La vie et la mort de M. de Tournèves
III
Le parc de la Guénardière plut à M. de Tournèves. Depuis longtemps, nul jardinier n’était passé par là ; la nature avait rendu leur liberté aux sèves fantasques, et laissait la terre vivre à son gré sa vie violente et silencieuse. Les rosiers étaient redevenus sauvages, et enlaçaient de pousses hardies les branches des arbres voisins ; le buis des bordures avait grandi, débordant sur les allées herbeuses ; dans les parterres, les fleurs s’étaient reproduites d’elles-mêmes, dessinant sur les pelouses de nouveaux parterres imprévus et charmants ; les bassins et les canalisations s’étaient brisés ; l’eau se répandait çà et là en ruisselets, surgissait en sources, s’étalait en étangs où nageaient de vieux cyprins déteints et paresseux. Les arbres qu’on ne taillait plus s’étaient épaissis, couvraient la maison d’un berceau feuillu ; le lierre vivace étreignait les murs, glissait sur les marches du perron, comme une cascade immobile, verte et sombre. M. de Landerray avait aimé à placer dans son parc des statues de divinités antiques : à présent, sous les jets d’eau, les sirènes qu’écaillaient les lichens semblaient vivantes, et vivants aussi dans les bosquets les sylvains qui se veloutaient sournoisement d’une toison de mousses dorées.
M. de Tournèves se plut à retrouver dans cette effusion de la nature redevenue sauvage un peu de la grandeur désordonnée des forêts vierges qu’il avait vues en son séjour aux Iles. Il lui sembla que ses négresses et ses singes seraient en leur place à la Guénardière, et il se réjouit à l’avance de cette harmonie inopinée. Il se contenta de faire réparer la maison et de la meubler confortablement. Il eut des jardiniers, mais pour le verger seulement, car il était friand de fruits ; il ne voulut point se rendre à leur prière de ratisser les allées du parc, de corseter ses naïades et de peigner décemment les chevelures des nymphes bocagères.
M. de Tournèves vécut en sage ; il jouissait avec sérénité de sa vie et, soucieux de la prolonger, car elle lui paraissait belle, il la réglait philosophiquement ; il tempérait même sa paillardise et sa gourmandise, ce qui faisait dire à M. de Loges, en manière de plaisanterie, que son voisin finirait moine. M. de Tournèves le laissait parler, et souriait d’une façon entendue et satisfaite. Il s’astreignait bénévolement à une régularité d’horloge, surveillait la façon dont on préparait les plats qu’on lui servait, et la teinte de ses urines. Au saut du lit, il prenait un lavement de mauve, puis, la tête au chaud en une calotte de drap exotique où étaient brodés des colibris et des feuilles de bananiers, il s’asseyait avec soin sur un vase de nuit de forme bizarre, rapporté aussi des Antilles et qui, peint d’oiseaux et de fleurs du pays, ressemblait quelque peu au couvre-chef familier de M. de Tournèves. Devant lui, son singe favori, le jeune François, fils de Gothon, qui ne le quittait pas, le regardait attentivement, et ses yeux allaient tour à tour de la calotte qui protégeait la tête de son maître à celle où se dissimulait son visage inférieur. Apparemment son esprit établissait des relations mystérieuses entre ces deux objets.
M. de Loges, de goûts moins sédentaires, allait souvent à Nantes, et parfois ses bordées le conduisaient jusqu’à Paris. Il en revint un jour avec la mine radieuse de quelqu’un qui en a de bien bonnes à conter :
— Monsieur, dit-il au vicomte, j’ai à vous donner des nouvelles de votre fils.
M. de Tournèves resta stupéfait et leva les bras au ciel. M. de Loges continua :
— J’étais, il y a huit jours, chez une femme où la société parisienne fréquente assidûment. J’y rencontrai un jeune homme de bonnes manières et d’aimable tournure, qu’on me présenta ; je fus surpris, je l’avoue, quand j’entendis son nom : M. de Tournèves. Je m’attablai avec lui dans le salon de jeu ; il me gagna deux cents louis. Après quoi, je crus pouvoir me permettre de lier conversation avec lui ; je lui dis que j’avais connu aux Iles un gentilhomme qui portait son nom. M. de Tournèves m’écoutait attentivement ; quand il sut la date où vous aviez quitté la France, son attention s’accrut. Je cessai de parler ; il réfléchit quelque peu et se contenta de dire : « Ce M. de Tournèves est mon père, sans nul doute. » Je lui contai ce que vous étiez devenu, et notre amitié. Nous causâmes alors longuement ; il m’apprit qu’il était né sept mois après votre départ. Il est marié, et fort bien ; j’ai vu sa femme, qui est des plus jolies. Je vous félicite, Monsieur, de votre fils et de votre bru. Nous nous sommes quittés les meilleurs amis du monde. M. le chevalier m’a dit en prenant congé : « Veuillez faire savoir à mon père que je serais curieux de le connaître autrement que par le mal que Mme de Tournèves, ma mère, m’en a dit. » Rassurez-vous, Monsieur, Mme de Tournèves, votre épouse, est morte.
M. de Tournèves trouva l’aventure amusante ; puis sa joie se teinta légèrement d’émotion. Il se fit sur-le-champ apporter son écritoire, et dépêcha une lettre à son fils, le priant de venir à la Guénardière sitôt qu’il pourrait. Cela fait, il congédia M. de Loges, car c’était l’heure où il avait accoutumé de faire la sieste, et il s’endormit tranquillement.
M. le chevalier et sa femme arrivèrent à quelques jours de là. Tout fut fait pour le mieux. M. de Tournèves les attendait sur le perron, en ses plus beaux habits ; par la porte entr’ouverte apparaissaient dans l’ombre les robes voyantes, les dents blanches et les yeux brillants des négresses averties. Les singes se jouaient sur la grille de fer forgé. Le vicomte accueillit ses enfants avec la meilleure grâce du monde, baisa la main blanche et potelée de sa bru, et embrassa son fils. M. de Loges, qui était là, avait fait les présentations. Ensuite le vicomte offrit son bras à Mme de Tournèves, et on passa dans le salon à manger, où une collation délicate était servie.
— Monsieur, dit M. de Tournèves à son fils, je suis charmé de vous voir. Je regrette fort, soyez-en assuré, que feu Mme de Tournèves ait été cause que notre connaissance ait été ainsi retardée. Il n’y va point de ma faute, quoi que vous en puissiez penser, vous qui avez le bonheur de posséder une épouse exquise et qui ignorez combien on est gêné de vivre perpétuellement avec une femme comme Mme votre mère ; car elle était fort désagréable, sauf le respect que je lui dois pour l’amour de vous.
La femme du chevalier méritait les compliments de M. de Tournèves. Elle avait la peau d’une blancheur éblouissante, la taille bien prise, une figure gracieuse et hautaine ; son pied nu était délicieux en ses sandales lacées à la grecque ; ses lourds cheveux d’un blond roux s’échappaient toujours des bandelettes qui voulaient les retenir ; elle avait des regards chaleureux, les narines minces et battantes et des lèvres toujours entr’ouvertes comme pour attendre des baisers, toutes choses qui révélaient un tempérament ardent et voluptueux.
On vécut en bonne entente à la Guénardière. M. le chevalier aimait sa femme et la chasse ; il puisait aux exercices de celle-ci l’énergie nécessaire à satisfaire les exigences de celle-là ; tous les matins il courait les cerfs et les lièvres, mangeait de grand appétit et conservait, grâce à ce régime, un teint frais et reposé ; pourtant il bataillait en de nocturnes luttes qui devaient être chaudes à en juger par les yeux de Mme de Tournèves, lesquels étaient singulièrement brillants et battus, quand elle descendait au matin, alanguie et jolie, en une ample robe flottante.
En l’absence du chevalier, M. le vicomte tenait compagnie à Mme de Tournèves. Elle aimait les histoires amusantes et risquées qu’il lui débitait en une bonne grâce parfaite, et elle était charmée des attentions perpétuelles, des soins presque amoureux dont il la comblait. Le matin, il frappait doucement à sa porte ; depuis longtemps déjà le chevalier chassait ; M. de Tournèves s’asseyait au chevet de sa bru et commençait à l’entretenir. Il humait soigneusement l’odeur jeune et fraîche qui s’exhalait de sa demi-nudité ; quand un sein apparaissait hors de la chemise légère de linon, il ne manquait pas d’exprimer bien fort la joie qu’il retirait de l’aubaine.
Un jour, un pied blanc délicat et menu s’évada des draps ; M. de Tournèves demanda d’y poser ses lèvres, ce qui lui fut accordé ; elles furent gourmandes et s’attardèrent : on ne s’en fâcha point. La jeune femme n’était pas insensible à ces mignardises ; elle aimait à sentir rôder les convoitises autour d’elle ; elles lui semblaient la preuve la plus certaine de sa beauté, à laquelle elle tenait, puisqu’elle lui garantissait des joies dont elle était friande. D’ailleurs, comme le chevalier comblait ses vœux, elle ne l’aurait trompé pour rien au monde ; mais, avec le vicomte, la galanterie ne pouvait être que plaisante et badine ; elle y prenait donc d’autant plus de plaisir qu’en jouant avec le feu elle ne croyait point risquer de se brûler.
Quand Mme de Tournèves se levait, M. le vicomte se retirait en soupirant. Il ne rentrait que lorsqu’il s’entendait appeler. Un jour, il se trompa, ou prétendit s’être trompé, et entra trop tôt. Mme de Tournèves était à sa toilette, nue à mi-corps. Les bras relevés, elle tordait les flots d’or de ses cheveux ; M. le vicomte vit en un éblouissement l’éclat de sa chair, l’ombre soyeuse et duvetée de ses aisselles, et les pointes fleuries de ses seins cambrés ; elle se retourna ; elle tenait entre ses dents lamineuses un peigne d’argent ciselé : elle ne dit mot, car elle avait peur que le peigne ne s’abîmât en tombant.
M. le vicomte restait immobile, près de la porte, ne sachant quelle contenance prendre ; il balbutia quelques excuses et se prépara à sortir. Mme de Tournèves avait fini de nouer ses cheveux ; ses mains délivrèrent sa bouche, qui put parler ; elle dit simplement, sans embarras :
— Vous pouvez rester à présent, puisque aussi bien je n’ai plus grand’chose à vous cacher ; asseyez-vous et demeurez coi.
Dès lors, le vicomte assista à la toilette de sa bru. Il en concevait une volupté intense et amère. Il s’asseyait loin d’elle et la contemplait, la bouche close et un léger frémissement au coin du nez. Peu à peu, il osa s’approcher d’elle ; il lui tenait le miroir ou l’aidait à rassembler ses cheveux ; il se grisait de leur odeur, et l’envie contenue de couvrir de baisers la nuque fraîche qu’il avait tout près de ses lèvres le remplissait d’un tel trouble qu’il n’y voyait plus, et que, quand il voulait parler, sa voix mourait dans sa gorge.
Un matin, Mme de Tournèves, prête à descendre, s’aperçut que ses sandales n’étaient point lacées ; elle s’assit sur une chaise longue et tendit son pied au vicomte. Il s’agenouilla devant elle et enroula les cordons de soie rose tendre autour de la cheville, puis du mollet de la jeune femme. Il s’attardait à cette aimable besogne et embrouillait volontairement les cordons. Mme de Tournèves souriait de sa bouche humide et mi-close, charmée d’inspirer un désir violent et d’ailleurs agréablement chatouillée. Le petit singe François qui se trouvait là, comme d’habitude, regardait la scène de ses yeux narquois, attentivement, comme s’il avait compris que quelque chose d’extraordinaire allait se passer.
M. le vicomte ayant jugé que, pour la seconde jambe, son travail était défectueux, le recommença avec un zèle louable. Quand les cordons furent noués, ses mains se levèrent, puis se reposèrent tout près d’un genou rosé. Celle à qui il appartenait ne bougeait pas et souriait toujours. M. le vicomte pâlit, puis rougit violemment, sa bouche grimaça et des flammes passèrent dans ses yeux ; soudain sa tête disparut, et c’est alors que Mme de Tournèves sentit des lèvres indiscrètes grimper le long de ses cuisses, et un souffle désordonné l’échauffer à travers ses dentelles les plus intimes. Un peu surprise, Mme de Tournèves hésita un instant si elle succomberait ; en une seconde, elle envisagea la situation, comprit qu’en l’occurrence elle n’avait rien à gagner à une infidélité, et se décida : elle se souleva rapidement, puis, ayant appuyé son pied sur la poitrine du vicomte, elle le repoussa, et s’enfuit en un éclat de rire, tandis qu’il tombait sur son séant, battant l’air de ses bras effarés, et que le petit singe François, terrifié, bondissait et grimpait en criant le long d’un rideau.
Seulement, comprenant qu’il lui était difficile à présent de continuer avec son beau-père le jeu auquel elle avait pris tant de plaisir, Mme de Tournèves, la nuit suivante, au cours des baisers, confessa à son mari qu’elle s’ennuyait à la Guénardière et le supplia de rentrer à Paris. M. le chevalier n’avait rien à refuser à sa femme, en la posture où il était. Il lui promit qu’il avertirait son père d’un départ prochain.
Il eut lieu trois jours après. M. le vicomte accompagna son fils et sa bru jusqu’à leur carrosse, la tête basse et des larmes aux yeux. M. le chevalier fut fort ému de la tendresse que lui manifestait un père si longtemps méconnu. Dans le fond de son âme, il ne put s’empêcher d’être sévère pour feu Mme de Tournèves, sa mère, qui avait défavorablement jugé un homme d’esprit aussi exquis et d’un cœur aussi sensible.