La vampire
XXV
L'EMBARRAS DE VOITURES.
René do Kervoz avait coutume d'entrer chez son oncle par la rue
Saint-Jacques. Il possédait une clef du passage secret. Georges
Cadoudal avait réglé cela ainsi, afin que le fils de sa soeur ne fût
pas compromis en cas de mésaventure.
En quittant la rue Saint-Louis-en l'Ile, René s'était lancé à pleine course vers le pont de la Tournelle. sans s'inquiéter s'il était suivi.
La fièvre lui donnait des ailes.
Jean-Pierre se faisait vieux et Germain Patou avait de courtes jambes. Quoiqu'ils fissent de leur mieux l'un et l'autre, ils perdirent René de vue aux environs de l'Hôtel-Dieu.
Les agents de M. Berthellemot venaient par derrière, suivis à une assez grande distance par M. Barbaroux, officier de paix, qui était d'humeur pitoyable et nourrissait la crainte légitime d'avoir gagné cette nuit quelque mauvais rhumatisme.
Le jour était désormais tout grand.
En arrivant à l'endroit où ils avaient perdu la vue de René, l'étudiant et Gâteloup se séparèrent, prenant chacun une des deux voies qui se présentaient. Jean-Pierre continua le quai et Patou monta la rue Saint-Jacques.
C'était cette dernière route que René avait choisie, mais il était désormais de beaucoup en avance et Patou ne pouvait plus l'apercevoir.
René s'introduisit, comme nous l'avons vu, à l'aide de la clé qu'il portait sur lui. En entrant de ce côté, la chambre où se trouvait la comtesse Marcian Gregoryi était la troisième.
Sur le guéridon de la seconde une paire de pistolets chargés traînait.
La maison, du reste, était pleine d'armes.
René prit en passant un des deux pistolets et l'arma avant d'ouvrir la dernière porte.
Comme Germain Patou atteignait, toujours courant, le haut de la rue Saint-Jacques, il aperçut une grande cohue de peuple massée dans la rue Saint-Hyacinthe. Cette foule était en train de pénétrer dans la maison n° 7, où l'on avait entendu un cri d'appel, puis un coup de pistolet.
Germain Patou entra avec les autres.
René était encore debout, le pistolet à la main.
Patou s'agenouilla auprès de la blonde, qui était splendidement belle et semblait dormir un souverain sommeil.
Il lui tâta le coeur.
Le sien battait à rompre les parois de sa poitrine.
—Quelqu'un connaît-il cette femme? demanda-t-il.
Comme personne ne répondait, il ajouta:
—Qu'elle soit portée à la morgue du Marché-Neuf, qui a ouvert aujourd'hui même.
Puis il dit à René, espérant ainsi le sauver:
—Citoyen, vous allez me suivre.
Son dernier regard fut cependant pour la comtesse Marcian Gregoryi, et il pensa:
—L'aurais-je aimée? l'aurais-je haïe? Mon scalpel, désormais, peut aller chercher son secret jusqu'au fond de sa poitrine!
Au bas de la rue Monsieur-le-Prince et dans la rue de l'Ancienne-Comédie, une autre foule roulait comme une avalanche, criant:
—Au chouan! au chouan! Arrêtez Georges Cadoudal!
Quoiqu'il semblât que toutes les maisons eussent vomi leurs habitants sur le pavé, les fenêtres regorgeaient de curieux.
Le cabriolet de Georges Cadoudal avait rencontré un premier obstacle à la hauteur de la rue Voltaire. Deux charrettes de légumes se croisaient.
—Enlève! ordonna Georges.
Les deux charrettes, culbutées, lancèrent leurs pauvres diables de conducteurs dans le ruisseau.
Et le cabriolet passa.
Les gens qui étaient devant commencèrent à s'émouvoir, bien qu'ils n'eussent aucun soupçon.
Ils crurent à un cheval fou, emporté par le mors aux dents, et des attroupements secourables se formèrent pour barrer la route.
Mal leur en prit.
—Place! commanda Georges, qui s'était levé tout debout dans le cabriolet.
Comme on n'obéissait pas assez vite à son gré, il arracha le fouet des mains du cocher et allongea de si rudes estafilades que la route, en un instant, redevint libre.
Mais la rumeur qui venait par derrière se faisait si forte qu'on l'entendait gronder au loin.
—Nous n'irons pas longtemps comme cela, monsieur Morinière, grommela le cocher.
—Nous irons jusqu'à Rome, si nous voulons, répliqua Cadoudal.
Penses-tu qu'un homme comme moi sera arrêté par de faillis Parisiens?
Allume, mon gars! ajouta-t-il en lui rendant son fouet, et n'aie pas peur!
En abordant le carrefour de l'Odéon, le cocher fut obligé de rêner. Il y avait une lourde voiture en travers.
—Passe dessus ou dessous! cria Georges, qui regardait en arrière.
Et il se mit à sourire, saluant de la main ceux qui le suivaient en criant:
—Au chouan! au chouan! Arrêtez l'assassin!
Du carrefour de l'Odéon à l'endroit où la rue de l'Ancienne-Comédie s'embranche aux rues Dauphine et Mazarine, il n'y eut point de nouvel obstacle, mais là, un véritable embarras de véhicules barrait complètement le passage.
—Arrête, bonhomme, dit Georges, Autant vaut jouer sa dernière partie ici qu'ailleurs. Pichegru, et Moreau sont tombés, par leur faute, vivants tous deux; moi je ne tomberai que mort, et j'aurai fait de mon mieux.
Il se leva de nouveau tout debout, dégagea les deux épées et rangea sous les coussins trois paires de pistolets qu'il avait sous ses vêtements.
Ceux qui le poursuivaient approchaient.
Il tendit la main au cocher.
—Va-t'en, garçon, lui dit-il avec une cordiale bonne humeur. Le reste ne te regarde pas… Si la rue se dégage, je conduis aussi bien que toi, et ils ne me tiennent pas encore!
Le cocher hésita.
—J'ai trois enfants, dit-il enfin, et il sauta sur le pavé pour se perdre dans la foule.
La foule se massait devinant déjà un spectacle extraordinaire.
Georges releva complètement la capote du cabriolet. Un instant, le voyant ainsi au milieu de cette foule, vous eussiez dit un de ces joyeux charlatans de nos foires parisiennes sur le point de commencer son travail.
Son travail en effet, allait commencer.
Il dépouilla vivement le surtout qu'il portait et parut vêtu d'une sorte de jaquette, en drap fin, il est vrai, mais rappelant exactement la coupe de la veste des gars d'Auray. Au côté gauche de cette veste, il y avait un coeur brodé en argent.
—Au chouan! au chouan! Arrêtez le chouan!
Cette fois, ce fut une grande clameur qui partait de tous les côtés à la fois. Georges prit son fouet à la main. Il s'en servait bien, et il est à propos de dire que le fouet, emmanché à un bras morbihannais, devient une arme qui n'est point à dédaigner.
J'ai vu au gros bourg de la Gacilly, sur la rivière d'Oust, des combats au fouet, tournois bizarres et sauvages qui laissent des blessures plus profondes assurément que celles des sabres savants usités dans les querelles universitaires de l'Allemagne.
Le fouet de Georges fît un large cercle autour de lui.
—Que me voulez-vous, bonnes gens! demanda-t-il, imitant avec perfection l'accent de basse Normandie. Je suis Julien-Vincent Morinière de mon nom, je vends des chevaux par état, je n'ai fait de tort ici à personne.
—Chouan, répliqua de loin Charlevoy, qui se tenait à distance tu t'es dépouillé trop vite.
—C'est pourtant vrai, murmura Georges en riant.
Il va sans dire qu'il ne perdait point de vue son cheval, surveillant toujours l'embarras qui avait fait obstacle à sa course.
De l'autre côté de l'embarras, rue Dauphine, la foule grossissait à vue d'oeil. Il y eut un moment où l'effort de sa curiosité rompit l'embarras et ouvrit un passage au beau milieu de la voie.
Il exécuta un second moulinet pour assurer ses derrières, et, touchant légèrement les oreilles de son cheval, il cria:
—Hie, Bijou! Passe partout! nous avons affaire à la foire!
Les spectateurs étaient là, comme à la comédie. Paris s'amuse de tout, et sur cent badauds il n'y en avait pas dix pour croire à la présence de Georges Cadoudal.
Malgré la veste bretonne, malgré le coeur chouan, les neuf dixièmes des assistants doutaient. Ce gros gaillard avait l'air si bonne personne! et la police s'était si souvent trompée!
Le cheval s'enleva avec sa vigueur ordinaire, tandis que Georges, toujours debout, commandait:
—Gare, bonnes gens! je ne réponds pas de la casse.
Le cheval passa, mais la voiture s'engagea entre la caisse d'un fiacre et la roue d'une grosse charrette qui était en train de tourner.
—Foi de Dieu! dit Georges, nous voilà engravés, mais nous sommes ici comme dans une redoute.
Un coup de pistolet, le premier, partit derrière lui et abattit son chapeau.
—Plus bas! fit-il en se retournant et en abattant d'un coup de feu l'homme qui tenait encore l'arme fumante à la main.
Les agents reculèrent encore une fois, tandis que les badauds, essayant de fuir, produisaient une presse meurtrière.
On n'entendait plus que les cris des femmes et des enfants.
Georges, qui avait ouvert son couteau, coupa les deux liens de cuir qui rattachaient le cheval aux brancards, et dit avec beaucoup de calme à ceux de la rue Dauphine:
—Citoyens, voulez-vous livrer passage à un brave homme?
Il y eut de l'hésitation parmi les curieux. Georges se retourna pour faire tête aux agents, qui essayaient de monter dans les deux véhicules voisins. Il tira deux coups de pistolet et fut blessé de trois projectiles, dont l'un était une bouteille, parti du cabaret qui faisait le coin de la rue de Buci.
Quand il regarda de nouveau devant lui, les rangs s'étaient notablement éclaircis, mais ceux qui restaient semblaient décidés à tenir tête: entre autres un groupe de militaires avaient dégainé le sabre.
On put entendre, en ce moment, des coups de feu dans la rue de Buci. C'était le capitaine L—— et trois de ses amis qui prenaient les agents à revers.
En même temps, un homme de haute taille et coiffé de cheveux blancs, fendit la presse qui encombrait la rue Saint-André-des-Arts. Il bondit en scène, brandissant un sabre qu'il venait d'arracher à un soldat du train de l'artillerie, lequel le poursuivait en criant.
Nous avons vu que Jean-Pierre Sévérin, au lieu de prendre la rue Saint-Jacques, comme son compagnon Germain Patou, avait continué de longer le quai.
Tout ce que nous venons de raconter s'était passé avec une rapidité si grande que Jean-Pierre Sévérin ne faisait que d'arriver, quoiqu'il eût toujours marché d'un bon pas.
De la rue Saint-André-des-Arts, il avait reconnu, au beau milieu de la bagarre, l'oncle de René de Kervoz, debout dans sa voiture et faisant le coup de feu.
L'idée lui vint soudain que ceci était une suite de l'erreur de M.
Berthellemot, confondant M. Morinière, le maquignon inoffensif, avec
Georges Cadoudal, qui voulait tuer le premier consul.
Aucun de nous n'est parfait. Tout homme tient à son opinion, surtout les chevaliers errants, dit-on, et Gâteloup était un chevalier errant. Sa vie s'était passée à défendre le faible contre le fort.
Dans sa pensée peut-être, car il était subtil à sa manière, le danger de Morinière se rattachait à quelque piège tendu par la comtesse Marcian Gregoryi.
N'avait-il pas été pris lui-même, lui Gâteloup, au cabaret de la Pêche miraculeuse, pour un des assassins du chef de l'État?
Il apaisa le soldat du train en lui jetant son nom, connu dans toutes les salles d'armes de tous les régiments, et lui dit:
—On va te rendre ton outil, mon camarade. Prête-le-moi cinq minutes, si tu es un bon enfant!
Et, attachant rapidement sur sa poitrine le coeur d'or que nous connaissons, il s'écria:
—Holà! y a-t-il quelqu'un pour se mettre du côté de papa Gâteloup?
Dix voix répondirent dans la foule:
—Présent, monsieur Sévérin! on y va!
Et les militaires qui barraient le passage du côté de la rue Dauphine remirent l'épée au fourreau.
Gâteloup, cependant, abordait le cabriolet par devant.
Il comprit la situation d'un coup d'oeil et acheva de dételer le cheval.
Georges le regardait stupéfait. Quelques hommes protégeaient déjà les derrières de la voiture, où les agents de police résistaient mollement à une vigoureuse poussée.
—Compère Sévérin, dit Georges en montrant du doigt le coeur que le gardien portait sur la poitrine, est-ce que vous êtes aussi pour Dieu et le roi?
—Pour Dieu, oui, monsieur Morinière, répliqua Gâteloup, mais au diable le roi!… Montez à cheval et prenez la clef des champs, je me charge de retenir ceux qui vous pourchassent.
Georges fronça le sourcil.
Gâteloup le regardait en face.
—Ah ça! ah ça! grommela-t-il, vous avez une drôle de figure aujourd'hui, compère. Seriez-vous vraiment Georges Cadoudal?
—Vieil homme, répliqua Georges, qui ne riait plus, je vous remercie de ce que vous avez voulu faire pour moi. Soigner mon neveu, qui n'est pas cause et qui aime peut-être ce que nous combattons, là-bas, devers Sainte-Anne-d'Auray, la noble terre où je suis né… Je ne suis pas Normand, je suis Breton… Je ne suis pas Morinière le maquignon; je suis Georges Cadoudal, officier général de l'armée catholique et royale… Je ne suis pas un assassin, je suis un champion arrivant tout seul et tête haute contre l'homme qui a des millions de défenseurs… Ecartez-vous de moi: votre chemin n'est pas le mien.
Gâteloup baissa la tête et s'éloigna sans mot dire.
Georges se redressa, passa deux des quatre pistolets qui lui restaient à sa ceinture et prit les autres, un dans chaque main.
—Qu'on se le dise! cria-t-il de toute la force de sa voix: je suis le chouan Cadoudal, et je viens combattre celui qui veut se faire empereur!
Ce ne furent plus seulement les agents de police, ce fut la foule entière qui se rua en avant. Paris entier était amoureux du premier consul. Georges déchargea ses quatre pistolets et saisit les épées. La première se brisa avant qu'on fût maître de lui. Quand il tomba, chargé de sang de la tête aux pieds, il n'avait plus dans la main qu'un tronçon de la seconde.
La dernière blessure qu'il reçut lui vint d'un garçon boucher, qui le frappa avec le couteau de son étal.
Il n'était pas mort. Les agents n'osaient l'approcher. Ce fut le même garçon boucher qui lui jeta au cou la première corde.
Cinq minutes après, au moment où la charrette qui avait arrêté le cabriolet de Georges Cadoudal l'emmenait, garrotté, à la Conciergerie, un homme parut au milieu des agents qui formaient le noyau de la foule immense rassemblée au carrefour de Buci.
—Voilà comme je mène les choses! dit cet homme, qui se frottait les mains de tout son coeur.
—Tiens! fit Charlevoy, on ne vous a pas vu pendant l'affaire, monsieur Barbaroux!
—Je crois bien, dit M. Berthellemot en fendant la presse, il n'y était pas! Il n'y avait que moi!… Mes enfants, je suis content de vous. Nous avons fait là un joli travail. Tout était combiné à tête reposée, j'avais pris des notes, parole mignonne!
M. Berthellemot était en train de faire craquer un peu les phalanges de ses doigts, quand un autre organe plus majestueux prononça ces mots:
—Rien ne m'échappe. Il fallait ici l'oeil du maître. Je suis venu au péril de ma vie.
—Monsieur le préfet!… balbutia le secrétaire général.
Ces deux fonctionnaires, en vérité, semblaient être sortis de terre.
Pendant qu'ils se regardaient, le secrétaire général penaud et jaloux, le préfet triomphant, un troisième dieu, sortant de la machine, passa entre eux et fit la roue.
—Mes chers messieurs, dit le grand juge Régnier avec bonté, j'avais pris toutes les mesures. Je vous remercie de n'avoir pas jeté de bâtons dans mes roues. Je vais aux Tuileries faire mon rapport au premier consul… Eh! eh! mes bons amis, il faut du coup d'oeil pour remplir une place comme la mienne!
Quand Régnier, futur duc de Massa, entra au château, il rencontra dans l'antichambre Fouché, futur duc d'Otrante, qui le salua poliment et lui dit:
—Le premier consul sait tout, mon maître. Eh bien! il m'a fallu mettre la main à la pâte: sans moi vous n'en sortiez pas!
XXVI
MAISON NEUVE
Paris fut en fièvre, ce jour-là, depuis le matin jusqu'au soir.
La nouvelle de l'arrestation de Georges Cadoudal courut comme l'éclair d'un bout de la ville à l'autre, et se croisa en chemin avec d'autres nouvelles dramatiques ou terribles.
Les gazetiers ne savaient à laquelle entendre.
D'ordinaire, quand la réalité prend la parole, la fantaisie se tait, et, au milieu de ces grands troubles de l'opinion publique, ce n'est, en vérité, pas l'heure de raconter des histoires de coin du feu. Nous devons constater néanmoins que Paris s'occupait de la vampire plus qu'il ne l'avait fait jamais.
J'entends Paris du haut en bas, Paris le grand et Paris le petit.
Ce matin, le premier consul avait causé de la vampire avec Fouché, et comme le futur ministre de la police exprimait très vivement la pensée que l'existence des vampires devait être reléguée parmi les absurdités d'un autre âge, celui qui allait être empereur avait souri…
De ce sourire de bronze que nul diplomate ne se vanta jamais d'avoir traduit à sa guise.
Le premier consul croyait-il aux vampires?
Question oiseuse. Personne ne croit aux vampires.
Et cependant, parmi le grand fracas des nouvelles politiques, une sourde et sinistre rumeur glissait. Le mot vampire était dans toutes les bouches. On dissertait, on commentait, on expliquait. Les hommes forts en étaient réduits à reprendre en sous-oeuvre l'idée mise en avant depuis longtemps à savoir, que «la vampire» était uniquement une bande de voleurs.
Cette manière de voir les choses avait un certain succès, mais l'immense majorité tenait à son monstre et lui donnait un nom franchement. La vampire était une vampire et s'appelait la comtesse Marcian Gregoryi.
Elle était belle à miracle, et jeune, et séduisante. Elle affectait une grande piété. C'était dans les églises qu'elle tendait principalement ses filets, sans exclure les théâtres ni les promenades.
La circonstance qu'elle avait tantôt des cheveux blonds, tantôt des cheveux noirs était soigneusement notée. Mais on ne peut changer la nature des Parisiens. Leur superstition même a le mot pour rire. Ce miracle des chevelures était tout bonnement pour eux une affaire de perruques.
Et, en somme, le secret tout entier était peut-être là!
Ses pièges s'adressaient surtout aux étrangers. Elle les affolait d'amour et les conduisait jusqu'au mariage.
Comme le mariage civil ne plaisante pas et qu'on ne peut épouser qu'une fois à la mairie, elle s'introduisait, sous couleurs de bonnes oeuvres, ou même de politique, dans la confiance de ces saints prêtres, qui vivent en dehors du monde, au point de ne plus savoir l'heure que marque l'horloge historique. Ils furent de tout temps nombreux et faciles à tromper.
Elle les trompait. Elle inventait des fables qui rendaient indispensable le secret du mariage religieux. Ces fables avaient toujours une couleur de parti. La persécution explique tant de choses!
Quant à elle, et provisoirement, le mariage religieux, célébré selon cette forme si simple qu'un récent procès a mise en lumière (une messe entendue et le consentement mutuel murmuré au moment voulu), suffisait à satisfaire sa conscience.
Après la messe, les deux nouveaux époux montaient en voiture. Le mari avait annoncé la veille son départ pour un long voyage.
Et, en effet, il partait pour un pays d'où l'on ne revient pas.
Notez que chaque prêtre était intéressé à garder le secret, en dehors même des raisons respectables qu'elle donnait.
Qu'il y eût ou non exagération, les gens disaient aujourd'hui que la plupart des paroisses de Paris avaient marié la comtesse Marcian Gregoryi.
On citait surtout ses trois dernières victimes, les trois jeunes
Allemands du Wurtemberg: le comte Wenzel, le baron de Ramberg et Franz
Koënig, l'opulent héritier des mines d'albâtre de la forêt Noire.
Vous eussiez dit que ces mystères, si longtemps et si profondément cachés, avaient éclaté au jour tout d'un coup.
Et à mesure que les détails allaient se croisant, ils se corroboraient l'un l'autre. Ce n'étaient plus des suppositions, c'étaient des certitudes. Il y avait des rapports officiels. Par un coin que nul ne connaissait, mais dont tout le monde parlait, la vampire se trouvait mêlée aux attentats récents dirigés contre la personne du premier consul.
Elle avait touché à la machine infernale, a la conjuration dite du
Théâtre-Français, et enfin à la conjuration de Georges Cadoudal.
Ces choses vont comme le vent: vers midi, la vampire était la maîtresse de Georges Cadoudal, après avoir été la maîtresse du sculpteur romain Giuseppe Ceracchi.
Puis un nouveau flux de renseignements arriva: la comtesse Marcian Gregoryi était morte d'un coup de pistolet dans la propre demeure du chef chouan.
Puis un autre encore: elle avait été tuée par un jeune homme qui restait en vie par miracle, puisqu'elle avait bu tout son sang.
Ce jeune homme avait été trouvé dans une sombre demeure du Marais, au fond d'un véritable cachot, sans porte ni fenêtre, endormi d'un sommeil mortel.
Et la demeure en question communiquait par des passages souterrains avec ce cabaret fameux, la Pêche miraculeuse, qui avait vécu durant des semaines et des mois de ce sinistre achalandage: les débris humains, descendant en Seine par l'égout de Bretonvilliers.
On n'oubliait pas, bien entendu, les cimetières violés, et l'on se demandait avec effroi pourquoi ce luxe d'horreurs.
Dans l'après-midi, troisième marée de nouvelles: une maison de la chaussée des Minimes, prise d'assaut par la police, avait révélé des excès tellement hideux que la parole hésitait à les transmettre. C'était là le grand magasin de cadavres, et toute cette comédie lugubre du quai de Béthune n'avait pour but que de rompre les chiens.
Un trou s'ouvrait dans la serre de cette maison de la chaussée des Minimes: un lieu délicieux où restaient des traces de plaisir et d'orgies, un trou méphitique où de véritables monceaux de corps humains se consumaient, rongés par la chaux vive.
Tout cela était si invraisemblable et si fort que, vers le soir, Paris se mit à douter.
Il y en avait trop. Tout avide qu'il est des drames rouges ou noirs,
Paris, rassasié cette fois, se sentait venir la nausée.
Mais au moment où Paris, vaincu dans son redoutable appétit par l'abondance folle du menu, allait demander grâce et déserter le festin, un nouveau service arriva foudroyant celui-là, et si friand qu'il fallut bien se remettre à table.
Il ne s'agissait plus de cancans plus ou moins vraisemblables: c'était un fait, de la chair visible et tangible, morbleu! le résidu tout entier d'une épouvantable tragédie, le marc sanglant de tout un massacre!
Le théâtre où devait se faire cette exhibition eût-il été à dix lieues des faubourgs, que Paris eût pris ses jambes à son cou.
Mais le théâtre était au plein coeur de la ville, au beau milieu de la
Cité, entre le palais et la cathédrale.
Vous vous souvenez de cette petite maison en construction dont les maçons saluèrent Jean-Pierre Sévérin du nom de patron, quand il passa sur le Marché-Neuf, le soir où commence notre histoire?
Cette maison était achevée. C'était le théâtre dont nous parlons.
Et le théâtre faisait aujourd'hui son ouverture.
Ouverture dont la terrifiante solennité ne devait être oubliée de longtemps.
C'était la Morgue, vierge encore de toute exposition.
Et les dernières nouvelles affirmaient que, pour l'étrenne de la Morgue, il y avait vingt-sept cadavres entassés dans la salle de montre.
Paris entier se rua vers la Cité.
Quelquefois Paris se dérange ainsi pour rien. On voit souvent des foules obscènes, qui courent au spectacle de la guillotine, revenir la tête basse, parce que la représentation n'a pas eu lieu.
Ces dames, qui ressemblent à des femmes, en vérité, et d'où viennent-elles, les misérables créatures? Et que font-elles? Ces dames s'en retournent la moue à la bouche. Elles ont loué en vain de «bonnes places» dont elles ont conservé le coupon pour une autre fois.
Assurément, ceux qui souhaitent avec ardeur que le chômage du crime supprime le supplice ne doivent avoir dans l'âme qu'une profonde pitié pour ces créatures, femelles ou mâles, qui se font les claqueurs du bourreau; mais ils ne peuvent blâmer bien sévèrement le courroux populaire poursuivant de ses huées ce comble de la perversité humaine.
Et nul ne prendrait la peine de s'indigner bien gravement si quelqu'un de ces couples à gaieté blasphématoire, à la honteuse élégance, qui viennent là savourer un sanglant sorbet entre leur souper et leur déjeuner, recevait une bonne fois le fouet dans le ruisseau de la rue Saint-Jacques; seul châtiment qui soit à la hauteur de ces fangeuses espiègleries.
Mais Paris, aujourd'hui, ne devait pas être trompé dans son espoir.
Voici ce qui s'était passé.
M. Dubois, préfet de police, sur les indications données par la comtesse Marcian Gregoryi, avait fait cerner, la nuit précédente, la maison isolée du chemin de la Muette, au faubourg Saint-Antoine, où se réunissaient les Frères de la Vertu.
Quoi qu'on puisse penser des mérites de M. Dubois comme préfet de police, il est certain que ce n'était point un homme de mesures extrêmes.
Il ne fut en aucune façon la cause de l'événement que nous allons raconter.
Vers une heure après minuit, les Frères de la Vertu étaient rassemblés au lieu ordinaire de leurs réunions, attendant la venue de la comtesse Marcian Gregoryi, qui devait leur amener Georges Cadoudal.
La séance était fort chaude, car la plupart des affiliés avaient des motifs de haine tout personnels. On peut dire que tous les membres de cette Tugenbaud parisienne avaient soif du sang du premier consul.
Vers une heure et demie, un message de «la souveraine», comme on appelait la comtesse Marcian Gregoryi, arriva. Ce message ne contenait qu'une ligne:
«Vous êtes trahis. La fuite est impossible. Choisissez entre la trahison et la mort.»
Andréa Ceracchi donna l'ordre de déboucher le tonneau de poudre qui était à demeure dans la salle des séances.
On alla aux voix sur la question de savoir si, en cas de malheur, on se ferait sauter.
Les affiliés étaient au nombre de trente-trois. Il y eut unanimité pour l'affirmative.
Six frères furent dépêchés en éclaireurs au dehors.
Aucun moyen n'existe de savoir s'ils songèrent à leur sûreté plutôt qu'au salut général. Toujours est-il qu'aucun d'eux ne revint.
Au nombre de ces six éclaireurs se trouvait Osman, l'esclave de
Mourad-Bey.
Un quart d'heure après leur départ, la maison était cernée.
Le gardien de la porte principale vint leur annoncer, deux heures sonnant, qu'il y avait dans le Marais plus de quatre cents hommes de troupe et de police.
Ceracchi monta à l'étage supérieur et reconnut l'exactitude du renseignement.
Ils avaient tous des armes. Ils auraient pu faire une défense désespérée.
Mais Ceracchi était plutôt un rêveur qu'un homme d'action.
En entrant, il dit:
—Mes frères, la main qui veut exécuter l'arrêt de Dieu doit être pure. Nos mains ne sont pas pures. Cette femme nous a entraînés dans son crime, et une voix crie au dedans de moi: C'est elle qui vous a trahis! Sachons mourir en hommes!
Il alluma une mèche que l'Illyrien Donaï lui arracha des mains, répondant:
—Les hommes meurent en combattant!
Le bruit des crosses de fusil heurtant contre la porte d'entrée retentit en ce moment.
Deux ou trois parmi les conjurés proposèrent de fuir. Il n'était plus temps. Un coup de mousquet, tiré à l'extérieur, fit sauter la serrure de la porte principale, tandis qu'on attaquait avec la hache la porte de derrière.
Taïeh, le nègre, prit ce dernier poste avec cinq hommes résolus, tandis que les Allemands, menés par Donaï, se rangèrent ou bataille devant l'entrée principale.
Les deux portes s'ouvrirent en même temps. Tous les fusils éclatèrent à la fois, au dehors et au dedans, puis une large explosion se fit, soulevant le plafond et déchirant les murailles.
Andréa Ceracchi avait secoué le flambeau au-dessus du baril de poudre.
Il y eut douze hommes de tués parmi les assaillants, et tous ceux qui étaient dans la salle périrent, tous sans exception.
La Morgue neuve eut pour étrenne ces vingt-sept cadavres mutilés, parmi lesquels celui de Taïeh, le nègre, excita une curiosité générale. Il n'y a point à Paris de théâtre qui se puis vanter d'avoir eu un succès aussi long, aussi constant que la Morgue. Sa pièce muette et lugubre, toujours la même, eut pendant plus de soixante années trois cent soixante-cinq représentations par an, et jamais ne lassa le parterre.
Néanmoins, la Morgue ne devait point retrouver la vogue fiévreuse de ce premier début, autour duquel la ville et les faubourgs se foulèrent et s'étouffèrent deux jours durant, avec folie.
En sortant, la cohue terrifiée, mais non rassasiée, prenait le chemin du Marais et gagnait la chaussée des Minimes, espérant assister à un spectacle encore plus curieux. Les gens d'imagination, en effet, disaient merveilles de ce trou rempli par les victimes de la vampire, et si quelque spéculateur avait pu établir un bureau de perception à la porte de l'hôtel habité récemment par la vampire, Paris, en une semaine, lui eut fait une énorme fortune.
Mais c'était là un fruit défendu. Paris, désappointé, dut s'en tenir à la Morgue. Pendant plusieurs jours, un cordon de troupes défendit les abords de l'hôtel occupé naguère par la comtesse Marcian Gregoryi.
Revenons maintenant à nos personnages.
Dès huit heures du matin, Jean-Pierre Sévérin était à son poste.
Quoiqu'il eût franchi en courant l'espace qui sépare le carrefour de
Buci de la place du Châtelet, il assista, calme et grave au transfert
des registres qui se fit de l'ancien greffe au nouveau.
Il resta la journée entière à son devoir, et ce fut lui qui reçut les restes mortels des malheureux foudroyés au chemin de la Muette.
A l'heure où les portes se ferment, il quitta le greffe et rentra dans la maison.
Sa femme et son fils étaient agenouillés dans la chambrette d'Angèle, devant un pauvre petit lit où gisait une forme couchée.
Dans un berceau au pied du lit, un enfant dormait. La hideuse injure qui avait mutilé le front d'Angèle disparaissait sous un bandeau de mousseline blanche. Elle était belle d'une pureté céleste et ressemblait, sous sa candide couronne, à une religieuse de seize ans, endormie dans la pensée du ciel.
Jean-Pierre dit à son fils qui pleurait silencieusement:
—Tu ne seras ni puissant ni fort sans doute mais tu seras bon. Regarde bien cela. J'en ai sauvé quelques-unes. Je te dirai plus tard le nom des ennemis qui les entraînent dans le gouffre du suicide. Et tu feras comme moi, mon fils, tu combattras.
L'enfant répliqua, essuyant ses larmes d'un geste fier et doux:
—Je ferai comme vous, mon père.
Dans la chambre voisine, Germain Patou était au chevet de René, en proie à une terrible fièvre. René délirait. Il appelait Angèle et lui jurait de l'aimer toujours.
Quand sept heures sonnèrent à l'horloge du Châtelet, l'étudiant en médecine vint à la porte et dit:
—Patron, il faut que je m'en aille. Le médicament est préparé, vous le donnerez de quart d'heure en quart d'heure, et je reviendrai demain.
Il sortit.
Sur le quai Saint-Michel, il frappa à l'échoppe déjà close d'un bouquiniste.
—Père Hubault, lui dit-il, vous m'avez offert douze louis de mes livres, venez les chercher, je vous les vends.
Le père Hubault fit la grimace bien connue des marchands de vieux papiers qui voient jour à exploiter un besoin.
—Je ne veux plus donner que huit louis, répliqua-t-il.
—Dix ou rien! fit Patou d'un ton ferme.
Le bouquiniste prit son chapeau.
Germain Patou demeurait dans une mansarde de la rue Serpente. Sa chambre avait un lit, une table, deux chaises, une bibliothèque et un fort beau squelette.
Le bouquiniste emporta sa charge de livres et laissa les dix louis.
Germain Patou s'assit et attendit, pensant:
—Vais-je enfin savoir?…
Au bout de dix minutes environ, un pas lourd sonna sur les marches de l'escalier tortueux qui montait à la mansarde.
Germain devint pâle et mit le main sur son coeur qui battait.
—Est-ce elle?… murmura-t-il.
Ainsi parlent les jeunes fous dans l'attente inquiète d'un rendez-vous d'amour.
Germain Patou, esprit chercheur, nature âpre à la besogne, n'avait jamais donne de rendez-vous d'amour.
On frappa à la porte; Germain ouvrit aussitôt; la figure ignoble et futée d'Ézéchiel parut sur le seuil.
Il était chargé d'un pesant fardeau; un sac qui semblait plein de paille, mais qui, certainement, à cause du poids, devait contenir autre chose.
—J'ai en assez de peine, monsieur Patou, dit Ezéchiel. J'ai risqué ma place à la préfecture, et vous savez que c'est fini de rire, là-bas, au quai de Béthune… Vous donnerez trois cents francs.
—Je n'ai que dix louis, répliqua Germain. C'est à prendre ou à laisser.
Les paroles étaient fermes, mais la voix tremblait.
Germain ajouta, en montrant l'armoire vide où se rangeaient naguère ses livres:
—J'ai tout vendu pour me procurer ces dix louis.
Le regard d'Ézéchiel fit le tour de la chambre.
—J'aurais pu avoir autant là-bas, grommela-t-il; peut-être davantage. Ceux qui font la poule au café de la Concorde, place Saint-Michel, voulaient voir comment elle est faite en dedans… et ils m'auraient payé gros pour lui brûler le coeur.
—Si tu ne la vends pas ici, répondit l'étudiant en médecine, tu ne la vendras nulle part. Je vais descendre avec toi, et te forcera la déposer à la Morgue.
Ezéchiel jeta son fardeau sur le lit, qui craqua.
Il reçut les dix pièces d'or et s'en alla de mauvaise humeur.
Quand il fut parti, Germain ferma sa porte à double tour.
Le sang lui vint aux joues et ses yeux brillèrent étrangement. Il alluma le second flambeau qui était sur sa cheminée, puis, ayant placé des bougies dans les goulots de deux bouteilles vides, il les alluma aussi.
Jamais la chambrette n'avait été si brillamment éclairée.
Germain prit dans sa trousse un large scapel, bien affilé, et fendit le sac dans toute sa longueur. Cela fait, il écarta, de ses deux mains qui frémissaient, la toile, puis la paille.
Il découvrit ainsi la pâle et merveilleuse beauté d'une jeune femme décédée, qui était la comtesse Marcian Gregoryi.
XXVII
ADDHÉMA
C'était, nous venons de le dire, une beauté merveilleuse, et je ne sais comment exprimer cela: les débris de paille qui souillaient sa chevelure en désordre lui seyaient comme une parure, ses vêtements affaissés dessinaient mieux l'adorable perfection de ses formes.
Elle était pâle, mais son visage et son sein n'avaient point cette lividité qui dénote l'absence de la vie. La blessure qui l'avait tuée formait un trou rond à la tempe, et s'entourait d'un petit cercle bleuâtre à peine visible.
Un regard semblait glisser entre ses paupières demi closes.
Germain se mit à la contempler. Sa physionomie, marquée au sceau de l'intelligence la plus vive, disait sa pensée comme une parole.
Et sa pensée, ou plutôt l'impression qu'il subissait, était si complexe et si subtile, que lui-même peut-être n'aurait pas su l'exprimer.
Du moins ne se l'avouait-il point à lui-même.
Il y avait un grand trouble en lui…
Le plus grand trouble, le premier peut-être qu'il eût éprouvé en sa vie, mises à part les émotions de la science.
Son pouls battait la fièvre, et il s'étonnait de l'oppression qui pesait sur sa poitrine.
Au bout de quelques minutes, et sans savoir ce qu'il faisait, il enleva brin à brin la paille accrochée aux cheveux ou prise dans les plis des vêtements. Il fut longtemps à faire cette toilette.
Quand il eut achevé, il poussa un grand soupir.
—Il n'y a pas au monde de femme si belle! murmura-t-il.
A l'aide du propre mouchoir de la comtesse, une fine batiste dont la broderie sortait à demi de la poche de sa robe, il essuya son front amoureusement.
Ce premier contact lui procura une sensation si violente, qu'il eut peur de se trouver mal.
Elle était froide,—elle était morte,—et cependant tout le corps du jeune homme vibra sous cet attouchement.
Malgré lui, il porta le mouchoir à ses lèvres.
Un doux parfum s'en exhalait avec une mystérieuse ivresse.
Le mouchoir se déplia et montra un écusson brodé autour duquel courait une devise, et Germain lut, en points clairs sur le fond mat: In vita mors, in morte vita.
Le mouchoir s'échappa de ses doigts.
Il approcha un siège, car ses jambes défaillaient sous son corps.
Il s'assit.
Le vent de mars soufflait de dehors et pleurait dans les vitres de la croisée.
D'en bas montait la musique vive et criarde d'une guinguette voisine où des étudiants dansaient.
Germain resta un instant faible et cherchant sa pensée qui le fuyait.
Sa pensée était la science. Il avait sacrifié ses livres, ses chers livres, pour chercher jusqu'au fond d'un étrange secret: tous ses livres, jusqu'à l'Organon de Samuel Hahnemann, dont la lecture avait été pour lui une seconde naissance.
Il croyait fermement que sa pensée était la science, et il répétait comme on murmure malgré soi-même un entêté refrain:
—Vais-je savoir?… vais-je enfin savoir?…
Il rouvrit sa trousse avec un grand soupir et y choisit le plus affilé de ses scalpels.
Le contact de l'acier lui donna un frisson.
—La vie dans la mort, dit-il, la mort dans la vie! Y a-t-il là une erreur décrépite ou une progidieuse réalité? Le mystère est là, sous cette soie, derrière ce sein adorable, dans ce coeur qui ne bat plus et pourtant conserve une vitalité terrible et latente. Je puis trancher la vie, ouvrir le sein, questionner le coeur…
Et c'était là, songez-y, pour lui chose toute simple, occupation quotidienne. L'anatomie n'avait déjà plus pour lui de secrets.
Pourquoi la sueur froide baignait-elle ainsi ses tempes?
Sans y penser, il étancha son front mouillé avec la même batiste qui venait d'essuyer le beau visage de la morte.
On dit qu'un roi de France devint fou d'amour en respirant ainsi les subtils parfums d'un voile qui gardait les émanations du corps divin de Diane de Poitiers.
Germain ferma ses yeux éblouis.
Mais c'était un enfant résolu. Il eut honte et serra convulsivement le manche de son scalpel.
—Je veux! fit-il. Je veux savoir!
Il trancha la soie de la robe d'un geste brusque, il trancha la chemise et mit à nu l'exquise perfection du sein.
Il se leva, oscillant comme un homme ivre, afin de porter le premier coup.
Mais cette carnation dévoilée était si énergiquement vivante, que le scalpel sauta hors de ses doigts.
Il étreignait sa tête à deux mains, épouvanté de son propre transport…
—Est-ce que je l'aime? pensa-t-il tout haut.
Une voix qui ne sortait point des lèvres immobiles de la morte, une voix faible qui semblait lointaine, mais distincte, répondit:
—Tu m'aimes!
Un flux glacé courut par les veines de l'étudiant.
Il se crut fou.
—Qui a parlé? demanda-t-il.
La voix, plus lointaine et moins nette, répondit:
—C'est moi, Addhéma…
Le vent de mars secoua les châssis de la croisée, et d'en bas la guinguette envoya de stridents éclats de rire.
Germain, éveillé par ces bruits extérieurs, fit sur lui-même un violent effort, et appliqua le creux de sa main droite sur le sein, à la place où le coeur aurait dû battre.
C'était froid; cela ne battait plus.
Germain ne sentit rien, sinon les pulsations de ses propres artères qui se précipitaient avec extravagance.
Il ne sentit rien, car le verbe sentir exprime un fait net et positif,—mais il éprouva quelque chose d'extraordinaire et de puissant qu'il compara lui-même à une profonde magnétisation.
Tout son être chancela en lui, comme si la séparation allait se faire entre l'âme et le corps. Pour la première fois depuis qu'il vivait, pour la dernière fois peut-être jusqu'à l'heure de son décès, il eut conscience des deux principes composant sa propre entité.
Il reconnut, par une perception passagère, mais robuste, la matière ici, là l'esprit.
Ce fut un déchirement plein de douleur, en quelque sorte voluptueux.
Cela ne dura qu'un instant: le temps que met une lampe à jeter ce grand éclat qui précède sa fin.
Puis, tout devint vague. Il chercha son âme comme tout à l'heure il cherchait sa pensée.
Il voulut retirer sa main, il ne put; les muscles de son bras étaient de pierre.
Ce coeur ne battait pas, cette chair était inerte et froide, mais un sourd fluide s'en épandait à flot.
Germain reconnut qu'il allait s'endormir tout debout qu'il était et tomber en catalepsie.
Il essaya de résister; un écrasement irrésistible et ironique refoula son effort.
Ses yeux voyaient déjà autrement cette blanche statue si splendidement belle. Elle semblait pour lui se détacher du lit et nager dans l'espace.
La lumière qui glissait entre les cils fermés devenait plus brillante, s'allongeait et remontait vers lui comme un regard.
Et la voix,—la voix qui avait dit: «Tu m'aimes,» arrivant de partout à la fois et l'enveloppant comme une atmosphère parlante, murmurait en lui et au dehors de lui des mots qu'il fut longtemps à comprendre.
Cette voix disait:
—Tue-moi, tue-moi, je t'en supplie, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit! Ma souffrance la plus terrible est de vivre dans cette mort et de mourir dans cette vie… Tue-moi!
Ces paroles étranges semblaient aller et venir en raillant.
Du dehors on n'entendait plus rien, ni la plainte du vent, ni la gaieté de la taverne.
Tout ce qui était dans la chambre se prit à remuer, comme si c'eût été la cabine d'un navire tourmenté par la lame.
La morte seule restait immobile, dans la sérénité de son suprême sommeil, suspendue par un pouvoir occulte au-dessus du lit, qui ne la supportait plus.
Elle montait ainsi lentement, soulevée dans le vide.
Germain devinait que sa bouche allait bientôt venir au niveau de ses lèvres.
Et la voix disait, toujours plus lointaine:
—Pour me tuer, il faut me brûler le coeur, je suis la vampire dont la mort est une vie, la vie une mort. Tue-moi! Mon supplice est de vivre, mon salut serait de mourir. Tue-moi, tue-moi!
Ces mots riaient amèrement autour des oreilles de l'étudiant.
Et la blanche statue montait.
Quand le visage de la morte fut tout près du sien, à lui, Germain, il vit une goutte de sang vermeil et liquide qui sortait de la blessure.
Et une haleine ardente le brûla.
Et sa lèvre fut touchée par cette bouche qui lui sembla de feu.
Il reçut un choc dont aucun mot ne peut rendre l'étourdissante violence. Ce fut sa dernière sensation. Il entrevit, béant, le gouffre sans fond qu'on nomme l'éternité. Il y tomba… Le lendemain matin, au grand jour, il s'éveilla, couché en travers sur son lit et le visage contre les couvertures.
Le corps de la comtesse Marcian Gregoryi avait disparu.
Le pensée voulut naître en lui qu'il avait été le jouet d'un rêve affreux.
Mais il tenait encore à la main son scalpel; le sac de grosse toile était là aussi, la paille aussi, le mouchoir de fine batiste où les points clairs dessinaient la devise latine,—et sur le drap, juste à l'endroit où naguère se collaient ses lèvres, il y avait une tache ronde et rouge, qui était la goutte de sang…
Ils racontent là-bas, en moissonnant leurs larges champs de maïs, de Semlin jusqu'à Temesvar et jusqu'à Szegedin, ils racontent la grande orgie nocturne des ruines de Bangkeli.
Notre histoire a eu déjà son dénoûment réel. Ceci est peut-être le dénoûment fantasque de notre histoire.
Bangkeli était un château chrétien, flanqué de huit tours turques, qui regardaient la Save du haut d'une montagne nue. C'était vaste comme une ville. Les ruines l'attestent.
Il y avait des siècles que l'eau du ciel inondait les salles magnifiques à travers les toits désemparés, lorsqu'eut lieu l'orgie des vampires.
Lila avait menti en disant à René de Kervoz que le dernier comte était un général de l'armée du prince Charles, lors des guerres de Bonaparte.
Le dernier comte fut un voyvode célèbre et puissant, au temps de
Mathias Corvinus, le fils épique de Jean Hunyade.
Il fut tué par sa femme Addhéma, qui le trahissait pour le révolté
Szandor.
Et pendant de longues années, Szandor et Addhéma, maîtres de l'immense domaine, effrayèrent le pays du bruit de leurs crimes.
Tous deux étaient vampires.
Dans les âges suivants, leurs tombes, d'où sortait le malheur, furent l'épouvante et le deuil de la contrée.
A eux deux, à eux seuls, ils sont toute la légende des bords de la
Save.
Une nuit, on ne dit pas quand au juste, mais ce fut vers le commencement de ce siècle, les bateliers serbes avaient vu le soleil plus rouge se mirer dans les carreaux brisés des corps de logis drapés de lierre. Vous eussiez dit un incendie.
Le soleil disparut, cependant, derrière les plaines sans fin qui vont vers le golfe Adriatique, et les vitres de l'antique forteresse restèrent rouges.
Plus rouges. Il y avait un grand feu à l'intérieur.
Les bateliers du la Save se signèrent, disant:
—Le comte Szandor va vendre une nuit d'amour à sa femme Addhéma.
Et ils pesèrent sur leurs avirons pour descendre vitement vers
Belgrade.
Au prix d'un trésor, nul n'aurait voulu approcher de la forteresse maudite.
Qui donc raconta ce qui s'y passa cette nuit? qui le premier? On ne sait, mais cela se raconte.
Ainsi sont faites toujours les traditions populaires.
Et peut-être trouveriez-vous là l'origine de la foi qu'elles inspirent. On y croit parce que personne ne peut dire le nom du menteur qui les imagina.
La grande salle du château de Bangkeli était pompeusement illuminée. Les peintures murales, déteintes et souillées, semblaient revivre aux feux des lustres. Les vieilles armures des chevaliers renvoyaient en faisceaux les sourdes étincelles, et les galeries sarrasines, ajoutées à l'antique construction romane, étalaient coquettement la légèreté de leurs dentelles polychromes.
Sur une table dressée et couverte des mets les plus exquis, les vins de Hongrie, de Grèce et de France mêlaient leurs flacons. C'est, la-bas, le climat de l'Italie, plus beau peut-être et plus généreux. Les alberges dorées montaient en pyramides parmi des collines de cédrats, d'oranges et de raisin, tandis que les pastèques, à la verte enveloppe, saignaient sous le couteau.
On ne saurait dire d'où étaient venus les coussins soyeux et les tapis magnifiques qui ornaient, cette nuit, la seigneuriale demeure, abandonnée et déserte depuis des siècles.
Sur les coussins, auprès de la table, où les plats en désordre et les flacons décoiffés annonçaient là fin du festin, un jeune homme et une jeune femme, beaux tous les deux jusqu'à éblouir le regard, étaient demi-couchés.
Non loin d'eux il y avait un monceau de pièces d'or, à côté d'un coffre vite.
—Monseigneur, dit la jeune femme en livrant son doux front, couronné de boucles blondes, aux baisers de son compagnon, cet or a coûté bien du sang.
Le jeune homme répondit:
—Il faut du sang pour amasser l'or, et l'or qu'on prodigue fait couler le sang. Il y a un lien mystique entre le sang et l'or. Ce troupeau stupide qui peuple le monde, les hommes, nous appelle des vampires. Ils ont horreur de nous et tendent sans défiance, leurs veines à ces autres vampires qu'on nomme les habiles, les heureux, les forts, sans songer que l'opulence d'un seul, ou la puissance d'un seul, ou sa gloire ne peut jamais être faite qu'avec le sang de tous: sang, sueur moelle, pensée, vaillance. Des milliers travaillent, un seul profite…
—Monseigneur, murmura la jeune femme, vous êtes éloquent; monseigneur, vous êtes beau; monseigneur, vous ressemblez à un dieu, mais daignez abaisser un regard vers votre petite servante Addhéma, qui languit d'amour pour vous.
Le superbe Szandor la regarda en effet.
—Tu as droit à une nuit de plaisir, répliqua-t-il; tu l'as achetée. Je suis ici pour gagner ce monceau d'or… Mais quand tu vas être morte, Addhéma, avec cet or j'achèterai un sérail de princesses; j'éblouirai Paris, d'où tu viens, Londres, Vienne ou Naples la divine; je disputerai Rome aux cardinaux, Stamboul au padischah, Mysore aux proconsuls malades de la conquête anglaise. Partout où je suis les autres vampires pâlissent et s'éclipsent…
Il y avait une lueur étrange dans les beaux yeux d'Addhéma.
—Un baiser! Szandor, mon amant! Un baiser! Szandor, mon seigneur!
Le superbe Szandor concéda: il fallait bien que le marché fût accompli.
Les conteurs riverains de la Save disent que ce baiser, dont le prix était de plusieurs millions, fut entendu le long du fleuve, dans la plaine et au fond des forêts. L'amour des tigres fait grand bruit: c'est une bataille. Il y eut des hurlements et des grincements de dents; les lueurs rouges s'agitèrent? l'antique forteresse trembla sur ses fondements dix fois séculaires.
Puis, les deux monstres à visage d'anges restèrent immobiles, vaincus par la fatigue voluptueuse.
Le vin coula, mettant ses rubis sur leurs lèvres pâlies.
Le regard d'Addhéma brûlait sourdement.
—Conte-moi l'histoire de ces boucles d'or qui couronnent ton front, ma fiancée, dit Szandor réconcilié; cette nuit, je te trouve belle.
—Toujours je te trouve beau, répliqua la vampire.
Elle appuya sa tête charmante sur le sein de son amant et poursuivit:
—Il y avait sur la route une belle petite fille qui demandait son pain. Je l'ai rencontrée entre Vienne et Presbourg. Elle souriait si doucement que je l'ai prise arec moi dans ma voiture. Pendant deux jours elle a été bien heureuse, et je l'entendais qui remerciait Dieu d'avoir trouvé une maîtresse si généreuse et si bonne. Ce soir, avant de venir, j'ai senti que mon sang refroidissait dans mes veines. Il me fallait être jeune et belle. J'ai pris l'enfant sur mes genoux, elle s'est endormie, je l'ai tuée…
Tandis qu'elle parlait ainsi, sa voix était suave comme un chant.
Les mains de Szandor se baignaient dans ces cheveux soyeux et doux qui étaient le prix d'un meurtre. Le conte lui sembla piquant et réveilla son caprice endormi.
La lutte d'amour recommença, sauvage et semblable aux ébats des bêtes féroces qui effrayent la solitude des halliers.
Puis ce fut le tour de l'orgie.
Et encore et toujours!
Les lueurs du matin éclairèrent la suprême bataille, au milieu des flacons brisés, de l'or éparpillé, des tapis souillés de vin et de fange.
Dans le foyer un brasier brûlait; au-dessus du brasier, un bassin de fer contenait du métal en fusion.
Parmi les charbons ardents une barre de fer rougissait.
Addhéma dit:
—Je ne veux pas voir le soleil se lever. O toi que j'ai aimé, vivante et morte, Szandor, mon roi, mon dieu! tu m'as promis que je mourrais de ta main, après cette nuit de délices. Tu sais comment mettre un terme à mes souffrances, car mon supplice est de vivre, et j'aspire au bienheureux sommeil de la mort.
—J'ai promis, je tiendrai, ma toute belle, répliqua Szandor sans trop d'émotion. Aussi bien, voici le jour et il faut que je me mette en route. Il y a de belles filles à Prague. Je veux être à Prague avant la nuit… Es-tu prête, mon amour?
—Je suis prête, répliqua Addhéma.
Szandor mouilla un mouchoir de soie pour entourer l'extrémité du fer rougi.
Addhéma suivait tous ses mouvements d'un regard inquiet et sombre, guettant sur ses traits une trace d'émotion.
Mais Szandor songeait aux belles jeunes filles de Prague et souriait en fredonnant une chanson à boire.
L'oeil d'Addhéma brûla.
Szandor retira du foyer la barre de fer qui rendit des étincelles.
—Elle est à point! dit-il avec une gaieté sinistre.
—Elle est à point! répéta Addhéma. Szandor, mon bien-aimé, adieu.
—Adieu, ma charmante…
Szandor leva le bras.
Mais Addhéma lui dit:
—Je ne veux pas te voir me frapper, ange de ma vie. Donne, je me percerai le sein moi-même; tu verseras seulement le plomb fondu.
—A ton aise, répliqua Szandor. Les femmes ont des caprices.
Et il lui passa le fer rouge.
Addhéma le prit et le lui plongea dans le coeur si violemment que la tige brûlante traversa sa poitrine de part en part.
Le monstre tomba, balbutiant un blasphème inachevé.
—Les jeunes filles de Prague peuvent t'attendre! murmura la vampire, redressant sa taille magnifique et souriant avec triomphe.
Elle retira le fer de la plaie. Il resta un trou énorme, dans lequel elle versa le métal en fusion que le bassin contenait.
Puis elle baisa le front livide de son monstrueux amant et se mit dans le coeur le fer qui était rouge encore.
Ce matin-là il y eut un orage comme jamais la terre de Hongrie n'en avait vu. Le château de Bangkeli, vingt fois foudroyé, ne garda pas pierre sur pierre.
Dans les hautes herbes qui croissent parmi les décombres, on montre deux squelettes dont les ossements entrelacés s'unissent en un baiser funèbre.