui était gênante dans les bras? et pourvu qu'elle ne lui portât pas malechance!
Aux deux coins de la rue, chacune dans la salle de son cabaret, Flore et Coelina donnaient un dernier coup de balai, pour le soir. Macqueron, l'air morne, regardait du seuil de sa porte, lorsque Lengaigne parut sur la sienne, en ricanant. Il faut dire que ce dernier triomphait; car les rats de cave de la régie, l'avant-veille, avaient saisi quatre pièces de vin, cachées dans un bûcher de son rival, que cette fichue aventure venait de forcer à envoyer sa démission de maire; et, personne n'en doutait, la lettre de dénonciation, sans signature, était sûrement de Lengaigne. Pour comble de malheur, Macqueron enrageait d'une autre histoire: sa fille Berthe s'était tellement compromise avec le fils du charron, auquel il la refusait, qu'il avait dû consentir enfin à la lui accorder. Depuis huit jours, à la fontaine, les femmes ne causaient que du mariage de la fille et du procès du père. L'amende était certaine, peut-être bien qu'il y aurait de la prison. Aussi, devant le rire insultant de son voisin, Macqueron préféra-t-il rentrer, gêné de ce que le monde commençait aussi à rire.
Mais Delphin avait empoigné le drapeau, le tambour se remit à battre; et Nénesse emboîta le pas, les sept autres suivirent. Cela faisait un petit peloton, filant par la route plate. Des galopins coururent, quelques parents, les Delhomme, Bécu, d'autres, allèrent jusqu'au bout du village. Débarrassée de son mari, la Bécu se hâta, monta se glisser furtivement dans l'église; puis, lorsqu'elle s'y vit toute seule, elle qui n'était pas dévote, se laissa tomber sur les genoux en pleurant, en suppliant le bon Dieu de réserver un bon numéro pour son fils. Pendant plus d'une heure, elle balbutia cette ardente prière. Au loin, du côté de Cloyes, la silhouette du drapeau s'était peu à peu effacée, les roulements du tambour avaient fini par se perdre dans le grand air.
Ce fut seulement vers dix heures que le docteur Finet reparut, et il sembla très surpris de trouver Françoise vivante encore, car il croyait bien n'avoir plus qu'à écrire le permis d'inhumer. Il examina la plaie, hocha la tête, préoccupé de l'histoire qu'on lui avait dite, n'ayant aucun soupçon d'ailleurs. On dut la lui répéter: comment diable la malheureuse était-elle ainsi tombée sur la pointe d'une faux? Il repartit, outré de cette maladresse, contrarié d'avoir à revenir pour la constatation du décès. Mais Jean était resté sombre, les yeux sur Françoise qui fermait les paupières, muette, dès qu'elle sentait le regard de son mari l'interroger. Lui, devinait un mensonge, quelque chose qu'elle lui cachait. Dès le petit jour, il s'était échappé un instant, courant à la pièce de luzerne, là-haut, voulant voir; et il n'avait rien vu de net, des pas effacés par le déluge de la nuit, une place foulée, à l'endroit de la chute sans doute. Après le départ du médecin, il se rassit au chevet de la mourante, seul justement avec elle, la Frimat étant allée déjeuner, et la Grande ayant dû s'absenter pour donner un coup d'oeil chez elle.
—Tu souffres, dis?
Elle serra les paupières, elle ne répondit pas.
—Dis, tu ne me caches rien?
On l'aurait crue morte déjà sans le petit souffle pénible de sa gorge. Depuis la veille, elle était sur le dos, comme frappée d'immobilité et de silence. Dans la fièvre ardente qui la brûlait, sa volonté, au fond d'elle, semblait se bander et résister au délire, tellement elle craignait de parler. Toujours, elle avait eu un singulier caractère, une sacrée tête, ainsi qu'on le disait, la tête des Fouan, ne faisant rien à l'exemple des autres, ayant des idées qui stupéfiaient le monde. Peut-être obéissait-elle à un profond sentiment de la famille, plus fort que la haine et le besoin de vengeance. A quoi bon, puisqu'elle allait mourir? C'étaient des choses qu'on enterrait entre soi, dans le coin de terre où l'on avait poussé tous, des choses qu'il ne fallait jamais, à aucun prix, étaler devant un étranger; et Jean était l'étranger, ce garçon qu'elle n'avait pu aimer d'amour, dont elle emportait l'enfant, sans le faire, comme si elle était punie de l'avoir commencé.
Cependant, lui, depuis qu'il l'avait ramenée agonisante, songeait au testament. Toute la nuit, l'idée lui était revenue que, si elle mourait de la sorte, il n'aurait que la moitié des meubles et de l'argent, cent vingt-sept francs qui se trouvaient dans la commode. Il l'aimait bien, il aurait donné de sa chair pour la garder; mais ça augmentait encore son chagrin, cette pensée qu'il pouvait perdre avec elle la terre et la maison. Jusque-là, pourtant, il n'avait point osé lui en ouvrir la bouche: c'était si dur, et puis il y avait toujours du monde. Enfin, voyant qu'il n'en saurait pas davantage sur la façon dont l'accident s'était produit, il se décida; il aborda l'autre affaire.
—Peut-être bien que tu as des arrangements à terminer.
Françoise, raidie, ne parut pas entendre. Sur ses yeux clos, sur sa face fermée, rien ne passait.
—Tu sais, à cause de ta soeur, dans le cas où un malheur t'arriverait….
Nous avons le papier, là, dans la commode.
Il apporta le papier timbré, il continua d'une voix qui s'embarrassait.
—Hein? désires-tu que je t'aide? Savoir si tu as encore la force d'écrire…. Moi, ce n'est pas l'intérêt. C'est seulement l'idée que tu ne peux rien vouloir laisser aux gens qui t'ont fait tant de mal.
Elle eut un léger frisson des paupières qui lui prouva qu'elle entendait. Alors, elle refusait donc? Il en resta saisi, sans comprendre. Elle-même, peut-être, n'aurait pu dire pourquoi elle faisait ainsi la morte, avant d'être clouée entre quatre planches. La terre, la maison n'étaient pas à cet homme, qui venait de traverser son existence par hasard, comme un passant. Elle ne lui devait rien, l'enfant partait avec elle. A quel titre le bien serait-il sorti de la famille? Son idée puérile et têtue de la justice protestait: ceci est à moi, ceci est à toi, quittons-nous, adieu! Oui, c'étaient ces choses, et c'étaient d'autres choses encore, plus vagues, sa soeur Lise reculée, perdue dans un lointain, Buteau seul présent, aimé malgré les coups, désiré, pardonné.
Mais Jean s'irrita, gagné et empoisonné lui aussi par la passion de la terre. Il la souleva, tâcha de l'asseoir sur son séant, essaya de lui mettre une plume entre les doigts.
—Voyons, est-ce possible?… Tu les aimerais mieux que moi, ils auraient tout, ces gueux!
Alors, Françoise ouvrit enfin les paupières, et le regard qu'elle tourna vers lui, le bouleversa. Elle savait qu'elle allait mourir, ses grands yeux élargis en avaient le désespoir sans fond. Pourquoi la torturait-il? Elle ne pouvait pas, elle ne voulait pas. Un cri sourd de douleur lui avait seul échappé. Puis elle retomba, ses paupières se refermèrent, sa tête redevint immobile, au milieu de l'oreiller.
Un tel malaise avait envahi Jean, honteux de sa brutalité, qu'il était resté le papier timbré à la main lorsque la Grande rentra. Elle comprit, elle l'emmena à l'écart pour savoir s'il y avait un testament. Balbutiant de son mensonge, il déclara que, justement, il cachait le papier, de peur qu'on ne tourmentât Françoise. Elle parut l'approuver, elle continuait à être du côté des Buteau, prévoyant des abominations, si ces derniers héritaient. Et, après s'être assise devant la table, elle se remit à tricoter, en ajoutant tout haut:
—Moi, je ne ferai bien sûr du tort à personne…. Il y a longtemps que le papier est en règle. Oh! chacun a sa part, je me croirais trop malhonnête, si j'avantageais quelqu'un…. Vous y êtes, mes enfants. Ça viendra, ça viendra un jour!
C'était ce qu'elle disait quotidiennement aux membres de la famille, et elle le répétait, par habitude, près de ce lit de mort. Un rire intérieur, chaque fois, la chatouillait, à l'idée du fameux testament qui devait les faire se tous dévorer, quand elle serait partie. Elle n'y avait pas introduit une clause, sans y mettre dessous la possibilité d'un procès.
—Ah! si l'on pouvait emporter son avoir! conclut-elle. Mais, puisqu'on ne l'emporte pas, faut bien que les autres s'en régalent.
A son tour, la Frimat revint s'asseoir de l'autre côté de la table, en face de la Grande. Elle aussi tricotait. Et les heures de l'après-midi se succédèrent, les deux vieilles femmes causaient tranquillement, tandis que Jean, ne pouvant tenir en place, marchait, sortait, rentrait, dans une attente affreuse. Le médecin avait dit qu'il n'y avait rien à faire, on ne faisait rien.
D'abord, la Frimat regretta qu'on ne fût pas allé chercher maître Sourdeau, un rebouteur de Bazoches, bon également pour les blessures. Il disait des paroles, il les refermait, rien qu'en soufflant dessus.
—Un fier homme, déclara la Grande, devenue respectueuse. C'est lui qui a remis le bréchet aux Lorillon…. V'la que le bréchet tombe au père Lorillon. Ça se recourbait, ça lui pesait sur l'estomac, si bien qu'il s'en allait de langueur. Et le pis, c'est que v'là la mère Lorillon prise à son tour de ce fichu mal, qui se communique, comme vous savez. Enfin, les v'là tous pincés, la fille, le gendre, les trois enfants…. Ma parole, ils en claquaient, s'ils n'avaient pas fait venir maître Sourdeau, qui leur a remis ça, en leur frottant l'estomac avec un peigne d'écaille.
L'autre vieille appuyait chaque détail d'un branle du menton: c'était connu, ça ne se discutait pas. Elle-même cita un autre fait.
—C'est encore maître Sourdeau qui a guéri la petite aux Budin de la fièvre, en ouvrant en deux un pigeon vivant et en le lui appliquant sur la tête.
Elle se tourna vers Jean, hébété devant le lit.
—A votre place, je le demanderais. Peut-être bien que ce n'est pas trop tard.
Mais il eut un geste de colère. Lui, gâté par l'orgueil des villes, ne croyait point à ces choses. Et les deux femmes continuèrent longtemps, se communiquèrent des remèdes, du persil sous la paillasse contre les maux de reins, trois glands de chêne dans la poche pour guérir l'enflure, un verre d'eau blanchie par la lune et bue à jeun pour chasser les vents.
—Dites donc, reprit brusquement la Frimat, si l'on ne va pas chercher maître Sourdeau, on pourrait tout de même faire venir monsieur le curé.
Jean eut le même geste furieux, et la Grande pinça les lèvres.
—En v'là une idée! qu'est-ce qu'il y ficherait, monsieur le curé!
—Ce qu'il y fiche donc!… Il apporterait le bon Dieu, ce n'est pas mauvais, des fois!
Elle haussa les épaules, comme pour dire qu'on n'était plus dans ces idées-là. Chacun chez soi: le bon Dieu chez lui, les gens chez eux.
—D'ailleurs, fit-elle remarquer au bout d'un silence, le curé ne viendrait pas, il est malade…. La Bécu m'a dit tout à l'heure qu'il partait en voiture mercredi, parce que le médecin a déclaré qu'il crèverait pour sûr à Rognes, si on ne l'emmenait point.
En effet, depuis deux ans et demi qu'il desservait cette paroisse, l'abbé Madeline ne faisait que décliner. La nostalgie, le regret désespéré de ses montagnes d'Auvergne l'avait rongé un peu chaque jour, en face de cette plate Beauce, dont le déroulement à l'infini noyait son coeur de tristesse. Pas un arbre, pas un rocher, des mares d'eau saumâtre, au lieu des eaux vives qui, là-haut, ruissellent en cascades. Ses yeux pâlissaient, il s'était décharné davantage, on disait qu'il s'en allait de la poitrine. Encore s'il avait trouvé quelque consolation près de ses paroissiennes! Mais, au sortir de son ancienne cure si croyante, ce nouveau pays gâté par l'irréligion, respectueux des seules pratiques extérieures, le bouleversait dans la timidité inquiète de son âme. Les femmes l'étourdissaient de cris et de querelles, abusaient de sa faiblesse, au point de diriger le culte à sa place, ce dont il restait effaré, plein de scrupules, toujours sous la crainte de pécher, sans le vouloir. Un dernier coup lui était réservé: le jour de la Noël, une des filles de la Vierge fut prise des douleurs de l'enfantement dans l'église. Et, depuis ce scandale, il traînait, on s'était résigné à le remporter en Auvergne, mourant.
—Nous v'là encore sans prêtre, alors, dit la Frimat. Qui sait si l'abbé
Godard voudra revenir?
—Ah! le bourru! s'écria la Grande, il en crèverait de mauvais sang!
Mais l'entrée de Fanny les fit taire. De toute la famille, elle était la seule qui fût déjà venue la veille; et elle revenait, pour avoir des nouvelles. Jean, de sa main tremblante, se contenta de lui montrer Françoise. Un silence apitoyé régna. Puis, Fanny baissa la voix pour savoir si la malade avait demandé sa soeur. Non, elle n'en ouvrait pas la bouche, comme si Lise n'eût point existé. C'était bien surprenant, car on a beau être brouillé, la mort est la mort: quand donc ferait-on la paix, si on ne la faisait pas avant de partir?
La Grande fut d'avis qu'on devait questionner Françoise là-dessus. Elle se leva, elle se pencha.
—Dis, ma petite, et Lise?
La mourante ne bougea pas. Il n'y eut, sur ses paupières closes, qu'un tressaillement à peine visible.
—Elle attend peut-être qu'on aille la chercher. J'y vais.
Alors, toujours sans ouvrir les yeux, Françoise dit non, en roulant la tête sur l'oreiller, doucement. Et Jean voulut qu'on respectât sa volonté. Les trois femmes se rassirent. L'idée que Lise ne venait pas d'elle-même, maintenant, les étonnait. Il y avait souvent bien de l'obstination dans les familles.
—Ah! on a tant de contrariétés! réprit Fanny avec un soupir. Ainsi, depuis ce matin, je ne vis plus, moi, à cause de ce tirage au sort; et ce n'est guère raisonnable, car je sais pourtant que Nénesse ne partira pas.
—Oui, oui, murmura la Frimat, ça émotionne tout de même.
De nouveau, la mourante fut oubliée. On parlait de la chance, des garçons qui partiraient, des garçons qui ne partiraient pas. Il était trois heures, et bien qu'on les attendît, au plus tôt, vers cinq heures, des renseignements déjà circulaient, venus de Cloyes on ne savait comment, par cette sorte de télégraphie aérienne qui vole de village en village. Le fils aux Briquet avait le numéro 13: pas de chance! Celui des Couillot était tombé sur le 206, un bon, pour sûr! Mais on ne s'entendait pas sur les autres, les affirmations étaient contradictoires, ce qui portait au comble l'émotion. Rien sur Delphin, rien sur Nénesse.
—Ah! j'en ai le coeur qui se décroche, est-ce bête! répéta Fanny.
On appela la Bécu, qui passait. Elle était retournée à l'église, elle errait comme un corps sans âme; et, son angoisse devenait si forte, qu'elle ne s'arrêta même pas à causer.
—Je ne peux plus tenir, je vais à leur rencontre.
Jean, devant la fenêtre, n'écoutait pas, les yeux vagues, au dehors. Depuis le matin, il avait remarqué, à plusieurs reprises, que le vieux Fouan se traînait, sur ses deux cannes, autour de la maison. Brusquement, il le vit encore, la face collée contre une vitre, tâchant de distinguer les choses, dans la chambre; et il ouvrit la fenêtre, le vieux eut l'air tout saisi, bégaya pour demander comment ça allait. Très mal, c'était la fin. Alors, il allongea la tête, regarda de loin Françoise, si longuement, qu'il semblait ne plus pouvoir s'arracher de là. En l'apercevant, Fanny et la Grande étaient revenues à leur idée d'envoyer chercher Lise. Fallait que chacun y mît du sien, ça ne pouvait pas se terminer ainsi. Mais, lorsqu'elles voulurent le charger de la commission, le vieux, effrayé, grelottant, se sauva, il grognait, il mâchait des mots entre ses gencives empâtées de silence.
—Non, non… pas possible, pas possible….
Jean fut frappé de sa crainte, les femmes eurent un geste d'abandon. Après tout, ça regardait les deux soeurs, on ne les forcerait point à faire la paix. Et, à ce moment, un bruit s'étant élevé, d'abord faible, pareil au bourdonnement d'une grosse mouche, puis de plus en plus fort, roulant comme un coup de vent dans les arbres, Fanny eut un sursaut.
—Hein? le tambour… Les voici, bonsoir!
Elle disparut, sans même embrasser sa cousine une dernière fois.
La Grande et la Frimat étaient sorties sur la porte, pour voir. Il ne resta que Françoise et Jean: elle, dans son obstination d'immobilité et de silence, entendant tout peut-être, voulant mourir ainsi qu'une bête terrée au fond de son trou; lui, debout devant la fenêtre ouverte, agité d'une incertitude, noyé d'une douleur qui lui semblait venir des gens et des choses, de toute la plaine immense. Ah! ce tambour, comme il grandissait, comme il résonnait dans son être, ce tambour dont les roulements continus mêlaient à son deuil d'aujourd'hui ses souvenirs d'autrefois, les casernes, les batailles, la chienne de vie des pauvres bougres qui n'ont ni femmes ni enfants pour les aimer!
Dès que le drapeau reparut au loin, sur la route plate, assombrie par le crépuscule, un flot de gamins se mit à courir au-devant des conscrits, un groupe de parents se forma à l'entrée du village. Les neuf et le tambour étaient déjà très soûls, gueulant une chanson dans la mélancolie du soir, enrubannés de faveurs tricolores, la plupart le numéro au chapeau, piqué avec des épingles. En vue du village, ils braillèrent plus fort, et ils y entrèrent d'un pas de conquête, pour la fanfaronnade.
C'était toujours Delphin qui tenait le drapeau. Mais il le rapportait sur l'épaule, comme une loque gênante dont il ne concevait pas l'utilité. L'air défait, la face dure, lui ne chantait point, n'avait point de numéro épinglé à sa casquette. Dès qu'elle l'aperçut, la Bécu se précipita, tremblante, au risque de se faire culbuter par la bande en marche.
—Eh bien?
Delphin, furieusement, la jeta de côté, sans ralentir son pas.
—Tu m'emmerdes!
Bécu s'était avancé, aussi étranglé que sa femme. Quand il entendit le mot de son fils, il n'en demanda pas davantage; et, comme la mère sanglotait, il eut toutes les peines du monde à rentrer ses propres larmes, malgré sa crânerie patriotique.
—Qu'est-ce que tu veux y foutre? il est pris!
Et, restés en arrière, sur la route déserte, tous deux revinrent péniblement, l'homme se rappelant sa dure vie de soldat, la femme tournant sa colère contre le bon Dieu, qu'elle était allée prier deux fois et qui ne l'avait pas écoutée.
Nénesse, lui, portait à son chapeau un superbe 214, peinturluré de rouge et de bleu. C'était un des plus hauts, et il triomphait de sa chance, brandissant sa canne, menant le choeur sauvage des autres, en battant la mesure. Quand elle vit le numéro, Fanny, au lieu de se réjouir, eut un cri de profond regret: ah! si l'on avait su, on n'aurait pas versé mille francs à la loterie de M. Baillehache. Mais, tout de même, elle et Delhomme embrassèrent leur fils, comme s'il venait d'échapper à un gros péril.
—Lâchez-moi donc, criait-il, c'est emmerdant!
La bande, dans son élan brutal, continuait sa marche, à travers le village révolutionné. Et les parents ne se risquaient plus, certains d'être envoyés au diable. Tous ces bougres revenaient aussi mal embouchés, et ceux qui partaient, et ceux qui ne partaient pas. D'ailleurs, ils n'auraient rien su dire, les yeux hors de la tête, saoûls d'avoir gueulé autant que d'avoir bu. Un petit rigolo qui jouait de la trompette avec son nez, avait justement tiré mauvais; tandis que deux autres, pâlots, les yeux battus, étaient sûrement parmi les bons. L'enragé tambour, à leur tête, les aurait menés au fond de l'Aigre, qu'ils y auraient tous fait la culbute.
Enfin, devant la mairie, Delphin rendit le drapeau.
—Ah! nom de Dieu, j'en ai assez, de cette foutue mécanique qui m'a porté malheur!
Il saisit le bras de Nénesse, il l'emmena, pendant que les autres envahissaient le cabaret de Lengaigne, au milieu des parents et des amis, qui finirent par savoir. Macqueron apparut sur sa porte, navré de ce que la recette serait pour son rival.
—Viens, répéta Delphin, d'une voix brève. Je vas te montrer quelque chose de drôle.
Nénesse le suivit. On avait le temps de retourner boire. Le sacré tambour ne leur cassait plus les oreilles, ça les reposait, de s'en aller ainsi tous les deux par la route vide, peu à peu noire de ténèbres. Et, le camarade se taisant, enfoncé dans des réflexions qui ne devaient pas être gaies, Nénesse se remit à lui parler d'une grosse affaire. L'avant-veille, à Chartres, étant allé pour son plaisir rue aux Juifs, il avait appris que Vaucogne, le gendre des Charles, voulait vendre la maison. Ça ne pouvait plus marcher, avec un rossard pareil, que ses femmes mangeaient. Mais quelle maison à relever, quel beurre à y battre, pour un garçon pas feignant, pas bête, les bras solides, au courant du négoce! La chose tombait d'autant mieux que, lui, chez son restaurateur, s'occupait du bal, où il avait l'oeil à la décence des filles, fallait voir! Alors, le coup était d'effrayer les Charles, de leur montrer le 19 à deux doigts d'être supprimé par la police, tant il s'y passait des choses malpropres, et de l'avoir pour un morceau de pain. Hein? ça vaudrait mieux que de cultiver la terre, il serait monsieur tout de suite!
Delphin, qui écoutait confusément, absorbé, eut un sursaut, quand l'autre lui allongea une bourrade de malin dans les côtes.
—Ceux qui ont de la chance ont de la chance, murmura-t-il. Toi, t'es fait pour donner de l'orgueil à ta mère.
Et il retomba dans son silence, pendant que Nénesse, en garçon entendu, expliquait déjà les améliorations qu'il apporterait au 19, si ses parents lui faisaient les avances nécessaires. Il était un peu jeune, mais il se sentait la vraie vocation. Justement, il venait d'apercevoir la Trouille, filant près d'eux dans l'ombre de la route, courant au rendez-vous de quelque galant; et, pour montrer son aisance avec les femmes, il lui appliqua une forte claque au passage. La Trouille, d'abord, lui rendit sa tape; puis, les reconnaissant, lui et le camarade:
—Tiens! c'est vous autres…. Comme on a grandi!
Elle riait, au souvenir de leurs jeux d'autrefois. C'était elle encore qui changeait le moins, car elle restait galopin, malgré ses vingt et un ans, toujours souple et mince comme un scion de peuplier, avec sa gorge de petite fille. La rencontre l'amusant, elle les embrassa l'un après l'autre.
—On est toujours amis, pas vrai?
Et elle aurait bien voulu, s'ils avaient voulu, seulement pour la joie de se retrouver, comme on trinque lorsqu'on se revoit.
—Écoute, dit Nénesse, en manière de farce, je vas peut-être acheter la boutique aux Charles. Viens-tu y travailler?
Du coup, elle cessa de rire, elle suffoqua, éclata en larmes. Les ténèbres de la route semblèrent la reprendre, elle disparut, en bégayant dans un désespoir d'enfant:
—Oh! c'est cochon, c'est cochon! Je ne t'aime plus!
Delphin était resté muet, et il se remit à marcher d'un air de décision.
—Viens donc, je vas te montrer quelque chose de drôle.
Alors, il pressa le pas, quitta le chemin, pour gagner, à travers les vignes, la maison où la commune avait logé le garde champêtre, depuis que le presbytère était rendu au curé. C'était là qu'il habitait, avec son père. Il fit entrer son compagnon dans la cuisine, où il alluma une chandelle, content que ses parents ne fussent pas de retour encore.
—Nous allons boire un coup, déclara-t-il, en posant sur la table deux verres et un litre.
Puis, après avoir bu, il fit claquer sa langue, il ajouta:
—C'est donc pour te dire que, s'ils croient me tenir avec leur mauvais numéro, ils se trompent…. Lorsque, à la mort de notre oncle Michel, j'ai dû aller vivre trois jours à Orléans, j'ai failli en claquer, tant ça me rendait malade de n'être plus chez nous. Hein? tu trouves ça bête, mais que veux-tu? c'est plus fort que moi, je suis comme un arbre qui crève quand on l'arrache…. Et ils me prendraient, ils m'emmèneraient au diable, dans des endroits que je ne connais seulement pas? Ah, non! ah, non!
Nénesse, qui l'avait souvent entendu parler ainsi, haussa les épaules.
—On dit ça, puis on part tout de même…. Y a les gendarmes.
Sans répondre, Delphin s'était tourné et avait empoigné de la main gauche, contre le mur, une petite hache qui servait à fendre les bûchettes. Ensuite, tranquillement, il posa l'index de sa main droite au bord de la table; et, d'un coup sec, le doigt sauta.
—V'là ce que j'avais à te montrer…. Je veux que tu puisses dire aux autres si un lâche en ferait autant.
—Nom de Dieu de maladroit! cria Nénesse bouleversé, est-ce qu'on s'estropie! T'es plus un homme!
—Je m'en fous!… Qu'ils viennent, les gendarmes! Je suis sûr de ne pas partir.
Et il ramassa le doigt coupé, le jeta dans le feu de souches qui brûlait. Puis, après avoir secoué sa main toute rouge, il l'enveloppa rudement de son mouchoir, qu'il serra avec une ficelle, afin d'arrêter le sang.
—Faut pas que ça nous empêche de finir la bouteille, avant d'aller retrouver les autres…. A ta santé!
—A ta santé!
Chez Lengaigne, dans la salle du cabaret, on ne se voyait plus, on ne s'entendait plus, au milieu de la fumée et des gueulements. Outre les garçons qui venaient de tirer, il y avait foule: Jésus-Christ et son ami Canon, occupés à débaucher le père Fouan, tous les trois autour d'un litre d'eau-de-vie; Bécu, trop soûl, achevé par la mauvaise chance de son fils, foudroyé de sommeil sur une table; Delhomme et Clou qui faisaient un piquet; sans compter Lequeu, le nez dans un livre, qu'il affectait de lire, malgré le vacarme. Une batterie de femmes avait encore échauffé les têtes, Flore étant allée à la fontaine chercher une cruche d'eau fraîche, et y ayant rencontré Coelina, qui s'était ruée sur elle, à coups d'ongle, en l'accusant d'être payée par les gabelous pour vendre les voisins. Macqueron et Lengaigne, accourus, avaient failli se cogner aussi; le premier jurait à l'autre de le faire pincer en train de mouiller son tabac, le second ricanait, lui jetait sa démission à la tête; et tout le monde s'en était mêlé, par plaisir de serrer les poings et de crier fort, si bien qu'un instant on avait pu craindre un massacre général. C'était fini, mais il en restait une colère mal contentée, un besoin de bataille.
D'abord, ça manqua d'éclater entre Victor, le fils de la maison, et les conscrits. Lui, ayant fait son temps, crânait devant ces gamins, braillait plus haut, les poussait à des paris imbéciles, de vider d'en l'air un litre au fond de sa gorge, ou encore de pomper son verre plein avec le nez, sans qu'une goutte passât par la bouche. Tout d'un coup, à propos des Macqueron et du mariage prochain de leur fille Berthe, le petit aux Couillot rigola de N'en-a-pas, fit le farceur en reprenant les vieilles plaisanteries. Voyons, faudrait demander ça au mari, le lendemain: en avait-elle, oui ou non? On en causait depuis si longtemps, c'était bête à la fin!
Et l'on fut surpris de la brusque colère de Victor, qui, autrefois, était le plus acharné à dire qu'elle n'en avait pas.
—En v'là assez, elle en a!
Une clameur accueillit cette affirmation. Il l'avait donc vue, il avait couché avec? Mais il s'en défendit formellement. On peut bien voir sans toucher. Il s'était arrangé pour ça un jour que l'idée d'éclaircir la chose le tourmentait. Comment? ça ne regardait personne.
—Elle en a, parole d'honneur!
Alors, ce fut terrible, lorsque le petit aux Couillot, très soûl, s'entêta à crier qu'elle n'en avait pas, sans savoir, simplement pour ne pas céder. Victor hurlait que lui aussi avait dit ça, que s'il ne le disait plus, ce n'était point par idée de soutenir les Macqueron, ces sales canailles! C'était parce que la vérité est la vérité. Et il tomba sur le conscrit, on dut le lui arracher des mains.
—Dis qu'elle en a, nom de Dieu! ou je te crève!
Bien du monde, d'ailleurs, garda un doute. Personne ne s'expliquait l'exaspération du fils aux Lengaigne, car il était dur aux femmes d'ordinaire, il reniait publiquement sa soeur, que de sales noces, disait-on, avaient conduite à l'hôpital. Cette pourrie de Suzanne, elle faisait bien de ne pas venir les empoisonner de sa carcasse!
Flore remonta du vin, mais on eut beau trinquer de nouveau, des injures et des gifles restaient dans l'air. Pas un n'aurait lâché pour aller dîner. Quand on boit, on n'a pas faim. Les conscrits entonnèrent un chant patriotique, accompagné de tels coups de poing sur les tables, que les trois lampes à pétrole clignotaient en crachant leur fumée âcre. On étouffait. Delhomme et Clou se décidèrent à ouvrir la fenêtre, derrière eux. Et ce fut à ce moment que Buteau entra, se glissa dans un coin. Il n'avait pas son air provocant d'habitude, il promenait ses petits yeux troubles, regardait les gens l'un après l'autre. Sans doute, il venait aux nouvelles, ayant le besoin de savoir, ne pouvant plus tenir chez lui, où il vivait enfermé depuis la veille. La présence de Jésus-Christ et de Canon parut l'impressionner, au point qu'il ne leur chercha pas querelle d'avoir soûlé le père Fouan. Longtemps aussi, il sonda Delhomme. Mais Bécu endormi, que l'affreux tapage ne réveillait pas, le préoccupait surtout. Dormait-il ou faisait-il le malin? Il le poussa du coude, il se tranquillisa un peu en remarquant qu'il bavait le long de sa manche. Toute son attention, alors se concentra sur le maître d'école, dont le visage le frappait, extraordinaire. Qu'avait-il donc à n'avoir pas sa figure de tous les jours?
En effet, Lequeu, bien qu'il feignît de s'isoler dans sa lecture, était secoué de sursauts violents. Les conscrits, avec leurs chants, leur joie imbécile, le jetaient hors de lui.
—Bougres de brutes! murmura-t-il, en se contenant encore.
Depuis quelques mois, sa situation se gâtait dans la commune. Il avait toujours été rude et grossier à l'égard des enfants, qu'il renvoyait d'une claque au fumier paternel. Mais ses emportements s'aggravaient, il s'était fait une vilaine histoire avec une petite fille, en lui fendant l'oreille d'un coup de règle. Des parents avaient écrit qu'on le remplaçât. Et, là-dessus, le mariage de Berthe Macqueron venait de détruire un ancien espoir, des calculs lointains qu'il croyait près d'aboutir. Ah! ces paysans, cette sale race qui lui refusait ses filles, et qui allait le priver de son pain, pour l'oreille d'une gamine!
Brusquement, comme s'il était au milieu de sa classe, il tapa son livre dans sa main ouverte, il cria aux conscrits:
—Un peu de silence, nom de Dieu!… Ça vous paraît donc bien drôle, de vous faire casser la gueule par les Prussiens?
On s'étonna, on tourna les yeux vers lui. Certes, non, ce n'était pas drôle. Tous en convinrent, Delhomme répéta cette idée que chacun devrait défendre son champ. Si les Prussiens venaient en Beauce, ils verraient bien que les Beaucerons n'étaient pas des lâches. Mais, s'en aller se battre pour les champs des autres, non, non! ce n'était pas drôle!
Justement, Delphin, suivi de Nénesse, arrivait, très rouge, les yeux brûlants de fièvre. Il entendit, il s'attabla avec les camarades, en criant:
—C'est ça, qu'ils viennent, les Prussiens, et ce qu'on en démolira!
On avait remarqué le mouchoir ficelé autour de son poing, on le questionnait. Rien, une coupure. Violemment, de son autre poing, il ébranla la table, il commanda un litre.
Canon et Jésus-Christ regardaient ces garçons, sans colère, d'un air de pitié supérieure. Eux aussi jugeaient qu'il fallait être jeune et joliment bête. Même Canon finit par s'attendrir, dans son idée d'organiser le bonheur futur. Il parla tout haut, le menton entre les deux mains.
—La guerre, ah! foutre, il est temps que nous soyons les maîtres…. Vous savez mon plan. Plus de service militaire, plus d'impôt. A chacun la satisfaction complète de ses appétits, pour le moins de travail possible…. Et ça va venir, le jour approche où vous garderez vos sous et vos petits, si vous êtes avec nous.
Jésus-Christ approuvait, lorsque Lequeu, qui ne se contenait plus, éclata.
—Ah! oui, sacré farceur, votre paradis terrestre, votre façon de forcer le monde à être heureux malgré lui! En voilà une blague! Est-ce que ça se peut, chez nous! est-ce que nous ne sommes pas trop pourris déjà! Il faudrait que des sauvages vinssent nous nettoyer d'abord, des Cosaques ou des Chinois!
Cette fois, la surprise fut si vive, qu'il se fit un complet silence. Quoi donc? il parlait, ce sournois, ce pisse-froid, qui n'avait jamais montré à personne la couleur de son opinion, et qui se sauvait, dans la crainte de ses supérieurs, dès qu'il s'agissait d'être un homme! Tous écoutaient, surtout Buteau, anxieux, attendant ce qu'il allait dire, comme si ces choses pouvaient avoir un lien avec l'affaire. La fenêtre ouverte avait dissipé la fumée, la douceur humide de la nuit entrait, on sentait au loin la grande paix noire de la campagne endormie. Et le maître d'école, gonflé de sa réserve peureuse de dix années, se moquant de tout à cette heure, dans le coup de rage de sa vie compromise, se soulageait enfin de la haine dont il étouffait.
—Est-ce que vous croyez les gens d'ici plus bêtes que leurs veaux, à venir raconter que les alouettes leur tomberont rôties dans le bec…. Mais, avant que vous organisiez votre machine, la terre aura claqué, tout sera foutu.
Sous la rudesse de cette attaque, Canon, qui n'avait pas encore trouvé son maître, chancela visiblement. Il voulut reprendre ses histoires des messieurs de Paris, tout le sol à l'État, la grande culture scientifique. L'autre lui coupa la parole.
—Je sais, des bêtises!… Quand vous l'essayerez, votre culture, il y aura beau temps que les plaines de France auront disparu, noyées sous le blé d'Amérique…. Tenez! ce petit livre que je lisais, donne justement des détails là-dessus. Ah! nom de Dieu! nos paysans peuvent se coucher, la chandelle est morte!
Et, de la voix dont il aurait fait une leçon à ses élèves, il parla du blé de là-bas, des plaines immenses, vastes comme des royaumes, où la Beauce se serait perdue, ainsi qu'une simple motte sèche; des terres si fertiles, qu'au lieu de les fumer, il fallait les épuiser par une moisson préparatoire, ce qui ne les empêchait pas de donner deux récoltes; des fermes de trente mille hectares, divisées en sections, subdivisées en lots, chaque section sous un surveillant, chaque lot sous un contremaître, pourvues de baraquements pour les hommes, les bêtes, les outils, les cuisines; des bataillons agricoles, embauchés au printemps, organisés sur un pied d'armée en campagne, vivant en plein air, logés, nourris, blanchis, médicamentés, licenciés à l'automne; des sillons de plusieurs kilomètres à labourer et à semer, des mers d'épis à abattre dont on ne voyait pas les bords, l'homme simplement chargé de la surveillance, tout le travail fait par les machines, charrues doubles armées de disques tranchants, semoirs et sarcloirs, moissonneuses-lieuses, batteuses locomobiles avec élévateur de paille et ensacheur; des paysans qui sont des mécaniciens, un peloton d'ouvriers suivant à cheval chaque machine, toujours prêts à descendre serrer un écrou, changer un boulon, forger une pièce; enfin, la terre devenue une banque, exploitée par des financiers, la terre mise en coupe réglée, tondue ras, donnant à la puissance matérielle et impersonnelle de la science le décuple de ce qu'elle discutait à l'amour et aux bras de l'homme.
—Et vous espérez lutter avec vos outils de quatre sous, continua-t-il, vous qui ne savez rien, qui ne voulez rien, qui croupissez dans votre routine!… Ah! ouiche! vous en avez jusqu'aux genoux, du blé de là-bas! et ça grandira, les bateaux en apporteront toujours davantage. Attendez un peu, vous en aurez jusqu'au ventre, jusqu'aux épaules, puis jusqu'à la bouche, puis par-dessus la tête? Un fleuve, un torrent, un débordement où vous crèverez tous!
Les paysans arrondissaient les yeux, gagnés d'une panique, à l'idée de cette inondation du blé étranger. Ils en souffraient déjà, est-ce qu'ils allaient en être noyés et emportés, comme ce bougre l'annonçait? Cela se matérialisait pour eux. Rognes, leurs champs, la Beauce entière était engloutie.
—Non, non, jamais! cria Delhomme étranglé. Le gouvernement nous protégera.
—Un beau merle, le gouvernement! reprit Lequeu d'un air de mépris. Qu'il se protège donc lui-même!… Ce qui est farce, c'est que vous avez nommé monsieur Rochefontaine. Le maître de Laborderie, au moins, était conséquent avec ses idées, en voulant monsieur de Chédeville…. L'un ou l'autre, d'ailleurs, c'est le même emplâtre sur une jambe de bois. Pas une Chambre n'osera voter une surtaxe assez forte, la protection ne peut vous sauver, vous êtes foutus, bonsoir!
Alors, il y eut un grand tumulte, tous parlaient à la fois. Est-ce qu'on ne pourrait pas l'empêcher d'entrer, ce blé de malheur? On coulerait les bateaux dans les ports, on irait recevoir à coups de fusil ceux qui l'apportaient. Leurs voix devenaient tremblantes, ils auraient tendu les bras, pleurant, suppliant qu'on les sauvât de cette abondance, de ce pain à bon marché qui menaçait le pays. Et le maître d'école, avec des ricanements, répondait qu'on n'avait jamais vu ça: autrefois, l'unique peur était la famine, toujours on craignait de n'avoir pas assez de blé, et il fallait être vraiment fichu pour arriver à craindre d'en avoir trop. Il se grisait de ses paroles, il dominait les protestations furieuses.
—Vous êtes une race finie, l'amour imbécile de la terre vous a mangés, oui! du lopin de terre dont vous restez l'esclave, qui vous a rétréci l'intelligence, pour qui vous assassineriez! Voilà des siècles que vous êtes mariés à la terre, et qu'elle vous trompe…. Voyez en Amérique, le cultivateur est le maître de la terre. Aucun lien ne l'y attache, ni famille, ni souvenir. Dès que son champ s'épuise, il va plus loin. Apprend-il qu'à trois cents lieues, on a découvert des plaines plus fertiles, il plie sa tente, il s'y installe. C'est lui qui commande enfin et qui se fait obéir, grâce aux machines. Il est libre, il s'enrichit, tandis que vous êtes des prisonniers et que vous crevez de misère!
—Buteau pâlissait. Lequeu l'avait regardé en parlant d'assassinat. Il tacha de faire bonne contenance.
—On est comme on est. A quoi ça sert de se fâcher, puisque vous dites vous-même que ça ne changerait rien.
Delhomme approuva, tous recommencèrent à rire, Lengaigne, Clou, Fouan, Delphin lui-même et les conscrits, que la scène amusait, dans l'espoir que ça finirait par des claques, Canon et Jésus-Christ, vexés de voir ce chieur d'encre, comme ils le nommaient, crier plus fort qu'eux, affectèrent aussi de rigoler. Ils en étaient à se mettre avec les paysans.
—C'est idiot de se fâcher, déclara Canon en haussant les épaules. Il faut organiser.
Lequeu eut un geste terrible.
—Eh bien! moi, je vous le dis à la fin…. Je suis pour qu'on foute tout par terre!
Il avait la face livide, il leur jetait ça comme s'il avait voulu les en assommer.
—Sacrés lâches, oui! les paysans, tous les paysans!… Quand on songe que vous êtes les plus nombreux, et que vous vous laissez manger par les bourgeois et par les ouvriers des villes! Nom de Dieu! je n'ai qu'un regret, celui d'avoir un père et une mère paysans. C'est pour ça peut-être que vous me dégoûtez davantage…. Car, il n'y a pas à dire, vous seriez les maîtres. Seulement, voilà! vous ne vous entendez guère ensemble, isolés, méfiants, ignorants; vous mettez toute votre canaillerie à vous dévorer entre vous…. Hein? qu'est-ce que vous cachez, dans votre eau dormante? Vous êtes donc comme les mares qui croupissent! on les croit profondes, on ne peut pas y noyer un chat. Être la force sourde, la force dont on attend l'avenir, et ne pas plus grouiller qu'une bûche!… Avec ça, l'exaspérant, c'est que vous avez cessé de croire aux curés. Alors, s'il n'y a pas de bon Dieu, qu'est-ce qui vous gêne? Tant que la peur de l'enfer vous a tenus, on comprend que vous soyez restés à plat ventre; mais, maintenant, allez donc! pillez tout, brûlez tout!… Et, en attendant, ce qui serait plus facile et plus drôle, mettez-vous en grève. Vous avez tous des sous, vous vous entêterez aussi longtemps qu'il faudra. Ne cultivez que pour vos besoins, ne portez plus rien au marché, pas un sac de blé, pas un boisseau de pommes de terre. Ce qu'on crèverait à Paris! quel nettoyage, nom de Dieu!
On aurait dit que, par la fenêtre ouverte, un coup de froid entrait, venu de loin, des profondeurs noires. Les lampes à pétrole filaient très haut. Personne n'interrompait plus l'enragé, malgré les mauvais compliments qu'il faisait à chacun.
Il finit en gueulant, en cognant son livre sur une table, dont les verres tintaient.
—Je vous dis ça, mais je suis tranquille…. Vous avez beau être lâches, c'est vous autres qui foutrez tout par terre, quand l'heure viendra. Il en a été souvent ainsi, il en sera de même encore. Attendez que la misère et la faim vous jettent sur les villes comme des loups…. Et ce blé qu'on amène, l'occasion est peut-être bien là. Quand il y en aura de trop, il n'y en aura pas assez, on reverra les disettes. C'est toujours pour le blé qu'on se révolte et qu'on se tue…. Oui, oui, les villes brûlées et rasées, les villages déserts, les terres incultes, envahies par les ronces, et du sang, des ruisseaux de sang, pour qu'elles puissent redonner du pain aux hommes qui naîtront après nous!
Lequeu, violemment, avait ouvert la porte. Il disparut. Derrière lui, dans la stupeur, un cri monta. Ah! le brigand, on aurait dû le saigner! Un homme si tranquille jusque-là! bien sûr qu'il devenait fou. Sorti de son calme habituel, Delhomme déclara qu'il allait écrire au préfet; et les autres l'y poussèrent. Mais c'étaient surtout Jésus-Christ et son ami Canon qui semblaient hors d'eux, le premier avec son 89, sa devise humanitaire de liberté, égalité, fraternité, le second avec son organisation sociale, autoritaire et scientifique. Ils en restaient pâles, exaspérés de n'avoir pas trouvé un mot à répondre, s'indignant plus fort que les paysans, criant qu'un particulier de cette espèce, on devrait le guillotiner. Buteau, devant tout le sang que ce furieux avait demandé, ce fleuve de sang qu'il lâchait du geste sur la terre, s'était levé dans un frisson, la tête agitée de secousses nerveuses, inconscientes, comme s'il approuvait. Puis, il se coula le long du mur, le regard oblique pour voir si on ne le suivait pas, et il disparut à son tour.
Tout de suite, les conscrits recommencèrent leur noce. Ils vociféraient, ils voulaient que Flore leur fît cuire des saucisses, lorsque Nénesse les bouscula, en leur montrant Delphin qui venait de tomber évanoui, le nez sur la table. Le pauvre bougre était d'une blancheur de linge. Son mouchoir, glissé de sa main blessée, se tachait de plaques rouges. Alors, on hurla dans l'oreille de Bécu, toujours endormi; et il s'éveilla enfin, il regarda le poing mutilé de son garçon. Sans doute il comprit, car il empoigna un litre, pour l'achever, gueulait-il. Ensuite, lorsqu'il l'eut emmené, chancelant, ou l'entendit dehors, au milieu de ses jurons, éclater en larmes.
Ce soir-là, Hourdequin ayant appris au dîner l'accident de Françoise, vint à Rognes demander des nouvelles, par amitié pour Jean. Sorti à pied, fumant sa pipe dans la nuit noire, roulant ses chagrins au milieu du grand silence, il descendit la côte, avant d'entrer chez son ancien serviteur, calmé un peu, désireux d'allonger la route. Mais, en bas, la voix de Lequeu, que la fenêtre ouverte du cabaret semblait souffler aux ténèbres de la campagne, l'arrêta, immobile dans l'ombre. Puis, lorsqu'il se fut décidé à remonter, elle le suivit; et maintenant encore, devant la maison de Jean, il l'entendait amincie et comme aiguisée par la distance, toujours aussi nette, d'un fil tranchant de couteau.
Dehors, à côté de la porte, Jean était adossé au mur. Il ne pouvait plus rester près du lit de Françoise, il étouffait, il souffrait trop.
—Eh bien! mon pauvre garçon, demanda Hourdequin, comment ça va-t-il, chez vous?
Le malheureux eut un geste accablé.
—Ah! monsieur, elle se meurt!
Et ni l'un ni l'autre n'en dirent davantage, le grand silence retomba, tandis que la voix de Lequeu montait toujours, vibrante, obstinée.
Au bout de quelques minutes, le fermier, qui écoutait malgré lui, laissa échapper ces mots de colère:
—Hein? l'entendez-vous gueuler, celui-là! Comme c'est drôle, ce qu'il dit, quand on est triste!
Tous ses chagrins l'avaient repris, à cette voix effrayante, près de cette femme qui agonisait. La terre qu'il aimait tant, d'une passion sentimentale, intellectuelle presque, l'achevait, depuis les dernières récoltes. Sa fortune y avait passé, bientôt la Borderie ne lui donnerait même plus de quoi manger. Rien n'y avait fait, ni l'énergie, ni les cultures nouvelles, les engrais, les machines. Il expliquait son désastre par son manque de capitaux; encore doutait-il, car la ruine était générale, les Robiquet venaient d'être expulsés de la Chamade dont ils ne payaient, pas les fermages, les Coquart allaient être forcés de vendre leur ferme, de Saint-Juste. Et pas moyen de briser la geôle, jamais il ne s'était senti, davantage le prisonnier de sa terre, chaque jour l'argent engagé, le travail dépensé l'y avaient rivé d'une chaîne plus courte. La catastrophe approchait, qui terminerait l'antagonisme séculaire de la petite propriété et de la grande, en les tuant toutes les deux. C'était le commencement des temps prédits, le blé au-dessous de seize francs, le blé vendu à perte, la faillite de la terre, que des causes sociales amenaient, plus fortes décidément que la volonté des hommes.
Et, brusquement, Hourdequin, saignant dans sa défaite, approuva Lequeu.
—Nom de Dieu! il a raison…. Que tout craque, que nous crevions tous, que les ronces poussent partout, puisque la race est finie et la terre épuisée!
Il ajouta, en faisant allusion à Jacqueline:
—Moi, heureusement, j'ai sous la peau un autre mal qui m'aura cassé les reins avant ça.
Mais, dans la maison, on entendit la Grande et la Frimat marcher, chuchoter. Jean frissonna, à ce léger bruit. Il rentra, trop tard. Françoise était morte, peut-être depuis longtemps. Elle n'avait pas rouvert les yeux, pas desserré les lèvres. La Grande venait simplement de s'apercevoir qu'elle n'était plus, en la touchant. Très blanche, la face amincie et têtue, elle semblait dormir. Debout au pied du lit, Jean la regarda, hébété d'idées confuses, la peine qu'il avait, la surprise qu'elle n'eût pas voulu faire de testament, la sensation que quelque chose se brisait et finissait dans son existence.
A ce moment, comme Hourdequin, après avoir salué en silence, s'en allait, assombri encore, il vit, sur la route, une ombre se détacher de la fenêtre et galoper au fond des ténèbres. L'idée lui vint de quelque chien rôdeur. C'était Buteau qui, monté pour guetter la mort, courait l'annoncer à Lise.