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La vampire

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IX

ENTRE DEUX AMOURS

Par hasard, le lendemain de cette soirée où René de Kervos avait accompagné Angèle au salut de Saint-Germain-l'Auxerrois, il devait faire un petit voyage. Son absence ne fut point remarquée par ceux qui l'aimaient.

Nous saurons plus tard exactement quelle était sa position vis-à-vis de la famille de sa fiancée. C'étaient des gens de condition humble, mais de grand coeur, et qui avaient agi de façon à mériter sa reconnaissance.

Une fois rentré dans sa solitude, René essaya de lutter peut-être contre cet élément nouveau qui menaçait de conquérir sa vie. Sa vie était promise à un devoir doux et charmant. Il n'y avait pas place en elle pour les aventures.

Il fallait que le roman dont le premier chapitre l'avait entraîné si loin fût déchiré violemment à cette heure où une ombre de raison lui restait, ou qu'il devint son existence même.

Ce fut ainsi. René ne fut pas vainqueur dans la lutte. L'image d'Angèle resta ineffaçable au plus profond de son coeur, mais il en détourna ses regards affolés par un mirage.

Il était trop tendrement chéri pour que le malaise de son esprit et de son coeur ne fût point remarqué par ceux qui l'entouraient. Son caractère altéré, ses habitudes changées excitèrent des défiances, éveillèrent des inquiétudes. René le vit, il en souffrit, mais il glissait déjà sur la pente où nul ne sut jamais s'arrêter.

Le sort, du reste, puisqu'il est convenu qu'il avait un sort, ne lui laissait ni repos ni trêve. La fascination commencée ne s'arrêtait point. Le roman continuait, nouant aux pages de son prologue toute une chaîne de mystérieuses et friandes péripéties.

Dans une indisposition qu'il avait eue, René s'était fait saigner naguère par un apprenti docteur, ami de son beau-père, un drôle de petit homme, qui s'appelait Germain Patou et qui parlait de la Faculté Dieu sait comme! Ce Germain Patou avait découvert un pathologiste allemand, du nom de Samuel Hahnemann, qui remplaçait les volumineux poisons du Codex par une poudre de perlimpinpin, laquelle, au dire de Patou produisait des miracles.

Le petit homme passait volontiers pour fou, mais, quoiqu'il ne fût point encore docteur, il guérissait à tort et à travers tous ceux qui lui tombaient sous la main.

Le surlendemain de la bagarre nocturne où René avait reçu ce coup sur le crâne, Patou vint le voir par hasard et René lui montra sa blessure, disant qu'il était tombé à la renverse en glissant sur le pavé.

La blessure portait encore le petit appareil posé pendant que René dormait dans la maison mystérieuse.

Patou n'eut pas plutôt aperçu la plaie qu'il s'écria:

—Il y avait là de quoi tuer un boeuf.

Il approcha vivement ses narines de l'appareil.

Arnica montana! prononça-t-il dévotement: le vulnéraire du maître!… Mon camarade, vous avez été pansé par un vrai croyant: voulez-vous me donner son adresse?

Dans son embarras, René raconta ce qu'il voulut ou ce qu'il put.

Pendant cela, Patou dépliait l'appareil.

C'était un mouchoir de batiste très fine, au coin duquel un écusson brodé se timbrait d'une couronne comtale.

—Tiens! tiens! fit Patou, avez vous lu dans les gazettes l'histoire du tombeau de Szandor trouvé dans une île de la Save, au-dessus de Semlin? C'est très curieux. Moi j'aime les vampires, et j'y crois dur comme fer. La mode y est, du reste: Il n'est question que de vampires. Les journaux, les livres, les gens parlent de vampires toute la journée. Je connais un homme qui fait aller les bateaux sans voiles ni rames, avec de la vapeur d'eau bouillante; il a nom le citoyen de Joufroy; il est marquis et fou comme Samuel Hahnemann; il fait un mélodrame intitulé: la Vampire. Le théâtre Saint-Martin en croulera! Moi, je donnerais la perruque du professeur Loysel pour voir la vampire qui mange en ce moment la moitié de Paris… Revenons à notre affaire: dans le tombeau de Szandor, il y avait un vampire qui sortait la nuit, traversait la Save à la nage et désolait la contrée jusqu'à Belgrade. Ce vampire était comte, comme le prouve l'inscription du tombeau; il avait été enterré en 1646… Et voilà le drôle: le comte de Szandor avait la même devise latine que le citoyen comte de 1804, ou la citoyenne comtesse qui vous a prêté son mouchoir pour bander votre blessure.

Ce disant, Patou étala sur la table noire la batiste où les lettres brodées ressortirent en blanc.

La devise qui courait autour de l'écusson était ainsi: In vita morte, in morte vita!

—Vraie devise de Vampire! s'écria Patou. «dans la vie la mort, dans la mort la vie!…» Pour vous finir l'histoire du comte Szandor, après cent-cinquante-huit ans de séjour dans sa tombe, ce gentilhomme avait encore de très beaux cheveux noirs, des yeux en amande et des lèvres rouges comme du corail. Il lui manquait néanmoins une dent. On lui a planté une barre de fer rouge dans le coeur, méthode chirurgicale qui parait adoptée généralement pour traiter le vampirisme… A leur place, moi, j'aurais causé un peu avec ce gaillard-là, pour savoir ce qu'il avait dans l'idée; je l'aurais examiné de pied en cap; je l'aurais soigné, parbleu! par la méthode de Hahnemann, et il aurait pu, une fois guéri, nous raconter la guerre de Trente ans, de première main, sauf les deux dernièresannées…

Quand Patou fut parti, René prit le mouchoir brodé et l'approcha de ses lèvres.

Le lendemain, il reçut une lettre dont l'écriture inconnue lui fit battre le coeur.

Le large cachet de cire noire portait le même écusson que le mouchoir brodé et la même devise aussi: In vita mors, in morte vita.

Un malaise courut dans les veines de René, puis il sourit orgueilleusement, pensant:

—Ces superstitions ne sont plus de notre temps.

La lettre disait:

«On souhaiterait savoir des nouvelles d'une blessure qui a donné le sommeil au blessé, mais à une autre l'insomnie.»

«Ce soir, à six heures, on priera pour le blessé au calvaire de
Saint-Roch.»

Point de signature.

La lettre avait été remise par un étrange messager: un nègre, portant le costume des musiciens de la garde consulaire.

La journée sembla longue à René,—et, pour la première fois, ceux qui l'aimaient s'aperçurent de son trouble.

Dès cinq heures il était au perron de Saint-Roch. Il attendit en vain jusqu'à six heures la voiture qu'il espérât reconnaître.

Six heures sonnant et, de guerre lasse, il traversa l'église pour gagner le Calvaire qui est derrière la chapelle de la Vierge.

Là il y avait une femme agenouillée devant le mystique rocher.

René s'approcha. Un imperceptible mouvement se fit sous le voile baissé de la femme, qui ne se retourna pas.

Dans ce demi-jour, dévot et moite comme le clair obscur savamment distribué par le grand art des peintres de piété cette femme, dont la toilette sévère et sombre laissait donner des formes exquises, faisait bien. Elle entrait dans le tableau.

Sa prière semblait profonde et sans distraction.

—Répondez-moi, mais tout bas, dit-elle d'une voix douce et soutenue.
Nous ne sommes pas seuls…

René regarda autour de lui. Il n'y avait personne dans la chapelle; personne, au moins, que l'on pût voir.

—Êtes-vous mieux? lui fut-il demandé.

—Ma souffrance est au coeur, répondit-il comme malgré lui.

Il y eut encore un silence.

La femme voilée semblait écouter des bruits qui ne parvenaient pas jusqu'à l'oreille de René.

—Peut-on avoir deux amours? murmura-t-elle enfin d'une voix qui tremblait.

En même temps elle releva son voile et René vit la douce flamme de ce regard qui était désormais son âme.

—Oh! dit-il, je n'aime que vous.

Elle tressaillit et se leva, faisant un large signe de croix avant de quitter sa place.

—Ne me suivez pas, ordonna-t-elle précipitamment.

Et elle s'éloigna d'un pas rapide.

René, immobile, entendit bientôt un pas d'homme, lourd et ferme, se joindre au léger bruit que faisait son pied de fée en frôlant les dalles de la chapelle.

Quand il tourna enfin la tête, il ne vit plus rien. L'enchanteresse et son cavalier avaient franchi la porte du Calvaire.

René s'élança sur leurs traces ivre et fou.

Il sortit par l'issue qui donne sur le passage Saint-Roch. Le passage était désert.

Ivre et fou, nous avons bien dit. Il rentra chez lui dans un état d'excitation fiévreuse.

Celle-là le prenait par le cerveau, centre d'action bien autrement puissant que cet organe aux aspirations vaguement chevaleresques que nous appelons le coeur.

Depuis que le monde est monde, le coeur fut toujours vaincu par le cerveau.

Pour un temps, du moins, et quand la fièvre chaude est calmée, quand vient l'heure du repentir qui expie, une voix s'élève, prononçant ce mot impitoyable et inutile, car il n'empêcha jamais aucun crime et jamais il ne prévint aucun malheur:

—Il est trop tard!

La vie humaine est là.

Avant de rentrer chez lui, René dut frapper à la porte du père adoptif d'Angèle.

Il y a des convenances, et ces braves gens ne lui avaient jamais fait que du bien.

Là, c'était le calme bon et noble, la sainte sérénité des familles.

La vieille mère berçait un enfant, car René de Kervoz était bien autrement engagé que le commun des fiancés; le père à cheveux blancs lisait, la jeune fille brodait, pensive et triste.

Mais vîtes-vous jamais le changement féerique que produit sur le paysage désolé le premier rayon de soleil au printemps?

René était ici le soleil; l'entrée de René fut comme une contagion de sourires.

La mère lui tendit la main, le père jeta son livre, la jeune fille, heureuse, se leva et vint à lui les deux bras ouverts.

René paya de son mieux cet accueil, toujours le même, et dont la chère monotonie était naguère sa meilleure joie. Le plus cruel supplice pour l'homme qui se noie, est, dit-on, la vue du rivage. Ici était le rivage, et René se noyait.

L'aïeule lui mit l'enfant endormi dans les bras. René le baisa avec un serrement de coeur et n'osa point regarder la jeune mère,—non pas qu'il eût à un degré quelconque la pensée lâche d'abandonner ces pauvres créatures. Nous l'avons dit, René était l'honneur même; mais la conscience des torts qu'il avait envers eux déjà le navrait. Il sentait bien qu'il les entraînait avec lui sur la pente d'un irréparable malheur.

Et il n'avait ni le pouvoir de s'arrêter ni la volonté peut-être.

Il n'y avait encore rien eu dans la maison; nous savons, en effet, que l'absence nocturne de René avait passé inaperçue. L'inquiétude n'était pas née encore chez ces bonnes âmes. Elle naquit justement ce soir-là.

Quand René se fut retiré à l'heure ordinaire, la mère alla se coucher, maussade et triste pour la première fois depuis bien longtemps; le patron gagna silencieusement sa retraite, et Angèle resta seule auprès du petit qu'elle baisa en pleurant.

Le malheur venait d'entrer dans cette pauvre maison tranquille.

Désormais les moindres symptômes devaient être aperçus et passés au tamis d'une affection déjà jalouse.

Angèle resta longtemps, ce soir-là, assise à sa fenêtre en guettant de l'autre côté de la rue (car ils étaient voisins) la lampe de René qui tardait à s'éteindre.

René pensait à elle justement, ou plutôt René croyait penser à elle, car c'était son image qu'il évoquait comme une sauvegarde; mais, à travers cette image il voyait sa folie: un éblouissement, une fatalité.

L'autre, celle qui n'avait pas encore de nom pour lui, celle qui l'enlaçait avec une terrible science dans les liens de la passion coupable.

Celle qui avait l'irrésistible prestige de l'inconnu, l'attrait du roman, la séduction du mystère.

Les jours suivants, l'obsession continua. Il semblait que ce fût un parti pris de l'entourer d'un vague réseau où l'appât, toujours tenu à distance, fuyait sa main et se montrait de nouveau pour prévenir le découragement ou la fatigue.

Il recevait des lettres, on lui assignait des rendez-vous, s'il est permis d'appeler ainsi de courtes et fugitives rencontres où la présence d'un tiers invisible empêchait l'échange des paroles.

On l'aimait. La persistance de ces rendez-vous, qui jamais n'aboutissaient, en était une preuve manifeste. On eût dit la gageure obstinée d'une captive qui lutte contre son geôlier.

A moins que ce ne fût une audacieuse et impitoyable mystification.

Mais le moyen de croire à un jeu! Dans quel but cette raillerie prolongée? D'un côté il y avait un pauvre gentillâtre de Bretagne, un étudiant obscur; de l'autre une grande dame,—car, à cet égard, René n'avait pas l'ombre d'un doute; son inconnue était une grande dame.

Elle avait à déjouer quelque redoutable surveillance. Elle faisait de son mieux. Quoi de plus complet que l'esclavage d'une noble position?

On écrivait à René: «Venez,» il accourait. Tantôt c'était en pleine rue: il croisait une voiture dont les stores fermés laissaient voir une blanche main qui parlait; tantôt c'était aux Tuileries, où le vent soulevait le coin d'un voile tout exprès pour montrer un ardent sourire et deux yeux qui languissaient, c'était, le plus souvent, dans les églises; alors on lui glissait une parole; l'eau bénite donnée et reçue permettait un rapide serrement de main.

Et la fièvre de René n'en allait que mieux. Son désir, sans cesse irrité, jamais satisfait, arrivait à l'état de supplice. Il maigrissait, il pâlissait.

Angèle et ses parents souffraient par contre-coup.

Parfois la mère disait: C'est le mariage qui tarde trop, René a le mal de l'attente; le mariage le guérira.

Mais le patron secouait sa tête blanche et Angèle souriait avec mélancolie.

Angèle sortait souvent, depuis quelque temps.

Si vous l'eussiez rencontrée dans ces courses solitaires, vous auriez dit: Elle va au hasard.

Mais elle avait un but.—Chaque fois qu'avaient lieu ces rencontres fugitives entre René et son inconnue, Angèle était là, quelque part, l'oeil brûlant et sec, la poitrine oppressée.

Elle cherchait à savoir.

Si elle savait quelque chose, jamais, du moins, un seul mot n'était tombé de sa bouche. Elle était muette avec ses parents, muette avec son fiancé.

Elle lui donnait toujours l'enfant à baiser, l'enfant qui, lui aussi, devenait maigre et pâle.

Mais quand elle restait seule avec la petite créature, elle lui parlait longuement et à coeur ouvert, sûre qu'elle était de n'être pas entendue.

Elle lui disait:

—L'heure du mariage est proche, mais qui de nous l'entendra sonner?

A mesure que les jours passaient, cependant, et par un singulier travail que tous les psychologistes connaissent, René acquérait une perception rétrospective plus nette des événements confus qui avaient empli cette fameuse nuit du 12 février.

L'impression générale était lugubre et pleine de terreurs qui se continuaient jusqu'à la journée du 13, passée dans cette maison qui avait un grand jardin et une serre.

Dans la serre, René voyait de plus en plus distinctement le trou carré, les deux hommes apportant un fardeau ayant forme humaine et le noir fumant son cigarite sous arbustes en fleurs.

Et il entendait la voix de femme qui disait avec une froide moquerie:

—Le comte Wensel est reparti pour l'Allemagne!

Nous ne savons comment exprimer cela: dans la pensée de René, cette phrase avait un sens double et funèbre.

Et ce paquet de forme oblongue, qu'on avait jeté dans le trou, c'était le comte Wensel.

Si les choses eussent été comme autrefois, si René de Kervoz avait passé encore ses soirées à causer dans la maison de son futur beau-père, le patron des maçons du Marché-Neuf, il aurait entendu plus d'une fois prononcer ce nom de Wenzel; il aurait pu prendre des renseignements précieux.

Car on parlait souvent du comte Wenzel chez Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup. Le comte Wenzel faisait partie d'un trio de jeunes Allemands, anciens étudiants de l'Université de Tubingen.

Il y avait Wenzel, Hamberg et Koenig: trois amis, jeunes, riches, heureux.

Mais René ne causait plus chez les parents d'Angèle.

Il venait là chaque jour comme ou accomplit un devoir. Il souffrait, voyait souffrir les autres et se retirait désespéré. L'idée d'un meurtre commis était donc en lui à l'état confus.

Nous irons plus loin: nous dirons qu'en lui existait l'idée d'une série de meurtres. L'impression qu'il gardait était ainsi. La trappe cachée sous les caisses de fleurs avait dû servir plus d'une fois.

Et c'était là l'excuse la plus plausible qu'il pût fournir à sa conscience pour le désir passionné qu'il avait d'entretenir son inconnue.

Pour lui, en effet, la maison mystérieuse contenait deux femmes, la blonde et la brune: il les avait vues de ses yeux: «la comtesse» et celle qui n'avait point de titre, la femme sanglante, à qui tous les crimes incombaient naturellement, si crime il y avait, et l'ange sauveur.

La veille du jour où nous avons pris le début de notre histoire, montrant ces trois personnages échelonnés sur le quai de la Grève: René d'abord, puis Angèle qui suivait René, puis l'homme à cheveux blancs qui suivait Angèle, René avait éprouvé comme un contre-coup de l'émotion ressentie dans la maison mystérieuse.

C'était encore à Saint-Louis-en-l'Ile, et c'était la première fois que son inconnue manquait au rendez-vous assigné.

René attendait depuis plus d'une heure, lorsque le jeune homme à figure blême, qui avait les cheveux tout blancs, sortit de la sacristie avec un prêtre que René voyait pour la première fois.

Un ecclésiastique entre deux âges, à la physionomie honnête et grave.

La figure du jeune homme frappa René comme un choc physique, et le nom entendu en rêve lui vint aux lèvres:

—Andréa Ceracchi!

Andréa Ceracchi passa, avec le prêtre, tout auprès de René, qui était caché par l'ombre d'un pilier et dit:

—Elle viendra demain. La chose devra être faite tout de suite, parce que M. le baron de Ramberg est très pressé de retourner en Allemagne.

Ces paroles et le ton qu'on mettait à les prononcer étaient assurément les plus naturels du monde.

Cependant, au-devant des yeux de René, la trappe s'ouvrit, la trappe recouverte de fleurs, et il lui sembla entendre le lugubre écho de ces autres paroles: «Le comte Wenzel est reparti pour l'Allemagne!»

—Il faudra bien qu'elle dise la vérité; pensa-t-il.

Et le lendemain, comme nous l'avons vu, il revint à l'église
Saint-Louis-en-l'Ile.

Rendez-vous n'avait point été donné cette fois.

Soit que René se fût trompé réellement, soit qu'il eût affecté de se méprendre, il avait abordé une femme qui ne l'attendait point, la blonde madone tant admirée par Germain Patou et qui se trouvait là pour tout autre objet.

A la suite de quelques paroles échangées, il était sorti par la porte latérale et avait gagné le vieux pavillon de Bretonvilliers, où on lui avait ordonné de se rendre.

Un coin du voile, à tout le moins, se levait: la blonde avait consenti à porter un message à la brune.

Pendant l'espace de temps assez long que René fut obligé de passer seul, dans le grand salon du pavillon, il interrogea plus d'une fois ses souvenirs, cherchant à savoir si cette maison était celle où il avait été rapporté évanoui—ou endormi, après la nuit du 12 février.

Sa mémoire était restée muette, quant aux meubles et tentures, mais l'impression générale lui disait: Ce n'est pas ici. Les lieux ont non seulement une physionomie, mais encore une saveur; René resta convaincu que la chambre où il avait couché ne faisait point partie de cette maison.

Lila! il savait ce nom enfin! Et c'était la blonde qui avait trahi le secret de la brune.

Elle avait dit, étonnée et peut-être effrayée, car il eût fallu peu de chose pour déranger la trame subtile qu'elle était en train de tisser à l'église Saint-Louis, elle avait dit:

—Allez au pavillon de Bretonvilliers, frappez six coups ainsi espacés: trois, deux, un, et quand la porte s'ouvrira, prononcez ces mots: Salus Hungariae. Vous serez introduit, et je vous promets que ma soeur Lila viendra vous rejoindre.

Lila! Sait-on quels torrents d'harmonie peuvent jaillir d'un nom?

Lila vint.—René était à la fenêtre, où la pauvre Angèle le regardait d'en bas, devinant dans la nuit sa figure bien-aimée. Depuis quelques secondes les yeux de René s'étaient fixés par hasard sur une forme indécise, une forme de femme affaissée sur la borne du coin.

Certes, il ne la voyait pas dans le sens exact du mot: l'ombre était trop épaisse; mais le remords a des rêves comme l'espoir.

Une sueur froide baigna les tempes de René; le nom d'Angèle expira sur ses lèvres.

Il ne la voyait pas, pourtant, nous le répétons, puisque, pour lui, la femme de la borne portait un petit enfant dans ses bras. Il voyait le petit enfant plus distinctement que la femme.

Mais Lila vint, et René ne vit plus rien que Lila. Angèle, la vraie Angèle, car, hélas! ce n'était pas une vision, tomba mourante, tandis que René oubliait tout dans un baiser. Le premier baiser!…

X

TÊTE-A-TÊTE

Les heures passèrent, mesurées par la cloche enrouée de Saint-Louis-en-l'Ile.—Le dernier bruit de la rue fut le passage de ces hommes qui emportèrent Angèle au cabaret de la Pêche miraculeuse.

Nous retrouvons Lila et René où nous les avons laissés, assis l'un près de l'autre sur l'ottomane du boudoir, les mains dans les mains, les yeux dans les yeux.

Et nous disons encore une fois qu'il eût été difficile de trouver un couple plus jeune, plus beau, plus gracieux.

Lila venait de prononcer ces mots qui avaient mis un nuage sur le front de René: «Mon nom est doux dans votre bouche.»

Ces mots nous ont servi de point de départ pour raconter un long et bizarre épisode. Ils attaquaient dans le coeur de René une fibre qui restait douloureuse.

Par hasard, autrefois, un soir dont le souvenir vivait comme un cruel remords, Angèle avait prononcé les mêmes paroles et presque du même accent.

—Lila, dit René après un silence que la jeune femme n'avait point interrompu, l'ignorance où je suis me pèse. Je suis dans un état d'angoisse et de fièvre. A d'autres il faudrait expliquer ma peine, mais vous connaissez mon histoire… l'histoire de ces vingt-quatre heures dont les souvenirs imparfaits restent en moi comme une douloureuse énigme… vous les connaissez bien mieux que moi-même. Je voudrais savoir.

—Vous saurez tout, répliqua la charmante créature, dont les grands yeux eurent une expression de reproche, tout ce que je sais, du moins… Mais j'espérais qu'entre nous deux la curiosité n'aurait pas eu tant de place.

—Ne vous méprenez pas! s'écria Kervoz. Ma curiosité est que l'amour, un profond, un ardent amour…

Elle secoua la tête lentement, et son beau sourire se teignit d'amertume.

—Peut-être ai-je mérité cela, dit-elle. Il ne faut jamais jouer avec le coeur, c'est le proverbe de mon pays. Or, j'ai joué d'abord avec votre coeur. La première fois que mon regard vous a appelé, je ne vous aimais pas…

Elle prit sa main malgré lui et la porta d'un brusque mouvement jusqu'à ses lèvres.

—L'amour est venu, poursuivit-elle. Ne me punissez pas! Je suis maîtresse, mais esclave. Aimez-moi bien, car je mourrais, si je ne me sentais aimée… Et surtout, ô René, je vous en prie, ne me jugez jamais avec votre raison, moi qui ai fait le sacrifice de mon libre arbitre aune sainte cause… Ne me jugez qu'avec votre âme!

Elle mit sa tête sur le sein de René, qui baisa ses cheveux.

L'ivresse le prenait de la sentir ainsi palpitante entre bras.

Il combattait, sans savoir pourquoi, la joie de cette heure tant souhaitée et appelait Angèle a son secours.

Mais elles ont, comme les fleurs, ces parfums qui montent au cerveau, plus pénétrants et plus puissants que les esprits du vin. Elles enivrent.

—Me connaissiez-vous donc la première fois?… murmura René.

—Oui, répliqua-t elle, je vous connaissais… et j'étais là pour vous.

—A Saint-Germain-l'Auxerrois?

—J'y étais déjà venue pour vous, et vous ne m'aviez point remarquée… Je savais que vous n'étiez pas encore le mari de cette belle enfant qui vous accompagnait toujours…

La main de René pesa sur ses lèvres.

—Vous ne voulez pas que je vous parle d'elle, prononça Lila d'un ton docile et triste. Oh! je n'aurais rien dit contre elle… Vous avez des larmes dans les yeux, René… Vous l'aimez encore…

—Je donnerais la meilleure moitié de mon existence, répondit le jeune
Breton, pour l'aimer toujours.

Lila le serra passionnément contre son coeur.

—Ne parlons donc jamais d'elle, en effet, poursuivit-elle d'une voix si douce qu'on eût dit un chant. Depuis que j'espère être aimée, je prie pour elle bien souvent…

Elle s'arrêta et reprit:

—Parlons de nous… J'ai été envoyée vers vous.

—Envoyée! Par qui?

—Par ceux qui ont le droit de me commander.

—Les Frères de la Vertu?

Elle abaissa la tête en signe d'affirmation.

—Et que voulaient-ils de moi? demanda René.

—Rien de vous… tout d'un autre…

Il voulut interroger encore, elle lui ferma la bouche d'un rapide baiser.

—Vous n'étiez rien pour nous, continua-t-elle, vous qui êtes désormais tout pour moi… Avez-vous lu cet étrange livre où Cazotte raconte comment le démon devint amoureux d'une belle, d'une bonne âme? Je ne suis pas un démon… Oh! que je voudrais être un ange pour vous, René, mon René bien-aimé!… Mais il y a peut-être un démon parmi nous…

—La blonde?… s'écria Kervoz malgré lui.

Lila eut un étrange sourire.

—Ma soeur? fit-elle. N'est ce pas qu'elle est bien jolie?… Mais qu'avez-vous donc, René?…

La main de René avait saisi la sienne presque convulsivement. Il était très pâle.

—Ceci est une explication que je veux avoir, prononça-t-il avec fermeté, je l'exige… Il y avait du sang, n'est-ce pas, sous ces mots en apparence si simples: «Le comte Wenzel est reparti pour l'Allemagne!»

—Ah!… fit Lila, qui pâlit à son tour, vous ne dormiez donc pas?

—Vous espériez que je dormais? dit vivement René.

—Pas moi, répondit-elle d'un accent mélancolique et si persuasif que les soupçons de Kervoz se détournèrent d'elle comme par enchantement.

Elle ajouta en fixant sur lui la candeur de ses beaux yeux:

—Ne me soupçonnez jamais, je suis à vous comme si mon coeur battait dans votre poitrine!

Puis elle répéta:

—Pas moi… moi, je ne songeais qu'à votre guérison… mais les autres… Ecoutez. René, une responsabilité grave et haute pèse sur eux… J'aurais eu de la peine à vous sauver si les autres avaient su que vous ne dormiez pas.

—Et pourquoi étiez-vous dans cette caverne, vous, Lila? demanda René d'un ton où il y avait du mépris et de la pitié.

Elle se redressa si altière que le jeune Breton baissa les yeux malgré lui.

—Vous ai-je offensée? balbutia-t-il.

—Non, répliqua-t-elle avec toute sa douceur revenue, vous ne pouvez pas m'offenser… Seulement, laissez-moi vous dire ceci, René, il est des choses dont le neveu de Georges Cadoudal ne doit parler qu'avec réserve.

René se recula sur l'ottomane un trait de lumière le frappait.

—Ah! fit-il, c'est le neveu de Georges Cadoudal qu'on vous avait donné mission de chercher?

—Et de trouver, acheva Lila en souriant, et d'attirer à moi par tous les moyens possibles.

—Alors pourquoi tant de mystères?

—Parce que j'ai fait comme le pauvre démon de Cazote, je me suis laissé prendre. Je n'agis plus pour eux que si vous êtes avec eux. Je vous tiens libre et en dehors de tout engagement. Je vous aime, et il n'y a plus rien en moi que cet amour.

—Je n'ai peut-être, dit René qui hésitait, ni les mêmes sentiments ni les mêmes opinions que mon oncle Georges Cadoudal.

—Cela m'importe peu, repartit Lila, j'aurai vos opinions, j'aurai vos sentiments… Je sais que vous chérissez votre oncle; je suis sûre que vous ne le trahirez pas…

—Trahir!… l'interrompit Kervoz avec indignation.

Puis, comme elle ouvrait la bouche, il reprit:

—Vous ne m'avez encore rien répondu par rapport au comte Wenzel.

Lila prononça très bas:

—Je voudrais ne point vous répondre à ce sujet.

—J'exige la vérité! insista Kervoz.

—Vous ordonnez, j'obéis… Les sociétés secrètes d'Allemagne sont vieilles comme le christianisme, et leurs lois rigoureuses se sont perpétuées à travers les âges… Ce sont toujours les hommes de fer qui signifiaient à Charles de Bourgogne, entouré de cent mille soldats, la mystérieuse sentence de la corde et du poignard… La ligue de la Vertu vient d'Allemagne. Les traîtres y sont punis de mort.

—Et le comte Wenzel était un traître? demanda Kervoz.

Lila répondit:

—Je ne sais pas tout.

—Votre soeur en sait-elle plus long que vous?

—Ma soeur est rose-croix du trente-troisième palais, repartit Lila, non sans une certaine emphase. Elle a gouverné le royaume de Bude. Il n'est rien qu'elle ne doive connaître.

—Et vous, Lila, qu'êtes-vous?

Elle l'enveloppa d'un regard charmant, et, se laissant glisser à ses genoux, elle murmura:

—Moi, je suis votre esclave! je vous aime! Oh! je vous aime!

L'être entier de René s'élançait vers elle. Dans ses yeux on devinait la parole d'amour qui voulait jaillir, et cependant il dit:

—Lila, que signifient ces mots: «Le baron de Ramberg va partir aussi pour l'Allemagne?» Est-ce encore un meurtre? Est-il temps de le prévenir?

Les paupières de la jeune femme se baissèrent, tandis que l'arc délicat de ses sourcils éprouvait une légère contraction.

—Je ne sais pas tout, répéta-t-elle. Vous êtes cruel!…

Puis elle reprit, attirant les deux mains de René vers son coeur.

—Ne me demandez pas ce que j'ignore; ne me demandez pas ce qui regarde des étrangers, des ennemis… Georges Cadoudal aussi va mourir, et je ne peux penser qu'à Georges Cadoudal, qui est le frère de votre mère.

René s'était levé tout droit avant la fin de la phrase.

—Mon oncle serait-il au pouvoir du premier consul balbutia-t-il.

—Votre oncle avait deux compagnons, répondit Lila; hier encore, il se dressait fier et menaçant devant Napoléon Bonaparte. Aujourd'hui votre oncle est seul: Pichegru et Moreau sont prisonniers.

—Que Dieu les sauve! pensa tout haut René. C'étaient deux glorieux hommes de guerre, et nul ne sait le secret de leur conscience… Mais c'est peut-être le salut de mon oncle Georges, car il comprendra désormais la folie de son entreprise…

—Son entreprise n'est pas folle, l'interrompit Lila d'un ton résolu et ferme. Fût-elle plus insensée encore que vous ne le croyez. Georges n'en confessera jamais la folie. Ne protestez pas: a quoi bon? Vous le connaissez et vous sentez la vérité de mon dire. Si Georges Cadoudal pouvait fuir aussi facilement que j'élève ce doigt pour vous imposer silence, car il faut que je parle et que vous m'écoutiez, Georges Cadoudal ne fuirait pas. Son entreprise peut être sévèrement jugée au point de vue de l'honneur, et pourtant, ce qui le soutient, c'est le point d'honneur lui-même. Il mourra la menace à la bouche et le sang aux yeux; comme le sanglier acculé par la meute… Mais, voulût-il fuir, entendez bien ceci, la fuite lui serait désormais impossible. Paris est gardé comme une geôle, et c'est en fuyant, précisément, qu'il serait pris… Le salut de votre oncle est entre les mains d'un homme…

—Nommez cet homme! s'écria le jeune Breton.

—Cet homme s'appelle René de Kervoz.

Celui-ci se prit à parcourir la chambre à grands pas. Lila le suivait d'un regard souriant.

—Il faut que je vous aime bien, dit-elle, comme si la pensée eût glissé à son insu hors de ses lèvres; il semble que chaque minute écoulée me livre à vous plus complètement. J'ai hâte d'en finir avec ce qui n'est pas vous. Ce n'est plus pour ceux qui m'ont envoyée que je suis ici, et ce n'est plus pour Georges Cadoudal, c'est pour vous… Venez.

Son geste caressant le rappela. Il revint soucieux. Elle lui dit:

—Voilà que vous ne m'aimez déjà plus!

Le regard brûlant de Kervoz lui répondit. Elle prit sa tête à pleines mains et colla sa bouche sur ses lèvres, murmurant:

—Quand donc allons-nous parler d'amour?

René tremblait, et ses yeux se noyaient. Elle était belle; c'était le charme vivant, la volupté incarnée.

—Aurons-nous le temps de le sauver? demanda-t-il.

—On veille déjà sur lui, répondit-elle, ou du moins on traque ceux qui le poursuivent.

—Mais qui sont-ils donc, à la fin, ces hommes?…

—Les Frères de la Vertu, répliqua la jeune femme, dont le sourire s'éteignit et dont la voix devint grave, sont ceux qui rendront à Georges Cadoudal sa force perdue. Deux alliés puissants viennent de lui être enlevés, il en retrouvera mille… On ne m'a pas autorisée, monsieur de Kervoz, à vous révéler le secret de l'association… Mais tu vas voir si je t'aime, René, mon René! je vais lever le voile pour toi, au risque du châtiment terrible…

Kervoz voulut l'arrêter, mais elle lui saisit les deux mains et continua malgré lui:

—Ceux qui creusent leur sillon à travers la foule laissent derrière eux du sang et de la haine. Pour montrer très haut, il faut mettre le pied sur beaucoup de têtes. Depuis le parvis de Saint-Roch jusqu'à Aboukir, le général Bonaparte a franchi bien des degrés. Chaque marche de l'escalier qu'il a gravi est faite de chair humaine…

Ne discutez pas avec moi, René; si vous l'aimez, je l'aimerai: j'aimerais Satan si vous me l'ordonniez. D'ailleurs, moi, je ne hais pas le premier consul: je le crains et je l'admire.

Mais ceux qui sont mes maîtres,—ceux qui étaient mes maîtres avant cette heure où je me donne à vous le haïssent jusqu'à la mort.

Ce sont tous ceux qu'il a écartés violemment pour passer, tous ceux qu'il a impitoyablement écrasés pour monter.

Vous en avez vu quelques-uns à travers la brume des heures de fièvre; vous vous souvenez vaguement: je vais éclaircir vos souvenirs.

Et ce que vous n'avez pas vu, je vais vous le montrer.

Notre chef est une femme. Je vous parlerai d'elle la dernière.

Celui qui vient après la comtesse Marcian Gregoryi, ma soeur, est un jeune homme au front livide, couronné de cheveux blancs. Quand Dieu fait deux jumeaux, la mort de l'un emporte la vie de l'autre: Joseph et Andréa Ceracchi étaient jumeaux. L'un des deux a payé de son sang une audacieuse attaque; l'autre est un mort vivant qui ne respire plus que par la vengeance.

Toussaint-Louverture, le Christ de la race noire, avait une âme satellite, comme Mahomet menait Seïd. Vous avez vu Taïeh, le géant d'ébène qui dévorera le coeur de l'assassin de son maître.

Vous avez vu le Gallois Kaërnarvon, qui résume en lui toutes les rancunes de l'Angleterre vaincue, et Osman, le mameluk de Mourad-Bey, qui suit le vainqueur des Pyramides à la piste depuis Jaffa. Osman est comme Taïeh: un tigre qu'il faut enchaîner.

Ceux que vous n'avez pas vus sont nombreux. La gloire blesse les envieux tout au fond de leur obscurité, comme les rayons du soleil font saigner les yeux des myopes. Les vengeurs se multiplient par les jaloux. Nous avons, derrière le bataillon sacré de la haine, cette immortelle multitude qui vivait déjà quand Athènes florissait et qui votait l'exil d'Aristide, parce qu'Aristide heureux éblouissait trop de regards.

Nous avons Lucullus du Directoire, regrettant amèrement sa chute et les diamants qui ornaient les doigts de pied de la muse demi-nue, honte orgueilleuse de sa loge à la comédie; nous avons la menue monnaie de Mirabeau bâillonné, la chevalerie ruinée de Coblentz, des épées vendéennes, des couteaux de septembre…

Nous avons tout: le passé en colère, le présent jaloux, l'avenir épouvanté.

La république et la monarchie, la France et l'Europe. Il nous arrive des poignards du nouveau monde et de l'or pour pénétrer jusque dans la maison de Tarquin, où l'on marchande les dévouements qui chancellent.

Ce n'est pas Tarquin, Tarquin était roi: c'est César qui toujours se découvre en mettant le pied sur la première marche du trône.

Le général Bonaparte était peut-être invulnérable, mais c'est sur une tête nue que se pose la couronne, et il n'a point de cuirasse sous son manteau impérial;

La meilleure cuirasse, d'ailleurs, c'était son titre de simple citoyen. Il la dépouille de lui-même. Jupiter trouble l'esprit de ceux qu'il veut tuer: le voilà sans armure!

Elle s'arrêta et passa les doigts de sa belle main sur son front, où ruisselait le jais de sa chevelure. A mesure qu'elle parlait, sa voix avait pris des sonorités étranges, et l'éclair de ses grands yeux ponctuait si puissamment sa parole que René restait tout interdit.

Pour la seconde fois il demanda:

—Lila, qui êtes-vous donc?

Elle sourit tristement.

—Peut-être, murmura-t-elle au lieu de répondre, peut-être que Jupiter veut tuer le dernier demi-dieu que puisse produire encore la vieillesse fatiguée du monde. Cet homme est-il trop grand pour nous?… Vous pensez que j'exagère, René; et en effet, celles de mon pays rêvent souvent, mais je reste au-dessous de la vérité… Je suis Lila, une pauvre fille du Danube, éprouvée déjà par bien des douleurs, mais à qui le destin semble enfin sourire, puisqu'elle vous a rencontré sur sa route. Je vous dis ce qui est.

Il serait aussi insensé de compter ceux qui sont avec nous que de chercher vestige de ceux qui nous ont trahis.

Nous sommes les francs-juges de la vieille Allemagne, ressuscités et recrutant dans l'univers entier les magistrats du mystérieux tribunal.

Ce tribunal se compose de tous les ennemis du héros et d'une partie de ses amis.

Nous n'avons pas voulu de Pichegru et de Moreau: ils sont tombés uniquement parce que notre main ne les a pas soutenus… La comtesse Marcian Gregoryi a jeté un regard favorable sur Georges Cadoudal… C'est grâce à elle qu'il a évité aujourd'hui le sort de ses complices… un sort plus cruel, René, car on a quelques mesures à garder vis-à-vis de deux généraux illustres, ayant conduit si souvent les armées républicaines à la victoire; tandis que le paysan révolté, le chouan, le brigand devrait être assommé dans un coin, comme on abat un chien enragé.

René courba la tête. Sa raison, prise comme ses sens, se révoltait de même. Lila ne lui laissa pas le temps d'interroger ses pensées.

—Il me reste à vous parler de ma soeur, dit-elle brusquement, sachant bien qu'elle allait réveiller sa curiosité assoupie, de ma soeur et de moi, car son destin supérieur m'a entraîné à sa suite, et je ne suis que l'ombre de ma soeur.

Nous sommes les deux filles du magnat de Bangkeli, et notre mère, à seize ans qu'elle avait, périt victime de la vampire d'Uszel, dont le tombeau, grand comme une église, fut trouvé plein de crânes ayant appartenu à des jeunes filles ou à des jeunes femmes.

Vous ne croyez pas à cela, vous autres Français. L'histoire est ainsi, et je vous la dis telle que la contait mon père, colonel des hussards noirs de Bangkeli, dans la cavalerie du prince Charles de Lorraine, archiduc d'Autriche. La vampire, d'Uszel, que les riverains de la Save appelaient «la belle aux cheveux changeants,» parce qu'elle apparaissait tantôt brune, tantôt blonde aux jeunes gens aussitôt subjugués par ses charmes, était, durant sa vie mortelle, une noble Bulgare qui partagea les crimes et les débauches du ban de Szandor, sous Louis II, le dernier des Jagellons de Bohême qui ait régné en Hongrie. Elle resta un siècle entier paisible dans sa bière, puis elle s'éveilla, ouvrit et creusa de ses propres mains un passage souterrain qui conduisait des profondeurs de sa tombe fermée aux bords de la Save.

Dans ces pays lointains qui ont déjà les splendeurs de l'Orient, mais où règnent ces mystérieux fléaux, relégués par vous au rang des fables, chacun sait bien que tout vampire, quel que soit son sexe, a un don particulier de mal faire, qu'il exerce sous une condition, loi rigoureuse dont l'infraction coûte au monstre d'abominables tortures.

Le don d'Addhéma, ainsi se nommait la Bulgare, était de renaître belle et jeune comme l'Amour chaque fois qu'elle pouvait appliquer sur la hideuse nudité de son crâne une chevelure vivante: j'entends une chevelure arrachée à la tête d'un vivant.

Et voilà pourquoi sa tombe était pleine de crânes de jeunes femmes et de jeunes filles. Semblable aux sauvages de l'Amérique du Nord qui scalpent leurs ennemis vaincus et emportent leurs chevelures comme des trophées, Addhéma choisissait aux environs de sa sépulture les fronts les plus beaux et les plus heureux pour leur arracher cette proie qui lui rendait quelques jours de jeunesse.

Car le charme ne durait que peu de jours.

Autant de jours que la victime avait d'années à vivre sa vie naturelle.

Au bout de ce temps, il fallait un forfait nouveau et une autre victime.

Les rives de la Save ne sont pas peuplées comme celles de de Seine. Je n'ai pas besoin de vous dire que bientôt jeunes filles et jeunes femmes devinrent rares autour d'Uszel… Vous souriez, René, au lieu de frémir…

Elle souriait elle-même, mais dans cette gaieté, qui était comme une obéissante concession au scepticisme du jeune homme, il y avait d'adorables mélancolies.

—J'écoute, répondit René, et je m'émerveille du chemin que nous avons fait, sous prétexte de parler d'amour.

—Vous ne souhaitez plus parler d'amour, monsieur de Kervoz! murmura
Lila, dont le sourire eut une pointe de moquerie.

René ne protesta point, il dit seulement:

—Les rives de la Seine n'ont rien à envier aux bords de la Save. Nous avons aussi une vampire.

—Y croyez-vous? demanda Lila, qui ajouta aussitôt: Vous auriez honte d'y croire, bel esprit fort!

—D'où vous vient cette étrange devise, murmura René au lieu de répliquer: «In vita mors, in morte vita

—La mort dans la vie, prononça lentement Lila, la vie dans la mort: c'est la devise du genre humain… Elle nous vient d'un de nos aïeux, le ban de Szandor, qu'on accusa aussi d'être vampire… Nous sommes une étrange famille, vous allez voir…

René, mon René, s'interrompit-elle tout à coup en se redressant orgueilleuse et si belle que l'oeil du jeune Breton étincela, c'est moi qui ai écarté l'amour, c'est moi qui le ramènerai: je ne suis pas effrayée de votre froideur; dans un instant, vous serez à mes pieds!

XI

LE COMTE MARCIAN GREGORYI

La pendule du boudoir marquait dix heures. C'était, au dedans et au dehors du pavillon de Bretonvilliers, un silence profond. A peine quelques murmures venaient-ils au lointain de la ville vivante.

René et Lila étaient assis l'un près de l'autre sur l'ottomane. René avait baissé les yeux sous le défi amoureux qui venait de jaillir des prunelles de Lila. Il savait trop qu'elle; était sûre de la victoire.

—Il faut que vous sachiez toutes ces choses, monsieur de Kervoz, reprit-elle. Vos superstitions de Bretagne ne sont pas les mêmes que nos superstitions de Hongrie. Qu'importe cela? Fables ou réalités, ces prémisses de mon récit vont aboutir à des faits incontestables, d'où dépend la vie ou la mort d'un parent qui vous est cher, et d'où dépend aussi peut-être la mort ou la vie du plus grand des hommes.

Je continue. Chaque fois qu'Addhéma, la vampire d'Uszel, parvenait à réchauffer les froids ossements de son crâne à l'aide d'une jeune chevelure arrachée sur le vif, elle gagnait quelques jours, parfois quelques semaines, mais parfois aussi quelques heures seulement d'une nouvelle existence: une semaine pour sept ans, un mois pour six lustres.

C'était comme un jeu terrible où le bénéfice pouvait être grand ou petit; Addhéma ne le savait jamais d'avance; mais qu'importait, après tout? Les heures conquises, nombreuse ou rares, étaient au moins toujours des heures de jeunesse, de beauté, de plaisir, car Addhéma redevenait la splendide courtisane d'autrefois, avec sa passion de feu et son attrait irrésistible.

Ici était le don.

Je vais vous dire la condition imposée en regard du don: la loi qu'elle ne pouvait enfreindre sous peine de souffrir mille morts.

Addhéma ne pouvait pas se livrer à un amant avant de lui avoir raconté sa propre histoire.

Il fallait qu'au milieu d'un entretien d'amour elle amenât l'étrange récit que je vous fais ici, parlant de jeunes filles mortes, de chevelures arrachées et relatant avec exactitude les bizarres conditions de sa mort qui était une vie, de sa vie qui était une mort…

J'emploie le passé, parce qu'elle manqua une fois à la loi de ses hideuses résurrections; et ce fut justement pendant qu'elle portait la blonde chevelure de notre mère. L'amour lui fit oublier son étrange devoir. Elle reçut le baiser d'un jeune Serbe, beau comme le jour, avant d'avoir cherché et trouvé l'occasion de placer l'histoire surnaturelle.

L'esprit du mal l'étreignit au moment où elle balbutiait des mots de tendresse, et le jeune Serbe recula d'horreur à la vue de sa maîtresse rendue à son état réel: un cadavre de vieille femme, décharné, glacé, chauve et tombant en poussière.

Ce fut d'elle-même, alors, qu'elle se révéla, car, à ces heures du châtiment, tout vampire est forcé de dire la vérité.

Le Serbe entendit ces mots qui semblaient sortir de terre:

—Tue-moi! Mon plus grand supplice est de vivre. L'heure est favorable, tue-moi. Pour me tuer, il faut me brûler le coeur!

Le deuil récent qui était dans la maison du magnat de Bangkeli, laissant un époux inconsolable et deux petits enfants au berceau, avait fait grand bruit dans le pays. Le Serbe monta à cheval et vint trouver notre père au milieu des fêtes des funérailles.

Notre père prit avec lui tous ses parents, tous ses convives, et l'on se rendit au tombeau d'Uszel, car le cadavre de la vampire n'était déjà plus dans le logis du Serbe.

Le tombeau d'Uszel fut démoli, et notre père ayant fait rougir au feu son propre sabre, le plongea par trois fois et par trois fois le retourna dans le coeur d'Addhéma la Bulgare.

Nous grandîmes, ma soeur et moi, dans le château triste et qui semblait vide. Les caresses maternelles nous manquaient, on nous berçait avec le récit de ces lugubres mystères.

Il y avait un chant qui disait:

«Un jour pour un an, vingt-quatre heures pour trois cent soixante-cinq jours.

«A la dernière minute de la dernière heure, la chevelure meurt, le charme est rompu, et la hideuse sorcière s'enfuit, vaincue, dans son caveau…»

Ma soeur était dans sa seizième année et j'allais avoir quinze ans, quand notre père arbora la bannière rouge au plus haut des tours de Bangkeli. En même temps, il envoya ses tzèques dans les logis de ses tenanciers, le long de la rivière; ils étaient quatre, l'un portait son sabre, le second son pistolet-carabine, le troisième son dolman, le quatrième son jatspka.

Le soir, il y avait douze cent hussards équipés et armés autour de nos antiques murailles.

Mon père nous dit: prenez vos hardes, vos bijoux et vos poignards.

Et nous partîmes, cette nuit-là même, en poste pour Trieste.

Le régiment,—les douze cents tenanciers de mon père formaient le régiment des hussards noirs de Bangkeli,—avait pris la même route à cheval. Le rendez-vous était à Trévise.

L'archiduc Charles d'Autriche occupait Trévise avec son état-major. Bonaparte avait accompli déjà les deux tiers de cette foudroyante campagne d'Italie qui devait finir au coeur même de l'Allemagne. Notre armée avait changé quatre fois de chef et reculait, ne comptant plus les batailles perdues.

Pourtant il y eut des fêtes à Trévise, où douze nouveaux régiments, arrivés du Tyrol, de la Bohême et de la Hongrie, présentait un magnifique aspect, et le prince Charles jura d'anéantir les Français à la première rencontre.

Ma soeur et moi nous n'avions jamais vu que les rives sauvages de la Save et l'austère solitude du château. Pendant trois jours ce fut pour nous comme un rêve. Le quatrième jour, notre père dit à ma soeur: «Tu vas être la femme du comte Marcian Gregoryi.»

Ma soeur n'eut à répondre ni oui ni non; ce n'était pas une question: c'était une loi.

Marcian Gregoryi avait vingt-deux ans. Il portait héroïquement son brillant costume croate. La veille même, le prince Charles l'avait fait général. Il était beau, noble, plus riche qu'un roi, amoureux et heureux.

Ma soeur et lui furent mariés le matin du jour où Bonaparte franchissait le Tagliamento; le lendemain eut lieu la grande bataille qui tua l'archiduc dans ses espérances et dans sa gloire, en ouvrant aux Français le passage du Tyrol.

Nous fûmes séparées de notre père. Le comte Marcian Gregoryi veillait sur nous.

Notre nuit se passa dans une auberge des environs d'Udine. Ma chambre était séparée par une simple cloison de celle où devaient dormir les jeunes époux.

Vers minuit, j'entendis la voix de ma soeur qui s'élevait ferme et dure. Je crus d'abord que c'était une autre femme, car je ne lui connaissais pas cet accent impérieux.

Elle disait:

—Comte, je n'ai point de haine contre vous. Vous êtes brave, vous devez avoir rencontré nombre de femmes pour admirer votre taille noble et votre beau visage. J'ai obéi à mon père, qui est mon maître et qui m'a dit: Celui-là sera ton mari… Mais mon père, en partant, de Bangkeli, m'avait dit aussi: Prends ton poignard. Mon poignard est dans ma main. C'est ma liberté. Si vous faites un pas vers moi, je me tue.

Marcian Gregoryi supplia et pleura.

Sais-je pourquoi j'étais du parti de Marcian contre ma soeur?…

—Oh! s'interrompit-elle en passant ses doigts effilés dans les cheveux de René, il ne faut pas être jaloux! Voilà bien longtemps que Marcian Gregoryi est mort.

A la fin de ce mois, qui était mars 1797, les Français, nous chassant toujours devant eux, entrèrent dans Trieste.

Nous étions toutes les deux, ma soeur et moi, le 24 mars, le 6 germinal, comme ils disaient alors, dans une maison de campagne située à une lieue de la Chiuza.

Le soir, ma soeur vint me trouver. Jamais je ne l'avais vue si belle. Sa parure était éblouissante, et il y avait des éclairs d'orgueil dans ses yeux.

Elle m'embrassa du bout des lèvres et me dit adieu.

Je n'eus pas le temps de l'interroger. Deux minutes après, le galop de son cheval soulevait des flots de poussière sur la route, et de ma fenêtre je pouvais suivre sa course folle, qui allait déjà se perdant dans la nuit.

Au lointain et dans différentes directions, on entendait la canonnade.

Yanusza, notre nourrice à toutes deux, c'est cette vieille femme qui vous a introduit ici ce soir, monta dans ma chambre et s'accroupit sur le seuil.

—La fille aînée de mon maître est sur le chemin de sa mort! gémit-elle les larmes aux yeux.

Elle imposa silence à mes questions. Un grand bruit de chevaux se faisait dans la cour.

La voix éclatante de Marcian Gregoryi commanda: «Au galop!» Et pour la seconde fois la route disparut derrière les tourbillons de poussière.

Marcian Gregoryi suivait la même direction que ma soeur.

A quelques lieues de là, il y avait une tente toute simple, piquée au coin d'un bouquet de frênes et entourée par les feux d'un bivouac.

Au-devant de la tente, des officiers généraux français s'entretenaient à voix basse.

A l'intérieur, un jeune homme de vingt-six ans, pâle, maigre, chétif, coiffant de cheveux plats un front puissant, dormait la tête appuyée sur une carte pointée. Une lettre signée «Joséphine» était ouverte sur la table et portait la marque de la poste de France.

Celui-là pouvait dormir; il avait terriblement travaillé depuis le lever du soleil.

Une armée tout entière le gardait, soldats et généraux; il était l'espoir et la gloire de la république française, victorieuse de l'univers.

Il avait nom Napoléon Bonaparte, il pouvait sommeiller en paix. Pour arriver jusqu'à lui, l'ennemi devait passer sur les corps de trente mille hommes.

Pourtant, il fut éveillé tout à coup par une main qui se posa sur son épaule. Un homme qu'il ne connaissait pas,—un ennemi,—était debout devant lui, le sabre à la main.

Un homme grand, fort, jeune, doué au degré suprême de la mâle beauté de la race magyare et dont les yeux parlaient un terrible langage de colère et de haine.

—Général, dit-il froidement, je suis le comte Marcian Gregoryi; mes pères étaient nobles avant la naissance du Christ, notre sauveur; il n'y a jamais eu dans ma maison que des soldats. Je ne saurais pas assassiner. Je vous prie de prendre votre épée afin de vous défendre, car ma femme m'a trahi pour vous, et il faut que l'un de nous meure.

L'heure où l'on s'éveille est faible, mais Bonaparte n'eut pas peur, car il n'appela point, quoiqu'on entendit autour de la tente le murmure des gens qui veillaient.

S'il eût appelé, il était mort, car il y avait bien près de la pointe du sabre de Marcian Gregoryi à sa poitrine.

—Vous vous trompez ou vous êtes fou, répondit-il. Je ne connais pas votre femme.

Il ajouta, ramenant la lettre ouverte d'un geste calme:

—Il n'est pour moi qu'une femme, c'est ma femme.

—Général, répliqua Marcian, vous mentez!

Et sans perdre sa position d'homme prêt à frapper, il tira de son sein une lettre également ouverte qu'il présente à Bonaparte.

La lettre était écrite en français; ma soeur et moi, comme presque toutes les nobles hongroises, nous parlions le français dès l'enfance, aussi bien que notre langue maternelle.

La lettre était adressée à Marcian Gregoryi et disait:

«Monsieur le comte,

«Vous ne me reverrez jamais. Un caprice de mon père m'a jetée dans vos bras; vous ne m'avez pas demandé si je vous aimais avant de me prendre pour femme. Cela est indigne d'un homme de coeur, indigne aussi d'un homme d'esprit, Vous êtes puni par votre péché même.

«Une seule chose aurait pu me soumettre à vous: la force. J'aime la force. Si mon mari m'eût violemment conquise au lendemain des noces, j'aurais été peut-être une femme soumise et agenouillée.

«Vous avez été faible, vous avez reculé devant mes menaces. Je n'aime pas ceux qui reculent; je méprise ceux qui cèdent. Je m'appartiens; je pars.

«Ne prenez point souci de me chercher. Il est un homme qui jamais n'a reculé, jamais cédé, jamais faibli: le vainqueur de toutes vos défaites, jeune comme Alexandre le Grand et destiné comme lui à mettre son talon sur le front du genre humain.

«J'aime cet homme et je l'admire de toute la haine, de tout le dédain que j'ai pour vous. Je vous le répète, ne me cherhez point, à moins que vous n'osiez me suivre sous la tente de général Bonaparte!»

C'était signé du nom de ma soeur.

Le général français lut la lettre jusqu'au bout. Peut-être espérait-il qu'un de ses lieutenants entrerait par hasard sous sa tente, mais il ne prit pas une seconde de plus qu'il ne fallait pour lire la lettre.

—Monsieur le comte, dit-il, et sa voix était aussi calme que son regard, je vous faciliterai, si vous le voulez, les moyens de sortir de mon camp. J'ai ouï dire que la jalousie était une démence: je vous répète que je ne connais pas votre femme.

—Et moi, je te répète que tu mens! grinça Gregoryi entre ses dents serrées.

En même temps le doigt de sa main gauche, étendu convulsivement, montrait la seconde porte de la tente, placée derrière Bonaparte.

Celui-ci se retourna et vit une femme merveilleusement belle, portant l'opulent costume des magyares et coiffée de cheveux blonds incomparables où couraient de longues torsades de saphirs.

Un cri s'échappa de sa poitrine, car il se vit perdu, cette fois, et tué par la présence même de cette femme.

Le reste fut plus rapide que l'éclair.

Marcian Gregoryi n'était pas homme à lâcher sa proie. Il avait demandé le combat, on lui refusait le combat, et de maître qu'il était, de par son sabre nu, un retard d'une seconde allait le faire esclave.

Le cri du général français allait amener cent épées.

Marcian Gregoryi visa le coeur de son rival et frappa un coup de pointe à bras raccourci.

Mais avant que le sabre aigu, lancé de manière à traverser de part en part cette frêle poitrine, eût accompli la moitié de sa route, un mouvement convulsif du bras le retint.

Un éclair avait illuminé le demi-jour de la tente; une explosion avait retenti.

Le sabre s'échappa des mains de Gregoryi, qui tomba foudroyé.

Ma soeur aussi avait visé. La balle de son pistolet, en fracassant le crâne de son mari, préservait les jours du général Bonaparte.

Officiers, généraux, soldats entrèrent de tous côtés à la fois pour voir Bonaparte debout, un peu pâle mais froid ayant à sa droite un homme baigné dans son sang, à sa gauche cette femme éblouissante, dont le sein demi-nu palpitait et qui tenait encore à la main son pistolet fumant.

—Citoyens, dit Bonaparte, vous arrivez un peu tard. Veillez mieux à l'avenir. Il paraît que la tente de votre général en chef n'est pas bien gardée.

Et, pendant que l'assistance consternée restait muette, il ajouta:

—Je m'étais endormi; j'avais eu tort, car nous avons de la besogne. On m'a éveillé… Citoyens, que cet homme soit pansé avec beaucoup de soins, s'il vit encore; s'il est mort, qu'il soit enterré honorablement: ce n'est pas un assassin.

Il renvoya d'un geste ceux qui l'entouraient, et dit encore:

—Citoyens, tenez-vous prêts. Tout à l'heure je vais rassembler le conseil.

On emporta le corps de Marcian Gregoryi, qui ne respirait plus.

Ma soeur resta seule avec le général Bonaparte.

Vous n'avez fait que l'entrevoir, et sept années ont passé sur sa beauté. Je ne connais aucune femme qui puisse lui être comparée.

Elle était alors cent fois plus belle, et certes, celui qu'elle venait de sauver ne devait point la voir avec les yeux de l'indifférence.

Le général Bonaparte avait une large et belle montre de Genève, posée sur les cartes qui couvraient sa table de travail.

Il la consulta et dit:

—Madame, parlez vite, et tâchez de vous justifier…

—Cela vous étonne? s'interrompit ici Lila répondant à un geste de surprise que René n'avait pu retenir.

René n'avait pas cessé un instant d'écouter avec un intérêt étrange.

—Oui, murmura-t-il, cela m'étonne. Votre récit s'empare de moi parce que je le crois vrai… Cette femme va vers Georges Cadoudal comme elle allait à Bonaparte…

—Non, l'interrompit Lila sèchement.

Sa paupière rapidement baissée cacha l'éclair qui, malgré elle, s'allumait dans ses yeux. Sa bouche seule exprima une nuance de dédain.

Elle ajouta d'un accent rêveur:

—Ne comparez point; il n'y a pas de comparaison possible. Georges Cadoudal peut n'être pas un homme vulgaire, Bonaparte est un géant. La haine est plus clairvoyante que vous ne croyez, et ma soeur hait d'autant plus qu'elle admire davantage. L'aimant qui l'attirait vers Bonaparte, c'était la gloire; la force qui l'entraîne vers Cadoudal, c'est la vengeance.

Laissez-moi poursuivre, je vous prie, car j'ai fini et j'ai hâte d'arriver a ce qui nous regarde.

Ma soeur refusa de se justifier; elle était venue avec d'autres espérances. Peut-être le dit-elle, car je n'ai jamais rencontré de coeur plus hardi que le sien.

Ses paroles glissèrent sur une oreille de marbre.

Ses regards, auxquels rien ne résiste, s'émoussèrent contre des paupières baissées.

Je ne peux pas raconter en détail ce qui se passa. Ma soeur ne me l'a jamais dit. J'ai deviné son silence; j'ai traduit l'éclair de sa prunelle et le tremblement de sa lèvre blême.

Ma soeur ne pardonnera jamais.

L'aiguille marcha l'espace de deux minutes sur la montre, puis le général Bonaparte appela de nouveau, disant:

—Citoyens, prenez place, le conseil va s'ouvrir…. Je donne l'ordre que Mme la comtesse Marcian Gregoryi soit reconduite, sous escorte, aux avant-postes autrichiens.

XII

LA CHAMBRE SANS FENÊTRE

—Dans l'armée du prince Charles, poursuivit Lila, nul ne sut comment était mort le général comte Marcian Gregoryi. Ma soeur et moi nous entrâmes au couvent de Varasdin.

Il était occupé par des religieuses cloîtrées de l'ordre de Saint-Vladimir, mais il n'y a ni murailles assez hautes ni verrous assez solides pour arrêter la volonté de ma soeur.

Pendant la courte et victorieuse campagne du Tyrol, Bonaparte courut des dangers que l'histoire ne racontera pas, sauf deux ou trois qui apparaissent comme des chapitres de roman au milieu de la grande épopée de sa vie.

La main de la comtesse Marcian Gregoryi était là.

Notre père mourut vers cette époque, et ma soeur devint maîtresse de ses actions. Je ne savais pas lui résister. Elle me dominait, moi, pauvre jeune fille, de toute la hauteur de sa haine.

Nous possédions aux bords de la Save des domaines, grands comme une province; tous nos biens furent vendus, mais, une chose inexplicable, ma soeur garda le champ stérile où était situé le tombeau de la vampire d'Uszel.

Ce champ désolé lui appartient encore.

Nous partîmes pour la France après le traité de Campo-Formio. Au milieu des triomphes qui accueillirent à Paris Bonaparte vainqueur, il y eut un regard ennemi qui le suivait comme une malédiction.

Un homme se dressa bientôt en face du jeune général rayonnant de gloire, un homme qui semblait avoir juré d'arrêter brusquement l'essor de sa fortune. C'était le directeur Rewbell, ce puritain arrogant qui récitait ses litanies genevoises avec un accent d'Alsace. Rewbel avait une Égérie pour le soutenir dans cette lutte inégale de la médiocrité contre le génie. Dans une villa située sur les hauteurs de Passy demeurait une jeune femme dont la réputation de beauté inouïe grandissait, malgré la silencieuse retraite où elle cachait sa vie. Chaque soir le puritain Rewbell la venait visiter.

Ma soeur, la brillante comtesse Gregoryi, s'était faite la maîtresse de l'avocat de Colmar pour assouvir sa haine.

Semblable à l'aigle qu'on voudrait enlacer dans une toile d'araignée, Bonaparte brisa d'un seul soubresaut les fils de ces petites intrigues, et l'Égypte épouvantée vit un matin l'armée française couvrir ses rivages.

La villa de Passy où Rewbell s'introduisait de nuit redevint solitaire. Un navire anglais nous conduisit à Alexandrie.

Tous ceux qui doivent éblouir ou dominer le monde ont une étoile, cela est certain. L'étoile de Bonaparte m'est apparue en Égypte, où il aurait dû mourir cent fois.

Ma soeur, infatigable, employait ses jours et ses nuits à dresser des pièges toujours inutiles.—Et lui allait son chemin historique, ne sachant même pas qu'il foulait aux pieds la mine creusée sur son passage.

Que dire? Je devenais une femme, il grandissait à mes yeux semblable à un dieu. Ce n'était pas de l'amour: j'avais trop bien conscience de l'énorme intervalle qui s'élargissait entre nous; et d'ailleurs il est des destinées: mon coeur vous attendait et ne devait battre que pour vous.

Non, ce n'était pas de l'amour. Il y avait en moi pour lui une admiration craintive et respectueuse. Je ne sais comment vous dire cela, René; il se mêlait au culte qui me prosternait à ses genoux une secrète horreur. Je suis la fille d'une morte.

Je vois partout cette terrible chose qui a nom le vampirisme: ce don de vivre aux dépens du sang d'autrui. Et avec quoi sont faites toutes ces gloires, sinon avec du sang?

Avec du sang, dit-on, les hermétiques créaient de l'or; il leur en fallait des tonnes. La gloire, plus précieuse que l'or, en veut des torrents.

Et sur ce rouge océan un homme surnage, vampire sublime, qui a multiplié sa vie par cent mille morts.

Je désertai dans mon âme la cause de ma soeur. Peut-être y avait-il un charme secret à protéger d'en bas, moi si faible, la marche providentielle de ce géant. Je le protégeai, voilà le vrai: la Fable raconte en souriant ce que put pour le lion roi le plus humble des animaux.

Je le protégeai dans ces longues marches au travers des sables de l'Egypte. Je le protégeai pendant la traversée, et lorsqu'il livra cette autre bataille, au conseil des Cinq-Cents, bataille où le sang-froid sembla un instant l'abandonner, je le protégeai encore.

Il y eut là un moment, je vous le dis, où ses fameux grenadiers n'aurait pas su le défendre. Et malheur à qui se laisse défendre trop souvent par des soldats ailleurs que dans la plaine, où est la place des soldats!

Ma soeur se demandait si quelque démon protégeait la vie de cet homme.
Sa conspiration s'obstinait, infatigable.

Le 10 octobre de l'année 1800, ma soeur mit un poignard dans la main de Giuseppe Ceracchi, jeune sculpteur déjà célèbre, dont elle avait enivré l'âme chevaleresque. Aréna, Demerville et Topino-Lebrun avaient juré que Bonaparte ne verrait pas la fin de la représentation des Horaces, qu'on donnait ce soir-là.

Un billet d'une écriture inconnue prévint le général Lannes.

J'ai pleuré sur la mort de Ceracchi.—Mais Bonaparte fut sauvé.

Trois mois après, le 24 décembre, au moment où le carrosse du premier consul tournait le coin de la rue Saint-Nicaise pour prendre la rue de Rohan qui devait le conduire à l'Opéra, un jeune garçon cria au cocher: «Au galop, si tu veux sauver ta vie!»

Le cocher épouvanté fouetta ses chevaux, qui franchirent dans leur course rapide, un obstacle placé en travers de la voie.

L'obstacle était la machine infernale! Faut-il vous dire qui était le jeune garçon?

Depuis lors j'ai veillé.

Je vous donne ici le secret de ma vie, René, car je ne me défendrais pas contre ma soeur. D'un mot vous pouvez me perdre.

En combattant ma soeur, j'ai sans cesse sauvegardé ses jours. Je ne l'aime pas; elle m'épouvante, mais elle reste sacrée pour moi et je me coucherais en travers du seuil de la chambre où elle dort pour garantir son sommeil.

Avant d'être arrêtés, Moreau et Pichegru ont reçu des avertissements: c'est moi qui les ai avertis.

Ils ont passé outre, ils se sont perdus…

—Que voulez-vous de moi? demanda René de Kervoz après un long silence.

—Le moyen de sauver le frère de votre mère, sans compromettre la sûreté du premier consul. Je veux avoir une entrevue avec Georges Cadoudal.

René resta muet.

—Vous n'avez pas confiance en moi, murmura Lila avec tristesse.

—J'aurais confiance en vous pour moi, répliqua le jeune Breton. Ce que vous avez fait jusqu'ici est bien fait, et dans votre histoire que j'ai écoutée sans en perdre une parole, j'ai vu l'énergie d'une âme droite et haute. Mais les secrets de mon oncle ne m'appartiennent pas.

Elle se leva souriante.

—Qu'il en soit donc selon votre volonté, dit-elle. J'ai donné déjà, ce soir, et c'est pour vous, uniquement pour vous, à cet homme, que je ne connais pas, une partie des heures précieuses qui devaient être à nous tout entières: à nous, j'entends à notre amour; je vous ai expliqué tout ce que vous vouliez savoir; il n'y a plus pour vous de mystère dans l'étrange aventure de la maison isolée où vous entendîtes pour la première fois parler des Frères de la Vertu…. Et notez bien qu'en faisant cela, je ne vous ai point livré ma soeur. Ma soeur est de celle qu'on n'attaque pas sans folie. Quiconque irait contre elle serait brisé. Elle aussi à son étoile!

Elle frappa dans ses mains doucement et poursuivit:

—La confiance viendra quand vous aurez vu jusqu'où va pour vous ma tendresse. En attendant, plus un mot sur ces matières qui nous ont volé toute une soirée de bonheur. Minuit va sonner. Donnez-moi votre main, René, et mettons en action tous deux le beau refrain des étudiants de l'Allemagne: Réjouissons-nous pendant que nous sommes jeunes…

Tandis qu'elle parlait, une draperie s'ouvrait lentement, laissant voir une autre pièce où des bougies rosées épandaient une suave lumière.

Au milieu de cette seconde chambre, une table était servie portant une élégante collation.

Au fond, on voyait une alcôve entr'ouverte où le lit était demi-caché derrière les ruisselantes draperies de la mousseline indienne.

Deux sièges seulement étaient placés auprès de la table. Il y avait partout des fleurs et le feu doux qui brûlait dans l'âtre exhalait d'odorantes vapeurs.

Quand René franchit le seuil de cette chambre, Lila lui sembla plus belle.

Mais il y avait en lui je ne sais quelle crainte vague qui glaçait la passion. Le récit bizarre qu'il venait d'entendre miroitait aux yeux de sa mémoire. Lila avait conduit ce récit avec un charme que nous n'avons pu rendre, et cependant René restait tourmenté par un doute qui avait sa source dans l'instinct plus encore que dans la raison.

Chose singulière, dans ce récit, ce qui l'avait frappé le plus fortement, c'était l'épisode nuageux de la vampire. René eût répondu par un sourire de mépris à quiconque lui aurait demandé s'il croyait aux vampires femelles ou mâles.

Et pourtant son idée ne pouvait le détacher de cette image saisissante, malgré son absurdité: la morte chauve, couchée dans ce tombeau depuis des siècles, et qui se réveillait jeune, ardente, lascive, dès qu'une chevelure vivante, humide encore de sang chaud, couvrait l'horrible nudité de son crâne.

Il regardait l'ébène ondoyant de ces merveilleux cheveux noirs qui couronnaient le front de Lila, ce front étincelant de jeunesse et de charme, et il se disait:

—Celles à qui la mort arrachait leurs chevelures étaient ainsi!

Et il frémissait.

Mais le frisson pénétrait jusqu'à la moelle de ses os, quand il avait cette autre pensée qu'il essayait en vain de chasser:

—Et la morte était ainsi également quand elle avait arraché leurs chevelures!

La morte! la vampire! tantôt brune, tantôt blonde, selon que sa dernière victime avait eu des cheveux de jais ou d'or!

Lila versa dans les verres le contenu d'un flacon de tokay, topaze liquide qui remplit de fauves étincelles le cristal de Bohême aux exquises broderies.

Ils trempèrent ensemble leurs lèvres dans ce nectar, puis Lila voulut faire l'échange des coupes et dit:

—C'est mon pays qui produit cette liqueur des princes et des reines. A l'endroit où la Save, toujours chrétienne, va se perdre dans le Danube qui va finir, musulman, à Semlin, près de Belgrade, les jeunes filles chantent la ballade de l'Ambre, tandis que chaque amant cueille une perle de tokay sur la lèvre de sa maîtresse, dans un souriant baiser.

Une larme d'or tremblait sur le corail de sa bouche. René la but et il lui sembla que cette goutte d'ambroisie était l'ivresse même et la volupté.

Ses tempes battaient, son coeur se serrait en un spasme fait d'angoisses et de délices.

Il regarda Lila, dont les grands yeux languissaient altérés de caresses.

Elle était belle comme ces rêves du paradis oriental dont la vapeur d'opium ouvre les portes. Autour d'elle s'épandait un rayonnement surnaturel. Ses longues paupières laissaient sourdre d'étincelantes prières.

René luttait encore. Il essaya de prononcer le nom d'Angèle dans son âme.

Mais ce vin était la passion, l'oubli, la folie. Il brillait comme une flamme dans les coupes diamantées, comme une flamme il brûlait.

—Encore une perle sur tes lèvres, murmura-t-il, et puisse la fièvre adorée de ce beau songe n'avoir jamais, jamais de réveil!

Lila remplit les coupes de nouveau. De nouveau leurs bouches se touchèrent. René, défaillant, chancela sur son siège; Lila le retint d'une étreinte soudaine.

—Et tu n'as pas confiance en moi! dit-elle.

René vit ses yeux tout pleins de belles larmes.

—Je t'aime! balbutia-t-il, oh! je t'aime!

Puis, exalté jusqu'au délire:

—Ne m'as-tu pas dit ce que tu veux? Ta pensée n'est-elle pas céleste comme ta beauté? Tu es l'ange placé ici-bas par la clémence de Dieu pour combattre le démon. Je veux te donner tout, jusqu'à ma conscience! Georges Cadoudal est un héros, frappé d'aveuglement; tu le sauveras à cause du sang de mes veines qui est en lui, mais tu l'empêcheras de tuer le destin de ce siècle. Je remets sa vie entre tes mains. Ensuite…

Et il parla, donnant le secret de la retraite qui permettait au conspirateur breton de rester caché en se montrant et d'errer dans Paris comme ces loups-garous des temps légendaires qui avaient une tanière magique.

Lila obéit; elle écouta, et chaque parole prononcée se grava dans sa mémoire.

Les bougies rosées allaient s'éteignant. Une lampe de nuit, pendue au plafond, éclaira seule, bientôt, la solitude de cette chambre, naguère si gaiement voluptueuse, et qui maintenant empruntait à ces tremblantes clartés un aspect presque funèbre.

Les rideaux de mousseline pendaient immobiles, protégeant l'alcôve fermée.

Dans l'alcôve, René de Kervoz dormait,—seul.

Depuis combien de temps?

La table était desservie, le feu mourait dans l'âtre.

On entendait au dehors des bruits mêlés, lointains, comme le grand murmure d'une ville éveillée.

Et plus près, certes, c'était une illusion, car les oiseaux de jardins ne chantent pas la nuit, on entendait comme un concert de petits oiseaux babillards.

Il faisait nuit, nuit noire.

Mais, chose singulière, par la porte close placée vis-à-vis de l'alcôve, une lueur brillante passait entre le sol et les battants.

Vous eussiez dit le reflet d'un rayon de soleil.

C'était par cette porte que Lila et René étaient entrés dans la chambre de la collation.

Etait-ce le jour au dehors? Dans cette pièce bizarre il n'y avait nulle apparence de fenêtre.

Combien y avait-il de temps que René dormait?

Ç'avait été, il faut l'expliquer, un long rêve plutôt qu'un sommeil, un rêve délicieux, enivré, adorable,—puis fiévreux,—puis triste, morne, plein d'épouvantes lugubres.

René pensait, vaguement, mais toujours.

Il entendait, il voyait, ou bien peut-être croyait-il entendre et voir.

Ainsi sont les rêves, qu'ils s'appellent heureux songes ou cauchemars horribles.

Qu'elle était belle, jeune, ardente, divine! Quelles chères paroles échangées! Et quels silences plus éloquents mille fois que les paroles!

C'était la première heure.

René se souvenait de l'avoir contemplée endormie, sa tête charmante baignée de cheveux noirs et appuyée sur son bras nu.

Puis il y avait eu un intervalle de vrai sommeil sans doute, dont il ne gardait ni sentiment ni mémoire.

Puis une sorte de réveil; un baiser âcre et dur, une voix cassée qui disait;

—Je n'ai jamais aimé que toi: tu ne mourras pas!

Ces paroles lui restaient dans l'esprit; il les entendait sans cesse comme un obstiné refrain.

Quelle signification avaient-elles?

Puis encore… Mais qui s'étonnerait de l'absurdité d'un rêve?

Chacun sait bien d'ailleurs que les impressions reçues dans l'état de veille reviennent troubler le sommeil.

C'était cette hideuse histoire de la vampire d'Uszel, ce cadavre chauve qui vivait de jeunes chevelures.

Lila, la grâce incarnée, l'enchanteresse, Lila était le cadavre.

René la voyait changer dans son sommeil, changer rapidement et passer par toutes les dégradations successives qui séparent la vie exubérante de la mort,—de la mort affreuse, cachant sa ruine au fond d'une tombe.

Cette joue veloutée avait tourné au livide, puis les ossements avaient percé la chair rongée.

Mais pourquoi tenter l'impossible? Ce que René avait vu, nulle plume n'oserait le dire.

Un fait seulement doit être noté, parce qu'il se rattachait à l'idée fixe de René.

Tandis que s'opérait, sous ses yeux, cette transformation redoutable, la chevelure noire, la splendide chevelure allait se détachant avec lenteur, comme un parchemin collé qui se racornirait au feu.

Il y eut d'abord une sorte de fissure faisant le tour du front et se relevant aux tempes. La peau desséchée grinçait, laissant à découvert un crâne affreux…

René voulait fuir, mais son corps était de plomb.

Il voulait crier; sa gorge n'avait plus de voix.

Elle se leva,—Lila,—faut-il encore la nommer ainsi? Ses jambes, sonores comme celles d'un squelette, se choquèrent et produisirent ce bruit qui fige le sang dans les veines.

La chevelure tenait encore au sommet du crâne.

Elle s'approcha du foyer. La chevelure y tomba et rendit une noire fumée.

René ne vit plus rien, sinon une forme inerte, couchée en travers du tapis qui était devant l'âtre.

Une voix qui sortait on ne sait d'où, de partout, de nulle part, dit dans un cri d'agonie:

—Yanusza au secours!

La vieille femme qui parlait latin parut. Elle vint jusqu'au lit, ricanant et murmurant des mots incompréhensibles.

En passant, elle poussa du pied la masse couchée qui sonna le sec.

La vieille femme se pencha au-dessus de René et lui tâta brutalement le coeur.

—Pourquoi n'a-t-elle pas tué celui-là? dit-elle.

Au contact de ces doigts rudes et froids, René fit un effort désespéré pour recouvrer l'usage de ses muscles; mais il resta paralysé.

La vieille femme ôta le couvert sans se presser.

Puis elle étendit la nappe sur le parquet et fit glisser en grondant la masse qui craquait jusqu'au centre de la toile, dont elle noua les quatre bouts.

Cela forma un paquet, bruyant comme un sac qu'on remplirait de jouets d'ivoire.

Elle le jeta sur ses épaules et se retira, courbée sous le fardeau.

L'avant-dernier bruit que René entendit fut celui du pêne forçant la serrure; le dernier, le grincement de deux solides verrous que l'on fermait au dehors.

Quand René s'éveilla enfin, car il s'éveilla, il avait la tête lourde et toutes les articulations endolories, comme il arrive parfois après un grand excès de table.

Le soir précédent, pourtant, il n'avait rien mangé; tout au plus avait-il vidé deux fois ce fameux verre de Bohème content l'ambroisie hongroise: le vin de Tokai.

Sa première pensée fut pour Angèle, et il eut comme une grande joie qui imprégna tout son être en sentant qu'il l'aimait autant qu'autrefois.

Sa seconde pensée fut pour Lila, et il ressentit, pendant le quart d'une minute, ce voluptueux affaissement qui avait été le commencement de son sommeil.

Mais au travers de ces vagues délices, un frisson vint qui glaça la moelle de ses os:

Le souvenir de son rêve…

Etait-ce un rêve?

Comment expliquer autrement que par un rêve la folie noire de ces confuses aventures?

Et pourtant il était là, dans ce lit.

Où avait fui Lila?

A la lueur vacillante de la lampe, il consulta sa montre qui était sur la table de nuit. Sa montre marquait onze heures.

Il la crut arrêtée. Il l'approcha de son oreille; elle marchait…

Onze heures! Il était bien sûr d'avoir entendu les douze coups de minuit, au moment où finissait le récit de Lila.

Il était donc onze heures du matin!

Mais alors, ces ténèbres qui l'environnaient?…

Etait-il donc vraiment dans le sombre pays de l'impossible?

Il sauta hors du lit. Ses habits étaient là, épars et jetés sur le plancher. Il ne se souvenait point de les avoir ôtés.

Comme il commençait sa toilette, son regard tomba sur la raie lumineuse qui passait sous la porte. Il eut froid, et ses yeux firent vitement le tour de la chambre, cherchant une fenêtre.

La chambre n'avait point de fenêtre.

Pour la première fois, l'idée de captivité naquit en lui.

Mais c'était si invraisemblable! en plein Paris!

Il eut honte de lui-même et sourit avec mépris en disant:

—C'est la suite du rêve!

Il s'habilla, ne voulant plus voir cette raie lumineuse qui mentait, ne voulant point entendre ces bruits du dehors, ne voulant ni comprendre, ni penser, ni raisonner.

Il y a des choses extravagantes auxquelles on ne peut pas croire.

Quand il fut habillé, il essaya, mais en vain, d'ouvrir la porte. Une sueur glacée baigna ses tempes.

Il appela. Dans cette chambre, la voix assourdie semblait frapper les parois et retomber étouffée.

Personne ne lui répondit.

Il monta sur la table et décrocha la lampe où l'huile allait manquer.

Il chercha une issue.—La chambre n'avait point d'issue.

Comme il revenait vers le foyer, un objet frappa sa vue; un lambeau de peau parcheminée a laquelle adhéraient des cheveux noire à demi brûlés.

Il s'affaissa lui-même sur le parquet, le coeur étreint par une terreur extravagante et pensant:

—La vampire!… Mon rêve serait-il une vérité?

La lampe jeta une grande lueur et éclaira au-dessus de la cheminée un écusson, timbré de la couronne comtale, autour duquel courait la devise: In vita mors, in mors vita.

Puis la lampe s'éteignit.

René appuya ses deux mains contre son coeur révolté.

Ses oreilles tintaient ce mot:

—La vampire! la vampire!

Et comme il cherchait des objections dans sa raison aux abois, se disant: «Aurait-elle osé me raconter, elle-même sa propre histoire?» sa mémoire lui répondit:

—C'est la loi! Elle a obéi à la loi de son infernale existence en me racontant sa propre histoire!

Il poussa un horrible cri, et, sautant sur ses pieds, il se rua contre la porte avec folie. La porte était solide comme un mur.

Pendant une heure il s'épuisa en vains efforts. Quand il tomba enfin, brisé, il lui sembla qu'une lèvre humide et glacée s'appuyait sur sa bouche, et il perdit le sentiment, comme le clocher de Saint-Louis-en-l'Ile carillonnait l'Angelus de midi.

XIII

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL

Deux jours après, c'est-à-dire le 3 mars de cette même année 1804, tout Paris restait en grand émoi par rapport à la conspiration Moreau-Pichegru-Cadoudal, qui avait été, disait-on, si près de réussir. Le secrétaire général de la préfecture de police reçut avis, vers la tombée de la nuit, qu'un homme insistait pour parler en secret à M. Dubois. Moreau et Pichegru étaient sous les verrous, mais Georges Cadoudal demeurait libre, et toutes les mesures prises pour découvrir sa retraite avaient échoué.

Le citoyen Dubois, qui devait être comte d'empire, tenait la préfecture de police depuis le 18 brumaire; il avait fait de son mieux dans les affaires du Théâtre-Français et du Carousel, néanmoins le premier consul avait de lui une idée assez médiocre et ne le regardait point comme un sorcier, au contraire.

Il y avait, en ce temps-là, plus de polices encore que nous ne l'avons dit, et la police, de M. le préfet était très sévèrement contrôlée: d'abord par la police générale du grand juge Régnier, ensuite par la police du château, menée par Bourienne, et la police militaire, à qui l'on donnait pour chef Anne-Jean-Marie-René Savary, duc de Rovigo, enfin par la contre-police de Fouché, qui, rentré dans la vie privée et habitant tour à tour son château de Pont-Carré ou son hôtel de la rue du Bac, avait toujours l'oeil à toutes les serrures.

M. Dubois était persuadé que de l'issue de l'affaire Cadoudal dépendaient son influence ultérieure et sa fortune.

C'était alors un homme de quarante-huit ans, bien tourné, bien couvert, assez beau de visage, mais dont la physionomie vulgaire ne promettait pas beaucoup plus que le personnage n'était capable de tenir.

L'avis dont nous avons parlé lui fut transmis au moment où il mettait ses gants pour sortir et ne l'empêcha point d'aller à ses petites affaires.

Il avait pour secrétaire général un vieux brave homme moisi dans les bureaux et qu'il avait choisi moins fort que lui pour son agrément propre. Le citoyen Berthellemot, fruit trop mûr de la réaction directoriale, avait des prétentions considérables, de très belles traditions bureaucratiques, un culte profond pour la routine et quelque teinture d'érudition.

Il désirait la place du citoyen préfet, qui souhaitait la charge du citoyen grand juge.

C'était un homme grand et sec, d'une propreté remarquable, d'un formalisme fatigant, bavard à l'excès, vétilleux et orgueilleux comme tous les inutiles. Il avait passé la cinquantaine, à son amer regret.

M. Berthellemot était seul dans son vaste bureau, donnant sur la rue du Harlay-du-Palais, quand l'inspecteur divisionnaire Despaux vint lui annoncer la venue d'un étranger qui insistait pour parler à M. le préfet de police.

—Quel homme est-ce? demanda le secrétaire général.

—Un grand gaillard demi-chauve, à cheveux grisonnants, l'air grave et résolu de ceux dont la jeunesse ne s'est point passée à garder leurs mains dans leurs poches. J'ai vaguement l'idée d'avoir rencontré cette figure-là quelque part; dans le quartier du Palais ou aux environs de la cathédrale.

—Monsieur Despaux, dit le secrétaire général sévèrement, un employé de la police ne doit pas avoir de vagues idées. Il sait ou ne sait pas.

—Alors, monsieur, je ne sais pas.

Le secrétaire général le regarda de travers, mais Despaux était beaucoup plus fort que son chef, et soutint cette oeillade sans broncher.

M. de Talleyrand disait qu'il faut aller jusqu'en Angleterre pour trouver des chefs plus forts que leurs commis.

C'était une bien mauvaise langue.

—Vous plaît-il de le recevoir? demanda M. Despaux. Le secrétaire général hésita.

—Attendez, monsieur l'inspecteur, attendez! répliqua-t-il. Comme vous y allez! on voit bien qu'aucune responsabilité ne pèse sur vous. Moi, je vois plus loin que le bout de mon nez, monsieur!

Despaux s'inclina froidement. Berthellemot continua.

—Nous traversons une méchante passe, savez-vous cela? Les septembriseurs s'agitent dans l'ombre, et la faction babouviste a le diable au corps, tout simplement.

—Ce sont les anciens amis de M. le préfet dit Despaux tranquillement, et de M. le secrétaire général.

—Vous vous trompez, monsieur! prononça solennellement Berthellemot, j'ai toujours partagé les sentiments du premier consul… et nous songeons à épurer nos bureaux, M. le préfet et moi.

Despaux se prit à sourire.

—Si M. le préfet voulait m'accorder un congé, dit-il, temporaire ou définitif, j'ai une invitation du secrétaire de M. Fouché qui fait de belles parties de pêche, là-bas, à Pont-Carré… Je vous enverrais une bourriche de truites, monsieur Berthellemot.

Le secrétaire général fronça le sourcil et chiffonna une lettre qu'il tenait à la main. Il était tout à fait en colère.

—Petite parole, monsieur l'inspecteur! gronda-t-il entre ses dents serrées, je possède les bonnes grâces du premier consul… je viens d'arrêter l'homme le plus dangereux de ce siècle… quand je dis moi, je parle de M. le préfet.

—Cadoudal? l'interrompit Despaux, toujours souriant.

—Pichegru!… Je suis parvenu à étouffer le bruit scandaleux qui se faisait autour des mesures prétendues liberticides que Napoléon Bonaparte prend pour le salut de l'Etat… J'y suis parvenu, monsieur!… quand je dis moi… vous entendez… Et certes, nous avons eu raison de démolir autrefois la Bastille… Mais la Conciergerie est debout, monsieur l'inspecteur!… Et si un homme comme vous, qui sait beaucoup trop de choses, méditait une honteuse désertion… car je vous le dis, monsieur, si vous l'ignorez, le premier consul se défie de son ministre de la police… et il a ses raisons pour cela!

—Pas possible! fit Despaux. Ce bon citoyen Fouché!…

—Le mot citoyen est rayé de la langue officielle, je vous prie de vous en souvenir, monsieur Despaux! Et je ne serais pas éloigné, mon cher inspecteur, si je suis content de vous… et en souvenir des relations toujours excellentes que nous avons eues ensemble, je ne serais pas éloigné de songer sérieusement à votre avancement… Quand je dis moi, il est bien entendu qu'il s'agit de mon chef, M. le préfet.

L'inspecteur divisionnaire se tut et sourit.

—Monsieur le secrétaire général veut-il bien recevoir notre homme qui attend? demanda-t-il.

—Ah! ah! il attend… je l'avais oublié… Je pense que je ne suis pas au service du premier venu, monsieur Despaux… Si je vous chargeais spécialement de l'interroger?

—Il refuserait de me répondre.

—Il l'a annoncé?

—Très nettement.

—Votre avis personnel, monsieur Despaux, est-il que je le doive recevoir, en l'absence de M. le préfet!

—Monsieur le secrétaire général, répliqua l'inspecteur, je ne me permets guère de donner des conseils à mes chef, mais dans les circonstances où nous sommes…

—Ce sont de diaboliques circonstances, monsieur.

—Il se pourrait que les révélations de cet inconnu…

—Alors il va me faire des révélations?

—Tout porte à le croire… et si elles ont trait au complot… Vous savez que nous ne sommes pas plus avancés que le premier jour.

—Monsieur, l'interrompit Berthellemot, ma ligne de conduite, et quand je dis ma ligne, c'est celle de M. le préfet… notre ligne de conduite est toujours réglée d'avance, indépendamment de l'opinion de celui-ci ou de celui-là. De grands événements se préparent, de très grands événements. J'en sais plus long que je ne vous en veux dire, croyez-le bien… La France a besoin d'un maître: je n'ai jamais varié sur ce point. Qui vivra verra. Aussitôt que vous m'avez parlé de cet homme, j'ai nourri l'intention formelle de le recevoir. S'il a de mauvais desseins contre ma personne, mon devoir est de risquer ma vie… et quand je dis ma vie… Mais n'importe, pour le service de Sa Majesté…

—Sa Majesté! répéta Despaux sans trop d'étonnement.

—Ai-je dit Sa Majesté?… C'est la preuve du respect profond que je porte au premier consul… Soyez prudent monsieur l'inspecteur… peut-être le hasard vous a-t-il permis aujourd'hui d'élever vos regards beaucoup au-dessus de votre sphère… Veuillez placer deux agents en observation… et faites entrer l'homme qui vient me parler de Georges Cadoudal.

Le secrétaire général repoussa son siège et se mit sur ses pieds. D'un geste solennel il congédia Despaux, qui voulait protester contre ses dernières paroles.

L'instant d'après, on entendit de lourdes bottes marcher dans une chambre voisine. C'étaient les deux agents qui prenaient leur poste d'observation.

Puis l'huissier de service introduisit le mystérieux inconnu par la porte du fond.

M. Berthellemot était debout. Il toisa le nouvel arrivant de la tête aux pieds avec ce regard prétendu profond des comédiens qui jouent M. de Sartines ou M. de la Reynie, aux théâtres de mélodrames.

Notez que ce regard seul suffirait pour mettre immédiatement le plus vulgaire coquin sur ses gardes.

J'affirme sur l'honneur que M. de la Reynie, qui était un homme de grand mérite, ni même ce bon M. de Sartines, qui n'en avait pas beaucoup plus que M. Berthellemot, ne firent jamais usage de ce regard compromettant.

Ce regard a pourtant grand succès au théâtre. Un comédien qui se respecte n'en choisit jamais d'autre quand il a occasion de se déguiser en lieutenant de police.

Ce regard ne sembla produire aucune impression quelconque sur le singulier personnage qui entrait et qui se retourna paisiblement pour remercier l'huissier de sa complaisance.

M. Berthellemot croisa ses bras sur sa poitrine.

L'inconnu le salua avec une politesse pleine de bonhomie.

—Approchez, dit M. Berthellemot.

L'inconnu obéit.

La description de M. l'inspecteur divisionnaire Despaux avait du bon. L'homme était «un gaillard». Du moins, il avait dû l'être. C'était maintenant un ancien gaillard, et selon toute apparence, à voir les rides de son front et la couleur de son poil, ce ne pouvait plus être qu'un gaillard démissionnaire.

Il était vêtu de noir, très proprement et très pauvrement. Il nous souvient d'avoir employé des expressions identiques pour peindre le costume du «papa Sévérin,» la première fois que nous le rencontrâmes, sur son banc de bois, aux Tuileries.

Il était grand, il semblait fort; ses traits vigoureusement accentués, mais calmes et bons, portaient la trace de plus d'un ravage, soit qu'il eût lutté contre des passions désordonnées, soit qu'il eût seulement livré l'éternelle bataille de l'homme contre son malheur.

Quand il eut fait les deux tiers du chemin qui séparait la porte de la table de travail, il salua décemment et dit:

—C'est à M. le préfet que je souhaitais avoir l'honneur de parler.

—Impossible, répondit Berthellemot solennellement. D'ailleurs M. le préfet et moi, c'est tout un.

—Alors, dit le bonhomme, faute de merles… Je voua remercie tout de même de m'avoir accordé audience.

Berthellemot s'assit et fourra sa main sons son frac; puis croisant ses jambes l'une sur l'autre, il prit un couteau à papier qu'il examina avec beaucoup d'attention.

—Mon brave, répliqua-t-il en affectant un air de distraction, j'espère que vous vous en rendrez digne.

L'étranger mit sa main, une main robuste et très blanche, sur le dossier d'une chaise.

Comme un certain étonnement vint se peindre dans la prunelle du secrétaire général, l'inconnu dit avec simplicité:

—J'ai couru aujourd'hui beaucoup dans Paris, monsieur l'employé, et je n'ai pas les moyens de courir en voiture.

Il s'assit.

Mais ne croyez pas qu'il y eût dans ce fait la moindre effronterie.
L'inconnu, tout en s'asseyant, garda son ait décent et courtois.

M. Berthellemot se demanda si c'était un homme d'importance, mal habillé, ou tout simplement un pauvre hère péchant par l'ignorance du respect profond qui lui était dû, a lui, M. Berthellemot, alter ego de M. Dubois.

Il était lynx par profession, mais myope de nature, il eut beau aiguiser le propre regard de M. de Sartines qu'il avait retrouvé dans les cartons, il ne put résoudre cette alternative.

—Mon ami, dit-il, pour cette fois, je tolère une familiarité qui n'est pas dans mes habitudes à l'égard des agents.

—Je ne suis pas un agent, monsieur l'employé, répondit l'étranger, et je vous remercie de votre complaisance. Je vous reconnais bien, maintenant que je vous regarde. Au temps où il y avait des clubs, vous parliez haut et bien d'égalité, de fraternité, etc. Cela vous a réussi et je vous en félicite. Pendant que vous prêchiez, moi, je pratiquais, ce qui rapporta moins. Depuis que vous avez fermé les clubs où vous n'aviez plus rien à faire, je garde mes anciennes habitudes, bien plus anciennes que les clubs; je continue de parler franc à mes inférieurs, à mes égaux et à mes supérieurs aussi.

L'humilité n'est pas généralement le défaut des tribuns parvenus. A cette époque du consulat, on ne voyait dans Paris que petits Brutus, devenus enragés patriciens: comme s'il était vrai de dire que la haine de l'aristocratie est souvent tout uniment le désir immodéré de tuer l'aristocrate pour se fourrer dans sa peau.

M. Berthellemot appartenait énergiquement à cette catégorie de bourgeois conquérants qui poussent à la roue des révolutions pour se faire une honnête aisance, et qui enrayent tout net, dès qu'ils ont quelque chose à perdre, adorant alors avec une franchise au-dessus de tout éloge ce qu'ils ont conspué, conspuant ce qu'il ont adoré.

Vous en connaissez tant comme cela, je dis tant et tant, qu'il est inutile d'insister.

—L'ami, fit-il avec dédain, je vous connais, moi aussi. Le bonheur constant qui accompagne mes mesures, habiles autant que salutaires, mécontente les ennemis du premier consul…

—Je suis dévoué au premier consul, l'interrompit l'étranger sans façon. Personnellement dévoué.

—Petite parole! Vous avez le verbe haut, l'ami! Prenez garde! je vous préviens qu'un homme comme moi n'est jamais au dépourvu. Je n'aurais qu'un mot à dire pour châtier sévèrement votre insolence!

Il frappa trois petits coups sur son bureau avec le couteau à papier qu'il tenait à la main.

Un coup de théâtre sur lequel il comptait évidemment beaucoup se produisit aussitôt. La porte latérale ouvrit ses deux battants tout grands, et deux hommes de mauvaise mine parurent debout sur le seuil.

L'étranger se mit à sourire en les regardant:

—Tiens! Laurent! dit-il doucement, et Charlevoy! Mes pauvres garçons, il n'y avait plus que moi dans tout le quartier pour ne pas y croire! vous en êtes donc?

Une expression d'embarras se répandit sur les traits des deux agents. Nous mentirions si nous prétendions qu'ils ressemblaient à des princes déguisés.

—Vous connaissez cet homme? demanda le secrétaire

—Quant à cela, oui, répliqua Laurent, comme tout le monde le connaît, monsieur Berthellemot.

—Qui est-il?

—Si M. le secrétaire général le lui avait demandé, murmura Charleroy, il le saurait déjà, car celui-là ne se cache pas.

—Qui est-il? répéta M. Berthellemot en frappant du pied. De la main, l'étranger imposa silence aux deux agents, et se tournant vers le magistrat, il répondit avec une modestie si haute, qu'elle était presque de la majesté:

—Monsieur l'employé, je ne suis pas grand'chose; je suis Jean-Pierre Sévérin, successeur de mon père, gardien juré au caveau des montres et confrontations du tribunal de Paris.

XIV

LA LEÇON D'ARMES DU CITOYEN BONAPARTE

Il y a des noms qui font péripétie. Celui de Jean-Pierre Sévérin, gardien juré de la Morgue, ne parut pas produire sur le secrétaire général de la préfecture de police un effet extraordinaire.

—Petite parole! monsieur Sévérin, dit seulement Berthellemot, d'un ton qui n'était pas exempt de moquerie, j'ai affaire à un homme du gouvernement, à ce qu'il paraît… Retirez-vous, messieurs, mais restez à portée de voix.

Les deux agents disparurent derrière la porte refermée.

—Monsieur, reprit alors le secrétaire général, dont l'accent devint sévère, je ne vois pas bien où peut tendre la posture que vous avez prise près de moi. Je suis au lieu et place du préfet!

—Je n'ai pris aucune posture, répliqua Jean-Pierre. Voilà tantôt quarante cinq ans que je suis moi-même, et je ne prétends pas changer. Ce n'est pas moi qui ai égaré l'entretien.

—Brisons là, s'il vous plaît, monsieur le gardien de la Morgue, l'interrompit Berthellemot avec brusquerie. Notre temps est précieux.

—Le nôtre aussi, fit Jean-Pierre simplement.

—Que me voulez-vous?

—Je veux vous rendre un service et en solliciter un de vous.

—S'agit-il de la grande affaire?

—Je ne connais pas de plus grande affaire que celle dont il s'agit.

Le secrétaire général lâcha son couteau à papier, et le rouge lui monta au visage. Il fit ce rêve de s'approprier un renseignement d'État de première importance, pendant que son chef courait la prétentaine. Il se vit préfet de police.

—Que ne parliez-vous! s'écria-t-il d'une voix qui tremblait maintenant d'impatience. Vous serez récompensé richement, monsieur Sévérin! Vous fixerez vous-même la somme…

—Monsieur l'employé, je ne demande pas de récompense.

—Comme vous voudrez, monsieur Sévérin, comme vous voudrez…
Savez-vous où il se cache?

—Où il se cache? répéta le gardien de la Morgue. Vous voulez dire: Où on le cache?

Et comme le secrétaire général le regardait sans comprendre, il ajouta:

—Où on les cache, même, car ils sont deux: un jeune homme et une fille.

Berthellemot fronça le sourcil, puis il parut frappé d'une idée subite.

—Vous êtes plusieurs Sévérin? dit-il en ouvrant précipitamment un des tiroirs de son bureau.

—Ce n'est pas un nom très rare, répondit le gardien; mais de ma famille, je ne connais que mon fils et moi.

—Quel âge a votre fils?

—Dix ans.

Le secrétaire général lisait avec attention une pièce qu'il venait de prendre dans son tiroir.

—Avez-vous ouï parler, de près ou de loin, dit-il, d'un homme de votre nom… d'un Sévérin qui porte le sobriquet de Gâteloup?

—C'est moi-même, répondit le gardien.

H. Bertbellemot eut un court tressaillement, qu'il réprima aussitôt.

Le gardien continua:

—Je suis Sévérin, dit Gâteloup. Gâteloup était mon surnom de prévôt d'armes, dès avant la Révolution.

—Ah! ah! fit Berthellemot, qui se reprit à le considérer d'un air défiant, vous avez donc fait plus d'un métier, monsieur le gardien juré?

—J'ai fait beaucoup de métiers, monsieur l'employé.

—Et vous continuez peut-être à manger à plus d'un râtelier, monsieur
Gâteloup?

—Monsieur l'employé supérieur, rectifia le bonhomme avec docilité.

—Berthellemot poursuivit: Et vous continuez peut-être à manger à plus d'un râtelier, monsieur Gâteloup?

Ceci fut dit d'un ton pointu: le ton habile, le ton Sartines.

Jean-Pierre Sévérin tira de son gousset une montre-oignon de la plus vénérable rondeur et la consulta.

—Si monsieur l'employé supérieur voulait m'expédier… commença-t-il.

—N'ayez point d'inquiétude, l'interrompit Berthellemot, qui, en ce moment, avait une figure à gagner cent livres par mois dans n'importe quel théâtre en jouant les pères nobles comiques, soyez tranquille, monsieur le gardien juré! On va vous expédier, et de la bonne manière!

Il se renversa sur le dossier de son fauteuil et ajouta:

—Sévérin, dit Gâteloup, pensez-vous que le premier consul choisisse ses serviteurs au hasard? S'il m'a confié la mission importante de suppléer ou de compléter M. Dubois, c'est que son oeil perçant avait découvert en moi cette sûreté de vue, ce sang-froid, ce discernement que les annales de la police accordent seulement à quelques magistrats hors ligne. Vous avez en vain essayé de me tromper, je vous perce à jour: vous conspirez!

Jean-Pierre fixa sur lui son grand oeil bleu qui avait parfois le regard limpide de l'enfance.

—Ah bah! fit-il.

M. Berthellemot continua:

—Hier, à neuf heures et demie du soir, vous ayez été vu et reconnu tenant conférence avec le traître Georges Cadoudal, dans la rue de l'Ancienne-Comédie.

—Ah bah! répéta Jean-Pierre. Et si l'on a reconnu le traître Georges
Cadoudal, ajoutât-il, pourquoi ne l'a-t-on pas bel et bien coffré?

—Je vous mets au défi, prononça majestueusement M. Berthellemot, de sonder la profondeur de nos combinaisons!

Jean-Pierre n'écoutait plus.

—C'est pourtant vrai, dit-il, que j'étais hier au soir, à neuf heures et demie, au carrefour du Théâtre-Brûlé, ou de l'Odéon, si vous aimez mieux. Là, j'ai causé avec M. Morinière de l'affaire qui justement m'amène auprès de vous… Mais j'affirme ne pas connaître du tout le traître Georges Cadoudal.

—Ne cherchez pas d'inutiles subterfuges… commença Berthellemot.

Et comme Jean-Pierre fronçait très franchement ses gros sourcils, le secrétaire général ajouta:

—Je vous parle dans votre intérêt. Il ne faut jamais jouer au fin avec l'administration, surtout quand elle est représentée par un homme tel que moi, à qui rien n'échappe et qui lit couramment au fond des consciences. Vous autres, révélateurs, vous avez l'habitude de vous jeter dans les chemins de traverse pour doubler, pour tripler le prix d'un renseignement, C'est votre manière de marchander; je ne l'approuve pas.

Pendant qu'il reprenait haleine, Jean-Pierre lui dit d'un air mécontent:

—Avec cela que vous marchez droit, vous, monsieur l'employé supérieur! Tout à l'heure, vous m'accusiez de conspirer, a présent, vous me prenez pour une mouche!

H. Berthellemot ne perdit point son sourire d'imperturbable suffisance.

—Nous, c'est bien différent, répliqua-t-il, nous tâtons, nous allons à droite et à gauche, battant les buissons… chacun de ces buissons, bonhomme, peut cacher une machine infernale!

—Alors, dit Jean-Pierre, qui s'installa commodément sur sa chaise, battez les buissons, monsieur l'employé supérieur, et criez gare, quand vous trouverez la machine… Dès que vous aurez fini, nous causerons, si vous voulez.

Tous les hommes très fins ont un geste particulier, une moue, un tic, dans les moments d'embarras mental: Archimède à ces heures, sortait du bain tout nu et parcourait ainsi les rues de Syracuse: on ne souffrirait plus cela; Voltaire, plus frileux, se bornait à jeter sa tabatière en l'air et la rattrapait avec beaucoup d'adresse; Machiavel mangeait un petit morceau de sa lèvre; M. de Talleyrand s'amusait à retourner la longue peau de ses paupières sens dessus dessous.

M. Dubois, préfet de police, ne faisait rien de tout cela. A l'aide d'une grande habitude qu'il avait de cet exercice, il obtenait de chacune des articulations de ses doigts un petit claquement qui le divertissait lui-même et impatientait autrui.

Quand tout réussissait, il pouvait fournir, à trois par doigts trente petites explosions, mais les pouces n'en donnaient parfois que deux.

M. Berthellemot imitait son chef dans ce que son chef avait de bon. Quand le préfet n'était pas là, le secrétaire général obtenait parfois jusqu'à trente-six craquements et pensait à part lui: Je fais tout mieux que M. le préfet!…

Aujourd'hui, en désarticulant ses phalanges, M. Berthellemot se dit:

—Voilà un homme dangereux et profond comme un puits. Il faut le circonvenir, et je m'en charge! petite parole!

—Mon cher monsieur Sévérin, reprit-il avec une noble condescendance, vous n'êtes pas le premier venu. Vous avez reçu bonne éducation, cela se voit, et vous avez une façon de vous présenter très convenable. L'emploi que vous occupez, est médiocre…

—Je m'en contente, l'interrompit Gâteloup avec une sorte de rudesse.

—Fort bien… Nous disposons ici de certains fonds, destinés à récompenser le dévouement…

—Je n'ai pas besoin d'argent, l'interrompit encore Gâteloup.

Puis il ajouta, avec un sourire qui sentait en vérité son gentilhomme:

—Monsieur l'employé supérieur, vous battez des buissons où je ne suis pas.

—Morbleu! à la fin, s'écria Berthellemot, qu'est-ce que vous avez à me dire, mon brave?

—Ce n'est pas ma faute si M. l'employé supérieur ne le sait déjà, répliqua Jean Pierre. Je viens ici…

Mais le démon de l'interrogation reprenait M. Berthellemot:

—Permettez! fit-il d'un ton d'autorité. C'est à moi, je suppose, de conduire l'entretien. Ne nous égarons pas… Vous dites que le personnage suspect avec qui vous étiez rue de l'Ancienne-Comédie s'appelle Morinière…

—Et qu'il n'est pas suspect, intercala Jean-Pierre.

—Vous niez qu'il soit le même que Georges Cadoudal?

—Pour cela, de tout mon coeur!

—Alors, qui est-il?

—Un marchand de chevaux de Normandie.

—Ah! ah! de Normandie!… Je prends des notes, ne vous effrayez pas… Le fait est qu'il y a de nombreux maquignons en Normandie… Et pourquoi, s'il vous plaît, M. Séverin fréquentez-vous des maquignons?

—Parce que M. Morinière est dans le même cas que moi, répondit
Jean-Pierre.

—Prenez garde! s'écria M. Berthellemot; vous aggravez votre affaire.
Dans quel cas êtes-vous?

—Dans le cas d'un homme qui a perdu un enfant.

—Et vous venez à la préfecture?…

—Pour que M. le préfet m'aide à le retrouver, voilà tout.

Il y a des gens qui mettent deux paires de lunettes. An regard de M. de Sartines, dont il faisait généralement usage, M. Berthellemot joignit le regard de M. Lenoir. Feu Argus en avait encore davantage.

—Est-ce plausible? grommela-t-il. Je prends des notes… Ah! ah! le préfet serait bien embarrassé!

—Et si ce n'est pas votre état, monsieur l'employé supérieur, ajouta
Jean-Pierre, qui fit mine de se lever, j'irai ailleurs.

—Où donc irez-vous, mon garçon?

—Chez le premier consul, si vous voulez bien le permettre.

M. Berthellemot bondit sur son fauteuil.

—Chez le premier consul, répéta-t-il. Bonhomme, pensez-vous qu'on entre comme cela chez le premier consul?

—Moi, j'y entre, répondit Jean-Pierre simplement. Il faut donc me dire, par un oui ou par un non, et sans nous fâcher, si c'est votre métier d'aider les gens en peine.

La question ainsi posée déplut manifestement au secrétaire général, qui reprit son couteau à papier et l'aiguisa sur son genou.

—L'ami, dit-il entre ses dents, vous m'avez déjà pris beaucoup de mon temps, qui appartient à l'intérêt public. Si vous prétendiez jamais que je ne vous ai pas reçu avec bonté, vous seriez un audacieux calomniateur. Je ne fais pas un métier, sachez cela: j'ai un haut emploi, le plus important de tous les emplois, presque un sacerdoce! Je vous donnerais un démenti formel au cas où vous avanceriez que je vous ai refusé mon aide. Me blâmez-vous pour les précautions dont j'entoure la vie précieuse de notre maître? Expliquez-vous brièvement, clairement, catégoriquement. Pas d'ambages, pas de détours, pas de circonlocutions! Que réclamez-vous? Je vous écoute.

—Je viens, commença aussitôt Jean-Pierre, pour vous demander…

Mais M. Berthellemot l'interrompit d'un geste familier, qui formait avec la gravité un peu rogue de son maintien un contraste presque attendrissant.

—Attendez! attendez! fit-il comme si une idée subite eût traversé son cerveau. Je perdrais cela! Saisissons la chose au passage! Par quel hasard, mon cher monsieur Sévérin, avez-vous vos entrées chez le premier consul?… Il est bien entendu que, si c'est un secret, je n'insiste pas le moins du monde.

—Ce n'est pas un secret, répliqua Jean-Pierre. Il m'arriva une fois sous la Convention…

—Nous nous comprenons bien, mon cher monsieur Sévérin je ne vous force pas, au moins…

—Monsieur l'employé supérieur, interrompit Jean-Pierre à son tour, si ce n'était pas mon idée de vous répondre, vous auriez beau me forcer. Je ne dis jamais que ce que je veux.

—Un brave homme! s'écria le secrétaire général avec une admiration dont nous ne garantissons pas la sincérité, un vrai brave homme… allez!

—Sous la Convention, continua Jean-Pierre, vers la fin de la Convention, et, s'il faut préciser, je crois que c'était dans les premiers jours de vendémiaire, an IV,—le 23 ou le 24 septembre 1795,—un jeune homme en habit bourgeois, d'aspect maladif et pâle, vint dans ma salle d'armes…

—Quelle salle d'armes? demanda M. Berthellemot.

—J'étais marié depuis trois ans déjà, et j'avais mon petit garçon. Comme on n'avait plus besoin de chantres à Saint-Sulpice, dont les portes étaient fermées, je m'étais mis en tète de monter une petite académie dans une chambre, sur le derrière de l'hôtel ci-devant d'Aligre, rue Saint-Honoré. Mais ceux qui font aller les salles d'escrime étaient loin à ce moment-là, avec ceux qui vont à l'église, et je ne gagnais pas du pain.

—Pauvre monsieur Sévérin! ponctua Berthellemot, je ne peux pas vous exprimer à quel point votre récit m'intéresse?

—Ce jeune homme en habit bourgeois dont je vous parlais avait une tournure militaire…

—Je crois bien, mon cher monsieur Sévérin! comme César! comme
Alexandre le Grand! comme…

—Comme Napoléon Bonaparte, monsieur l'employé supérieur, on ne vous en passe pas; vous avez deviné que c'était lui.

Berthellemot fourra sa main droite dans son jabot et dit avec conviction:

—Petite parole, vous en verrez bien d'autres. Ce n'est pas au hasard que le premier consul choisit ceux qui doivent occuper certaines positions. Non, ce n'est pas au hasard!

—Donc, reprit Jean-Pierre Sévérin, le jeune Bonaparte, général de brigade en disponibilité, attaché, par je ne sais quel bout, au ministère de la guerre, grâce à la protection de M. de Pontécoulant, mécontent, fiévreux, tourmenté,—pauvre fourreau usé par une magnifique lame,—entrait tout uniment: dans la première salle d'armes venue, pour y chercher une fatigue physique qui apaise les nerfs et mate l'intelligence.

—Savez-vous que vous vous exprimez très bien, mon cher monsieur
Sévérin? dit le secrétaire général.

—Je ne l'avais jamais vu, continua Jean-Pierre, et même je n'avais jamais entendu prononcer son nom, mais je passe; pour être un peu sorcier.

Berthellemot recula son siège. Jean-Pierre reprit::

—Vous ne croyez pas aux sorciers, ni moi non plus… cependant, monsieur l'employé supérieur, il se passe à Paris, en ce moment, des choses bien étranges, et le motif de ma présence dans votre cabinet a trait à une aventure qui frise de bien près le surnaturel… Mais revenons au jeune Bonaparte. J'eus comme un choc en le voyant. Un brouillard lumineux tomba devant mon regard. Il sourit et prit un fleuret qu'il mit en garde de quarte d'une main novice et presque maladroite.

«—Est-ce vous qui êtes le citoyen Sévérin, dit Gâteloup! me demanda-t-il.

«—Oui, citoyen général,» répondis-je.

—Je ne me trompe pas, s'interrompit ici Jean-Pierre. Je l'appelai citoyen général, et je ne saurais expliquer pourquoi.

«—Capitaine, mon ami, rectifia-t-il. Et me trouvez-vous trop vieux pour mon grade?»

Le citoyen Bonaparte avait alors juste vingt-cinq ans, et n'en paraissait pas plus de vingt.

Je ne me souviens plus de ce que je répondis, j'éprouvais un grand trouble. Il poursuivit:

«—Antoine Dubois, mon médecin, m'a ordonné de faire de l'exercice; je ne sais pas me promener, c'est trop long, et je passerais vingt-quatre heures à cheval sans fatigue. Etes-vous homme à me rompre les os, à me courbaturer les muscles en vingt minutes de temps chaque jour?

«—Oui, citoyen général.

«—On vous dit capitaine… Et combien me prendrez-vous pour cela? je ne suis pas riche.»

Nous convînmes du prix, et il fallut commencer incontinent; car, dès ce temps-là, il n'aimait pas attendre.

Je ne le fatiguai pas, je le moulus si bel et si bien qu'il demanda grâce et tomba tout haletant sur ma banquette.

«—Parbleu! dit-il en riant et en essuyant ses cheveux plats qui ruisselaient de sueur sur son grand front, Mme de Beauharnais jetterait de jolis cris, si elle me voyait en un pareil état!»

J'étais muet et presque aussi las que lui, moi dont le bras est de fer et le jarret d'acier.

«—Çà! mon maître, dit-il en se levant tout à coup, j'ai perdu plus de vingt minutes. Que je vous paye, et à demain!»

Il plongea précipitamment dans son gousset sa main longue et fine, mais il la retira vide: il avait oublié ou perdu sa bourse.

«—Me voilà bien! fit-il en rougissant légèrement, je me suis donné ici une fausse qualité, et je vais être obligé de vous demander crédit!

«—Général, répliquai-je, vous n'avez trompé personne.

«—C'est vrai… Vous me connaissiez?

«—Non, sur mon honneur!…

«—Alors, comment savez-vous!…

«—Je ne sais rien.»

Il fronça le sourcil.

«—Sire…» continuai-je.

—Sire! s'écria le secrétaire général, qui écoutait avec une avide attention. Parole jolie! vous l'appelâtes sire, mon cher monsieur Gâteloup!

—Monsieur l'employé, s'interrompit Jean-Pierre, je vous dis les choses comme elles furent. Je vous ai promis de raconter, non point d'expliquer. Le citoyen Bonaparte fit comme vous: il répéta ce mot: sire! Et il recula de plusieurs pas, disant:

«—L'ami, je suis un républicain!»

Moi, je poursuivis, parlant comme les pythonisses antiques, avec un esprit qui n'était pas à moi:

«—Sire, je suis un républicain, moi aussi, je l'étais avant vous, je le serai après vous. Ne craignez pas que je réclame jamais des intérêts trop lourds pour le crédit que je fais aujourd'hui à Votre Majesté!»

—Vous dites cela? murmura Berthellemot, avant le 13 vendémiaire!
C'est curieux, petite parole, c'est extrêmement curieux!

—Pas longtemps auparavant… c'était le 4 ou le 5.

—Et que répondit l'empereur?… je veux dire le premier consul… je veux dire le citoyen Bonaparte.

—Le citoyen Bonaparte me regarda fixement. La pâleur de sa joue creuse et amaigrie était devenue plus mate.

«—Ami Gâteloup, me dit-il, d'ordinaire je n'aime ni les illuminés ni les fous… mais vous ayez l'air d'une bonne âme, et vous m'avez courbaturé comme il faut… A demain.» Et il partit.

—Et il revint? demanda Berthellemot.

—Non… jamais.

—Comment! jamais?

—Il n'eut pas le temps… Sa courbature n'était pas encore guérie quand le 13 vendémiaire arriva. A l'affaire devant Saint-Roch, il commandait l'artillerie. Il y eut là bien du sang répandu: du sang français. Le jeune général de brigade était nommé général de division par le Directoire: il n'avait plus besoin de la protection de M. de Pontécoulant… Je le suivais de loin; j'allais où l'on parlait de lui, et bientôt on parla de lui partout… Comment dire cela? Il m'inspirait une épouvante où il y avait de la haine et de l'amour…

L'année suivante, il épousa cette Mme de Beauharnais «qui aurait poussé de jolis cris,» si elle l'avait vu en l'état où je l'avais mis à ma salle d'armes;—puis il partit, général en chef de l'armée d'Italie.

—Et vous ne l'aviez pas revu? interrogea le secrétaire général, qui oubliait de jouer sa comédie, tant la curiosité le tenait.

—Je ne l'avais pas revu, répondit Jean-Pierre.

—Dois-je conclure qu'il est encore votre débiteur?

—Non pas! Il m'a payé.

—Généreusement?

—Honnêtement.

—Que vous a-t-il donné?

—Le prix de mon cachet était d'un écu de six livres. Il m'a donné un écu de six livres.

Le secrétaire général enfla ses joues et souffla comme Eole en faisant craquer ses doigts.

—Pas possible! parole mignonne, pas possible!

—Ce qui n'était pas possible, prononça lentement Jean-Pierre Sévérin, dont la belle tête se redressa comme malgré lui, c'était de me donner davantage.

—Parce que? fit Berthellemot naïvement.

—Je vous l'ai dit, monsieur l'employé supérieur, répondit Jean-Pierre: j'étais républicain avant le général Bonaparte; je suis républicain, maintenant que le premier consul ne l'est plus guère; je resterai républicain quand l'empereur ne le sera plus du tout.

XV

LA RUE DE LA LANTERNE

Le secrétaire général de la préfecture rapprocha son siège et prit un air qu'il voulait rendre tout à fait charmant.

—Alors, dit-il, cher monsieur Sévérin, nous allons quelquefois rendre notre petite visite à notre ancien élève, sans façon?

—Quelquefois, répondit Jean-Pierre, pas souvent.

—Et nous ne demandons jamais rien?

—Si fait… je demande toujours quelque chose.

—On ne nous refuse pas?

—On ne m'a pas encore refusé…

—Et pourtant, ajouta-t-il en se parlant à lui-même, ma dernière requête était de six mille louis…

—Malepeste! six mille louis! il y a bien des cachets de six livres, là dedans, mon cher monsieur Sévérin!

—Quand vous passerez au Marché-Neuf, monsieur l'employé, regardez la petite maison qu'on y bâtit…

—La nouvelle Morgue! s'écria Berthellemot. Parbleu! je la connais de reste! on n'a pas voulu suivre nos plans…

—C'est qu'ils n'étaient pas conformes aux miens, plaça modestement
Jean-Pierre.

—Bon! bon! bon! fit par trois fois le secrétaire général. Je suis, en vérité, bien enchanté d'avoir fait votre connaissance. Nous sommes voisins, mon cher monsieur Sévérin… quand vous aurez besoin de moi, ne vous gênez pas, je vous présenterai à M. le préfet.

—Voilà plus d'une heure et demie, monsieur l'employé, l'interrompit doucement Jean-Pierre, que vous savez que j'ai besoin de vous.

—C'est accordé, mon voisin, c'est accordé… ne vous inquiétez pas… accordé, parole jolie! accordé!

—Qu'est-ce qui est accordé?

—Tout… et n'importe quoi… nous voilà comme les deux doigts de la main… ah! ah! miséricorde! ce ne sont pas les républicains comme vous que nous craignons… Je ne me souviens pas d'avoir jamais rencontré un homme dont la conversation m'ait plus vivement intéressé… Mais qu'avons-nous besoin d'écouteurs aux portes, dites? Laurent! Charlevoy! Ici, mes drôles!

La porte latérale s'ouvrit aussitôt, montrant les deux agents le chapeau à la main.

—Allez voir au cabaret si nous y sommes, citoyens, leur dit Berthellemot; et en passant prévenez M. Despaux que je le mettrai demain à la disposition de ce bon M. Séverin… pour une affaire très sérieuse, très pressée, et qui regarde un ami dévoué du gouvernement consulaire.

—M'est-il permis de vous interrompre, monsieur l'employé? demanda
Jean-Pierre.

—Comment donc, mon cher voisin!… Attendez, vous autres!

—Je voulais vous faire observer simplement, dit Jean-Pierre, que ce n'est pas demain, mais ce soir même que je réclamerai votre concours.

—Vous entendez, Laurent! vous entendez, Charlevoy! Prévenez M.
Despaux qu'il ne quitte pas la préfecture, et vous-mêmes restez aux
environs… Il y aura un service de nuit, s'il le faut… Allez!…
Petite parole! il y a des gens pour qui on ne saurait trop faire.

—Voyez-vous, bon ami et voisin, reprit Berthellemot quand les deux agents eurent disparu, tout ici est ordonné, huilé, graissé comme une mécanique en bon état. Le premier consul sait bien que je suis l'âme de la maison; il aurait désiré m'élever à des fonctions plus en rapport avec mes capacités, mais je fais si grand besoin à cet excellent M. Dubois. D'un autre côté, je me suis attaché à cette pauvre bonne ville de Paris, dont je suis le tuteur et le surveillant… l'espiègle qu'elle est me donne bien quelque fil à retordre, mais c'est égal, j'ai un faible pour elle… Ah ça! maintenant que nous voilà seuls, causons… Quand vous verrez le premier consul, j'espère que vous lui direz avec quel empressement je me suis mis à votre disposition…

—Puis-je vous expliquer mon affaire, monsieur l'employé?

—Oui, certes, oui, répondit Berthellemot. Je vous appartiens des pieds à la tête. Seulement, vous savez, pas de détails inutiles; ne nous noyons pas dans le bavardage! le bavardage est ma bête noire. En deux mots, je me charge d'expliquer le cas le plus difficile, et c'est ce qui fait ma force… Prenez votre temps! recueillez-vous. C'est qu'il est comme cela! j'entends le premier consul! Il a dû être vivement frappé de cette bizarrerie: un homme qui lui dit Sire et Votre Majesté, en pleine Convention!… Et savez-vous? souvent des personnes placées dans des positions… originales prennent plus d'influence sur lui que les plus importants fonctionnaires… Je suis tout oreilles, mon cher monsieur Sévérin.

—Monsieur l'employé supérieur, commença Jean-Pierre, quoique je n'aie aucunement le désir de vous raconter ma propre histoire, il faut que vous sachiez que je me suis marié un peu sur le tard.

—Et comment va madame? interrogea bonnement M. Berthellemot.

—Assez bien, merci. Quand je l'ai épousée, en 1789…

—Grand souvenir! piqua le secrétaire général.

—Elle avait, poursuivit Jean-Pierre, un enfant d'adoption, une petite fille…

—Voulez-vous que je prenne des notes? l'interrompit Berthellemot avec pétulance.

—Il n'est pas nécessaire.

—Attendez, cela vaut toujours mieux. Ma mémoire est si chargée!… et pendant que nous sommes ici de bonne amitié tous deux, mon cher voisin et collègue… car enfin, nous sommes également salariés par l'Etat… laissez-moi vous dire une chose qui va bien vous étonner: je ne ressemble pas du tout au premier consul!

Jean-Pierre ne fut pas aussi surpris que M. Berthellemot l'espérait.

—Je ne lui ressemble pas, poursuivit celui-ci, en ce sens que, moi, je crois un peu à toutes ces machines-là… Je ne suis pas superstitieux… Allons donc!… hors l'Etre suprême que nous avons admis parce qu'il n'est pas gênant, je me moque de toutes les religions, au fond… Mais, voyez-vous, il est incontestable que certaines diableries existent. J'avais une vieille tante qui avait un chat noir… Ne riez pas, ce chat était étonnant? Et je vous défierais d'expliquer philosophiquement le soin qu'il prenait de se cacher au plus profond de la cave quand on était treize à table… Savez-vous l'anecdote de M. Bourtibourg? Elle est curieuse. M. Bourtibourg avait perdu sa femme d'une sueur rentrée. C'était un homme économe et rangé, qui entretenait sa cuisinière pour ne pas se déranger à courir le guilledou. Désapprouvez-vous cela? les avis sont partagés. Moi, je trouve que le mieux est de n'avoir point d'attache et d'aller au jour le jour. Un soir qu'il faisait son cent de piquet avec le vicaire de Saint-Merry… j'entends l'ancien vicaire, car il avait épousé la femme du citoyen Lancelot, marchand de bas et chaussons à la Barillerie… Ils avaient divorcé, les Lancelot, s'entend… Et Lancelot faisait la cour, en ce temps-là, à la cousine de M. Fouché, qui n'achetait pas encore des terres d'émigré… Eh bien! on entendit marcher dans le corridor, où il n'y avait personne, comme de juste, et Mathieu Luneau, le brigadier de la garde de Paris, qui se portait comme père et mère, mourut subitement dans la huitaine. Je puis vous certifier cela: j'avais pris des notes… Du reste, les historiens de l'antiquité sont pleins de faits semblables: la veille de Philippes, la veille d'Actium… Vous savez tout cela aussi bien que moi, car vous devez être un homme instruit, monsieur Sévérin: je me trompe rarement dans mes appréciations…

—Le temps passe… voulut dire Jean-Pierre, qui avait déjà consulté sa grosse montre deux ou trois fois.

—Permettez! je ne parle jamais au hasard. C'était pour arriver à vous dire qu'en ce moment même et en pleine ville de Paris, il se passe un fait capital… Croyez-vous aux vampires, vous, mon voisin?

—Oui, répondit Jean-Pierre sans hésiter.

—Ah bas! fit M. Berthellemot en se frottant les mains, en auriez-vous vu?

—J'ai fait mieux qu'en voir, répliqua le gardien de la Morgue en baissant la voix cette fois, j'en ai eu.

—Comment! voua en avez eu! C'est un sujet qui excite tout particulièrement ma curiosité. Expliquez-vous, je vous en prie, et ne vous formalisez point si je prends quelques notes.

—Monsieur l'employé supérieur, prononça Jean-Pierre lentement, chaque homme a quelque point sur lequel précisément il ne lui plaît pas de s'expliquer. Si j'étais interrogé en justice, je répondrais selon ma conscience.

—Très-bien, monsieur Sévérin, très-bien… Vous croyez au vampires, cela me suffit pour le moment… Je voulais vous dire qu'à l'heure où nous sommes, cent mille personnes, à Paris, sont persuadés qu'un être de cette espèce rôde dans les nuits de la capitale du monde civilisé.

—Je venais vous parler de cela, monsieur l'employé, l'interrompit
Jean-Pierre, et si vous le voulez bien…

—Pardon! encore un mot! un simple mot… Croiriez-vous que nous en sommes encore à l'état d'ignorance la plus complète sur la matière, malgré les savants ouvrages publiés en Allemagne. Moi, je lis tout, sans nuire à mes occupations officielles. Voilà où mon organisation est véritablement étonnante! Nos badauds appellent l'être en question la vampire, comme s'il n'était pas bien connu que la femelle du vampire est l'oupire ou succube, appelée aussi goule au moyen âge… J'ai jusqu'à présent onze plaintes… sept jeunes gens disparus et quatre jeunes filles… Mais je vous ferai observer, et ce sont les propres termes de mon rapport à M. le préfet, qu'il n'y a besoin pour cela ni de goule, ni de succube, ni d'oupire. Paris est un monstre qui dévore les enfants.

—A dater de l'heure présente, monsieur l'employé, dit Jean-Pierre qui se leva, vous avez treize plaintes, puisque je vous en apporte deux: une en mon nom personnel, une au nom de mon compère et compagnon, le citoyen Morinière, marchand de chevaux, que vous avez pris pour Georges Cadoudal.

Berthellemot se toucha le front vivement.

-Je savais bien que j'avais quelque chose à vous demander! s'écria-t-il. On devrait prendre des notes. Eprouvez-vous quelque répugnance à me dire depuis combien de temps vous connaissez ce M. Morinière?

—Aucune. Je l'ai vu pour la première fois il y a deux ans, Il venait à ma salle pour maigrir. C'est une bonne lame.

—Est-ce l'habitude, parmi les marchands de chevaux, de connaître et de pratiquer l'escrime?

—Pas précisément, monsieur l'employé, mais la meilleure épée de
Paris, après moi, qui suis un ancien chantre de paroisse, est François
Maniquet, le boulanger des hospices… le métier n'y fait rien.

—Et vous n'avez jamais cessé de voir ce citoyen Morinière depuis deux ans?

—Au contraire, je l'avais perdu de vue. Son commerce ne lui permet point de séjourner longtemps à Paris.

Berthellemot cligna de l'oeil et se gratta le bout du nez. Aucun détail n'est superflu quand il s'agit de ces personnages historiques.

—Ce vantard de Fouché, grommela-t-il, battrait la campagne et irait chercher midi à quatorze heures; M. Dubois resterait empêtré… moi, je tombe droit sur la piste comme un limier bien exercé.

—Mon cher monsieur Sévérin, reprit-il tout haut, en quelles circonstances avez-vous retrouvé M. Morinière, votre compère et compagnon?

—A la Morgue.

—Récemment?

—Hier matin… Il venait là, bien triste et tout tremblant, pour s'assurer que le corps de son fils n'était point posé dans le caveau.

—Mais, sarpebleu! s'écria Berthellemot, je ne connais pas de fils adulte à Georges Cadoudal! Parole!

Jean-Pierre ne répondit pas.

Berthellemot reprit:

—Me voilà tout à vous pour notre petite affaire de la jeune fille enlevée. Vous ne sauriez croire, mon voisin, combien cet ordre d'idées m'intéresse et fait travailler mon ardente imagination. Si Paris possède une goule, il faut que je la trouve, que je l'examine, que je la décrive… Vous savez que ces personnes ont des lèvres qui les trahissent… Que j'aie seulement un petit bout de trace, et j'arriverai tout net à l'antre, à la caverne, à la tombe où s'abrite le monstre… C'est la partie agréable de la profession, voyez-vous; cela délasse des travaux sérieux. Faites votre rapport à votre aise, soyez véridique et précis. Je vais prendre des notes.

—Monsieur l'employé, demanda Jean-Pierre avant de se rasseoir, puis-je espérer que je ne serai plus interrompu?

—Je ne pense pas, mon voisin, repartit Berthellemot d'un air un peu piqué, avoir abusé de la parole. Mon défaut est d'être trop taciturne et trop réservé. Allez, je suis muet comme une roche.

Jean-Pierre Sévérin reprit son siège et commença ainsi:

—L'établissement nouveau du Marché Neuf, dont je dois être le greffier concierge, est presque achevé et nécessite déjà de ma part une surveillance fort assujettissante. On expose encore à l'ancien caveau, mais sous quelques jours on fera l'étrenne de la Morgue… et c'est une chose étonnante; je songe à cela depuis bien des semaines. Je me demande malgré moi: qui viendra là le premier? Certes, c'est une maison à laquelle on ne peut pas porter bonheur, mais enfin, il y a des présages. Qui viendra là le premier! un malfaiteur? un joueur? un buveur? un mari trompé? une jeune fille déçue? le résultat d'une infortune ou le produit d'un crime?

Nous demeurons à deux pas du Châtelet, au coin de la petite rue de la Lanterne. J'aime ma femme comme le désespéré peut chérir la consolation, le condamné la miséricorde. A une triste époque de ma vie où je croyais mon coeur mort, j'allai chercher ma femme tout au fond d'une agonie de douleurs, et mon coeur fut ressuscité.

Notre logis est tout étroit; nous y sommes les uns contre les autres; mon fils grandit pâle et faible. Nous n'avons pas assez d'espace ni d'air, mais nous nous trouvons bien ainsi; il nous plaît de nous serrer dans ce coin où nos âmes se touchent.

Il y a chez nous trois chambres: la mienne, où dort mon fils, celle où ma femme s'occupe de son ménage; nous y mangeons, et c'est là que le poêle s'allume l'hiver; celle enfin où Angèle brodait en chantant avec sa jolie voix si douce.

Celle-là n'a guère que quelques pieds carrés, mais elle est tout au coin de la rue, et il y vient un peu de soleil.

Le rosier qui est sur la fenêtre d'Angèle a donné hier une fleur.
C'est la première. Elle ne l'a pas vue… La verra-t-elle?

De l'autre côté de la rue se dresse une maison meilleure que la nôtre et moins vieille. On y loue au mois des chambres aux jeunes clercs et à ceux qui font leur apprentissage pour entrer dans la judicature.

Voilà un peu plus d'un an, il n'y avait pas quinze jours que ma femme et moi nous nous étions dit: Angèle est maintenant une jeune fille, un étudiant vint loger dans la maison d'en face. On lui donna une chambre au troisième étage, une belle chambre, en vérité, à deux fenêtres, et aussi large à elle toute seule que notre logis entier.

C'était un beau jeune homme, qui portait de longs cheveux blonds bouclés. Il avait l'air timide et doux. Il suivait les cours de l'école de droit.

J'ai su cela plus tard, car je ne prends pas grand souci des choses de notre voisinage. Ma femme le sut avant moi, et Angèle avant ma femme.

Le jeune homme avait nom Kervoz ou de Kervoz, car voilà qu'on recommence à s'appeler comme autrefois. Il était le fils d'un gentilhomme breton, mort avec M. de Sombreuil, à la pointe de Quiberon…

M. Berthellemot prit une note et dit:

—Mauvaise race!

—Comme je n'ai jamais changé d'idée, répliqua Jean-Pierre, je n'insulte point ceux qui ne changent pas. Le temps à venir pardonnera le sang répandu plutôt que l'injure. Que Dieu soutienne les hommes qui vivent par leur foi, et donne l'éternelle paix aux hommes qui moururent pour leur foi.

Je ne veux pas vous dire que notre fillette était jolie et gaie, et heureuse et pure. Quoique mon fils soit à nous deux, je ne sais pas si je l'aimais plus tendrement qu'Angèle qui n'appartient, par les liens du sang, qu'à ma pauvre chère femme. Quand elle venait, le matin, offrir son front souriant à mes lèvres, je me sentais le coeur léger et je remerciais Dieu qui gardait à notre humble maison ce cher et adoré trésor.

Nous l'aimions trop. Vous avez deviné l'histoire, et je ne vous la raconterai pas au long. La rue est étroite. Les regards et les sourires allèrent aisément d'une croisée à l'autre, puis l'on causa; on aurait presque pu se toucher la main.

Un soir que je rentrais tard, pour avoir assisté à une enquête médicale, au Châtelet, je crus rêver. Il y avait au-dessus de ma tête, dans la rue de la Lanterne, un objet suspendu. C'était au commencement du dernier hiver, par une nuit sans lune; le ciel était couvert, l'obscurité profonde.

Au premier aspect, il me sembla voir un réverbère éteint, balancé dans les airs à une place qui n'était point la sienne.

La corde qui le soutenait était attachée d'un côté à la fenêtre du jeune étudiant, de l'autre à la croisée d'Angèle.

—Voyez-vous cela! murmura le secrétaire général. Il y a des quantités d'anges pareils. Je prends des notes.

—Moi, poursuivit Jean-Pierre, je ne devinai pas tout de suite, tant j'étais sûr de ma fillette.

—Le bon billet que vous aviez là, mon voisin! ricana Berthellemot.

Jean-Pierre était pâle comme un mort. Le secrétaire général reprit:

—Ne vous fâchez pas! Personne ne déplore plus que moi l'immoralité profonde que les moeurs du Directoire ont inoculée à la France, notre patrie. Je comparerais volontiers le Directoire à la Régence, pour le relâchement des moeurs. Il faut du temps pour guérir cette lèpre, mais nous sommes là, mon voisin…

—Vous y étiez, en effet, monsieur le préfet, l'interrompit Jean-Pierre, ou du moins vous y vîntes, car vous sortiez du Veau qui tette avec une dame.

—Chut! fit le secrétaire général, rougissant et souriant. Certaines gens attachent je ne sais quelle gloriole imbécile à ces faiblesses; nous ne sommes pas de bronze, mon cher monsieur Sévérin. Etait-ce la présidente ou la petite Duvernoy? La voilà lancée, savez-vous, à l'Opéra! Elle me doit une belle chandelle!

—Je ne sais pas si c'était la petite Duvernoy ou la présidente, répondit Jean-Pierre. Je ne connais ni l'une ni l'autre. Je sais que votre passage détourna mon attention un instant: quand je relevai les yeux, il n'y avait plus rien au-dessus de ma tête.

—Le réverbère avait accompli sa traversée? s'écria le secrétaire général. Vous avez beau dire, c'est drôle. Avec cela, M. Picard ferait une très jolie petite comédie.

Jean-Pierre restait rêveur.

—J'ai pris des notes, poursuivit Berthellemot. Est-ce que c'est fini?

—Non, répondit le greffier-concierge; c'est à peine commencé. Je montais notre pauvre escalier d'un pas chancelant. J'avais le coeur serré et la cervelle en feu. Arrivé dans ma chambre, j'ouvris mon secrétaire pour y prendre une paire de pistolets…

—Ah! diable! mon voisin, vous aviez enfin deviné?

—J'en renouvelai les amorces, et, sans éveiller ma femme, j'allai frapper à la chambre d'Angèle.

XVI

LES TROIS ALLEMANDS

Dans la chambre de ma pauvre petite Angèle, continua Jean-Pierre Sévérin, dit Gâteloup, on ne me répondit point d'abord, mais la porte était si mince que j'entendis le bruit de deux respirations oppressées.

«—Sauvez-vous! dit la voix de la fillette épouvantée, sauvez-vous bien vite!

«—Restez! ordonnai-je sans élever la voix. Si vous essayez de traverser la rue de, nouveau, je vais ouvrir ma fenêtre et vous loger deux balles dans la tête.»

Angèle dit, et sa voix avait cessé de trembler:

«C'est le père! il faut ouvrir.»

L'instant d'après, j'entrais, mes pistolets à la main, dans la chambrette, éclairée par une bougie.

Angèle me regarda en face. Elle ne savait pas regarder autrement. Elle était très pâle, mais elle n'avait pas honte…

—Parole! voulut interrompre M. Berthellemot.

—Vous n'êtes pas juge de cela! prononça Jean-Pierre avec un calme plein d'autorité. C'est sur autre chose que je suis venu prendre vos avis… Le jeune homme était debout au fond de la chambre, la taille droite, la tête haute.

Sur la table auprès de lui, il y avait un livre d'heures et un crucifix.

—Tiens! tiens! fit le secrétaire général. Est-ce qu'ils disaient la messe?

—Je restai un instant immobile à les regarder, car j'étais ému jusqu'au fond de l'âme, et les paroles ne me venaient point.

C'étaient deux belles, deux nobles créatures: elle ardente et à demi révoltée, lui fier et résigné.

«Que faisiez-vous là?» demandai-je.

Pour le coup le secrétaire général éclata de rire.

Jean-Pierre ne se fâcha pas.

—Votre métier durcit le coeur, monsieur l'employé, dit-il seulement.

Puis il poursuivit:

—Les questions prêtent à rire ou à trembler selon les circonstances où elles sont prononcées. Personne ici n'était en humeur de plaisanter.

Et pourtant, la réponse d'Angèle vous semblera plus plaisante encore que ma question. Elle répliqua en me regardant dans les yeux:

«Père, nous étions en train de nous marier.»

—A la bonne heure! s'écria Berthellemot, qui fit craquer tous ses doigts. Petite parole! je prends des notes.

—Nous sommes religieux à la maison, continua Jean-Pierre, quoique j'eusse la renommée d'un mécréant, quand je chantais vêpres à Saint-Sulpice. Ma femme pense à Dieu souvent, comme tous les grands, comme tous les bons coeurs. Il ne faut pas croire qu'un républicain,—et je l'étais avant la république, moi, monsieur le préfet,—soit forcé d'être impie. Notre petite Angèle nous faisait la prière chaque matin et chaque soir… De son côté, le jeune M. de Kervoz venait d'un pays où l'idée chrétienne est profondément enracinée. Ce n'est pas un dévot, mais c'est un croyant…

—Et un chouan! murmura Berthellemot.

Jean-Pierre s'arrêta pour l'interroger d'un regard fixe et perçant.

—Et un chouan, répéta-t-il, je ne dis pas non. Si c'est votre police qui l'a fait disparaître, je vous prie de m'en aviser franchement. Cela mettra un terme à une portion de mes recherches et rendra l'autre moitié plus facile.

Berthellemot haussa les épaules et répondit:

—Nous chassons un plus gros gibier, mon voisin.

—Alors, reprit Jean-Pierre Sévérin, j'accepte pour véritable que vous n'avez contribué en rien à la disparition de René de Kervoz, et je continue.

Ma pauvre petite Angèle m'avait donc dit: «Père, nous sommes en train de nous marier.» René de Kervoz fit un pas vers moi et ajouta: «J'ai des pistolets comme vous; mais si vous m'attaquez, je ne me défendrai pas. Vous avez droit: je me suis introduit nuitamment chez vous comme un malfaiteur. Vous devez croire que j'ai volé l'honneur de votre fille.»

Je le regardais attentivement, et j'admirais la noble beauté de son visage.

Angèle dit:

«—René, le père ne vous tuera pas. Il sait bien que je mourrais avec vous.

«—Ne menacez pas votre père!» prononça tout bas le jeune Kervoz, qui se mit entre elle et moi en croisant ses bras sur sa poitrine.

—Vous ne me connaissez pas, monsieur l'employé, s'interrompit ici Jean-Pierre, et il faut bien que je me montre à vous comme Dieu m'a fait. J'avais envie de l'embrasser; car j'aime de passion tout ce qui est brave et fier.

—Et d'ailleurs, glissa Berthellemot, ce René de Kervoz, tout chouan qu'il est, a des terres en basse Bretagne, et ne faisait pas un trop mauvais parti pour une grisette de Paris… Ne froncez pas le sourcil, mon voisin, je ne vous blâme pas: vous êtes père de famille.

—Je suis Sévérin, dit Gâteloup, repartit rudement l'ancien maître d'armes, et j'ai passé ma vie à mettre le talon sur vos petites convenances et vos petits calculs. Par la sarrabugoy! comme ils juraient autrefois, quand j'étais l'ami de tant de marquis et de tant de comtesses, j'avais dix mille écus de rentes rien que dans mon gosier, citoyen préfet, et les landes de la basse Bretagne tiendraient dans le coin de mon oeil. J'avais envie de l'embrasser, cet enfant-là, parce qu'il me plaisait, voilà tout… et ne m'interrompez plus si vous voulez savoir le reste!

Berthellemot eut un sourire bonhomme en répondant:

—La, la, mon voisin, calmons-nous! Je prends des notes. Vous ne tuâtes personne, je suppose!

—Non, je fus témoin du mariage.

—Ils se marièrent donc, les tourtereaux?

—Provisoirement, sans prêtre ni maire, devant le crucifix… Et je reçus la parole d'honneur de René, qui fit serment de ne plus danser sur la corde roide au travers de la rue jusqu'au moment où le maire et le prêtre y auraient passé.

—Autre bon billet, mon voisin!

—Il a tenu loyalement sa promesse… trop loyalement.

—Ah! peste! C'est une autre façon de se parjurer.

Les doigts de Jean-Pierre pressèrent son front où il y avait des rides profondes.

—Ma femme et moi, dit-il d'un ton presque fanfaron et qui essayait de braver la raillerie, nous fûmes parrain et marraine quand l'enfant vint…

—Petite parole! s'écria Berthellemot avec une explosion d'hilarité. Je savais bien que c'était chose faite! Était-ce un chouanet ou une chouanette?

—Monsieur l'employé supérieur, vous me payerez vos plaisanteries en retrouvant mes enfants, n'est-ce pas? demanda Jean-Pierre, qui lui saisit le bras avec une violence froide.

—Mon voisin!… fit Berthellemot, pris d'une vague frayeur.

Mais Jean-Pierre souriait déjà.

—C'était un petit ange, dit-il, et nous la nommâmes Angèle, comme sa mère… Mon Dieu, oui, vous l'avez très bien compris, le mal était fait. La nuit où j'entrai dans la chambrette d'Angèle avec mes pistolets, René était là pour accomplir ou promettre une réparation. Tout cela nous fut expliqué, car je n'ai point de secret pour ma femme, et ma femme ne sut pas être plus sévère que moi. Nous acceptâmes toutes les promesses de René de Kervoz; nous reconnûmes la sincérité des explications qu'il nous donna. Il ne pouvait pas se marier maintenant; le mariage fut remis à plus tard, et nous formâmes une famille.

C'était une belle et douce chose que de les voir s'aimer, ce fier jeune homme, cette chère, cette tendre jeune fille. Oh! je ne vous empêche plus de rire. Il y a là, dans mon coeur, assez de souvenirs délicieux et profonds pour combattre tous les sarcasmes de l'univers!

Ils étaient là, le soir, entre nous. Je ne sais pas si ma pauvre femme n'aimait pas autant son René que son Angèle.

Il me semble que je les vois, les mains unies, les sourires confondus, lui soucieux parce qu'Angèle était bien pâle, malgré sa souffrance, heureuse d'être ainsi adorée.

Puis Angèle refleurit; elle fut belle autrement et bien plus belle avec son enfant dans ses bras…

Ici, M. Berthellemot consulta sa montre à son tour, une montre élégante et riche.

—Heureusement que j'avais un peu congé ce soir, murmura-t-il. Vous n'êtes pas bref, mon voisin.

—Je le serai désormais, monsieur l'employé, répliqua Jean-Pierre en changeant de ton du tout au tout. Aussi bien, je plaide une cause gagnée; votre excellent coeur est ému, cela se voit!

—Certes, certes… balbutia le secrétaire général.

—Je passe par-dessus les détails et j'arrive à la catastrophe. Voilà un mois, à peu près, notre petit ange avait six semaines, et sa jeune mère, heureuse, lui donnait le sein, René vint nous annoncer un soir que rien ne s'opposait plus à l'accomplissement de sa promesse, et Dieu sait que le cher garçon était plus joyeux que nous.

Il n'y a pas beaucoup d'argent à la maison, et René, pour le moment n'est pas riche. Cependant il fut convenu que la noce serait magnifique. Une fois en notre vie, ma pauvre femme et moi nous eûmes des idées de luxe et de folie. Ce grand jour du mariage d'Angèle, c'était la fête de notre bonheurs à tous.

Elle fut fixée à trente jours de date, cette chère fête, qui ne devait point être célébrée.

Angèle et René devaient être mariés après-demain.

Nous nous mîmes à travailler aux préparatifs dès ce soir-là, et ce soir-là, comme si le ciel nous prodiguait tous les bons présages, notre petit ange eut son premier sourire.

Quinze jours se passèrent. Une fois, à l'heure du repas, René ne parut point.

Quand il arriva, longtemps après l'heure, il était soucieux et pâle.

Le lendemain, son absence fut plus longue.

Le surlendemain, Angèle manqua aussi au souper de famille. La petite fille se prit à souffrir et à maigrir: le lait de sa mère, qui naguère la faisait si fraîche, s'échauffa, puis tarit. Nous fûmes obligés de prendre une nourrice.

Que se passait-il?

J'interrogeai notre Angèle; sa mère l'interrogea; tout fut inutile.
Notre Angèle n'avait rien, disait-elle.

Jusqu'au dernier moment elle refusa de nous répondre, et nous n'avons pas eu son secret.

Il en fut de même de René. René donnait à ses absences des motifs plausibles et expliquait sa tristesse soudaine par de mauvaises nouvelles arrivées de Bretagne.

Angèle était si changée que nous avions peine à la reconnaître. Nous la surprenions sans cesse avec de grosses larmes dans les yeux.

Et cependant le jour du mariage approchait.

Voilà trois fois vingt-quatre heures que René de Kervoz n'a point couché dans son lit.

Il a visité, le 28 du mois de février, l'église de Saint-Louis-en-l'Ile, où il a rencontré une femme. Angèle l'avait suivi, j'avais suivi Angèle. Ce soir-là on m'a rapporté Angèle mourante; elle a refusé de répondre à mes questions.

Le lendemain, toute faible qu'elle était, elle s'échappa de chez nous, après avoir embrassé sa petite fille en pleurant.

René n'est pas revenu, et nous n'avons pas revu notre Angèle.

Jean-Pierre Sévérin se tut.

Pendant la dernière partie de son récit, faite d'une voix nette et brève, quoique profondément triste, le secrétaire général s'était montré très attentif.

—J'ai pris des notes, dit-il quand son interlocuteur garda enfin le silence. La série de mes devoirs comprend les petites choses comme les grandes, et je suis tout particulièrement doué de la faculté d'embrasser dix sujets à la fois. Bien plus, j'en saisis les connexités avec une étonnante précision. Votre affaire, qui semble au premier aspect si vulgaire, mon cher voisin, en croise une autre, laquelle touche au salut de l'Etat. Voilà mon appréciation.

—Prenez garde.! commença Jean-Pierre. Ne vous égarez pas.

—Je ne m'égare jamais! l'interrompit Berthellemot avec majesté. Il s'agit d'un double suicide.

Le greffier-concierge de la Morgue secoua la tête lentement.

—En fait de suicide, prononça-t-il tout bas, personne ne peut être plus compétent que moi. De mes deux enfants, il n'y en avait qu'un seul pour avoir des raisons d'en finir avec la vie.

—René de Kervoz?

—Non… Notre fille Angèle.

—Alors vous ne m'avez pas tout dit?

Jean-Pierre hésita avant de répondre.

—Monsieur l'employé, murmura-t-il enfin, l'être mystérieux qui défraye en ce moment les veillées parisiennes, LA VAMPIRE, n'est ni goule, ni succube, ni oupire…

—La connaîtriez-vous? s'écria vivement Berthellemot.

—Je l'ai vue deux fois.

Le secrétaire général ressaisit précipitamment son papier et sa mine de plomb.

—Ce n'est pas de sang que la Vampire est avide, poursuivit
Jean-Pierre. Ce qu'elle veut, c'est de l'or.

—Expliquez-vous, mon voisin! expliquez-vous!

—Je vous ai dit, monsieur l'employé, que l'idée nous était venue de battre monnaie pour ces chères épousailles d'Angèle et de René. J'avais rouvert ma salle d'armes, et dès que ma porte de maître d'escrime s'entre-bâille seulement, les élèves abondent incontinent. Il en vint beaucoup. Parmi eux se trouvaient trois jeunes Allemands de la Souabe, le comte Wenzel, le baron de Ramberg et Franz Koënig, dont le père possède les grandes mines d'albâtre de Würtz, dans la forêt Noire. Tous ces gens du Wurtemberg sont comme leur roi: ils aiment la France et le premier consul. A l'exception des camarades du Comment…

—Comment? répéta le secrétaire général.

—C'est le nom du code de compagnonnage de l'Université de Tubingen, où les Maisons moussues, les Renards d'or et les Vieilles Tours ont un peu le diable au corps.

—Ah ça! ah ça! fit Berthellemot, quelle langue parlez-vous là, mon voisin? Je prends des notes. Petite parole! M. le préfet n'y verra que du feu.

—Je parle la langue de ces bons Germains, qui jouent éternellement trois ou quatre lugubres farces: la farce du duel, la farce des conspirations, la farce du suicide, et cette farce où Brutus parle tant, si haut et si longtemps de tuer César, que César finit par entendre et claquemure Brutus dans un cul de basse-fosse. Un jour que nous aurons le temps, je vous conterai l'histoire de la Burschenschaft et de Tugenbaud, que vous paraissez ignorer…

—Comment cela s'écrit-il, mon cher monsieur Séverin? demanda le secrétaire général, et pensez-vous réellement qu'ils aient été pour quelque chose dans la machine infernale?

—La postérité le saura, répliqua Jean-Pierre avec une gravité ironique, à moins toutefois que le temps ne puisse soulever ce mystère. Mais revenons à nos trois jeunes Allemands de la Souabe, le comte Wenzel, le baron de Ramberg et Franz Koënig, qui n'appartenaient nullement à la ligue de la Vertu et n'avaient aucun méchant dessein.

Le comte Wenzel était riche, le baron de Ramberg était très riche, Franz Koënig compte par millions: ce laitage solide, l'albâtre, étant fort à la mode depuis quelque temps.

Le comte Wenzel avait de l'esprit, le baron de Ramberg avait beaucoup d'esprit, Franz Koënig a de l'esprit comme un démon.

—Vous parlez toujours des deux premiers au passé, mon voisin, fit observer le secrétaire général. Est-ce qu'ils sont morts?

—Dieu seul le sait, prononça tout bas Jean-Pierre. Vous allez voir. J'ai rarement rencontré trois plus beaux cavaliers, surtout le marchand d'albâtre: une figure délicate et fine sur on corps d'athlète, des cheveux blonds à faire envie à une femme.

Du reste, tous les trois braves, aventureux et cherchant franchement le plaisir.

Le comte Wenzel repartit le premier pour l'Allemagne; ce fut rapide comme une fantaisie. Le baron de Ramberg le suivit à courte distance, et, chose véritablement singulière chez des gens de cette sorte, tous les deux s'en allaient en restant mes débiteurs.

Toute idée fixe change le caractère. J'ai passé ma vie à négliger mes intérêts; mais je voulais de l'argent pour notre fils de famille: je n'aurais pas fait grâce d'un écu à mon meilleur ami.

J'écrivis au comte d'abord, pour lui et pour le baron. Point de réponse.

J'écrivis ensuite au baron, le priant d'aviser le comte, même silence.

Notez bien que je les connaissais pour les plus honnêtes, pour les plus généreux jeunes gens de la terre.

Je les aimais. Je fus pris d'inquiétude. J'adressai une lettre à notre chargé d'affaires français à Stuttgard, M. Aulagnier, qui est mon ancien élève pour le solfège.—J'ai des amis un peu partout.—M. Aulagnier me répondit que non seulement le comte Wenzel et le baron de Ramberg n'étaient point de retour à Stuttgard, mais que leurs familles commençaient à prendre frayeur.

On n'avait point de leurs nouvelles depuis certain jour où le comte avait écrit pour demander l'envoi d'une somme de cent mille florins de banque, destinée à former sa dot, car il se mariait à Paris, disait-il, et entrait dans une famille considérable.

Aventure identiquement pareille pour le baron de Ramberg, qui, seulement, au lieu de cent mille florins de banque, en avait demandé deux cent mille.

Le double envoi avait eu lieu.

Et ce qui épouvantait les amis de mes deux élèves, c'est que le comte Wenzel et le baron de Ramberg devaient épouser la même femme: la comtesse Marcian Gregoryi.

—La comtesse Marcian Gregoryi! répéta M. Berthellemot.

Jean-Pierre attendit un instant pour voir s'il ajouterait quelque chose.

—Ce nom vous est connu? demanda-t-il enfin?

—Il ne m'est pas inconnu, répondit le secrétaire général, de cet accent à la fois craintif et hostile que prennent le gens de bureau pour parler de ce qui concerne leurs chefs.

—M. le préfet a dû le prononcer devant moi… Je prends des notes.

Jean-Pierre attendit encore. Ce fut tout.

Berthellemot reprit:

—Cette affaire-là n'est pas venue dans les bureaux. On ne nous a rien envoyé de l'ambassade de Wurtemberg.

—C'est qu'on n'a rien reçu, répliqua Jean-Pierre. Je sors de l'ambassade. Les messages ont dû être interceptés.

Berthellemot eut son sourire administratif.

—Cela supposerait des ramifications tellement puissantes… commença-t-il.

—Cela supposerait, l'interrompit Jean-Pierre Sévérin froidement, l'infidélité d'un employé des postes… et la chose s'est vue.

—Quelquefois, avoua le secrétaire général, qui ne perdit point son sourire.

Entre administrations, la charité se pratique assez bien.

—D'ailleurs, reprit Jean-Pierre, je ne prétends point que cette entreprise mystérieuse et sanglante à qui la terreur publique commence à donner pour raison sociale ce nom: La Vampire, n'ait pas de très puissantes ramifications.

—Mais cela existe-t-il? s'écria Berthellemot, qui se leva et parcourut la chambre d'un pas agité. Un homme dans ma position se perd en doutant parfois, parfois en se montrant trop crédule!… l'habileté consiste…

—Pardon, monsieur l'employé supérieur, dit Jean-Pierre Je suis le fils d'un pauvre homme, qui pensait beaucoup et qui parlait peu. Voulez-vous savoir comment mon père jugeait l'habileté? Mon père disait: Va droit ton chemin, tu ne tomberas jamais dans les fossés qui sont à droite et à gauche de la route… Et moi, qui suis un vieux prévôt, j'ajoute: L'épée à la main, tiens-toi droit et tire droit? chaque feinte ouvre un trou par où la mort passe… Il ne s'agit pas ici de savoir où est votre intérêt, mais où est votre devoir.

La promenade du secrétaire général s'arrêta court.

—Mon voisin, dit-il, vous parlez comme un livre. Continuez, je vous prie.

—Je dois vous dire, monsieur l'employé, poursuivit en effet Jean-Pierre, que j'ai revu M. le baron de Ramberg, après son prétendu départ pour l'Allemagne, au milieu de circonstances singulières et dans cette église de Saint-Louis-en-l'Ile où mes deux enfants ont disparu pour moi… Ramberg était avec la comtesse Marcian Gregoryi… et je crois qu'il partait pour un voyage bien autrement long que celui d'Allemagne.

—Accusez-vous cette comtesse? demanda Berthellemot.

—Que Dieu assiste ceux que j'accuserai, répliqua Jean-Pierre. Voici donc deux de nos Allemands écartés; restait le marchand d'albâtre, le millionnaire Franz Koënig, héritier des carrières de Würtz. Celui-là n'est ni baron ni comte, mais je ne connais pas beaucoup de malins, Français ou non, capables de jouer sa partie, quand il s'agit de traiter une affaire. Dans le plaisir il est de feu, dans le négoce il est de marbre.

Celui-là a duré plus longtemps que les autres, quoiqu'il fût évident pour moi, depuis plusieurs jours déjà, qu'un élément nouveau était entré dans sa vie.

Je devinais autour de lui les pièges mystérieux où ses deux compagnons sont peut-être tombés.

Et je le surveillais bien plus étroitement, hélas! que je ne veillais sur mes pauvres chers enfants, René et Angèle.

Franz Koënig est encore venu à ma salle d'armes aujourd'hui. Il n'y viendra pas demain.

—Parce que?… murmura le secrétaire général, qui tressaillit en se rasseyant.

—Parce que, comme les autres, il a réalisé une forte somme, et que le moment est venu de le dépouiller.

—Vous auriez fait un remarquable agent, dit Berthellemot je prends des notes.

—Quand je m'occupe de police, répliqua Jean-Pierre, c'est pour mon compte. Cela m'est arrivé plus d'une fois en ma vie, et je me suis assis dans le cabinet de Thiroux de Crosne, le lieutenant de police qui succéda à M. Lenoir, comme je comptais m'asseoir, aujourd'hui dans le cabinet de M. le préfet Dubois.

Sévérin, dit Gâteloup, faisait ici allusion à la bizarre aventure qui est le sujet de notre précédent récit: la Chambre des Amours. On se souvient du rôle important que, sous son nom de Gâteloup, chantre à Saint-Sulpice et prévôt d'armes, il joua dans ce drame.

—Il n'y a pas besoin de nombreuses escouades, continua-t-il, pour relever une piste et pour mener une chasse. J'avais à venger la blessure qui empoisonna ma jeunesse, et j'avais à sauvegarder des enfants que j'aimais. J'étais jeune, hardi, avisé, quoique j'eusse le défaut de chercher parfois au fond de la bouteille l'oubli d'un cuisant chagrin… Maintenant je suis presque un vieillard, et c'est pour cela que je viens demander de l'aide.

Pas beaucoup d'aide: un homme ou deux que je choisirai moi-même. Cela n'affaiblira pas votre armée, monsieur l'employé, et cela me suffira.

Franz Koënig n'avait pas besoin d'écrire à Stuttgard pour toucher la forte somme dont je vous ai parlé: il possédait un crédit illimité sur la maison Mannheim et C°. A deux heures cette après midi, il a quitté ma salle; à trois heures il sortait de la maison Mannheim et chargeait dans sa voiture deux cent cinquante mille thalers de Prusse en bons de la caisse royale de Berlin.

Voilà pourquoi, monsieur, je n'ai point employé le passé en prononçant le nom de Franz Koënig, comme je l'avais fait en parlant du comte Wenzel et du baron de Ramberg. C'est que le premier n'a peut-être pas encore eu le temps d'être tué, tandis que certainement les deux autres sont morts.

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