La vampire
XVIII
UNE NUIT SUR LA SEINE
Après ces paroles, Jean-Pierre Sévérin resta un instant silencieux. Le secrétaire général jouait activement avec son couteau à papier, et réfléchissait en faisant de temps en temps craquer les jointures de ses doigts.
—Il faudrait être double, dit-il enfin, et triple et quadruple aussi pour accomplir seulement la moitié de la besogne qui est à ma charge, car dieu sait à quoi sert M. le préfet. Je ne mange pas, je ne dors pas, je ne cause pas, et cependant les vingt-quatre heures de la journée sont loin de me suffire. Le premier consul a ce remarquable coup d'oeil des souverains qui choisissent et démêlent les hommes utiles au milieu de la foule. Je ne me vante pas, ce serait superflu, puisque tout le monde connaît les services que j'ai rendus à ma patrie… Le premier consul, à l'heure où je parle, doit avoir les yeux sur moi. Mon cher monsieur Sévérin, je serais porté par vocation à m'occuper sérieusement de votre affaire et je ne vous cache pas que si je m'en occupais, elle serait coulée à fond en une journée… Mais le salut de l'État dépend de moi, et il serait coupable d'abandonner des intérêts si graves pour un objet de simple curiosité…
Ce que je voudrais voir, s'interrompit-il, c'est si les lèvres de ces sortes de personnages ont vraiment un aspect spécial. On dit qu'elles sont à vif et perpétuellement humides de sang… J'ai pris des notes dans le temps… Et il m'est arrivé de causer avec Fog-Bog, le pitre anglais, qui se nourrissait de viande crue. Il mangeait du chien non sans plaisir; mais ce n'était pas un vampire, car il mourut d'un coup de porte-voix que lui donna son maître, sans malice, et jamais il n'est revenu sucer le sang des jeunes personnes… À quoi pensez-vous, mon cher monsieur Sévérin?
—A la comtesse Marcian Gregoryi, répondit Jean-Pierre.
—N'avez-vous pas dit que vous l'aviez vue?
—Je l'ai vue.
—Parlez-moi de ses lèvres. Je vais prendre des notes. Les lèvres de ces personnes ont un aspect spécial.
—Ses lèvres sont pures et belles, prononça lentement le gardien juré: elles sembleraient un peu pâle sur un autre visage, mais elle vont bien à l'adorable blancheur de son teint…
—Très bien, continuez. La pâleur est un signe.
—Il y a des femmes de marbre; c'est une femme d'albâtre…
—Alors, ce brave Wurtembergeois, M. Franz Koënig, a pu la prendre pour un de ses produits.
M. le secrétaire général fut sincèrement content de cette plaisanterie et se laissa aller à un rire débonnaire, après avoir fait craquer toutes les articulations de ses dix doigts.
Jean-Pierre ne riait pas.
—Et ses yeux? demanda M. Berthellemot. Les yeux présentent aussi un caractère particulier, chez ces personnes.
—Elle a des yeux d'un bleu sombre, répliqua le gardien juré, sous l'arc net et hardi de ses sourcils, noirs comme le jais; ses cheveux sont noirs aussi, noirs étrangement, avec ces reflets de bronze qu'on voit dans l'eau profonde, quand elle mire un ciel de tempête. Et l'opposition est si violente entre le grand jour de ce teint et la nuit de cette chevelure, que le regard en reste blessé.
—Cela doit être laid, assurément, mon voisin?
—C'est splendide! Tout ce que le monde contient de beau passe à Paris au moins une fois. J'ai vu, sans quitter Paris, les merveilleuses courtisanes des dernières fêtes de la royauté, les déesses de la république, les vierges folles du Directoire; j'ai vu les filles de l'Angleterre, couronnées d'or, les charmeuses d'Italie, les fées étincelantes qui viennent d'Espagne, descendant les Pyrénées en dansant; j'ai vu de vivants tableaux de Rubens arriver d'Autriche ou de Bavière, des Moscovites charmantes comme des Françaises; j'ai vu des houris de Circassie, des sultanes géorgiennes, des Grecques, statues animées de Phidias: je n'ai jamais vu rien de si magnifiquement beau que la comtesse Marcian Gregoryi!
—Parole mignonne! fit le magistrat, voila un joli portrait.
—J'ai été peintre, dit Jean-Pierre.
—Vous avez donc été tout?
—A peu près.
—Et savez-vous l'adresse de cette huitième merveille du monde?
—Si je la savais!… commença Jean-Pierre dont les yeux bleus eurent une noire lueur.
—Que feriez-vous? demanda le préfet.
Jean-Pierre répondit:
—C'est mon secret.
—L'avez-vous rencontrée souvent?
—Deux fois.
—Où l'avez-vous rencontrée?
—A l'église… la première fois.
—Quand?
—Avant-hier au soir.
—Et la seconde fois?
—Sous le pont au Change, au bord de l'eau.
—Quand?
—Cette nuit.
Berthellemot ouvrit de grands yeux, et dit avec une curiosité impatiente:
—Voyons! faites votre rapport!
Le gardien juré redressa involontairement sa haute taille.
—Pardon, voisin, pardon, reprit le secrétaire général, je voulais dire racontez-moi votre petite histoire.
Avant de répondre, Jean-Pierre se recueillit un instant.
—Je ne sais pas si l'on peut appeler cela une histoire, pensa-t-il tout haut. Je crois bien que non. Pour tout autre que moi ces faits devront sembler si extraordinaires et si insensés…
—Petite parole! l'interrompit M. Berthellemot, vous me mettez l'eau à la bouche! J'aime les choses invraisemblables…
—C'était à l'église Saint-Louis-en-l'Ile, poursuivit Jean-Pierre, et si je n'eusse pas été là pour mes deux enfants, peut-être qu'à l'heure où nous sommes le baron de Ramberg serait encore au nombre des vivants. Elle était avec le baron de Ramberg; elle l'emmenait dans ce lieu d'où le comte Wensel n'est jamais revenu… Vous avez tous les renseignements voulus, je suppose, monsieur l'employé, sur les faits qui se sont produits au quai de Béthune?
—La pêche miraculeuse! s'écria Berthellemot en riant; vos almanachs sont-ils de cette force-là, mon voisin?… Le cabaretier Ézéchiel nous tient au courant: il est un peu des nôtres.
—Monsieur l'employé, dit gravement Jean-Pierre, ceux qui ont pris la peine de jouer cette audacieuse et lugubre comédie devaient avoir un grand intérêt à cela. Les pouvoirs qui enrôlent des gens comme Ézéchiel sont trompés deux fois: une fois par Ezéchiel, une fois par ceux qui trompent Ézéchiel. J'ai beaucoup travaillé hier. Les débris humains qu'on retrouve au quai de Béthune viennent des cimetières, audacieusement violés depuis plusieurs semaines. II y a là un parti pris de détourner l'attention. Paris contient en ce moment une vaste fabrique de meurtres, et le but de toutes ces momeries est de cacher le charnier qui dévore les cadavres des victimes.
—C'est votre avis, mon voisin? murmura Berthellemot. Je prends des notes. Le métier que vous faites doit porter un peu sur le cerveau.
Jean-Pierre montra du doigt l'aiguille qui marquait huit heures au cadran de la grosse montre.
—Le premier consul doit être rentré, murmura-t-il. Peut-être est-il en train de lire la lettre que je lui ai écrite aujourd'hui… Et, je ne vous me cache pas, monsieur l'employé, il y a déjà du temps que je vous aurais brûlé la politesse, si je n'attendais ici même la réponse du général Bonaparte.
Berthellemot fit un petit signe de tête à la fois sceptique et soumis.
Jean-Pierre continua.
—J'aurais beaucoup de choses à vous dire sur votre Ézéchiel et les derrières de sa boutique. Dieu merci, je commence à voir clair au fond de cette bouteille à encre; mais vous me prendriez pour un fou, de mieux en mieux, monsieur l'employé, et ce serait dommage. Vous ai-je parlé de l'abbé Martel?
—Non, de par tous les diables, mon voisin! grommela le secrétaire général, et votre façon de renseigner l'administration n'est pas des plus claires, savez-vous?
—C'est que je n'ai pas besoin de tout dire à l'administration, mon voisin; je compte bien agir un peu par moi-même. L'abbé Martel est un digne prêtre qui se trouve mêlé, à son insu, à quelque diabolique affaire. Je suis retourné à Saint-Louis-en-l'Ile aujourd'hui, et je l'ai demandé à la sacristie. On lui portait justement le viatique; il avait été frappé, dans la nuit, d'un coup de sang. J'ai pu pénétrer jusqu'à lui. Je l'ai trouvé paralysé et sans parole. Mais quand j'ai prononcé à son oreille certains noms, ses yeux se sont ranimés pour peindre l'horreur et la terreur.
—Quels noms, mon voisin?
—Entre autres, celui de la comtesse Marcian Gregoryi.
M. Berthellemot baissa la voix pour demander:
—A la fin, penseriez-vous que cette comtesse Marcian Gregoryi est la vampire?
Jean-Pierre répondit tranquillement:
—J'en suis à peu près sûr.
—Mais… balbutia Berthellemot, M. le préfet…
—Je sais, l'interrompit Jean-Pierre, qu'elle est au mieux avec M. le préfet…
—Désormais, ajouta-t-il, en fourrant sa grosse montre dans son gousset d'un geste résolu, je me donne une demi-heure pour attendre la réponse du premier consul, et puisque nous avons du loisir, je reviens à la belle comtesse. Ceci va nous amuser, monsieur l'employé: C'est curieux comme une charade. La première fois que j'ai rencontré Mme la comtesse Marcian Gregoryi, je l'ai vue telle que je vous l'ai décrite: jeune, belle, avec des cheveux d'ébène sur un front d'ivoire…
—Et la seconde, demanda M. Berthellemot, avait-elle déjà vieilli?
Jean-Pierre usa sur lui un étrange regard.
—Il y a une légende du pays de Hongrie, répliqua-t-il, que connaît mon ami Germain Patou… comme il connaît toutes choses… cela s'appelle l'histoire de la Belle aux cheveux changeants… Il faut vous dire que Germain Patou est un orphelin, fils de noyé, que j'ai aidé un peu à devenir un homme. Il est haut comme une botte, mais il a de l'esprit plus qu'une douzaine da géants… et il cherche partout un vampire pour le disséquer ou le guérir, suivant le cas. Il compte aller à Belgrade, après sa thèse passée, pour fouiller la tombe du vampire de Szandor, qui est dans une île de la Save, et la tombe de la vampire d'Uszel, grande comme un palais, où il y a, dit-on, plus de mille crânes de jeunes filles…
—Qu'est-ce que c'est que tout cela, mon voisin? murmura Berthellemot. Moi, je vous préviens que je perds plante. Je ne déteste pas les vampires, mais pas trop n'en faut…
—Dans la légende de Germain Patou, continua imperturbablement Jean-Pierre, la vampire ou l'oupire d'Uszel, la Belle aux cheveux changeants est éperdument amoureuse du comte Szandor, son mari, qui lui tient rigueur et ne se laisse aimer que pour des sommes folles. Il faut des millions de florins pour acheter un baiser de cet époux cruel…
—Et avare, intercala le secrétaire général.
—Et avare, répéta sérieusement Jean-Pierre. La Belle aux cheveux changeants est ainsi nommée à cause d'une circonstance particulière et tout à fait en rapport avec les sombres imaginations de la poésie slave. Elle apparaît tantôt brune, tantôt blonde…
—Parbleu! fit Berthellemot, si elle a deux perruques…
—Elle en a mille! l'interrompit Jean-Pierre, et chacune de ces perruques vaut la vie d'une jeune et chère créature belle, heureuse, aimée…
Ici Jean-Pierre raconta la légende que nous entendîmes déjà de la bouche de Lila, dans le boudoir du pavillon de Bretonvilliers.
Quant il eut achevé, il reprit:
—La seconde fois que j'ai vu Mme la comtesse Marcian Gregoryi, elle avait des cheveux blonds comme l'ambre.
Berthellemot s'agita dans son fauteuil.
—Cela passe les bornes! grommela-t-il.
—Monsieur l'employé supérieur, dit Jean-Pierre d'un accent rêveur, j'ai presque achevé. La comtesse Marcian Gregoryi avait des cheveux blonds aussi beaux que ses bruns cheveux étaient naguère splendides. Je n'ai jamais vu en toute ma vie qu'une seule chevelure comparable à celle-là: ce sont les anneaux d'or qui jouent sur le front chéri de notre petite Angèle.
Même nuance, même richesse, même légèreté sous les baisers du vent.
Cela est si vrai, monsieur l'employé, que cette fois, à deux heures de nuit qu'il était, j'abordai la comtesse Marcian Gregoryi, croyant qu'elle était mon Angèle.
Il faut vous dire que je travaille la nuit aussi bien que le jour. Vous pensiez tout à l'heure que mon métier frappe le cerveau. II se peut. En tout cas, il désapprend le sommeil.
Quand il y a de la fièvre dans l'air, de la fièvre ou du chagrin, quand les nerfs sont malades, agités, douloureux, quand le souffle, difficile oppresse la poitrine, je me dis: Voici une de ces nuits où les malheureux sont faibles contre le désespoir; la Seine va charrier quelque triste dépouille vers le pont de Saint-Cloud.
Alors je détache ma barque, amarrée toujours sous le rempart du
Châtelet, et je prends mes avirons.
Hier je fis ainsi. L'atmosphère était lourde, Angèle manquait à la maison, et j'avais bien de l'inquiétude dans le coeur.
René aussi manquait… Sais-je pourquoi? je songeais moins à René qu'à
Angèle.
René est un jeune homme ardent et hardi; depuis quelque temps une séduction l'entoure; il pouvait être aux prises avec une de ces aventures qui entraîneront éternellement la jeunesse.
Mais Angèle, notre petite sainte, l'âme la plus pure que Dieu ait faite, Angèle qui nous respecte si bien et qui nous aime tant! comment expliquer son absence?
Je laissai ma femme, assoupie à force de pleurer, et je descendis sous la tour du Châtelet. C'était une nuit de tempête. La pluie avait cessé, mais des nuages turbulents couraient au ciel, précipités vers le nord comme d'immenses troupeaux, passant avec furie sur le disque de la lune, qui semblait fuir en sens contraire.
La Seine était haute et mugissait en tourbillonnant sous le pont; mais le courant me connaît, et mes vieux bras savent encore combattre la colère du fleuve. Je cherchai un remous; et je nageai vers les îles. Le quai de Béthune m'attire depuis bien des jours, et je suis sûr qu'une nuit ou l'autre, je découvrirai là quelque fatal secret.
Je passai le pont Notre-Dame sous l'arche du quai aux Fleurs, où l'eau est moins forte, à cause de la courbe que présentai la cité. Comme je sortais de l'arche, la lune éclairait en plein les deux rivages. écoutez cela, monsieur l'employé; j'avais la tête saine, les yeux clairs; je ne bois plus guère que de l'eau et je ne suis pas encore fou, quoi que puissiez penser.
Je vis, aussi distinctement qu'en plein jour, un fait auquel d'abord je ne voulus point croire, car il est contre toutes les lois de la nature.
Je vis un corps, un corps mort, qui dépassait en même temps que moi l'ombre du pont, mais tout à l'autre bout, sous la dernière arche, du côté de la rue Planche-Mibraie.
Et ce corps, inerte pourtant, comme un cadavre qu'il était, au lieu d'obéir au courant, remontait, du même train que moi, qui étais obligé de mettre toute ma force pour gagner une brasse en une minute.
Dès qu'un nuage passait sur la lune, je cessais de l'apercevoir, et alors je me disais: j'ai rêvé; mais le nuage s'enfuyait, la lune versait ses rayons sur les bourbeux tumultes du fleuve, et je voyais de nouveau le cadavre, long, rigide, droit comme une statue couchée, qui suivait la même route que moi, de l'autre côté de la rivière, et qui gagnait exactement le même terrain que moi.
J'appelai, et l'idée me vint enfin que c'était une créature vivante, mais rien ne me répondit, sinon le qui-vive inquiet des factionnaires de la place de Grève…
Je pesai sur mes avirons pour lâcher de gagner d'amont, afin de traverser ensuite; mais j'eus beau faire, quoique favorisé par le remous, ma barque avait de la peine à se tenir sur la même ligne que le corps.
Quant à couper le courant en droiture, autant eût valu essayer de marcher sur l'eau comme Nôtre-Seigneur. Le bateau de plaisance du premier consul, que j'ai vu à Saint-Cloud, n'aurait pu soutenir la dérive avec ses seize rameurs.
Cependant l'envie que j'avais de voir de plus près devenait une passion; la fièvre me montait à la tête. Je redoublai d'efforts, et, remontant jusqu'à la pointe de l'Archevêché, je me lançai dans le courant, qui porte en cet endroit vers la rive droite.
Comme j'étais au milieu du fleuve, perdant, hélas! tout ce que j'avais gagné, il y eut un grand éblouissement de lumière. La lune traversait une flaque d'azur, et chaque tourbillon de la rivière se mit à briller, comme si on eût agité à parte de vue des millions d'étincelles.
Le corps, rapetissé par la distance, m'apparut une dernière fois, remontant toujours et se perdant sous l'ombre des grands arbres qui bordent le quai des Ormes.
Là-bas, non loin du pont Marie, le long de l'eau et justement sous le quai des Ormes, il est un lieu sacré pour nous, j'entends pour ma femme, pour Angèle, pour moi et pour René Kervoz aussi, j'espère.
Angèle nous disait tout. Elle nous amenait là quelquefois, sur le gazon, parmi les fleurs, pour nous conter comme quoi, en ce lieu même, par un beau soir de printemps, son coeur et celui de René s'unirent en prenant Dieu à témoin.
J'y venais souvent, et depuis que le malheur était autour de nous, j'y priais parfois.
Je ne sais pourquoi j'eus le coeur douloureusement serré, en voyant le cadavre entrer sous cette ombre où nous placions de si chers souvenirs.
Tous mes efforts tendaient à aborder la rive droite; car il était désormais évident pour moi que je ne pourrais point atteindre mon but en restant dans mou bateau.
Descendre sur la berge et courir à toutes jambes vers le pont Marie, tel était le seul plan raisonnable.
Je l'exécutai, et, après avoir amarré mon bateau à la hâte, je pris ma course vers le jardin du quai des Ormes.
Dire pourquoi mes jarrets étaient lâches et comme paralysés me serait impossible. Le vent qui glaçait la sueur de mes tempes me repoussait. J'avais cette faiblesse qui prend les membres à l'approche d'une grande maladie de l'esprit, quand menace un grand malheur.
J'étais loin, bien loin encore. Comment vis-je cela de si loin et si distinctement, dans le noir qui est sous ces arbres?
Je le vis, j'affirme que je le vis, car je poussai un cri d'angoisse en hâtant ma course.
Cela dura le temps d'un éclair.
Je vis, au bord de l'eau, là où sont les fleurs et les gazons, une jeune fille agenouillée, une désespérée, sans doute, de celles que je cherche toujours et que je trouve parfois, grâce à la bonté de Dieu.
Je les reconnais entre mille. Elles prient presque toutes ainsi avant de perdre leur pauvre âme aveuglée. Et pensez-vous que la miséricorde éternelle n'ait point pitié de cette navrante folie?…
Ici Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, passa la main sur son front humide. La parole hésitait dans son gosier.
Tout entier à l'émotion de sa pensée, il parlait bien plus pour lui-même que pour son interlocuteur qui, désormais, était immobile et muet.
M. Berthellemot poussa la discrétion jusqu'à ne point répondre à la dernière question qui lui était posée, question philosophique, pourtant, et qui eût pu servir de thème à quelque long bavardage.
Et si le lecteur s'étonne de cette réserve excessive chez un si déterminé interrupteur, nous lui confesserons que M. Berthellemot, comme beaucoup d'autres employés supérieurs, avait le talent utile de dormir profondément en se tenant droit sur son siège et en gardant toutes les apparences d'une vigilante attention.
Il dormait, ce juste, et rêvait peut-être de l'heure fortunée où, l'oeil perçant du premier consul distinguant enfin son mérite hors ligne, le Moniteur insérerait cette sentence si éloquente et si courte: M. Berthellemot est nommé préfet de police.
Jean-Pierre, du reste, n'avait pas besoin qu'on lui répondit; il continua:
—Il y a une contradiction sublime et que dix fois j'ai rencontrée sur mon chemin. Toute créature humaine décidée à se détruire elle-même peut être arrêtée au bord de l'abîme par l'espoir de sauver son semblable.
L'homme qui va commettre un suicide est toujours prêt à empêcher le suicide d'autrui.
De telle sorte que deux désespérés, penchés au bord de l'abîme, vont s'arrêter mutuellement et trouver de ces paroles qui conseillent le courage et la résignation.
La jeune fille du quai des Ormes avait fait le signe de la croix, et je me disais: «Hâtons ma course impuissante, j'arriverai trop tard,» lorsque j'aperçus tout à coup, devant elle, le corps qui remontait la Seine, en côtoyant la rive.
Il brillait, ce corps, d'une lueur propre, et il me semblait que le tableau s'éclairait de pâles rayons émanant de lui.
J'eus froid dans toutes mes veines. Pourquoi? Je n'aurais point su le dire.
La jeune fille s'inclina en avant et tendit le bras. Un autre bras, celui du corps, s'allongea aussi vers la jeune fille.
Mes cheveux se dressèrent sur mon crâne et ma vue se voila.
J'entrevis, à travers un brouillard, quelque chose d'inouï et d'impossible.
Ce ne fut pas la jeune fille qui attira le corps à elle, ce fut le corps qui attira à lui la jeune fille.
Tous deux, le corps et la jeune fille, restèrent un instant hors de l'eau, car le corps s'était arrêté et dressé.
Une main morte se plongea dans l'abondante chevelure de la jeune fille, tandis que l'autre main décrivait autour de son front et de ses tempes un cercle rapide.
Puis le corps monta sur la berge, vivant, agile, jeune, tandis que la pauvre enfant prenait sa place dans l'eau tourmentée.
Mais, au lieu de remonter le courant comme le corps, la jeune fille se mit à descendre au fil de l'eau, tournoyant et plongeant…
Je me lançai, tête première, dans la Seine, et je fis de mon mieux. Après avoir nagé en vain un quart d'heure, je me retrouvai, emporté par la dérive furieuse, à la hauteur de ma propre maison, qui est sur la place du Châtelet.
La jeune fille avait disparu.
Au moment où je remontais sur le quai, vaincu, épuisé, désolé, par les degrés de la Morgue neuve, une femme passa devant moi, cette femme qui avait les cheveux d'Angèle.
Je l'arrêtai. Quand elle se retourna, je reconnus la comtesse Marcian Gregoryi, éblouissante de beauté et de jeunesse, mais coiffée de cheveux blonds.
Et, sais-je pourquoi? sa vue me fit penser à ce corps livide qui naguère remontait le fil de l'eau.
Je ne parlai point, l'étonnement me fermait la bouche.
La comtesse Marcian Gregoryi prononça un nom étranger, et que je crois être: Yanusa.
Une voiture, attelée de deux chevaux noirs, sortit de l'ombre, à l'encoignure du Marché-Neuf.
La comtesse y monta, et l'équipage partit au galop dans la direction de Notre-Dame…
Un violent coup de sonnette qui retentit tout à coup, fit tressaillir
Jean-Pierre et réveilla le secrétaire général en sursaut.
—Présent! dit M. Berthellemot, qui se frotta les yeux avec énergie.
Comme il cherchait à se rendre compte du bruit qui venait d'interrompre son sommeil paisible, la porte principale s'ouvrit brusquement, et Charlevoy, un des agents, qui naguère était de garde, entra en disant:
—Un message pressé des Tuileries, avec la marque du premier consul.
Berthellemot se leva chancelant et tout étourdi. Il avait déjà oublié la sonnette.
—A M. Sévérin, ajouta Charlevoy.
—Ah! ah! fit Berthellemot, M. Sévérin… J'ai pris des notes…
L'homme qui a dit; Votre Majesté, sous la Convention nationale…
Donnez!
La sonnette retentit de nouveau, et Berthellemot, dégourdi cette fois, s'écria:
—C'est M. le préfet.
Il retrouvait ses jambes pour s'élancer vers la porte qui communiquait avec le cabinet de son chef, lorsque Jean-Pierre l'arrêta, lui tendant la lettre ouverte, la lettre qui venait des Tuileries.
Elle n'était pas longue et disait seulement:
«Ordre de mettre a la disposition du sieur Sévérin les agents qu'il demandera.»
El la signature de Bonaparte, premier consul.
—Monsieur Despaux! clama Berthellemot, tout ce que nous avons d'agents aux ordres de cet excellent homme… Pardon, si je vous laisse, mon voisin… la préfecture est à vous. Petite parole! votre histoire était bien intéressante… Vous témoignerez devant qui de droit que je n'ai pas même pris, l'avis de M. Dubois pour obéir aux ordres du premier consul… Parole mignonne! Entre le premier consul et M. Dubois, on ne peut hésiter…
Troisième coup de sonnette, qui cassa le cordon.
Berthellemot se lança, tête première, dans la porte, comme les écuyers du Cirque olympique, qui passent à travers des tambours de papier.
Quand il arriva dans le cabinet du préfet, celui-ci baisait la main d'une jeune femme radieuse de beauté et coiffée d'éblouissants cheveux blonds.
M. Dubois avait l'air fort animé et faisait la roue administrative en perfection.
—Monsieur le secrétaire général, dit-il sévèrement, j'ai appelé trois fois.
Il interrompit l'excuse balbutiante de son interlocuteur pour rajouter:
—Monsieur le secrétaire général, ayez pour entendu que la préfecture de police tout entière est à la disposition de Mme la comtesse Marcian Gregoryi, que voici.
Et comme Berthellemot reculait stupéfait, M. Dubois acheva en se redressant avec majesté:
—Ordre autographe du premier consul!
XVIII
LA COMTESSE MARCIAN GREGORYI.
M. Berthellemot n'était pas un homme ordinaire; nous ayons vu qu'il possédait le regard perçant de M. de Sartines, l'ironie de M. Lenoir, et je ne sais plus quel tic appartenant à M. de La Reynie. Il jurait en outre petite parole avec élégance et savait faire craquer ses doigts comme un ange. Ajoutons qu'il était bavard, content de lui-même et jaloux de ses chefs.
Les étrangers et les malveillants prétendent que l'administration française apprécia de tout temps ces aimables vertus.
Ce sont elles, ces vertus, et d'autres encore, qui lui ont acquis la réputation européenne qu'elle a d'accomplir, en trois mois, avec soixante employés, tous bacheliers ès lettres, la besogne qui se fait à Londres en trois jours avec quatre garçons de bureau.
Il est juste d'ajouter que MM. les militaires anglais se vantent volontiers d'avoir sauvé à Inkermann l'armée française, qui vint les retirer, roués de coups, du fond d'un fossé, et qu'il est notoire à Turin que Sébastopol fut pris par l'infanterie piémontaise toute seule.
Gardons-nous de croire aux forfanteries des peuples rivaux et soyons fiers de notre administration, qui suffirait à encombrer les bureaux de l'univers entier.
M. Berthellemot, malgré ses talents et son expérience, resta d'abord tout abasourdi à la vue de cette belle personne, insolemment blonde, qui le regardait d'un air un peu moqueur.
S'il n'aimait pas son préfet, il le craignait du moins de toute son âme.
Comment lui dire que cette charmante femme était une vampire, une oupire, une goule, un hideux ramassis d'ossements desséchés dont le tombeau, situé quelque part, sur les bords de la Seine, s'emplissait de crânes ayant appartenu à de malheureuses jeunes filles qu'elle avait scalpées a son profit, elle, la comtesse Marcian Gregoryi, la goule, l'oupire, la vampire?
Cette insinuation aurait pu paraître invraisemblable.
Je vais plus loin: par quel moyen établir que cette monstrueuse créature, dont les joues à fossettes souriaient admirablement, se nourrissait de chair humaine?
Comment l'accuser d'avoir été brune hier, elle, dont le front d'enfant rayonnait sous une profusion de boucles d'or?
Vous eussiez eu beau crier: Elle est chauve! personne ne vous aurait cru.
M. Berthellemot sentait cela.
Bien plus, il doutait lui-même, tant ces cheveux d'ambre étaient naturellement plantés.
Il n'était pas du tout éloigné de croire que «son Voisin» l'avait rendu victime d'une audacieuse mystification.
—Monsieur le préfet, balbutia-t-il enfin, je vous prie de tenir pour assuré que j'ai pris des notes… et je suis bien l'humble serviteur de madame la comtesse.
—Ordre autographe, monsieur, répéta noblement M. Dubois, et libellé dans une forme qui semble présager les grands événements dont l'augure favorable… Bref, je m'entends, monsieur, et je ne suppose pas que vous ayez besoin de connaître les secrets de l'Etat.
Berthellemot s'inclina jusqu'à terre.
—Veuillez écouter, je vous prie, poursuivit le préfet, qui déplia un papier de petite dimension, chargé d'une écriture hardie et un peu irrégulière.
Et il lut d'une voix tout à coup saturée d'onction:
«Nous chargeons M.L.N.P.J. Dubois, notre préfet de police, d'écouter avec le plus grand soin les renseignements qui lui seront fournis par le porteur du présent.
«La comtesse Marcian Gregoryi est une noble Hongroise qui nous a rendu déjà un signalé service lors de la campagne d'Italie. Nous avons éprouvé son dévouement personnel.
«Ce qu'elle demandera devra être exécuté à la lettre.
«Signé: N——.»
—Oui bien! s'écria M. Dubois, qui mit le papier dans sa poche pour faire craquer ses doigts, mais non pas si adroitement que le secrétaire général; oui bien! je suis son préfet de police, à lui, jusqu'à la mort! C'est particulier, monsieur, et même confidentiel! Je connais des gens orgueilleux qui me traitent par-dessous la jambe, et que ce simple morceau de papier ferait trembler. Ma position se dessine, on ne peut pas toujours rester sous le boisseau, n'est-il pas vrai? Le mérite se fait jour. Et songez qu'un oeil d'aigle est fixé sur nous.
Berthellemot ouvrit timidement la bouche, mais M. Dubois la lui ferma d'un grand geste, et dit:
—Je voue prie, monsieur, de garder le silence.
Il glissa une oeillade vers la comtesse pour voir l'effet produit par cette parole ferme.
La comtesse Marcian Gregoryi s'était assise et disposait avec grâces les plis d'une robe exquise. Elle était si jeune, si belle et si jolie qu'on se demandait quel âge elle pouvait avoir en 1797, quand elle rendit ce signalé service au général Bonaparte.
M. Dubois continua:
—C'est signé d'un N seulement, d'un N majuscule. J'éprouve une joie sincère, monsieur, et je ne peux la cacher. Mes opinions sont connues, elles n'ont jamais varié. Celui qui est le destin de la France et du monde a sondé, je l'espère, le fond de mon coeur… et Mme la comtesse témoignera, j'en suis sûr, devant qui de droit, de mon empressement, de mon… En un mot, les aspirations de notre patrie sont manifestement monarchiques.
Berthellemot posa sa main droite sur sa poitrine pour pousser une acclamation prématurée, mais le préfet lui dit encore:
—Monsieur, je vous prie de garder le silence. Madame la comtesse, ajouta-t-il avec solennité, mon secrétaire général écoute vos commandements.
Cette délicieuse blonde n'avait pas encore parlé. Sa voix sortit comme un chant.
—Le plus pressé, dit-elle, est d'arrêter ce malintentionné qui, malgré sa position très subalterne, est le plus dangereux ennemi du premier consul: je veux parler du gardien juré du caveau des montres et confrontations au Châtelet.
—Mon voisin! murmura Berthellemot en un gémissement.
—Le nommé Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, acheva la comtesse.
—Mais… s'écria Berthellemot suffoqué, mais, madame la comtesse… mais, monsieur le préfet… ce Gâteloup est l'ami de l'empereur!
M. Dubois fut embarrassé, non point du fait en lui-même mais du mot.
—Personne plus que moi, prononça-t-il avec émotion, ne souhaite, ne désire, n'appelle de tous ses voeux… de toutes ses aspirations… et madame la comtesse n'en doit point douter… mais enfin je dois protester, au nom même du chef de l'Etat…
—Le temps presse, l'interrompit froidement l'adorable blonde, dont les sourcils délicats étaient froncés. Chaque minute perdue aggrave la situation… et j'ai peur que M. le secrétaire général n'ait commis quelque bévue.
Ceci fut dit nettement et ne choqua point le préfet, qui murmura d'un ton de commisération:
—Ah! certes, le pauvre garçon en est bien capable!… Si l'on savait en haut lieu comme nous sommes pitoyablement secondés!
Berthellemot, rouge de colère, perdit toute mesure pour la première fois de sa vie administrative.
—Parole jolie! s'écria-t-il. A qui faut-il croire? A vous, monsieur Dubois, ou au premier consul? Moi aussi, j'ai reçu un ordre! un ordre autographe…
—Un ordre autographe! répéta le préfet. De lui à vous?…
—A moi! riposta Berthellemot, ferme sur ses ergots. C'est-à-dire…
Enfin mon opinion personnelle a été que je ne devais pas désobéir à
Napoléon Bonaparte.
—Et que disait l'ordre? demanda la comtesse, qui avait légèrement pâli.
—L'ordre mettait la préfecture de police à la disposition de M.
Jean-Pierre Sévérin, qui a été le maître d'armes du premier consul.
—L'ordre doit être faux! s'écria la comtesse. Ce Sévérin est le plus dangereux complice de Georges Cadoudal.
Les deux fonctionnaires demeurèrent atterrés.
M. Dubois tomba plutôt qu'il ne s'assit dans son fauteuil et Berthellemot, exécutant pour la seconde fois son travail d'écuyer du cirque Olympique, sauta tête première au travers de la porte.
Il ne fut absent que trois minutes.
Ces trois minutes, il les passa avec M. Despaux, qui lui rapporta que, sur son ordre, à lui, M. Berthellemot, on avait donné à Jean-Pierre Sévérin un officier de paix muni de son écharpe et quatre agents choisis, parmi lesquels comptaient Laurent et Charlevoy.
—Et tout ce monde-là est parti? demanda le malheureux secrétaire général.
—Il y a beau temps! répondit Despaux. Le Sévérin avait l'air d'avoir le diable à ses trousses.
—Où sont-ils allés?
—On ne m'avait pas chargé de m'enquérir de cela.
—Vous avez gardé l'ordre, je suppose?
—Quel ordre?
—L'ordre du premier consul.
—Je ne savais même pas qu'il y eût un ordre du premier consul. Je n'ai obéi qu'à vous, mon supérieur immédiat.
Berthellemot l'enveloppa d'un regard où la détresse le disputait à la fureur.
—Petite parole! s'écria-t-il. Vous m'êtes suspect, monsieur. Il ne tient a rien que je ne fasse un exemple! Je vous laisse le choix entre ces deux épithètes: incapable ou criminel!
—Quand M. le secrétaire général voudra, répondit Despaux, chapeau bas; je suis chasseur, et M. Fouché va faire de bien belles battues à sa terre de Pont-Carré.
—Monsieur, monsieur! grinça Berthellemot, vous me répondez de la vie du premier consul!
Despaux salua en ricanant et sortit à reculons.
Quand M. Berthellemot rentra dans le cabinet du préfet, il avait l'air d'un chien battu.
Loin de faire craquer ses doigts, il tourna ses pouces d'un air consterné.
—Voilà tout ce que je puis faire, murmura-t-il, mettre M. Despaux en prison.
Le préfet lui coupa la parole d'un geste coupant comme un rasoir:
—Je vous prie de garder le silence, monsieur, lui dit-il. Vous m'êtes suspect!
Les jambes de Berthellemot chancelèrent sous le poids de son corps.
—Incapable ou criminel, monsieur, poursuivit Dubois. Je vous laisse le choix entre ces deux épithètes. Vous n'êtes pas digne, je suis contraint à vous le dire, d'être le lieutenant de celui qui, par son zèle et par sa clairvoyance, a su prévenir les suites désastreuses des différents complots dirigés contre une vie précieuse… de celui qui se dresse comme une infranchissable barrière… comme un bouclier de diamant, monsieur, entre le chef de l'Etat et les perfides menées des factions… de celui qui s'est emparé de Pichegru et de Moreau… de celui qui va s'emparer de Cadoudal aujourd'hui même!
—Ah!… fit Berthellemot dont la bouche resta béante.
Dubois croisa les mains derrière son dos. Il éblouissait son secrétaire général.
—M. Despaux, monsieur, continua-t-il, ne me paraît pas absolument impropre à remplir des fonctions qui désormais semblent être au-dessus de vos capacités. Il ne tient à rien que je ne fasse un exemple…
—Ah! monsieur le préfet! s'écria Berthellemot, après tout le mal que je me suis donné… Sic vos non vobis!…
—Voudriez-vous faire croire que vous êtes pour quelque chose dans le succès constant de mes efforts? demanda superbement Dubois.
—Parole jolie, riposta bravement le secrétaire général, retrouvant un brin de courage tout au fond de sa détresse; destituez-moi seulement, et vous verrez si j'ai ma langue dans ma poche… J'ai pris des notes, Dieu merci… M. Fouché, pas plus tard qu'aujourd'hui, me faisait tâter par ce même Despaux…
Fouché était la terreur de tout ce qui tenait à la police. On savait qu'entre lui et le premier consul, c'était un peu une querelle de ménage, et que tôt ou tard la réconciliation devait venir.
M. Dubois fit quelques pas dans sa chambre.
—Retirez-vous, monsieur, dit-il d'un ton moins rogue. J'ai besoin d'être seul avec madame la comtesse, grâce à qui je vais accomplir un acte qui sera l'honneur de ma carrière publique… Nous traversons des conjonctures difficiles; vous avez fait une faute, tâchez de la réparer… Je vous charge de retrouver à tout prix ce Jean-Pierre Sévérin, qui est un effronté malfaiteur, et de vous emparer de lui mort ou vif… A ce prix, je vous laisse l'espoir de regagner ma confiance…
—Ah! monsieur le préfet!… s'écria Berthellemot les larmes aux yeux.
—Un dernier mot! l'interrompit Dubois, coupant court à cet attendrissement: je vous rends responsable de la vie du premier consul… Allez!
—Voilà comme nous les menons! dit-il en se rapprochant de la comtesse, dès que Berthellemot eut disparu derrière la porte refermée. Et il faut s'y prendre ainsi avec ces natures inférieures. Dieu seul et le chef de l'Etat peuvent mesurer la prodigieuse différence qui existe entre un préfet de police et un secrétaire général!
Berthellemot, cependant, partageait cet avis avec Dieu et le chef de l'Etat, mais il établissait la différence en sens contraire.
—Brute abjecte! pensait-il en rentrant, l'oreille basse dans son cabinet; misérable girouette tournant à tous les vents! J'aurai ta place ou je mourrai à la peine! Tout ce qui te donne un certain lustre, c'est moi qui l'ai fait! Moi, moi seul, qui suis autant au-dessus de toi que l'oiseau libre est au-dessus des volailles de nos basses-cours… Parole jolie, tu me payeras cela! et quand je serai à la tête de l'administration, l'univers entier aura de tes stupides nouvelles!
La chanson dit que les gueux sont des gens heureux et qu'ils s'aiment entre eux, mais elle n'entend point parler de ceux qui nous administrent.
Si vous voulez voir de belles et bonnes haines, bien concentrées, bien vitrioliques, bien venimeuses, allez dans les bureaux.
Tout en songeant cependant et tout en minutant les ordres qui devaient lancer une armée d'agents sur la piste de Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, M. Berthellemot caressait dans sa pensée l'image de Mme la comtesse Marcian Gregoryi.
—Un joli brin! se disait-il, petite parole! On prétend que les vampires ont les lèvres gluantes de sang… celle-ci est une rose… Mais, après tout, il est bien sûr qu'un des deux ordres signés par le premier consul est faux… Si c'était le sien?…
—Maintenant, s'il vous plaît, madame, reprit le préfet, assis auprès de la blonde adorable, poursuivons notre travail, en commençant par Georges Cadoudal…
—Non, l'interrompit la comtesse, il me faut d'abord l'arrestation de tous les Frères de la Vertu… S'il en reste un seul libre, je ne réponds plus de rien.
Elle tira d'un portefeuille en cuir de Russie, orné de riches arabesques, une liste qui était longue et contenait, entre beaucoup d'autres, plusieurs noms connus de nous:
Andréa Ceracchi, Taïeh, Caërnarvon, Osman, etc. En regard de chaque nom il y avait une adresse.
—Je viens de bien loin, dit-elle, et mon voyage n'a eu qu'un but: sauver l'homme dont la gloire éblouit déjà nos contrées à demi sauvages. La pensée de ce dévouement est née en moi an delà du Danube, dans les plaines de la Hongrie, où la ligue de la Vertu commence à recruter des poignards. Je suis entrée dans la sanglante association tout exprès pour la combattre. Je n'ignorais, en partant, aucun des périls de cette entreprise, ou mes trois plus chers amis ont perdu la vie: je parle du comte Wenzel, le brave coeur; du baron de Ramberg, le brillant, le loyal jeune homme, et enfin de Franz Koënig, dont l'avenir semblait si beau…
Dubois ouvrit vivement le tiroir de sou bureau et consulta une note.
—Comte Wenzel, murmura-t-il, baron de Ramberg… tous deux de
Stuttgard… C'est la première fois que j'entends parler du troisième.
—Vous n'entendîtes parler des deux autres qu'une fois, monsieur le préfet, répliqua la comtesse avec mélancolie, et c'est moi qui fis parvenir a la préfecture la nouvelle de leur mort. Le troisième a partagé aujourd'hui même le destin de ses deux compagnons. Vous pouvez ajouter son nom à votre liste. Il était aussi de Stuttgard.
Les yeux du préfet étaient baissés, et ses sourcils se rapprochaient comme s'il eût laborieusement réfléchi.
—Sans eux, continua la comtesse, les chevaliers errants de la jeune
Allemagne, j'aurais fait il y a un mois ce que je fais aujourd'hui.
Je serais venue ici où l'on dénonce et j'aurais dénoncé. Mais Wenzel,
Ramberg et Koënig avaient dit: Nous combattrons par nous-mêmes, et
avec nos propres forces; nous écraserons la vampire…
—La vampire! répéta M. Dubois étonné.
La comtesse Marcian Gregoryi eut un sourire.
—C'est un nom qui se prononce beaucoup dans Paris, dit-elle, je le sais. M. Dubois, l'homme de la raison, de la science et des lumières, M. Dubois à qui le futur gouvernement de l'empereur promet une si haute fortune, ne croit pas, je le suppose, à ces pauvres fables de l'Europe orientale… Le préfet de police de Paris ne croit pas aux vampires…
—Non… certes non! balbutia Dubois. Mon éducation, mes connaissances…
—La vampire dont je parle, l'interrompit la comtesse Gregoryi d'une voix nette et ferme, c'est la société secrète qui s'intitule elle-même la ligue de la Vertu, et qui n'est qu'un faisceau des scélérats, unis dans la pensée d'un crime!
—Eh bien! fit naïvement M. Dubois, je m'en doutais!
—Association de hiboux, poursuivit la belle blonde en s'animant, rassemblés dans la nuit pour arrêter le vol de l'aigle… ramassis de haines, d'envies ou de lâches ambitions… La vampire véritable, la ligue des assassins, a inventé l'autre vampire, la fausse, le monstre fantastique et impossible qui fait peur aux grands enfants de Paris. La fable était chargée de donner ainsi le change à ceux qui auraient voulu poursuivre la réalité… de même que cette comédie du quai de Béthune, la pêche miraculeuse, avait pour objet d'attirer l'attention publique loin, bien loin du charnier, hélas! trop réel, où se décomposent les restes mortels de tant de victimes déjà immolées!
Dubois avait mis son front dans sa main.
—Cela explique tout! murmura-t-il, et cela rentre dans une série d'idées que j'ai plus d'une fois soumises à l'épreuve de mon raisonnement… car rien ne m'échappe… rien, madame, et vous allez bien le voir tout à l'heure. Les personnes qui viennent ici, la bouche enfarinée, me dire: Prenez garde à vous! attention à ceci! attention à cela! sont un peu dans le rôle de la mouche du coche.
—Vous êtes le ministre de la police de l'avenir! prononça solennellement la comtesse Marcian Gregoryi.
—Seulement, reprit M. Dubois, je ne suis pas secondé. Un troupeau d'oisons, madame, voilà mon armée… sans compter que j'ai dans mes roues deux ou trois bâtons que je ne qualifierai pas et qui se nomment MM. Savary, Bourienne, Fouché et le diable… Comprenez-vous cela?… Et sans compter encore qu'au-dessus de moi, oui, madame, au-dessus, il y a un sénateur de carton, un mannequin, un dindon empaillé, M. le grand juge, s'il vous plaît, qui suffirait, lui seul, à enrayer la machine la mieux graissée… Sans eux, j'aurais déjà fourré vingt fois la vampire dans ma poche, qu'elle soit société secrète ou une goule arrachée aux gouttières de la tour Saint-Jacques la Boucherie… je vous en donne ma parole, madame.
—Je l'ai dit à l'empereur, murmura la comtesse comme si elle se fût parlé à elle-même.
—Chut! fit Dubois. N'abusons pas de cette qualification. Fouché a des mouches jusque dans mes bureaux… Je vous prie de me dire, madame, non point pour me rien apprendre, mais afin que je compare les appréciations, quel était, selon vous, le but de ces meurtres nombreux?
—Le but était triple, monsieur le préfet: troubler les populations, faire disparaître des ennemis et battre monnaie…
—Ah! ah!… ces messieurs de la Vertu sont des voleurs?
—Il faut de l'argent pour s'attaquer à un chef d'Etat, monsieur le préfet.
—C'est vrai, madame, et j'admire votre capacité.
Ici Dubois fixa sur elle ce regard emprunté à M. de Sartines, et que Berthellemot prenait en son absence, comme tout bon valet de chambre chausse de temps en temps les bottes vernies de son maître.
—Et permettez-moi, dit-il en changeant de ton, de vous donner la preuve que je vous ai promise tout à l'heure… la preuve de ce fait que rien ne m'échappe, si mal secondé que je sois; ma clairvoyance personnelle suffit à tout… à peu près… Vous avez un dossier ici, madame la comtesse.
La belle blonde s'inclina.
—Vous avez dû épouser ce comte de Wenzel? reprit le préfet.
—Le bruit en a couru, monsieur.
—L'inscription en a été faite à la sacristie de Saint-Eustache.
—On ne peut rien vous cacher, en vérité!
—Vous avez dû encore épouser le baron de Ramberg?
—On l'a dit.
—J'ai l'extrait des registres de Saint-Louis-en-l'Ile.
—C'est merveilleux, monsieur le préfet!… Quelle institution que votre police!… Mais vous semblez ignorer que j'étais fiancée aussi, et de la même manière, à ce vaillant, à ce beau Franz Koënig…
M. Dubois laissa échapper un geste d'étonnement.
—Si j'osais solliciter de vous une explication? commença-t-il.
—Je comptais assurément vous l'offrir, l'interrompit la comtesse, dont les grands yeux avaient, en vérité, à cette heure, une expression de religieuse tristesse. Wenzel, Ramberg et Koënig étaient les plus chers de mes amis; c'est trop peu dire: ils étaient mes frères, et je ne cache pas que mon ardeur à continuer l'oeuvre commune est doublée par l'espoir de les venger. Nous étions ligue contre ligue: la ligue du bien contre la ligue du mal. J'avais prodigué ma fortune aux préliminaires de la lutte, et, au bien comme au mal, il faut le nerf de la guerre. Mes trois compagnons bien-aimés étaient riches, mais jeunes; ils avaient besoin de prétextes pour tirer de grosses traites sur leurs hommes d'affaires, restés au pays. On ne prit pas la peine de varier le prétexte, parce que chacun de nous croyait que la fin du combat était proche. Wenzel envoya à Stuttgard l'extrait des registres de Saint-Eustache, avec la signature de l'abbé Aymar, vicaire; Ramberg une pièce pareille, signée de l'abbé Martel, vicaire de Saint-Louis-en-l'Ile; Koënig…
—Les deux premières pièces seules sont ici, dit le préfet. Eûtes-vous l'argent?
—La vampire, répliqua la comtesse, dont la voix s'assombrit, a gagné à ce jeu près d'un million de francs.
M. Dubois referma son tiroir avec bruit.
—Maintenant, monsieur, reprit la blonde charmante, dont le ton redevint bref et délibéré comme au début de l'entrevue, permettez que j'aille au-devant de la question, car la nuit s'avance et il faut que tout soit fini demain matin. J'aborde un fait que vous ignorez encore, mais qui ne peut tardera vous être révélé et qui vous expliquera la démarche hardie tentée par ce Jean-Pierre Sévérin, à l'aide d'une fausse signature du premier consul.
—Fausse? interrogea Dubois.
—Fausse, répéta la comtesse avec assurance, car le premier consul est parti ce soir, à sept heures, pour le château de Fontainebleau.
—Sans que je sois prévenu! s'écria Dubois, qui bondit sur son siège.
—La dernière personne que le premier consul a vue à Paris, c'est moi, et j'étais chargée de vous prévenir.
Dubois sonna à tour de bras. M. Despaux entra presque aussitôt.
Il eût fallu un regard encore plus perçant que celui de M. le préfet de police pour saisir au passage le coup d'oeil rapide qui fut échangé entre le nouvel arrivant et la comtesse Marcian Gregoryi.
—Aux Tuileries, sur le champ, un exprès! ordonna Dubois, le premier consul serait parti ce soir pour Fontainebleau…
—On vient d'en apporter la nouvelle, dit Despaux, et j'étais en route pour l'annoncer à M. le préfet.
Despaux sortit sur un signe de son chef.
—Le fait dont je voulais vous entretenir, reprit tranquillement la délicieuse blonde, est la mise en chartre privée, par moi, d'un jeune étudiant en droit, nommé René de Kervoz, gendre futur de Jean-Pierre Sévérin…
—Que le diable emporte celui-là! s'écria le préfet du meilleur de son coeur.
—Et propre neveu, poursuivit la comtesse, du chouan Georges Cadoudal.
M. Dubois se dérida aussitôt et devint attentif.
—Un enfant, monsieur le préfet, étranger autant qu'il est possible de l'être à tous complots politiques, et que je retiens prisonnier précisément pour l'éloigner des scènes violentes qui auront lieu demain matin.
—Est-ce par lui que vous connaissez la retraite de Cadoudal? demanda
Dubois.
—C'est par lui.
—Il a donc trahi?
—Il m'aime, répondit la comtesse Marcian Gregoryi en rougissant, non point de honte, mais d'orgueil.
—Maintenant que nous avons tout dit, monsieur le préfet, reprit-elle après un silence, convenons de nos faits. Je vous rappelle que je n'ai rien à solliciter de vous. C'est moi qui pose les conditions. Je pose pour condition première qu'aujourd'hui, à minuit, une force suffisante entourera la maison située chemin de la Muette, au faubourg Saint-Antoine, et dont voici le plan exact. (Elle déposa un papier sur le bureau.) Tous les affiliés de la ligue de la Vertu seront réunis dans cette maison. Vous aurez à faire main basse sur eux, et voici comment vous serez introduit: un de vos hommes se présentera à la porte donnant sur le chemin de la Muette et frappera six coups, espacés ainsi et non autrement: trois, deux, un. On ouvrira, on lui demandera: Qui êtes-vous? Il répondra: Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je suis un frère de la Vertu.
A la même heure, s'il se peut, ou immédiatement après, vos agents entreront dans l'hôtel qui porte le numéro 7, chaussée des Minimes, au Marais. Vous saisirez en ce lieu tous les papiers des conjurés, toutes les épreuves!
Mon nom se trouvera fréquemment dans ces papiers. Vous savez désormais à quel titre. J'ai hurlé avec les loups pour avoir le droit de les suivre jusqu'au fond de leur tanière.
Dans la serre, située à gauche du salon, la troisième caisse en partant de la porte vitrée, caisse qui contient un yucca, sera dérangée et découvrira une trappe.
Sous la trappe est un sépulcre, le vrai charnier de la vampire.
Il ne sera fait aucun mal au jeune René de Kervoz quand il reparaîtra parmi les vivants.
A l'instant même vous allez me préparer mes passeports pour Vienne. Je voyagerai avec une femme du nom de Yanusza Paraxin, qui est ma nourrice, avec mon cocher et mon valet. Je partirai demain, aussitôt après avoir remis entre vos mains Georges Cadoudal.
Jusqu'à ce moment je reste comme otage.
—Et comment livrerez-vous Georges Cadoudal? demanda Dubois.
—Tout est-il accepté?
—Oui, tout est accepté.
La comtesse Marcian Gregoryi se leva, et M. Dubois, qui était un connaisseur, ne put s'empêcher d'admirer les grâces exquises de sa taille.
Voici comment je vous livrerai Georges Cadoudal, dit-elle. Avant le lever du jour, vos hommes, tous en bourgeois, seront en embuscade dans la rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel, depuis la rue Saint-Jacques jusqu'à la place. Quelques-uns tourneront même l'angle de la rue Saint-Jacques, d'autres s'échelonneront le long de la rue de la Harpe, de manière à cerner vers le sud tout le pâté de maisons.
A huit heures du matin, un cabriolet de louage viendra stationner à l'une des portes de ce pâté, je ne sais encore laquelle, car Georges Cadoudal a su se ménager une retraite qui ressemble au terrier du renard: elle a dix issues pour une.
L'arrivée du cabriolet sera le signal pour regarder aux fenêtres.
A l'une des fenêtres une femme voilée paraîtra.
Quand cette femme voilée se montrera, Georges franchira le seuil et montera en cabriolet.
Aux agents de faire le reste.
Elle salua légèrement de la tête, en grande dame qu'elle était, et gagna la porte, reconduite de loin par le préfet de police, qui se confondait en saluts.
XIX
DERNIÈRE NUIT
Resté seul, M. le préfet prit une attitude méditative pour s'avouer sincèrement à lui-même que depuis l'invention de la police, jamais magistrat n'avait fait preuve d'une pareille perspicacité.
Grâce à son talent et d'une seule pierre, il allait frapper trois magnifiques coups: confisquer à son profit le succès de la vampire, révéler à Paris ébloui l'existence de la ligue de la Vertu, et prendre au piège ce loup de Cadoudal. Triple gloire!
Il regrettait, en se frottant les mains, qu'on ne put faire un sous-empereur, car il se sentait digne d'un petit trône.
Cependant l'équipage de la comtesse Marcian Gregoryi attendait dans la rue Harlay-du-Palais. C'était bien la même voiture élégante, attelée de deux beaux chevaux noirs, que nous vîmes une fois stationner au seuil de l'église Saint-Louis-en-l'Ile.
—A l'hôtel! ordonna la comtesse en franchissant le marchepied.
Comme elle refermait la portière, une ombre se détacha de l'encoignure d'une maison voisine et glissa sans bruit vers l'équipage.
L'ombre avait presque la carrure d'un homme mais tout au plus la taille d'un enfant de douze ans.
Quand la voiture partit au galop, on aurait pu voir, en passant sous le prochain réverbère, notre ami Germain Patou cramponné au siège du laquais.
Les beaux chevaux ne s'arrêtèrent qu'à la porte cochère d'une vieille et magnifique maison située chaussée des Minimes, numéro 7.
La comtesse Marcian Gregoryi monta un escalier de grand style. Dans l'antichambre du premier étage, une vieille femme de taille virile attendait, ayant auprès d'elle un énorme chien, vautré sur les dalles. A l'entrée de la comtesse, il se dressa sur ses quatre pattes et allongea le cou comme font les chiens pour hurler.
—La paix, Pluto! fit Yanusza en son latin barbare.
Pluto savait le latin, car il se rasa, puis s'allongea et rampa jusqu'à la nouvelle venue, en balayant les dalles du poil de son ventre.
—Franz Koënig est-il arrivé? demanda la comtesse.
—Il est arrivé, répondit Yanusza.
—A l'heure dite?
—Avant l'heure dite.
—Avait-il les cent cinquante mille thalers?
—Il avait les cent cinquante mille thalers et trois écrins contenant les bijoux de noce. La corbeille viendra demain matin.
La comtesse eut un morne sourire.
—Il m'attend? demanda-t-elle encore.
—Sans doute, répliqua la vieille femme.
—Avec qui?
—Avec Taïeh, le nègre, et Osman, l'infidèle.
—Et penses-tu que l'affaire soit achevée?
Au moment où Yanusza ouvrait la bouche pour répondre, un cri déchirant, profond, lamentable, perça l'épaisse muraille de l'antichambre.
La comtesse eut un léger tressaillement, et Yanusza fit le signe de la croix.
—Requiescat in pace! murmura-t-elle.
Le grand chien hurla une longue plainte.
—Fais les malles, Paraxin, ordonna la comtesse, qui avait déjà recouvré son sang-froid, et ne perds pas de temps.
—Les malles sont faites, maîtresse, repartit la vieille femme. Est-il bien sûr que nous nous en allons demain?
—Aussi sûr que tu es une bonne chrétienne, Yanusza. C'est la dernière nuit. Franz Koënig a complété le million de ducats exigé par le comte Szandor. Je vais vivre et mourir, moi qui suis privée à la fois de la mort et de la vie. In vita mors, in morte vita! Szandor, mon époux adoré, me donnera une heure d'amour avant de me brûler le coeur!
Comme le vernis jette tout à coup d'étranges lumières sur une toile de maître, sa passion ardente transfigurait maintenant sa beauté.
Elle fit un pas vers la porte qui communiquait avec les appartements intérieurs; mais avant d'en toucher le loquet, elle s'arrêta.
—Et… murmura-t-elle avec une sorte d'hésitation, ce pauvre enfant?
—Il menace, répliqua la vieille femme, il prie, il blasphème, il pleure… Ce soir, il appelait son Angèle…
—Et ne prononçait-il pas le nom de Lila?
—Si fait… pour la maudire.
La frange de soie qui bordait les paupières de la comtesse s'abaissa.
—N'a-t-il jamais manqué de rien? interrogea-t-elle encore.
—Jamais: je lui portais son repas pendant son sommeil.
—Il dort?
—Vous le savez bien, maîtresse, puisque…
La comtesse sourit en mettant un doigt sur ses lèvres.
—Tu n'as pas oublié, avant de partir, prononça-t-elle à voix basse, de mettre à son chevet ce vin qui donne des rêves?
—Non, répliqua Yanusza, je n'ai pas oublié.
La comtesse passa la porte, tandis que la vieille femme se signait une seconde fois en marmottant une prière latine.
C'étaient de vastes pièces bâties et décorées selon le style de Henri IV, des boiseries moulées profondément, des plafonds à caissons, de hautes cheminées en bois sculpté, des tapisseries dont l'âge n'avait pas terni l'éclat.
Après avoir traversé une salle à manger dont les murailles semblaient fléchir sous le gibier peint, les fruits, les fleurs et les flacons, un salon tapissé de hautes lisses, encadrées d'argent, et un boudoir qui eût servi dignement à la belle Gabrielle, la comtesse Marcian Gregoryi poussa une dernière porte et entra dans une chambre que nous eussions aussitôt reconnue.
C'était là que René de Kervoz avait été pansé le lendemain de sa visite à la maison isolée du chemin de la Muette.
Tout y était dans le même état, sauf le lit à colonnes, qui avait ses rideaux fermés, et la lumière des lampes remplaçant le jour.
La serre, ouverte, envoyait les senteurs de la flore tropicale, mêlées à la fumée du cigarrito de Taïeh, qui était à son poste, sous le grand yucca, non point étendu pourtant en paresseux comme l'autre fois, mais occupé à nouer les quatre coins d'une toile à matelas sur un paquet de forme sinistre.
Le vent nocturne agitait au dehors les branches nues des arbres du jardin.
Dans le fauteuil même où nous le vîmes naguère, s'asseyait ce jeune homme pâle comme un mort et dont la chevelure était blanche, le Dr Andréa Ceracchi.
Depuis ce temps il avait maigri encore et ressemblait mieux à un fantôme.
Sa tête livide s'appuyait entre ses deux mains.
Le nègre fredonnait une chanson créole en achevant sa besogne.
—Victoire! s'écria la comtesse en passant le seuil. Cadoudal est avec nous, et dans quelques heures tous nos frères seront vengés!
Taïeh tira un rideau qui masqua l'intérieur de la serre. On entendit la caisse grincer en roulant sur les planches, puis la trappe s'ouvrir.
Andréa Ceracchi avait relevé la tête. Tout ce qui lui restait de vie était dans ses yeux ardents.
La comtesse lui serra la main et reprit:
—J'ai suivi votre conseil, Andréa. En livrant Cadoudal, nous gagnions quelques jours de sécurité. Qu'importe, si nous n'avons besoin que de quelques heures? Cadoudal vaut mieux que cela. Au lieu de le vendre, nous userons de lui, et demain, César égorgé sera au rang des dieux.
—Je veux frapper! dit Ceracchi d'une voix sombre. J'ai promis à mon frère de frapper.
De l'autre côté du rideau, la trappe se referma avec un bruit sourd.
—Voilà le troisième parti avec les deux autres! s'écria le nègre.
Et il releva le rideau pour entrer, disant:
—Moi aussi, je veux frapper! J'ai promis à mon maître de frapper.
—Vous frapperez tous, ceux qui voudront frapper! s'écria la comtesse. Il y a dans cette gloire de la place pour mille poignards. Je hais l'homme bien plus que vous, puisque je l'admire et que je l'ai aimé à genoux: je le hais comme l'impie abhorre Dieu! Moi aussi, je veux frapper: je ne l'ai promis à personne, je me le suis juré à moi-même!
Le docteur et le nègre baissèrent les yeux sous le foudroyant éclat de son regard.
—Quand vous êtes là, Addhéma, murmura Ceracchi, les doutes s'évanouissent, et l'on est tenté de croire en vous. Le sang versé est comme un poids sur ma conscience; mais si mon frère est vengé, la joie guérira le remords… Que faut-il faire?
—Que faut-il faire? répéta le nègre en tendant à la comtesse un portefeuille et trois écrins.
—La dernière goutte de sang innocent a coulé, répondit-elle, et tu as gardé tes mains pures, Andréa Ceracchi. C'est le partage qui fait la complicité. Tu es resté pauvre au milieu de tes frères enrichis. Nous voici arrivés à l'heure suprême. Rends-toi une fois encore au lieu de nos réunions. Que la lampe de nos conseils s'allume encore une fois dans la maison solitaire, à qui l'histoire donnera peut-être un nom. Tous les frères de la Vertu seront présents; ils ont été convoqués aujourd'hui même. C'est toi qui présideras, car je n'arriverai qu'au moment d'agir, et avec Georges Cadoudal lui-même…
—Ferez-vous cela? s'écria Ceracchi, amènerez-vous le taureau du
Morbihan?
—J'engage ma foi que je ramènerai avant que la troisième heure après minuit soit sonnée… En attendant le signal qui vous annoncera notre venue, voici ce que vous aurez à faire. Il est bon que nos secrets de famille ne soient point confiés à ce Georges Cadoudal.
Vous aurez à dire à nos frères qu'aujourd'hui même, j'ai pris chez Jacob Schwartzchild et Cie des traites sur Vienne pour un million de ducats. Si le démon familier qui veille au salut de ce Bonaparte le protège contre nos coups, le rendez-vous sera à Vienne; l'association n'aura perdu que son temps et son sang, elle sera riche, elle pourra recommencer. Si nous réussissons, au contraire, ceux d'entre nous qui veulent la liberté auront de quoi profiter de leur victoire pour élever à leur idole un trône si haut et si large, qu'aucun tyran ne pourra plus l'escalader jamais.
Qu'ils soient prêts; qu'ils aient confiance; le soleil de demain ne se couchera pas sans avoir vu l'événement qui changera la face du monde.
Elle tendit une main à Ceracchi et l'autre à Taïeh.
Le noir y imprima sa lèvre.
Andréa Ceracchi dit:
—Où est Lila?
—Lila, répondit la comtesse, n'a plus de parents, elle est sous ma garde; à l'heure du danger, ma première pensée, a dû être de la mettre à l'abri.
A son tour, Andréa baisa sa main.
—Donc, à cette nuit! dit-il, trois heures!
Et il sortit accompagné de Taïeh, pour gagner le lieu du rendez-vous.
La charmante blonde écouta un instant le bruit de leurs pas.
—Trois heures! répéta-t-elle. Vous n'attendrez pas jusque-là!
Elle ouvrit tour à tour les écrins et le portefeuille, afin d'en vérifier le contenu.
Puis elle se dirigea vers la porte, sans avoir regardé du côté de la serre.
A peine avait-elle disparu que la fenêtre, poussée avec précaution, ouvrit ses deux châssis, et la courte personne de l'apprenti médecin Germain Patou se montra à califourchon sur l'appui.
—Métier à se faire rompre les os! grommela-t-il. Faut-il que j'aime ce papa Jean-Pierre! Voilà donc où elle demeure, cette blonde adorable!… Mais, pour savoir cela, je n'en suis pas beaucoup plus avancé.
Il enjamba l'appui et fit quelques pas à l'intérieur.
—On fume ici! pensa-t-il. Elle est bien logée, malepeste!… Un lit royal comme ceux du château de Meudon… Voyons un peu.
Il écarta les rideaux et recula de plusieurs pas, comme s'il eut reçu un coup en plein visage. Le lit était en désordre et les draps dégouttaient de sang.
—Merci Dieu! pensa-t-il, ma blonde ne sait pas cela, j'en suis sûr!
Le sang est tout frais… Ou vient de tuer ici!
Son regard perçant, où brillait une audacieuse intelligence, fit le tour de la chambre et plongea jusqu'au fond de la serre. Un instant, on aurait pu croire qu'une sorte de divination lui révélait le terrible mystère de cette demeure.
Mais une pendule sonna dans la pièce voisine, et il bondit vers la croisée, qu'il enjamba de nouveau.
—Le patron m'attend, se dit-il. J'ai accompli la mission dont il m'avait chargé. Je sais où demeure la comtesse Marcian Gregoryi… et peut-être ai-je deviné le dénoûment de cette comédie, dont la première scène fut jouée à l'église Saint-Louis-en-l'Ile.
Il descendit comme il avait monté, à la force de ses bras courts mais robustes. Au moment où sa tête était déjà au niveau du balcon, son dernier regard rencontra, au ciel du lit, la plaque émaillée qui fixait les plis des rideaux. C'était un écusson qui semblait renvoyer en faisceau tous les rayons de la lampe.
Une devise en lettres noires gothiques courait sur le fond d'or et disait: In vita mors, in morte vita…
La comtesse Marcian Gregoryi était nonchalamment étendue sur les coussins de sa voiture, dont le cocher, suivant ordre reçu d'avance, arrêta ses chevaux à l'angle du pont Marie, sur le quai d'Anjou.
La comtesse descendit et dit:
—Attendez.
Elle prit sa course en longeant le quai, vers la partie orientale de l'île.
Le mur d'enclos des jardins de Bretonvilliers formait l'extrême pointe de l'éperon. C'était une enceinte solide et bâtie comme un rempart. Non loin de l'angle de la rue Saint-Louis, qui fait face à l'hôtel Lambert, une vieille construction carrée et trapue élevait sa terrasse demi-ruinée à quelques pieds au-dessus du mur.
Il y avait là une poterne basse, qui existait encore voici quelques années, et dont l'enfoncement profond servait d'abri au petit établissement d'un rétameur forain.
La comtesse Marcian Gregoryi avait la clef de cette poterne, qu'elle ouvrit pour entrer dans un lieu humide et tout noir.
Quand elle eut fermé la porte derrière elle, l'obscurité fut complète.
Dès le temps de Cagliostro, et même plus d'un siècle avant lui, les propriétés du phosphore étaient connues des adeptes; nous n'oserions pas dire, craignant l'accusation d'anachronisme, que la comtesse Marcian Gregoryi eût dans sa poche une botte d'allumettes chimiques, et cependant un léger frottement qui bruit dans l'obscurité produisit une lueur vive et instantanée.
La bougie d'une lanterne sourde s'alluma, éclairant les parois salpêtres d'un long couloir.
La comtesse se mit à marcher aussitôt, en femme qui connaît la route.
Au bout d'une cinquantaine de pas, un vent frais la frappa au visage. Il y avait à la paroi de gauche une crevasse assez large par où l'air extérieur et un rayon de lune passaient.
La comtesse s'arrêta, prêtant attentivement l'oreille. Elle appuya l'âme de la lanterne contre sa poitrine et jeta un regard au dehors.
Le dehors était un jardin sombre, touffu, mal entretenu.
—On dirait des pas, murmura-t-elle, et des voix…
Elle regretta Pluto, le chien géant qui, d'ordinaire, vaguait en liberté sous ces noirs ombrages.
Mais, quoiqu'elle regardât de tous ses yeux, elle ne vit rien que les branches emmêlées qui s'entre-choquaient au vent.
Elle continua sa route.
—Quand même Ezéchiel m'aurait trahie, pensa-t-elle encore, qu'importe? Ils n'auront pas le temps!…
Le couloir se terminait par un escalier de cave que la comtesse gravit; au haut de l'escalier se trouvait un étroit palier où s'ouvrait une porte habilement masquée. La comtesse l'ouvrit, tenant toujours l'âme de sa lanterne cachée sous ses vêtements, puis la referma et se prit à écouter.
Le bruit d'une respiration faible et régulière vint jusqu'à son oreille.
—Il dort! fit-elle.
Alors elle découvrit sa lanterne sourde, aux rayons de laquelle nous eussions reconnu cette chambre où René de Kervoz et Lila soupèrent le soir du jour qui vint commencer notre histoire:
La chambre sans fenêtres.
Dans le quartier, il est bon de le dire, on racontait beaucoup de choses touchant ce vieil hôtel d'Aubremesnil et ses dépendances plus vieilles encore: le pavillon de Bretonvilliers et la maison du bord de l'eau.
Paris avait alors quantité de ces coins légendaires.
On parlait d'une merveilleuse cachette que le président d'Aubremesnil,
ami de l'abbé de Gondy et compère de M. de Beaufort, le roi des
Halles, avait fait construire en son logis, quand le cardinal de
Mazarin rentra vainqueur dans sa bonne ville.
On ajoutait que ce même président d'Aubremesnil, vert galant, quoique ce fût une tête carrée, ne se servit jamais de sa cachette contre la reine mère ou son ministre favori, mais qu'il l'employa à de plus riants usages,—faisant venir de nuit par cet étroit couloir, qui conduisait à la Seine, de jolies bourgeoises et de fringantes grisettes, en fraude des droits légitimes de Mme la présidente…
La comtesse Marcian Gregoryi visita d'abord la table, où quelques mets étaient posés. On y avait à peine touché.
Il y avait auprès des mets un flacon de vin et une carafe. La carafe seule était entamée. La comtesse la déboucha, en flaira le contenu et sourit.
Elle vint au lit alors et tourna l'âme de sa lanterne vers la pâle et belle tête de jeune homme qui était sur l'oreiller.
Nous ne savons ce que cette sorcière de Yanusza entendait par ces mots: le vin qui donne des rêves, mais il est certain que René de Kervoz rêvait, car il souriait.
Les grands yeux de la comtesse Marcian Gregoryi exprimèrent de la compassion et de la tendresse.
—Tu seras libre demain, murmura-t-elle.
Elle effleura son front d'un baiser.
René de Kervoz s'agita dans son sommeil et prononça le nom d'Angèle.
Les sourcils de la charmante blonde se froncèrent, mais ce fut l'affaire d'un instant.
—Je n'aime que le grand comte Szandor, pensa-t-elle en redressant sa tête orgueilleuse, qu'importe un caprice de quelques heures? Ici n'est pas mon destin.
Elle éteignit sa lanterne, et la chambre fut plongée de nouveau dans la plus complète obscurité.
Une voix s'éleva dans cette nuit, disant:
—René, je suis Lila…
René ne s'éveilla point.
Et la voix se ravisa, disant cette fois avec des intonations plus douces qu'un chant:
—René, mon René, je suis Angèle… Passe ta main dans mes cheveux et tu me reconnaîtras.
Les lèvres de René rendirent un murmure qui fut coupé par un baiser.
Au dehors la ville était muette.
Au dedans, chose étrange, il y avait comme un écho confus de pas et de paroles chuchotées.
Au bout d'une heure, la comtesse Marcian Gregoryi se leva en sursaut.
Les pas avaient sonné dans la chambre voisine.
Elle prêta l'oreille avidement, on n'entendait plus rien.
Etait-ce une illusion?
La belle blonde regagna sans bruit la porte dérobée et sortit comme elle était entrée. Ce fut seulement dans le corridor qu'elle ralluma sa lanterne sourde. La lueur de la bougie éclaira un objet qu'elle tenait à la main: un ruban noir, supportant une médaille d'argent de Sainte-Anne d'Auray.
La comtesse Marcian Gregoryi regagna à pied sa voiture qui l'attendait toujours à l'autre bout du quai d'Anjou, près du pont Marie.
Il pouvait être alors deux heures après minuit. Elle se dit:
—Les Frères de la Vertu sont jugés!
—Rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel! ajouta-t-elle en s'adressant à son cocher. Au galop!
Sa dernière pensée fut, en s'étendant sur les soyeux coussins: «Ce loup de Bretagne ne m'a rien fait; mais il me fallait mes passeports… Demain, je dormirai dans mon lit.»
Rue Saint-Hyacinthe Saint-Michel, la voiture s'arrêta devant une petite allée borgne. La comtesse frappa à la porte. On ne répondit pas. Elle fit descendre le cocher et lui ordonna de cogner avec le manche de son fouet, ce qu'il fit.
Après dix minutes d'attente, une fenêtre s'ouvrit à l'entresol, immédiatement au-dessus de la porte de l'allée.
—A qui en avez-vous bonnes gens? demanda la voix flûtée d'une grosse femme qui parut en déshabillé de nuit.
—Je veux voir le citoyen Morinière, marchand de chevaux, répondit la comtesse.
—Ah! fit la voix flûtée, c'est une dame… Madame, à ces heures-ci, on n'achète pas de chevaux.
—Alors, le citoyen Morinière est ici?
—Entendons-nous… il y demeure quand il vient à Paris, ce cher homme, mais présentement, il traite une affaire de percherons dans le pays de la Loupe, au-delà de Chartres… revenez dans huit jours et à belle heure.
La fenêtre de l'entresol se referma.
—Cognez! ordonna la comtesse à son cocher.
Le cocher cogna si fort et si dru, qu'au bout de trois minutes la croisée de l'entresol s'ouvrit de nouveau.
—De par tous les diables! dit la voix de la grosse femme, qui déjà n'était plus si flûtée, voulez-vous nous laisser dormir, oui ou non, mes bonnes gens?
—Je veux voir le citoyen Morinière, répondit la comtesse.
—Puisqu'il n'est pas ici…
—Je crois qu'il est ici.
—Alors, je mens, foi de Dieu!…
—Oui, vous mentez, monsieur Morinière…
La grosse femme recula et l'on entendit le bruit sec de la batterie d'un pistolet.
—Femme, gronda une voix qui n'était plus flûtée du tout, dis ton nom et ce que tu veux…
—Je veux vous parler d'une affaire de vie et de mort, répondit la comtesse. Je suis Angèle Lenoir, fille de Mme Sévérin du Châtelet et fiancée de votre neveu René de Kervoz…
Une sourde exclamation l'interrompit; elle acheva:
—Je viens de la part de votre neveu, qui est en prison à cause de vous, et j'apporte pour gage la médaille de Sainte-Anne d'Auray, que sa mère, votre soeur, lui passa au cou le jour où il quitta le pays de Bretagne.
Pour la seconde fois, la fenêtre de l'entresol se ferma, mais presque aussitôt après, le porte même de l'allée borgne s'ouvrit.
—Entrez! fut-il dit.
La comtesse obéit sans hésiter.
Dans l'obscurité soudaine qui se fit après la clôture de la porte, la voix reprit avec un tremblement de colère:
—Vous jouez gros jeu, belle dame. Je connais la fiancée de mon neveu.
Vous n'êtes pas Angèle Sévérin.
—Je suis, répliqua bravement la comtesse, Costanza Ceracchi, la belle-soeur du statuaire Giuseppe, mort sur l'échafaud.
—Ah! ah! fit la voix: un hardi coquin! quoique le poignard soit l'arme des lâches… Foi de Dieu! moi, je n'ai que mon épée… Mais comment connaissez-vous mon neveu?
—Montons, dit la comtesse.
On lui prit la main et on lui fit gravir un escalier roide comme une échelle, au haut duquel était une chambre éclairée par une veilleuse de nuit.
Elle entra dans cette chambre.
Son compagnon, qui était la grosse femme de la fenêtre, et qui, vu de près, avait la joue toute bleue de barbe, répéta:
—D'où connaissez-vous mon neveu?
La comtesse tira de son soin la médaille de Sainte-Anne d'Auray qu'elle tendit à la femme barbue, en disant:
—Monsieur de Cadoudal, votre neveu m'aime.
—Foi de Dieu! n'écria Cadoudal, car c'était lui en personne, est-ce que je ne suis pas mieux déguisé que cela?… L'enfant a raison, car vous êtes jolie comme un coeur, ma commère… et j'avais bien entendu dire déjà qu'il faisait ses fredaines… Mais que parliez-vous de prison?
—Monsieur de Cadoudal, reprit la fausse belle-soeur de Guiseppe
Ceracchi, j'aime votre neveu.
—Il en vaut bien la peine, foi de Dieu!
—Je suis venue, parce que René de Kervoz est en danger de mort…
Celle qu'il a trahie s'est vengée de lui…
—Angèle! murmura Georges, qui pâlit. Mais alors moi-même… car
Angèle savait ce qu'ignoraient son père et sa mère.
—Asseyons nous et causons, monsieur de Cadoudal, l'interrompit gravement la comtesse Marcian Gregoryi. Je n'ai pas trop de toute une nuit pour vous dire ce que vous pouvez espérer désormais et ce que vous devez craindre… Il y a un lien entre vous et la soeur de Ceracchi: c'est la haine… Quant le jour va paraître, vous saurez si vous devez frapper ou fuir…
—Fuir! s'écria Cadoudal. Jamais!
—Alors, vous frapperez?
—Foi de Dieu, belle dame, répondit Cadoudal en riant et en s'asseyant près d'elle, à la bonne heure! vous parlez d'or!… Donnez-moi seulement le moyen d'aller chercher le Corse au milieu de sa garde consulaire, et, par sainte Anne d'Auray, je vous jure qu'il ne sera jamais empereur!
XX
MAISON VIDE
C'était une nuit claire et froide. Les réverbères de l'île Saint-Louis chômaient, laissant faire la lune. Les chimères se fanent vite à Paris, même les plus absurdes. A l'endroit où nous vîmes naguère tant de pêcheurs de diamants sonder le courant blanchâtre de la Seine, il n'y avait personne. Décidément, la renommée du quai de Béthune avait vécu; on n'avait pas pêché sous l'égout de Bretonvilliers assez de bagues chevalières; le prestige était défunt, les gens de l'hameçon et de la gaule en étaient venus à se moquer du miracle!
Et, dès onze heures du soir, le cabaret du pauvre Ezéchiel, éteint, formé, muet, témoignait assez du mépris où tombait l'Eldorado abandonné.
La rivière coulait, turbulente, au plein de ses rives.
Quelques minutes avant onze heures, des pas précipités sonnèrent dans la rue de Bretonvilliers, sans éveiller les demeures voisines, depuis longtemps endormies. C'était Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, qui s'en allait en guerre à la tête de son escouade de gens de police.
Nous savons que le gardien de la Morgue du Châtelet avait dans tout ce quartier du vieux Paris, où la chicane et la police agglomèrent leurs suppôts, une réputation bien établie. C'était un crâne homme, pour employer l'expression des citoyennes du Marché-Natif. Il y a toujours dans l'agent de police, quoi qu'on veuille dire et croire, un brin de vocation aventureuse, et, pour ma part, je suis resté souvent confondu en lisant la prodigieuse série des actes de courage froid, solide, implacable, accomplis au jour le jour par ces hommes qui n'ont pas à leur service le stimulant de la gloire.
Sur un champ de bataille, il y a l'ivresse du point d'honneur, l'appel du tambour, l'étourdissement du canon, la fièvre de la poudre!…
Mais dans le ruisseau, la nuit, ces luttes terribles que nul bulletin emphatique ne chantera…
Ces luttes où, la plupart du temps, le bandit armé cherche à tuer, et où l'homme de la loi a défense de frapper…
Qu'ont-ils donc fait, ces héros boueux, robustes comme les guerriers d'Homère, pour que leurs prouesses accumulées ne puissent jamais rédimer l'opprobre de leur gagne-pain!
Ils étaient quatre, accompagnés par un officier de paix, jeune homme assez bien couvert, qui allait le cigare à la bouche et les mains dans ses poches.
Ils suivaient tous Gâteloup avec plaisir et flairaient quelque curieuse bagarre.
L'officier de paix écoutait; en gardant le sérieux de son grade, certaines anecdotes racontées à voix basse par Laurent et Charlevoy, toutes à la louange du vigoureux poignet de M. Sévérin; le troisième agent applaudissait, franchement; le quatrième, laid coquin, à la figure toute velue de barbe noire, marchait un peu en arrière et grommelait:
—J'ai vu mieux que ça! C'est vrai qu'il tape dur! Quand Jean-Pierre s'arrêta au coin de la rue de Bretonvilliers et du quai, ce quatrième agent se mit à rire dans sa barbe et murmura:
—Tiens! c'te farce! c'est à l'établissement qu'il en veut. Pourtant il avait trouvé le vin mauvais.
Jean-Pierre frappa bruyamment à la porte du cabaret de la Pêche miraculeuse. Personne ne fit réponse à l'intérieur.
—Mes enfants, dit Jean-Pierre, il faut me jeter bas ces planches-là.
—Auparavant, fit observer l'officier de paix, je dois accomplir les formalités d'usage.
—Pas besoin, monsieur Barbaroux, dit par derrière une voix qui dressa l'oreille de Jean-Pierre. La farce est jouée là-dedans. Le propriétaire a déménagé.
—Est-ce toi? Ézéchiel? s'écria Jean-Pierre.
—Pour vous servir, monsieur Gâteloup, si toutefois j'en suis capable, répondit le quatrième agent, qui avança chapeau bas. J'ai mis comme ça un peu de barbe à mon menton pour la gloriole de ne pas passer pour en être quand je reviens pocher dans le quartier. J'ai ma figure de tous les jours en bourgeois, et ma physionomie du métier: ça fait-il du mal à quelqu'un?
Tout en parlant, il introduisit une clef dans la serrure de la porte, qui s'ouvrit aussitôt…
—Au nom de la loi, ajouta Ézéchiel, qui était en belle humeur, donnez-vous la peine d'entrer.
Dans cette espèce de cave, qui servait naguère de cabaret, il n'y avait plus que les quatre murs.
—Oh! fit Ézéchiel, répondant au regard étonné de Jean-Pierre et tenant à la main une chandelle de suif qu'il venait d'allumer, je suis en règle, monsieur Gâteloup. J'ai fait mon rapport, et la Pêche miraculeuse a d'ailleurs servi de souricière. Les temps sont durs, on vit comme on peut.
—Ce n'était pas la préfecture qui te donnait à vivre, dit Jean-Pierre qui fronça ses gros sourcils; ce n'était pas non plus ton métier de cabaretier. Ne joue pas au fin avec moi, l'homme, ou gare à tes côtes! Tu étais payé par la comtesse Marcian Gregoryi.
—Tiens! tiens! grommela Ezéchiel, vous saviez donc cela, monsieur Gâteloup?.. Eh bien, c'est vrai, quoi! j'ai mis quelque petit argent de côté pour mes vieux jours… On ne voit pas clair dans ces histoires-là, du premier coup, vous sentez rien… et j'ai été longtemps à deviner pourquoi la comtesse avait monté la mécanique du quai de Béthune.
—Et ce pourquoi est-il dans ton rapport?
—Oui bien, mais M. l'inspecteur n'a pas voulu me croire… Je suis fâché de n'avoir plus un verre de vin à vous offrir, messieurs, quoiqu'il n'était pas fameux, hein, monsieur Gâteloup?… En faut pour tous les goûts… Quand j'ai donc dit, là-bas, à la préfecture, qu'on emportait des corps du pavillon de Bretonvilliers, ici près, à un caveau qui se trouve quelque part au Marais, vers la chaussée des Minimes, on m'a ri au nez… par quoi je me trouve à couvert.
L'officier de paix jeta son cigare. Ezéchiel continua:
—Et comme on en parlait, du caveau, et de la vampire aussi, car tout se sait à Paris, seulement tout se sait mal, Mme la comtesse dit: Il faut dérouter les chiens.
—Le nom de l'inspecteur? demanda impétueusement l'officier de paix, qui se vit du coup commissaire de police.
—M. Despaux, parbleu! répliqua Ezéchiel, et qui sera secrétaire général quand M. Fouché aura mis M. Dubois à la retraite.
—Le numéro de la maison suspecte? interrogea encore l'officier de paix.
—Quant à ça, monsieur Barbaroux, la plus belle fille du monde ne peut dire que ce qu'on lui a appris…
—Nous le saurons tout à l'heure, l'interrompit Jean-Pierre, qui écoutait ce colloque avec impatience. Nous sommes ici pour autre chose… Peux-tu nous introduire au pavillon de Bretonvilliers?
—Jusqu'à la porte, oui, répondit Ézéchiel, et ces messieurs doivent avoir de quoi parler aux serrures.
L'agent Charlevoy frappa sur sa poche, qui rendit un son de ferraille, et repartit:
—J'ai ma trousse.
—Mais quant à trouver la pie au nid, continua Ezéchiel, c'est autre chose. La comtesse n'est pas revenue depuis le soir où les camarades apportèrent ici cette belle petite blonde… Vous savez, monsieur le gardien… on a dit qu'un jeune homme était entré ce soir-là au pavillon?
—Qui l'a dit?
—Mme Paraxin, la femelle de Satan.
—Et l'a-t-on emporté comme les autres?
—Je n'ai point ouï parler de cela. La figure de Jean-Pierre s'éclaira.
—Il reste une lueur d'espoir, murmura-t-il. Marchons!
Et il se dirigea de lui-même vers la porte basse qui était au fond du cabaret. Ézéchiel le laissa faire.
Aussitôt que la porte fut ouverte, Jean-Pierre Sévérin se trouva en face d'un tas de terre et de déblais qui bouchaient hermétiquement le passage.
—C'est vous qui êtes la cause de cela, patron, dit Ezéchiel. Le jour où vous avez dérangé les marchandises qui étaient devant la porte, il y avait ici des gens de la comtesse. Le lendemain, 1e passage était bouché… Mais ils ont compté sans le vieil Ézéchiel, qui les sait toutes, depuis le temps qu'il va à l'école… Rangez-vous, s'il vous plaît, et laissez-moi passer.
L'ancien cabaretier se glissa, tenant toujours sa chandelle allumée, dans un trou étroit qui restait à gauche et conduisait à l'escalier de sa cave. Jean-Pierre et les agents le suivirent. La cave était vide comme le bouge supérieur, mais à l'extrémité orientale du cellier, il y avait un amas de plâtras, entourant une ouverture récemment pratiquée.
Ezéchiel l'éclaira; elle pouvait donner passage à un homme de médiocre corpulence.
—Le soir où j'ai percé ce trou, dit-il en rougissant de colère, la maudite m'a fait mordre par son chien. S'il avait pu se couler là-dedans, le diable à quatre pattes, j'étais un homme mort. Je lui garde une dent: non pas au chien, mais à la dame… Et vous qui êtes un savant, monsieur Gâteloup, savez-vous si c'est vrai qu'on ne peut faire la fin de ces gens-là qu'avec un morceau de feu qu'on leur met dans le coeur?…
Charlevoy et Laurent étaient tout pâles.
—Mais c'est donc bien vraiment une vampire? murmurèrent-ils ensemble.
—En avant! ordonna Jean-Pierre.
Il se glissa le premier dans l'ouverture. Ézéchiel l'arrêta de force.
—Monsieur Gâteloup, dit-il, vous êtes un brave homme, et je vous ai vu tenir un contre dix avec un brin de bois. Vous m'allez, et je ne voudrais pas qu'il vous arrivât du gros mal… Passez le premier, c'est la justice, car vous semblez le plus intéressé à passer. Mais avant de mettre la tête hors du trou, veillez, guettez, écoutez. Si le chien est là, il grondera. S'il gronde, gardez-vous d'avancer: c'est une bête qui croque un homme comme un poulet.
Sévérin se dégagea, dit merci et franchit le trou en deux ou trois vigoureux efforts.
Il y eut un moment d'attente terrible. Ezéchiel avait de la sueur au front.
—Eh bien! fit Gâteloup du dehors, venez-vous?
—Parait que le chien est délogé pour tout de bon! dit Ézéchiel. Il aurait déjà fait son tapage s'il était là. Marchons.
Il passa le premier, non sans garder une certaine inquiétude. Les trois autres agents et l'officier de paix suivirent. Au delà du trou, c'était une sorte de fosse, en contre-bas de celle qu'on appelait le vide-bouteilles. Elle communiquait avec les jardins par un escalier de terre et de bois.
Les jardins étaient complètement déserts.
La petite troupe les parcourut d'abord et les fouilla dans tous les sens, Charlevoy et Laurent étaient deux fins limiers, et l'industrieux Ezéchiel connaissait les êtres. Ils arrivèrent jusqu'au grand mur qui bordait les deux quais, fermant l'éperon de I'Ile Saint-Louis comme un rempart. La nuit était claire. Quoique cette partie du jardin ressemblât à une forêt vierge, Laurent et Charlevoy, après visite faite, affirmèrent que nulle créature humaine n'y pouvait rester cachée.
La porte du bord de l'eau, par où la comtesse Marcian Gregoryi devait s'introduire une heure plus tard, ne leur échappa point, mais à voir l'état de sa serrure, ils la crurent condamnée.
Jean-Pierre lui-même, pénétrant par une brèche dans le couloir qui communiquait de la porte du bord de l'eau à la chambre sans fenêtres, le visita dans toute sa longueur et la prit pour un de ces passages, construits à des époques troublées, qui étonnent les curieux et restent comme des énigmes proposées à la perspicacité des chercheurs.
Ce couloir avait une bifurcation: le boyau qui menait à l'ancienne cachette du président d'Aubremesnil, et une voie plus large, descendant tout droit aux cuisines du pavillon de Bretonvilliers. Jean-Pierre ne reconnut que ce dernier passage.
Il appela Charlevoy et se fit ouvrir une porte, solidement armée de fer, qui eût enchanté un antiquaire. Les cuisines étaient vides comme les jardins; ou y pouvait néanmoins deviner la récente présence d'un ou de plusieurs habitants, car le sol était jonché d'épluchures de légumes, et des os de boeuf cru, à moitié rongés, s'éparpillaient ça et là.
Sur la table, il y avait une toque de femme en étoffe grossière et ornée d'oripeaux dédorés. La forme de cette toque indiquait à première vue son origine hongroise.
—C'était ici l'antre de maman Paraxin, dit Ézéchiel, et voici les restes du dernier souper de Pluto. J'ai idée que l'horrible bête mangeait plus souvent des os de chrétien que des os de boeuf.
—Les gens qu'on emportait d'ici, demanda Gâteloup, passaient-ils par le couloir que nous venons de suivre?
—Jamais, répondit Ézéchiel.
—Alors, s'écria Charlevoy, ils devaient passer par ta boutique, capitaine.
Ezéchiel rougit jusqu'aux oreilles et le regarda de travers.
Des cuisines au rez-de-chaussée c'était un large escalier de pierre de taille, mal tenu et dans un état de complète dégradation. Les portes du rez-de-chaussée ayant été ouvertes à l'aide de la trousse de Charlevoy, on entra dans une enfilade de chambre nues, suant l'humidité et la vétusté, et qui, évidemment, n'avaient point été habitées depuis de longues années.
Aux murailles restaient quelques portraits déteints et quelques haillons de tapisserie.
L'officier de paix, M. Barbaroux, était un utilitaire. Il fit remarquer avec raison qu'il y avait là beaucoup de terrain perdu et qu'on eût pu loger dans ces salles inoccupées une grande quantité de gens qui couchaient dans la rue.
—Montons plus haut, dit Jean-Pierre, il n'y a rien ici pour nous.
Le premier étage, beaucoup mieux conservé, présentait, au contraire, des traces d'occupation récente. C'était là que René de Kervoz avait été introduit le soir même où commence notre récit.
La trousse de Charlevoy ayant fait encore son office, Jean-Pierre entra dans ce salon où René avait attendu, rêvant et rafraîchissant son front brûlant au froid des carreaux, la venue de sa mystérieuse maîtresse.
En face de la fenêtre, de l'autre côté de la rue Saint-Louis-en-l'Ile, était la borne où Angèle s'était assise pour endurer le cruel supplice dont elle devait mourir.
C'était de là qu'elle avait reconnu ou deviné la silhouette de son fiancé aux derniers rayons de la lune.
C'était de là qu'elle avait vu, quand la lampe allumée à l'intérieur porta deux ombres sur le rideau, ces deux têtes rapprochées en un baiser qui lui poignarda le coeur.
C'était là qu'elle avait désespéré de la bonté de Dieu.
Il n'y avait plus de rideaux à la croisée, plus de tentures aux portes, plus de tapis, plus de meubles, plus rien.
Le déménagement était fait.
La décrépitude de la vieille maison se montrait partout.
Seulement, ça et là, un bouquet fané, un chiffon de femme, un livre restaient comme des témoins de la vie passagère qui avait animé cette solitude.
Dans la seconde chambre, celle que nous vîmes ornée selon la mode orientale, et que Lila choisit pour raconter au jeune Breton son histoire fabuleuse ou véridique, les hautes piles de coussins et les lampes de Bohême avaient disparu comme tout le reste.
Cette deuxième pièce était en apparence, la fin de la maison. La muraille opposée à la porte ne présentait aucune solution de continuité.
C'était pourtant bien cette muraille qui s'était ouverte quarante-huit heures auparavant pour montrer à René ébloui le réduit charmant, au fond duquel l'alcôve drapait ses rideaux de soie;
Le boudoir où la collation était servie;
La chambre sans fenêtres, en un mot, le lit d'amour qui devait se changer en prison.
Ce serait insulter à l'intelligence du lecteur que de lui expliquer pourquoi une pièce construite et installée précisément pour servir de cachette, au temps où l'art de ménager des cachettes était à son apogée, ne montrait à l'extérieur aucune trace de son existence.
Jean-Pierre Sévérin et son escouade restèrent près d'une heure au premier étage, furetant et fouillant. Toutes leurs recherches furent inutiles.
Il n'y avait plus à visiter que le deuxième étage, qui fut trouvé dans un état de désolation plus grande encore que le rez-de-chaussée. Les plafonds étaient défoncés et les cloisons tombaient en ruine.
Jean-Pierre dit:
—Descendons aux caves. Je démolirai la maison s'il le faut, mais je trouverai le fiancé de ma fille mort ou vif.
Les gens de police étaient là pour lui obéir. Barbaroux, l'officier de paix, se borna à murmurer:
—Mme Barbaroux m'attend, toute seule.
Laurent et Charlevoy échangèrent, à ce mot, un sourire incrédule.
—Attend-elle? demanda Charlevoy.
Laurent ajouta:
—Toute seule?
Hélas! on dit qu'Argus, fils d'Avestor, patron de la police avait cinquante paire d'yeux, dont aucune ne s'ouvrait sur les mignons mystères de son propre ménage!
Au moment où Jean-Pierre et son escouade, descendant l'escalier, repassaient devant la porte ouverte du premier étage, un bruit qui venait de l'intérieur des appartements les arrêta tout a coup.
Jean-Pierre s'élança aussitôt en avant, suivi de ses agents et arriva dans le salon à deux fenêtres juste à temps pour voir une main passer à travers un carreau cassé d'avance, et tourner lestement l'espagnolette.
Germain Patou sauta dans la chambre en secouant ses cheveux baignés de sueur.
Tout en le blâmant de ce travers qu'il avait de grimper ainsi aux balcons, nous plaiderons en sa faveur plusieurs circonstances atténuantes. D'abord, les murailles du pavillon de Bretonvilliers étaient construites selon ce style monumental qui, laissant entre chaque pierre un intervalle profond, rend superflu l'usage des échelles; en second lieu, il était mû par une bonne intention; en troisième lieu, c'était avant d'être reçu docteur.
S'il eût passé sa thèse en ce temps-là, croyez que nous le regarderions comme inexcusable.
—Bonsoir, patron, dit-il; je suis venu en quatre minute trente secondes, montre à la main, de la chaussée des Minimes jusqu'ici; mais j'ai perdu plus d'un quart d'heure à rôder autour de la maison. Alors, comme la porte était close, j'ai passé par la fenêtre. Le carreau était cassé, et je voudrais savoir ce que veulent dire tous ces petits papiers qui sont là sur l'appui, et dans chacun desquels il y a un caillou. Apportez la lumière.
—As-tu trouvé? demanda Jean-Pierre Sévérin.
—J'ai trouvé la tanière, répondit Patou qui dépliait un des papiers dont il venait de parler; mais la louve s'est enfuie.
—La louve? répéta Jean-Pierre.
Patou lui serra fortement la main.
—Patron, murmura l'apprenti médecin à son oreille, il y a du sang là-dedans. C'est demain qu'on étrenne la Morgue du Marché-Neuf, j'ai idée que votre nouvelle salle sera trop petite: Franz Koënig a été assassiné ce soir.
Les doigts de Jean-Pierre se crispèrent sur son front pâle.
—Et ma fille? dit-il en un gémissement. Et mon pauvre René?
Charlevoy approchait avec la lumière. Le regard de Gâteloup tomba sur le papier que Patou tenait à la main.
—L'écriture d'Angèle! s'écria-t-il en lui arrachant la lettre.
—Il n'en manque pas, répliqua l'étudiant en médecine, j'en ai trouvé au moins une demi-douzaine sur le rebord de la croisée… Et tenez! en voici un jusque dans la chambre! C'est celui qui a dû casser le carreau.
Il ramassa un papier contenant un caillou comme les autres et qui était sur le plancher.
—Oh! oh! fit-il en baissant la voix malgré lui, celui-là est tracé avec du sang!
Jean-Pierre prit le flambeau des mains d'Ézéchiel.
—Sortez tous! prononça-t-il à voix basse, mais ne vous éloignez pas.
Tout à l'heure j'aurai besoin de vous.
XXI
PAUVRE ANGÈLE!
Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, et Germain Patou étaient seuls tous deux, non plus dans le salon, mais dans la chambre qui confinait à la cachette. Jean-Pierre avait voulu mettre une porte de plus entre lui et la curiosité des agents.
Ils étaient assis l'un auprès de l'autre, sur la marche ou caisson que la coutume plaçait, dans toutes les vieilles maisons, au-devant des croisées.
C'était l'unique siège que présentât désormais l'appartement.
Chacun d'eux avait à la main un de ces papiers qui contenaient des cailloux. La chandelle était par terre. Ils se penchaient pour lire, et les cheveux blancs du gardien tombant en avant, inondaient son visage.
On entendait sa respiration siffler dans sa gorge.
Sur le papier tremblant que tenait sa main, des larmes coulaient.
—Pauvre Angèle! murmura Germain Patou, qui avait aussi des larmes dans la voix.
—Pauvre Angèle! répéta Gâteloup d'un accent profond. Elle n'a pas songé à sa mère!
—Elle n'a pas songé à vous, patron! ajouta l'étudiant en médecine.
Vous l'aimiez autant que sa mère.
—Penses-tu qu'elle soit morte, Germain? demanda Gâteloup.
Patou ne répondit pas; il lut:
«René, mon René chéri, tu m'avais promis de m'aimer toujours. Je ne craignais rien, car il n'y a personne sur la terre qui soit aussi noble, aussi loyal que toi. Et puis, nous avons notre petite Angèle. Est-ce qu'on abandonne un chérubin dans son berceau?
«J'ai fait un rêve, René; écoute-moi, je vais te dire tout; je suis bien sûre que c'est un rêve.
«Tu es dans cette maison, je le sais; je t'y ai vu entrer et tu n'es pas revenu. Mais peut-être te retient-on de force.
«Oh! elle est belle, c'est vrai! je n'ai rien vu de si beau! Est-ce qu'elle t'aime comme moi?
«René, ce n'est pas la mère de notre petit ange!
«Je lance ce papier sur la fenêtre de la chambre où je t'ai vu; tu le liras, si tu reviens encore à cette croisée, songer et regarder le vide.
«Pauvre ami, tu souffres; je voudrais ajouter tes souffrances aux miennes, je voudrais te faire heureux au prix de tout mon bonheur.
«J'étais là, sur cette borne qui est en face de la croisée, de l'autre côté de la rue. Regarde-la. Je croyais que tu me voyais. Quelles idées on a dans ces instants où l'âme chancelle! Mon Dieu! si tu m'avais vue, nous aurions peut-être été tous sauvés!
«J'ai eu tort de ne pas t'appeler, de ne pas m'agenouiller les mains jointes, au milieu de la rue. Tu es bon, tu aurais eu pitié.
«J'étais là, moi, je te voyais. J'ai tout vu, je t'aime comme auparavant, mon René. De toi à moi il y a notre petite Angèle. Je t'aime…»
Germain Patou cessa de lire, et le papier s'échappa de ses doigts.
—Diable de Breton! grommela-t il, si je le tenais, il passerait un méchant quart d'heure.
—Tais-toi! prononça tout bas Gâteloup.
Il ajouta:
—N'est-ce pas qu'elle l'aimait bien?
—C'est un ange du bon Dieu! s'écria l'étudiant. Ah! le coquin de
Breton.
Jean-Pierre réfléchissait.
—Ce doit être ici la première lettre, dit-il, les yeux fixés sur le chiffon humide qu'il relisait pour la dixième fois. Celle-ci est peut-être la seconde:
«Je suis venue, et j'ai lancé le papier sur la fenêtre; il y est resté, après avoir retombé bien des fois. Tu ne m'as pas répondu, tu ne l'as pas lu, René! Que les heures sont longues! Ma pauvre mère ne sait pas jusqu'à quel point je suis désespérée; je n'ai rien dit à mon père, qui voudrait me venger, peut-être.
«Je n'ai parlé qu'à notre enfant. A celle-là, je dis tout, parce qu'elle ne peut pas encore me comprendre. Il y a des instants où ce bien-aimé petit être semble deviner ma souffrance; d'autres, son sourire me dit d'espérer.
«Espérer, mon Dieu!…
«Eh bien, oui! j'espère encore, puisque je ne suis pas morte. Je n'ai pas lu beaucoup de livres, mais je sais qu'il y a des entraînements, des maladies de l'âme.
«Tu es entraîné, tu es malade, et cette enchanteresse ne t'a pas encore donné le temps de songer à ton enfant.
«Ce fut à Saint-Germain-l'Auxerrois, n'est-ce pas? Je ne vis rien, mais quelque chose troubla ma prière. Je sentais en moi comme une sourde douleur. Mon coeur se serrait; la pensée de nos noces ne me donnait plus de joie.
«Elle était là, j'en suis sûre!
«Nos noces! ce jour si ardemment souhaité, le voilà qui arrive! Oh! René! René! tu m'avais dit une fois: Ce serait un crime de mettre une larme dans ces yeux d'ange.
«L'ange est tombé. Etait-ce à toi de le punir?
«En revenant de l'église, je te ne reconnaissais déjà plus. Je cherchais ta pensée. Je pleurai en montant notre escalier.
«Et j'attendis pour voir ta lampe s'allumer.
«La nuit entière se passa, René. J'étais perdue.
«Réponds-moi, ne fût-ce qu'un mot. Que fais-tu dans cette sombre maison? Veux-tu que je te dise mon dernier espoir? Tu conspires, peut-être…
«Ni mon père ni ma mère n'ont rien su par moi: ce sont tes secrets. J'ai ouï parler aujourd'hui d'arrestation… Si je t'avais calomnié dans mon âme, René, mon René chéri! si tu n'étais que malheureux!…»
—Que veut dire cela? s'interrompit ici Jean-Pierre Sévérin.
—Kervoz est de Bretagne, répondit Patou.
Il ajouta:
—Le gros marchand de chevaux de l'église Saint-Louis-en-l'Ile n'est-il pas son oncle?
Jean-Pierre se frappa le front:
—Morinière! prononça-t-il tout bas. Et le secrétaire général de la préfecture m'a dit…
Il n'acheva pas, et sa pensée tourna.
—Morinière a l'air d'un brave homme, murmura-t-il. C'est impossible!
—La troisième lettre nous apprendra peut-être quelque chose, fit l'étudiant en médecine. L'écriture change.
Jean-Pierre saisit le papier qu'on lui tendait et le baisa.
«…Rien de toi, rien! Tu n'as pas reçu mes messages. Jamais tu ne pourrais te montrer si cruel envers moi…
«Notre petite fille maigrit et devient toute blanche depuis que mon sein tari n'a plus rien pour elle. Je la regardais ce matin. Peut-être que Dieu nous prendra tous ensemble.
«Quelle nuit! Pourrait-on dire en une année ce que l'on pense dans l'espace d'une nuit?
«J'ai vu mon père et ma mère pour la dernière fois. Tout le jour, je vais rôder autour de toi, et toute la nuit prochaine aussi. Je te verrai, je le veux, je te parlerai…
«Ils dormaient! J'ai baisé les cheveux blancs de mon père d'adoption, qui m'aimait comme si j'eusse été sa fille.
«J'ai collé mes lèvres sur le front de ma mère.
«Celle-là aussi a bien souffert.
«Elle a eu le courage de vivre!
«J'ai baisé aussi mon jeune frère, un enfant doux et bon, qui pleurera sur moi.
«Il a déjà le coeur d'un homme. Le père dit souvent qu'il ne sera pas heureux dans la vie.
«Puis je suis revenue à ma fille et je l'ai habillée en blanc. Dans ses cheveux, j'ai mis la guirlande que tu avais apportée le jour de ma fête. Notre fille sera bien belle.
«J'avais besoin de rire et de chanter. Je ne sais pas si c'est ainsi quand on devient folle…»
Les bras de Gâteloup tombèrent.
Son visage énergique exprimait une torture si poignante que les larmes vinrent aux yeux de Patou.
—Il faut de la force, monsieur Jean-Pierre, dit-il. Tout n'est pas fini.
—Non, répliqua Gâteloup d'une voix changée, tout n'est pas fini.
Il ajouta en refoulant un sanglot dans sa gorge:
—C'est vrai que c'était demain le mariage! ma pauvre femme ne survivra pas à cela…
Sa main fiévreuse déplia un autre papier.
«…J'ai voulu voir ta chambre, que je connaissais si bien, quoique je n'y fusse jamais entrée. J'avais un espoir d'enfant: je croyais t'y trouver.
«La portière ma laissée monter. Je t'écris chez toi: cela me portera bonheur.
«Je suis à l'endroit où je te voyais assis, quand je regardais par ma fenêtre. C'est de là que tes yeux m'ont parlé pour la première fois.
«J'ai devant moi les portraits de ton père et de ta mère. Comme ta mère doit t'aimer! et combien je l'aime!
«Il y a une lettre commencée où tu lui parlais de moi. M'as-tu donc chérie ainsi, René? Et pourquoi m'as-tu quittée?
«Que t'ai-je fait? Ne suis-je pas toute à toi?
«Il y a là aussi un mouchoir sanglant, avec des armoiries et une couronne…
«Je ne peux pas rester ici, il faut que j'aille à toi et que je te cherche…
«D'ailleurs, il est un autre endroit où je te parlerai mieux qu'ici, c'est près du pont Marie, sous le quai des Ormes, là où nous nous assîmes entre le gazon et les fleurs, écoutant les murmures du vent dans le feuillage des grands arbres.
«Je ne suis pas folle encore, va; j'ai bien de l'espoir depuis que j'ai vu l'image de la Vierge dans la ruelle de ton lit.
«Tu ne m'as pas oubliée, tu es prisonnier quelque part, je te délivrerai.
«René, mon René, ma vie! j'ai baisé le portrait de ta mère…»
—Est-ce la dernière? demanda Gâteloup d'une voix qui défaillait.
—Non, répondit Patou, il y a celle qui est écrite avec du sang.
—Lis, murmura le vieillard, je n'ai plus de force.
Germain Patou essuya tranquillement ses yeux mouillés, dont les paupières le brûlaient.
«…Tout un jour encore, tout un long jour! Où es-tu? Les gens du quartier me connaissent et m'appellent déjà la folle.
«J'ai jeté les deux lettres avant l'aube. N'as-tu pas entendu les cailloux frapper contre les carreaux? J'ai regardé. On ne voit rien. J'ai appelé. Tu n'as pas répondu.
«Puis les passants sont venus avec le soleil, et je me suis mise à rôder autour de la maison maudite.
«J'en ai fait dix fois, cent fois le tour.
«J'ai heurté à la porte par où tu étais entré. Une vieille femme est venue, qui parle une langue étrangère. Elle m'a chassée, me montrant les longues dents d'un chien énorme, qui a du sang dans les yeux.
«Je suis sur le banc, auprès du pont Marie. Les arbres murmurent comme l'autre fois. La Seine coule à mes pieds. Comme elle doit être profonde!
«Je t'écris avec un peu de mon sang, sur la page blanche de mon livre de messe, que j'avais emporté pour prier.
«Je ne peux pas prier.
«Mes pensées ne sont plus bien claires dans ma tête, je souffre trop.
«Il y a une pensée pourtant dans ma tête, qui est claire et qui revient toujours. Je n'essaye plus de la chasser.
«Je ne me tuerai pas toute seule. Je prendrai ma petite Angèle dans mes bras, avec sa robe blanche et sa couronne.
«Je l'emmènerai où je vais. Que ferait-elle ici sans sa mère!
«Cette fois, je lancerai ma lettre à travers le carreau. Peut-être qu'elle arrivera jusqu'à toi.
«Puis je reviendrai ici, sur ce banc.
«Au matin, si je n'ai pas de réponse, j'irai prendre ma petite Angèle dans son berceau…»
—La petite fille est-elle encore chez vous? demanda tout à coup l'étudiant en médecine.
—Oui, répondit le gardien d'un ton morne.
Puis se parlant à lui-même et d'une voix que l'angoisse brisait:
—C'était elle! poursuivit-il. Elle n'a pas eu le temps de doubler son crime en sacrifiant son enfant!…
Son crime! s'interrompit il avec une soudaine violence. Quand l'excès du malheur a produit le délire, y a-t-il encore crime? Je suis vieux; je n'ai jamais rencontré d'âme si douée ni si pure… C'était elle!… Tu ne me comprends pas, garçon, et je n'ai pas le courage de me faire comprendre… C'est elle! c'est elle que je vis au lieu même qu'elle désigne, entraînée et saisie par le démon du suicide… Vue de mes yeux, entends-tu, comme je te vois… et le reste dépasse tellement les bornes du vraisemblable que les paroles s'arrêtent dans mon gosier… Un monstre, un être impur lui a pris sa vie, sa vie angélique, et la prodigue à toute sorte de hontes… La vampire…
L'oeil de Patou brilla.
—J'ai lu, la nuit dernière, le plus étonnant de tous les livres, prononça-t-il à voix basse: la Légende de la goule Addhéma et du vampire de Szandor, imprimée à Bade, en 1736, par le professeur Hans Spurzheim, docteur de l'Université de Presbourg… L'oupire Addhéma prenait la vie de ses victimes au marc le franc, pour ainsi dire, vivant une heure pour chacune de leurs années, et courant sans cesse le monde, afin de rassembler des trésors au roi des morts-vivants, le comte Szandor, qu'elle aime d'une adoration maudite, et qui lui vend chaque baiser au prix d'un monceau d'or.
—Et comment s'inoculait-elle la vie d'autrui? demanda Jean-Pierre, qui avait honte d'interroger ces mystères de la démence orientale.
—En appliquant sur son crâne chauve, répondit Patou, les chevelures des jeunes filles assassinées.
Le gardien poussa un cri sourd et se retint à la croisée pour ne point tomber à la renverse.
—J'ai vu la vampire Addhéma face à face, balbutia-t-il, j'ai vu la propre chevelure d'Angèle, ma pauvre enfant, sur le crâne de la comtesse Marcian Gregoryi!
L'étudiant recula stupéfait.
Il regarda Gâteloup dans les yeux, craignant l'irruption d'une soudaine folie.
Les yeux de Gâteloup se fixaient dans le vide. Peut-être voyait-il ce corps inerte, remontant le courant, le long des berges de la Seine, contre toutes les lois de la nature; ce corps qui avait allongé le bras pour saisir la jeune fille indécise, penchée au-dessus de l'eau, près du pont Marie.
Le démon du suicide!
Dans le silence qui suivit, on put entendre un bruit qui venait de cette muraille, en apparence pleine, formant la partie orientale de la chambre.
C'était comme le grincement d'une porte sur ses gonds rouillés.
Jean-Pierre et Patou prêtèrent avidement l'oreille.
La porte grinça une seconde fois, puis fut refermée avec une évidente précaution.
—Il y a quelque chose là! s'écria Germain Patou.
Le patron lui mit la main sur la bouche.
Ils écoutèrent pendant toute une minute, puis, le bruit ne s'étant point renouvelé, Jean-Pierre dit:
—René de Kervoz est de l'autre côté de cette muraille, j'en suis sûr! il faut percer la muraille.
XXII
SIMILIA SIMILIBUS CURANTUR
Dans le récit par où débute ce livre: la Chambre des Amours, nous avons vu Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, plus jeune, mais tourmenté déjà de sombres rêveries.
C'était un homme sage et fort. Dans la sphère très humble où le sort l'avait placé, il avait pu voir de très près la lutte des philosophes modernes contre les croyances du passé. Il s'y était mêlé, il avait combattu de sa propre personne.
Chrétien, il avait repoussé l'impiété; mais, libre dans son âme et ami des mâles grandeurs de l'histoire ancienne, il restait fidèle à la république, à l'heure même où la république chancelait.
Ce n'était pas un superstitieux. Il était né à Paris, la ville qui se vante d'avoir tué la superstition.
Mais c'était un voyageur de nuit, un solitaire et peut-être, sans qu'il le sût lui-même, un poète.
La vie nocturne enseigne au cerveau d'étranges pensées.
Quand Jean-Pierre Sévérin veillait, penché sur ses avirons, écoutant l'éternel murmure du fleuve et cherchant le mystérieux ennemi qu'il combattait depuis tant d'années: le suicide, qui pouvait deviner ou suivre les chemins où se perdaient ses rêves?
Aussitôt qu'il eut dit: il faut percer la muraille, Germain Patou s'élança dans le salon, appelant les agents à haute voix. Ceux-ci, habitués à ne jamais perdre leur temps, s'étaient arrangés déjà pour dormir, tandis que M. Barbaroux, officier de paix, fumait sa pipe.
Ezéchiel, qui croyait connaître la maison par coeur, avait formellement annoncé que l'expédition était finie.
Gâteloup, resté seul dans la seconde chambre, se mit à éprouver le mur, frappant de place en place avec la paume de sa main ouverte. Le mur sonna le plein d'abord, mais lorsque Gâteloup arriva au milieu, une planche, recouvrant le vide, retentit sous sa main comme un tambour.
C'était la porte, très habilement dissimulée dans les moulures de la boiserie, et qu'aucun indice ne désignait du regard.
Gâteloup, dans les circonstances de ce genre, n'avait besoin ni de levier ni de pince. Il prit son élan de côté et lança son épaule contre le panneau, qui éclata, brisé.
Quand le renfort arriva, Gâteloup était déjà dans la chambre sans fenêtres.
—Êtes-vous là, René de Kervoz? demanda-t-il.
Il écouta, mais les battements de son coeur le gênaient et l'assourdissaient.
Il crut entendre pourtant le bruit de la respiration d'un homme endormi.
Les rayons de la chandelle de suif, pénétrant tout à coup dans la cachette, montrèrent en effet René, étendu sur un lit, la face hâve, les cheveux en désordre et dormant profondément.
—Tiens! dit Ezéchiel, elle n'a pas tué celui-là. Il examina le réduit d'un oeil curieux.
—Un joli double fond! ajouta-t-il.
—Levez-vous, monsieur de Kervoz! ordonna Gâteloup en secouant rudement le dormeur.
Laurent et Charlevoy furetaient. M. Barbaroux dit:
—Nous allons toujours arrêter ce gaillard-là!
René, cependant, secoué par la rude main de Gâteloup, ne bougeait point.
Germain Patou déboucha tour à tour les deux flacons et en flaira le contenu en les passant rapidement à plusieurs reprises sous ses narines gonflées.
Il avait l'odorat sûr comme un réactif.
—Opium turc, dit-il, haschisch de Belgrade: suc concentré du Papaver somniferum. Patron, ne vous fatiguez pas, vous le tueriez avant de l'éveiller.
Chacun voulut voir alors, et M. Barbaroux lui-même mit son large nez au-dessus du goulot comme un éteignoir sur une bougie.
—Ça sent le petit blanc, déclara-t-il, avec du sucre.
Charlevoy et Laurent auraient voulu goûter.
—Il faut pourtant qu'il s'éveille! prononça tout bas Gâteloup. Lui seul peut nous mettre désormais sur les traces de la vampire!
—Ah ça? l'homme, fit M. Barbaroux, vous avez votre blanc-bec. Il serait temps d'aller se coucher.
Charlevoy et Laurent, au contraire, avaient envie de voir la fin de tout ceci. C'étaient deux agents par vocation.
—As-tu les moyens de l'éveiller, garçon? demanda Jean-Pierre à Patou.
—Peut-être, répondit celui-ci.
Puis il ajouta en baissant la voix et en se rapprochant:
—Peut-être tous ces gens-là sont-ils de trop maintenant.
Quand le jeune homme s'éveillera, il peut parler; il n'aura pas conscience de ses premières paroles. J'aimerais mieux, pour vous et pour lui, qu'il n'y eût point d'oreilles indiscrètes autour de son réveil.
—Messieurs, dit aussitôt Gâteloup, je vous remercie. M. Barbaroux a raison: nous avons trouvé celui que je cherchais, je n'ai plus besoin de vous.
Mais l'officier de paix avait réfléchi. Ce n'est jamais inutilement qu'une administration possède dans son sein un homme complet comme M. Berthellemot. La grande image de cet employé supérieur passa devant les yeux de Barbaroux, qui dit:
—Vous en parlez bien à votre aise, l'ami; ne croirait-on pas que vous avez des ordres à nous donner? J'ai reçu mission de vous suivre et de vous prêter main-forte: Je dois soumettre mon rapport à M. le préfet, et je reste.
Il n'avait pas encore achevé ces sages paroles, quand le marteau de la porte extérieure, manié à toute volée, retentit dans le silence de la nuit.
C'était là une interruption tout à fait inattendue. Au premier moment, personne n'en put deviner la nature.
Mais bientôt une voix s'éleva dans la rue, qui disait:
—Ouvrez, au nom de la loi!
—M. Berthellemot! s'écrièrent en choeur les gens de la préfecture.
M. Barbaroux s'élança le premier, suivi des quatre agents, et l'instant d'après, le secrétaire général faisait son entrée solennelle. Il avait derrière lui une armée.
Pour se présenter, il avait arboré le sourire déjà bien connu de M.
Talleyrand et l'avait ajouté au regard de M. de Sartines.
—Ah! ah! mon voisin, fit-il aiguisant avec soin la pointe d'une fine ironie, rien ne m'échappe! Nous avons eu de la peine à retrouver vos traces, mais nous y sommes parvenus. C'est une affaire! c'est une grave affaire! Je ne m'explique pas prématurément sur ses ramifications, mais tenez-vous pour assuré que j'ai pris des notes… Je vous demande de m'exhiber le prétendu ordre du premier consul, au cas où vous ne l'auriez pas déjà détruit.
—Pourquoi l'aurais-je détruit? demanda Gâteloup en plongeant sa main dans sa poche.
M. Berthellemot jeta à la ronde un coup d'oeil satisfait, et répondit en faisant claquer quelques-uns de ses doigts:
—On ne sait pas, mon voisin, on ne sait pas!
Barbaroux murmura:
—Dès le début, j'ai pensé: il y a du louche!
Dans la chambre voisine, la suite du secrétaire général et les agents de Barbaroux causaient avec animation.
La fausseté de l'ordre signé Bonaparte, dont Jean-Pierre Sévérin avait fait usage, n'était déjà plus un mystère pour personne.
Charlevoy disait:
—Le personnage a de drôles de manières. Si on a à l'emballer, il faut le faire tout de suite, car il a des partisans dans son quartier, et ça occasionnerait une émeute.
—Fouillez-le, ajouta Ézéchiel, et vous trouverez sur lui un coeur, qui prouve comme quoi c'est le chouan des chouans!
Pendant cela, Germain Patou s'occupait de René, toujours endormi.
Jean-Pierre remit l'ordre à M. Berthellemot, qui fit apporter le flambeau et essuya minutieusement son binocle.
Quand il eut retourné le papier dans tous les sens et examiné la signature, il toussa.
La toux même de certains hommes éminents a une signification doctorale.
—M. le préfet ne voit pas plus loin que le bout de son nez! grommela-t-il. Moi, je juge la situation d'un coup d'oeil. Il y a là une affaire d'État où le diable ne connaîtrait goutte. C'est bel et bien le premier consul qui a griffonné ces pattes de mouche. Que ferait ce scélérat de Fouché en semblable circonstance? Il irait à Dieu plutôt qu'à ses saints…
—Mon cher voisin, dit-il à haute voix et d'un accent résolu, en prenant la main de Gâteloup, qu'il serra avec effusion, M. le préfet est mon chef immédiat, mais au-dessus du préfet il y a le souverain maître des destinées de la France… je veux parler du premier consul. Vous témoignerez au besoin de mes sentiments politiques… Quelle est votre opinion personnelle sur cette comtesse Marcian Gregoryi?
Jean-Pierre fut un instant avant de répondre.
—Monsieur l'employé supérieur, dit-il enfin, prenez une bonne escorte, allez chaussée des Minimes, n° 7, et fouillez la maison de fond en comble.
—Sans oublier la serre, ajouta Germain Patou, et, dans la serre, une trappe qui est sous la troisième caisse, en partant de la caisse du salon: une caisse de Yucca gloriosa.
Jean-Pierre acheva:
—Quand vous aurez fait là-bas votre besogne, monsieur l'employé, vous ne demanderez plus ce qu'est la comtesse Marcian Gregoryi.
—Messieurs, suivez-moi, s'écria Berthellemot, enflammé d'un beau zèle, et songez que le premier consul a les yeux sur nous.
Il pensait à part lui:
—Il y a là quelque tour mémorable a jouer à M. le préfet. La double escouade partit au pas accéléré. Une fois dans la rue, M. Berthellemot s'arrêta et appela:
—Monsieur Barbaroux?
L'officier de paix s'étant approché, Berthellemot le prit à part:
—Dès longtemps, monsieur Barbaroux, lui dit-il avec majesté, les soupçons les plus graves étaient éveillés en moi au sujet de cette femme, malheureusement soutenue par de hautes protections. J'ai des rapports particuliers du nommé Ezéchiel, qui obéissait en aveugle à une direction intelligente donnée par moi. J'ai toutes les notes. Sans croire aux vampires, monsieur, je ne repousse rien de ce qui peut être admis par un scepticisme éclairé. La nature a des secrets profonds. Nous ne sommes qu'à l'enfance du monde… Je vous charge de veiller sur M. Sévérin adroitement et en vous gardant d'exciter sa défiance. Il a des relations. Si les événements tournent comme il est permis de le prévoir, nous aurons du mouvement à la préfecture, monsieur Barbaroux, et je ne vous oublierai pas dans le mouvement.
L'officier de paix ouvrait la bouche pour exposer brièvement ses droits à une place de commissaire de police, Berthellemot l'interrompit:
—Je prendrai des notes, dit-il. Vous me répondez de ce M. Sévérin… Vous ne me croiriez pas, monsieur, si je vous disais que toute cette intrigue est pour moi plus claire que le jour.
Il partit, ne joignant qu'Ezéchiel à son ancienne escorte. Charlevoy et Laurent restèrent en observation dans la rue Saint-Louis, sous les ordres de M. Barbaroux. qui murmurait:
—Toi, tu vois à peu près aussi clair que M. le préfet, qui voit juste aussi clair que moi, qui n'y vois goutte!
Cette prosopopée s'adressait a M. Berthellemot. Quand donc les subalternes comprendront-ils les mérites de leurs chefs?
Dans la chambre sans fenêtres, Jean-Pierre Sévérin et son protégé
Patou étaient penchés sur le sommeil de Kervoz.
—Comme il est changé! murmura Jean-Pierre, et comme il a dû souffrir!
—Ces quarante-huit heures, répondit l'étudiant en médecine, ont été pour lui un long rêve, ou plutôt une sorte d'ivresse. Il n a pas souffert comme vous l'entendez, patron.
—La sueur inonde son front et coule sur sa joue hâve.
—Il a la fièvre d'opium.
—Et ne peut-on l'éveiller?
Germain Patou hésita.
—C'est si drôle les évangiles de ce Samuel Hahnemann! murmura-t-il enfin. On n'ose pas trop en parler aux personnes raisonnables. C'est bon pour les cerveaux brûlés comme moi… Similia similibus… Si j'étais tout seul, j'essayerais les Formules du sorcier de Leipzig.
—Quelles sont ces formules? Ne parle pas latin.
—Je parlerai français. Il y a beaucoup de formules, car le système de Samuel Hahnemann étant précis et mathématique comme une gamme, la chose la plus mathématique qu'il y ait au monde, varie et se chromatise selon l'immense échelle des maux et des médicaments; seulement ces milliers de formules s'unifient dans LA FORMULE: Similia similibus curantur, ou plutôt, car la règle elle-même est exprimée d'une façon lâche et insuffisante: CECI est guéri par CECI; au lieu de l'ancienne norme, qui disait: Ceci est guéri par CELA.
—Ce sont des mots, murmura Jean-Pierre Sévérin, et le temps passe.
—Ce sont des choses, patron, de grandes, de nobles choses! Le temps passe, il est vrai, mais ce ne sera pas du temps perdu, car votre jeune ami, M. René de Kervoz, est déjà sous l'influence d'une préparation hahnemannienne. Je lui ai délivré le traitement qui convient à son état.
L'oeil de Jean-Pierre chercha sur la table de nuit une fiole, un verre, quoi que ce soit enfin qui confirmât l'idée d'un médicament donné.
Il ne vit rien.
—Tu as osé?… commença-t-il.
—Il n'y a point là d'audace, l'interrompit Germain Patou. Vous pourriez prendre ce qu'il a pris et mille fois, et cent mille fois la dose, sans que votre constitution en éprouvât aucun choc.
—Cent mille fois! répéta Jean-Pierre indigné. Quelle que soit la dose…
—Un million de fois! l'interrompit Patou à son tour. C'est le miracle, et c'est le motif qui retardera la vulgarisation du plus grand système médical qui ait jamais ébloui le monde scientifique. Quand l'école Sangrado sera à bout d'arguments pour combattre le jeune système, elle s'écriera: Mensonge! momerie! imposture! Hahnemann ne donne rien qu'une matière inerte et neutre: du sucre, du lait ou de l'eau claire! Et en effet, dans ce que Hahnemann distribue, l'analyse chimique ne découvrirait rien.
—Mais alors…
—Mais alors connaissez-vous le chimiste qui découvrirait, par l'analyse ordinaire, le principe vivifiant du bon air et le principe malfaisant de l'atmosphère en temps d'épidémie? Si quelqu'un vous dit qu'il le connaît, répondez hardiment: C'est un menteur! L'air libre rend les mêmes éléments partout à l'analyse… et pourtant il y a un air qui donne la santé, un air qui produit la maladie… j'entends l'air qui est sous le ciel, car le miasme concentré dans un endroit clos s'apprécie chimiquement… Vous pouvez donc être tué ou guéri par une chose infinitésimale, échappant à des instruments qui reconnatraîent aisément la millionième partie de la dose d'arsenic, par exemple, qui ne suffirait pas à vous donner la colique…
René de Kervoz fit un mouvement brusque sur son lit.
—Il a bougé, dit Jean-Pierre.
Patou prit dans la poche de son frac une boite plate un peu plus grande qu'une tabatière et l'ouvrit:
—J'ai passé bien des nuits à fabriquer cela, dit-il avec un naïf orgueil. On fera mieux, mais ce n est pas mal pour un début.
Dans la boite, il y avait une vingtaine de petits flacons, rangés et étiquetés. Patou en choisit un, disant encore:
—Jusqu'à présent, notre pharmacie n'est pas bien compliquée; mais le maître cherche et trouve… Là, patron, voulez-vous ma confession? Si je venais à découvrir que cet homme-là est un fou ou un imposteur, j'en ferais une maladie!
Ayant débouché un des petits flacons, il en retira une granule qu'il enfila à la pointe d'une aiguille, piquée pour cet objet dans la soie qui doublait la boîte.
René de Kervoz avait entr'ouvert ses lèvres pour murmurer des paroles indistinctes. Patou profita d'un instant où les dents du dormeur se desserraient, et introduisit lestement le globule, qui resta fixé sur la langue.
—Que lui donnes-tu? demanda Jean-Pierre.
—De l'opium, répondit l'étudiant.
—Comment, de l'opium! Tu disais tout à l'heure que cette léthargie était produite par l'opium!
—Juste!
—Eh bien?
—Eh bien, patron, il faudra du temps et de la peine pour habituer le monde à cette apparente contradiction. Le système de l'homme de Leipzig subira une longue, une dure épreuve; on lui opposera le raisonnement, on lui prodiguera la raillerie. Comment ceci peut-il tuer et guérir? Tout à l'heure je vous démontrais en deux mots l'effet possible, l'effet terrible d'une dose invisible, impondérable,—infinitésimale, puisque c'est le terme technique. Faut-il vous prouver maintenant, à vous qui avez l'expérience de la vie, que la même chose peut et doit produire des résultats tout à fait contraires, selon le mode et la quantité de l'emploi? Dans l'ordre moral, la passion, ce don suprême de Dieu, source de toute grandeur, engendre toutes les hontes et toutes les misères; l'orgueil avilit, l'ambition abaisse, l'amour fait la haine; dans l'ordre physique, le vin exalte ou stupéfie,—selon la dose.
—Je sais cela, dit Jean-Pierre, qui courba la tête.
—Le bon La Fontaine, dans une fable qui n'amuse pas les enfants, reproche au satyre de souffler le chaud et le froid, employant une seule et même chose: son haleine, à refroidir sa soupe et à réchauffer ses doigts. C'est une image vulgaire, mais frappante, de la nature. Tout, ici-bas, tout souffle le chaud et le froid. L'univers est homogène; il n'y a pas dans la création, si pleine de contrastes, deux atomes différents; le physicien qui vient de promulguer cet axiome va changer en quelques années la face de toutes les sciences naturelles. Le siècle où nous entrons inventera plus, grâce à ces bases nouvelles, expliquera mieux et produira autant, lui tout seul, que tous les autres siècles réunis…
—Ses yeux essayent de s'ouvrir! murmura Gâteloup, dont le regard inquiet était toujours fixé sur René de Kervoz.
—Ils s'ouvriront, répliqua Patou.
—Si tu lui donnais encore une de ces petites dragées?
—Bravo, patron! s'écria l'étudiant en riant. Vous voilà converti à l'opium qui réveille! malgré le facit dormire de Molière, qui est la vérité même! Je n'ai pas eu besoin de vous citer le plus extraordinaire et le plus simple parmi les faits scientifiques de ce temps: le cow-pox d'Edouard Jenner, sa vaccine, qui est le virus même de la petite vérole et qui préserve de la petite vérole.
—Donne une dragée, garçon.
—Patience! la dose ne suffit pas; il faut l'intervalle… on s'enivre aussi avec ces joujoux qu'on nomme des petits verres, quand on les vide trop souvent.
Jean Pierre essuya la sueur de son front, Patou tenait la main du dormeur et lui tâtait le pouls.
—Mais enfin, grommela Gâteloup, dont la vieille raison se révoltait encore, si tu me trouvais, un beau matin, couché sur le carreau de la chambre, avec de l'arsenic plein l'estomac…
—Patron, interrompit l'étudiant, vous n'avez pas besoin d'aller jusqu'au bout. Je vais vous répondre. Le jour où la vérité m'a frappé comme un coup de foudre, c'est que, n'espérant plus rien de la médication ordinaire et me trouvant auprès d'un malheureux, empoisonné par l'arsenic, j'essayai au hasard la prescription du maître; je donnai au mourant de l'arsenic…
—Et tu le sauvas?…
—J'eus tort, car c'est notre ami Ézéchiel; mais, morbleu! je le sauvai.
Gâteloup lui serra la main violemment.
Les lèvres de Kervoz venaient d'exhaler un son.
Ils firent silence tous deux. Au bout de quelques secondes, la bouche de René s'entr'ouvrit de nouveau, et il prononça faiblement ce nom:
«Angèle!»
XXIII
LE RÉVEIL
Les mairies de Paris donnent maintenant trois francs à toute famille pauvre qui fait vacciner son enfant. Ce n'est pas cher, et cela paye pourtant avec splendeur les vingt années de souffrances, envenimées par le sarcasme, que Jenner vécut, entre l'invention de la vaccine et le jour où la vaccine fut victorieusement acceptée.
De même les quelques milliers de thalers employés à fondre le bronze de la statue érigée à Samuel Hahnemann payent glorieusement les cailloux qui poursuivirent jadis le maître lapidé.
Ainsi va le monde, conspuant d'abord ce qu'il doit adorer.
L'homéopathie compte désormais au nombre des systèmes illustrés par le triomphe. Elle possède la vogue, ses adeptes roulent sur l'or, éclaboussant les anciennes et illustres méthodes, qui protestent en vain du haut des trônes académiques. La raillerie a émoussé sa pointe, le dédain s'est usé, la haine est venue, cette providentielle consécration du succès.
Ceci n'est point un livre de science; tout au plus y pourra-t-on trouver, chemin faisant, quelques pages détachées de la curieuse histoire des contradictions de l'esprit humain. Nous voulons pourtant ajouter un mot, à propos de la doctrine du grand médecin de la Saxe royale.
Quelquefois, l'homéopathie semble arrêtée tout à coup dans sa marche triomphante par une large rumeur: on l'accuse d'avoir tué quelque personnage illustre ou d'avoir ouvert à quelque prince héritier la succession d'un trône.
C'est qu'elle est, en effet, généralement la médecine de bien des gens dont on parle; elle soigne l'art qui est en vue et tâte volontiers le pouls des mains qui tiennent le sceptre, tout en ouvrant bien larges au travail et à l'infortune les portes de ses dispensaires. Ceux qu'elle tue, comme disait notre grand comique, ennemi né des médecins, font du bruit en tombant.
Et puis, les meilleures médailles ont leur revers. Samuel Hahnemann, qui a inventé tant de spécifiques, n'a pas laissé dans son testament la formule capable d'extirper le charlatanisme.
Il y a des charlatans partout, et les charlatans, par une heureuse propriété de leur nature, préfèrent les palais aux chaumières.
En somme, nous avons voulu montrer ici seulement les débuts d'un praticien original qui, sous la Restauration, quinze ans plus tard, passa pour sorcier, tant ses cures semblèrent merveilleuses.
Après qu'il eut prononcé le nom d'Angèle, René de Kervoz redevint silencieux; mais son pâle visage prit, en quelque sorte, le pouvoir d'exprimer ses pensées. On pouvait suivre sur son front comme un reflet fugitif des rêves qui traversaient son sommeil.
Jean-Pierre Sévérin et Germain Patou l'examinaient tous les deux avec attention. Tantôt sa physionomie s'éclairait, trahissant une vague extase, tantôt un nuage sombre descendait sur ses traits, qui exprimaient tout à coup une poignante souffrance.
L'étudiant consulta plusieurs fois sa montre, et ne donna la troisième prise du médicament que quand l'aiguille marqua l'heure voulue.
Quelques minutes après que le globule eut fondu sur la langue du dormeur, ses yeux s'ouvrirent encore, mais cette fois tout grands.
Ses yeux n'avaient point de regard.
—Lila! prononça-t-il d'une voix changée.
Puis avec une soudaine colère qui enfla les veines de son front:
—Va-t'en! va-t'en!
—M'entendez-vous, monsieur de Kervoz? demanda Jean-Pierre, incapable de se contenir.
On eût dit un charme subitement rompu.
Les paupières de René retombèrent, tandis qu'il balbutiait:
—C'est un songe! toujours le même songe! tantôt Lila! tantôt Angèle… l'haleine brûlante du démon, les doux cheveux de la sainte!…
Sa main eut, sous la couverture, un mouvement frémissant, comme s'il eût caressé une chevelure.
—Angèle est morte! pensa tout haut Jean-Pierre. Je comprends tout ce qu'il dit… tout!
Sa joue était plus livide que celle du malade, et ses yeux exprimaient une indicible terreur.
René se couvrit tout à coup le visage de ses mains:
—In vita mors, murmura-t-il, in morte vita! Toujours le même songe! La mort dans la vie, la vie dans la mort!… Non… non… C'est le frère de ma pauvre mère… je ne te donnerai pas les moyens de le perdre!
L'attention des témoins redoublait.
—De qui parle-t-il? demanda Patou après un moment de silence.
—Le frère de sa mère, répondit Gâteloup, est un marchand de chevaux de Normandie, vers la frontière de Bretagne. Je ne sais pas ce qu'il veut dire.
René bondit sur son lit.
—C'est toi, c'est toi, cria-t-il, la vivante et la morte!… C'est toi qui es la comtesse Marcian Gregoryi!… C'est toi qui es Addhéma la vampire!
Il s'était levé à demi; il se laissa retomber épuisé.
Jean-Pierre passa ses doigts sur son front baigné de sueur.
—Je ne crois pas à cela, au moins! prononça-t-il entre ses dents serrées; je ne veux pas y croire! c'est l'impossible!
—Patron, répondit l'étudiant gravement, je ne suis pas encore assez vieux pour savoir au juste ce à quoi il faut croire. Il n'y a jusqu'à présent qu'une seule chose que je nie, c'est l'impossible?
Et son doigt tendu désignait la devise latine, courant autour du cartouche qui ornait la cheminée.
La devise disait exactement les paroles échappées au sommeil de René.
Patou poursuivit:
—L'homme a dit longtemps: Cela n'est pas parce que cela ne peut pas être, mais, depuis quelques années, Franklin a joué avec la foudre; un pauvre diable de ci-devant, le marquis de Jouffroy, fait marcher des bateaux sans voile ni rames, avec la fumée de l'eau bouillante… Vous pouvez me parler si vous avez quelque chose à dire: je sais la légende du comte Szandor, le roi des vampires, et de sa femme, l'oupire Addhéma.
—Moi, je ne sais rien, répliqua rudement Jean-Pierre. Le monde vieillit et devient fou!
—Le monde grandit et devient sage, repartit l'étudiant. Les vieux républicains comme vous sont de l'ancien temps tout comme les vieux marquis. Le jour viendra où l'on aura honte de douter, comme hier encore on rougissait de croire.
La chandelle de suif, presque entièrement consumée, bronzait de sa flamme mourante le cuivre du flambeau. Elle rendait ces lueurs vives, mais intermittentes, des lampes qui vont s'éteindre.
Mais la fin de la nuit était venue, et les premières lueurs du crépuscule arrivaient par la porte entr'ouverte.
René de Kervoz, assis sur son séant, était soutenu par Jean-Pierre, tandis que Germain Patou, agitait dans un verre à demi plein un liquide qui semblait être de l'eau pure.
René avait l'air d'un fiévreux ou d'un buveur terrassé par l'orgie.
—Ne me demandez rien, dit-il; et ce fut sa première parole. Je ne sais pas si je pense ou si je rêve. La moindre question me ferait retomber tout au fond de mon délire.
—Buvez, lui ordonna Patou, qui approcha une cuiller de ses lèvres.
Le jeune Breton obéit machinalement.
—Combien y avait-il de temps que vous ne m'aviez vu, père? demanda-t-il en s'adressant à Gâteloup.
—Trois jours, répondit celui-ci.
René fit effort pour éclaircir les ténèbres de son cerveau.
—Et n'ai-je point vu Angèle depuis ce temps! questionna-t-il encore.
—Non, répliqua Jean-Pierre.
—Trois jours, reprit René, qui compta péniblement sur ses doigts.
Alors nous sommes au matin du mariage.
Jean-Pierre baissa les yeux.
—C'est vrai, c'est vrai, balbutia le jeune Breton, dont les traits se décomposèrent, Angèle est morte!
Deux grosses larmes roulèrent sur sa joue.
Jean-Pierre se redressa, sévère comme un juge.
—Comment savez-vous cela, monsieur de Kervoz? interrogea-t-il à son tour.
René pleurait comme un enfant, sans répondre.
Jean-Pierre répéta sa question d'un ton de sombre menace.
—J'ignore tout, balbutia René. Mais j'ai le coeur meurtri comme si quelqu'un m'eût dit: Elle est morte.
—Elle est morte! prononça Jean-Pierre comme un écho.
—Qui vous l'a dit?
—Personne.
—L'avez-vous vue?
—Sa dernière lettre, balbutia le vieil homme, dont les larmes, jaillirent, était écrite avec du sang et disait: Je vais mourir!…
René se leva de son haut et mit ses deux pieds nus sur le parquet.
—Il est peut-être temps encore! s'écria-t-il, rendu comme par enchantement à l'énergie de son âge.
Jean-Pierre secoua la tête et voulut le retenir pour l'empêcher de tomber: mais Germain Patou dit:
—C'est fini, la crise est passée.
Et en effet René resta solide sur ses jarrets.
—Dites-moi tout, reprit René d'une voix basse, mais ferme. Je ne sais rien. Ces trois jours ont été arrachés à ma vie… et bien d'autres avant eux. Je ne sais rien, sur mon salut, sur mon honneur! Je n'ai jamais cessé de l'aimer. J'ai été fou encore plus que criminel, et cela me donne le droit de la venger.
Jean-Pierre l'attira contre son coeur.
—Nous aurions été trop heureux! pensa-t-il tout haut. La pauvre femme me disait souvent: «J'ai tant de joie que cela me fait peur!» Nous sommes vieux tous deux, elle et moi, monsieur de Kervoz, nous ne souffrirons pas bien longtemps désormais… Promettez-moi que vous serez le frère et l'ami de l'enfant qui va rester tout seul.
—Votre fils sera mon fils! s'écria René.
—Part à deux! fit Germain Patou. Mais vous ne vous en irez pas comme cela, patron, de par tous les diables! Hahnemann soigne aussi le chagrin. Votre chère femme a sa résignation chrétienne, et ce fils dont vous parlez: elle va reporter sur lui tout son coeur…
Jean-Pierre secoua la tête une seconde fois et murmura:
—Son coeur, c'était Angèle!
—Et si Angèle n'était pas morte? interrompit l'étudiant. Nous n'avons pas de preuves…
Cette fois ce fut René qui secoua la tête, répétant à son insu:
—Angèle est morte!
Germain Patou, obstiné dans l'espoir, comme tous ceux dont la volonté doit briser quelque grand obstacle, répondit:
—Je le croirai quand je l'aurai vu.
Jean-Pierre raconta en quelques mots l'histoire de ces pauvres lettres, si naïvement navrantes, trouvées sur l'appui de la croisée, et dont la dernière, celle qui était écrite avec du sang, avait percé le carreau.
René de Kervoz écoutait. Sa force d'un instant l'abandonnait et ses jambes tremblaient de nouveau sous le poids de son corps.
Il tomba sur le lit en gémissant:
—Je l'ai tuée!
Puis, sa raison se révoltant contre sa conviction, qui n'avait aucune base humaine et ressemblait à l'entêtement de la démence, il s'écria:
—Courons! cherchons!…
Sa parole s'arrêta dans sa gorge, et ses yeux devinrent hagards.
—Il y a longtemps déjà, fit-il d'une voix qui semblait ne pas être à lui, longtemps. J'ai tout vu en rêve et tout entendu, tout ce qu'elle écrivait… Sa pauvre plainte me venait d'en haut… Et j'ai été dans le jardin du quai des Ormes, au bord de l'eau… une nuit où la Seine coulait à pleines rives… Elle s'est mise à genoux… et le Désespoir l'a prise par la main, l'entraînant doucement dans ce lit glacé où l'on ne s'éveille plus jamais… jamais!…
Un sanglot convulsif déchira sa poitrine.
—Le reste est horrible! poursuivit-il, parlant comme malgré lui. Elle est venue… mes lèvres connaissaient si bien ses doux cheveux. J'ai baisé les chères boucles de sa chevelure; j'en suis certain, j'en jurerais… Qui donc m'a raconté la hideuse histoire de ce monstre gagnant une heure de vie pour chaque année de l'existence qu'elle volait à la jeunesse, à la beauté, à l'amour?…
Ce fut un cri qui répondit à cette question.
—Lila!… c'est Lila qui me l'a dit… Et la Vampire ne peut se soustraire à cette loi de conter elle-même sa propre histoire?…
Il s'élança loin du lit, comme si le contact des couvertures l'eût brûlé.
—Je me souviens! je me souviens! râla-t-il, en proie à un spasme qui l'ébranlait de la tête aux pieds, comme l'ouragan secoue les arbres avant de les déraciner. Il y a des choses qui ne se peuvent pas dire… Mon coeur restera flétri par ce sépulcral baiser… C'est ici l'antre du cadavre animé… du monstre qui vit dans la mort et qui meurt dans la vie!
Son doigt crispé montrait la devise latine, que les lueurs du matin, glissant par l'ouverture de la porte entre-bâillée, éclairaient vaguement.
Il chancela. Jean-Pierre et Patou coururent à lui pour le soutenir, mais il les repoussa d'un geste violent.
—Tout est là, désormais! dit-il en se frappant le front. Ma mémoire ressuscite. J'ai trahi le sang de ma mère… Tant mieux! entendez-vous? tant mieux! ma trahison va me mettre sur les traces de la comtesse Marcian Gregoryi… Angèle sera vengée!
Il se précipita, tête première, au travers des appartements et descendit l'escalier en quelques bonds furieux.
Jean-pierre et l'étudiant se lancèrent à sa poursuite sans avoir le temps d'échanger leurs pensées.
Quand ils atteignirent la rue, René en tournait l'angle déjà, courant avec une rapidité extraordinaire vers les ponts de la rive droite.
Nos deux amis suivirent la même direction à toutes jambes.
Derrière eux, les agents apostés par M. Berthellemot se mirent aussitôt en chasse.
XXIV
LA RUE SAINT-HYACINTHE-SAINT-MICHEL
Le boulevard de Sébastopol (rive gauche), passant avec majesté entre le Panthéon et la grille du Luxembourg, aplanit maintenant cette croupe occidentale de la montagne Sainte-Geneviève. Tout est ouvert et tout est clair dans ce vieux quartier des écoles, subitement rajeuni. Sa bizarre physionomie d'autrefois, si pittoresque et si curieuse, a disparu pour faire place à des aspects plus larges. Paris, la capitale prédestinée, ne perd jamais une beauté que pour acquérir une splendeur.
Etait-ce beau, cependant! C'était étrange, Cela racontait à la vue de vives et singulières histoires. A ceux-là mêmes qui admirent franchement le Paris nouveau, il est permis de regretter l'aspect original et bavard du vieux Paris.
Que d'anecdotes inscrites aux noires murailles de ces pignons! et comme ces antiques masures disaient bien leurs dramatiques histoires!
En faisant quelques pas hors du jeune boulevard, vous pouvez encore rencontrer de ces trous horribles et charmants où le moyen âge radote à la barbe de nos civilisations; les larges percées ont même facilement l'abord de ces mystérieuses cavernes. Derrière le collège de France, tout confit en moderne philosophie, vous n'avez qu'à suivre cette voie qui semble un égout à ciel ouvert: voici des maisons, à droite et à gauche, qui ont vu les capettes de Montaigu, couchées sur le fouarre; voici des débris de cloîtres où la Ligue a comploté; voici des chapelles, changées en magasins, au portail desquelles Claude Frollo dut faire le signe de la croix, en couvant la pretentaine, tandis que son frère Jehan, bête charmante, malfaisante et précoce, lui jouait quelque méchante farce du haut de ce balcon vermoulu, qui avait déjà mauvaise mine au temps où les royales vampires humaient le sang des capitaines à la tour de Nesle.
C'est le mélodrame qui le dit; le mélodrame, vampire aussi, buvant dans son gobelet d'étain la gloire des rois et l'honneur des reines.
En 1804, au lieu où le boulevard s'évase en une vaste place irrégulière, regardant à la fois le Panthéon, le Luxembourg et le dos trapu de l'Odéon, c'était la rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel, plus irrégulière que la place, étroite, montueuse, tournante, et d'où l'on ne voyait rien du tout.
La maison où Georges Cadoudal avait établi sa retraite fut célèbre en ce temps et citée comme un modèle de tanière à l'usage des conspirateurs.
J'en ai le plan sous les yeux en écrivant ces lignes.
Elle avait appartenu quelques années auparavant à Gensonné, le Girondin, qui fit, dit-on, pratiquer un passage à travers l'immeuble voisin pour gagner la maison sortant sur la rue Saint-Jacques par la troisième porte cochère en redescendant vers les quais.
On n'ajoute point que ce passage ait été percé en vue d'éviter, à l'occasion, quelque danger politique.
Un autre passage existait, courant en sens inverse et reliant la maison Fallex (tel était le nom du propriétaire) à la cour d'une fabrique de mottes existant à l'angle rentrant de la place Saint-Michel, rue de la Harpe.
Ce deuxième passage, dont l'origine est inconnue et devait remonter à une époque beaucoup plus reculée, ne traversait pas moins de treize numéros; sur ce nombre, il était en communication avec cinq maisons ayant sortie sur la rue Saint-Hyacinthe, et une s'ouvrant sur la place Saint-Michel.
De telle sorte que la retraite de Georges Cadoudal possédait neuf issues, situées, pour quelques-unes, à de très grandes distances des autres.
Il avait coutume de dire de lui-même: Je suis un lion logé dans la tanière d'un renard.
Lors du procès, il fut prouvé que la plupart des voisins ignoraient ces communications.
Georges Cadoudal n'usait guère que des deux issues extrêmes, encore n'était-ce que rarement. D'habitude, au dire des gens du quartier, qui le connaissaient parfaitement sous son nom de Morinière, il sortait et rentrait par la porte même de sa maison.
La police n'eut donc pas même l'excuse des facilités exceptionnelles que la disposition de sa retraite donnait à Georges Cadoudal.
Le 9 mars 1804, à sept heures du matin, un cabriolet de place s'arrêta devant la porte du chef chouan, rue Saint-Hyacinthe, et attendit.
Tout le long de la rue, selon les mesures prises la veille dans le cabinet du préfet de police, les agents stationnaient. Il y en avait aussi aux fenêtres des maisons. Le cordon de surveillance s'étendait à droite et à gauche jusque dans les rues Saint-Jacques et de la Harpe.
On n'avait fait aucune démarche auprès du concierge de la maison, qui, sur l'invitation du cocher du cabriolet de place, monta au premier étage de la maison, frappa à la porte de Georges et cria, comme c'était apparemment l'habitude:
—La voiture de monsieur attend.
Georges était tout habillé et très abondamment armé, bien qu'aucune de ses armes ne fût apparente.
Il avait la main dans la main d'une femme toute jeune et adorablement belle, qui s'asseyait sur le canapé de son salon.
C'était une blonde dont les yeux d'un bleu obscur semblaient noirs au jour faux qui entrait par les fenêtres trop basses.
—C'est bien! dit Georges au concierge, qui redescendit l'escalier.
—Je crois, dit la blonde charmante, dont les beaux yeux nageaient dans une sorte d'extase, qu'il est permis de tuer par tous les moyens possibles l'homme qui fait obstacle à Dieu… Mais que je vous aime bien mieux, mon vaillant chevalier breton, dédaignant l'assassinat vulgaire et jetant le gant à la face du tyran!
—Je ne dédaigné pas l'assassinat, répondit Georges, je le déteste.
Il était debout, développant sa haute taille, trop chargée d'embonpoint, mais robuste et majestueuse.
Malgré son poids, qui devait être considérable, il avait, en Bretagne, une réputation d'extraordinaire agilité.
Sa figure était ouverte et ronde. Il portait les cheveux courts, et, chose véritablement étrange, conforme du reste à la chevaleresque témérité de son caractère, il portait à son chapeau une agrafe bronzée réunissant la croix et le coeur, qui étaient le signe distinctif et bien connu de la chouannerie.
La comtesse Marcian Gregoryi fit le geste de porter la main de Georges à ses lèvres, mais celui-ci la retira.
—Pas de folie! dit-il brusquement. Dès que le jour est levé, je suis le général Georges et je ne ris plus.
—Vous êtes, répliqua la blonde enchanteresse, le dernier chevalier. Je ne saurai jamais vous exprimer comme je vous admire et comme je vous aime.
—Vous m'exprimerez cela une autre fois, belle dame, repartit Georges Cadoudal en riant; il y a temps pour tout. Aujourd'hui, si vos renseignements sont exacts et si vos hommes ont de la barbe au menton, je vais forcer le futur empereur des Français à croiser l'épée avec un simple paysan du Morbihan… ou à faire le coup de pistolet, car je suis bon prince et je lui laisserai le choix des armes. Mais, sur ma foi en Dieu, le pistolet ne lui réussira pas mieux que l'épée, et le pauvre diable mourra premier consul.
Il jeta sous son bras deux épées recouvertes d'un étui de chagrin et poursuivit:
—Redites-moi bien, je vous prie, l'adresse exacte et l'itinéraire.
—Allez-vous tout droit? demanda la comtesse.
—Non, je suis obligé de prendre le capitaine L—— au carrefour de
Buci. C'est mon second.
—Un républicain!…
—Ainsi va le monde. Nous nous battrons tous deux, le capitaine et moi, le lendemain de la victoire.
—Eh bien! reprit la comtesse en battant l'une contre l'autre ses belles petites mains, voilà ce que j'aime en vous, Georges! Vous jouez avec la pensée du sabre comme nos jeunes Magyars, toujours riants en face de la mort… Du carrefour Buci, vous prendrez la rue Dauphine, les quais, la Grève, la rue, le faubourg Saint-Antoine, toujours tout droit et vous ne tournerez qu'au coin du chemin de la Muette, à deux cents pas de la barrière du Trône. Là, vous verrez une maison isolée, une ancienne fabrique, entourée de marais… Vous frapperez à la porte principale et vous direz à celui qui viendra vous ouvrir: «Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je suis un frère de la Vertu.
—Peste! fit Georges, vos Welches n'y vont pas par quatre chemins! Et faudra-t-il leur chanter un bout de tyrolienne?
—Il faudra ajouter, répondit la blonde en souriant comme si cette insouciante gaieté l'eût ravie: Je viens par la volonté de la rose-croix du troisième royaume, souveraine du cercle de Bude, Gran et Comorn; je demande le Dr Andréa Ceracchi.
—Et après?
—Après, vous serez introduit dans le sanctuaire… et nos frères vous mettront à même de rencontrer aujourd'hui même, en un lieu propice, votre ennemi, le général Bonaparte.
—Un maître homme! grommela Georges, et qui aurait fait un joli chouan, s'il avait voulu!
Il serra gaillardement la main de la comtesse et se dirigea vers la porte.
Sur le seuil, il s'arrêta pour ajouter:
—Il y a un petit endroit, là-bas, à mi-côté, de l'autre côté du bourg de Brech, que j'aurais voulu revoir. Chacun a quelque souvenir qui revient aux heures de péril, et m'est avis que la danse sera rude aujourd'hui… Elle me dit: Sois à Dieu et au roi, et je fis un serment, la bouche sur ses lèvres… J'avais seize ans… J'ai bien tenu ce que j'avais promis… Le capitaine répète souvent: Georges, si tu étais né dans la rue Saint-Honoré, tu crierais: Vive la république!… Mais, bah! ceux de Paris radotent comme ceux de Bretagne. Le fin mot, qui le connaît?…
Ma belle dame, s'interrompit-il, n'oubliez pas de prendre le couloir sur votre gauche: vous sortirez par la place Saint-Michel. Et si quelqu'un vous parle du citoyen Morinière, vous répondrez:
—Je n'ai jamais entendu ce nom-là.
Dans le sourire de la comtesse il y avait de l'admiration et du respect.
Georges poussa la porte et descendit l'escalier en chantant.
Aussitôt qu'il fut parti, la physionomie de la comtesse changea, exprimant un dur et froid sarcasme.
Au moment où Georges sautait dans le cabriolet, son cocher lui dit tout bas:
—La rue a mauvaise mine et tout le quartier aussi.
Le regard rapide et sûr du chouan avait déjà jugé la situation.
—Prends ton temps, mon bonhomme, dit-il en s'asseyant près du cocher. Tant qu'on fait semblant de ne pas les voir, ces oiseaux-là restent tranquilles… Ta bête est-elle bonne?
—J'en réponds, monsieur Morinière.
Georges se mit à rire franchement et feignit de remonter d'un cran la capote du cabriolet.
—Rassemble, dit-il cependant à voix basse, et enlève ton cheval d'un temps… Ne manque pas ton coup… Tu vas enfiler la rue Monsieur-le-Prince comme si le diable t'emportait.
Il paraît que les gens de la police n'avaient pas même le signalement de Georges Cadoudal. Nous nous plaignons tous, plus ou moins, de nos domestiques, les chefs d'État ne sont pas mieux servis que nous.
Tout le long de la rue les agents se regardaient entre eux et hésitaient.
Le cabriolet était sur le point de s'ébranler, et George allait encore une fois passer comme la foudre au travers de cette meute mal drossée, lorsqu'à une fenêtre du premier étage, qui s'ouvrit doucement, juste au-dessus de lui, une femme parut, jeune, adorablement belle, donnant à la brise du matin ses cheveux blonds, qui scintillaient sous le premier, regard du soleil levant.
Elle se pencha, gracieuse, et quoique Georges ne pût la voir, elle lui envoya un souriant baiser.
Les agents s'ébranlèrent tous à la fois: c'était un signal.
A ce moment, le cocher enlevait son cheval; qui, robuste et vif, partit des quatre pieds et passa, jetant une demi-douzaine d'hommes sur le pavé.
La comtesse Marcian Gregoryi restait à la fenêtre, suivant le cabriolet, qui descendait la rue comme un tourbillon. Le pavé de la rue Saint-Hyacinthe tournait. Quand le cabriolet disparut, la blonde charmante s'éloigna de la croisée à reculons et en referma les deux battants.
—A cette heure, dit-elle, il n'en doit plus rester un seul de ceux du faubourg Saint-Antoine. J'ai conquis ma rançon, je suis libre, je ne laisse rien derrière moi… Demain, je serai a cinquante lieues de Paris.
Elle se retourna soudain, étonnée, parce qu'un pas sonnait sur le plancher de la chambre, tout a l'heure déserte.
Quoique son coeur fût de bronze, elle poussa un grand cri, un cri d'épouvanté et de détresse.
René de Kervoz étant devant elle, hâve et défait, mais l'oeil brûlant.
—Je viens trop tard pour sauver, dit-il, je suis à temps pour venger.
Il la saisit aux cheveux, sans qu'elle fit résistance, et appuya sur sa tempe le canon d'un pistolet.
Le coup retentit terriblement dans cet espace étroit.
La balle fit un trou rond et sec, sans lèvres, autour duquel il n'y eut point de sang. Il semblait qu'elle eût percé une feuille de parchemin.
La comtesse Marcian Gregoryi tomba et demeura immobile comme une belle statue couchée.