La vie et la mort de M. de Tournèves
II
M. de Tournèves et M. de Loges suivaient, au bras l’un de l’autre et appuyés sur leurs hautes cannes d’ébène, le maraud geignant et soufflant qui halait la voiture à travers la ville, prenant les rues qu’ils lui indiquaient. Derrière eux venaient les négresses, en leurs costumes bariolés de jaune et de rouge, curieuses et attentives, se poussant du coude, se pinçant les unes les autres et pouffant de rire sans raison ; une d’elles était chargée des singes ; elle en tenait un par la main et celui-ci en tenait un autre et ainsi de suite ; ils se hâtaient gravement sur leurs pattes courtes et agiles ; parfois l’un d’eux houspillait son voisin, et c’étaient d’un bout à l’autre de la file des cris aigus, des colères violentes et rapides que la vue d’un fouet calmait immédiatement. Cramponnée au cou de la négresse, la guenon Gothon, qui était près de mettre bas, tournait vers les autres singes ses petits yeux larmoyants et douloureux, en poussant de faibles gémissements auxquels répondait la bande fraternelle apitoyée. Les passants regardaient avec ahurissement l’étrange cortège : la barbe et les vêtements de coutil galonnés d’or de M. de Tournèves faisaient sensation. Les têtes se retournaient. Les enfants suivaient. Les chiens jappaient de loin après les singes.
Le maraud, sur l’ordre de M. de Loges, s’arrêta ; M. de Tournèves s’arrêta aussi, et ses négresses et ses singes l’imitèrent. On était devant un grand hôtel d’apparence triste. Le capitaine s’approcha de la porte, saisit vigoureusement et laissa lourdement retomber le heurtoir. Un petit laquais en piètre livrée vint ouvrir. Devant les étranges et inopinés visiteurs la stupéfaction le cloua au sol, les yeux écarquillés, la bouche bée. Un soufflet de M. de Loges le tira de son extase :
— Va dire à M. et Mme de Landerray que le capitaine est revenu.
Tout le monde entra dans un vaste corridor humide et obscur, et on attendit M. de Landerray.
Il vint. C’était un petit vieillard chétif, à perruque falote et à regards ternes ; il avait vécu dans les livres, étudiant les monuments antiques et les inscriptions, plein d’un grand ressentiment contre la destinée, car, étant pauvre, il n’avait jamais pu visiter la Grèce et l’Italie, où ses pensées rôdaient perpétuellement. Sa tristesse était accrue par la tristesse voisine de Mme de Landerray ; celle-ci, qui avait nom Herminie, était une masse de chairs paralysées, qui restait tout le long des jours écroulée dans un fauteuil bas, suçant de la réglisse, et geignant sans fin ou marmottant des prières, on ne savait trop. L’arrivée du capitaine et le train qu’il menait dans la maison augmentaient l’amertume de M. de Landerray, et les gémissements douloureux ou pieux de la malade en devenaient plus aigus. Cette fois-là, en voyant les compagnons de route que M. de Loges s’était adjoints, M. de Landerray laissa tomber le long de son corps ses bras maigres, et son visage devint terreux.
— Monsieur, avait dit le capitaine, voici mon ami le vicomte de Tournèves. Il revient des Iles et je ne doute point que, jusqu’à ce qu’il soit pourvu d’une demeure, vous ne lui offriez, pour l’amour de moi, l’hospitalité…
Et le capitaine, désignant du doigt les négresses et les singes, ajouta, hautain :
— Ainsi qu’à ses gens.
Heureusement M. de Tournèves pria son hôte de bien vouloir veiller à ce qu’on mît en lieu sûr les sacs qu’on venait de déposer près de lui, car ils étaient pleins d’or. Le petit vieux eut un sourire aimable, mal à l’aise sur son visage, et accabla le vicomte de courtoisies inexpérimentées. Il voyait déjà ses poches remplies par la générosité reconnaissante de M. de Tournèves ; déjà une équipe nombreuse de travailleurs fouillait sous ses ordres le sol hellène et la terre latine, et déjà surgissait devant ses yeux ravis le grimoire familier d’une inscription ou la blancheur souple, harmonieuse et nue d’une déesse ou d’un dieu.
On installa les négresses dans une chambre, les singes dans une autre : la vieille chambrière de Mme de Landerray, Dorothée, conjura par de nombreux signes de croix les puissances assurément terribles de ces démons mâles et femelles, petits et grands, velus et noirs, criards et rieurs qui envahissaient la demeure taciturne, studieuse et dévote. Par les soins intéressés de M. de Landerray, le capitaine et surtout le vicomte furent proprement logés.
Ils sortirent. M. de Tournèves se fit habiller au goût du jour. Il se trouva le visage rajeuni sous la perruque, tombée sa barbe grise, et se reconnut grand air avec son col haut, son chapeau élevé et étroit en croissant de lune, sa redingote ample et son pantalon vert pâle que serraient au mollet des bottes de cuir verni.
M. de Tournèves et M. de Loges se promenèrent ensuite sur le mail ; ils admirèrent les femmes, apprécièrent les modes antiques et les péplums indiscrets qui dévoilaient aimablement un sein de neige ou une jambe parfaite ; ils reniflèrent des parfums aigus et frôlèrent des démarches coquettes ; deux jeunes personnes aux rires frais accueillirent leurs œillades, et consentirent sans trop de peine à les emmener chez elles. Ils y firent porter du cabaret voisin un repas succulent, ayent fort goûté du reste certains autres mets qui, au préalable, avaient satisfait leur gourmandise. Le balthazar se prolongea avant dans la nuit, et ne cessa point que n’eût été bue la dernière des nombreuses bouteilles dont M. de Loges avait fait sauter les goulots, un à un, du tranchant d’un couteau, habilement.
Ils ne rentrèrent qu’à l’aube, vacillants et vagues, comme les étoiles qui pâlissaient et s’éteignaient dans le ciel frissonnant et mouillé. Ils riaient fort et parlaient haut. Ils ouvrirent la porte avec peine, et tombèrent plusieurs fois dans l’escalier ; leurs chutes renversèrent un guéridon ; il supportait une urne antique, honneur du musée scientifique de M. de Landerray ; elle se brisa à grand fracas. Le vieillard apparut, blême, et manqua de s’évanouir en constatant le désastre ; la chambrière Dorothée sortit de chez elle, terrifiée. M. de Loges et M. de Tournèves étaient couchés à plat ventre sur les débris de l’urne. Ils vomissaient lentement, avec des hoquets graves. Des bruits divers et lamentables emplirent la maison. Aux gémissements de Mme de Landerray réveillée, aux cris de terreur de Dorothée, aux balbutiements coléreux et timides du savant, aux hoquets des ivrognes se mêlaient les cris des singes, compatissant aux douleurs de la guenon Gothon, qui accouchait.
Depuis, des scènes semblables troublèrent perpétuellement le silence mélancolique de l’hôtel, et la perspective d’un cadeau généreux ne consolait guère M. de Landerray, d’autant qu’elle restait, en somme, hypothétique : quand il laissait entrevoir à M. de Tournèves la gloire qu’il y aurait pour un homme riche à favoriser les progrès de la science, celui-ci lui prêtait une oreille polie, mais distraite. Les deux amis, au retour de leurs promenades nocturnes, réveillaient régulièrement tout le monde et causaient de considérables dégâts ; les singes s’échappaient, rôdaient, maraudaient, poursuivaient les volailles dans la basse-cour et, quand ils en avaient saisi une, se réjouissaient grandement de la plumer vivante. Un jour, l’un d’eux entra dans la chambre de Mme de Landerray, la tira par le bas de sa robe et, l’ayant considérée avec gravité, lui pissa tranquillement contre les jambes ; la pauvre dame poussa des cris déchirants et s’évanouit. Depuis, elle vit sans cesse en imagination des singes autour d’elle et tomba dans la plus noire mélancolie. D’autre part, Dorothée s’était aperçue que les négresses s’introduisaient nuitamment chez ces messieurs ; elle conçut une horreur profonde de ces commerces, qui lui paraissaient presque choquer la nature ; ses signes de croix devinrent plus fréquents, et elle finit par ne plus sortir de chez sa maîtresse, craignant de rencontrer, obscure dans l’ombre des couloirs, une de ces créatures équivoques, qui avaient des rires de démons, l’impudeur des sorcières, et la noirceur du Diable.
Le ciel prit pitié de M. de Landerray au delà de ses espérances. Il possédait une propriété depuis longtemps abandonnée, à côté de celle qu’avait achetée M. de Loges. Celui-ci, ayant emmené M. de Tournèves un jour qu’il allait surveiller ses ouvriers, lui montra dans les arbres un toit d’ardoise, que surmontait une girouette mal équilibrée.
— Voici, Monsieur, le château de la Guénardière : il appartient à M. de Landerray. J’ai réfléchi que vous pourriez lui acheter ce domaine, et qu’ainsi vous seriez mon voisin ; cela me charmerait, j’espère que vous n’en doutez point. Je pense, d’ailleurs, qu’on vous le laisserait à bon prix, et qu’à peu de frais vous en pourriez faire une habitation charmante.
M. de Tournèves s’éprit de l’idée et s’en ouvrit à M. de Landerray. Celui-ci accepta aussitôt les conditions de l’achat, supputant qu’avec les dix mille écus que lui proposait le vicomte il pourrait partir pour la Grèce. Il reçut la somme immédiatement et, tandis que, pour la tacite joie de la maison, M. de Tournèves se dirigeait vers la Guénardière, il fit ses préparatifs de départ.
Mais, à quelques jours de là, une statue de marbre lui tomba sur la tête, tandis qu’il voulait l’atteindre sur le dernier étage de sa bibliothèque. Il chut avec elle et, comme elle, ne se releva pas. Ainsi mourut M. de Landerray, qui n’avait pas eu de chance dans sa vie.