La vie et la mort de M. de Tournèves
IV
Monsieur le vicomte de Tournèves essaya d’oublier. Il s’efforça de retrouver sa vie d’autrefois. Pour y reprendre goût, il ne s’en ménagea plus les plaisirs. Il faisait porter à ses repas les meilleures bouteilles de sa cave et tâchait d’éprouver encore dans son sérail des joies qu’il avait jadis appréciées. La saveur du vin ne lui fit point oublier celle qu’il avait imaginée à une chair blanche et nacrée, où s’étaient complus ses regards ; les beautés de bronze, qu’il étreignait sans conviction, évoquèrent nettement par contraste une beauté plus chère, qui était d’ivoire. Il devint taciturne et mélancolique ; souvent il s’enfermait dans la chambre où de si douces et rapides heures s’étaient écoulées pour lui ; il essayait de percevoir encore un peu d’un parfum qu’il avait aimé ; il flairait les draps du lit qu’il n’avait point voulu qu’on enlevât, et les tentures.
L’ennui s’ajouta naturellement à sa tristesse. Il regretta les lointaines Antilles et s’irrita de n’y avoir point passé ses dernières années. Il se remémorait avec un regret cuisant les jours qu’il y avait vécus, heureux sans arrière-pensée. M. de Loges visitait son ami fréquemment, essayait de lui rendre courage et de le guérir de cette étrange et soudaine maladie, dont il ignorait les causes.
— Monsieur, vous me paraissez atteint d’un mal pareil à celui dont la jeunesse d’aujourd’hui souffre sans raison ; on conte qu’un auteur allemand vient d’écrire un livre si désespérant que les jeunes gens éprouvent une sorte de joie à se suicider après l’avoir lu. Voilà qui est bien ; mais vous êtes trop vieux, ce me semble, pour être pris de cette maladie, qui naît chez eux à propos de tout et de rien, même à propos de l’amour. Si je ne me trompe, ce n’est pas ainsi que nous l’entendions, et il est bien tard pour changer ; ce n’est plus à notre âge qu’on suit la mode. Croyez-moi, vous avez encore un assez grand nombre d’années à vivre ; veuillez continuer à être heureux ; vous êtes riche et libre : imitez-moi ; je pars pour Paris dans quelques jours. Je vous emmène, si vous le voulez ; peut-être la Guénardière a-t-elle sur vous une fâcheuse influence ; vos idées noires resteront accrochées aux branches du parc et sans doute, au retour, ne les y retrouverez-vous plus.
Mais M. de Loges partit pour Paris tout seul.
Privé de lui, le vicomte s’abandonna tout entier à ses souvenirs ; il en cultiva passionnément et douloureusement l’amertume. Peu à peu, la claire image de Mme de Tournèves s’idéalisait en son esprit ; il oublia les charmes charnels qui la lui avaient fait désirer, et ils ne demeurèrent en sa mémoire que sous l’espèce d’un nimbe de grâce autour de l’image de l’amour parfait, en laquelle il avait transformé son souvenir. Alors M. de Tournèves constata que jamais il n’avait éprouvé en sa vie amoureuse cette passion que l’ardeur même de sa flamme purifiait ; il se persuada facilement qu’il n’avait jamais connu le bonheur et qu’il n’en avait étreint que l’illusion ; il ne songea pas un seul moment que, si Mme de Tournèves avait cédé, il l’aurait aimée comme toutes les autres, sans plus.
Il vieillit rapidement, à tel point que M. de Loges ne put retenir, à son retour, un geste de surprise ; il n’échappa point à M. de Tournèves, qui sourit tristement.
— Monsieur, lui dit M. de Loges, je suis sans doute suffisamment votre ami pour me croire autorisé à vous demander formellement les causes de votre mal ; je voudrais les connaître, afin de pouvoir vous guérir…
— Tous les êtres, répondit M. de Tournèves, ont en leur cœur de multiples désirs. Qu’ils prennent bien garde à ne pas en laisser un se développer au dépens des autres, car s’il était par malheur irréalisable, ils en souffriraient étrangement. Voyez l’attention avec laquelle mon singe François contemple mon couvre-chef. Sans doute sa frêle âme de bête est comme attirée vers ces images, qui représentent des fruits et des oiseaux d’un pays où il aurait dû vivre, et qu’il regrette obscurément, sans l’avoir jamais connu. Moi, je vois fort bien ce que je regrette ; je dis « je regrette », car je sais que mon désir est vain. Vous voyez que j’en meurs. Mais n’essayez pas, Monsieur, de connaître mon secret ; vous n’y réussiriez en aucune façon et vous me désobligeriez ; croyez, malgré tout, que mon amitié pour vous est restée la même. Adieu, Monsieur, laissez-moi seul avec mes pensées, je veux dire avec mon unique pensée.
Un jour, dans la chambre où sa bru avait dormi, M. de Tournèves trouva un livre qu’elle avait sans doute emporté de Paris pour charmer les ennuis de la route. M. de Tournèves le baisa longuement et l’ouvrit. Ce livre s’appelait Paul et Virginie ; dès les premières pages, il fut charmé de retrouver comme vivants, dans les descriptions d’un pays lointain, des souvenirs de sa vie passée, qui avait été heureuse, en somme, puisqu’il avait cru être heureux. Il lut très lentement ; sur chaque phrase, son esprit élaborait sans fin de sentimentales scolies. Le livre ne le quitta plus ; les événements qui s’y déroulaient teintèrent peu à peu de leur couleur les événements réels, et envahirent bientôt définitivement l’existence mentale de M. de Tournèves. Il fut Paul ; il s’imagina parcourant avec son amie les paysages familiers des Iles ; ils étaient jeunes, et, sous leur amitié fraternelle, l’aube d’une tendresse plus douce naissait délicieusement ; Virginie avec les cheveux d’or, les narines minces et les lèvres humides. Chose étrange, il la voyait souvent se retourner vers lui, nue, avec un peigne d’argent entre les dents ; mais, alors, il baissait modestement la tête et rougissait.
Il arriva, mot par mot, ligne par ligne, après des mois, au passage où Paul et Virginie se font timidement l’aveu de leur amour. A cette page, il vit briller comme un signet, un cheveu d’or roux. Il lui marquait, à n’en point douter, que là était la conclusion nécessaire de l’histoire et de son rêve. Or il n’avait plus vécu que de son rêve, et maintenant que ce rêve était fini…
Le soir tombait ; le soleil ensanglantait les vitres ; la fenêtre s’entr’ouvrit au vent d’automne ; trois feuilles desséchées entrèrent ; l’ombre se glissait sournoisement dans la chambre ; la tête de M. de Tournèves s’inclina ; le livre glissa de ses mains, tomba. Le cheveu d’or, plus léger, voleta quelques instants dans la flamme rougeâtre du soleil. Monsieur le vicomte de Tournèves était mort.
Alors, doucement, par la porte entr’ouverte, le petit singe François entra, méfiant et attentif, il s’approcha du corps de son maître, le flaira, le palpa, sauta sur ses genoux, et attendit. M. de Tournèves ne bougeait pas. Il s’enhardit, étendit son grêle bras velu, le retira, l’avança de nouveau, hésita encore, puis, ayant brusquement saisi le couvre-chef historié de son maître, sauta à terre, épouvanté de son audace. Mais M. de Tournèves n’avait pas bougé.
Et, rassuré, le petit singe, ayant déposé le couvre-chef sur le plancher, s’accroupit au-dessus, et, la face grimaçante d’orgueil et de joie, fit ce que faisait jadis Monsieur le vicomte de Tournèves après ses matinaux lavements de mauve, assis sur un vase de nuit de même forme, pareillement orné de colibris et de feuilles de bananiers.
ACHEVÉ D’IMPRIMER
le 2 Septembre mil neuf cent sept
PAR
BONVALOT-JOUVE
à Paris
POUR
LES ÉDITIONS NOUVELLES