La vampire
The Project Gutenberg eBook of La vampire
Title: La vampire
Author: Paul Féval
Release date: November 1, 2003 [eBook #10053]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
Credits: This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
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LA VAMPIRE
par
PAUL FÉVAL
AVANT-PROPOS
Ceci est une étrange histoire dont le fond, rigoureusement authentique, nous a été fourni comme les neuf dixièmes des matériaux qui composent ce livre, par le manuscrit du «papa Sévérin».
Mais le hasard, ici, est venu ajouter, aux renseignements exacts donnés par l'excellent homme, d'autres renseignements qui nous ont permis d'expliquer certains faits que notre héroïque bonne d'enfants des Tuileries regardait comme franchement surnaturels.
Ces éclaircissements, grâce auxquels ce drame fantastique va passer sous les yeux du lecteur dans sa bizarre et sombre réalité, sont puisés à deux sources: une page inédite de la correspondance du duc de Rovigo, qui eut, comme on sait, la confiance intime de l'empereur et qui fut chargé, pendant la retraite de Fouché (1802-1804), de contrôler militairement la police générale, dont les bureaux étaient administrativement réunis au département de la justice, dirigé par le grand-juge Régnier, duc de Massa.
Ceci est la première source. La seconde, tout orale, consiste en de nombreuses conversations avec le respectable M.G——, ancien secrétaire particulier du comte Dubois, préfet de police à la même époque.
Nous nous occuperons peu des événements politiques, intérieurs, qui tourmentèrent cette période, précédant immédiatement le couronnement de Napoléon. Saint-Rejant, Pichegru, Moreau, la machine infernale n'entrent point dans notre sujet et c'est à peine si nous verrons passer ce gros homme, Bru, tus de la royauté, audacieux et solide comme un conjuré antique: Georges Cadoudal.
Les guerres étrangères nous prendront encore moins de place. On n'entendait en 1804 que le lointain canon de l'Angleterre.
Nous avons à raconter un épisode, historique il est vrai, mais bourgeois, et qui n'a aucun trait ni à l'intrigue du cabinet ni aux victoires et conquêtes.
C'est tout bonnement une page de la biographie secrète de ce géant qu'on nomme Paris et qui, en sa vie, eut tant d'aventures!
Laissons donc de côté les cinq cents volumes de mémoires diffus qui disent le blanc et le noir sur cette grande crise de notre Révolution, et tournant le dos au château où la main crochue de ce bon M. Bourrienne griffonne quelques vérités parmi des monceaux de mensonges bien payés, plongeons-nous de parti pris dans le fourré le plus profond de la forêt parisienne.
Nous avons l'espoir que le lecteur n'aura pas oublié cette touchante et sereine figure qui traverse les pages de notre introduction. Il n'y a que des récits dans ce livre: notre préface elle-même était encore un récit, dont le héros se nommait le «papa Sévérin».
Nous avons la certitude que le lecteur se souvient d'une autre physionomie, tendre et bonne aussi, mais d'une autre manière, moins austère et plus mâle, plus tourmentée, moins pacifique surtout: le chantre de Saint-Sulpice, le prévôt d'armes qui, dans la Chambre des Amours, enseigna si rudement ce beau coup droit, dégagé main sur main, à M. le baron de Guitry, gentilhomme de la chambre du roi Louis XVI.
Un Sévérin aussi: Sévérin, dit Gâteloup.
Ce Gâteloup, presque vieillard, et papa Sévérin presque enfant, vont avoir des rôles dans cette histoire.
L'un était le père de l'autre.
Et s'il m'était permis de descendre encore plus avant dans nos communs souvenirs, je vous rappellerais cette chère petite famille, composée de cinq enfants qui ne se ressemblaient point, et dont papa Sévérin était la bonne aux Tuileries: Eugénie, Angèle et Jean qui avaient le même âge, Louis et Julien, des bambins.
Ces cinq êtres, abandonnés, orphelins, mais à qui Dieu clément avait rendu le meilleur des pères, reviendront tous et chacun sous notre plume. Ils forment à eux cinq, dans la personne de leurs parents, la légende lamentable du suicide.
Papa Sévérin avait dit en montrant Angèle, la plus jolie de ces petites filles, et celle dont la précoce pâleur nous frappa comme un signe de fatalité:
—Celle-ci tient à ma famille par trois liens.
Il avait ajouté ce jour où la fillette jetait ses regards avides à travers les glaces de la Morgue:
—Elle a déjà l'idée…
Car papa Sévérin croyait à la transmission d'un héritage fatal.
Notre histoire va montrer la première des trois Angèle.
Notre histoire va montrer aussi les tables de marbre toutes neuves et vierges encore de tout contact mortel. Nous y verrons quelle fut l'étrenne de la Morgue du Marché-Neuf.
Tout cela à propos d'un adorable et impur démon qui ressuscita un instant, au beau milieu de Paris et près du berceau de notre «siècle des lumières», les plus noires superstitions du moyen âge.
LA VAMPIRE
I
LA PECHE MIRACULEUSE
Le commencement du siècle où nous sommes fut beaucoup plus légendaire qu'on ne le croit généralement. Et je ne parle pas ici de cette immense légende de nos gloires militaires, dont le sang républicain écrivit les premières pages au bruit triomphant de la fanfare marseillaise, qui déroula ses chants à travers l'éblouissement de l'empire et noya sa dernière strophe—un cri splendide—dans le grand deuil de Waterloo.
Je parle de la légende des conteurs, des récits qui endorment ou passionnent la veillée, des choses poétiques, bizarres, surnaturelles, dont le scepticisme du dix-huitième siècle avait essayé de faire table nette.
Souvenons-nous que l'empereur Napoléon Ier aimait à la folie les brouillards rêveurs d'Ossian, passés par M. Baour au tamis académique. C'est la légende guindée, roidie par l'empois; mais c'est toujours la légende.
Et souvenons-nous aussi que le roi légitime des pays légendaires,
Walter Scott, avait trente ans quand le siècle naquit.
Anne Radcliffe, la sombre mère de tant de mystères et de tant de terreurs, était alors dans tout l'éclat de cette vogue qui donna le frisson à l'Europe. On courait après la peur, on recherchait le ténébreux. Tel livre sans queue ni tête obtenait un frénétique succès rien que par la description d'une oubliette à ressort, d'un cimetière peuplé de fantômes à l'heure «où l'airain sonne douze fois» ou d'un confessionnal à double fond bourré d'impossibilités horribles et lubriques.
C'était la mode; on faisait à ces fadaises une toilette de grands mots, appartenant spécialement à cette époque solennelle; on mettait le tout comme une purée sous le héros, cuit à point, qui était un «coeur vertueux», une «âme sensible», daignant croire au «souverain maître de l'univers» et aimant à voir lever l'aurore.
Le contraste de ces confitures philosophiques et de ces sépulcrales abominations formait un plat hybride, peu comestible, mais d'un goût étrange qui plaisait à ces jolies dames, vêtues si drôlement, avec des bagues aux orteils, la ceinture au-dessus du sein, la hanche dans un fourreau de parapluie et la tête sous une gigantesque feuille de chicorée.
Paris a toujours adoré d'ailleurs les contes à dormir debout, qui lui procurent la délicieuse sensation de la chair de poule. Quand Paris était encore tout petit, il avait déjà nombre d'histoires à faire frémir, depuis la coupable association formée entre le barbier et le pâtissier de la rue des Marmousets, pour le débit des vol-au-vent de gentilshommes, jusqu'à la boucherie galante de la maison du cul-de-sac Saint-Benoît, dont les murs démolis avaient plus d'ossements humains que de pierres.
Et depuis si longtemps, à cet égard, Paris a peu changé. Aux premiers mois de l'année 1804, il y avait dans Paris une vague et lugubre rumeur, née de ce fait que des pêches miraculeuses avaient lieu depuis quelque temps à la pointe orientale de l'Ile Saint-Louis, en tournant un peu vers le sud-est, non loin de l'endroit où les bains Petit réunissent aujourd'hui, dans les mois d'été, l'élite des tritons parisiens.
C'est chose rare qu'un banc de poisson dans Paris. Tant d'hameçons, tant de nasses, tant d'engins divers sont cachés sous l'eau entre Bercy et Grenelle, que les goujons seuls, d'ordinaire, et les imprudents barbillons se hasardent dans ce parcours semé de périls. Vous n'y trouveriez ni une carpe, ni une tanche, ni une perche, et si parfois un brochet s'y engage, c'est que ce requin d'eau douce a le caractère tout particulièrement aventureux.
Aussi la gent pêcheuse faisait-elle grand bruit de l'aubaine envoyée par la Providence aux citoyens amateurs de la ligne, de l'épervier et du carrelet. Sur un parcours d'une centaine de pas depuis l'égout de Bretonvilliers jusqu'au quai de la Tournelle, tout le long du quai de Béthune, vous auriez vu, tant que le jour durant, une file de vrais croyants, immobiles et silencieux, tenant la ligne et suivant d'un oeil inquiet le bouchon flottant au fil de l'eau.
Dire que tout le monde emplissait son panier serait une imposture. Les bancs de poisson, à Paris, ne ressemblent à ceux de nos côtes; mais il est certain que ça et là un heureux gaillard piquait un gros brochet ou un barbillon de taille inusitée. Les goujons abondaient, les chevaignes tournoyaient à fleur d'eau, et l'on voyait glisser dans l'onde trouble ces reflets pourprés qui annoncent la présence du gardon.
Ceci, en plein hiver et alors que d'habitude les poissons parisiens, frileux comme des marmottes, semblent déserter la Seine pour aller se chauffer on ne sait où.
En apparence, il y a loin de cette joie des pêcheurs et de cette folie du poisson à la rumeur lugubre dont nous avons annoncé la naissance. Mais Paris est un raisonneur de première force; il remonte volontiers de l'effet à la cause, et Dieu sait qu'il invente parfois de bien drôles de causes pour les plus vulgaires effets.
D'ailleurs, nous n'avons pas tout dit. Ce n'était pas exclusivement pour pêcher du poisson que tant de lignes suspendaient l'amorce le long du quai de Béthune. Parmi les pêcheurs de profession ou d'habitude qui venaient là chaque jour, il y avait nombre de profanes, gens d'aventures et d'imagination, qui visaient à une tout autre proie.
Le Pérou était passé de mode et l'on n'avait pas encore inventé la Californie. Les pauvres diables qui courent après la fortune ne savaient trop où donner de la tête et cherchaient leur vie au hasard.
L'Europe ingrate ne sait pas le service que lui rendent ces féeriques vésicatoires qui se nomment sur la carte du monde San-Francisco, Monterey, Sydney ou Melbourne.
Il y avait bien la guerre, en ce temps-là, mais à la guerre on gagne plus de horions que d'écus, et les aventuriers modèles, les «vrais chercheurs d'or» font rarement les bons soldats de la bataille rangée.
Il y avait là, sous le quai de Béthune, des poètes déclassés, des inventeurs vaincus, d'anciens don Juan, banqueroutiers de l'industrie d'amour qui s'étaient cassé bras et jambes en voulant grimper à l'échelle des femme, des hommes politiques dont l'ambition avait pris racine dans le ruisseau, des artistes souffletés par la renommée,—cette cruelle!—des comédiens honnis, des philanthropes maladroits, des génies persécutés, et ce notaire qui est partout, même au bagne, pour avoir accompli son sacerdoce avec trop de ferveur.
Nous le répétons, dé nos jours, tous ces braves eussent été dans la Sonore ou en Australie, qui sont de bien utiles pays. En l'année 1804, s'ils grelottaient les pieds dans l'eau, sondant avec mélancolie le cours troublé de la Seine, c'est que la légende plaçait au fond de la Seine un fantastique Eldorado.
Au coin de la rue de Bretonvilliers et du quai, il y avait un petit cabaret de fondation nouvelle qui portait pour enseigne un tableau, brossé naïvement par un peintre étranger à l'Académie des beaux-arts.
Ce tableau représentait deux sujets fraternellement juxtaposés dans le même cadre.
Premier sujet: Ezéchiel en costume de ravageur, faisant tourner d'une main sa sébile, au fond de laquelle on voyait briller des pièces d'or, et relevant de l'autre une ligne, dont la gaule, pliée en deux, supportait un monstre marin copié sur nature dans le récit de Théramène.
Ezéchiel était le nom du maître du cabaret.
Second sujet: Ezéchiel en costume de maison, éventrant, dans le silence du cabinet, le monstre dont il est question ci-dessus et retirant de son ventre une bague chevalière ornée d'un brillant qui reluisait comme le soleil.
Il est juste d'ajouter que la bague était passée à un doigt et que le doigt appartenait à une main. Le tout avait été avalé par le monstre du récit de Théramène, sans mastication préalable et avec une évidente volupté dont témoignait encore:
Sa croupe recourbée en replis tortueux.
Les deux sujets jumeaux n'avaient qu'une seule légende qui disait en lettre mal formées:
A la pêche miraculeuse.
Le lecteur commence peut-être à comprendre la connexité existant entre le fameux banc de poisson de l'île Saint-Louis et cette rumeur funèbre qui courait vaguement dans Paris.
Nous ne lui marchanderons point, du reste, le chapitre des explications.
Mais, pour le moment, il nous faut dire que tout Paris connaissait l'aventure d'Ezéchiel représentée par le tableau, aventure authentique, acceptée, populaire, et dont personne ne se serait avisé de mettre en doute l'exactitude avérée.
En effet, avec le produit de la vente de ce bijou trouvé dans l'estomac du monstre, Ezéchiel avait monté, au vu et au su de tout le monde, son établissement de cabaretier.
Et comme il avait découvert le premier ce Pérou en miniature, ce gisement de richesses subaquatiques, il était permis à l'imagination des badauds d'enfiler à son sujet tout un chapelet d'hypothèses dorées. Son nom indiquait une origine israélite, et l'on sait la bonne réputation accordée à l'ancien peuple de Dieu par la classe ouvrière. On parlait déjà d'un caveau où Ezéchiel amoncelait des trésors.
Les autres étaient venus quand la veine aurifère était déjà écrémée; les autres, pêcheurs naïfs ou pécheurs d'aventures: les poètes, les inventeurs, les don Juan battus, les industriels tombés, les artistes manqués, les comédiens fourbus, les philanthropes usés jusqu'à la corde, les génies piqués aux vers—et le notaire n'avaient eu pour tout potage que les restes de cet heureux Ezéchiel.
Ils étaient là, non point pour le poisson qui foisonnait réellement d'une façon extraordinaire, mais pour la bague chevalière dont le chaton en brillants reluisait comme le soleil.
Ils eussent volontiers plongé tête première pour explorer le fond de l'eau, si la Seine, jaune, haute, rapide et entraînant dans sa course des tourbillons écumeux, n'eût pas défendu les prouesses de ce genre.
Ils apportaient des sébiles pour ravager le bas de la berge dès que l'eau abaisserait son niveau.
Ils attendaient, consultant l'étiage d'un oeil fiévreux, et voyant au fond de l'eau des amas de richesses.
Ezéchiel, assis à son comptoir, leur vendait de l'eau-de-vie et les entretenait avec soin dans cette opinion qui achalandait son cabaret. Il était éloquent, cet Ezéchiel, et racontait volontiers que la nuit, au clair de la lune, il avait vu, de ses yeux, des poissons qui se disputaient des lambeaux de chair humaine à la surface de l'eau.
Bien plus, il ajoutait qu'ayant noyé ses lignes de fond, amorcées de fromage de Gruyère et de sang de boeuf, en aval de l'égout, il avait pris une de ces anguilles courtes, replètes et marquées de taches de feu qu'on rencontre en Loire entre Paimboeuf et Nantes, mais qui sont rares en Seine, autant que le merle blanc dans nos vergers: une lamproie, ce poisson cannibale, que les patriciens de Rome nourrissaient avec de la chair d'esclave.
D'où venait l'abondante et mystérieuse pâture qui attirait tant d'hôtes voraces précisément en ce lieu?
Cette question était posée mille fois tous les jours, les réponses ne manquaient point. Il y en avait de toutes couleurs; seulement, aucune n'était vraisemblable ni bonne.
Cependant, le cabaret de la Pèche miraculeuse et son maître Ezéchiel prospéraient. L'enseigne faisait fortune comme presque toutes les choses à double entente. Elle flattait à la fois, en effet, les pêcheurs sérieux, les pêcheurs de poissons, et cette autre catégorie plus nombreuse, les pêcheurs de chimères, poètes, peintres, comédiens, trouveurs, industriels, bourreaux de femmes en disponibilité et le notaire.
Chacun de ceux-là espérait à tout instant qu'un solitaire de mille louis allait s'accrocher à son hameçon.
Et vis-à-vis de la rangée des pêcheurs, il y avait, de l'autre côté de la rivière, une rangée de badauds qui regardaient de tous leurs yeux. Les cancans allaient et venaient, les commentaires se croisaient: on fabriquait là assez de bourdes pour désaltérer tout Paris, incessamment altéré de choses vraies qui n'ont pas le sens commun.
Je dis choses vraies, parce que, soyez bien persuadés de cela, sous toute rumeur populaire, si absurde qu'elle puisse paraître, un fait réel se cache toujours.
L'opinion la plus accréditée, sinon la plus vraisemblable, se résumait en un mot qui sollicitait énergiquement les imaginations et valait à lui seul deux ou trois des plus ténébreux livres de Mme Anne Radcliffe. Ce mot était plus sombre que le titre fameux le Confessionnal des pénitents noirs. Ce mot était plus mystérieux que les Mystères du château des Pyrénées, que les Mystères d'Udolphe et que les Mystères de la caverne des Apennins; il sonnait le glas, il flairait la tombe.
Ce mot, sincèrement appétissant pour les esprits inquiets, curieux, avides, pour les femmes, pour les jeunes gens, pour tous les curieux de terreur et d'horreur, c'était la VAMPIRE.
Notre éducation au sujet de ces funèbres pages du merveilleux en deuil a peu marché depuis lors. On a bien écrit quelques-uns de ces livres qui dissertent sans expliquer, qui compilent sans condenser et qui relient en de gros volumes le pâle ennui de leurs pages didactiques, mais il semblerait que les savants eux-mêmes, ces braves de la pensée, abordent avec un esprit troublé les redoutables questions de démonologie. Parmi eux, les croyants ont un peu physionomie de maniaques, et les incrédules restent mouillés de cette sueur froide, le doute, qui communique à coup sûr l'ennui contagieux.
Je cherche, et je ne trouve pas dans mes souvenirs d'enfant le titre du prodigieux bouquin qui prononça pour la première fois à mes yeux le mot Vampire. Ce n'était pas un décourageant article de revue, ce n'était pas une tranche de ce pain banal qu'on émiette dans les dictionnaires: c'était un pauvre conte allemand, plein de sève et de fougue sous sa toilette de naïveté empesée. Il racontait bonnement, presque timidement, des histoires si sauvages, que j'en ai encore le coeur serré.
Je me souviens qu'il était en trois petits volumes, et qu'il y avait une gravure en taille-douce à la tête de chaque tome.
Elles ne valaient pas un prix fou, mais, Seigneur Dieu, comme elles faisaient frémir!
La première gravure en taille-douce, calme et paisible comme le prologue de tout grand poème, représentait… j'allais dire Faust et Marguerite à leur première rencontre.
Il n'y avait rien là qu'un jeune homme regardant une jeune fille, et cela vous mettait du froid dans les veines, tant Marguerite subissait manifestement le magnétisme fatal qui jaillissait en gerbes invisibles de la prunelle de Faust!
Pourquoi ne garderions-nous pas ces noms: Faust et Marguerite? Qu'est le chef d'oeuvre de Goethe, sinon la splendide mise en scène de l'éternel fait de vampirisme qui, depuis le commencement du monde, a desséché et vidé le coeur de tant de familles?
Donc Faust regardait Marguerite.—Et c'était une noce, figurez-vous, une noce de campagne où Marguerite était la Fiancée et Faust un invité de hasard. On dansait sur l'herbe parmi des buissons de roses.
Les parents imprudents et le marié aussi, car il avait le bouquet au côté, le pauvre jeune rustre, contemplaient avec admiration Faust qui faisait valser Marguerite.
Faust souriait; la tète charmante de Marguerite allait se penchant sur son épaule, vêtue du dolman hongrois.
Et sur le buisson de roses qui fleurissait au premier plan, il y avait un large filet dodécagone: une toile d'araignée, au centre de laquelle l'insecte monstrueux qu'on appelle aussi la vampire suçait à loisir la moelle d'une mouche prisonnière…
C'était tout pour la gravure en taille-douce. Au texte maintenant.
La plume peint mieux que le crayon.—Ce sont des plaines immenses que la vieille forteresse d'Ofen regarde par-dessus le Danube, qui la sépare de Pesth la moderne.
De Pesth jusqu'aux forêts Baconier, le long de la Theiss bourbeuse et tumultueuse, c'est la plaine, toujours la plaine, sans limites comme la mer.
Le jour, le soleil sourit à cet océan de verdure, et la brise heureuse caresse en se jouant l'incommensurable champ de maïs, qui est la Hongrie du sud.
La nuit, la lune glisse au-dessus de ces muettes solitudes. Là-bas, les villages ont soixante mille âmes, mais il n'y a point de hameaux. Le souvenir de la guerre avec le Turc agglomère encore les rustiques habitations, abritées comme les troupeaux de moutons au bercail, derrière la tour ventrue coiffée du dôme oriental et armée de canons hors d'usage.
C'est la nuit. Les morts vont vite au pays magyare en Allemagne, mais ils vont en chariot et non à cheval.
C'est la nuit. La lune pend à la coupole d'azur, regardant passer les nues qui galopent follement.
L'horizon plat s'arrondit à perte de vue, montrant ça et là un arbre isolé ou la bascule d'un puits relevée comme une potence.
Un char attelé de quatre chevaux à tous crins passe rapide comme la tempête: un char étrange, haut sur roues, moitié valaque, moitié tartare, et dont l'essieu jette des cris éclatants.
Avez-vous reconnu ce hussard dont le dolman flotte à la brise?—Et cette enfant, cette douce et blonde fille? Les morts vont vite: les clochers de Czegled ont fui au lointain, et les tours de Keczkemet et les minarets de Szegedin. Voici les fières murailles de Temesvar, puis, là-bas, Belgrade, la cité des mosquées…
Mais le char ne va pas jusque-là. Sa roue a touché les tables de marbre du dernier cimetière chrétien; sa roue se brise. Faust est debout, portant Marguerite évanouie dans ses bras…
La seconde gravure en taille-douce, oh! je m'en souviens bien! représentait l'intérieur d'une tombe seigneuriale dans le cimetière de Petervardein: une longue file d'arceaux où se mourait la lueur d'une seule lampe.
Marguerite était couchée sur un lit qui ressemblait à un cercueil.
Elle avait encore ses habits de fiancée. Elle dormait.
Sous les arceaux, éclairés vaguement, une longue file de cercueils, qui ressemblaient à des lits, supportaient de belles et pâles statues, couchées et dormant l'éternel sommeil.
Toutes étaient vêtues en fiancées; toutes avaient autour du front la couronne de fleur d'oranger. Toutes étaient blanches de la tête aux pieds, sauf un point ronge au-dessous du sein gauche: la blessure par où Faust-Vampire avait bu le sang de leur coeur.
Et Faust, il faut bien le dire, se penchait au-dessus de Marguerite endormie: le beau Faust, le valseur admiré, le tentateur et le fascinateur.
Il était hâve; sans son costume de hussard vous ne l'auriez point reconnu; les ossements de son crâne n'avaient plus de cheveux, et ses yeux, ses yeux si beaux, manquaient à leurs orbites vides.
C'était un cadavre, ce Faust, et, chose hideuse à penser, un cadavre ivre!
Il venait d'achever sa lugubre orgie: il avait bu tout le sang du coeur de Marguerite!
Et le texte? Ma foi, je ne sais plus. Ce second tome était bien moins amusant que le premier. Le vampire hongrois s'ennuie chez lui comme don Juan l'Espagnol, comme l'Anglais Lovelace, comme le Français, bourreau des coeurs, quel que soit son nom. Tous ces coquins-là, tuent platement, comme des pleutres qu'ils sont au fond. Ils ne valent qu'avant l'assassinat. Je n'ai jamais pu découvrir, pour ma part, la grande différence qu'il y a entre ce pauvre Dumolard, vampire des cuisinières, et don Juan grand seigneur. La statue du commandeur elle-même ne me semble pas plus forte que la guillotine.
Et s'il est un maraud capable de plaider la cause aux trois quarts perdue de la guillotine, c'est don Juan.
Passons à la troisième gravure en taille-douce, et qu'on me décerne un prix de mémoire!
Celle-là était la statue du commandeur, la guillotine, tout ce que vous voudrez.
Personne n'ignore qu'un bon vampire était invulnérable et immortel, comme Achille, fils de Pelée, à la condition de n'être point blessé à un certain endroit et d'une certaine façon. Le fameux vampire de Debreckzin vécut et mourut, pour mieux dire, pendant quatre cent quarante quatre ans. Il vivrait encore si le professeur Hemzer ne lui eût plongé dans la région cardiaque un fer à gaufrer rougi préalablement au feu.
C'est là une recette bien connue et qui, au premier aspect, ne nous semble pas dépourvue d'efficacité.
La troisième gravure montrait le vrai cercueil de Faust, où il reposait peut-être depuis des siècles, gardant la bizarre permission de se relever certaines nuits, de revêtir son costume de hussard, toujours propre et fort élégant, pour aller à la chasse de Marguerite.
Faust était là, le monstre! avec ses yeux brillants et ses lèvres humides. Il buvait le sang de Marguerite, couchée un peu plus loin.
Les gens de la noce avaient, je ne sais trop comment, découvert sa retraite. On avait apporté un fourneau de forge, on avait fait rougir une vaillante barre de fer, et le fiancé la passait à deux mains, de tout son coeur, au travers de l'estomac du vampire, qui n'avait garde de protester.
Et Marguerite s'éveillait là-bas, comme si la mort de son bourreau lui eût rendu la vie.
Voilà ce que disait et ce que contenait mon vieux bouquin en trois petits tomes. Et je déclare que les articles des recueils savants ne m'en ont jamais tant appris sur les vampires.
J'ajoute que les badauds de Paris, en l'an 1804, étaient à peu près de notre force, au bouquin et à moi: ce qui donne la mesure de ce que pouvait être leur opinion au sujet de cet être mystérieux que la frayeur publique avait baptisé: la Vampire.
II
SAINT-LOUIS-EN-L'ILE
La vampire existait, voilà le point de départ et la chose certaine: que ce fût un monstre fantastique comme certains le croyaient fermement, ou une audacieuse bande de malfaiteurs réunis sous cette raison sociale, comme les gens plus éclairés le pensaient, la vampire existait.
Depuis un mois il était bruit de plusieurs disparitions. Les victimes semblaient choisies avec soin parmi cette population flottante et riche qu'un intervalle de paix amenait à Paris. On parlait d'une vingtaine d'étrangers pour le moins, tous jeunes, tous ayant marqué leur passage à Paris par de grandes dépenses, et qui s'étaient éclipsés soudain sans laisser de traces.
Y en avait-il vingt en effet? La police niait. La police eût affirmé volontiers que ces rumeurs n'avaient pas l'ombre de fondement et qu'elles étaient l'oeuvre d'une opposition qui devenait de jour en jour plus hardie.
Mais l'opinion populaire s'affermit d'autant mieux que les dénégations de la police sont plus précises. Dans les faubourgs, ce n'était pas de vingt victimes que l'on parlait, on comptait les victimes par centaines.
A ce point qu'on affirmait l'existence d'un ténébreux charnier situé au bord du fleuve. On ne savait, il est vrai, où ce charnier pouvait être caché; on objectait même des impossibilités matérielles, car il eût fallu supposer que le fleuve communiquait directement avec cette tombe, pour expliquer le phénomène de la pêche miraculeuse. Et comment admettre la présence d'un canal inconnu aux gens du quartier?
Dans la saison d'été, la Seine abandonne ses rives et livre à tous regards le secret de ses berges.
C'était assurément là une objection frappante et qui venait à l'appui de l'outrageuse invraisemblance du fait en lui-même: une oubliette au dix-neuvième siècle!
Les sceptiques avaient beau jeu pour rire.
Paris ne se faisait point faute d'imiter les sceptiques. Il riait; il répétait sur tous les tons; c'est absurde, c'est impossible.
Mais il avait peur.
Quand les poltrons de village ont peur, la nuit, dans les chemins creux, ils chantent à tue-tête. Paris est ainsi: au milieu de ses plus grandes épouvantes, il rit souvent à gorge. Paris riait donc en tremblant ou tremblait en riant, car les objections et les raisonnements ne peuvent rien contre certaines évidences. La panique se faisait tout doucement. Les personnes sages ne croyaient peut-être pas encore, mais l'inquiétude contagieuse les prenait, et les railleurs eux-mêmes, en colportant leurs moqueries, augmentaient la fièvre.
Deux faits restaient debout, d'ailleurs: la disparition de plusieurs étrangers et provinciaux, disparition qui commençait à produire son résultat d'agitation judiciaire, et cette autre circonstance que le lecteur jugera comme il voudra, mais qui impressionnait Paris plus vivement encore que la première: la pêche miraculeuse du quai de Béthune.
C'était, on peut le dire, une préoccupation générale. Ceux qui se bornaient à hocher la tête en avouant qu'il y avait là «quelque chose» pouvaient passer pour des modèles de prudence.
Est-il besoin d'ajouter que la politique fournissait sa note à ce concert? Jamais circonstances ne furent plus propices pour mêler le mélodrame politique à l'imbroglio du crime privé. De grands événements se préparaient, de terribles périls, récemment évités, laissaient l'administration fatiguée et pantelante. L'Empire, qui se fondait à bas bruit dans la chambre à coucher du premier consul, donnait à la préfecture les coliques de l'enfantement.
Le citoyen préfet, qui ne devait jamais être un aigle et qui ne s'appelait pas encore le comte Dubois, tressaillait de la tête aux pieds à chaque bruit de porte fermée, croyant ouïr un écho de cette machine infernale dont il n'avait point su prévenir l'explosion. Les sombres inventeurs de cet engin, Saint-Rejant et Carbon, avaient porté leurs têtes sur l'échafaud: mais, du fond de sa disgrâce, Fouché murmurait des paroles qui montaient jusqu'au chef de l'état.
Fouché disait: Saint-Rejant et Carbon ont laissé des fils. Avant eux, il y avait Ceracchi, Diana et Arena qui ont laissé des frères. Entre le premier consul et la couronne, il y a la France républicaine et la France royaliste. Pour sauter ce pas, il faudrait un bon cheval, et Dubois n'est qu'un âne!
Le mot était dur, mais le futur duc d'Otranto avait une langue de fer.
Celui qui devait être l'empereur l'écoutait bien plus qu'il n'en voulait avoir l'air.
Quant à Louis-Nicolas-Pierre-Joseph Dubois, ce n'était pas un âne, non, puisqu'il mangeait des truffes et du poulet, mais c'était un brave homme prodigieusement embarrassé.
Les cartes se brouillaient, en effet, de nouveau, et une conspiration bien autrement redoutable que celle de Saint-Rejant menaçait le premier consul.
Les trois ou quatre polices chargées d'éclairer Paris, affolées tout à coup par ce danger invisible que chacun sentait, mais dont nul ne pouvait saisir la trace palpable, s'entre-choquaient dans la nuit de leur ignorance, se nuisaient l'une à l'autre, se contrecarraient mutuellement, et surtout s'accusaient réciproquement avec un entrain égal.
Paris avait pour elles tant d'affection et en elles tant de confiance, qu'un matin, Paris s'éveilla disant et croyant que la vampire, cette friande de cadavres, était la police, et que les jeunes gens disparus payaient de leur vie certaines méprises de la police ou des polices frappant au hasard, les prétendus constructeurs d'une machine infernale.
Ce jour-là Paris oublia de rire; mais il s'en dédommagea le lendemain en apprenant que Louis-Nicolas-Pierre-Joseph Dubois avait fait cerner par deux cent cinquante agents l'enclos de la Madeleine, douze heures juste après la fin d'un conciliabule en plein air tenu par Georges Cadoudal et ses complices, derrière les murailles de l'église en construction.
Il semblait, en vérité, que Paris sût ce que le citoyen Dubois ignorait. Le citoyen Dubois passait au milieu de ces événements, gros de menaces, comme l'éternel mari de la comédie qui est le seul à ne point voir les gaietés de sa chambre nuptiale.
Il cherchait partout où il ne devait point trouver, il se démenait, il suait sang et eau et jetait, en fin de compte, sa langue au chien avec désespoir.
Ce fut dans ce conciliabule de l'église de la Madeleine que Georges Cadoudal proposa aux ex-généraux Pichegru et Moreau le plan hardi qui devait arrêter la carrière du futur empereur.
Le mot hardi est de Fouché, duc d'Otrante Au mot hardi Fouché ajoute le mot facile.
Voici quel était ce plan, bien connu, presque célèbre.
Les trois conjurés avaient à Paris un contingent hétérogène, puisqu'il appartenait à tous les partis ennemis du premier consul, mais uni par une passion commune et composé d'hommes résolus.
Les mémoires contemporains portent ce noyau à deux mille combattants pour le moins: Vendéens, chouans de Bretagne, gardes nationaux de Lyon, babouvistes et anciens soldats de Coudé.
Une élite de trois cents hommes, parmi ces partisans, avait été pourvue d'uniformes appartenant à la garde consulaire.
Le chef de l'État habitait le château de Saint-Cloud.
A la garde montante du matin, et à l'aide d'intelligences qui ne sont pas entièrement expliquées, les trois cents conjurés, revêtus de l'uniforme réglementaire, devaient prendre le service du château.
Il paraît prouvé qu'on avait le mot d'ordre.
A son réveil, le premier consul se serait donc trouvé au pouvoir de l'insurrection.
Le plan manqua, non point par l'action des polices qui l'ignorèrent jusqu'au dernier moment, mais par l'irrésolution de Moreau. Ce général était sujet à ces défaillances morales. Il eut frayeur ou remords. L'exécution du complet fut remise quatre jours de là.
Jamais les complots remis ne s'exécutent.
On raconte qu'un Breton conjuré, M. de Querelles, pris de frayeur à la vue de ces hésitations, demanda et obtint une audience du premier consul lui-même et révéla tous les détails du plan.
Napoléon Bonaparte rassembla, dit-on, dans son cabinet, sa police militaire, sa police politique et sa police urbaine: M. Savary, depuis duc de Rovigo; le grand juge Régnier et H. Dubois. Il leur raconta la très curieuse histoire de la conspiration; il leur prouva que Moreau et Pichegru allaient et venaient depuis huit jours dans les rues de Paris comme de bons bourgeois, et que Georges Cadoudal, gros homme de moeurs joyeuses, fréquentaient assidûment les cafés de la rive gauche après son dîner.
L'histoire ne dit pas que son discours fût semé de compliments très chauds pour ses trois chargés d'affaires au département de la clairvoyance.
Le futur empereur ne remercia que Dieu—et son ancien ami J.-Victor Moreau, qu'il avait toujours, regardé comme une bonne arme mal chargée et susceptible de faire long feu.
Moreau et Pichegru furent arrêtés. Georges Cadoudal, qui n'était pourtant pas de corpulence à passer par le trou d'une aiguille, resta libre.
Et Fouché se frotta les mains, disant: Vous verrez qu'il faudra que je m'en mêle!
Par le fait, les gens de police sont rares, et Fouché lui-même fut en défaut nombre de fois. Argus a beau posséder cinquante paires d'yeux, qu'importe s'il est myope? L'histoire des bévues de la police serait curieuse, instructive, mais monotone et si longue, si longue, que le découragement viendrait à moitié route.
Nous avions, pour placer ici cette courte digression historique, plusieurs raisons qui toutes appartiennent à notre métier de conteur. D'abord il nous plaisait de bien poser le cadre où vont agir les personnages de notre drame; ensuite il nous semblait utile d'expliquer, sinon d'excuser, l'inertie de la police urbaine en face de ces rumeurs qui faisaient, par la ville, une véritable concurrence aux cancans d'État.
La police avait autre chose à faire et ne pouvaient s'occuper de la vampire. La police s'agitait, cherchait, fouillait, ne trouvait rien et était sur les dents.
Le 28 février 1804, le jour même où Pichegru fut arrêté dans son lit, rue Chabanais, chez le courtier de commerce Leblanc, un homme passa rapidement sur le Marché-Neuf, devant un petit bâtiment qui était en construction, au rebord même du quai, et dont les échafaudages dominaient la Seine.
Les maçons qui pliaient bagages et les conducteurs des travaux connaissaient bien cet homme, car ils l'appelèrent, disant:
—Patron, ne venez-vous point voir si nous avons avancé la besogne aujourd'hui?
L'homme les salua de la main et poursuivit sa route en remontant le cours de la rivière.
Maçons et surveillants se prirent à sourire en échangeant des regards d'intelligence, car il y avait une jeune fille qui allait à quelque cent pas en avant de l'homme, enveloppée dans une mante de laine noire et cachant son visage sous un voile.
—Voilà trois jours de suite, dit un tailleur de pierres, que le patron court le guilledou de ce côté-là.
—Il est vert encore, ajouta un autre, le patron!
Et un troisième:
—Ecoutez donc! on n'est pas de bois! Le patron a un métier qui ne doit pas le régayer plus que de raison. Il faut bien un peu rire.
Un vieux maçon, qui remettait sa veste, blanche de plâtre, murmura:
—Voilà trente ans que je connais le patron; il ne rit pas comme tout le monde.
L'homme allait cependant à grand pas, et se perdait déjà derrière les masures qui encombrent le Marché-Neuf, aux abords de la rue de la Cité.
Quant à la fillette voilée, elle avait complètement disparu, L'homme était vieux, mais il avait une haute et noble taille, hardiment dégagée. Son costume, qui semblait le classer parmi les petits bourgeois, dispensés de tous frais de toilette, était grandement porté. Il avait, cet homme, des pieds à la tête, l'allure franche et libre que donne l'habitude de certains exercices du corps, réservés, d'ordinaire, à la classe la plus riche.
Du bâtiment en construction jusqu'au pont Notre-Dame, nombre de gens se découvrirent sur son passage; c'était évidemment une notabilité du quartier. Il répondait aux saluts d'un geste bienveillant et cordial, mais il ne ralentissait point sa course.
Sa course semblait calculée, non point pour rejoindre la jeune fille, mais pour ne la jamais perdre de vue.
Celle-ci, dont les jambes étaient moins longues, allait du plus vite qu'elle pouvait. Elle ne se savait point poursuivie; du moins pas une seule fois elle ne tourna la tête pour regarder en arrière.
Elle regardait en avant, de tous ses yeux, de toute son âme. En avant, il y avait un jeune homme à tournure élégante et hautaine qui longeait en ce moment le quai de la Grève. Le suivait-elle?
Plus notre homme que les maçons du Marché-Neuf appelaient le patron approchait de l'Hôtel-de-Ville, moins nombreux étaient les gens qui le saluaient d'un air de connaissance. Paris est ainsi et contient des célébrités de rayon qui ne dépassent pas tel numéro de telle rue. Une fois que l'homme eut atteint le quai des Ormes, personne ne le salua plus.
L'homme cependant, «le patron», qu'il courût ou non le guilledou, avait la vue bonne, car, malgré l'obscurité qui commençait à borner les lointains, il surveillait non seulement la fillette, mais encore le charmant cavalier que la fillette semblait suivre.
Celui-ci tourna le premier l'angle du Pont-Marie, qu'il traversa pour entrer dans l'île Saint-Louis; la fillette fit comme lui; le patron prit la même route.
Le pas de la fillette se ralentissait sensiblement et devenait pénible. Rien n'échappait au patron, car sa poitrine rendit un gros soupir, tandis qu'il murmurait:
—Il nous la tuera! Faut-il que tant de bonheur se soit changé ainsi en misère!
On ne voyait plus le jeune cavalier, qui avait dû tourner le coin des rues Saint-Louis-en-l'Ile et des Deux-Ponts. La fillette marchait désormais avec un effort si visible, que le patron fit un mouvement comme s'il eût voulu s'élancer pour la soutenir.
Mais il ne céda point à la tentation, et calcula seulement sa marche de façon à bien voir où elle dirigerait sa course, après avoir quitté la rue des Deux-Ponts.
Elle tourna vers la gauche et franchit sans hésiter la porte de l'église Saint-Louis.
La brume tombait déjà dans cette rue étroite. A l'ombre de l'église et devant le portail, il y avait un riche équipage qui allumait ses lanternes d'argent.
La République dormait, prête à s'éveiller Empire. Elle avait fait trêve un peu au luxe extravagant du Directoire, mais elle ne proscrivait en aucune façon les allures seigneuriales. La voiture arrêtée à la porte de l'église Saint-Louis eût fait honneur à un prince. L'attelage était splendide, le coffre d'une élégance exquise, et les livrées brillaient irréprochables.
En ce temps, la rue Saint-Louis-en-l'Ile ne se distinguait point par une animation exceptionnelle: elle desservait un quartier somnolent et presque désert; elle ne venait d'aucun centre, elle ne menait a aucune artère. Vous eussiez dit, en la voyant, la rue principale d'un chef-lieu de canton situé à cent lieues de Paris.
A l'heure où nous sommes, Paris n'a point de quartiers déserts. Le commerce s'est emparé du Marais et de l'île Saint-Louis, Les uns disent qu'il déshonore ces magnifiques hôtels de la vieille ville, les autres qu'il les réhabilite.
A cet égard, le commerce n'a pas de parti pris. Il ne demande pas à réhabiliter, il ne craint pas de souiller. Il veut gagner de l'argent et se moque bien du reste.
Sous le Consulat, Paris ne comptait guère plus de cinq cent mille habitants. Toute cette portion orientale de la ville, abandonnée par la noblesse de robe et n'ayant point encore l'industrie, était une solitude.
A cause de cela, sans doute, le resplendissant équipage stationnant à la porte de l'église avait attiré un concours inusité de curieux: vous eussiez bien compté dans la rue une douzaine de commères et un nombre égal de bambins. Le concile en plein air était présidé par un portier.
Le portier, adonné comme ses pareils à une philosophie austère et détestant tout ce qui est beau parce qu'il était affreusement laid, prononçait un discours contre le luxe. Les gamins regardaient luire les lanternes et piaffer les chevaux; les commères se disaient: Si le ciel était juste, nous éclabousserions aussi le pauvre monde!
—S'il vous plaît, demanda le patron des maçons du Marché Neuf, à qui appartient cette voiture?
Gamins, commères et portier le toisèrent de la tête aux pieds.
—Celui-là n'est pas du quartier, dirent les gamins.
—Est-il chargé de faire la police? demanda une commère.
—Comment vous nomme-t-on, l'ami? interrogea le portier, nous n'avons pas de comptes à rendre à des étrangers.
Car les gens de Paris sont des étrangers pour ces farouches insulaires penitùs toto divisos orbe, séparés du reste de l'univers par les deux bras de la Seine.
A l'instant où le patron allait répondre, la porte de l'église s'ouvrit, et il recula de trois pas en laissant échapper un cri de surprise, comme si un spectre lui eût apparu.
C'était, en tous cas, un fantôme charmant: une femme toute jeune et toute belle, dont les cheveux blonds tombaient en boucles gracieuses autour d'un adorable visage.
Cette femme donnait le bras à un jeune homme de vingt-cinq à trente ans, qui n'était point celui que suivait naguère notre fillette, et que vous eussiez jugé Allemand à certains détails de son costume.
—Ramberg!… murmura le patron.
La délicieuse blonde était assise déjà sur les coussins de la voiture où le jeune Allemand prit place à côté d'elle. Une voix sonore et douce commanda:
—A l'hôtel!
Et la portière se referma.
Les beaux chevaux prirent aussitôt le trot de parade dans la direction du Pont-Marie.
—Je vous dis que c'est une ci-devant! affirma le portier.
—Non pas! riposta une commère, c'est une duchesse de Turquie ou d'ailleurs.
—Une espionne de Pitt et Cobourg peut-être!…
Les gamins, à qui on avait jeté des pièces blanches, couraient après l'équipage en criant avec ferveur:
—Vive la princesse!
Le patron resta un moment immobile. Son regard était baissé; on lisait sur son front pâle le travail de sa pensée.
—Ramberg! répéta-t-il. Qui est cette femme? Et qui me donnera le mot de l'énigme?… On croyait le baron de Ramberg parti depuis huit jours, et voilà plus de deux semaines que le comte Wenzel a disparu… La femme avec qui je le vis était brune, mais c'était le même regard…
Sans s'inquiéter davantage du petit rassemblement qui l'examinait désormais avec défiance, il monta tout pensif les marches de l'église et en franchit le seuil.
L'église semblait complètement déserte. Les derniers rayons du jour envoyaient à peine, à travers les vitres, de sombres et incertaines lueurs. La lampe perpétuelle laissait battre sa lueur toujours mourante au-devant du maître-autel. Pas un bruit n'indiquait dans la nef la présence d'un être humain.
Le patron était pourtant bien sûr d'avoir vu entrer la jeune fille, et si la jeune fille était entrée, ce devait être sur les traces de celui qu'elle suivait.
Le patron avait déjà parcouru l'un des bas-côtés, visitant de l'oeil chaque chapelle, et la moitié de l'autre, lorsqu'une main le toucha au passage, sortant de l'ombre d un pilier.
Il s'arrêta, mais ne parla point, parce que la créature humaine qui était là, tapie dans l'angle profond laissé derrière la chaire, mit un doigt sur ses lèvres et montra ensuite un confessionnal situé à quelques pas de là.
Le patron s'agenouilla sur la dalle et prit l'attitude de la prière.
L'instant d'après, la porte du confessionnal s'ouvrit, et un prêtre jeune encore, dont la tonsure laissait une place d'une blancheur éclatante au milieu d'une forêt de cheveux noirs, se dirigea vers l'autel de la Vierge et s'y prosterna.
Après une courte oraison, pendant laquelle il frappa trois fois sa poitrine, le prêtre baisa la pierre en dehors de la balustrade, et gagna la sacristie.
L'ombre sortit alors de son encoignure et dit:
—Maintenant, nous sommes seuls.
C'était un enfant, ou du moins il semblait tel, car sa tête ne venait pas tout à fait à l'épaule de son compagnon, mais sa voix avait un timbre viril, et le peu qu'on voyait de ses traits donnait un démenti à la petitesse de sa taille.
—Y a-t-il longtemps que tu es là, Patou? demanda notre homme.
—Monsieur le gardien, répondit l'ombre, la clinique du docteur
Loysel a fini à trois heures douze minutes, et il y a loin de
Saint-Louis-en-l'Ile à l'Ecole de médecine.
—Qu'as-tu vu? interrogea encore celui qu'on nommait ici M. le gardien, et là-bas « le patron ».
Au lieu de répondre, cette fois, le prétendu enfant secoua d'un mouvement brusque la chevelure hérissée qui se crêpait sur sa forte tête, et murmura comme en se parlante lui-même:
—Je serais bien venu plus tôt, mais le professeur Loysel faisait sa leçon sur l'Organon de Samuel Hahnemann. Voilà huit jours que dure cette parenthèse, où il n'est pas plus question de clinique que du déluge. Je n'avais jamais entendu parler de ce Samuel Hahnemann, mais on l'insulte tant et si bien à l'Ecole, que je commence à le regarder comme un grand inventeur…
—Patou, mon ami, interrompit le gardien, vous autres de la Faculté, vous êtes tous des bavards. Il ne s'agit pas de ce Samuel, qui doit être un juif ou tout au moins un baragouineur allemand, puisqu'il a un nom en mann… Qu'as-tu vu? Dis vite!
—Ah! monsieur le gardien, répliqua Patou, de drôles de, choses, parole d'honneur! Les gens de police doivent s'amuser, c'est certain, car pour une fois que j'ai fait l'espionne, je me suis diverti comme un ange!… La jolie femme, dites donc!
—Quelle femme?
—La comtesse.
—Ah! ah! fit le gardien, c'est une comtesse!
—L'abbé Martel l'a appelée ainsi… Mais pensiez-vous que je voulais parler de votre Angèle, pauvre cher coeur, puisque vous me demandiez: Quelle femme?
—N'as-tu point vu Angèle?
—Si fait… bien pâle et avec des larmes dans ses beaux yeux.
—Et René?
—René aussi… plus pâle qu'Angèle… mais le regard brûlant et fou…
—Et as-tu deviné?
—Patience!… Au lit du malade, celui qui expose le mieux les symptômes ne découvre pas toujours le remède. Il y a les savants et les médecins: ceux qui professent et ceux qui guérissent… Je vais vous exposer les faits: je suis le savant… vous serez le médecin, si vous devinez le mot de la charade… ou des charades, car il y a là plus d'une maladie, j'en suis sûr.
Un bruit de clefs se fit entendre en ce moment du côté de la sacristie, et le bedeau commença une ronde, disant à haute voix: On va fermer les portes.
Hormis le gardien et Patou, il n'y avait personne dans l'église. Le gardien se dirigea vers rentrée principale, mais Patou le retint et se mit à marcher en sens contraire.
En passant près du petit bénitier de la porte latérale, le gardien y trempa les doigts de sa main droite, et offrit de l'eau bénite à Patou, qui dit merci en riant.
Le gardien se signa gravement.
Patou dit:
—Je n'ai pas encore examiné cela. Hier je me moquais de Samuel Hahnemann, aujourd'hui j'attacherais volontiers son nom à mon chapeau; quand j'aurai achevé mon cours de médecine, je compte étudier un peu la théologie, et peut-être que je mourrai capucin.
Il s'interrompit pour ajouter en montrant la porte:
—C'est par là que M. René est sorti et après lui Mlle Angèle. Le gardien était pensif.
—Tu as peut-être raison de tout étudier, Patou, mon ami, dit-il avec une sorte de fatigue, moi je n'ai rien étudié, sinon la musique, l'escrime et les hommes…
—Excusez du peu! fit l'apprenti médecin.
—Il est trop tard pour étudier le reste, acheva le gardien. Je suis du passé, tu as de l'avenir: le passé croyait à ce qu'il ignorait; vous croirez sans doute à ce que vous aurez appris; je le souhaite, car il est bon de croire. Moi, je crois en Dieu qui m'a créé; je crois en la république que j'aime et en ma conscience qui ne m'a jamais trompé.
Patou sauta sur le pavé de la rue Poultier, et fit un entrechat à quatre temps qu'on n'eût point espéré de ses courtes jambes.
—Vous, patron, dit-il en éclatant de rire, vous êtes naïf comme un enfant, solide comme un athlète et absurde comme une jolie femme. Vous confondez toutes les notions. J'ai un petit-neveu qui me disait l'autre jour: J'aime maman et les pommes d'api. C'est de votre… A propos!—c'est cette belle comtesse blonde qui me fait songer à cela,—quel sujet à disséquer! J'étudie en ce moment les maladies spéciales de la femme. J'aurais grand besoin de quelqu'un… j'entends quelqu'un de jeune et de bien conformé… un beau sujet… Auriez-vous cela dans votre caveau de bénédiction, M. Jean-Pierre?
III
GERMAIN PATOU
Il faisait presque nuit. Un seul pas, lourd et lent sonnait sur le pavé si vieux, mais presque vierge, de ces rues mélancoliques où nul ne passe et que le clair regard des boutiques ouvertes n'illumine jamais. Ce pas solitaire était celui d'un pauvre estropié qui allait, allumant l'une après l'autre les mèches fumeuses des réverbères avares de rayons.
L'estropié cahotait sous ses haillons comme une méchante barque secouée par la houle. Il chantait une gaudriole plus triste qu'un libéra.
Patou et l'homme que nous avons désigné sous tant de noms déjà, le patron des maçons du Marché-Neuf, M. le gardien, M. Jean-Pierre, descendaient de la petite porte de l'église Saint-Louis au quai de Béthune. Dans l'ombre, la différence qui existait entre leurs tailles atteignait au fantastique. Patou semblait un nain et Jean-Pierre un géant.
Quelque jour nous retrouverons ce nain, grandi, non par au physique beaucoup, mais au moral; nous verrons le docteur Germain Patou porter à son chapeau, selon sa propre volonté, le nom de Samuel Hahnemann comme une cocarde et produire de ces miracles qui firent lapider une fois, à Leipzig, le fondateur de l'école homéopathique, mais qui fondirent plus tard le bronze dont est faite sa statue colossale, la statue de ce même Samuel Hahnemann, érigée au beau milieu de la maîtresse place, en cette même cité de Leipzig, sa patrie.
Si l'on pouvait appliquer un mot divin à ces petites persécutions qui arrêtent un instant, puis fécondent le progrès à travers les siècles, nous dirions que la plus curieuse de toutes les histoires à faire est celle des calvaires triomphants.
Dans cette comédie bizarre et terrible que nous mettrons bientôt en scène sous ce titre: Numéro treize, le docteur Germain Patou aura un rôle.
Le patron répondit ainsi a sa dernière question:
—Petit homme, tu ne parles pas toujours avec assez de respect des choses qui sont à ma garde. Je n'aime pas la plaisanterie à ce sujet; mais tu vaux mieux que ton ironie, et l'on dit que pour le métier que tu as choisi il n'est pas mauvais de s'endurcir un peu le coeur. Je t'ai connu enfant; je n'ai pas fait pour toi tout ce que j'aurais voulu.
Patou l'interrompit par une nouvelle pression de main.
—Halte-là, s'écria-t-il. Vous m'avez donné deux fois du pain, monsieur Sévérin, prononça-t-il avec une profonde émotion qui vous eût étonné bien plus encore que l'entrechat à quatre compartiments: le pain du corps et celui de l'âme; c'est par vous que j'ai vécu, c'est par vous que j'ai étudié; si je domine mes camarades à l'école, c'est que vous m'avez ouvert ce sombre amphithéâtre près duquel vous dormez, miséricordieux et calme, comme la bonté incarnée de Dieu…
Sur la main du patron une larme tomba.
—Tu es un bon petit gars! murmura-t-il, merci.
—Je serai ce que l'avenir voudra, repartit Patou, qui redressa sa courte taille. Je n'en sais rien, mais je puis répondre du présent et vous dire que, sur un signe de vous, je me jetterais dans l'eau ou dans le feu, à votre choix!
Le patron se pencha sur lui et le baisa, répétant à demi-voix:
—Merci, petit homme. Je serais bien embarrassé de dire au juste où le bât me blesse, mais je sens que j'aurai bientôt besoin de tous ceux qui m'aiment… Dis-moi ce que tu as vu.
Ils se reprirent à marcher côte à côte, et Patou commença ainsi:
—Quand je suis arrivé, après l'école, l'abbé Martel était seul avec le gros marchand de chevaux. Ils parlaient de ceci et de cela, de l'arrestation de Pichegru, je suppose, car l'abbé Martel a dit:
«—Le malheureux homme a terni en quelques jours de bien belles années de gloire.
«—Savoir, savoir! a répondu le gros maquignon; ça dépend du point de vue!»
Puis il ajouta:
«—Monsieur l'abbé, vous savez que je ne me mêle guère de politique. Mon commerce avant tout, et s'il arrivait quelque chose au premier consul, vous jugez quel gâchis!
«—Que Dieu nous en préserve!» a dit l'abbé en faisant un grand signe de croix.
Après quoi il a donné au maquignon l'adresse d'une personne dont je n'ai pas entendu le nom et qui demeure «en son hôtel, chaussée des Minimes».
Et il a ajouté:
«—Celle-là est un ange et une sainte.
«—Tout ce que vous voudrez, monsieur l'abbé, a répondu le gros marchand, qui a l'air d'un joyeux compère, pourvu qu'elle m'achète une paire ou deux de mes beaux chevaux normands…»
—Il n'a point parlé de son neveu? demanda le patron.
—Pas que je sache, répondit Patou, mais je n'ai entendu que la fin de leur entretien… Et la leçon du professeur Loysel me trottait encore un peu par la tête! Quel gaillard que ce Hahnemann!… Un véritable ange, je ne dis pas une sainte, je n'en sais rien, c'est cette blonde comtesse. Vous n'avez pas pu la bien voir comme moi. La nuit venait déjà, et il faut le grand jour à ces exquises perfections. Des yeux, figurez-vous deux saphirs! une bouche qui est un sourire, une taille qui est un rêve de grâce et de jeunesse, des cheveux transparents où la lumière glisse et joue…
—Petit homme, interrompit le patron, je suis ici pour René et pour
Angèle.
—Bon! s'écria Patou. Il paraît que je m'enflammais comme une brassée de bois sec, patron? Et pourtant je ne me fais pas l'effet d'être un amoureux. Mais il est certain que, si le diable pouvait me tenter, cette créature-là… Enfin, n'importe; arrivons à M. René de Kervoz. Je crois que M. René de Kervoz est du même avis que moi et que votre pauvre Angèle avait deviné tout cela avant nous.
Je vais vous faire le procès-verbal pur et simple de ce que j'ai vu. Ce n'est pas grand'chose, mais vous êtes un finaud, vous, patron, et vous allez trouver du premier coup le mot de l'énigme.
Après le départ du gros marchand de chevaux, l'abbé Martel est rentré à la sacristie, et j'ai pris mon poste au coin du pilier. Un pas léger m'a fait tourner la tête; un éblouissement a passé devant mes yeux: c'était l'ange blond. Parole d'honneur! je n'ai jamais rien imaginé de plus charmant… L'ange a franchi le seuil de la sacristie, laissant derrière elle ce vent parfumé qui trahissait la présence de Vénus. Voir Virgile, Quand elle est ressortie, l'abbé Martel la suivait: un beau prêtre, bien vénérable, quoiqu'il s'occupe un peu trop de politique.
Il parlait encore politique en gagnant son confessionnal, et il disait:
«—Ma fille, le premier consul a fait beaucoup pour la religion; je crains que vous ne soyez mêlée à toutes ces intrigues des conspirateurs.»
La belle blonde a eu un étrange sourire en répondant:
«—Mon père, aujourd'hui même vous allez connaître le secret de ma vie. Une fatalité pèse sur moi. Ne me soupçonnez pas avant que je vous aie dit mon malheur et l'espoir qui me reste. Je suis de noble race, de race puissante même; la mort a moissonné autour de moi, me laissant seule. La lettre de l'archevêque primat de Gran, vicaire général de Sa Sainteté en Hongrie, vous a dit que je cherche dans l'Eglise une protection, une famille. Les conspirations me font horreur, et si je perds la dernière chance que j'ai d'être heureuse par le coeur, mon dessein est de chercher la paix au fond d'un cloître.»
Le confessionnal de l'abbé Martel s'est ouvert, puis refermé. Je n'ai plus rien entendu…
Ici l'apprenti médecin s'interrompit brusquement pour fixer sur son compagnon ses yeux qui brillaient dans la nuit.
—Patron, demanda-t-il, comprenez-vous quelque chose à cela?
—Va toujours, répliqua le gardien, dont la tête pensive s'inclinait sur sa poitrine.
—Si vous comprenez, grand bien vous fasse! reprit Patou. Je continue. Un quart d'heure environ se passa. Cette brave église de Saint Louis-en-l'Ile ne reçoit pas beaucoup de visites. La première personne qui entra fut ce grand garçon d'Allemand à qui vous donniez des leçons d'escrime dans le temps.
—Ramberg, murmura le gardien. Je l'ai vu.
—C'est une rencontre qui a dû vous étonner, car vous m'aviez dit qu'il était reparti pour l'Allemagne. En entrant, il alla droit à la sacristie, où l'abbé Martel et la divine blonde le rejoignirent bientôt. Dans la sacristie, il y eut une conférence d'un peu plus de vingt minutes, à la suite de laquelle la blonde délicieuse alla s'agenouiller devant l'autel de la Vierge, tandis que l'Allemand et l'abbé Martel prenaient place au confessionnal. Est-ce qu'on ne se confesse pas avant de se marier, patron?
Le gardien ne répondit point. Patou poursuivit:
—M. René de Kervoz entra pendant que l'Allemand se confessait. Angèle le suivait de près. Vous jugez si j'avais mes yeux et mes oreilles dans ma poche!
René de Kervoz traversa l'église d'un pas rapide. Ce ne devait pas être la première fois qu'il avait un rendez-vous dans ce lieu, ou tout au moins dans un lieu pareil.
Ma déesse blonde entendit le bruit de ses pas et se retourna. Elle mit un doigt sur sa bouche. Kervoz s'arrêta comme par enchantement. Ils se croyaient seuls tous deux, car Angèle, pâle, essoufflée et prête à tomber d'épuisement, mais les yeux en feu et la poitrine haletante, se tenait immobile à quelques pas de moi, derrière le même pilier.
La nuit venait déjà. Angèle ne me voyait pas. Quand elle s'agenouilla, ne pouvant plus se tenir sur ses jambes, j'aurais pu la toucher, rien qu'en étendant la main.
Je restais immobile, mais j'avais le coeur serré par le bruit sourd des sanglots qui déchiraient sa poitrine.
Ils devaient se croire seuls. Ni l'un ni l'autre ne soupçonnait ma présence, et, du confessionnal où l'abbé Martel écoutait l'Allemand, on ne peut voir l'autel de la Vierge.
La charmante inconnue avait une figure à peindre, éclairée qu'elle était par les dernières lueurs du jour passant à travers les vitraux. Derrière moi, la pauvre Angèle murmurait d'une voix noyée par les larmes:
«—Mon Dieu, mon'Dieu! qu'elle est belle!»
Kervoz a voulu parler; un geste impérieux a fermé sa bouche.
La reine des blondes souriait comme une madone.
Elle a prononcé quelques mots qui ne sont pas venus jusqu'à moi, et il m'a semblé que son doigt désignait le confessionnal de l'abbé Martel.
L'entrevue, du reste, n'a pas duré une minute.
La main de ma belle inconnue s'est étendue vers le dehors, et René de Kervoz, avec une obéissance d'esclave, a quitté l'église par la porte latérale.
Angèle, la pauvre enfant, s'est relevée en gémissant, pour s'élancer encore sur ses traces.
Juste à ce moment la confession de l'Allemand prenait fin. Mon inconnue, car elle est à moi aussi, patron, et quoique je sois un assez laid papillon, je me brûlerais volontiers les deux ailes à ce flambeau diabolique ou céleste, mon inconnue a rejoint M. de Ramberg, et ils se sont agenouillés l'un près de l'autre.
Avant de partir, ils se sont inclinés tous deux devant le confessionnal, d'où est sorti une parole de bénédiction.
C'est tout, sauf ce détail que j'ai entendu tomber dans le tronc des pauvres une double offrande, lourde et sonore.
Vous savez le reste mieux que moi, puisque vous êtes entré au moment où ils sortaient ensemble…
—Maintenant, patron, s'interrompit le petit médecin, qui fixa sur son compagnon ses yeux brillants de curiosité, ayez pitié de moi. Si vous voyez clair, dites-moi bien vite le mot de cette charade, car je grille de savoir! N'est-ce qu'une intrigue galante? La vieille histoire d'une jolie femme jouant sous jambe deux amoureux? Sommes-nous sur la trace d'un complot? Ce prêtre est-il trompé? est-il complice? Tout est bizarre là-dedans, jusqu'au gros marchand de chevaux, dont la figure m'apparaît menaçante et terrible, quand je regarde en arrière… Vous ne répondez pas patron?
Le gardien était en effet pensif et silencieux.
Ils s'étaient arrêtés au bout de la rue Poultier, devant le parapet du quai qui regarde le port aux vins. La lune, qui se levait derrière les arbres de l'île Louviers, prolongés par les peupliers énormes du Mail Henri IV, frappait obliquement le courant de la Seine et y formait un long spectre tout fait de paillettes mobiles. Il n'y a plus d'île Louviers, et les peupliers géants de l'Arsenal sont tombés.
Vers l'ouest, tout le long de l'eau. Paris allumait gaiement ses bougies, ses lampes et ses réverbères; du côté de l'est, c'était presque la nuit campagnarde, car l'île Louviers et le Mail cachaient le quartier de l'Arsenal, et, sur l'autre bord de la Seine, le regard devait aller jusqu'à Ivry, par delà le jardin des Plantes, pour rencontrer quelques lumières.
Une seule lueur, vive et rouge, attirait l'oeil au coin de la rue de Bretonvilliers. C'était la provocante lanterne du cabaret d'Ezéchiel, le maître de la Pèche miraculeuse.
Il n'y avait pas une âme sur le quai, mais le silence y était troublé parfois tout à coup par de soudaines rumeurs mêlées d'éclats de rire. Ce bruit venait de la rivière, et pour en connaître l'origine il eût suffi de se pencher au-dessus du parapet.
Les pêcheurs de miracles étaient à leur poste malgré l'heure avancée. Il y avait sur la berge une ligne pressée de bonnes gens qui jetaient l'hameçon avec un zèle patient. Les clameurs et les rires étaient produits par ces petits incidents qui égayent constamment la pêche en rivière de Seine, où l'hameçon accroche plus de vieux chapeaux, plus de bottes noyées et plus de carcasses de chats décédés que d'esturgeons.
Chaque déconvenue de ce genre amenait des transports de joie.
L'apprenti médecin, qui était évidemment un gaillard à s'amuser de tout, écouta un instant le remue-ménage qui se faisait au bas du mur. Il avait l'air de connaître très bien l'endroit ainsi que le genre de besogne qui réunissait tout ce monde. Au bout d'une minute ou deux, il releva la tête vers son compagnon et répéta:
—Patron, vous ne répondez pas?
Le gardien avait mis ses deux coudes sur le parapet, au delà duquel son regard plongeait.
—Crois-tu à cela, toi, Patou? demanda-t-il en pointant du doigt la rangée de pécheurs qui en ce moment se taisait.
—Je crois à tout, répliqua le petit homme: c'est moins fatigant que de douter. D ailleurs j'ai acheté, ici, la semaine passée, un fémur de toute beauté qui semblait désarticulé par un préparateur de l'amphithéâtre.
—Ah!… fit le gardien.
Il ajouta:
—On l'avait retiré de l'eau, ton fémur!
—Il n'y avait pas séjourné longtemps, repartit Patou, et rien ne m'ôtera de l'idée qu'il y a là-dessous quelque diablerie… Mais tout cela n'est pas une réponse à ma question. En savez-vous plus long que moi, oui ou non?
Le gardien s'assit sur le parapet et souleva son chapeau pour essuyer la sueur qui baignait son front dépouillé.
—Ce qui se passe, là, dit-il, est une énigme pour moi comme pour toi.
C'est parce que je ne comprends pas que j'ai peur.
Il était ému profondément; il dit encore:
—Je ne voudrais pas qu'on fit du mal au premier consul, je l'aime, quoique je le soupçonne de vouloir confisquer la république… Mais le premier consul est bon pour se défendre si on l'attaque; je ne pense pas au premier consul… Angèle, René, ces deux enfants-là sont le sang de mon coeur… je donnerais ma main droite pour savoir!
—Une vaillante main! s'écria Patou; ce serait trop cher!
—Que ce soit une intrigue d'amour, poursuivit le gardien, une conspiration ou les deux ensemble… ou encore quelqu'une de ces ténébreuses scélératesses qui profitent des temps troublés pour aboutir, il y a quelque chose… je sens, qu'il y a quelque chose de menaçant et de sanglant… Je saurai le fond de tout ceci, dussé-je aller jusqu'au préfet de police!…
Patou eut un ricanement qui ne témoignait pas d'une haute confiance en cet important magistrat.
—J'irai plus loin s'il le faut, poursuivit le gardien, Il y a déjà un de mes trois amis d'Allemagne qui a disparu. Si Ramberg disparaît, ce sera dans le même trou. J'avais prévenu le premier, j'avertirai le second; mais cet femme est belle, et son regard donne le vertige…
—Vous croiriez!… commença Patou, qui resta bouche béante.
—J'ai peur! dit pour la troisième fois le gardien. Le petit homme murmura:
—C'est vrai! son regard donne le vertige… Je commence à comprendre.
Il y eut une explosion de cris au bord de l'eau.
—Tiens bon, Colinet, disait-on.
—Ferme, Colinet! ne laisse pas aller!
—Colinet, tu tiens ta fortune! Amène!
Nos deux compagnons se mirent au balcon sur le parapet et regardèrent.
Aux lueurs de la lune ils purent voir les rangs des pêcheurs qui se rompaient pour entourer un homme en costume misérable, attelé à une ligne de fond et tirant de toute sa force.
—Pour le coup, ça doit être une baleine! grommela Patou.
—Ou un cadavre tout entier, dit le gardien.
On vint en aide à Colinet, dont la ligne était solide, et après quelques efforts prudemment dirigés, l'objet pêché parut à fleur d'eau, éclairé par des torches de paille que les assistants curieux avaient allumées.
Un formidable éclat de rire éveilla les échos déserts du rivage, depuis le chevet de Notre Dame jusqu'au quai de la Râpée.
—Bravo, Colinet!
—Colinet a de la chance!
—Colinet a pêché un pierrot à la ligne de fond, avec une boule de terre glaise! Vive Colinet!
L'objet était en effet un pierrot, habillé de pied en cap avec la défroque traditionnelle du bouffon de la comédie italienne, mais ce n'était pas un noyé en chair et en os. Pour un motif ou pour un autre, on avait joué ce tour lugubre aux pêcheurs de miracles, de couler à leur place favorite un mannequin bourré de paille et de sable.
Le bruit de la berge fut longtemps à se calmer. Colinet, dépourvu de mauvaise honte, fit un paquet des loques qui habillaient le mannequin et les mit aux enchères sur le prix de quarante sous.
Patou avait ri d'abord comme les autres, mais la réflexion vint, et il dit:
—Ceux qui ont fait cela devaient avoir un intérêt.
—Petit homme, répliqua brusquement le gardien, je n'ai plus besoin de toi. Monte à présent à la maison, où ma bonne femme est seule et peut-être inquiète. Angèle doit être rentrée à l'heure qu'il est. Si tu connais un remède contre le chagrin, fais-lui une ordonnance… Annonce que je rentrerai tard, et bonne nuit.
Patou, ainsi congédié, s'éloigna docilement dans la direction du Pont-Marie. Le gardien, resté seul, se mit à marcher lentement vers le cabaret d'Ezéchiel, à l'enseigne de la Pêche miraculeuse.
IV
LE COEUR D'OR
Si la Dame aux Camélias, cette photographie après décès tirée par Alexandre Dumas fils, le poète charmant et implacable, avait pris passage en temps utile sur un clipper de l'Australian general company, elle se serait guérie de sa phtisie pulmonaire et figurerait maintenant dans les fêtes du Trois-quarts-du-monde en qualité de baronne de n'importe-quoi. Elle serait riche terriblement; elle aurait à ses pieds toutes les illustrations de l'époque et ferait à ses contemporains l'aumône de mémoires en dix volumes, instructifs, amusants et tout particulièrement propres à former le coeur du dix-neuvième siècle.
Il faut une Californie aux prêtresses d'amour, qu'elles soient dames aux camélias de dix louis ou dames aux giroflées d'un sou, que l'Eldorado soit le Pérou antique ou la Nouvelle-Galles du Sud. Elles ne toussent plus dès qu'elles s'en vont en guerre, à l'instar de Marlboroug, Colomb, Cortès, Pizarre, le capitaine Cook, ont découvert et conquis pour elles deux parties du monde sur cinq; M. Benazet a fondé la sixième. Les vîtes-vous jamais cracher le sang au bruit de l'or remué à la pelle? Ont-elles jamais manqué à aucun tripot, brillant ou humble?
Dieu nous préserve de comparer le sordide cabaret d'Ezéchiel aux merveilleux champs d'or qui entourent Melbourne, le Paris océanéen, aux romanesques placers de la mer Vermeille, ni même à ce gentil paradis de Bade. Entre les tripots il y a des catégories.
Nous voulons dire seulement que tout tripot, hideux ou magnifique, attira ces dames aux fleurs comme la laine attire les mites; elles y sont bien, elles s'y portent à merveille; c'est là, évidemment, leur atmosphère propre.
Il y avait des dames aux giroflées dans le cabaret du brave Ezéchiel, qui était un tripot. Ce pauvre champ d'or du quai de Béthune attirait les aventureuses de la Cité et du faubourg Saint-Marceau, qui venaient voir Midas en guenilles risquer sur une carte sale l'indigente aubaine arrachée aux boues de ce Pactole pour rire.
Ezéchiel seul gagnait à cela un peu d'argent. Que l'histoire de la première épave retirée du fleuve, la bague en diamants, fût controuvée ou authentique, il est certain qu'Ezéchiel en avait très habilement profité.
C'était un bonhomme long, maigre, jaune de teint et de cheveux; il avait la figure plate, le regard insignifiant, le sourire déteint. La ruse en lui se cachait sous une épaisse couche d'innocence. Vous avez tous connu de ces paroissiens, moitié Normands, moitié juifs, qui en remontreraient aux Auvergnats eux-mêmes pour la coquinerie.
Ezéchiel, avant de passer capitaliste, était pêcheur de son état. Il savait par expérience comment on donne rendez-vous au poisson en jetant d'avance l'appât abondant à de certaines places. Avait-il préparé ici une place, non point pour les poissons, mais pour les dupes?
Cette idée-là n'était encore venue à personne.
La seule chose qui étonnât dans l'histoire d'Ezéchiel, c'était le rare bonheur avec lequel il avait vaincu les difficultés matérielles qui s'opposaient à l'établissement même de son cabaret.
Le quai de Béthune présentait alors comme aujourd'hui un alignement rigide et monumental. Il n'y avait point là de place pour une baraque. De l'autre côté de la pointe, aux environs de l'hôtel Lambert, qui donne son nom maintenant aux bains des dames, on trouvait bien quelques masures, mais elles tournaient le dos au lieu consacré déjà par la première trouvaille. Il fallait que le Casino fût à proximité de la plage: on ne pouvait mieux choisir que le coin de la rue de Bretonvilliers.
Seulement les deux coins de cette rue étaient formés par deux grands diables d'hôtels aux murs rectangulaires, en pierres de taille, épais comme des remparts. Le vrai miracle, pour Ezéchiel, c'avait été d'obtenir la permission d'attaquer un de ces angles et de nicher son bouge dans l'épaisseur de cette noble maçonnerie, comme on voit la larve impudente arrondir sa demeure dans l'aubier sain d'un grand arbre.
Ezéchiel avait obtenu cette permission.
Le cabaret de la Pêche miraculeuse, sorte de caverne irrégulière, s'insinuait en boyau à l'intérieur des bâtiments et ne prenait qu'un tiers environ de la hauteur du rez-de-chaussée. Depuis que le Marais a pris faveur dans l'industrie, nombre d'hôtels ont du reste, suivi cet exemple, ouvrant leurs propres flancs, comme le pélican, non point par charité, mais par avarice.
Le sol du cabaret d'Ezéchiel était un peu plus bas que la rue. On y buvait, on y mangeait, on y jouait, on y achetait lignes, hameçons, appâts, gaules, tout ce qu'il fallait, en un mot, pour harponner des poissons, nourris de bagues chevalières.
L'hôtel appartenait à un respectable vieillard, M. d'Aubremesnil, ancien conseiller au parlement, qui n'avait point émigré et vivait à Versailles. Il n'y avait d'habité qu'un pavillon, situé au bout d'un grand jardin, et dont l'entrée était rue Saint-Louis, vis-à-vis des communs de l'hôtel Lambert.
Ce pavillon avait été loué quelques mois auparavant par une jeune dame d'une rare beauté, qui vivait solitairement et s'occupait de bonnes oeuvres.
Quand notre homme, le «patron» des maçons du Marché-Neuf, arriva au seuil du bouge à demi souterrain où le brave Ezéchiel était maître après Dieu, il hésita, tant l'aspect de cette caverne était repoussant et obscène. Il y a bien longtemps que Paris a jeté loin de lui ces souillures; Paris, malgré les exagérations de certains peintres à la plume, est une des villes les moins déshonorées de l'univers. Ce qui, à Paris, serait de nos jours une monstrueuse exception, se rencontre à chaque pas dans les plus beaux quartiers de Londres, cette Babylone de la débauche glaciale et de l'ennui impudique.
Mais les moeurs de Paris, en 1804, gardaient encore l'effronté cachet du Directoire. La lanterne de la Pêche miraculeuse n'éclairait bien que le dehors. Au dedans, c'était un demi-jour brumeux, dans lequel grouillaient des nudités à peine voilées. Une demi-douzaine de femmes étaient là, vautrées sur des sophas de bois recouverts de quelques brins de paille, buvant, jouant ou regardant jouer un nombre égal d'hommes appartenant à la classe abandonnée des batteurs de pavés. Ce n'était pas français, à vrai dire, pas plus que les stupides et froides nuits de Paul Niquet ne sont françaises. On peut regarder ces hideuses choses comme des emprunts désespérés faits à la dégradation anglaise.
Londres seul est le cadre favorable pour ces horreurs sans rémission, où le vice prend physionomie de torture et où les misérables s'amusent comme on souffre en enfer. A Paris, le vice garde toujours une bonne part de forfanterie; à Londres la perdition sérieuse et convaincue nage dans le boue naturellement comme le poisson dans l'eau.
Quiconque a pénétré de nuit dans les spirit-shops de l'ancien quartier Saint-Gilles, où même dans les gin-palaces groupés en foule, en pleine ville fashionable, autour de Covent-Garden, doit reconnaître la vérité de ce dire: A Paris, l'horreur est une mode excentrique; à Londres, c'est un fruit du terroir.
Le gardien hésita, pris à la gorge par les exhalaisons fétides qui sortaient de ce souterrain, mais son hésitation ne dura pas. Il était homme à franchir de bien autres barrières.
—Je sais un autre caveau, pensa-t-il, où l'air est encore plus mauvais.
Et il entra, souriant avec mélancolie.
Quoiqu'il n'eût, certes, pas l'air d'un grand seigneur par son costume, et qu'un bourgeois bien mis eût regardé avec dédain la grosse étoffe de ses vêtements, il y avait un tel contraste entre sa tenue et celle des habitués de la Pêche miraculeuse, que son apparition fit scandale.
Il n'était pas sans exemple qu'un honnête homme, excusé par sa passion pour la pêche à la ligne, fût entré de jour chez Ezéchiel qui tenait, nous l'avons dit, boutique d'engins de toute sorte; mais après la nuit tombée, la physionomie de son bouge était si nettement caractérisée, que le plus vaillant des badauds eût pris ses jambes à son cou après avoir jeté un coup d'oeil à l'intérieur.
—Voilà un agneau! dit une des giroflées.
—Un mouton plutôt, riposta un coquin à figure patibulaire qui tenait les cartes à une partie de foutreau (noble jeu qui est un dérivé de la bouillotte) et dont le nez busqué portait une drogue ou pincette de bois crânement posée de travers: un vieux mouton! et dur! Voyez voir à lui, Ezéchiel.
Ezéchiel n'avait pas besoin qu'on le mit en arrêt: c'était un chien de race. Il vint au-devant du gardien la pipe à la bouche et d'un air mauvais.
—Que vous faut-il, citoyen? demanda-t-il.
—Du vin, répondit le patron, qui s'assit.
Ezéchiel prit un air insolent.
—Mon vin n'est pas assez bon, dit-il, pour un monsieur de votre sorte.
Les femmes éclatèrent de rire, les hommes s'écrièrent:
—Le rentier s'est trompé de porte.
Le patron ôta son chapeau, qui n'était pas neuf, et le posa sur la table. Comment dire cela? Il y avait bien en effet du rentier dans l'aspect de ce crâne à demi dépouillé, que le regard débonnaire de deux grands yeux bleus marquait au sceau d'une sorte de candeur, mais il y avait aussi autre chose.
Le mouton avait je ne sais quoi du loup.
Les attaches de son cou se dégageaient selon de grandes lignes, ses mouvements étaient larges et souples; malgré les allures placides qu'il affectait, on découvrait en lui je ne sais quoi qui annonce le découplement des muscles et fait les athlètes.
Les hommes se sentirent mal à l'aise sous son regard, et les femmes cessèrent de railler.
—Donne ton vin tel qu'il est, l'ami, dit-il à Ezéchiel, et fais vite: j'ai soif.
Le cabaretier, cette fois, obéit en grondant.
Quand il revint avec la demi-pinte d'étain pleine et le verre humide, princesses et coquins avaient repris le cours de leurs ébats.
—L'ami, lui dit le gardien en touchant du pied une escabelle, asseyez-vous là, que nous causions tous deux.
—Croyez-vous que j'aie le temps de causer?… commença Ezéchiel.
—Je ne sais pas si vous avez le temps, l'ami, et peu m'importe. J'ai besoin de m'entretenir avec vous: prenez ce siège.
—Si je ne veux pas, cependant… fit le cabaretier.
—Si vous ne voulez pas, l'interrompit le patron en se versant rasade, nous traiterons tout haut un sujet dont vous aimeriez mieux parler tout bas.
Il but. Ezéchiel s'assit.
—Le fait est, reprit tranquillement le patron, que votre vin est détestable… Combien cela vous a-t-il coûté, l'ami, pour obtenir permission de déshonorer l'encoignure de l'hôtel d'Aubremesnil?
Ezéchiel baissa ses gros sourcils, derrière lesquels un éclair s'alluma.
—Et quel cimetière avez-vous profané, poursuivit le patron, pour donner tant de chair morte aux poissons, ici près car vous n'êtes pas un tigre, l'ami, je vous connais: vous n'êtes qu'un chacal.
La colère du cabaretier combattait une évidente terreur. Ces deux sentiments se traduisaient par la contraction de ses traits et par la pâleur de ses lèvres.
—Qui êtes-vous? demanda-t-il.
—Je suis, répliqua le gardien, l'homme qui va et vient, la nuit, sur la rivière. Je n'y cours pas le même gibier que vous. Nous nous sommes rencontrés le soir où vous devîntes riche.
—Ah! fit Ezéchiel, c'était vous?
Il ajouta d'une voix sourde:
—Il y avait aussi une morte dans votre bateau!
Le gardien inclina gravement la tête en signe d'affirmation.
Puis il tira de sa poche une pièce de six livres, qu'il déposa sur la table.
—Je ne suis pas riche, l'ami, dit-il, et je ne vous veux point de mal. Je sortirai de chez vous comme j'y suis entré, si vous me faites savoir le nom de la femme qui vous paye. Vous n'êtes qu'un aveugle instrument: aucun malheur ne vous arrivera par moi…
Le cabaretier avait courbé la tête. Il recula tout à coup et saisit son escabelle par un pied pour la brandir au-dessus de sa tête.
—A moi, les fils! s'écria-t-il. Celui-là est un agent de Cadoudal! Il venait ici acheter du monde pour tuer le premier consul! Sa tête vaut cher: gagnons la prime!
Cette accusation, si absurde qu'elle puisse paraître, et surtout si complètement étrangère au sujet de l'entretien qu'elle interrompait, ne doit point surprendre. Chaque moment a son cheval de bataille. Nous avons vu dans Paris certaine heure où le premier venu aurait pu tuer un passant en l'accusant d'avoir jeté de la poudre de choléra dans la Seine.
Les habitués de la Pêche miraculeuse bondirent sur leurs pieds et s'élancèrent pour barrer le chemin de la porte. Le patron eut un sourire.
—Ce n'est pas là ma route, murmura-t-il.
Il se leva à son tour et remit avec beaucoup de sang-froid son chapeau à larges bords sur sa tête.
—L'ami, reprit-il en gagnant la table où tout à l'heure on jouait, tu as trouvé là une assez bonne rubrique; mais tu ne sais pas à qui tu as affaire, et il faut quelque chose de plus fort encore pour me mettre dans l'embarras… Fais place!
En parlant il avait pris à la main la lampe qui était sur la table.
Comme le cabaretier levait son escabelle, il l'écarta d'un seul revers de la main qu'il avait libre, et passa.
Le cabaretier fit quelques pas en chancelant, et ne s'arrêta qu'en heurtant la muraille.
—Une rude poigne! dirent ces dames avec admiration. Les hommes s'armaient de tout ce qu'ils rencontraient sous leurs mains; plusieurs avaient des couteaux.
Ezéchiel grondait:
—Si vous abattez ce chien enragé, vous aurez son pesant d'or à la police!
Le patron, pendant cela, tenant toujours sa lampe haute, s'était rendu tout au fond du cellier. Il y avait là quelques engins de pêche, des filets neufs roulés en paquets et des bottes de gaules. Il jeta de côté les gaules, sans trop se presser et découvrit une porte qu'il éprouva du pied. La porte céda; elle s'ouvrait en dehors et n'était point fermée.
—Aux couteaux! s'écria Ezéchiel, qui s'élança bravement. Celui-là en a trop fait: il ne sortira pas vivant d'ici!
Le patron se retourna juste au moment où le cabaretier, bien accompagné du reste, arrivait sur lui.
La lampe éclairait sa figure si extraordinairement calme, qu'il y eut un temps d'arrêt dans le mouvement des assaillants.
Le patron tendit la lampe à Ezéchiel, qui la reçut d'un geste machinal.
—J'ai vu ce que je voulais voir, dit-il, et j'ai gagné ma journée.
—C'est un fou! s'écria une femme prise de pitié à le voir ainsi souriant et sans défiance.
—Fermez la porte de la rue, ordonna Ezéchiel, et finissons la besogne!
—La! la! fit le patron, qui prit une gaule et la brisa sur son genou, juste à la longueur qu'il fallait pour une canne de combat: je vous dis que vous ne savez pas à qui vous avez affaire!
Son sourire s'anima, et une lueur éclata dans ses yeux.
Au moment même où la porte de la rue se fermait, le patron fut attaqué de trois côtés à la fois: par Ezéchiel, qui, soulevant son escabelle à deux mains, lui en déchargea un coup sur la tête, et par deux bandits déguenillés, dont l'un lui lança au flanc un coup de couteau donné à bras raccourci, tandis que l'autre lui plantait son bâton dans l'estomac.
Ce fut une transfiguration. Toute la personne du patron prit un admirable caractère de jeunesse et de crânerie. Sa taille se développa, sa poitrine s'élargit, son front s'illumina.
Nul ici n'aurait su dire comment les trois attaques furent parées; c'est à peine si la tête du patron s'inclina un peu à gauche pour laisser passer l'escabeau, tandis que sa moitié de gaule décrivait deux demi-cercles, dont l'un fit sauter en l'air le bâton, dont l'autre brisa net le poignet, qui tenait le couteau.
Le blessé poussa un hurlement de douleur et de rage.
—Et veillez à ce que la lampe ne s'éteigne pas, dit gaiement ce diable de patron: je n'y verrais plus à vous corriger avec délicatesse; ce serait tant pis pour vos crânes!
Ezéchiel s'était mis bravement au dernier rang. Il s'arma d'une gaffe emmanchée de long et compta de l'oeil ses soldats.
—La Meslin! s'écria-t-il, le coquin a estropié ton homme! pour la vie: il faut que les femmes s'en mêlent… S'il n'était pas si maigre, je vous dirais que c'est Cadoudal en personne. Je parie ma tête à couper qu'on le payera mille écus à la préfecture… Prenez les tisons du foyer, mes mignonnes! Brûlons-le! quand on devrait mettre le feu à la maison!
La Meslin était une grande femme, solidement bâtie, qui déjà s'agenouillait auprès de «son homme» terrassé. Elle se releva et bondit comme une lionne vers l'âtre où la marmite bouillait.
—Brûlons le gueux! brûlons-le!
Les hommes s'écartèrent, serrant leurs couteaux et leurs gourdins, semblables à l'infanterie qui attend la besogne faite des canonniers pour se ruer à la charge.
Le taudis s'emplit de fumée et de flammes; les six mégères secouaient leurs brandons.
Le patron fit un saut de côté qui évita le brûlant projectile lancé par la Meslin à tour de bras. La terrible canne décrivit une demi-douzaine de cercles, et pendant une longue minute, ce fut à l'intérieur du bouge un indescriptible tohu-bohu: des cris, des chocs, des blasphèmes, des chutes, des grincements de dents et un coup de pistolet.
La minute une fois écoulée, voici quel était l'état de la question: notre singulier ami, le patron des maçons du Marché-Neuf, se tenait debout au beau milieu de la chambre, où les tisons éparpillés fumaient de tous côtés; il avait du noir à la joue droite, et le revers de sa houppelande était largement brûlé, mais on ne lui voyait aucune blessure sérieuse.
Au fond du taudis, les filets commençaient à flamber, atteints qu'ils avaient été par les éclats de braise.
Ezéchiel n'avait plus sa gaffe emmanchée de long, dont les morceaux jonchaient le sol; en revanche, il portait au front une magnifique bosse d'un violet sanguinolent, et sa bouche édentée crachait rouge.
L'homme de la Meslin se roulait dans la boue, tenant encore à la main un pistolet déchargé. Ses cheveux crépus n'avaient pas défendu son crâne, qui portait une lage fêlure.
Les autres bandits se tenaient à distance, et les femmes épouvantées étaient pelotonnées dans un coin, sauf la Meslin, qui essayait de soulever la tête fendue de son amant.
Il n'y avait pas eu une seule parole échangée entre l'assiégé, seul de son bord, et le troupeau des assaillants.
En ce moment l'assiégé, qui avait perdu l'éclair fulgurant de ses yeux et qui semblait aussi calme que s'il eût été flânant dans le Jardin du Palais-Royal, mit sa canne sous son bras et plongea sa main dans sa poche.
—C'est le diable! grommela Ezéchiel.
—Vous êtes dix contre un, rugit la Meslin, qui se releva ivre de rage. Attaquons-le tous ensemble, et mon homme sera vengé!…
Elle s'interrompit en un cri étouffé; le couteau qu'elle avait ramassé à terre s'échappa de ses mains!
—Ah! fit-elle en attachant sur le patron un regard stupéfait, c'est bien pis que le diable!… Comment ne l'ai-je pas reconnu?… C'est M. Gâteloup!
Ce nom de Gâteloup, répété dans tous les coins du cellier, forma un long murmure.
L'amant de la Meslin rouvrit les yeux et regarda. Le patron avait retiré sa main de sa poche, et nouait tranquillement à sa boutonnière l'objet qui l'avait fait reconnaître.
Au premier aspect, cela semblait donner raison aux accusations d'Ezéchiel, car les chouans de Bretagne portaient un objet pareil comme signe de ralliement à leur chapeau ou sur leur poitrine, et Georges Cadoudal devait en avoir un dans sa poche.
Mais bien avant les chouans de Bretagne, la frérie des maîtres en fait d'armes parisiens avaient consacré ce signe que professeurs et prévôts portaient au côté gauche de leurs plastrons.
C'était un coeur brodé d'or et encadré dans une rosette de rubans écarlates.
Chaque maître y ajoutait un signe distinctif qui était en quelque sorte un blason et qui disait son nom aux initiés. Or, si le patron des maçons du Marché-Neuf était, sous son espèce de bon bourgeois, une célébrité de quartier, recevant des coups de chapeau depuis le Palais de justice jusqu'à l'Hôtel de Ville, sous un autre aspect, comme combattant des bagarres révolutionnaires, comme sauveteur, comme entraîneur ou modérateur du peuple, Gâteloup était une gloire universellement acceptée, surtout dans la classe pauvre. Les bons l'admiraient et l'aimaient, les méchants le redoutaient. Dans le danger autrefois, lors des batailles civiles, où il avait joué un rôle à la fois terrible et bienveillant, il se faisait reconnaître à l'aide de son écu de maître d'armes: un coeur d'or dans un noeud de faveurs rouges où deux raies noires, largement accusées, marquaient une croix de Saint-André.
Cela signifiait: Je suis Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup; comme jadis les fleurs de lis d'or sur champ d'azur disaient: Bourbon; les macles accolées: Rohan; et les seize alérions d'azur cantonnant la croix de gueules en champ d'or: Montmorency.
Dans les luttes antiques il n'y avait aucune honte pour l'homme brave à se retirer devant un plus fort. Le char d'Achille traversait les batailles sans rencontrer devant soi d'autres ennemis que les myopes qui ne reconnaissaient pas assez vite le flamboyant bouclier présent d'Hippodamie. Les coquins rassemblés au cabaret de la Pêche miraculeuse n'étaient nullement imbus de préjugés chevaleresques.
Il n'y eût pas une seule main pour garder une arme, et la Meslin dit en montrant son homme.
—Ah! citoyen Gâteloup, c'est encore de la reconnaissance qu'on vous doit, car si vous aviez voulu, vous ne me l'auriez pas assommé à demi!
—C'est vrai, ma fille, répliqua le patron, et si j'ai mis mon nom à ma boutonnière, c'est que la peur m'a pris de vous assommer tous… Éteins le feu, Ezechiel… Vous autres, faites-moi place.
Deux ou trois seaux d'eau lancés à la volée sur les filets qui allaient se consumant lentement firent l'affaire. Ezéchiel, le sourire aux lèvres, s'était rapproché du vainqueur.
Celui-là devait être un damné scélérat, car il cachait sa rancune sous un air obséquieux et caressant.
—Mon bon maître, dit-il, ça nous perd la tête de penser qu'il y a un homme dans Paris qui veut tuer le citoyen Bonaparte. Moi qui vous parle, je vois partout le traître Cadoudal… Et quant à ce qui est de la porte du fond, là-bas, elle mène tout uniment à la cave où je tiens mon pauvre vin que vous trouvez si mauvais.
Le patron lui mit la main sur l'épaule, et Ezéchiel fut sur le point de s'affaisser comme si on l'eût chargé d'un poids trop lourd.
—Ne me faites point de mal, murmura-t-il.
—Ecoute, l'interrompit le patron… Es-tu homme à répondre franchement et honnêtement aux questions qu'on te fera?
—Quant à ça, mon maître, s'écria Ezéchiel, demandez à tout le monde, je n'ai que trop de franchise. Le coeur sur la main, toujours!… Ah! si j'avais eu un tantinet de malice, mon affaire serait depuis longtemps dans le sac!
—C'est pour une dame que tu travailles? prononça tout bas le patron.
—Pour une dame?… répéta Ezéchiel; voilà une idée?
Puis il ajouta en clignant de l'oeil d'une façon confidentielle.
—Eh bien, oui, là. On ne peut rien vous cacher, mon maître. C'est pour une dame… et nous essayons de nouer un fil à la patte des scélérats qui veulent tuer le premier consul!… est-ce défendu?
La main du patron pesa plus lourde sur son épaule, mais à ce moment une éclatante et joyeuse clameur passa au travers de la porte de la rue.
—Aubaine! aubaine! criait-on. Ouvrez, citoyen Ezéchiel!
—Il y a eu pêche miraculeuse!
—Et bonne chasse! ajoutèrent d'autres voix qui semblaient plus lointaines.
—Nous apportons la marée! dirent les pécheurs.
—Et nous le gibier! firent les chasseurs.
—Ouvre, Ezéchiel! Mais ouvre donc, vieux drôle!
—Faut-il ouvrir, mon bon maître? demanda le cabaretier en adressant au vainqueur de la lutte récente une oeillade respectueuse et soumise.
Celui-ci fit un geste de consentement.
La porte roula sur ses gonds, et une compagnie nombreuse entra chargée de butin. Ils étaient quatre d'abord, quatre forts lurons, pour porter un tout petit panier où il y avait bien une cinquantaine de goujons.
Ensuite venait l'heureux propriétaire du mannequin de paille.
En troisième lieu, deux gamins soutenaient triomphalement une vieille culotte, dans la poche de laquelle on avait trouvé une pièce de six liards.
—Voici la pêche! cria-t-on. Ferme boutique, Ezéchiel. Il n'y a plus rien dans la rivière.
—Je sais bien qui me joue ces tours-là! répondit le cabaretier avec mélancolie: ce sont les ennemis du premier consul!
Il fut interrompu par un autre flot qui arrivait clamant:
—Voici la chasse!
Ceux-là apportaient sur des cannes à pêche, disposées en brancard, une pauvre belle enfant, évanouie ou morte.
Quand la lueur de la lampe tomba sur son visage livide, mais toujours charmant, le patron des maçons du Marché-Neuf poussa un grand cri qui était un nom:
—Angèle!
V
LA BORNE
Aux premières lignes de cette histoire nous avons vu un jeune homme élégant et beau longeant seul le quai de la Grève.
Puis, derrière lui, une charmante jeune fille, seule aussi et qui semblait le suivre de loin.
Puis, enfin, un vieil homme, habillé bourgeoisement, mais campé à la noble, qui avait l'air de suivre les deux.
Dans le courant de notre récit, nous avons appris le nom du jeune homme: René de Kervoz, et le nom de la jeune fille: Angèle.
Quant au vieux bourgeois, ceux qui ont lu le premier épisode de cette série: la Chambre des Amours, le connaissaient dès longtemps.
Après la scène mystérieuse et presque muette qui eut lieu, vers la tombée de la nuit, dans l'église de Saint-Louis-en-l'Ile, entre cette blonde éblouissante qu'on appelait Mme la comtesse, l'Allemand Ramberg, René et l'abbé Martel, scène dont l'apprenti médecin Germain Patou, d'un côté, et Angèle de l'autre, furent les témoins silencieux, René de Kervoz sortit le premier.
Angèle le suivit aussitôt, comme elle l'avait fait depuis la place du
Châtelet.
Elle semblait bien faible; son pas lent et pénible chancelait, mais ces pauvres coeurs blessés ont un terrible courage.
Il n'était pas nuit tout à fait encore quand René de Kervoz, sortant par la porte latérale, s'engagea dans la rue Poultier. Au lieu de tourner vers le quai de Béthune, comme devaient faire plus tard Germain Patou et «le patron», il remonta vers la rue Saint-Louis.
Sa marche était lente aussi et incertaine, mais ce n'était pas faiblesse.
Ceux qui le connaissaient et qui l'eussent vu en face à cette heure auraient remarqué avec étonnement le rouge ardent remplaçant la pâleur habituelle de sa joue.
Ses yeux brûlaient sous ses sourcils violemment contractés.
Angèle, pauvre douce enfant, avait grandi entre deux coeurs simples et bons, son père d'adoption et sa mère, les deux seuls amis qu'elle eût au monde. Elle ne savait rien de la vie.
Elle ne voyait point le visage de René; par conséquent elle ne pouvait lire le livre de sa physionomie.
Mais sait-on où elles prennent cette seconde vue? Il y a une admirable sorcellerie dans les coeurs malades d'amour. Ce qu'elle ne voyait pas, Angèle devinait.
La passion qui bouleversait les traits de René de Kervoz avait dans l'âme d'Angèle comme un écho douloureux et navré.
Elle ne songeait pas à elle-même; sa pensée était pleine de lui.
Souffrait-il? Parfois c'est le bonheur qui écrase ainsi.
Elle avait presque aussi grande frayeur de la souffrance que du bonheur.
Et pourtant, d'ordinaire, c'est le bonheur seulement que redoute la jalousie des femmes.
Mais Angèle n'était pas encore une femme tout à fait; les jeunes filles aiment autrement que les femmes. Angèle tenait le milieu entre la femme et la jeune fille.
René tourna le coin de la rue de Saint-Louis et se dirigea vers le retour du quai d'Anjou qui faisait face à l'île Louviers. Ce n'était pas la première fois qu'Angèle suivait René. Elle avait le droit de le suivre, si la plus sacrée de toutes les promesses, ce contrat d'honneur liant l'homme à la pure enfant qui s'est donnée, confère un droit.
Angèle était pour tous la fiancée de René de Kervoz; elle était sa femme devant Dieu.
Jamais elle n'en avait tant vu qu'aujourd'hui.
Ce qu'elle soupçonnait, depuis longtemps peut-être, lui entrait dans le coeur, ce soir, comme une certitude amère.
René aimait une autre femme.
Non point comme il l'avait aimée, elle, doucement et saintement. Oh! que de bonheur perdu!
René aimait l'autre femme avec fureur, avec angoisse.
A moitié chemin de la rue Poultier, au retour oriental du quai d'Anjou, un mur monumental formait l'angle de la rue Bretonvilliers, à l'autre bout de laquelle était le cabaret de la Pêche miraculeuse.
Le pâté de propriétés compris entre les deux rues formait la pointe est de l'île; il se composait du pavillon de Bretonvilliers et de l'hôtel d'Aubremesnil, avec leurs jardins: ces deux habitations, séparées seulement par une magnifique avenue, appartenaient au même maître, l'ancien conseiller au parlement dont il a été parlé.
Outre ces demeures nobles, il y avait quelques maisons bourgeoises ayant façade sur rue.
Le pavillon de Bretonvilliers, qui n'était autre chose que le pignon d'un très vieil hôtel, sorte de manoir contemporain peut-être de l'époque où l'île était encore la campagne de Paris, s'enclavait dans le mur et faisait même une saillie de plusieurs pieds sur la voie: ce qui motiva plus tard sa démolition.
Il n'avait que deux étages: le premier à trois fenêtres de façade; le second, beaucoup moins élevé, à cinq; le tout était surmonté d'une toiture à pic.
Il n'existait point d'ouverture au rez-de-chaussée. On y entrait par une porte percée dans le mur, à droite de la façade et donnant dans les jardins.
Ce fut à cette porte que René de Kervoz frappa.
Un aboiement de chien, grave et creux, qui semblait sortir de la gueule d'un animal géant, répondit à son appel.
Une femme âgée et portant un costume étranger vint ouvrir. Elle barra d'abord le passage à René, lui disant: «Les maîtres sont absents.»
René lui répondit, donnant à ces deux mots latins la prononciation magyare: «Salus Hungariae.»
La vieille femme le regarda en face et sembla hésiter.
—Introi, domine, dit-elle enfin, également en latin prononcé à la hongroise, sub auctoritate dominae meae (entrez, monsieur, sous l'autorité de ma maîtresse).
La porte se referma. Un coup de fouet retentissant mit fin aux aboiements du gros chien.
Angèle était trop loin pour voir ou pour entendre.
Quand elle arriva devant la porte, tout était silence à l'intérieur.
Elle s'arrêta, immobile, affaissée comme la statue du Découragement.
Elle ne pleurait point.
L'idée ne lui vint pas de frapper à cette porte.
Pourquoi était-elle venue, cependant!
Hélas, elles ne savent pas, ces pauvres blessées.
Elles vont pour glisser un regard tout au fond de leur malheur, mais non point pour combattre.
Quand l'idée de combattre leur vient, elles poussent presque toujours la vaillance jusqu'à la folie. Mais l'idée de combattre leur vient le plus souvent trop tard.
Elles doutent si longtemps! si longtemps elles se cramponnent à la chère illusion de l'espoir.
Angèle resta pendant de longues minutes debout en face de la porte, le coeur oppressé, les yeux fermés à demi.
Aucun bruit ne venait du dedans. Le dehors était également silencieux, car la nuit s'était faite et le pas des allumeurs de lanternes avait cessé de se faire entendre.
Un seul murmure, confus et intermittent, venait du côté du quai de
Béthune, où le cabaret de la Pêche miraculeuse restait ouvert.
En face de la porte par où René avait disparu, au coin d'une maison dont toutes les fenêtres étaient noires et qui semblait inhabitée comme la plupart des demeures dans ce triste quartier, il y avait une borne de granit cerclée de fer.
Angèle s'y assit.
De là on pouvait voir les fenêtres de l'ancien pavillon de
Bretonvilliers.
Elles étaient noires aussi, énormes de hauteur et bizarrement éclairées par la lune à son lever, qui leur envoyait ses rayons obliques, avant de les laisser dans l'ombre en montant vers le sud.
Machinalement, le regard d'Angèle s'attacha sur ces trois gigantesques croisées, derrière lesquelles on devinait des rideaux de mousseline, drapés largement.
Elle vit, comme on voit les choses en rêve, un de ces rideaux se soulever à demi et une tête paraître. Les lueurs de la lune n'en éclairaient plus que les reliefs, et c'était si vague!…
Une jeune tête, une tête bien-aimée: ce front et ce regard qu'Angèle voyait nuit et jour, cette bouche qui lui avait dit: je t'aime!
Oh! et ce sourire! et ces cheveux si doux qu'un chaste baiser avait mêlés bien souvent avec ses cheveux à elle!
René! son âme tout entière, son premier, son unique amour!
C'était René! c'était bien René! Pourquoi en ce lieu? et seul?
Attendait-il? qu'attendait-il?
La lune tournait; l'ombre accusait davantage ce sourire qui n'existait pas peut-être. Pour Angèle, René souriait, et si doucement! et, à travers ces carreaux maudits, René la regardait avec tant de tendresse!
Cela se pouvait-il? Si René l'avait vue, si René l'avait reconnue, lui dans cette maison, elle dans la rue et sur cette borne, René n'aurait pas souri. Oh! certes.
Il était bon, il était noble.
Il aurait eu honte, et remords, et frayeur.
Mais qu'importe ce qui est possible ou impossible? A certaines heures, l'esprit ne juge plus, la fièvre est maîtresse. Angèle tendit ses pauvres mains tremblantes vers René et se mit à lui parler tout bas.
Elle lui disait de ces douces choses que le tête-à-tête des enfants amoureux échange et ressasse pour enchanter les plus belles heures de la vie. La mémoire de son coeur récitait à son insu la litanie des jeunes tendresses. Comme elle aimait! comme elle était aimée! Et se peut-il, mon Dieu! qu'on manque à ces serments qui jaillirent une fois d'une âme à l'autre pour former un indissoluble lien?
Se peut-il… car il y avait plus que des serments, et René était noble et bon. Nous l'avons dit déjà une fois; elle se le répéta cent fois à elle-même.
Elle ne sentait point que ses mains étaient glacées et que ses petits pieds gelaient sur le pavé humide par cette froide nuit de février. Elle savait seulement que son front la brûlait.
Un soir, c'était au dernier automne, l'air de la nuit était si tiède et si charmant, je ne sais comment la promenade s'était prolongée le long du quai de la Grève, puis au bord de l'eau, sous ces beaux arbres qui allaient jusqu'au Pont-Marie. Il y avait là des fleurs et de l'herbe autour de la cabane de l'inspecteur du halage; René voulut s'asseoir; il était faible alors et malade; Angèle étendit pour lui son écharpe sur le gazon.
Elle se mit près de lui, si jolie et si belle que René avait des larmes dans les yeux.
Il lui dit:
—Si tu ne m'aimais plus, je mourrais.
Elle ne répondit point, Angèle, parce que la pensée ne lui venait même pas que son René pût cesser de l'aimer.
Ce fut une chère soirée, dont le souvenir ne devait jamais s'effacer.
Tout à l'heure, en passant sur le Pont-Marie, Angèle avait reconnu les grands ormes.
Et maintenant, parlant tout bas comme si René eût été auprès d'elle,
Angèle disait à son tour:
—Si tu ne m'aimais plus, je mourrais.
La lune avait tourné, laissant dans l'ombre la façade du vieux pavillon de Bretonvilliers.
Il était impossible de voir la silhouette de René à la grande fenêtre, et pourtant Angèle la voyait encore.
Sur ce fond noir elle devinait une forme adorée; seulement René ne souriait plus. Il avait le visage triste, ému, amaigri, comme ce soir de la promenade au bord de l'eau, et il semblait à Angèle que la distance disparaissait; elle montait, il descendait; tous deux s'appuyaient à l'antique balcon, l'un en dedans, l'autre en dehors, et ils échangeaient de murmurantes paroles entrecoupées de longs baisers.
Tout a coup Angèle tressaillit et s'éveilla, car ceci était un véritable rêve. La façade noire changeait d'aspect: deux des grandes fenêtres s'éclairaient vivement.
Angèle ne s'était point trompée. La silhouette de René trancha en sombre sur ce fond lumineux.
Il était là: il n'avait pas quitté la fenêtre.
Un cri s'étouffa dans la poitrine d'Angèle, parce qu'une autre silhouette se détachait derrière celle de René: une forme féminine, admirablement jeune et gracieuse, qu'Angèle reconnut du premier regard.
—La femme de l'église Saint-Louis! murmura-t-elle en portant ses deux mains à sa poitrine qui haletait; toujours elle!
Elle essaya de se lever et ne put. Elle aurait voulu s'élancer et défendre son bonheur.
Parmi la confusion de ses pensées une idée, cependant, se fit jour.
—La porte ne s'est pas rouverte depuis le passage de René, se dit-elle, et cette femme n'a pu le précéder ici, puisqu'elle est sortie de l'église, accompagnée… Par où est-elle entrée?
L'ombre féminine dessinée avec netteté par la lumière qui l'éclairait à revers portait sur le rideau transparent. On voyait sa taille déliée et les détails légers de sa coiffure où le jour semblait jouer entre les boucles mobiles de ses cheveux.
—Ses cheveux! dit encore Angèle, ses cheveux blonds! jamais il n'y en a eu de pareils! Je crois distinguer leurs reflets d'or.. Elle est trop belle. Oh! René, mon René, ne l'aime pas; on ne peut pas avoir deux amours… Si tu ne m'aimais plus je mourrais…
Sur le rideau révélateur deux mains se joignirent.
Angèle se redressa, galvanisée par sa terrible angoisse.
—Mais avant de mourir, fit-elle, je combattrai! Je suis forte! j'ai du courage! Et qui donc l'aimera comme moi? Il est à moi…
Elle s'affaissa de nouveau sur la borne. Autour de la fine taille, là-haut, un bras galant venait de se nouer derrière les rideaux de mousseline.
Angèle balbutia encore:
—Je suis forte… je combattrai…
Mais elle chancelait et sa gorge râlait.
Ses deux mains glacées pressèrent son front.
—C'est un rêve! un rêve affreux! dit-elle; je veux m'éveiller…
Sa voix s'étrangla dans son gosier. Les deux ombres tournaient sur le rideau et présentaient maintenant leurs profils: deux profils jeunes et charmants.
Une douleur navrante étreignit la poitrine d'Angèle. Elle eut l'angoisse de l'attente, car ce fut lentement, lentement, que les deux bouches se réunirent en un étroit et long baiser.
Angèle tomba comme une masse inerte sur le pavé.
Du capuchon détaché de sa mante ses cheveux dénoués s'échappèrent et ruisselèrent: des cheveux plus beaux, plus brillants, plus doux que ceux de l'enchanteresse elle-même.
La silhouette de femme se retira la première et s'enfuit, tandis qu'un retentissant éclat de rire passait à travers les carreaux.
L'ombre de René se prit à la poursuivre.
Puis la troisième fenêtre de la façade s'éclaira brillamment tout à coup. Les deux ombres y passèrent entrelacées et disparurent.
Mais Àngèle ne voyait plus rien de tout cela. Son pauvre corps inerte s'étendait tout de son long; entre son front et le pavé il n'y avait que ses cheveux épars, ses pauvres cheveux.
Une demi-heure après seulement, un groupe de fainéants quittant la berge du quai de Béthune passa.
Aucune ombre ne se dessinait plus aux carreaux du vieux pavillon de
Bretonvilliers.
Les fainéants qui revenaient de la pêche avec leurs paniers vides rencontrèrent le corps d'Angèle. La chasse valait mieux que la pêche: au cou d'Angèle il y avait une croix d'or, présent de René de Kervoz.
Les fainéants eurent d'abord la pensée de se battre à qui aurait la croix d'or, puis il fut convenu qu'on irait au cabaret d'Ezéchiel, lequel, étant un peu juif, pourrait estimer le bijou et l'acheter comptant pour faire le partage.
Ils avaient compté sans le patron des maçons du Marché-Neuf, M. Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup. Celui-ci se dépouilla de sa houppelande pour en envelopper les membres glacés de la jeune fille. D'après son ordre, que nul ne songea à discuter, quatre porteurs prirent une civière où Angèle fut déposée sur un matelas.
Puis le patron commanda: En route!
Et les porteurs se mirent en marche sans même s'informer du lieu où on les conduisait.
Décidément, ce soir, au quai de Béthune, la chasse ne valait pas mieux que la pêche.
Quand la Meslin eut emmené son homme tout endolori et que les coquins des deux sexes furent partis, Ezéchiel barricada sa porte.
Il était soucieux, ce brave garçon, et d'assez mauvaise humeur.
En éteignant la magnifique lanterne qui faisait la gloire de son établissement et du quartier, il se disait:
—C'est un jeu à se faire rompre les os. Voilà déjà un gaillard qui a deviné la farce. Si on savait une fois que tout cela est pour détourner les chiens et cacher le trou de la vampire…
Il frissonna et regarda tout autour de lui.
—Chaque fois que je prononce ce nom-là, grommela-t-il, j'ai la chair de poule. Je n'y crois pas, mais c'est égal… il doit y avoir quelque chose… Et j'aimerais voir, moi, la mine qu'elles font, ces bêtes-là, quand on leur enfonce un fer rouge dans le coeur! Parole! ça doit être drôle!
Il eut un sourire à la fois sensuel et poltron.
A coups de pied il dérangea les filets à moitié brûlés qui encombraient la porte de derrière et l'ouvrit en pensant tout haut:
—Ce n'est pas facile d'amasser un plein pot de pauvres écus!
Au delà de la porte il y avait ce sombre couloir aperçu par le patron et menant à un escalier de pierre. Le couloir, après l'escalier passé, allait en descendant, puis remontait jusqu'à une seconde porte communiquant avec un vaste jardin.
Aussitôt qu'Ezéchiel eut ouvert cette seconde porte, un mugissant aboiement se fit entendre au lointain; le lecteur aurait reconnu tout de suite la voix du chien géant qui gardait le pavillon de Bretonvilliers.
—Tout sent le diable, se dit Ezéchiel, dans le pays d'où ces gens-là viennent. Ce chien a la voix d'un démon.
Il s'engagea sous une sombre allée de tilleuls taillés en charmille, qui remontait vers la rue Saint-Louls-en-l'Ile.
Les aboiements du molosse devinrent bientôt si violents que le cabaretier s'arrêta épouvanté.
—Holà! bonne femme Paraxin! cria-t-il, retenez votre monstre ou je lui casse la tête d'un coup de pistolet.
Un éclat de rire cassé partit du fourré voisin et le fit tressaillir de la tête aux pieds.
—Le chien est enchaîné, trembleur de Français, fut-il dit par derrière les arbres; n'aie pas peur… Mais, à propos de pistolet, on s'est battu chez toi, là-bas. Y aura-t-il quelque chose pour nos poissons?
Avant qu'Ezéchiel pût répondre, une femme grande comme un homme et portant le costume hongrois entra dans une échappée de lumière que la lune faisait dans l'avenue.
—Bonsoir, Ezéchiel, dit-elle dans le français barbare qu'elle baragouinait avec peine. On ne peut pas te parler latin à toi; vous autres, Parisiens, vous êtes plus ignorants que des esclaves!… As-tu quelque chose à nous dire?
—Je veux voir madame la comtesse, répliqua le cabaretier.
—Madame la comtesse est loin d'ici, repartit Paraxin, qui s'était approchée et dominait Ezéchiel de la tête. Elle a de l'occupation ce soir.
—Elle en mange un? demanda le cabaretier avec une curiosité mêlée d'horreur.
La Paraxin fit un signe de tête caressant et répondit:
—Elle en mange deux.
Ezéchiel recula malgré lui. La grande femme ricanait. Elle répéta:
—Q'as-tu à dire?
—J'ai à dire, répliqua Ezéchiel, que tout ça ne peut pas durer. Le monde parle. Il y a des gens sur la trace, et la frime du quai de Béthune est usée jusqu'à la corde. Tout devait être fini voilà quinze jours…
—Tout sera uni dans huit jours, l'interrompit la grand femme. L'argent vient; la somme y sera. Ceux qui auront été avec nous jusqu'au bout auront leur fortune faite. Ceux qui perdront courage avant la fin engraisseront les poissons… Est-ce tout?
Ezéchiel restait silencieux.
—A quoi penses-tu? demanda la Hongroise brusquement.
—Bonne femme Paraxin, répondit le cabaretier, je pense à la peur que j'ai. Vos menaces m'effrayent beaucoup, je ne le cache pas, car je vous regarde comme une diablesse incarnée…
La Hongroise lui caressa le menton bonnement.
—Mais, poursuivit Ezéchiel, je suis plus effrayé encore des dangers qui m'environnent de toutes parts à cause de vous. A quoi me servira-t-il d'avoir gagné beaucoup d'argent si on me coupe le cou?
Mme Paraxin lui donna un bon coup de poing entre les deux épaules et lui dit quelques injures eu latin. Après quoi elle reprit d'un ton sérieux:
—Nous avons de quoi détourner l'attention, brave homme, ne t'inquiète pas… Vois-tu cette lumière, là-bas?
Ils arrivaient au bout de l'avenue, et le pavillon de Bretonvilliers détachait sa haute silhouette sombre sur le ciel.
Une lueur brillait au premier étage.
—Oui, je vois la lumière, répliqua Ezéchiel, mais qu'est-ce que cela dit?
—Cela dit, mon fils, qu'il y a là un joli jeune homme en train de se brûler à la chandelle. Avec ce papillon nous avons, si nous voulons, deux on trois semaines de sécurité devant nous.
—Qui est ce papillon?
—Le propre neveu de Georges Cadoudal, mon fils, qui va nous vendre, pour un sourire… ou pour un baiser, ou plus cher, le secret de la retraite de son oncle.
VI
LA MAISON ISOLÉE
C'était une chambre très vaste et si haute d'étage qu'on eût dit une salle de quelque ancien palais de nos rois. Les tentures en étaient fatiguées et ternes de vétusté, mais d'autant plus belles aux yeux des coloristes, qui cherchent l'harmonie dans le fondu des nuances et qui chromatisent en quelque sorte la gamme contenue dans le spectre solaire pour obtenir leurs savants effets: de telle sorte, par exemple, que le costume d'un mendiant fournit sous leurs pinceaux des accords merveilleux.
La lampe entourée d'un globe en verre de Bohême non pas dépoli, mais troublé et imitant la demi-transparence de l'opale, éclairait à peine cette vaste étendue, effleurant chaque objet d'une lueur discrète et presque mystérieuse.
On ne pouvait juger ni les peintures du plafond ni celles des panneaux, coupés en cartouches octogones, selon les lignes régulières mais inégales qui caractérisaient l'époque de Louis XIV. C'est à peine si les dorures brunies renvoyaient çà et là quelques sourdes étincelles.
Au-devant de deux grandes fenêtres les draperies de lampes dessinaient leurs plis larges et nombreux sous lesquels tranchaient de moelleux rideaux en mousseline des Indes.
L'aspect général de cette pièce était austère et large, mais surtout triste, comme il arrive presque toujours pour les oeuvres du moyen âge que le dix-septième siècle essaya de retoucher.
C'était aux carreaux de cette chambre et sous la mousseline des Indes qu'Angèle avait vu d'abord le visage de René, aux premiers rayons de la lune, puis les deux ombres dont la fenêtre avait trahi l'amoureuse bataille.
Maintenant il n'y avait plus personne.
Mais les gaies lueurs qui passaient par la porte entr'ouverte de la pièce voisine, celle qui n'avait qu'une croisée sur la rue et qui s'était éclairée la dernière, indiquaient la route à prendre pour retrouver ensemble René de Kervoz et la reine des blondes, comme l'appelait Germain Patou, la radieuse pénitente de l'abbé Martel, l'inconnue de l'église Saint-Louis-en-l'Ile.
La jalousie de celles qui aiment profondément ne se trompe guère. Il est en elles un instinct subtil et sûr qui leur désigne la rivale préférée.
Angèle avait reconnu le profil de sa rivale sur la mousseline des rideaux, et nous l'avons dit comme cela était, Angèle, dans cette silhouette mobile, avait deviné jusqu'à l'or léger qui frisait en délicieuses boucles sur le front de l'étrangère.
Franchissons cependant cette porte entr'ouverte qui laissait passer de joyeuses lueurs.
C'était une pièce beaucoup plus petite, et le seuil qui séparait les deux chambres pouvait compter pour un espace de six cents lieues. Il divisait l'Occident et l'Orient.
De l'autre côté de ce seuil, en effet, c'était l'Orient, les tapis épais comme une pelouse, les coussins accumulés, la lumière parfumée. Vous eussiez cru entrer dans un de ces boudoirs féeriques où les riches filles de la Hongrie méridionale luttent de magnificence et de mollesse avec les reines des Mille et Une Nuits.
Le contraste était frappant et complet. A droite, c'était la roideur mélancolique et un peu moisie du grand siècle; à gauche de la cloison, le luxe voluptueux, la somptuosité demi-barbare de la frontière ottomane s'étalaient, comme si en ouvrant la croisée on eût pu voir à l'horizon les minarets de Belgrade, la blanche ville.
Dans la première pièce il faisait froid; ici régnait une douce chaleur où passaient comme de tièdes courants chargés de langueurs odorantes.
La lumière de deux lampes magnifiques, rabattue par deux coupoles de cristal rosé, tombait sur une ottomane environnée d'arbustes exotiques en pleine fleur.
Il y avait là un jeune homme et une jeune femme: deux belles créatures s'il en fut jamais; la jeune femme demi-couchée sur l'ottomane, le jeune homme assis sur les coussins à ses pieds.
C'étaient bien les deux silhouettes du rideau: René de Kervoz d'abord, qu'Angèle aurait reconnu entre mille, et quant à la femme, Angèle avait pu, sans se tromper, prendre son profil pour celui de la blonde étrangère. Les traits offraient en effet une parité complète: mêmes yeux, même bouche souriante et hautaine, même dessin de visage, exquise dans sa délicatesse.
Seulement, ces admirables cheveux blonds, si vaporeux et si brillants, n'existaient que dans l'imagination d'Angèle.
La jeune femme de l'ottomane avait d'admirables cheveux, il est vrai, mais plus noirs que le jais.
Il suffisait d'un regard pour voir, malgré l'extrême ressemblance, qu'elle n'était pas notre mystérieuse comtesse de Saint-Louis-en-l'Ile.
Au moment où nous entrons dans le boudoir, elle touchait justement d'un geste mutin ses adorables cheveux noirs et disait en souriant:
—Je n'aurais jamais cru qu'on pût nous prendre l'une pour l'autre: elle si blonde, moi si brune… et surtout mon beau chevalier breton, qui prétend que mon image est gravée dans son âme!
René la contemplait avec une sorte d'extase et ne répondait point.
Il éleva une gracieuse petite main jusqu'à ses lèvres et savoura un long baiser.
—Lila! murmura-il.
Elle se pencha jusqu'à son front, qu'elle effleura, disant:
—Mon nom est doux dans votre bouche.
Il y a des souvenirs: un nuage passa sur le regard de René.
Une fois, cette pauvre enfant qui lui avait donné son coeur, Angèle, sa fiancée, lui avait dit:
—Dans ta bouche mon nom est doux comme une promesse d'amour.
Il l'avait bien aimée, et la passion qui l'entraînait vers une autre, à présent, avait été combattue par lui comme une folie.
Il aimait malgré lui, malgré sa raison, malgré son coeur; il subissait une irrésistible fascination.
Ces choses arrivent comme pour apporter une excuse à ceux qui croient aux sorts et aux charmes.
Angèle était pieuse. Quelques semaines auparavant, le soir du 12 février, René l'avait accompagnée au salut de Saint-Germain-l'Auxerrois. Pendant qu'Angèle priait, René rêvait—aux joies prochaines de leur union sans doute.
Il y avait une femme agenouillée non loin d'eux.
René vit briller deux lueurs sous un voile.
Et je ne sais comment, dans l'ombre où était l'inconnue, un rayon des cierges de l'autel pénétra.
René sentit en lui comme une vague angoisse. Son regard revint vers Angèle, qui priait si saintement. Il eut frayeur et remords, et ne fut soulagé que par l'effort qu'il fit sur lui-même pour ne plus tourner les yeux vers l'inconnue.
Il sortit avec Angèle et la reconduisit jusqu'à sa porte. Leurs logis étaient voisins. Il la quitta pour rentrer chez lui.
Mais il n'aurait point su dire pourquoi il reprit le chemin de l'église.
A la porte il hésita, car il comprenait que franchir de nouveau ce seuil c'était déjà une trahison.
D'ailleurs elle devait être partie.
Elle!—René entra en se disant: Je n'entrerai pas.
Elle le croisa comme il passait devant le bénitier. Malgré lui, le doigt de René se plongea dans la conque de marbre. La main de l'inconnue toucha sa main; il eut froid jusque dans le coeur.
Ce fut tout. Elle sortit. René resta immobile à la même place, car il se disait: Je ne la suivrai pas.
Une voix l'avertissait, murmurant au dedans de lui-même le nom d'Angèle et disant: C'est celle-là qui est le bonheur.
C'est l'autre qui est le caprice extravagant, la fièvre, le tourment, la chute…
Pourquoi est-ce ainsi? René s'élança sur les traces de l'inconnue. Son coeur battait, sa tête brûlait!
Il n'y avait personne sur le parvis encombré de masures qui séparait alors la façade de Saint-Germain-l'Auxerrois du Louvre non encore restauré.
Chose singulière, et qu'il faut exprimer pourtant, René n'avait pas même vu celle qu'il poursuivait malgré lui.
Il ne connaissait d'elle que la lueur de son regard et les vagues profils dessinés par les reflets descendant de l'autel.
Quand leurs mains s'étaient touchées au bénitier, l'inconnue avait le visage caché derrière son voile.
C'était une toute jeune femme et d'une beauté merveilleuse, voilà ce dont il eût juré; il n'aurait point su détailler l'impression que lui laissait son costume sévère, mais d'une élégance extrême. Elle le portait à miracle, et, tandis qu'elle s'éloignait, René avait admiré la grâce noble de sa démarche.
Aime-t-on pour si peu, et quand le coeur a noué ailleurs une chaîne sérieuse et solide?
René était l'honneur même. Il arrivait-d'un pays où l'honheur passe avant toute chose. Son enfance s'était écoulée dans une famille simple et sévère où la passion politique seule avait accès.
Encore la passion politique sommeillait-elle depuis longemps déjà au manoir de Kervoz, situé entre Vannes et Auray; le père de René s'était battu de son mieux, mais il avait déposé les armes franchement et sans arrière-pensée, depuis que les portes de la paroisse s'étaient rouvertes au culte.
Il y avait deux sortes de chouans en Bretagne: les chouans du roi, les chouans de Dieu.
Quand on rendit à ces derniers la vieille maison de granit qui bénit la naissance, le mariage et la mort, il se fit bien des vides dans les rangs de la rustique armée.
Le père de René avait dit à son fils: Le passé s'en va: attendons pour juger l'avenir.
C'était un chouan de Dieu.
Mais la mère de René avait un frère qui était un chouan du roi.
On entendait parler de lui parfois au manoir des environs de Vannes. Il courait l'Europe, conspirant et suscitant des ennemis à ceux qui tenaient la place du roi. Son nom était célèbre.
Il avait promis hautement d'engager, lui, seul et proscrit, contre le premier consul, entouré de tant de soldats, défendu par tant de gloire, une sorte de combat singulier.
Tous ceux qui ont reçu l'éducation de nos collèges doivent être embarrassés quand ils deviennent les juges d'une action de ce genre. Le bon sens dit que le vrai nom d'un pareil tournoi est assassinat. Mais l'Université, pendant huit mortelles années, a pris la peine de nous enseigner de tous autres noms, latins ou grecs. Chacun se souvient des classiques admirations de son professeur pour le poignard de Brutus.
«En plein sénat, messieurs! en plein sénat!» nous disait le nôtre, qui pourtant recevait de César un traitement de mille écus par an, ni plus ni moins.
Il ajoutait:
«C était bien le vir fortis et ubicumque paratus. Le gaillard n'avait pas froid aux yeux! En plein sénat, messieurs, en plein sénat!»
Cassius, le collaborateur, avait aussi sa part d'éloges.
Et l'on partait de là pour dire quelque chose d'aimable à propos de tous les citoyens qui, depuis Harmodius et Aristogiton, jusqu'aux amis de Paul Ier de Russie, engagèrent précisément ce tournoi que Georges Cadoudal proposait au premier consul.
Depuis que César a fait un livre, on prétend, cependant, que le poignard de Brutus est un peu moins préconisé dans nos collèges; mais le livre de César est tout jeune, et nous qui fûmes élevés par l'Université dans le respect amoureux de l'homme et de son instrument, nous éprouvons un certain embarras à renier les admirations qui nous furent imposées:
«En plein sénat, messieurs!»
Et applaudissez, ou gare la retenue!
Un jour viendra peut-être où l'Université, convertie à des sentiments moins féroces, aidera César à corriger les épreuves de son livre. Espérons que, ce jour-là, le poignard de Brutus, définitivement mis a la retraite, se rouillera dans les greniers d'académie. Ainsi soit-il!
Mais je demande au ciel et à la terre ce que l'Université, avant sa conversion, pouvait reprocher à l'épée de Georges Cadoudal.
René de Kervoz neveu de Cadoudal n'était point mêlé à ses intrigues désespérées. Il suivait à Paris les cours de l'Ecole de droit et se destinait à la profession d'avocat. Nous devons dire que son oncle lui-même l'écartait des voies dangereuses où il marchait. Une sincère affection régnait entre eux.
De la conspiration dont son oncle était le chef René connaissait ce qui était à peu près au vu et au su de tout le monde; car la police, nous l'avons dit déjà, est souvent dans la position de ces maris trompés qui seuls ignorent leur malheur.
A Paris, l'affaire Cadoudal était le secret de la comédie. Tout le monde en parlait. A peine peut-on dire que la demeure du terrible Breton fût un mystère.
Le mystère, et c'en est un grand assurément, gît tout entier dans le chronique aveuglement de la police.
Nous avons vu de nos jours quelque chose de pareil, et les gens qui ne savent pas quelle épaisse myopie peut affecter les cent yeux d'Argus doivent croire qu'a de certaines époques la police a partagé les faiblesses de l'Université à l'endroit des outils dont se sert Brutus.
Cadoudal connaissait et approuvait l'amour de son neveu pour Angèle. Il s'était mis en rapport, sous un nom supposé, avec la famille adoptive de la jeune fille et devait servir de père à René lors du mariage.
Nous ajouterons qu'il avait discuté les conditions du contrat, en bon bourgeois, avec Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, le patron des maçons du Marché-Neuf. Jean-Pierre avait pour M. Morinière de l'estime et de l'amitié. Morinière était le nom d'emprunt de Georges Cadoudal.
Cadoudal avait dit à son neveu:
—Ton Angèle fera la plus délicieuse comtesse que l'on puisse voir. Moi, j'aurai la tête fêlée un jour ou l'autre, cela ne fait pas de doute; mais, quand le roi reviendra, tu seras comte en souvenir de moi, et du diable si le neveu du vieux Georges ne sera pas aussi noble que tous les marquis de l'univers!
René avait répondu:
—Je l'aime telle qu'elle est. Elle sera la femme d'un avocat, et je tâcherai de la faire heureuse.
Et l'on parlait de danser à la noce. Ce Georges était à Paris comme le poisson dans l'eau, tant il comptait bien sur la somnolence de la police. Les mémoires du temps, les mémoires de la police surtout, avouent qu'il allait et venait à son aise, s'occupant de ses affaires comme vous ou moi et menant même joyeuse vie.
Comme César doit regretter parfois de n'être pas gardé par un simple caniche.
En quittant l'église Saint-Germain-l'Auxerrois, René de Kervoz, l'oeil troublé, la poitrine serrée, regarda tout autour de lui. Ce fut le nom d'Angèle qui vint à ses lèvres, comme s'il eût cherché dans cette sainte affection un refuge contre sa folie.
Il était fou déjà. Il le sentait.
Au coin de la rue des Prêtres-Saint-Germain, une forme fuyait. René franchit d'un saut les degrés du perron et courut après elle.
A l'endroit où la rue des Prêtres débouche sur la place de l'École, une voiture élégante stationnait. La portière s'ouvrit, puis se referma. Les chevaux partirent au grand trot.
René n'avait point vu la personne qui était montée dans voiture, et pourtant il la suivit à toutes jambes.
Il était sûr que la voiture contenait son inconnue.
La voiture alla longtemps au trot de ses magnifiques chevaux. La sueur inondait le front de René, qui perdait haleine, sinon courage, et ne s'arrêtait point.
La voiture suivit les quais jusqu'à l'Hôtel de Ville, puis remonta la rue Saint-Antoine, dans laquelle elle fit une courte halte. Les portières restèrent fermées, le valet de pied seulement descendit, frappa à une porte, entra, ressortit et reprit sa place en disant:
—Allez! le docteur viendra.
René avait profité du temps d'arrêt pour reprendre haleine et nouer sa cravate autour de ses reins.
Quand la voiture repartit, il la suivit encore.
Que voulait-il, cependant? Il n'aurait point su répondre à cette question.
Il allait, entraîné par une force irrésistible.
La voiture s'arrêta encore deux fois, rue Culture-Sainte-Catherine et
Chaussée-des-Minimes.
Deux fois le valet de pied descendit et remonta sans avoir eu aucune communication avec l'intérieur de la voiture.
En quittant la Chaussée-des-Minimes la voiture regagna la rue Saint-Antoine. A ce moment l'horloge de l'église Saint-Paul sonnait dix heures de nuit.
Cette fois la traite fut longue et véritablement rude pour René.
L'équipage, lancé à pleine course, brûla le pavé de la rue
Saint-Antoine, franchit la place de la Bastille et longe tout le
faubourg sans ralentir sa marche.
Il y avait alors un large espace vide entre les dernières maisons du faubourg Saint-Antoine et la place du Trône. La rue de la Muette n'était qu'un chemin creux, bordé de marais.
La voiture s'arrêta enfin devant une habitation isolée et assez grande, située à gauche du faubourg, dans les terrain qui avoisinaient la rue de la Muette.
Il n'y avait point de lumière aux fenêtres de cette habitation, à laquelle conduisait un chemin tracé à travers champs.
Au-devant de la porte, de l'autre côté du chemin, un mur de marais tombait en ruine, laissant voir, par ses brèches un champ d'arbustes fruitiers, framboisiers, groseilliers et cassis, que surmontaient quelques cerisiers de maigre venue.
René était bon coureur, néanmoins, malgré ses efforts, il s'était laissé distancer à la fin par le galop des chevaux. Il vit de loin l'équipage tourner, puis faire halte; il ne put distinguer dans la nuit ce qui se passait à la porte de la maison.
Comme il arrivait au détour du chemin, la voiture, revenant sur ses pas, débouchait de nouveau dans le faubourg Saint-Antoine.
Les glaces des deux portières étaient maintenant abattues. René put glisser un regard à l'intérieur, qui lui sembla vide. Le cocher et le valet de pied restaient à leur poste. La voiture reprit le chemin qui l'avait amenée et disparut au loin dans le faubourg.
René hésita. Sa raison, un instant réveillée, se révolta énergiquement contre l'absurdité de sa conduite. Il se demanda encore une fois et avec un vif mouvement de colère contre lui-même:
—Que viens-je faire ici?
Il était d'un pays où la superstition s'obstine. L'idée naquit en lui qu'on lui avait jeté un sort.
Et il se dit, résolu à clore cette triste équipée:
—Je n'irai pas plus loin!
Mais ce sont éternellement les mêmes paroles. Ceux à qui on jette des «sorts» du genre de celui qui tenait déjà le fiancé d'Angèle font toujours le contraire de ce qu'ils disent.
René tourna l'angle du chemin et marcha tout uniment vers la maison solitaire dont la lune, cachée sous les nuages, dessinait vaguement les profils.
Cette maison ressemblait à une fabrique abandonnée.
Il faisait froid, le vent fouettait une petite pluie fine qui rendait la terre molle et glissante.
René fit le tour de la maison, qui n'avait ni jardin ni cour et qui, à la considérer de plus près, avait l'air d'une de ces bâtisses inachevées, fruits de la spéculation indigente, qui restent à l'état de ruine avant même d'avoir abrité leurs maîtres.
Il y avait beaucoup de fenêtres. Toutes gardaient leurs contrevents fermés.
René revint à la façade qui donnait sur le chemin. De ce côté, les fenêtres étaient closes comme partout. Devant la porte, l'herbe croissait autour du petit perron de trois marches et jusque sur les degrés.
René regarda aux croisées. Les volets fermés ne laissaient passer aucune lueur.
Il écouta. Le silence et la solitude permettaient de saisir tous les sons, même les plus faibles.
Aucun bruit ne frappa ses oreilles.
Il s'éloigna afin de mieux voir, car, la nuit, une lueur fugitive s'aperçoit plus aisément à distance. Il dépassa le mur qui faisait face à la maison.—Rien.
Et cependant il resta, répétant en lui-même, comme un pauvre maniaque:
—Elle m'a jeté un sort!
La plaie froide pénétrait son vêtement léger; il tremblait la fièvre.
Il restait.
Naguère nous étions avec une pauvre enfant transie de froid jusqu'au coeur, qui, elle aussi, attendait interrogeant la façade muette d'une maison de Paris.
Mais notre Angèle, assise sur sa borne humide, devant les fenêtres du pavillon de Bretonvilliers, savait ce qu'elle voulait.
Elle venait chercher son arrêt.
René ne savait pas. Il n'y avait pas en ce moment une idée, une seule, dans le vide de sa cervelle. C'était un malade que ses veines brûlaient, tandis que le frisson serpentait sous sa peau.
Il s'assit dans l'herbe mouillée parmi les buissons qui le cachaient.
La lune, dégagée de ses voiles, éclairait vivement la campagne.
Au loin le vent nocturne apporta les douze coups de minuit frappés au clocher de l'église Sainte-Marguerite.
En ce moment une étrange harmonie sembla sortir de terre. C'était un de ces chants graves et régulièrement cadencés qui font reconnaître en toutes les parties du globe les émigrés de la patrie allemande.
René sortit du demi-sommeil qui engourdissait son corps et son intelligence. Il écouta croyant rêver.
Comme il quittait sa retraite pour se rapprocher de la maison et prêter l'oreille de plus près, un bruit de voiture arrivait du faubourg Saint-Antoine.
Il se tapit de nouveau dans les buissons.
La voiture s'arrêta au coude du chemin. Un homme en descendit et vint frapper à la porte de la maison isolée.
—Qui êtes-vous? demanda-t-on à l'intérieur et en latin.
Le nouveau venu répondit en latin également.
—Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je suis frère de la
Vertu.
Et la porte s'ouvrit.
VII
L'AFFUT
La lune, momentanément dégagée de son voile de nuages frappait en plein la porte de la maison solitaire. René put voir la personne qui ouvrait la porte en dedans.
C'était une vieille femme de taille virile, aux traits durs et tannés. Elle portait ce bizarre et beau costume hongrois que les danseuses nomades ont fait connaître dès longtemps sur nos théâtres.
La figure du nouveau venu restait au contraire invisible. Il se présentait de dos, et le collet de son manteau rejoignait les bords larges de son chapeau.
La vieille lui dit quelque chose à voix basse.
Il se retourna vivement, comme si son regard eût voulu percer les ténèbres dans la direction du champ de framboisiers où René était caché.
Ce fut l'affaire d'un instant. René vit seulement que la figure était jeune et encadrée de longs cheveux qui lui semblèrent blancs. La porte se referma, et la maison redevint silencieuse.
Mais minuit devait être l'heure d'une réunion ou d'un rendez-vous, car, dans l'espace de dix minutes tout au plus, trois autres voitures montèrent le faubourg, amenant trois mystérieux personnages qui frappèrent à la porte comme le premier, furent comme lui interrogés en latin et répondirent dans la même langue.
René avait pu remarquer qu'ils avaient une façon particulière d'espacer les coups en heurtant à la porte. Il y avait six coups, ainsi divisés: trois, deux, un.
Quand le dernier fut entré, les alentours restèrent muets pendant une demi-heure. La ville dormait maintenant et n'envoyait plus ces larges murmures qui, de nos jours, emplissent la campagne de Paris jusqu'à une heure si avancée de la nuit.
La pluie avait cessé; la lune épandait partout sur le paysage plat et triste sa froide lumière.
René n'avait pas bougé, des pensées confuses naissaient et mouraient dans son cerveau. Pas une seule fois, l'idée de se retirer ne lui vint.
Il était brave comme les neuf dixièmes des jeunes gens de son âge: nous ne voulons donc point noter comme un fait surprenant chez lui l'absence de toute crainte.
Mais il était discret, scrupuleux en toutes choses touchant à l'honneur. Etant donnés son caractère et son éducation, il aurait dû éprouver un scrupule, doublé par la situation particulière de sa famille.
Evidemment il y avait là un mystère. Selon toute apparence, le mystère se rapportait à des menées politiques. De quel droit René gardait-il l'affût à portée de ce mystère!
Une pareille conduite a un nom qui repousse l'estime et inspire la haine plus ou moins réfléchie de ce juge trop prompt qui s'appelle tout le monde: un nom qui est une explication et devrait être souvent une excuse, car l'espion, ce soldat de la lutte douloureuse et sans gloire, met, la plupart du temps, sa vie même au service de son obscur dévouement.
René n'était pas un espion. On est espion par passion, par devoir ou pour un salaire. René vivait d'une existence complètement en dehors de la politique. Les idées qui enfiévraient encore ceux de son pays et de sa race n'avaient jamais été en lui. Il appartenait à cette génération transitoire qui réagissait contre la violence des grands mouvements: c'était un penseur, peut-être un poète; ce n'était ni un chouan, ni un républicain, ni un bonapartiste.
Au point de vue politique, la réunion qui avait lieu derrière ces muettes murailles n'avait pour lui aucune espèce d'intérêt. La passion ici lui manquait; il n'en était ni à discuter ni surtout à reconnaître ce devoir qui naît pour chacun à l'heure même où une conspiration montre le bout de son oreille, devoir controversé, mais que l'opinion du plus grand nombre caractériserait certainement ainsi: faire ou ne pas faire.
Combattre pour ou aller contre.
La neutralité porte honte.
René, pourtant, restait neutre, non point par défaut de courage, mais parce que, à certaines époques et après certaines secousses, le patriotisme ne sait pas à quoi se prendre.
Les partis ont intérêt à être sévères et à nier ces subtiles évidences; mais l'histoire parle plus haut que l'intolérance des raisonneurs et confesse de temps à autre qu'il y a lieu de se demander, parmi la cohue des égoïsmes ébriolant: Où donc est la patrie!
René restait là et ne s'interrogeait même pas sur la question de savoir quel usage il ferait d'une découverte éventuelle! Le souvenir de la machine infernale lui traversa l'esprit et le laissa dans sa somnolence morale.
Cela ne lui importait point. Il semblait qu'il fût dans un monde à part, tout plein de romanesques et puériles préoccupations.
On lui avait jeté un sort.
Il songeait à elle, à elle seulement. Elle était là. Qu'y faisait-elle?
II était là pour elle. Il restait là pour la voir sortir comme il l'avait vue entrer, et pour la suivre de nouveau, n'importe où.
Chose lugubre, la pensée d'Angèle lui venait à chaque instant et il la chassait brutalement comme on secoue la tyrannie de ces refrains qui s'obstinent.
La pensée d'Angèle, chassée, revenait douce, patiente: de pauvres beaux yeux souriants, mais mouillés de larmes.
Et comment dire cela? René la repoussait comme il eût fait d'un être vivant, lui disant avec colère: Ne sais-tu pas que je t'aime?
Il l'aimait. Peut-être ne l'avait-il jamais mieux aimée. Les rêves éveillés de cette nuit malade la lui montraient adorablement belle et suave.
Avez-vous connu de ces malheureux, de ces damnés qui délaissent furtivement la maison où dorment les enfants chéris et la femme bien-aimée pour aller je ne sais où, au jeu, à l'absinthe, au vertige, à la mort lente et ignominieuse?
Ils sont nombreux, ces fous. Ils sont innombrables.
On dirait que leur mal endémique appartient étroitement à la nature humaine.
Ils sont du peuple, et pour eux de terribles spéculateurs ont bâti récemment ces palais presque somptueux où le billard au rabais et l'alcool vendu an plus juste prix appellent le pauvre.—Et quand le pauvre, laissant ce rêve de lumière et d'ivresse, rentre dans son taudis sombre où sa famille demande du pain, le drame hurle si épouvantablement que la plume s'arrête et n'ose plus…
Ils sont de la bourgeoisie, qui a d'autres entraînements. Chaque caste, en effet, semble avoir son mirage particulier, sa démence spéciale. Ils laissent chez eux une fraîche et blanche femme, instruite, spirituelle, bonne et jeune, ils franchissent la porte de derrière d'un bas théâtre, et les voilà aux genoux d'une créature vieille, laide, ignorante, grossière et stupide. Là-bas ils sont aimés, ici on se moque d'eux. Et ils jettent à pleines mains l'avenir de leurs enfants dans le giron de cette Armide, qui garde à ses vêtements parfumés l'odeur de pipe empruntée à l'autre amant: l'amant de coeur, celui-là: vilain, sale et qui bat ferme!
Un vainqueur! un héros! une brute!
Ils sont de l'art ou des écoles. Ceux-là n'ont pas de famille. C'est leur vie même qu'ils désertent, leur noble et virile jeunesse pour aller, vous savez où, boire l'idiotisme verdâtre que Circé, à deux sous, verse dans tous les coins de Paris, à cheval sur l'extrême sommet de la civilisation.
Ils sont de la magistrature et de l'armée: deux grandes institutions dont on ne peut parler sans ébranler quelque chose ou quelqu'un: silence!
Ils sont de la noblesse ou de la richesse, ces aristocraties rivales aujourd'hui, qui se fout concurrence dans le mal comme dans le bien. Ils démolissent, avec une fureur sauvage, tout ce qu'ils ont intérêt à sauvegarder.
Parfois leurs orgies contre nature épouvantent tout à coup la ville, qui se regarde avec effroi pour voir si elle n'aurait point nom par hasard, depuis hier, Sodome ou Gomorrhe…
D'autres fois l'auditoire livide d'une cour d'assises écoute, en retenant son souffle, ce calcul terrifiant: combien il faut de coups de hache pour tuer une duchesse!
D'autres fois encore… Mais à quoi bon poursuivre?
Et quand même nous irions plus haut que les ducs, croyez-nous, il n'y aurait pas outrage: la tristesse profonde n'insulte pas.
Et la folie humaine, poussée à ce degré, inspire plus de douleur que de colère.
René subissait ce navrant délire qui fut de tout temps notre lot. Le bonhomme La Fontaine l'a dit en souriant, montrant ce chien malavisé qui lâche sa proie pour l'ombre.
Et, certes, le chien de La Fontaine avait encore bien plus d'esprit que nous, car l'ombre ressemble à la proie,—et nous, combien souvent abandonnons-nous la plus belle des proies pour une ombre hideuse!
Comment ne pas croire à cet axiome des naïfs? On jette des sorts, allez, c'est certain: au peuple, aux bourgeois, aux artistes, aux écoles, aux magistrats, aux généraux, aux ducs, aux millionnaires et au reste.
René avait un sort, il allait ainsi à cette femme aveuglément, fatalement.
Il fut longtemps, car son intelligence était frappée, à joindre ensemble ces deux idées: la femme et la conspiration.
Quand ces deux idées se marièrent en lui, une joie extravagante lui fit bondir le coeur.
—Elle conspire! se dit-il. Je conspirerai.
Contre qui? pour qui? La question n'est jamais là. Il ne faut point juger les fous à l'aide de la loi qui régit les sages.
Incontinent le cerveau engourdi de René se mit à travailler, Il chercha; c'était un lien providentiel.
Pendant qu'il cherchait, une autre hypothèse s'offrit et le troubla.
Ce ne sont pas seulement les conspirateurs qui se cachent, les malfaiteurs ont naturellement aussi ces mystérieuses allures.
René eut le frisson, mais il ne s'arrêta point pour cela.
Il en fut quitte pour prononcer le mot des amoureux et des fous:
—C'est impossible!
Et il continua sa tâche mentale.
Six coups retentirent, frappés ainsi: trois, deux, un. A la question latine cette réponse qu'il savait déjà par coeur fut faite:
«Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je suis un Frère de la
Vertu.»
Voilà quel fut le raisonnement de René:
Avec cela on pouvait s'introduire dans la maison.
Une fois dans la maison, peut-être y avait-il d'autres épreuves.
Mais le hasard, qui avait servi René si étrangement jusque-là, devait le servir encore.
—Je la verrai, se disait-il.
Et ce seul mot mettait des frémissements dans tout son être.
Le temps avait passé cependant. Un grand nuage noir venait de Paris, argentant déjà ses franges déchiquetées aux approches de la lune.
Depuis quelques minutes le silence immobile de cette nuit semblait s'animer vaguement.
Ce chant souterrain qui avait lancé un instant René dans le pays des illusions ne s'était point renouvelé. Rien ne venait de la maison, toujours morne et sombre, mais un ensemble de bruits presque imperceptibles montait de la plaine.
Ainsi doit être affectée l'ouïe de l'homme d'Europe, ignorant les secrets de la prairie, quand les sauvages peaux-rouges rampent, par la nuit noire, sur le sentier de la guerre.
Le bruit était né derrière la maison, puis il s'était divisé, éparpillé en quelque sorte, tournant autour des bâtiments et se perdant au lointain, pour se rapprocher ensuite, mais dans une direction autre.
Un instant vint où il sembla partir de l'enclos même on végétaient fraternellement les framboisiers, les cassis, les groseilliers et les petits cerisiers de Montmorency.
On ne peut dire que René fît beaucoup d'attention à ces bruits. Il les percevait néanmoins, car il avait passé son enfance en Bretagne, et il était chasseur.
Il y eut un moment où il rêva ces grandes châtaigneraies qui sont entre Vannes et Auray. Il s'y voyait à l'affût et il entendait les braconniers se glisser vers lui sous bois.
Mais sa pensée revenait toujours à elle. Il avait un sort.
Quand le grand nuage aux bords argentés mordit la lune, les clochers de Saint-Bernard, de Sainte-Marguerite, des Quinze-Vingts et de Saint-Antoine envoyèrent la première heure de la nuit.
René en était à se dire: «Allons! il est temps,» lorsque l'obscurité soudaine qui couvrit le paysage l'éveilla vaguement.
Un animal—ou un homme—était évidemment à quelques pas de lui dans le fourré. Le gros gibier est rare dans les marais du faubourg Saint-Antoine. René, cédant à l'obsession qui le tyrannisait et ne voulant point croire au témoignage de ses sens, allait marcher vers la maison, lorsque ces mots, prononcés d'une voix très basse, arrivèrent jusqu'à son oreille.
Je ne le vois plus; où donc est-il?
Par le fait, dans la nuit plus noire, René disparaissait complètement an milieu du buisson où il s'était accroupi.
Il ne s'agissait plus de rêves. René recouvra aussitôt tout son sang-froid. Il n'avait pas d'armes. Il demeura immobile et attendit.
Les bruissements avaient cessé depuis quelques secondes, lorsqu'un cri de détresse, long et déchirant, retentit à sa gauche dans les groseilliers. René, pris à l'improviste, n'eut pas l'idée que ce pût être une ruse et se leva tout droit pour s'élancer au secours.
Il y eut un ricanement multiple dans les ténèbres, et un coup violent, assené sur la tête du jeune Breton, par derrière, le rejeta, étourdi, dans le buisson qu'il venait de quitter.
Pendant une seconde ou deux, au milieu d'un grand mouvement qui l'entourait, des figures inconnues dansèrent au-devant de son regard ébloui. Un flambeau se mit à courir, venant de la maison, dont la porte ouverte montrait de sombres lueurs.
Aux rayons apportés par ce flambeau, René vit une grande silhouette toute noire: un nègre de taille colossale, dont les yeux blancs luisaient.
Nous parlons au positif, parce qu'il serait monotone et impossible de raconter en gardant toujours la forme dubitative, mais il est certain que René doutait profondément du témoignage de ses sens.
Tout cela était désormais pour lui un invraisemblable cauchemar.
Chacun sait bien ce qui peut être vu dans le court espace de deux secondes, quand l'oeil troublé miroite et aperçoit tous les objets sous une forme fantastique. Il y avait ce nègre auquel on ne pouvait pas croire, un nègre à prunelles roulantes et à poignard affilé comme on en met à la porte des salons de cire. Il y avait un homme maigre et pâle, plus maigre et plus pâle qu'un cadavre; il semblait tout jeune et avait les cheveux blancs; il y avait un Turc, aux cheveux rasés sous son turban, et d'autres encore dont les physionomies et les costumes apparaissaient bizarres au point d'aller en dehors de la vraisemblance.
Rien de tout cela ne devait être réel, à moins que notre Breton ne fût tombé au milieu d'une mascarade.
Et le carnaval était fini.
Ces chocs violents qui, selon la locution populaire, allument «trente-six mille chandelles», peuvent aussi évoquer d'autres fantasmagories.
Cependant non seulement René voyait, mais il entendait aussi, et ce qu'il entendait se rapportait merveilleusement à l'étrange mise en scène de son rêve.
Tous ces déguisements divers parlaient des langues différentes.
Bien que René ne connût point tous ces divers langages, il reconnaissait ce latin prononcé à la façon hongroise et qu'il avait remarqué déjà cette nuit, l'italien et l'allemand.
Tous ces idiomes parlaient de mort, et un: «Let us knock down the damned rascal!» (Assommons le maudit drôle!) prononcé avec le pur bredouillement des cockneys de Londres fut comme le résumé de l'opinion générale.
La plume ne peut courir comme les événements. Il y eut un commencement d'exécution, arrêté par une nouvelle péripétie, tout cela dans le court espace de temps que nous avons dit.
L'Anglais parlait encore, brandissant un de ces fléaux faits de baleine, de cuir et de plomb que John Bull a baptisés self-preserver et auquel René devait sans doute le lâche coup qui l'avait terrassé; le nègre, mettant un genou dans l'herbe, raccourcissait déjà le bras qui allait frapper, lorsqu'une voix de femme, sonore et douce, fit tressaillir le coeur de René dans sa poitrine.
Il ne vit point celle qui parlait, et pourtant il la reconnut, aux sons d'une voix qu'il n'avait jamais entendue.
Elle disait, tout près de lui, mais cachée par la cohue d'ombres étranges qui se pressaient alentour:
—Ne lui faites pas de mal: c'est lui!
VIII
LE NARCOTIQUE
A dater de cet instant, tout fut confusion et ténèbres dans la cervelle de René. La blessure de sa tête rendit un élancement si violent, que le coeur lui manqua. Il crut voir une main qui saisissait la chevelure laineuse du nègre et qui le rejetait en arrière.
En même temps un mouchoir se noua sur ses yeux et un bâillon comprima sa bouche.
C'était un luxe de précautions.
On le prit par les jambes et par les épaules pour le placer sur une sorte de civière.
Il ne gardait qu'un sens de libre, l'ouïe, et encore la syncope qui le cherchait prêtait aux voix de mugissantes sonorités et le noyait en quelque sorte dans la confusion des langues qui l'entourait.
Une pensée presque lucide restait en lui, néanmoins, au milieu de cette prostration: elle!
Il l'avait entendue.
Elle l'avait sauvegardé.
Elle avait dit: C'est lui!
Lui? qui? S'était-elle trompée? Avait-elle menti?
Les quelques mots prononcés par la voix de femme, si douce dans son impérieuse sonorité, furent du reste les premiers et les derniers.
René eut beau écouter de toute son âme, ce fut en vain, elle ne parla plus.
La force l'abandonnait peu à peu; le sommet de son crâne était une horrible brûlure. Au bout de quelques pas il perdit le sentiment.
La dernière parole qu'il entendit et comprit lui parut la moins croyable de toutes, ce fut le nom de Georges Cadoudat, son oncle.
C'était une riante matinée de la fin de l'hiver, le ciel était bleu comme au coeur de l'été et jouait dans les feuillées d'un bosquet en miniature, composé de plantes tropicales.
Le lit sur lequel René était couché regardait un vaste jardin, planté de grands arbres aux branches dépouillées. A droite, c'était la serre qui épandait de chauds et discrets parfums; à gauche, une porte ouverte montrait en perspective les rayons d'une bibliothèque.
Le lit avait une forme antique et ses colonnettes torses supportaient un ciel carré, habillé de damas de soie, épais comme du velours.
Les murailles, revêtues de boiseries pleines, aux moulures sévères, avaient un aspect presque claustral qui contrastait singulièrement avec les décorations coquettes et toute modernes de la serre.
René avait dormi d'un sommeil paisible et profond, s'éveilla reposé, sa tête était lourde, un peu vide, mais il ne ressentait aucune douleur.
Voici ce que vit son premier regard, et peut-être que sans cet aspect, explicatif comme les illustrations que notre vie enfantillage ajoute à tout texte désormais, il eût été bien longtemps à repêcher les vérités éparses parmi la confusion de ses souvenirs.
Dans la serre, à travers les carreaux, il aperçut le nègre—le nègre géant—qui fumait une paille de maïs bourrée de tabac, couché tout de son long qu'il était sous un latanier en fleurs.
Ce nègre regardait en l'air avec béatitude le vol tortueux des fumées de son cigarite et semblait le plus heureux des moricauds.
Rien dans son affaissement paresseux n'annonçait la férocité.
Il n'avait plus ce couteau aigu et diaboliquement effilé qui avait été si près de faire connaissance avec les côtes de notre jeune Breton.
Dans la chambre même et non loin de la fenêtre qui donnait sur le jardin, ce jeune homme très maigre et très pâle, qui avait les cheveux tout blancs, lisait, plongé dans une bergère et les pieds sur un fauteuil. Il portait un costume bourgeois d'une rigoureuse élégance.
René ne vit pas autre chose au premier moment.
Mais un autre sens, sollicité plus vivement que la vue elle même, fit retomber ses paupières fatiguées et bien faibles encore.
Par la porte ouverte de la bibliothèque, un chant venait, accompagné par les accords d'une harpe.
La harpe était alors à la mode et toute jolie femme faisait faire son portrait dans le costume prétentieux de Corinne, les pieds sur une pédale, les mains étendues comme dix pattes d'araignée et grattant sur l'instrument théâtral par excellence des arpèges solennels comme une phrase de Mme de Staël.
La guitare vint ensuite, terrible décadence des dernières années de l'empire et transition langoureuse à la migraine que l'abus du piano épand sur le monde.
Des trois instruments le plus haïssable est assurément le piano, dont les Anglaises elles-mêmes ont fini par comprendre le clapotant clavier. Il n'y aura rien après le piano, qui est l'expression la plus accomplie de la tyrannie musicale.
La guitare faisait moins de bruit.
La harpe était belle.
La voix qui venait par la porte de la bibliothèque disait un chant hardi, sauvage, ponctué selon ces cadences inattendues et heurtées du rythme slave. La voix accentuait cette mélodie presque barbare avec une incroyable passion.
La voix était sonore, étendue, pleine de ces vibrations qui étreignent l'âme. Elle mordait, s'il est permis de faire un verbe avec le participe technique usité dans la langue du dilettantisme.
Si la voix n'avait pas chanté, remuant le coeur de René jusqu'en ses fibres les plus profondes, il eût ouvert la bouche déjà pour demander où il était; mais il restait sous le charme et retenait son souffle.
Il ne savait pas où il était. Rien de ce qu'il voyait par les fenêtres ne lui rappelait le plat paysage qui entourait la maison du chemin de la Muette. C'étaient ici de grands arbres et au delà, de hautes murailles, tapissées de lianes.
Au moment où la voix cessait de chanter, une porte latérale s'ouvrit, et la grande vieille femme au costume hongrois qui était sortie de la maison isolée avec un flambeau à la main, la nuit précédente, entra, portant une tasse de chocolat sur un plateau.
Le bruit de son pas fit tourner la tête au jeune homme maigre et pâle coiffé de cheveux blancs.
—Salut, domina Yanusza, dit-il avec une railleuse affection de respect.
La vieille fit une révérence roide et digne.
—Je ne suis pas une maîtresse, je suis une servante, docteur Andréa Ceracchi, répondit-elle en latin. Voulez-vous me parler une fois sans rire, vous qui devriez toujours pleurer, depuis l'heure où votre frère tomba sous la main du tyran?
L'Italien eut un spasme qui contracta ses traits, et ses lèvres minces se froncèrent.
—Le rire est parfois plus amer que les larmes, bonne femme Paraxin, murmura-t-il, employant pour lui répondre le latin tudesque qui leur servait à s'entre-comprendre.
—Docteur, dit-elle avec une emphase étrange, moi, je ne ris ni ne pleure: je hais. On dit que le général Bonaparte va se faire acclamer empereur. Si vous laissez aller, il ne sera plus temps.
—Je veille! prononça lentement celui qu'elle avait nommé Andréa
Geracchi.
René se souvint de ce nom, qui appartenait à l'un des deux Romains impliqués dans le complot dit des Horaces, le compagnon de Diana et d'Arena, à l'homme jeune et beau dont la fin stoïque avait tenu huit jours durant Paris et le monde on émoi: au sculpteur Joseph Ceracchi.
Yanuza secoua sa tête grise et grommela:
—Mieux vaudrait agir que veiller, seigneur docteur.
Puis elle reprit, de son pas dur et ferme, le chemin de la porte, sans même jeter un regard au lit où René gisait immobile.
Quand Yanuza fut partie, le docteur italien resta un instant immobile et pensif, puis il trempa une mouillette de pain dans la tasse de chocolat, qu'il repoussa aussitôt loin de lui.
—Tout a goût de sang ici! prononça-t-il d'une voix sourde.
Depuis quelques minutes les paupières de René s'appesantissaient de nouveau et un sommeil irrésistible le cherchait.
Ces dernières paroles de l'Italien arrivèrent à son oreille, mais glissèrent sur son entendement.
Soudain un grand bruit se fit à l'intérieur de la maison. Ce n'était ni dans la serre ni du côté de la bibliothèque. René crut entendre un cri semblable à celui qui l'avait fait retourner en sursaut, la nuit précédente, quand il était caché dans les framboisiers devant la maison isolée.
Il essaya de combattre le sommeil, mais tout son être l'engourdissait de plus en plus, et il lui parut que le nègre qui s'était levé sur son séant dans la serre le regardait fixement.
C'était des yeux blancs du nègre que le sommeil venait.
Il arrivait comme un flux presque visible, cet étrange sommeil. René le sentait qui montait le long de ses veines et il éprouvait la sensation d'un homme qu'on eût lentement submergé dans un bain de vapeur d'opium.
Il gardait pourtant l'usage de ses yeux et de ses oreilles, mais pour voir, pour entendre des choses impossibles et celles que les rêveurs de l'opium en trouvent dans leur ivresse.
Deux hommes entrèrent dans la serre par une porte qui communiquait avec l'intérieur de la maison. Ils portaient un fardeau de forme longue qui donna à René l'idée d'un cadavre enveloppé dans un drap!
Le nègre se mit à sourire et montra la rangée de ses dents éblouissantes.
En même temps une vision, une délicieuse et rayonnante, vision, illumina la chambre, une femme au sourire adorable, que ses cheveux blonds, légers et brillantés de reflets célestes couronnaient comme une auréole, bondit par la porte de la bibliothèque.
—Le comte Wenzel vient de repartir pour l'Allemagne dit-elle.
René reconnut cette voix qui lui serrait si voluptueusement le coeur. Le sommeil l'enchaînait de plus en plus. Les efforts impuissants qu'il faisait le fatiguaient jusqu'à l'angoisse et pensait:
—Tout ceci est un cauchemar.
Ce nom du comte Wenzel le frappa. Il avait entendu parler de lui au père adoptif d'Angèle et savait que le comte Wenzel était un jeune gentilhomme allemand sur le point de contracter mariage à Paris.
Cela ramena sa pensée vers son propre mariage à lui, ce mariage désiré si passionnément, naguère attendu avec tant d'impatience et qui maintenant lui faisait peur.
Ce mariage qui était pourtant désormais l'accomplissement d'un devoir sacré.
Et il s'étonnait de concevoir en un pareil moment des idées si nettes, de suivre des raisonnements si droits.
Il s'étonnait aussi du sens particulier que son intelligence attachait à ces paroles, en apparence les plus simples du monde: «Le comte Wenzel vient de repartir pour l'Allemagne.»
Il y avait là pour lui je ne sais quelle indéfinissable menace.
Derrière l'harmonie de cette voix quelque chose raillait froidement, impitoyablement.
Il songea:
—Je me souviendrai de tout ceci et je demanderai conseil au père d'Angèle.
Mais le nom de la pauvre enfant le blessa comme le couteau qu'on retournerait dans la plaie.
La blonde ravissante, au sourire étincelant comme la gaieté des enfants, s'était assise auprès de l'Italien et faisait bouffer les plis de sa robe légère. Il y avait en toute sa personne d'inexplicables clartés. Sa robe brillait quand elle en secouait les plis gracieux, de même que ses cheveux scintillaient à chaque mouvement de sa tête souriante.
Elle tournait le dos à la serre où René voyait toujours ce long paquet que les deux hommes avaient déposé aux pieds du nègre.
Le nègre achevait paisiblement son cigarite.
—Mon frère n'est pas encore vengé, prononça l'Italien tout bas, et je n'ai bientôt plus de courage.
—Dans quelques jours, murmura la blonde, tout sera fini, je vous le promets.
Ses yeux, en ce moment, se tournèrent du côté du lit et René se dit:
—Celle-ci est le mal. Ce n'est pas ELLE!
—Dort-il? demanda-t-elle à voix basse avec une sorte d'inquiétude.
—Il n'a jamais cessé de dormir, répliqua l'Italien, Le narcotique était ù cluse convenable… Que voulez-vous faire de lui?
—Notre salut et ta vengeance, répondit la jeune femme.
Les yeux de l'italien brillèrent d'un feu sombre.
—Comtesse, prononça-t-il lentement, j'avais vingt-deux ans quand mon frère est mort. Le lendemain de ce jour-là j'avais les cheveux blancs comme un vieillard… Je voulus me tuer, un homme me sauva et me raconta que lui aussi avait changé, en une nuit d'angoisse, une forêt de boucles noires contre une chevelure blanche… Cet homme-là m'avait conseillé de passer la mer et d'oublier. Vous avez murmuré le mot vengeance à mon oreille: j'attends.
La jeune femme sembla grandir, et sa beauté transfigurée exprima une indomptable énergie.
—D'autres attendent comme toi, répondit-elle, Andréa Ceracchi. Tout ce que j'ai promis, je le tiendrai. J'ai rassemblé autour de moi ceux dont cet homme a brisé le coeur; et n'ai-je pas assez travaillé déjà pour notre cause commune?
Elle fut interrompue par un bruit sourd qui se fit dans la serre et qui lui donna un tressaillement par tout le corps. Ceracchi ne pouvait pas devenir plus pâle, mais ses traits s'altérèrent et il ferma les yeux.
René, dont le regard se porta malgré lui vers la serre, vit le nègre debout auprès d'un trou carré qui s'ouvrait parmi caisses de fleurs. Il souriait un sourire sinistre. Le paquet long avait disparu.
—Tu veux venger ton frère, reprit la jeune femme d'une voix altérée: Taïeh veut venger son maître (son doigt désignait par-dessus son épaule le nègre, occupé à refermer une large trappe sur laquelle il fit glisser une caisse de Yucca). Toussaint-Louverture est mort comme Ceracchi, mort plus durement, dans le supplice de la captivité. Taïeh ne demande pas compte du prix qui payera sa vengeance… Osman est venu du Caire avec un poignard empoisonné, caché dans son turban… Mais ce n'est pas un vulgaire poignard qui tuera cet homme… Il faut du sang et de l'or: des flots d'or et de sang; il faut cent bras obéissant à une seule volonté, il faut une volonté une mission, une destinée… le sang coule, haussant de jour en jour le niveau de l'or. Les Frères de la Vertu sont prêts, et me voici, moi que le destin a choisie… Andréa Ceracchi sera-t-il le premier à perdre confiance? Me suis-je arrêtée? ai-je reculé?…
Elle s'interrompit, parce que l'Italien lui baisait les mains à genoux.
Elle était belle si merveilleusement que son front épandait des lueurs.
—J'ai foi en vous! prononça l'Italien avec une dévotion mystique.
La main étendue de la jeune femme désigna René.
Celui-ci nous fournira l'arme suprême, murmura-t-elle.
A la porte de la bibliothèque, une tête basanée et coiffée du turban égyptien se montra.
—Qu'est-ce? demanda le docteur.
—M. le baron de Ramberg, répondit-on, demande à voir la comtesse
Marcian Gregory.
Le soir de ce même jour, René de Kervoz était rentré dans sa chambre d'étudiant, faible, mais ne se ressentant presque plus de sa blessure.
Il gardait comme un vague et maladif souvenir de certain rêve qui avait occupé toute une nuit de fièvre terrible, puis une journée où le cauchemar avait pris les proportions de l'impossible.
Plus il faisait d'efforts pour éclaircir la confusion de sa mémoire, plus le rêve emmêlait ses absurdes péripéties, lui montrant à la fois le vivant cadavre d'un jeune homme coiffée de cheveux blancs, un nègre couché dans des fleurs, une femme belle à la folie et souriant dans l'or liquide d'une chevelure de fée,—une trappe ouverte,—un corps humain empaqueté dans un drap.
Puis la mégère qui parlait le latin, puis le Turc qui avait annoncé le baron de Ramberg, puis encore cette femme à la voix pénétrante qui avait dit: «Le comte Wenzel viens de repartir pour l'Allemagne!»
Il y avait des souvenirs plus récents et plus précis, auxquels on pouvait croire, quoiqu'ils fussent bien romanesques encore.
Vers la tombée du jour, René avait vu tout a coup, au chevet de son lit, dans cette vaste chambre où tous les objets disparaissaient déjà, baignés dans l'obscurité, une femme qui semblait veiller sur son sommeil.
Une femme au visage calme et doux: front de madone qui baignait les ondes magnifiques d'une chevelure plus noir que le jais.
Cette femme ressemblait à la vision—à l'étrange éblouissement qui avait passé dans le rêve, à la voluptueuse péri dont la tête mutine secouait naguère sa blonde coiffure de rayons.
Mais ce n'était pas la même femme, oh! certes! René le sentait aux battements profonds de son coeur. Celle-ci était ELLE: l'inconnue de Saint-Germain-l'Auxerrois.
Quand René s'éveilla, elle mit un doigt sur sa belle bouche et lui dit:
—On nous écoute, je ne suis pas la maîtresse ici…
—C'est donc l'autre qui est la maîtresse? interrompe René.
Elle sourit, son sourire était un enchantement.
—Oui, murmura-t-elle, c'est l'autre. Ne parlez pas. Vous avez eu tort de me suivre. Il ne faut jamais essayer de pénétrer certains secrets. Je vous ai sauvé deux fois, vous êtes guéri, soyez prudent.
Et avant que René pût reprendre la parole, elle lui ferma la bouche d'un geste caressant.
—Vous allez vous lever, poursuivit-elle, et vous habiller. Il est temps de partir.
Elle glissa un regard vers la porte de la bibliothèque qui restait entr'ouverte et ajouta, d'un ton si bas que René eut peine à saisir le sens de ses paroles:
—Vous me reverrez. Ce sera bientôt, et dans un lieu où il me sera permis de vous entendre. En attendant, je vous le répète, soyez prudent. N'essayez pas de questionner celui qui va venir, et soumettez-vous à tout ce qui sera exigé de vous.
La main de René éprouva une furtive pression et il se retrouva seul.
L'instant d'après, un homme entra portant deux flambeaux: René reconnut ses habits sur un siège auprès de son lit.
Il s'habilla avec l'aide du nouveau venu, qui ne prononça pas un seul mot. Il ressentait une grande faiblesse, mais il ne souffrait point. Sa toilette achevée, le silencieux valet de chambre lui tendit un mouchoir de soie roulé en forme de cravate et lui fit comprendre d'un geste qu'il fallait placer ce bandeau sur ses yeux.
—Pourquoi cette précaution? demanda René, désobéissant pour la première fois aux ordres de sa protectrice.
—I cannot speak french sir, répondit l'homme au mouchoir de soie avec un accent guttural qui raviva tout à coup les souvenirs de René.
Ce brave, qui ne savait pas le français, s'était déjà occupé de lui. C'était bien la voix de gosier qui avait donné aux Frères de la Vertu ce conseil anglais: «Assommons le maudit coquin!»
René se laissa néanmoins mettre le bandeau.
L'instant d'après, il montait dans une voiture qui prit aussitôt le trot. Au bout de dix minutes, la voiture s'arrêta.
—Dois-je descendre? demanda René.
Personne ne lui répondit. Il ôta son bandeau et vit avec étonnement qu'il était seul. Le cocher ouvrit la portière, disant:
—Bourgeois, je vous ai mené bon train de la rue du Dragon jusqu'au
Châtelet. La course est payée. Y a-t-il un pourboire?