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La vie littéraire. Troisième série

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The Project Gutenberg eBook of La vie littéraire. Troisième série

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Title: La vie littéraire. Troisième série

Author: Anatole France

Release date: September 22, 2006 [eBook #19345]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque. and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE LITTÉRAIRE. TROISIÈME SÉRIE ***

Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque. and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

ANATOLE FRANCE

DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

LA VIE LITTÉRAIRE

TROISIÈME SÉRIE

PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3

PRÉFACE

M. Ferdinand Brunetière, que j'aime beaucoup, me fait une grande querelle[1]. Il me reproche de méconnaître les lois mêmes de la critique, de n'avoir pas de critérium pour juger les choses de l'esprit, de flotter, au gré de mes instincts, parmi les contradictions, de ne pas sortir de moi-même, d'être enfermé dans ma subjectivité comme dans une prison obscure. Loin de me plaindre d'être ainsi attaqué, je me réjouis de cette dispute honorable où tout me flatte: le mérite de mon adversaire, la sévérité d'une censure qui cache beaucoup d'indulgence, la grandeur des intérêts qui sont mis en cause, car il n'y va pas moins, selon M. Brunetière, que de l'avenir intellectuel de notre pays, et enfin le choix de mes complices, M. Jules Lemaître et M. Paul Desjardins étant dénoncés avec moi comme coupables de critique subjective et personnelle, et comme corrupteurs de la jeunesse. J'ai un goût ancien et toujours nouveau pour l'esprit de M. Jules Lemaître, pour son intelligence agile, sa poésie ailée et sa clarté charmante. M. Paul Desjardins m'intéresse par les belles lueurs tremblantes de sa sensibilité. Si j'étais le moins du monde habile, je me garderais bien de séparer ma cause de la leur. Mais la vérité me force à déclarer que je ne vois pas en quoi mes crimes sont leur crime et mes iniquités leur iniquité. M. Lemaître se dédouble avec une facilité merveilleuse; il voit le pour et le contre, il se place successivement aux points de vue les plus opposés; il a tour à tour les raffinements d'un esprit ingénieux et la bonne volonté d'un coeur simple. Il dialogue avec lui-même et fait parler l'un après l'autre les personnages les plus divers. Il a beaucoup exercé la faculté de comprendre. Il est humaniste et moderne. Il respecte les traditions et il aime les nouveautés. Il a l'esprit libre avec le goût des croyances. Sa critique, indulgente jusque dans l'ironie, est, à la bien prendre, assez objective. Et si, quand il a tout dit, il ajoute: «Que sais-je?» n'est-ce pas gentillesse philosophique? Je ne démêle pas bien dans sa manière ce qui mécontente M. Brunetière, sinon, peut-être, une certaine gaieté inquiétante de jeune faune.

[Note 1: Voir, dans la Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1891, la critique impersonnelle par M. Ferdinand Brunetière, pp. 210 à 224.]

Quant à M. Paul Desjardins, ce qu'on peut lui reprocher, ce n'est point une gaieté trop légère. Je ne crois pas lui déplaire en disant qu'il se donne la figure d'un apôtre, plutôt que celle d'un critique. C'est un esprit distingué, mais c'est surtout un prophète. Il est sévère. Il n'aime point qu'on écrive. Pour lui, la littérature est la bête de l'Apocalypse. Une phrase bien faite lui semble un danger public. Il me fait songer à ce sombre Tertullien, qui disait que la sainte Vierge n'avait jamais été belle, sans quoi on l'eût désirée, ce qui ne peut s'imaginer. Selon M. Paul Desjardins, le style, c'est le mal. Et pourtant M. Paul Desjardins a du style, tant il est vrai que l'âme humaine est un abîme de contradictions. De l'humeur dont il est, il ne faut pas lui demander son avis sur des sujets aussi frivoles et profanes que la littérature. Il ne critique point; il anathématise sans haine. Pâle et mélancolique, il va semant les malédictions attendries. Par quel coup du sort se trouve-t-il chargé d'une part des griefs qui pèsent sur moi, au moment même où il déclare dans ses articles et dans ses conférences que je suis le figuier stérile de l'Écriture? Dans quels frémissements, avec quelle horreur ne doit-il pas crier à celui qui nous accuse tous deux: Judica me, et discerne causam meam de gente non sancta?

Il est donc plus juste que je me défende tout seul. J'essayerai de le faire, mais non pas sans avoir d'abord rendu hommage à la vaillance de mon adversaire. M. Brunetière est un critique guerrier d'une intrépidité rare. Il est, en polémique, de l'école de Napoléon et des grands capitaines qui savent qu'on ne se défend victorieusement qu'en prenant l'offensive et que, se laisser attaquer, c'est être déjà à demi vaincu. Et il est venu m'attaquer dans mon petit bois, au bord de mon onde pure. C'est un rude assaillant. Il y va de l'ongle et des dents, sans compter les feintes et les ruses. J'entends par là qu'en polémique il a diverses méthodes et qu'il ne dédaigne point l'intuitive, quand la déductive ne suffit pas. Je ne troublais point son eau. Mais il est contrariant et même un peu querelleur. C'est le défaut des braves. Je l'aime beaucoup ainsi. N'est-ce point Nicolas, son maître et le mien, qui a dit:

Achille déplairait moins bouillant et moins prompt.

J'ai beaucoup de désavantages s'il me faut absolument combattre M. Brunetière. Je ne signalerai pas les inégalités trop certaines et qui sautent aux yeux. J'en indiquerai seulement une qui est d'une nature toute particulière; c'est que, tandis qu'il trouve ma critique fâcheuse, je trouve la sienne excellente. Je suis par cela même réduit à cet état de défensive qui, comme nous le disions tout à l'heure, est jugé mauvais par tous les tacticiens. Je tiens en très haute estime les fortes constructions critiques de M. Brunetière. J'admire la solidité des matériaux et la grandeur du plan. Je viens de lire les leçons professées à l'École normale par cet habile maître de conférences, sur l'Évolution de la critique depuis la Renaissance jusqu'à nos jours, et je n'éprouve aucun déplaisir à dire très haut que les idées y sont conduites avec beaucoup de méthode et mises dans un ordre heureux, imposant, nouveau. Leur marche, pesante mais sûre, rappelle cette manoeuvre fameuse des légionnaires s'avançant serrés l'un contre l'autre et couverts de leurs boucliers, à l'assaut d'une ville. Cela se nommait faire la tortue, et c'était formidable. Il se mêle, peut-être, quelque surprise à mon admiration quand je vois où va cette armée d'idées. M. Ferdinand Brunetière se propose d'appliquer à la critique littéraire les théories de l'évolution. Et, si l'entreprise en elle-même semble intéressante et louable, on n'a pas oublié l'énergie déployée récemment par le critique de la Revue des Deux Mondes pour subordonner la science à la morale et pour infirmer l'autorité de toute doctrine fondée sur les sciences naturelles. C'était à l'occasion du Disciple et l'on sait si M. Brunetière ménageait alors les remontrances à ceux qui prétendaient introduire les théories transformistes dans quelque canton de la psychologie ou de la sociologie. Il repoussait les idées darwiniennes au nom de la morale immuable. «Ces idées, disait-il expressément, doivent être fausses, puisqu'elles sont dangereuses.» Et maintenant, il fonde la critique nouvelle sur l'hypothèse de l'évolution. «Notre projet, dit-il, n'est autre que d'emprunter de Darwin et de Hæckel le secours que M. Taine a emprunté de Geoffroy Saint-Hilaire et de Cuvier.» Je sais bien qu'autre chose est de professer, comme M. Sixte, l'irresponsabilité des criminels et l'indifférence absolue en matière de morale, autre chose est d'appliquer aux genres littéraires les lois qui président à l'évolution des espèces animales et végétales. Je ne dis pas du tout que M. Brunetière se démente et se contredise. Je marque un trait de sa nature, un tour de son caractère, qui est, avec beaucoup d'esprit de suite, de donner volontiers dans l'inattendu et dans l'imprévu. On a dit, un jour, qu'il était paradoxal, et il semblait bien que ce fût par antiphrase, tant sa réputation de bon raisonneur était solidement établie. Mais on a vu à la réflexion qu'il est, en effet, un peu paradoxal à sa manière. Il est prodigieusement habile dans la démonstration: il faut qu'il démontre toujours, et il aime parfois à soutenir fortement des opinions extraordinaires et même stupéfiantes.

Par quel sort cruel devais-je aimer et admirer un critique qui correspond si peu à mes sentiments! Pour M. Ferdinand Brunetière, il y a simplement deux sortes de critiques, la subjective, qui est mauvaise et l'objective, qui est bonne. Selon lui, M. Jules Lemaître, M. Paul Desjardins, et moi-même, nous sommes atteints de subjectivité, et c'est le pire des maux; car, de la subjectivité, on tombe dans l'illusion, dans la sensualité et dans la concupiscence, et l'on juge les oeuvres humaines par le plaisir qu'on en reçoit, ce qui est abominable. Car il ne faut pas se plaire à quelque ouvrage d'esprit avant de savoir si l'on a raison de s'y plaire; car, l'homme étant un animal raisonnable, il faut d'abord qu'il raisonne; car il est nécessaire d'avoir raison et il n'est pas nécessaire de trouver de l'agrément; car le propre de l'homme est de chercher à s'instruire par le moyen de la dialectique, lequel est infaillible; car on doit toujours mettre une vérité au bout d'un raisonnement, comme un noeud au bout d'une natte; car, sans cela, le raisonnement ne tiendrait pas, et il faut qu'il tienne; car on attache ensuite plusieurs raisonnements ensemble de manière à former un système indestructible, qui dure une dizaine d'années. Et c'est pourquoi la critique objective est la seule bonne.

M. Ferdinand Brunetière tient l'autre pour fallacieuse et décevante. Et il en donne diverses raisons. Mais je suis bien forcé de reproduire d'abord le texte incriminé. C'est un endroit de la Vie littéraire où on lit ceci:

Il n'y a pas plus de critique objective qu'il n'y a d'art objectif, et tous ceux qui se flattent de mettre autre chose qu'eux-mêmes dans leur oeuvre sont dupes de la plus fallacieuse philosophie. La vérité est qu'on ne sort jamais de soi-même. C'est une de nos grandes misères. Que ne donnerions-nous pas pour voir, pendant une minute, le ciel et la terre avec l'oeil à facettes d'une mouche, ou pour comprendre la nature avec le cerveau rude et simple d'un orang-outang? Mais cela nous est bien défendu. Nous sommes enfermés dans notre personne comme dans une prison perpétuelle. Ce que nous avons de mieux à faire, ce semble, c'est de reconnaître de bonne grâce cette affreuse condition et d'avouer que nous parlons de nous-mêmes chaque fois que nous n'avons pas la force de nous taire[2].

[Note 2: La Vie littéraire, 1re série, p. IV.]

M. Brunetière, après avoir cité ces lignes, remarque tout de suite «qu'on ne peut affirmer avec plus d'assurance que rien n'est assuré». Je pourrais peut-être lui répondre qu'il n'y a aucune contradiction, comme aucune nouveauté à dire que nous sommes condamnés à ne connaître les choses que par l'impression qu'elles font sur nous. C'est une vérité que l'observation peut établir, et si frappante que tout le monde en est touché. C'est un lieu commun de philosophie naturelle. Il n'y faut pas faire trop d'attention, et surtout il n'y faut pas voir de pyrrhonisme doctrinal. J'ai regardé, je l'avoue, plus d'une fois du côté du scepticisme absolu. Mais je n'y suis jamais entré; j'ai eu peur de poser le pied sur cette base qui engloutit tout ce qu'on y met. J'ai eu peur de ces deux mots, d'une stérilité formidable: «Je doute». Leur force est telle que la bouche qui les a une fois convenablement prononcés est scellée à jamais et ne peut plus s'ouvrir. Si l'on doute, il faut se taire; car, quelque discours qu'on puisse tenir, parler, c'est affirmer. Et puisque je n'avais pas le courage du silence et du renoncement, j'ai voulu croire, j'ai cru. J'ai cru du moins à la relativité des choses et à la succession des phénomènes.

En fait, réalités et apparences, c'est tout un. Pour aimer et pour souffrir en ce monde, les images suffisent; il n'est pas besoin que leur objectivité soit démontrée. De quelque façon que l'on conçoive la vie, et la connût-on pour le rêve d'un rêve, on vit. C'est tout ce qu'il faut pour fonder les sciences, les arts, les morales, la critique impressionniste et, si l'on veut, la critique objective. M. Brunetière estime qu'on se quitte soi-même et qu'on sort de soi tant que l'on veut, à l'exemple de ce vieux professeur de Nuremberg dont M. Joséphin Péladan, qui est mage, nous a conté récemment l'aventure surprenante. Ce professeur, très occupé d'esthétique, sortait nuitamment de son corps visible pour aller, en corps astral, comparer les jambes des belles dormeuses à celles de la Vénus de Praxitèle. «La duperie, affirme M. Brunetière, la duperie, s'il faut qu'il y en ait une, c'est de croire et d'enseigner que nous ne pouvons pas sortir de nous-mêmes quand, au contraire, la vie ne s'emploie qu'à cela. Et la raison, sans doute, en paraîtra assez forte, si l'on se rend compte qu'il n'y aurait autrement ni société, ni langage, ni littérature, ni art.» Et il ajoute:

«Nous sommes hommes… et nous le sommes surtout par le pouvoir que nous avons de sortir de nous-mêmes pour nous chercher, nous retrouver et nous reconnaître chez les autres.»

Sortir, c'est beaucoup dire. Nous sommes dans la caverne et nous voyons les fantômes de la caverne. La vie serait trop triste sans cela. Elle n'a de charme et de prix que par les ombres qui passent sur les parois des murs dans lesquels nous sommes enfermés, ombres qui nous ressemblent, que nous nous efforçons de connaître au passage et parfois d'aimer.

En réalité, nous ne voyons le monde qu'à travers nos sens, qui le déforment et le colorent à leur gré, et M. Brunetière ne le conteste pas. Il s'appuie, au contraire, sur ces conditions de la connaissance pour fonder sa critique objective. S'avisant que les sens apportent à tous les hommes des impressions à peu près semblables de la nature, de sorte que ce qui est rond pour l'un ne saurait être carré pour l'autre, et que les fonctions de l'entendement s'accomplissent de la même manière, sinon au même degré dans toutes les intelligences, ce qui est l'origine du sens commun, il assied sa critique sur le consentement universel. Mais il n'est pas sans s'apercevoir lui-même qu'elle y est mal assise. Car ce consentement, qui suffit pour former et conserver les sociétés, ne suffit plus s'il s'agit d'établir la supériorité d'un poète sur un autre. Que les hommes soient assez semblables entre eux pour que chacun trouve dans le marché d'une grande ville et dans les bazars ce qui est nécessaire à son existence, cela n'est pas douteux; mais que dans le même pays deux hommes sentent absolument de la même façon tel vers de Virgile, rien n'est moins probable.

Il y a en mathématiques une sorte de vérité supérieure que nous acceptons tous, par cela même qu'elle n'est point sensible. Mais les physiciens sont obligés de compter avec ce qu'on nomme, dans les sciences d'observation, l'équation personnelle. Un phénomène n'est jamais perçu absolument de la même façon par deux observateurs.

M. Brunetière ne peut se dissimuler que l'équation personnelle ne se joue nulle part plus à son aise que dans les domaines prestigieux des arts et de la littérature.

Là jamais de consentement unanime ni d'opinion stable. Il en convient, ou du moins commence par en convenir: «Pour ne rien dire de nos contemporains, qu'il est convenu que nous ne voyons pas d'assez loin, ni d'assez haut, combien de jugements, combien divers, depuis trois ou quatre cents ans, les hommes n'ont-ils point portés sur un Corneille ou sur un Shakespeare, sur un Cervantes ou sur un Rabelais, sur un Raphaël ou sur un Michel-Ange! De même qu'il n'y a point d'opinion extravagante ou absurde que n'ait soutenue quelque philosophe, de même il n'y en a pas de scandaleuse ou d'attentatoire au génie qui ne se puisse autoriser du nom de quelque critique.» Et pour prouver que les grands hommes ne peuvent attendre plus de justice de leurs pairs, il nous montre Rabelais insulté par Ronsard, et Corneille préférant publiquement Boursault à Racine. Il devait nous montrer encore Lamartine méprisant La Fontaine. Il pouvait aussi nous montrer Victor Hugo jugeant fort mal tous nos classiques, hors Boileau, pour qui, sur le déclin de l'âge, il nourrissait quelque tendresse.

Bref, M. Brunetière reconnaît qu'il est beaucoup d'avis contraires les uns aux autres dans la république des lettres. En vain, il se ravise ensuite et nous déclare avec assurance qu'«il n'est pas vrai que les opinions y soient si diverses ni les divisions si profondes». En vain, il s'autorise d'une opinion de M. Jules Lemaître pour affirmer qu'il est admis par tous les lettrés que certains écrivains existent, malgré leurs défauts, tandis que d'autres n'existent pas. Que, par exemple, Voltaire tragique existe, et que Campistron n'existe pas, ni l'abbé Leblanc, ni M. de Jouy. C'est un premier point qu'il veut qu'on lui accorde, mais on ne le lui accordera pas, car, s'il s'agissait de dresser les deux listes, on ne s'entendrait guère.

Le second point auquel il s'attache est qu'il y a des degrés, qui sont proprement les grades conférés au génie dans les facultés de grammairiens et dans les universités de rhéteurs. On conçoit que de tels diplômes seraient avantageux pour le bon ordre et la régularité de la gloire. Malheureusement ils perdent beaucoup de leur valeur par l'effet des contradictions humaines; et ces doctorats, ces licences, que M. Brunetière croit universellement reconnus ne font guère autorité que pour ceux qui les confèrent.

En théorie pure, on peut concevoir une critique qui, procédant de la science, participe de sa certitude. De l'idée que nous nous faisons des forces cosmiques et de la mécanique céleste dépend peut-être notre sentiment sur l'éthique de M. Maurice Barrès et sur la prosodie de M. Jean Moréas. Tout s'enchaîne dans l'univers. Mais en réalité, les anneaux sont, par endroits, si brouillés que le diable lui-même ne les démêlerait pas, bien qu'il soit logicien. Et puis, il faut en convenir de bonne grâce: ce que l'humanité sait le moins bien, au rebours de Petit Jean, c'est son commencement. Les principes nous manquent en toutes choses et particulièrement dans la connaissance des ouvrages de l'esprit. On ne peut prévoir aujourd'hui, quoi qu'on dise, le temps où la critique aura la rigueur d'une science positive et même on peut croire assez raisonnablement que cette heure ne viendra jamais. Pourtant les grands philosophes de l'antiquité couronnaient leur système du monde par une poétique, et ils faisaient sagement. Il vaut mieux encore parler avec incertitude des belles pensées et des belles formes, que de s'en taire à jamais. Peu d'objets au monde sont absolument soumis à la science, jusqu'à se laisser ou reproduire ou prédire par elle. Sans doute, un poème ne sera jamais de ces objets-là, ni un poète. Les choses qui nous touchent le plus, qui nous semblent les plus belles et les plus désirables sont précisément celles qui demeurent toujours vagues pour nous et en partie mystérieuses. La beauté, la vertu, le génie garderont à jamais leur secret. Ni le charme de Cléopâtre, ni la douceur de Saint François-d'Assise, ni la poésie de Racine ne se laisseront réduire en formules et, si ces objets relèvent de la science, c'est d'une science mêlée d'art, intuitive, inquiète et toujours inachevée. Cette science, ou plutôt cet art existe: c'est la philosophie, la morale, l'histoire, la critique, enfin tout le beau roman de l'humanité.

Toute oeuvre de poésie ou d'art a été de tout temps un sujet de disputes et c'est peut-être un des plus grands attraits des belles choses que de rester ainsi douteuses, car, toutes, on a beau le nier, toutes sont douteuses. M. Brunetière ne veut pas convenir tout à fait de cette universelle et fatale incertitude. Elle répugne trop à son esprit autoritaire et méthodique, qui veut toujours classer et toujours juger. Qu'il juge donc, puisqu'il est judicieux! Et qu'il pousse ses arguments serrés dans l'ordre effrayant de la tortue, puisqu'enfin il est un critique guerrier!

Mais ne peut-il pardonner à quelque innocent esprit de se mêler des choses de l'art avec moins de rigueur et de suite qu'il n'en a lui-même, et d'y déployer moins de raison, surtout moins de raisonnement; de garder dans la critique le ton familier de la causerie et le pas léger de la promenade; de s'arrêter où l'on se plaît et de faire parfois des confidences; de suivre ses goûts, ses fantaisies et même son caprice, à la condition d'être toujours vrai, sincère et bienveillant; de ne pas tout savoir et de ne pas tout expliquer; de croire à l'irrémédiable diversité des opinions et des sentiments et de parler plus volontiers de ce qu'il faut aimer.

A. F.

LA VIE LITTÉRAIRE

POURQUOI SOMMES-NOUS TRISTES[3]?

[Note 3: Pierre Loti: Japoneries d'automne, 1 vol.—Guy de Maupassant: La Main gauche. 1 vol.]

Pierre Loti nous a donné le journal des dernières semaines qu'il a passées au Japon; ce sont des pages exquises, infiniment tristes. Qu'il décrive Kioto, la ville sainte, et ses temples habités par des monstres séculaires, qu'il nous montre la belle société d'Yeddo déguisée à l'européenne et dansant nos quadrilles, ou qu'il évoque l'impératrice Harou-Ko dans sa grâce hiératique et bizarre, Loti répand une tristesse vague, subtile et pénétrante qui vous enveloppe comme une brume et dont le goût âcre, l'amer parfum, vous restent au coeur. D'où vient qu'il est désolé et qu'il nous désole? Qu'est-ce qui lui fait sentir ainsi le mal de vivre? Est-ce la monotonie sans fin des formes et des couleurs que déroule ce peuple falot au milieu duquel il passe en regardant? Est-ce le rire éternel de ces jolies petites bêtes aux yeux bridés, de ces mousmés toutes semblables les unes aux autres avec leur coiffure aux longues épingles et le grand noeud de leur ceinture? Est-ce l'inexprimable odeur de cette race jaune, le je ne sais quoi qui fait que l'âme nippone est en horreur à la nôtre? Est-il triste parce qu'il se sent seul parmi des milliers d'êtres ou parce qu'il passe et va quitter tout ce qu'il voit, mourir à toutes ces choses? Sans doute tout cela le trouble et l'afflige. Il s'inquiète en voyant des êtres qui sont des hommes et qui, pourtant, ne sont point ses semblables. Un ennui charmant et cruel le prend au milieu de ces signes étranges dont le sens profond lui sera à jamais caché.

En contemplant, dans le temple des «huit drapeaux», la robe semée d'oiseaux que portait, il y a dix-huit siècles, Gziné-you-Koyo, la reine guerrière, il souffre du désir de ressaisir tout le charme héroïque de cette ombre insaisissable; il se sent malheureux de ne pouvoir embrasser ce merveilleux fantôme. Ce sont là, sans doute, des souffrances assez rares, mais il les éprouve, et les jeunes Japonaises, les mousmés ne l'ont point consolé. Il demanda, on le sait, à madame Chrysanthème des rêves qu'elle ne put lui donner. D'ailleurs, les amours d'un blanc avec ces petites bêtes jaunes, un peu femmes et un peu potiches, ne sont pas de nature à donner au coeur une paisible allégresse. Ce sont des hymens impies. On ne commet point impunément le crime des anges qui s'unirent aux filles des hommes.

L'antipathie de la race blanche pour la race jaune est si naturelle qu'il y a presque de la monstruosité à la vaincre. Et pourtant nous avons un tel besoin de sympathie, nous sommes si bien faits pour nous attacher et prendre racine, que nous ne pouvons rien quitter sans arrachement et que tout départ sans retour nous a un goût amer. Comme ce sentiment est inconscient et rapide, il est de ceux que Loti a le mieux éprouvés; son âme mobile, peu capable d'impressions durables, est sans cesse agitée par de petits frissons, et c'est là encore une cause de mélancolie, que cette infinité de sensations courtes et heurtées comme ces petites lames dures que craignent les marins. Avec quelle délicatesse il sent, il exprime la tristesse du départ, cette immense tristesse contenue dans ces seuls mots: «Je ne reverrai plus jamais cela!»

Par une nuit froide et sombre, comme il va rejoindre son navire en rade, il est forcé de s'arrêter en chemin, pour une heure, dans un petit village où il n'a que faire. Découvrant une maisonnette au bout d'un sentier, il entre; il est reçu par une jolie mousmé; très hospitalière qui lui donne du riz et des cigarettes. Et le voilà qui songe:

Il est affreux, mon dîner!… Dans le réchaud, de détestables braises fument et ne répandent pas de chaleur; j'ai les doigts si engourdis que je ne sais plus me servir de mes baguettes. Et autour de nous, derrière la mince paroi de papier, il y a la tristesse de cette campagne endormie, silencieuse, que je sais si glaciale et si noire. Mais la mousmé est là qui me sert avec des révérences de marquise Louis XV, avec des sourires qui plissent ses yeux de chats à longs cils, qui retroussent son petit nez déjà retroussé par lui-même—et elle est exquise à regarder…

Parce qu'elle est jolie, parce qu'elle est très jeune, surtout parce qu'elle est extraordinairement fraîche et saine, et qu'un je ne sais quoi dans son regard attire le mien, voici qu'il y a un charme subitement jeté sur l'auberge misérable où elle vit: je m'y attarderais presque; je ne m'y sens plus seul ni dépaysé; un alanguissement me vient, qui sera oublié dans une heure, mais qui ressemble beaucoup trop, hélas! à ces choses que nous appelons amour, tendresse, affection, et que nous voudrions tâcher de croire grandes et nobles.

Et il emporte un regret d'une heure. Comment ne serait-il pas mortellement triste? Avec une exquise délicatesse d'épiderme, il ne sent rien à fond. Pendant que toutes les voluptés et toutes les douleurs du monde dansent autour de lui comme des bayadères devant un rajah, son âme reste vide, morne, oisive, inoccupée. Rien n'y a pénétré. Cette disposition est excellente pour écrire des pages qui troublent le lecteur. Chateaubriand, sans son éternel ennui, n'aurait pas fait René.

En même temps que Pierre Loti donnait ses Japoneries d'automne, M. Guy de Maupassant publiait un recueil de nouvelles intitulé la Main gauche et ce titre s'explique de lui-même. Ces nouvelles sont fort diverses de ton et d'allure. Il s'en faut qu'elles aient toutes la même valeur, mais toutes portent la marque du maître; la fermeté, la brièveté forte de l'expression, et cette sobriété puissante qui est le premier caractère du talent de M. de Maupassant.

Ce recueil aussi, qu'on lit avidement, laisse une impression de tristesse. M. de Maupassant n'exprime pas comme l'auteur du Mariage de Loti la mélancolie des choses et ne semble pas frappé de la disproportion de nos forces, de nos espérances et de la réalité. Il est sans inquiétude; pourtant il n'est pas gai. La tristesse qu'il donne est une tristesse simple, rude et claire. Il nous montre la laideur, la brutalité, la bêtise épaisse, la ruse sauvage de la bête humaine, et cela nous touche. Ses personnages sont en général peu intelligents, assez vulgaires, terriblement vrais. Ses femmes sont instinctives, naïvement perverses, mal sûres, et par là tragiques. Ce qu'elles font, elles le font par pur instinct, en cédant aux suggestions obscures de la chair et du sang. Parisiennes raffinées comme madame Haggan (le Rendez-vous) ou créatures sauvages comme Allouma (la première nouvelle du recueil), elles sont les jouets de la nature et elles ignorent elles-mêmes la force qui les mène. Pourquoi madame Haggan change-t-elle d'amour? Parce que c'est le printemps. Pourquoi Allouma s'en est-elle allée avec un berger du Sud? Parce que le siroco soufflait.

Cela suffit! un souffle! Sait-elle, savent-elles, le plus souvent, même les plus fines et les plus compliquées, pourquoi elles agissent? Pas plus qu'une girouette qui tourne au vent. Une brise insensible fait pivoter la flèche de fer, de cuivre, de tôle ou de bois, de même qu'une influence imperceptible, une impression insaisissable remue et pousse aux résolutions le coeur changeant des femmes, qu'elles soient des villes, des champs, des faubourgs ou du désert.

Elles peuvent sentir ensuite, si elles raisonnent ou comprennent, pourquoi elles ont fait ceci plutôt que cela; mais, sur le moment, elles l'ignorent, car elles sont les jouets de leur sensibilité à surprises, les esclaves étourdies des événements, des milieux, des émotions, des rencontres et de tous les effleurements dont tressaillent leur âme et leur chair! (Page 62.)

Tel est le sentiment d'un des personnages de M. de Maupassant et il semble bien que ce soit le sentiment de M. de Maupassant lui-même. Cela n'est pas nouveau et nos pères connaissaient la fragilité des femmes. Mais ils en faisaient des fabliaux. Il faut bien qu'il y ait quelque chose de changé, puisque nous gémissons de ce qui les faisait tant rire.

Nous sommes plus affinés, plus délicats, plus ingénieux à nous tourmenter, plus habiles à souffrir. En ornant nos voluptés nous avons perfectionné nos douleurs. Et voilà pourquoi M. de Maupassant ne fait point de fabliaux, et fait des contes cruels.

Ne nous flattons pas d'avoir entièrement inventé aucune de nos misères. Il y a longtemps que le prêtre murmure en montant à l'autel: «Pourquoi êtes-vous triste, ô mon âme, et pourquoi me troublez-vous?» Une femme voilée est en chemin depuis la naissance du monde: elle se nomme la Mélancolie. Pourtant, il faut être juste. Nous avons ajouté, certes, quelque chose au deuil de l'âme et apporté notre part au trésor universel du mal moral.

J'ai déjà parlé[4] de ma vieille bible en estampes et du paradis terrestre que j'admirais dans ma tendre et sage enfance, le soir, à la table de famille, sous la lampe qui brûlait avec une douceur infinie. Ce paradis était un paysage de Hollande et il y avait sur les collines des chênes tordus par le vent de la mer. Les prairies, admirablement drainées, étaient coupées par des lignes de saules creux. L'arbre de la science était un pommier aux branches moussues.

[Note 4: Voir la Vie littéraire, t. II, p. 319.]

Tout cela me ravissait. Mais je ne comprenais pas pourquoi Dieu avait défendu à cette bonne Flamande d'Ève de toucher aux fruits de l'arbre qui donnait de belles connaissances. Je le sais maintenant, et je suis bien près de croire que le Dieu de ma vieille bible avait raison. Ce bon vieillard, amateur de jardins, se disait sans doute: «La science ne fait pas le bonheur, et quand les hommes sauront beaucoup d'histoire et de géographie, ils deviendront tristes.» Et il ne se trompait point. Si d'aventure il vit encore, il doit se féliciter de sa longue perspicacité. Nous avons mangé les fruits de l'arbre de la science, et il nous est resté dans la bouche un goût de cendre. Nous avons exploré la terre; nous nous sommes mêlés aux races noires, rouges et jaunes, et nous avons découvert avec effroi que l'humanité était plus diverse que nous ne pensions, et nous nous sommes trouvés en face de frères étranges dont l'âme ne ressemble pas plus à la nôtre que celle des animaux. Et nous avons songé: qu'est-ce donc que l'humanité, qui change ainsi, selon les climats, de visage, d'âme et de dieux? Quand nous ne connaissions de la terre que les champs qui nous nourrissaient, elle nous semblait grande; nous avons reconnu sa place dans l'univers, et nous l'avons trouvée petite. Nous avons reconnu que ce n'était qu'une goutte de boue, et cela nous a humiliés. Nous avons été amenés à croire que les formes de la vie et de l'intelligence étaient infiniment plus nombreuses que nous ne le soupçonnions d'abord et qu'il y avait des êtres pensants dans toutes les planètes, dans tous les mondes. Et nous avons compris que notre intelligence était misérablement petite. La vie n'est, par elle-même, ni longue ni courte et les hommes simples qui la mesurent à sa durée moyenne disent justement que c'est avoir assez vécu que de mourir en cheveux blancs. Nous, qu'avons-nous fait? Nous avons voulu deviner l'âge immémorial de la terre, l'âge même du soleil, et c'est aux périodes géologiques et aux âges cosmiques que nous mesurons à présent la vie humaine, qui, sur cette mesure, nous semble ridiculement courte. Noyés dans l'océan du temps et de l'espace, nous avons vu que nous n'étions rien, et cela nous a désolés. Dans notre orgueil, nous n'avons voulu rien dire, mais nous avons pâli. Le plus grand mal (et sans doute le vieux jardinier à la barbe blanche de ma vieille bible l'avait prévu), c'est qu'avec la bonne ignorance la foi s'en est allée. Nous n'avons plus d'espérances et nous ne croyons plus à ce qui consolait nos pères. Cela surtout nous est pénible. Car il était doux de croire même à l'enfer.

Enfin, pour comble de misère, les conditions de la vie matérielle sont devenues plus pénibles qu'autrefois. La société nouvelle, en autorisant toutes les espérances excite toutes les énergies. Le combat pour l'existence est plus acharné que jamais, la victoire plus insolente, la défaite plus inexorable. Avec la foi et l'espérance nous avons perdu la charité; les trois vertus qui, comme trois nefs ayant à la proue l'image d'une vierge céleste, portaient les pauvres âmes sur l'océan du monde ont sombré dans la même tempête. Qui nous apportera une foi, une espérance, une charité nouvelles?

HROTSWITHA AUX MARIONNETTES

J'en ai déjà fait l'aveu: j'aime les marionnettes, et celles de M. Signoret me plaisent singulièrement. Ce sont des artistes qui les taillent; ce sont des poètes qui les montrent. Elles ont une grâce naïve, une gaucherie divine de statues qui consentent à faire les poupées, et l'on est ravi de voir ces petites idoles jouer la comédie. Considérez encore qu'elles furent faites pour ce qu'elles font, que leur nature est conforme à leur destinée, qu'elles sont parfaites sans effort.

J'ai vu, certain soir, sur un grand théâtre, une dame de beaucoup de talent et tout à fait respectable qui, habillée en reine et récitant des vers, voulait se faire passer pour la soeur d'Hélène et des célestes Gémeaux. Mais elle a le nez camard, et j'ai connu tout de suite à ce signe qu'elle n'était pas la fille de Léda. C'est pourquoi elle avait beau dire et beau faire, je ne la croyais pas. Tout mon plaisir était gâté. Avec les marionnettes, on n'a jamais à craindre un semblable malaise. Elles sont faites à l'image des filles du rêve. Et puis elles ont mille autres qualités que je ne saurais exprimer tant elles sont subtiles, mais que je goûte avec délices. Tenez, ce que je vais dire est à peu près inintelligible; je le dirai tout de même parce que cela répond à une sensation vraie. Ces marionnettes ressemblent à des hiéroglyphes égyptiens, c'est-à-dire à quelque chose de mystérieux, et de pur, et, quand elles représentent un drame de Shakespeare ou d'Aristophane, je crois voir la pensée du poète se dérouler en caractères sacrés sur les murailles d'un temple. Enfin, je vénère leur divine innocence et je suis bien sûr que, si le vieil Eschyle, qui était très mystique, revenait sur la terre et visitait la France à l'occasion de notre Exposition universelle, il ferait jouer ses tragédies par la troupe de M. Signoret.

J'avais à coeur de dire ces choses, parce que je crois, sans me flatter, qu'un autre ne les dirait pas, et je soupçonne fort que ma folie est unique. Les marionnettes répondent exactement à l'idée que je me fais du théâtre, et je confesse que cette idée est particulière. Je voudrais qu'une représentation dramatique rappelât en quelque chose, pour rester véritablement un jeu, les boîtes de Nuremberg, les arches de Noé et les tableaux à horloge. Mais je voudrais aussi que ces images naïves fussent des symboles, qu'une magie animât ces formes simples et que ce fût enfin des joujoux enchantés. Ce goût semble bizarre; pourtant, il faut considérer que Shakespeare et Sophocle le contentent assez bien.

Les marionnettes nous ont donné dernièrement une comédie qui fut écrite au temps de l'empereur Othon, dans un couvent de la Saxe, à Gandersheim, par une jeune religieuse nommée Hrotswitha, c'est-à-dire la Rose blanche, ou plutôt la Voix claire, car les savants hésitent, et le vieux saxon ne se lit pas très facilement, ce dont vous me voyez désolé.

En ce temps-là la figure de l'Europe était brumeuse et chevelue. Les choses étaient sombres, les âmes rudes. Les hommes, vêtus de chemises d'acier et coiffés de casques pointus qui leur donnaient l'air de grands brochets, s'en allaient tous en guerre et ce n'était dans la chrétienté que coups de lance et d'épée. On bâtissait des églises très sombres, décorées de figures épouvantables et touchantes comme en font les petits enfants quand ils s'efforcent de représenter des hommes et des animaux. Les vieux tailleurs de pierre du temps de l'empereur Othon et du roi Louis d'Outre-mer avaient, comme les enfants, toutes les surprises et toutes les joies de l'ignorance. Aux chapiteaux des colonnes, ils mettaient des anges dont les mains étaient plus grosses que le corps parce qu'il est très difficile de faire tenir cinq doigts dans un petit espace, et ces mains n'en étaient pas moins quelque chose de merveilleux. Aussi devaient-ils être satisfaits, ces bons imagiers, en contemplant leur ouvrage qui ne ressemblait à rien et faisait penser à tout.

Les gros oiseaux, les dragons et les petits hommes monstrueux de la sculpture romane, ce fut avec les enluminures féroces, pleines de diableries, des manuscrits, tout ce que Hrotswitha put connaître de la beauté des arts. Mais elle lisait Térence et Virgile dans sa cellule, et elle avait l'âme douce, riante et pure. Elle composait des poèmes qui rappellent quelque peu ces anges dont les mains étaient plus grandes que les corps, mais qui nous touchent par je ne sais quoi de candide, d'innocent, et d'heureux.

C'était, pour ces femmes enfermées dans un monastère, un grand amusement que de jouer la comédie. Les représentations dramatiques étaient fréquentes dans les couvents de filles nobles et lettrées. Ni décors ni costumes. Seulement des fausses barbes pour représenter les hommes. Hrotswitha composa des comédies qu'elle jouait sans doute avec ses soeurs; et ces pièces, écrites dans un latin un peu mièvre et court, assez joli, sont bien les plus gracieuses curiosités dont puisse s'amuser aujourd'hui un esprit ouvert aux souffles, aux parfums, aux ombres du passé.

C'était une honnête créature, que Hrotswitha; attachée à son état, ne concevant rien de plus beau que la vie religieuse, elle n'eut d'autre objet, en écrivant des comédies, que de célébrer les louanges de la chasteté. Mais elle n'ignorait aucun des périls que courait dans le monde sa vertu préférée, et son théâtre nous montre la pureté des vierges exposées à toutes les offenses. Les légendes pieuses qui lui servaient de thème fournissaient à cet égard une riche matière. On sait quels assauts durent soutenir les Agnès, les Barbe, les Catherine et toutes ces épouses de Jésus-Christ qui mirent sur la robe blanche de la virginité la rose rouge du martyre. La pieuse Hrotswitha ne craignait pas de dévoiler les fureurs des hommes sensuels. Elle les raillait parfois avec une gaucherie charmante. Elle nous montre, par exemple, le païen Dulcitius prêt à se jeter comme un lion dévorant sur trois vierges chrétiennes dont il est indistinctement épris. Par bonheur, il se précipite dans une cuisine, croyant entrer dans la chambre où elles sont renfermées. Ses sens s'égarent, et, dans sa folie, c'est la vaisselle qu'il couvre de caresses. Une des jeunes filles l'observe à travers les fentes de la porte et décrit à ses compagnes la scène dont elle est témoin.

«Tantôt, dit-elle, il presse tendrement les marmites sur son sein, tantôt il embrasse des chaudrons et des poèles à frire et leur donne d'amoureux baisers… Déjà son visage, ses mains, ses vêtements sont tellement salis et noircis qu'il ressemble tout à fait à un Éthiopien.»

C'est là sans doute une peinture des passions que les religieuses de Gandersheim pouvaient contempler sans danger. Mais parfois Hrotswitha donne au désir un visage plus tragique. Son drame de Callimaque est plein, dans sa sécheresse gothique, des troubles d'un amour plus puissant que la mort. Le héros de la tragédie, Callimaque, aime avec violence Drusiana, la plus belle et la plus vertueuse des dames d'Éphèse. Drusiana est chrétienne: prête à succomber, elle demande au Christ qu'il la sauve. Et Dieu l'exauce en la faisant mourir. Callimaque n'apprend la mort de celle qu'il aime qu'après qu'on l'a ensevelie. Il va la nuit, dans le cimetière; il ouvre le cercueil, il écarte le linceul. Il dit:

—Comme je t'aimais sincèrement! Et toi, tu m'as toujours repoussé!
Toujours tu as contredit mes voeux.

Puis, arrachant la morte à son lit de repos, il la presse dans ses bras en poussant un horrible cri de triomphe:

—Maintenant elle est en mon pouvoir!

Callimaque devient ensuite un grand saint et n'aime plus que Dieu. Il n'en avait pas moins donné aux vierges de Gandersheim un effroyable exemple du délire des sens et des troubles de l'âme. Les religieuses du temps d'Othon le Grand ne mettaient pas assurément leur pureté sous la garde de l'ignorance: deux des pieuses comédies de leur soeur Hrotswitha les transportaient en imagination dans les cloîtres du vice. Je veux parler de Panuphtius et de cet Abraham dont les marionnettes de la rue Vivienne nous ont donné deux représentations. On voit, dans l'un et l'autre de ces drames tirés de l'hagiographie orientale, un saint homme qui n'a point craint de se rendre chez une courtisane pour la ramener au bien.

C'était assez l'usage des bons moines d'Égypte et de Syrie, qui devançaient ainsi de plusieurs siècles les prédications du bienheureux Robert d'Arbrissel. Le Panuphtius de la poétesse saxonne est un bon copte du nom de Paphnuti, que M. Amélineau, de qui nous nous entretiendrons bientôt, connaît intimement. Quant à saint Abraham, c'est un anachorète de Syrie dont la vie a été écrite en syriaque par saint Ephrem.

Étant vieux, il vivait seul dans une petite cabane, lorsque son frère mourut, laissant une fille d'une grande beauté, nommée Marie. Abraham, assuré que la vie qu'il menait serait excellente pour sa nièce, fit bâtir pour elle une cellule proche de la sienne, d'où il l'instruisait par une petite fenêtre qu'il avait percée.

Il avait soin qu'elle jeûnât, veillât et chantât des psaumes. Mais un moine, qu'on croit être un faux moine, s'étant approché de Marie pendant que le saint homme Abraham méditait sur les saintes Écritures, induisit en péché la jeune fille, qui se dit ensuite:

—Il vaut bien mieux, puisque je suis morte à Dieu, que j'aille dans un pays où je ne sois connue de personne.

Et, quittant sa cellule, elle s'en alla dans une ville voisine qu'on croit être Édesse, où il y avait des jardins délicieux et de fraîches fontaines, et qui est encore aujourd'hui la plus agréable des villes de Syrie.

Cependant le saint homme Abraham était plongé dans une méditation profonde. Sa nièce était déjà partie depuis plusieurs jours quand, ouvrant sa petite fenêtre, il demanda:

—Marie, pourquoi ne chantes-tu plus les psaumes que tu chantais si bien?

Et, ne recevant pas de réponse, il soupçonna la vérité et s'écria:

—Un loup cruel a enlevé ma brebis!

Il demeura dans l'affliction pendant deux ans; après quoi, il apprit que sa nièce menait une mauvaise vie. Agissant avec prudence, il pria un de ses amis d'aller à la ville pour reconnaître exactement ce qui en était. Le rapport de cet ami fut qu'en effet Marie menait une très mauvaise vie. À cette nouvelle, le saint homme pria son ami de lui prêter un habit de cavalier et de lui amener un cheval; et, ayant mis sur sa tête, afin de n'être point reconnu, un grand chapeau qui lui couvrait le visage, il se rendit dans l'hôtellerie où on lui avait dit que sa nièce était logée. Il jetait les yeux de tous côtés pour voir s'il ne l'apercevrait point; mais, comme elle ne paraissait pas, il dit à l'hôtelier en feignant de sourire:

—Mon maître, on dit que vous avez ici une jolie fille. Ne pourrais-je pas la voir?

L'hôtelier, qui était obligeant, la fit appeler, et Marie se présenta dans un costume qui, selon la propre expression de saint Éphrem, suffisait à révéler sa conduite. L'homme de Dieu en fut pénétré de douleur. Il affecta pourtant la gaieté et commanda un bon repas. Marie était, ce jour-là, d'une humeur sombre, et la vue de ce vieillard, qu'elle ne reconnaissait pas, car il n'avait point tiré son chapeau, ne la tournait nullement à la joie. L'hôtelier lui faisait honte d'une si méchante attitude, et si contraire aux devoirs de sa profession; mais elle dit en soupirant:

—Plût à Dieu que je fusse morte il y a trois ans!

Le saint homme Abraham s'efforça de prendre le langage d'un cavalier comme il en avait pris l'habit:

—Ma fille, dit-il, je viens ici non pour pleurer tes péchés, mais pour partager ton amour.

Mais, quand l'hôtelier l'eut laissé seul avec Marie, il cessa de feindre et, levant son chapeau, il dit en pleurant:

—Ma fille Marie, ne me reconnaissez-vous pas? Ne suis-je pas Abraham qui vous ai tenu lieu de père?

Il lui toucha la main et l'exhorta toute la nuit au repentir et à la pénitence. Surtout craignant de la désespérer, il lui répétait sans cesse:

—Ma fille, il n'y a que Dieu d'impeccable!

Marie avait l'âme naturellement douce. Elle consentit à retourner auprès de lui. Elle voulait emporter ses robes et ses bijoux. Mais Abraham lui fit entendre qu'il était plus convenable de les laisser. Il la fit monter sur son cheval et la ramena aux cellules où ils reprirent tous deux leur vie passée. Seulement le saint homme prit soin, cette fois, que la chambre de Marie ne communiquât point avec le dehors et qu'on n'en pût sortir sans passer par la chambre qu'il habitait lui-même, moyennant quoi, avec la grâce de Dieu, il garda sa brebis. Le judicieux Tillemont non seulement rapporte ces faits dans son histoire, mais encore en établit exactement la chronologie. Marie pécha avec le faux moine et s'engagea dans une hôtellerie d'Édesse en l'an 358. Elle fut ramenée dans sa cellule en l'an 360, et elle y mourut saintement après une vie pleine de mérites en 370. Ce sont là des dates précises. Les Grecs célèbrent le 29 d'octobre la fête de sainte Marie la Recluse. Cette fête est marquée dans le Martyrologe romain au 16 de mars.

Sur ce sujet, la Rose blanche de Gandersheim, dans le dessein de montrer le triomphe final de la chasteté, a fait une comédie pleine à la fois de naïveté et d'audace, de barbarie et de subtilité, et que pouvaient seules représenter les religieuses saxonnes du temps d'Othon le Grand et les marionnettes de la rue Vivienne.

CHARLES BAUDELAIRE[5]

[Note 5: Oeuvres complètes de Chartes Baudelaire, Édition Lemerre.
(Petite Bibliothèque littéraire.)]

Baudelaire a été traité récemment avec une rudesse vraiment excessive par un critique dont l'autorité est forte, parce qu'elle est fondée sur la probité de l'esprit. M. Brunetière n'a vu dans l'auteur des Fleurs du mal qu'un extravagant et un fou. Il l'a dit avec sa franchise coutumière. Et ce jour-là, il a, par mégarde, offensé les muses, car Baudelaire est poète. Il a, je le reconnais, des manies odieuses; dans ses mauvais moments, il grimace comme un vieux macaque. Il affectait dans sa personne une sorte de dandysme satanique qui semble aujourd'hui assez ridicule. Il mettait sa joie à déplaire et son orgueil à paraître odieux. Cela est pitoyable et sa légende, faite par ses admirateurs et ses amis, abonde en traits de mauvais goût.

—Avez-vous mangé de la cervelle de petit enfant? disait-il un jour à un honnête fonctionnaire. Mangez-en; cela ressemble à des cerneaux et c'est excellent.

Une autre fois, dans la salle commune d'un restaurant fréquenté par des provinciaux, il commença à haute voix un récit en ces termes:

—Après avoir assassiné mon pauvre père…

En admettant, ce qui est probable, que ces historiettes ne soient pas réellement vraies, elles sont dans l'esprit du personnage, elles ont le tour baudelairien, et je ne sais rien de plus agaçant au monde. Tout cela n'est pas douteux, mais il faut dire aussi que Baudelaire était poète.

J'ajouterai que c'était un poète très chrétien. On a chargé sa renommée de bien des griefs. On a découvert dans ses poèmes des immoralités neuves et une dépravation singulière. C'est le flatter et c'est flatter son temps. En fait de vices, dès l'âge des cavernes et du mammouth, il ne restait plus rien à découvrir, et la bête humaine, sans beaucoup d'imagination, avait tout imaginé. À y regarder de près, Baudelaire n'est pas le poète du vice; il est le poète du péché, ce qui est bien différent. Sa morale ne diffère pas beaucoup de celle des théologiens. Ses meilleurs vers semblent inspirés des vieilles proses de l'Église et des hymnes du bréviaire.

Comme un moine, il éprouve devant les formes de ses rêves, une épouvante fascinatrice. Comme un moine, il s'écrie chaque matin:

    Cedant tenebræ lumini
    Et nox diurno sideri,
    Ut culpa quam nox intulit
    Lucis labescat munere.

Il est profondément pénétré de l'impureté de la chair, et j'oserais dire que la doctrine du péché originel a trouvé dans les Fleurs du mal sa dernière expression poétique. Baudelaire considère les troubles des sens avec la sévérité minutieuse d'un casuiste et la gravité d'un docteur. Pour lui, ces affaires sont considérables: ce sont des péchés et il y a dans le moindre péché quelque chose d'énorme. La plus misérable créature rencontrée la nuit dans l'ombre d'une ruelle suspecte revêt dans son esprit une grandeur tragique: sept démons sont en elles et tout le ciel mystique regarde cette pécheresse dont l'âme est en péril. Il se dit que les plus vils baisers retentiront dans toute l'éternité, et il mêle aux rencontres d'une heure dix-huit siècles de diableries.

Je n'avais donc pas tort de dire qu'il est chrétien. Mais il convient d'ajouter que, comme M. Barbey d'Aurevilly, Baudelaire est un très mauvais chrétien. Il aime le péché et goûte avec délices la volupté de se perdre. Il sait qu'il se damne, et en cela il rend à la sagesse divine un hommage qui lui sera compté, mais il a le vertige de la damnation et il n'éprouve de goût pour les femmes que juste ce qu'il en faut pour perdre sûrement son âme. Ce n'est jamais un amoureux et ce ne serait pas même un débauché, si la débauche n'était excellemment impie. Il s'y attache bien moins pour la forme que pour l'esprit, qu'il croit diabolique. Il laisserait les femmes bien tranquilles s'il n'espérait point, par leur moyen, offenser Dieu et faire pleurer les anges.

Ces sentiments sont sans doute assez pervers et je reconnais qu'ils distinguent Baudelaire de ces vieux moines qui redoutaient avec sincérité les fantômes ardents de la nuit. Ce qui avait dépravé ainsi Baudelaire, c'est l'orgueil. Il voulait, dans sa superbe, que tout ce qu'il faisait fût considérable, même ses petites impuretés; aussi était-il content que ce fût des péchés, afin d'y intéresser le ciel et l'enfer. Au fond, il n'eut jamais qu'une demi foi. L'esprit seul en lui était tout à fait chrétien. Le coeur et l'intelligence restaient vides. On raconte qu'un jour un officier de marine de ses amis lui montra un manitou qu'il avait rapporté d'Afrique, une petite tête monstrueuse taillée dans un morceau de bois par un pauvre nègre.

—Elle est bien laide, dit le marin.

Et il la rejeta dédaigneusement.

—Prenez garde! dit Baudelaire inquiet. Si c'était le vrai dieu!

C'est la parole la plus profonde qu'il ait jamais prononcée. Il croyait aux dieux inconnus, surtout pour le plaisir de blasphémer.

Pour tout dire, je ne pense pas que Baudelaire ait jamais eu la notion tout à fait nette de cet état d'âme que je viens d'essayer de définir. Mais il me semble bien qu'on en retrouve dans son oeuvre, au milieu d'incroyables puérilités et d'affectations ridicules, le témoignage vraiment sincère.

Un des effets de cet état chrétien, si je puis dire, dans lequel se trouvait la pensée de Baudelaire, est l'association constante chez lui de l'amour et de la mort.

Mais là encore c'est un mauvais chrétien, et toutes ces images de corruption que le prédicateur assemble pour nous donner le dégoût de la chair deviennent pour ce vampire un ragoût et un assaisonnement; il respire l'odeur des cadavres comme un parfum aphrodisiaque. Et le pis est qu'alors il est poète et grand poète. Un des plus étranges contes des Mille et une Nuits nous montre une femme belle comme le jour et qui n'a de singulier en apparence que sa façon de manger du riz; elle porte à la bouche un seul grain à la fois. Le feu de son regard et la fraîcheur de sa bouche donnent d'indicibles délices; mais elle va la nuit dans les cimetières dévorer la chair des cadavres. C'est la poésie de Baudelaire. Il peut être fâcheux qu'elle soit belle; mais elle est belle.

Retranchez tout ce qui inspira à l'artiste la manie d'étonner, la recherche du singulier et de l'étrange, les grains de riz mangés un par un, il reste une figure inquiétante et belle comme cette femme des Mille et une Nuits.

Qu'y a-t-il, par exemple, de plus beau dans toute la poésie contemporaine que cette strophe, tableau achevé de voluptueuse lassitude?

    De ses yeux amortis les paresseuses larmes,
    L'air brisé, la stupeur, la morne volupté,
    Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,
    Tout servait, tout parait sa fragile beauté.

Qu'y a-t-il de plus magnifique, dans Alfred de Vigny lui-même, que cette malédiction pleine de pitié que le poète jette aux «femmes damnées»?

    Descendez, descendez, lamentables victimes,
    Descendez le chemin de l'enfer éternel!
    Plongez au plus profond du gouffre, où tous les crimes,
    Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,

    Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d'orage.
    Ombres folles! Courez au but de vos désirs;
    Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,
    Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.

    Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,
    À travers les déserts courez comme les loups;
    Faites votre destin, âmes désordonnées,
    Et fuyez l'infini que vous portez en vous.

Certes, je n'ai pas essayé d'atténuer les torts du poète: je l'ai montré, je crois, assez pervers et assez malsain. Il n'est que juste d'ajouter qu'il y a plusieurs parties de son oeuvre qui ne sont nullement contaminées.

Baudelaire traversa, dans sa première jeunesse, les mers de l'Inde, visita Maurice, Madagascar, et cette île Bourbon, si fleurie, où Parny ne vit qu'Éléonore, et dont M. Léon Dierx nous a donné de si beaux paysages. Eh bien! il y a dans les poésies de Baudelaire des souvenirs enchantés de ces pays de lumière, qu'il avait vus dans leur doux éclat, sous le charme de sa jeunesse.

Il y a, par exemple, des vers exquis à une Malabaraise:

    ……………………………………………
    Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t'a fait naître,
    Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître,
    De pourvoir les flacons d'eaux fraîches et d'odeurs,
    De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs,
    Et, dès que le matin fait chanter les platanes,
    D'acheter au bazar ananas et bananes.
    Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus
    Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus;
    Et, quand descend le soir au manteau d'écarlate,
    Tu poses doucement ton corps sur une natte,
    Où tes rêves flottants sont pleins de colibris
    Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.
    ………………………………………..

N'est-ce point déjà Fatou-Gaye et, avant Loti, l'étrange saveur des beautés exotiques?

Ce n'est pas tout. L'amour des arts plastiques, le culte des grands peintres a inspiré à Baudelaire des vers superbes et très purs. Enfin, dans une partie plus suspecte et plus mêlée de son oeuvre, le poète a trouvé de fiers accents pour célébrer les travaux des humbles existences. Il a senti l'âme du Paris laborieux; il a senti la poésie du faubourg, compris la grandeur des petits et montré ce qu'il y a de noble encore dans un chiffonnier ivre:

    Souvent, à la clarté d'un rouge réverbère
    Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,
    Au coeur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux
    Où l'humanité grouille en ferments orageux,

    On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,
    Buttant et se cognant aux murs comme un poète,
    Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
    Épanche tout son coeur en glorieux projets.

    Il prête des serments, dicte des lois sublimes,
    Terrasse les méchants, relève les victimes,
    Et sous le firmament comme un dais suspendu,
    S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.

    Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,
    Moulus par la travail et tourmentés par l'âge,
    Éreintés et pliant sous un tas de débris.
    Vomissement confus de l'énorme Paris,

    Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles,
    Suivis de compagnons, blanchis dans les batailles,
    Dont la moustache pend comme de vieux drapeaux,
    —Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux

    Se dressent devant eux, solennelle magie!
    Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie
    Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,
    Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour.
    ………………………………………

Cela n'est-il pas grand et magnifique, et peut-on mieux dégager la poésie de la réalité vulgaire? Et remarquez, en passant, comme le vers de Baudelaire est classique et traditionnel, comme il est plein. Je ne me résoudrai jamais, pour ma part, à voir en ce poète l'auteur de tous les maux qui désolent aujourd'hui la littérature. Baudelaire eut de grands vices intellectuels et des perversités morales qui défigurent la plus grande partie de son oeuvre. J'accorde que l'esprit baudelairien est odieux, mais les Fleurs du mal sont et demeureront le charme de tous ceux que touche une lumineuse image portée sur les ailes du vers. Cet homme est détestable, j'en conviens. Mais c'est un poète, et par là il est divin.

RABELAIS[6]

[Note 6: Rabelais, sa personne, son génie, son oeuvre, par Paul
Stapfer, professeur à la faculté des lettres de Bordeaux, 1 vol.]

Vous est-il arrivé de visiter quelque vieux et magnifique monument en compagnie d'un savant qui se trouvât, d'aventure, un homme de goût et d'esprit, capable de penser, de voir, de sentir et d'imaginer? Vous êtes-vous promené, par exemple, dans les grandes ruines du château de Coucy avec M. Anatole de Montaiglon, qui fait des chansons avec de l'archéologie et de l'archéologie avec des chansons, sachant que tout n'est que vanité? Avez-vous écouté les amis de M. Cherbuliez, tandis qu'ils tenaient des propos doctes et familiers autour d'un cheval de Phidias, ou d'une statue de la cathédrale de Chartres? Si ces nobles joies vous ont été données, vous en retrouverez quelque ombre en lisant le nouveau livre de M. Paul Stapfer, qui est proprement une promenade autour de Rabelais, une savante, une heureuse, une belle promenade. C'est une cathédrale que l'oeuvre de Rabelais, une cathédrale placée sous le vocable des humanités, de la pensée libre, de la tolérance, mais une cathédrale de style flamboyant où ne manquent ni les gargouilles, ni les monstres, ni les scènes grotesques, chères aux imagiers du moyen âge, et l'on risque de se perdre dans ce hérissement de clochers, de clochetons, dans ce fouillis de pinacles qui abritent pêle-mêle des figures de fous et de sages, d'hommes, d'animaux et de moines.

Et, pour comble de confusion, cette église de style ogival est, comme Saint-Eustache, ornée de mascarons, de coquilles et de figurines dans le style charmant de la Renaissance. Certes, on risquerait de s'y perdre, et dans le fait, peu de personnes s'y sont aventurées. Mais avec un guide comme M. Paul Stapfer, après mille circuits amusants, on se retrouve toujours.

M. Paul Stapfer connaît son Rabelais. Ce ne serait point assez: il l'aime, et c'est le grand point. Ajoutez qu'il n'a pas l'amour béat. Il convient que sa chère cathédrale est bâtie sans ordre ni plan et que, sous la moitié des arceaux, on n'y voit pas clair. Mais il l'aime comme elle est, et il a bien raison. Il s'écrie: «Mon gentil Rabelais!» comme Dante soupirait: «Mon beau Saint-Jean!»

Dans cette même ville où M. Paul Stapfer professe la littérature à côté de M. Frédéric Plessis, poète et latiniste exquis, dans ce riant et riche Bordeaux, je visitais l'an passé la crypte de Saint-Seurin. Le sacristain qui m'y accompagnait me fit voir combien elle était touchante dans sa vétusté, et comme sa barbarie parlait bien aux coeurs. «Monsieur, ajouta-t-il, un grand malheur la menace: elle a été richement dotée; on va l'embellir!»

Ce sacristain est de l'école de M. Paul Stapfer, qui ne veut point qu'on embellisse Rabelais par de mirifiques illustrations et de fantastiques commentaires. Naturellement M. Paul Stapfer, qui a beaucoup étudié son auteur, n'y retrouve pas tout ce qu'y ont découvert ceux qui l'avaient à peine lu. Ainsi il n'a pas vu que Rabelais eût jamais annoncé la Révolution française. Je n'entrerai pas dans le détail de son livre et ne ferai pas la critique de sa critique. À dire vrai, j'y éprouverais quelque embarras, ayant pratiqué Rabelais beaucoup moins qu'il ne l'a fait lui-même. Dieu merci! j'ai pantagruelisé tout comme un autre. Frère Jean n'est pas pour moi un visage inconnu et je lui dois de bonnes heures. Mais M. Stapfer a vécu pendant deux ans dans son intimité; il y aurait quelque impertinence à disputer au pied levé avec un rabelaisien si rabelaisant.

J'avoue pourtant que ce qui le frappe le plus dans Rabelais ne m'a jamais été très sensible. Son auteur lui semble avant tout très gai. Il en juge comme les contemporains et c'est signe qu'il ne se trompe guère. Mais j'avoue que les incongruités de Pantagruel ne me font pas plus rire que celles des gargouilles du XIVe siècle. J'ai tort, sans doute: mais il vaut mieux le dire. Je serai tout à fait franc: ce qui me fâche dans le curé de Meudon, c'est qu'il soit resté à ce point moine et homme d'église; ses plaisanteries sont trop innocentes; elles offensent la volupté et c'est leur plus grand tort.

Pour ce qui est de la morale, je le tiens quitte; ses livres sont d'un honnête homme et j'y retrouve, avec M. Stapfer, un grand souffle d'humanité, de bienveillance et de bonté. Oui, Rabelais était bon; il détestait naturellement «les hypocrites, les traîtres qui regardent par un pertuys, les cagots, escargots, malagots, hypocrites, caffars, empantouflés, papelards, chattemites, pattes pelues et autres telles sectes de gens qui se sont desguisés comme masques pour tromper le monde».

«Iceux, disait-il, fuyez, abhorrissez et haïssez autant que je fais.»

Le fanatisme et la violence étaient en horreur à sa riante, libre et large nature. C'est par là encore qu'il fut excellent. Comme la soeur du roi, cette bonne Marguerite de Navarre, il ne passa jamais dans le parti des bourreaux, tout en se gardant de rester dans celui des martyrs. Il maintint ses opinions, jusqu'au feu exclusivement, estimant par avance, avec Montaigne, que mourir pour une idée, c'est mettre à bien haut prix des conjectures. Loin de l'en blâmer, je l'en louerai plutôt. Il faut laisser le martyre à ceux qui, ne sachant point douter, ont dans leur simplicité même l'excuse de leur entêtement. Il y a quelque impertinence à se faire brûler pour une opinion. Avec le Sérénus de M. Jules Lemaître, on est choqué que des hommes soient si sûrs de certaines choses quand on a soi-même tant cherché sans trouver, et quand finalement on s'en tient au doute. Les martyrs manquent d'ironie et c'est là un défaut impardonnable, car sans l'ironie le monde serait comme une forêt sans oiseaux; l'ironie c'est la gaieté de la réflexion et la joie de la sagesse. Que vous dirai-je encore? J'accuserai les martyrs de quelque fanatisme; je soupçonne entre eux et leurs bourreaux une certaine parenté naturelle et je me figure qu'ils deviennent volontiers bourreaux dès qu'ils sont les plus forts. J'ai tort, sans doute. Pourtant l'histoire me donne raison. Elle me montre Calvin entre les bûchers qu'on lui prépare et ceux qu'il allume; elle me montre Henry Estienne échappé à grand'peine aux bourreaux de la Sorbonne et leur dénonçant Rabelais comme digne de tous les supplices.

Et pourquoi Rabelais se serait-il livré «aux diables engipponnés»? Il n'avait point une foi dont il pût témoigner dans les flammes. Il n'était pas plus protestant que catholique, et s'il avait été brûlé à Genève ou à Paris ç'eût été par suite d'un fâcheux malentendu. Au fond—et M. Stapfer le dit fort bien—Rabelais n'était ni un théologien ni un philosophe, il ne se connaissait aucune des belles idées qu'on lui a trouvées depuis. Il avait le zèle sublime de la science, et pourvu qu'il étudiât à son aise la médecine, la botanique, la cosmographie, le grec et l'hébreu, il se tenait satisfait, louait Dieu et ne haïssait personne, hors les diables engipponnés. Cette ardeur de connaître enflammait alors les plus nobles esprits. Les trésors des lettres antiques exhumés de la poussière des cloîtres étaient remis au jour, illustrés par de savants éditeurs, multipliés sous les presses des imprimeurs de Venise, de Bâle et de Lyon. Rabelais publia pour sa part quelques manuscrits grecs. Comme ses contemporains, il admirait pêle-mêle tous les ouvrages des anciens. Sa tête était un grenier où s'empilaient Virgile, Lucien, Théophraste, Dioscoride, la haute et la basse antiquité. Mais surtout il était médecin, médecin errant et faiseur d'almanachs. Le Gargantua et le Pantagruel ne tinrent pas plus de place dans sa vie que le Don Quichotte dans celle de Cervantes, et le bon Rabelais fit son chef-d'oeuvre sans le savoir, ce qui est généralement la manière dont on fait les chefs-d'oeuvre. Il n'y faut qu'un beau génie, et la préméditation n'y est pas du tout nécessaire. Aujourd'hui qu'il y a une littérature et des moeurs littéraires, nous vivons pour écrire, quand nous n'écrivons pas pour vivre. Nous prenons beaucoup de peine, et pendant que nous nous efforçons de bien faire, la grâce nous échappe avec le naturel. Pourtant la plus grande chance qu'on ait de faire un chef-d'oeuvre (et je confesse qu'elle est petite) c'est de ne s'y point préparer, d'être sans vanité littéraire et d'écrire pour les muses et pour soi. Rabelais fit candidement un des plus grands livres du monde.

Il s'y divertit beaucoup. Il n'avait ni plan d'aucune sorte, ni idée quelconque. Son intention était d'abord de donner une suite à un conte populaire qui amusait les bonnes femmes et les laquais. Il n'y réussit pas du tout et ce qu'il avait préparé pour la canaille fut le régal des meilleurs esprits. Voilà qui déconcerte la sagesse humaine, laquelle d'ailleurs est toujours déconcertée.

Rabelais fut, sans le savoir, le miracle de son temps. Dans un siècle de raffinement, de grossièreté et de pédantisme il fut incomparablement exquis, grossier et pédant. Son génie trouble ceux qui lui cherchent des défauts. Comme il les a tous, on doute avec raison qu'il en ait aucun. Il est sage et il est fou; il est naturel et il est affecté; il est raffiné et il est trivial; il s'embrouille, s'embarrasse, se contredit sans cesse. Mais il fait tout voir et tout aimer. Par le style, il est prodigieux et, bien qu'il tombe souvent dans d'étranges aberrations, il n'y a pas d'écrivain supérieur à lui, ni qui ait poussé plus avant l'art de choisir et d'assembler les mots. Il écrit comme on se promène, par amusement. Il aime, il adore les mots. C'est merveille de voir comme il les enfile. Il ne sait, il ne peut s'arrêter. Ce montreur de géants est en tout démesuré. Il a des kyrielles prodigieuses de noms et d'adjectifs. Si les fouaciers, par exemple, ont une dispute avec les bergers, ceux-ci seront appelés:

«Trop diteux, breschedens, plaisans rousseaux, galliers, chienlicts, averlans, limes sourdes, faitnéans, friandeaux, bustarins, traîne-gaînes, gentilz flocquets, copieux, landores, malotrus, dendins, besugars, tezés, gaubregeux, goguelus, claquedens… et autres telz épithètes diffamatoires.»

Et notez que je n'ai pas tout mis. Parfois c'est le son des mots qui l'excite et l'amuse comme une mule qui court au bruit des grelots.

Il se plaît à des allitérations puériles: «Au son de ma musette mesuray les musarderies des musards.»

Lui, si bon artisan du parler maternel, lui, dont la langue a la saveur de la terre natale, tout à coup il se met à parler grec et latin en français, comme l'écolier limousin qu'il avait raillé tout en l'admirant peut-être en secret, car c'est un des caractères de ce grand railleur de chérir ce dont il se moque. Et le voilà qui appelle une chienne en chaleur une lyrisque orgoose et une jument borgne une esgue orbe. Nos symbolistes, M. de Régnier et M. Jean Moréas lui-même, n'ont pas imaginé, que je sache, de plus rares vocables. Mais il y met, le bon Rabelais, une belle humeur et un sans façon tels qu'on ne peut que s'amuser de cela avec lui. Dans ses heureux moments, il a le style le plus magnifique et le plus charmant. Quelle phrase plus agréable que celle-ci, tirée un peu au hasard du livre III, et qui se rapporte à la politique à suivre avec les peuples récemment conquis?

Comme enfant nouvellement né, les fault alaicter, bercer, esjouir. Comme arbre nouvellement planté, les fault appuyer, asseurer, défendre de toutes vimères, injures et calamités. Comme personne sauvée de longue et forte maladie et venant à convalescence, les fault choyer, espargner, restaurer.

La phrase est-elle simple? c'est Perrette en cotillon court. Rien de plus alerte que les lamentations de Gargantua pleurant la mort de sa femme Badbec. Car Rabelais est comme la nature. La mort n'altère pas sa joie immense.

«Ma femme est morte. Eh bien! par Dieu, je ne la ressusciteray pas par mes pleurs; elle est bien, elle est en paradis pour le moins, si mieulx n'est; elle prie Dieu pour nous; elle est bien heureuse; elle ne se soucie plus de nos misères et calamités: autant nous en pend à l'oeil. Dieu gard le demourant! Il me fault penser d'en trouver une autre.»

Voulez-vous, pour finir, le récit de l'aventure qui termina la vie du prêtre Tappecu? L'art du conteur n'ira jamais au delà.

La poultre, tout effrayée, se mit au trot, à petz, à bondz et au gualop; à ruades, fressurades, doubles pédales et pétarrades; tant qu'elle rua bas Tappècoue, quoy qu'il se tint à l'aube du bast de toutes ses forces. Ses estrivières estoient de cordes: du cousté hors le montonoir son soulier fenestré estoit si fort entortillé qu'il ne le put oncques tirer. Ainsi estoit traisné à escorchecul par la poultre, toutjours multipliante en ruades contre luy, et fourvoyante de peur par les hayes, buissons et fossés. De mode qu'elle luy cobbit toute la teste, si que la cervelle en tomba près la croix Osanière, puis, les bras en pièces, l'un çà, l'autre là, les jambes de mesmes; puis des boyaux fit un long carnaige, en sorte que la poultre au couvent arrivante, de luy ne pertoit que le pied droit et soulier entortillé. (IV, 13.)

Que cela est dit! et comme une énorme joie est répandue sur cette scène de carnage, dont l'exagération même détruit l'horreur. Aimons donc, avec M. Stapfer, le «docte et gentil Rabelais», pardonnons-lui ses plaisanteries de curé et disons qu'en somme il fut bon et bienfaisant.

BARBEY D'AUREVILLY

J'aurais bien de la peine à me faire une idée juste de Barbey d'Aurévilly. Je l'ai toujours vu. C'est pour moi un souvenir d'enfance, comme les statues du pont d'Iéna au pied desquelles je jouais au cerceau, du temps qu'on cueillait encore des bouillons blancs, des trèfles et des coucous sur les pentes sauvages et fleuries du Trocadéro. Je n'avais aucune opinion particulière sur ces statues-là; je voyais vaguement que c'étaient des hommes qui tenaient par la bride des chevaux de pierre. Je ne savais point si elles étaient belles ou laides, mais je sentais bien qu'elles étaient enchantées comme la lumière du ciel qui me baignait délicieusement, comme les souffles salubres de l'air que je respirais avec joie, comme les arbres des quais déserts, comme les eaux riantes de la Seine, comme le monde entier. Oh! je sentais bien cela; mais je ne me doutais pas que l'enchantement était en moi, et que c'était moi, si petit, qui remplissait d'une radieuse allégresse l'immense univers. Il faut vous dire qu'à neuf ans la subjectivité des impressions m'échappait totalement. Je goûtais sans effort la bonté des choses. Le mythe du paradis terrestre est d'une grande vérité, et je ne suis pas surpris qu'il soit entré profondément dans la conscience des peuples. Il est bien vrai que nous recommençons tous à notre tour l'aventure d'Adam, que nous nous éveillons à la vie dans le paradis terrestre et que notre enfance s'écoule dans l'aménité d'un frais Éden. J'ai vu, en ces heures bénies, des chardons qui poussaient sur des tas de pierres, dans des ruelles ensoleillées où chantaient les oiseaux, et, je vous le dis en vérité, c'était le paradis. Il était situé, non pas entre les quatre fleuves de l'Écriture, mais sur les collines de Chaillot et sur les berges de la Seine. Croyez-moi, c'est là une différence qui n'importe guère. Le paradis des petits citadins est plein de pierres taillées par les hommes: il n'en est pas moins inondé de mystère et de délices.

Mes premières rencontres avec M. d'Aurévilly datent de cet âge paradisiaque. Ma grand'mère, qui le connaissait un peu et qu'il étonnait beaucoup, me le montrait, dans nos promenades, comme une singularité. Ce monsieur, coiffé sur l'oreille d'un chapeau à rebords de velours cramoisi, et qui, la taille serrée dans une redingote à jupe bouffante, allait, battant de sa cravache le galon d'or de son pantalon collant, ne m'inspirait aucune réflexion, car mon penchant naturel était de ne point rechercher les causes des choses. Je regardais et aucune pensée ne troublait la limpidité de mon regard. J'étais content seulement qu'il y eût des personnes aisément reconnaissables. Et certes M. d'Aurévilly était de celles-là. Je lui en gardais, d'instinct, une sorte d'amitié. Je l'unissais, dans ma sympathie, à un invalide qui marchait sur deux jambes de bois avec deux bâtons, et qui me disait bonjour, le nez barbouillé de tabac; à un vieux professeur de mathématiques, manchot, qui, la face rubiconde, souriait à ma bonne dans sa barbe de satyre, et à un grand vieillard, vêtu de toile à matelas depuis la mort tragique de son fils. Ces quatre personnes-là avaient pour moi, sur toutes les autres, l'avantage d'être parfaitement distinctes, et j'étais content de les distinguer. Encore, à l'heure qu'il est, je ne peux pas tout à fait détacher M. d'Aurévilly du souvenir du professeur, de l'invalide et du fou qu'il est allé retrouver dans le monde des ombres. Pour moi, ils faisaient partie tous quatre des monuments de Paris, comme les statues du pont d'Iéna. Il y avait cette différence qu'ils marchaient et que les statues ne marchaient point. Quant au reste, je n'y songeais pas. Je ne savais pas bien ce que c'était que la vie—et, après y avoir songé beaucoup depuis, j'avoue que je ne suis guère plus avancé.

Une douzaine d'années s'étant passées avec facilité, je rencontrai par aventure, une nuit d'hiver, dans la rue du Bac, M. d'Aurévilly qui cheminait en compagnie de Théophile Sylvestre. J'étais avec un ami qui me présenta. Sylvestre faisait l'apologie de saint Augustin en jurant comme un diable. Il frappait avec le fer de sa canne la bordure du trottoir. Barbey l'imita, fit jaillir des étincelles et s'écria:

—Nous sommes les cyclopes du pavé!

Il disait cela de sa belle voix grave et profonde. Ayant perdu ma première candeur, j'avais de grandes envies de comprendre; je cherchai le sens de ces paroles sans pouvoir le découvrir et j'en éprouvai un véritable malaise.

Il m'était donné de voir M. d'Aurévilly un moment à toutes les époques de ma vie. J'ai eu l'honneur de lui faire visite dans sa petite chambre de la rue Rousselet, où il a vécu trente ans dans une noble pauvreté et où il est mort entouré des soins d'une personne angélique.

Cette rue Rousselet, étroite, sale, bordée de jardins, est pleine de souvenirs chers au coeur du vrai Parisien. C'est là que madame de la Sablière vint loger quand, ayant renoncé au monde, elle se voua au service des malades. Cette charmante femme, qui avait aimé beaucoup de choses dans la vie, n'apporta à Dieu dans sa pénitence, que les ruines de son coeur et de sa beauté; elle lui vint sans jeunesse, abandonnée de son amant et le sein déjà mordu par le cancer qui devait la dévorer.

À vingt pas de la chambre où l'amie de La Fare pleurait, il y a deux cents ans, sur les ruines encore fumantes de sa vie brûlée, devant une fenêtre ouverte sur les jardins des frères de Saint-Jean-de-Dieu, j'ai jeté bien des paroles toutes fraîches de jeunesse et d'espérance. C'est là qu'habitait mon ami Adolphe Racot, alors plein de rêves et de projets, cordial, bon, vigoureux, et que le journalisme et les gros romans ont tué. Il est mort récemment assommé comme un boeuf. Mais, en ce temps-là, l'infini était devant nous. De cette fenêtre, nous voyions la maison où François Coppée composait, dans un petit jardin, des vers vrais, simples, aimables comme lui-même. Paul Bourget y était assidu. Il sortait du collège, le front assombri de métaphysique sous sa chevelure d'adolescent. Coppée et Bourget fréquentaient Barbey d'Aurévilly et lui apportaient cette chose délicieuse: une jeune admiration. Le parfum des fleurs qui descendait des vieux murs, la jeunesse, la poésie, l'art! Ô charmantes images de la vie! Ô rue Rousselet!

Barbey d'Aurévilly, vêtu de rouge dans sa pauvre chambre fanée et nue, se dressait superbe et magnifique. Il fallait l'entendre quand il disait, mensonge touchant:

—J'ai envoyé mes meubles et mes tapisseries à la campagne!

Sa conversation était éblouissante d'images et d'un tour unique.

—Vous savez, cet homme qui se met en espalier, sur son mur, au soleil… Je tisonne dans vos souvenirs pour les ranimer… Vous regardez la lune, mademoiselle: c'est l'astre des polissons… Vous l'avez vu, terrible, la bouche ébréchée comme la gueule d'un vieux canon… Il est heureux pour Notre Seigneur Jésus-Christ qu'il soit un dieu; comme homme il eût manqué de caractère: il n'était pas râblé comme Annibal… Je me suis enroué en écoutant cette dame… J'ai aimé deux mortes dans ma vie…

Tout cela dit d'une voix grave, avec je ne sais quoi d'effroyablement satanique et d'adorablement enfantin.

Et c'était un vieux monsieur du meilleur ton, d'une belle politesse, à grandes formes. C'est tout ce que je puis vous dire: il est trop mêlé à mes souvenirs, sa mort est trop récente, je suis trop étonné de l'idée de ne plus le revoir, pour essayer quoi que ce soit qui ressemble à un portrait.

Il était extraordinaire, sans doute; mais, comme Henri IV sur le pont Neuf ou le palmier de la Samaritaine, il n'étonnait plus. Ses limousines doublées de velours rouge semblaient quelque chose, je ne dis pas d'ordinaire, mais de nécessaire.

Au fond, et c'est ce qui le rendait tout à fait aimable, il n'a jamais cherché à étonner ni à amuser que lui-même. C'est pour lui seul qu'il portait des cravates de dentelle et des manchettes à la mousquetaire. Il n'éprouvait pas, comme Baudelaire, l'horrible tentation de surprendre, de contrarier, de déplaire. Ses bizarreries ne furent jamais malveillantes. Il était excentrique avec un heureux naturel.

Il y a des parties obscures dans sa vie: on dit qu'il fut pendant quelque temps l'associé d'un marchand d'objets religieux du quartier Saint-Sulpice. Je ne sais si cela est vrai. Mais je le voudrais. Il me plairait que ce templier eût vendu des chasubles. J'y trouverais une revanche amusante de la réalité sur la convention. Un soir, voilà une quinzaine d'années, je vis un vieux tragédien de l'Odéon qui, le front ceint du bandeau royal et le sceptre à la main, représentait Agamemnon. J'éprouvai une joie perverse à penser que le roi des rois avait épousé une ouvreuse du théâtre. Il y aurait un plaisir beaucoup plus exquis à se figurer Barbey d'Aurévilly recevant des commandes de lingerie ecclésiastique.

Une chose merveilleuse, quand on y songe, ce n'est pas que M. d'Aurévilly ait vendu des surplis, c'est qu'il ait fait de la critique. Un jour, Baudelaire, qu'il avait traité de criminel et de grand poète, le vint trouver et, déguisant son entière satisfaction, lui dit:

—Monsieur, vous avez attaqué mon caractère. Si je vous demandais raison, je vous mettrais dans une situation délicate, car, étant catholique, vous ne pouvez vous battre.

—Monsieur, répondit Barbey, j'ai toujours mis mes passions au-dessus de mes convictions. Je suis à vos ordres.

Il se flattait un peu en parlant de ses passions. Mais il faut lui rendre cette justice qu'il n'hésita jamais à mettre ses fantaisies au-dessus de la raison. Sa critique est, en douze volumes, ce que le caprice a inspiré de plus extravagant. Elle est emportée et furieuse, pleine d'injures, d'imprécations, d'exécrations et d'excommunications. Elle fulmine sans cesse. Au demeurant, la plus innocente créature du monde. Là encore, M. d'Aurévilly est sauvé par son bon génie, par son enfantillage heureux. Il écrit comme un ange et comme un diable, mais il ne sait ce qu'il dit.

Quant à ses romans, ils comptent parmi les ouvrages les plus singuliers de ce temps, et il y en a deux pour le moins qui sont, dans leur genre, des chefs-d'oeuvre: je veux parler de l'Ensorcelée et du Chevalier Destouches.

On sait que le Chevalier Destouches contient le récit de plusieurs épisodes de la chouannerie normande. Or, le hasard me le fit lire par une lugubre nuit d'hiver dans cette petite ville de Valognes qui y est décrite. J'en reçus une impression très forte. Je crus voir renaître cette ville rétrécie et morte. Je vis les figures à la fois héroïques et brutales des hobereaux repeupler ces hôtels noirs, silencieux, aux toits affaissés, que la moisissure dévore lentement. Je crus entendre siffler les balles des brigands parmi les plaintes du vent. Ce livre me donna le frisson.

Le style de Barbey d'Aurévilly est quelque chose qui m'a toujours étonné. Il est violent et il est délicat, il est brutal et il est exquis. N'est-ce pas Saint-Victor qui le comparait à ces breuvages de la sorcellerie où il entrait à la fois des fleurs et des serpents, du sang de tigre et du miel? C'est un mets d'enfer; du moins, il n'est pas fade.

Quant à la philosophie de Barbey, qui fut le moins philosophe des hommes, c'était à peu près celle de Joseph de Maistre. Il n'y ajouta guère que le blasphème. Il affirmait sa foi en toute rencontre, mais c'est par le blasphème qu'il la confessait de préférence. L'impiété chez lui semble un condiment à la foi. Comme Baudelaire, il adorait le péché. Des passions il ne connut jamais que le masque et la grimace. Il se rattrapait sur le sacrilège et jamais croyant n'offensa Dieu avec tant de zèle. N'en frissonnez pas. Ce grand blasphémateur sera sauvé. Il garda dans son audace impie de tambour-major et de romantique une divine innocence, une sainte candeur qui lui feront trouver grâce devant la sagesse éternelle. Saint Pierre dira en le voyant: «Voici M. Barbey d'Aurévilly. Il voulut avoir tous les vices, mais il n'a pas pu, parce que c'est très difficile et qu'il y faut des dispositions particulières; il eût aimé à se couvrir de crimes, parce que le crime est pittoresque; mais il resta le plus galant homme du monde, et sa vie fut quasi monastique. Il a dit parfois de vilaines choses, il est vrai; mais, comme il ne les croyait pas et qu'il ne les faisait croire à personne, ce ne fut jamais que de la littérature, et la faute est pardonnable. Chateaubriand qui, lui aussi, était de notre parti, se moqua de nous dans sa vie beaucoup plus sérieusement.»

PAUL ARÈNE[7]

[Note 7: La Chèvre d'or, 1 volume (Bibliothèque de l'Illustré moderne).]

«Je vins au monde au pied d'un figuier, un jour que les cigales chantaient.» C'est ce que rapporte de sa naissance, Jean des Figues, dont M. Paul Arène a conté l'histoire ingénue. Un jour, quand M. Paul Arène aura sa légende, on dira que c'est ainsi qu'il naquit lui-même, au chant des cigales, tandis que les figues-fleurs, s'ouvrant au soleil, égouttaient leur miel sur ses lèvres. On ajoutera, pour être vrai, qu'il avait comme Jean des Figues, la main fine et l'âme fière, et l'on gravera une cigale sur son tombeau, de goût presque antique, afin d'exprimer qu'il était naturellement poète et qu'il aimait le soleil.

Il aime le soleil et tout ce que baigne le soleil. Son style clair et chaud a, dans son élégante sécheresse, cette saveur de pierre à fusil que le soleil donne aux vins qu'il mûrit avec amour. Il faut placer M. Paul Arène à côté de M. Guy de Maupassant et ces deux princes des conteurs auront pour emblème le premier l'olive, le second la pomme. Ainsi, le sol de notre adorable patrie nous offre ici les lignes pures des horizons bleus; là de grasses prairies sous un doux ciel humide, et l'art reproduit, par les nuances de la langue et du style, cette diversité charmante. Et la montagne, la côte, la forêt, la lande ont aussi leurs peintres, leurs poètes, leurs conteurs. On pourrait faire une bien belle étude sur la géographie littéraire de la France[8].

[Note 8: Mais n'avons-nous pas déjà un bien agréable livre de M. Charles
Fuster, les Poètes du Clocher.]

La Provence a ses félibres qui chantent en provençal. Je ne leur en fais pas un reproche: il ne faut pas demander à tous les oiseaux de chanter de la même manière. J'admire infiniment Mistral et s'il m'arrive de regretter que le doux poème de Mireille ne soit pas écrit dans le dialecte de l'Île de France, c'est parce que je le comprendrais mieux et le goûterais plus naturellement. Il n'y a là que de l'égoïsme. La patriotisme n'est pas l'ennemi des dialectes et l'unité de la France n'est point menacée par les chansons des félibres.

Mais, puisque M. Paul Arène parle le français, et le meilleur, j'en profite pour l'entendre et le goûter. D'ailleurs, M. Arène est un Provençal très parisien. On le rencontre plus souvent sous les platanes du jardin du Luxembourg que dans les plaines de la Camargue, où passaient les chevaux sarrasins. Il a des tendresses infinies pour les vieux pavés de la place de l'Odéon, et si on lui en faisait un reproche, il répondrait sans doute qu'il ne voit jamais si bien les maigres feuilles des amandiers se découper dans l'azur de son ciel natal que l'hiver, à Paris, dans les brumes du soir et à travers la fumée de sa pipe. Ce serait bien vrai. On ne sait parler de ce qu'on aime que lorsqu'on ne l'a plus, et tout l'art du poète n'est que d'assembler des souvenirs et de convier des fantômes. Aussi y a-t-il une tristesse attachée à tout ce que nous écrivons. Je ne parle, bien entendu, que de ce qui est senti. Le reste n'est qu'un vain son.

Voilà pourquoi M. Paul Arène, qui parle si bien de sa belle province, «la gueuse parfumée», fréquente dans le quartier Latin, où tout le monde le connaît de vue. Il va tout d'une pièce, à tout petits pas, l'oeil vif sur un visage immobile, et l'on ne peut s'empêcher de songer que ce petit homme raide et tranquille, devait avoir l'air assez crâne, en 1870, dans sa vareuse de capitaine de mobiles. C'est un Méridional contenu, dont l'abord étonne.

On n'a jamais vu bouger un muscle de son visage. Même quand il parle, sa face au front large, à la barbe pointue, reste silencieuse. Il a l'air de sa propre image modelée et peinte par un maître. Avec cela un tour de conversation vif, rapide, exquis, et cet art souverain, qu'il montre aussi dans ses livres, de s'arrêter à point et de ne pas trop achever. Enfin, une figure tout à fait originale.

La dernière fois que j'ai rencontré M. Paul Arène, il s'en allait en pèlerinage au tombeau de Florian et prenait le chemin de fer, tout seul de sa bande, moins pour se conformer aux usages des félibres exilés parmi nous que pour se contenter par un brin de campagne. Il faisait du soleil; le ciel se montrait gai, spirituel, comme il n'est que sur les coteaux des environs de Paris; et les bois de Sceaux, ce jour-là, devaient être bien jolis. Florian est un saint qu'on ne chôme qu'au printemps, en fredonnant Plaisirs d'amour. M. Paul Arène lui est dévot. Il l'aime parce que le chevalier de Florian rappelle beaucoup de coquets souvenirs d'antan. Sa mémoire est transparente, et l'on voit au travers voltiger des couples de tourterelles, et des bergères nouer des guirlandes de fleurs autour de leurs houlettes. Que les dames d'autrefois, si charmantes sous la poudre et dans leur robe à ramages, aient aimé dans des bosquets et puis qu'elles soient mortes, cela est naturel et pourtant cela donne à songer aux poètes et c'est un sujet qui a inspiré à l'auteur de Jean des Figues quelques pages dont je goûte plus que tout la grâce mélancolique et la tristesse voluptueuse. Un des caractères singuliers de ce conteur est de s'attacher au passé et de garder aux morts une amitié douce. Il les mêle aux vivants et c'est un des charmes de ses récits.

Dans la Chèvre d'or, par exemple, les ombres des aïeux flottent comme des nuées sur les acteurs du drame. Je viens de lire ce livre ravissant, ces pages agrestes et fines, ces scènes simples, d'un style pur, et je me sens encore environné d'images idylliques et parfumé de thym. Il n'y a guère que les poètes grecs pour donner une impression de cette nature. Et qu'on ne s'y trompe pas: la familiarité gracieuse, l'élégante précision, la rusticité noble, toute la manière enfin de ce récit est plus près qu'on ne croit de la beauté antique. Je trouve aussi beaucoup de sens dans cette histoire d'un savant qui touche à la quarantaine et qui, curieux sans ambition, poète sans orgueil, rêveur sans trouble, va chercher dans un petit village rocheux de la côte de Provence le souvenir des Sarrasins qui l'ont bâti, fouille un vieux grenier encombré de parchemins illisibles et devient amoureux d'une belle jeune fille. Adieu les Arabes! adieu l'émir et les magies de l'Orient! Il ne voit plus que le profil jeune, les formes graciles et pures de Norette. Il l'aime peu à peu, par insensible et profonde influence. Pour concilier la science et son amour, il veut que Norette soit d'origine sarrasine. Cela est bien possible. Mais, telle qu'il la dépeint, elle apparaît à ceux qui n'ont aucun préjugé ethnographique dans la grâce svelte d'une figurine de Tanagra.

C'est la chèvre de Norette, cette chèvre d'or, dont la clochette d'argent, couverte de signes mystérieux, doit révéler la placé d'un trésor caché. Mais finalement il ne reste de trésor que les yeux noirs, les lèvres rouges et le sein gonflé de Norette.

Qu'est-ce que la science et qu'est-ce que la richesse au prix du sourire d'une belle enfant? Et le conte finit par les noces de Norette. Le beau conte, et qui se termine si heureusement! Pourvu que le mari de Norette, après la lune de miel, ne se remette pas à chercher le trésor! Il y perdrait la joie du coeur et la paix de l'âme. Plutôt, puisqu'il ne peut rester toujours sous le doux étonnement de la beauté de Norette, plutôt qu'il fouille de nouveau dans le grenier aux parchemins et qu'il y cherche des vieux noms et des vieilles dates! Qu'il compose l'histoire du Puget-Maure sous la domination arabe. C'est un beau sujet et propre à remplir la longue paix des soirs. Un vieux scoliaste a dit, je ne sais où, cette grave parole: «On se lasse de tout, excepté de comprendre.» La vérité est que tout vaut mieux que de songer à soi-même et de considérer sa propre condition. C'est pourquoi il y a d'honnêtes gens qui étudient les poids et mesures des Assyriens ou la procédure civile en Égypte sous les Lagides, ce qui est une grande preuve de la mélancolie de vivre. Heureusement qu'il y a aussi, pour charmer la vie, des contes comme la Chèvre d'or.

Je n'en veux détacher qu'une page, si belle et d'un si grand style que je n'en sais pas de meilleure dans aucun conteur. C'est l'histoire, rapportée par le curé du Puget, des deux qui sont morts.

Vers l'année 1500, deux cousins, l'un Gazan, l'autre Galfar, se trouvèrent en rivalité pour épouser une cousine. Non qu'ils l'aimassent. Elle était, il est vrai, admirablement belle; mais, aussi pauvres l'un que l'autre, s'étant ruinés, l'aîné à faire ses caravanes sur mer, l'autre dans les tripots d'Avignon, sous prétexte d'étudier la médecine, c'est surtout le secret du trésor qu'ils désiraient d'elle. Aucun ne voulait céder. Ils se querellèrent et le cadet souffleta l'aîné.

Puis, sans que personne les vit, un soir, tous deux Caïn, tous deux Abel, ils allèrent dans la montagne du côté de la chapelle que déjà un ermite gardait.

Au milieu de la nuit, l'ermite crut rêver que quelqu'un frappait de grands coups à sa porte, et, s'éveillant, il entendit crier: «Au secours! j'ai tué mon frère!» Alors, étant sorti, il vit à la clarté des étoiles, dans l'herbe du cimetière, un jeune homme étendu, dont un cavalier plus âgé, mais lui ressemblant singulièrement, soutenait la tête.

Comme le jeune homme se mourait, l'ermite le confessa. Et, quand le jeune homme fut mort, le cavalier, qui se tenait debout appuyé au mur, dit: «Mon père, il est grand temps que vous me confessiez aussi!» Alors l'ermite, se retournant, vit sur son pourpoint ensanglanté le manche d'un long poignard qu'il s'était planté dans la poitrine. Et quand il fut confessé, le cavalier retira la lame et se coucha dans l'herbe à côté de l'autre, dont il baisait, en pleurant, les cheveux et les yeux.

Le matin, au moment de les ensevelir, on les trouva enlacés si étroitement que, pour séparer leurs cadavres, il aurait fallu briser les os des bras. On les mit ensemble, sans cercueil, dans la même fosse, et une messe fut fondée pour l'âme des deux qui sont morts.

Je le dis et le redis: je n'avais jamais lu un livre moderne qui me donnât autant que la Chèvre d'or l'idée de la beauté antique, de la poésie grecque dans sa jeune fleur et sa fraîche nouveauté. Je n'étais point seul à sentir ainsi, car un de mes amis, à qui j'avais prêté le livre, me le renvoya avec cette épigramme de Méléagre écrite de sa main au crayon sur la dernière page:

«Enivrée de gouttes de rosée, tu modules, ô cigale, un chant rustique qui charme la solitude, et, sur les feuilles où tu te poses, tu imites, avec tes pattes dentelées, sur ta peau luisante, les accords de la lyre. Oh! je t'en prie, chante aux Nymphes des bois quelque chanson digne de Pan, afin qu'ayant échappé à l'amour je goûte un doux sommeil ici couché à l'ombre de ce beau platane.»

LA MORALE ET LA SCIENCE

M. PAUL BOURGET[9]

[Note 9: Le Disciple, 1. vol. in-18.]

I

M. Paul Bourget a une qualité d'esprit fort rare chez les écrivains voués aux oeuvres d'imagination. Il a l'esprit philosophique. Il sait enchaîner les idées et conduire très longtemps sa pensée dans l'abstrait. Cette qualité est sensible, non seulement dans ses études critiques, mais aussi dans ses romans et même dans ses vers lyriques. Par le tour général de l'intelligence, par la méthode, il se rattache à l'école de M. Taine, pour qui il professe une juste admiration, et il n'est pas sans quelque parenté intellectuelle avec M. Sully Prudhomme, son aîné dans la poésie.

Mais il s'en faut qu'il ait dédaigné, comme le poète du Bonheur, le monde des apparences. Il a paru curieux, au contraire, de toutes les formes et de toutes les couleurs changeantes que revêt la vie à nos yeux. Et ce goût d'unir le concret à l'abstrait est si bien dans sa nature que, tout jeune, il le laissait voir dans ses conversations avant de le montrer dans ses livres. Nous sommes cinq ou six à garder dans les souvenirs de notre première jeunesse ces entretiens du soir, sous les grands arbres de l'avenue de l'Observatoire, ces longues causeries du Luxembourg auxquelles Paul Bourget, presque adolescent encore, apportait ses fines analyses et ses élégantes curiosités. Déjà partagé entre le culte de la métaphysique et l'amour des grâces mondaines, il passait aisément dans ses propos de la théorie de la volonté aux prestiges de la toilette des femmes, et faisait pressentir les romans qu'il nous a donnés depuis. Il avait plus de philosophie qu'aucun de nous et l'emportait communément dans ces nobles disputes que nous prolongions parfois bien avant dans la nuit.

Que de fois nous avons reconstruit le monde, dans le silence des avenues désertes, sous l'assemblée des étoiles! Et maintenant, ces mêmes étoiles entendent les disputes d'une nouvelle jeunesse qui construit l'univers à son tour. Ainsi les générations recommencent à travers les âges les mêmes rêves sublimes et stériles. Il y a dix-huit ans, j'ai déjà eu l'occasion de le dire ici, nous étions déterministes avec enthousiasme. Il y avait bien parmi nous un ou deux néo-catholiques. Mais ils étaient pleins d'inquiétude. Au contraire, les fatalistes déployaient une confiance sereine qu'ils n'ont pas gardée, hélas! Nous savons bien aujourd'hui que ce roman de l'univers est aussi décevant que les autres, mais alors les livres de Darwin étaient notre bible; les louanges magnifiques par lesquelles Lucrèce célèbre le divin Épicure nous paraissaient à peine suffisantes pour glorifier le naturaliste Anglais. Nous disions, nous aussi, avec une foi ardente: «Un homme est venu qui a affranchi l'homme des vaines terreurs». Je ne puis me défendre de rappeler une fois encore ces visites généreuses que, notre Darwin sous le bras, nous faisions à ce vieux Jardin des Plantes où M. Paul Bourget promène avec complaisance le héros de son nouveau roman, le philosophe Adrien Sixte. Pour moi, je pénétrais comme en un sanctuaire dans ces salles du Muséum encombrées de toutes les formes organiques, depuis la fleur de pierre des encrines et les longues mâchoires des grands sauriens primitifs jusqu'à l'échine arquée des éléphants et à la main des gorilles. Au milieu de la dernière salle s'élevait une Vénus de marbre, placée là comme le symbole de la force invincible et douce par laquelle se multiplient toutes les races animées. Qui me rendra l'émotion naïve et sublime qui m'agitait alors devant ce type délicieux de la beauté humaine? Je la contemplais avec cette satisfaction intellectuelle que donne la rencontre d'une chose pressentie. Toutes les formes organiques m'avaient insensiblement conduit à celle-ci, qui en est la fleur. Comme je m'imaginais comprendre la vie et l'amour! Comme sincèrement je croyais avoir surpris le plan divin! M. Paul Bourget, dans sa maturité précoce, n'avait pas de ces illusions. Mais il était tout en Spinosa. Si je me laisse aller au charme de ces souvenirs, si je vante les splendeurs de cette vie pauvre et libre, si je remonte ainsi le courant précipité de dix-huit années, on m'excusera, car j'y trouve déjà les germes et la semence des idées qui, mûries lentement, forment le nouvel ouvrage de M. Paul Bourget.

L'existence paisible de M. Adrien Sixte, décrite dans le premier chapitre, rappelle, par plus d'un trait, la vie de Spinosa racontée par Jean Colérus dont M. Bourget aimait jadis à nous citer des pages:

Il loua sur le Pavilioengrogt une chambre chez le sieur Henri Van der Spyck, où il prit soin lui-même de se fournir de ce qui lui était nécessaire et où il vécut à sa fantaisie d'une manière fort retirée.

Il est presque incroyable combien il a été sobre pendant ce temps-là et bon ménager… Il avait grand soin d'ajuster ses comptes tous les quartiers, ce qu'il faisait afin de ne dépenser justement ni plus ni moins que ce qu'il avait à dépenser chaque année…

Sa conversation était douce et paisible. Il savait admirablement bien être le maître de ses passions. On ne l'a jamais vu ni fort triste ni fort joyeux. Il savait se posséder dans sa colère, et, dans les déplaisirs qui lui survenaient; il n'en paraissait rien au dehors; au moins, s'il lui arrivait de témoigner son chagrin par quelque geste ou par quelques paroles, il ne manquait pas de se retirer aussitôt, pour ne rien faire qui fût contre la bienséance. Il était d'ailleurs fort affable et d'un commerce aisé, parlant souvent à son hôtesse, particulièrement dans le temps de ses couches.

Pendant qu'il restait au logis, il n'était incommode à personne; il y passait la meilleure partie de son temps tranquillement, dans sa chambre. Il se divertissait quelquefois à fumer une pipe de tabac. Ou bien lorsqu'il voulait se relâcher l'esprit un peu plus longtemps, il cherchait des araignées qu'il faisait battre ensemble.

Ces traits sont touchants, parce qu'ils montrent la simplicité d'un très grand homme. M. Paul Bourget nous représente M. Adrien Sixte comme un Spinosa français de notre temps:

Il y avait quatorze ans que M. Sixte, au lendemain de la guerre, était venu s'établir dans une des maisons de la rue Guy-de-la-Brosse… Il occupait un appartement de sept cents francs de loyer, situé au quatrième étage… Dès son arrivée, le philosophe avait demandé simplement au concierge une femme de charge pour ranger son appartement et un restaurant d'où il fit venir ses repas… Été comme hiver, M. Sixte s'asseyait à sa table dès six heures du matin. À dix heures, il déjeunait, opération sommaire et qui lui permettait de franchir à dix heures et demi la porte du Jardin des Plantes… Un de ses plaisirs favoris consistait dans de longues séances devant les cages des singes et la loge de l'éléphant. (Le Disciple, pages 7, 11, 16, etc.)

Ce bonhomme est un des grands penseurs du siècle. Il a exposé la doctrine du déterminisme avec une puissance de logique et une richesse d'arguments que Taine lui-même et Ribot n'avaient point atteintes.

M. Bourget nous donne le titre des ouvrages dans lesquels il expose son système. C'est l'Anatomie de la volonté, la Théorie des passions et la Psychologie de Dieu. Bien entendu, ce dernier titre signifie, dans sa concision presque ironique: «Étude sur les divers états d'âme dans lesquels l'idée de Dieu a été élaborée.» M. Sixte ne suppose pas un seul instant la réalité objective de Dieu. L'absolu lui semble un non-sens, et il ne l'admet pas même à l'état d'inconnaissable. C'est là un des traits caractéristiques de sa philosophie. Son plus beau titre comme psychologue «consiste dans un exposé très nouveau et très ingénieux des origines animales de la sensibilité humaine». Voilà qui nous ramène à ces salles de zoologie comparée où je vous entraînais tout à l'heure comme dans un temple, devant cette Vénus, métamorphose suprême de l'innombrable série de forces aimantes. M. Sixte nous soumet à la nécessité avec une rigueur inexorable. Il tient la volonté pour une illusion pure: «Tout acte, dit-il, n'est qu'une addition. Dire qu'il est libre, c'est dire qu'il y a dans un total plus qu'il n'y a dans les éléments additionnées. Cela est aussi absurde en psychologie qu'en arithmétique.»

Et ailleurs:

«Si nous connaissions vraiment la position relative de tous les phénomènes qui constituent l'univers actuel, nous pourrions, dès à présent, calculer avec une certitude égale à celle des astronomes le jour, l'heure, la minute où l'Angleterre, par exemple, évacuera les Indes, où l'Europe aura brûlé son dernier morceau de houille, où tel criminel, encore à naître, assassinera son père, où tel poème, encore à concevoir, sera composé. L'avenir tient dans le présent comme toutes les propriétés du triangle tiennent dans sa définition.»

Une telle philosophie ne saurait admettre la réalité du bien et du mal, du mérite et du démérite.

«Toutes les âmes, dit Adrien Sixte, doivent être considérées par le savant comme des expériences instituées par la nature. Parmi ces expériences, les unes sont utiles à la société et l'on prononce alors le mot de vertu; les autres nuisibles, et l'on prononce le mot de vice ou de crime. Ces dernières sont pourtant les plus significatives, et il manquerait un élément essentiel à la science de l'esprit, si Néron, par exemple, ou tel tyran italien du XVe siècle n'avait pas existé.»

Il ne considère plus l'humanité pensante que comme une substance propre à l'expérimentation psychologique. Il s'exprime de la sorte dans l'Anatomie de le volonté:

«Spinosa se vantait d'étudier les sentiments humains, comme le mathématicien étudie ses figures de géométrie; le psychologue moderne doit les étudier, lui, comme des combinaisons chimiques élaborées dans une cornue, avec le regret que cette cornue ne soit pas aussi transparente, aussi maniable que celle des laboratoires.»

Voilà à quel degré d'inhumanité le zèle sublime et monstrueux de la science a poussé cet homme simple, désintéressé, honnête, ce solitaire qui, par la pureté de sa vie, mériterait d'être appelé comme Littré, un saint laïque.

Malheureusement il a un disciple, le jeune Robert Greslou, qui met en pratique les doctrines du grand homme. Très instruit, très intelligent, mû par un sensualisme cruel et par un orgueil implacable, atteint d'une névrose héréditaire, ce nouveau Julien Sorel, précepteur dans une famille noble d'Auvergne, séduit froidement et méthodiquement la soeur de son élève, la généreuse et romanesque Charlotte de Jussat, qui se donne à lui à la condition expresse qu'ils mourront ensemble. Il ne l'obtient qu'après avoir juré de s'empoisonner avec elle; et, quand elle s'est donnée, il refuse également et de la tuer et de mourir. Flétrie, indignée, désespérée, connaissant trop tard l'homme odieux à qui elle a fait le plus grand sacrifice qu'elle pouvait faire, la fière créature tient du moins sa promesse et s'empoisonne. Robert Greslou et Charlotte de Jussat font songer à deux noms qui n'ont été que trop publiés lors d'un procès récent. Le rapprochement s'imposait à ce point que M. Bourget lui-même a pris soin d'avertir le public que le plan de son roman était arrêté avant l'affaire de Constantine. Il n'est pas permis de mettre en doute une affirmation de M. Paul Bourget. Il n'est pas possible de contester sa sincérité quand il dit: «Je voudrais qu'il n'y eût jamais eu dans la vie réelle de personnages semblables, de près ou de loin, au malheureux disciple qui donne son nom à ce roman.» D'ailleurs, je viens de montrer que ces idées sont portées dans son esprit depuis très longtemps. Il importe seulement de remarquer que le héros de M. Paul Bourget, qui épargne la vie de sa victime en même temps que la sienne propre, commet, en séduisant une jeune fille, plutôt une très mauvaise action qu'un crime proprement dit. Je n'ai pas à dire comment, accusé d'empoisonnement et acquitte par le jury, il est tué d'un coup de pistolet par le frère de la victime, un homme d'action, point psychologue du tout, un soldat.

Le livre de M. Paul Bourget pose le problème: Certaines doctrines philosophiques, le déterminisme, par exemple, et le fatalisme scientifique, sont-elles par elles-mêmes dangereuses et funestes? Le maître qui nie le bien et le mal est-il responsable des méfaits de son disciple? On ne peut pas nier que ce ne soit là une grande question.

Certaines philosophies qui portent en elles la négation de toute morale ne peuvent entrer dans l'ordre des faits que sous la forme du crime. Dès qu'elles se font acte, elles tombent sous la vindicte des lois.

Je persiste à croire, toutefois, que la pensée a dans sa sphère propre, des droits imprescriptibles et que tout système philosophique peut être légitimement exposé.

C'est le droit, disons mieux, c'est le devoir de tout savant qui se fait une idée du monde d'exprimer cette idée quelle qu'elle soit. Quiconque croit posséder la vérité doit la dire. Il y va de l'honneur de l'esprit humain. Hélas! nos vues sur la nature ne sont, dans leur principe, ni bien nombreuses, ni bien variées; depuis que l'homme est capable de penser, il tourne sans cesse dans le même cercle de concepts. Et le déterminisme, qui nous effraye aujourd'hui, existait, sous d'autres noms, dans la Grèce Antique. On a toujours disputé, on disputera toujours sur la liberté morale de l'homme. Les droits de la pensée sont supérieurs à tout. C'est la gloire de l'homme d'oser toutes les idées. Quant à la conduite de la vie, elle ne doit pas dépendre des doctrines transcendantes des philosophes.

Elle doit s'appuyer sur la plus simple morale. Ce n'est pas le déterminisme, c'est l'orgueil qui a perdu Robert Greslou. Du temps que Spinosa habitait la Haye, chez Henri Van der Spyck, son hôtesse lui demanda un jour si c'était son sentiment qu'elle pût être sauvée dans la religion qu'elle professait; à quoi le grand homme lui répondit: «Votre religion est bonne, vous n'en devez pas chercher d'autre, ni douter que vous n'y fassiez votre salut, pourvu qu'en vous attachant à la piété vous meniez en même temps une vie paisible et tranquille.»

II

Dans ce beau roman du Disciple, dont nous avons parlé, M. Paul Bourget agite, avec une rare habileté d'esprit, de hautes questions morales qu'il ne résout pas. Et comment les résoudrait-il? Le dénouement d'un conte ou d'un poème est-il jamais une solution? C'est assez pour sa gloire et pour notre profit qu'il ait sollicité vivement toutes les âmes pensantes. M. Paul Bourget nous a montré le jeune élève d'un grand philosophe commettant un crime odieux, sous l'empire des doctrines déterministes; et il nous a amenés à nous demander avec lui dans quelle mesure la condition du disciple engageait la responsabilité du maître.

Ce maître, M. Adrien Sixte, se sent lui-même profondément troublé, et, loin de se laver les mains des hontes et du sang qui rejaillissent jusqu'à lui, il courbe la tête, il s'humilie, il pleure. Bien plus: il prie. Son coeur n'est plus déterministe. Qu'est-ce à dire? C'est-à-dire que le coeur n'est jamais tout à fait philosophe et qu'on le trouve vite prêt à repousser les vérités auxquelles notre esprit s'attache obstinément. M. Sixte, qui est homme, a été troublé dans sa chair. C'est tout le sens que je puis tirer de cette partie du récit. Mais M. Sixte doit-il être tenu pour responsable du crime de son disciple?

En professant l'illusion de la volonté et la subjectivité des idées de bien et de mal, a-t-il commis lui-même un crime? M. Bourget ne l'a pas dit, il ne pouvait, il ne devait pas le dire. Le trouble moral de M. Sixte nous enseigne du moins que l'intelligence ne suffit pas seule à comprendre l'univers et que la raison ne peut méconnaître impunément les raisons du coeur. Et cette idée se montre comme une lueur douce et pure, dont ce livre est tout illuminé.

M. Brunetière a été très frappé du caractère moral d'une telle pensée, et il en a félicité M. Paul Bourget dans un article dont je ne saurais trop louer l'argumentation rigoureuse, mais qui, par sa doctrine et ses tendances, offense grièvement cette liberté intellectuelle, ces franchises de l'esprit, que M. Brunetière devait être, ce semble, un des premiers à défendre, comme il est un des premiers à en user. Dans cet article, M. Brunetière commence par demander si les idées agissent ou non sur les moeurs. Il faut bien lui accorder que les idées agissent sur les moeurs et il en prend avantage pour subordonner tous les systèmes philosophiques à la morale. «C'est la morale, dit-il, qui juge la métaphysique.» Et remarquez qu'en décidant ainsi il ne soumet pas la métaphysique, c'est-à-dire les diverses théories des idées, à une théorie particulière du devoir, à une morale abstraite. Non, il livre la pensée à la merci de la morale pratique, autrement dit à l'usage des peuples, aux préjugés, aux habitudes, enfin, à ce qu'on appelle les principes. C'est uniquement d'après les principes qu'il appréciera les doctrines. Il le dit expressément:

«Toutes les fois qu'une doctrine aboutira par voie de conséquence logique à mettre en question les principes sur lesquels la société repose, elle sera fausse, n'en faites pas de doute; et l'erreur en aura pour mesure de son énormité la gravité du mal même qu'elle sera capable de causer à la société.» Et, un peu plus loin, il dit des déterministes que «leurs idées doivent être fausses puisqu'elles sont dangereuses». Mais il ne songe pas que les principes sociaux sont plus variables encore que les idées des philosophes et que, loin d'offrir à l'esprit une base solide, ils s'écroulent dès qu'on y touche.

Il ne songe pas non plus qu'il est impossible de décider si une doctrine, funeste aujourd'hui dans ses premiers effets, ne sera pas demain largement bienfaisante. Toutes les idées sur lesquelles repose aujourd'hui la société ont été subversives avant d'être tutélaires, et c'est au nom des intérêts sociaux qu'invoque M. Brunetière, que toutes les maximes de tolérance et d'humanité ont été longtemps combattues.

Pas plus que vous je ne suis sûr de la bonté de tel système et, comme vous, je vois qu'il est en opposition avec les moeurs de mon temps, mais qui me garantit de la bonté de ces moeurs? Qui me dit que ce système, en désaccord avec notre morale, ne s'accordera pas un jour avec une morale supérieure?

Notre morale est excellente pour nous; elle l'est; elle doit l'être. Encore est-ce trop humilier la pensée humaine que de l'attacher à des habitudes qui n'étaient point hier et qui demain ne seront plus. Le mariage, par exemple, est d'ordre moral. C'est une institution doublement respectable par l'intérêt que lui portent et l'Église et l'État. Il convient de ne le dépouiller d'aucune parcelle de sa force et de sa majesté; mais ce serait aujourd'hui en France, comme jadis au Malabar, l'usage de brûler les veuves de qualité sur le bûcher de leur époux, assurément une philosophie qui tendrait, par voie de conséquence logique, à l'abolition de cet usage, mettrait en péril un principe social: en serait-elle pour cela fausse et détestable? Quelle philosophie jugée par les moeurs n'a pas d'abord été condamnée? À la naissance du christianisme, est-ce que ceux qui croyaient à un Dieu crucifié n'étaient pas tenus par cela même pour les ennemis de l'empire?

Il ne saurait y avoir pour la pensée pure une pire domination que celle des moeurs. Longtemps la métaphysique fut soumise à la religion; Philosophia ancilla theologiæ. Du moins avait-elle alors une maîtresse stable, constante dans ses commandements. Je sais bien que c'est le fanatisme scientifique, le déterminisme darwinien qui est seul en cause pour le moment. Vraie ou non au point de vue scientifique, cette doctrine est absolument condamnée par M. Brunetière au nom de la morale.

«Fussiez-vous donc assuré, dit-il, que la concurrence vitale est la loi du développement de l'homme, comme elle l'est des autres animaux; que la nature, indifférente à l'individu, ne se soucie que des espèces, et qu'il n'y a qu'une raison ou qu'un droit au monde, qui est celui du plus fort, il ne faudrait pas le dire, puisque de suivre «ces vérités» dans leurs dernières conséquences, il n'est personne aujourd'hui qui ne voie que ce serait ramener l'humanité à sa barbarie première.»

Vous craignez que le darwinisme systématique vous ramène à la nature, en supprimant les idées sociales qui seules nous en séparent.

Ces craintes, quand on y songe, sont bien vaines. J'ignore les destinées futures du déterminisme scientifique, mais je ne puis croire qu'il nous ramène un jour à la barbarie primitive! Considérez que, s'il était aussi funeste qu'on croit, il aurait détruit l'humanité depuis longtemps. Car il est, dans son essence, aussi vieux que l'homme même, et les mythes primitifs, l'antique fable d'Oedipe attestent que l'idée de l'enchaînement fatal des causes occupait déjà les peuples enfants dans leur héroïque berceau.

M. Brunetière n'accorde aux vérités de l'ordre scientifique qu'une confiance très médiocre. En cela, il montre un esprit judicieux. Ces vérités sont précaires et transitoires. La philosophie de la nature est toujours à refaire. Il y a quelque amertume à songer que nous n'avons de toutes choses que des lueurs incertaines. Je confesserai volontiers que la science n'est qu'inquiétude et que trouble et que l'ignorance, au contraire, a des douceurs non pareilles. Quel est donc ce disciple de Jean-Jacques qui disait: «La nature nous a donné l'ignorance pour servir de paupière à notre âme»? On trouve dans la Chaumière indienne un éloge exquis de la sainte ignorance.

«L'ignorance, dit Bernardin, à la considérer seule et sans la vérité avec laquelle elle a de si douces harmonies, est le repos de notre intelligence; elle nous fait oublier les maux passés, nous dissimule les présents; enfin, elle est un bien, puisque nous la tenons de la nature.»

Oui, à certains égards, elle est un bien, je l'avoue, sans craindre que M. Brunetière abuse contre moi de cet aveu. Car il verra tout de suite par quels chemins je le ramène à cette philosophie antisociale, à ce culte sentimental de la nature, à ces doctrines de Jean-Jacques qui lui semblent les voies les plus criminelles de l'esprit humain.

Il craindra que cette bienfaisante et pure ignorance, si on la laissait faire, ne nous ramenât à la brutalité primitive et au cannibalisme. Et peut-être, en effet, nous reconduirait-elle plus sûrement que toutes les doctrines déterministes à l'âge de pierre, aux rudes moeurs des cavernes et à la police barbare des cités lacustres.

Ne disons pas trop de mal de la science. Surtout ne nous défions pas de la pensée. Loin de la soumettre à notre morale, soumettons-lui tout ce qui n'est pas elle. La pensée, c'est tout l'homme. Pascal l'a dit: «Toute notre dignité consiste en la pensée. Travaillons donc à bien penser. Voilà le principe de la morale.»

Laissons toutes les doctrines se produire librement, n'ameutons jamais contre elles les petits dieux domestiques qui gardent nos foyers. N'accusons jamais d'impiété la pensée pure. Ne disons jamais qu'elle est immorale, car elle plane au-dessus de toutes les morales. Ne la condamnons pas surtout pour ce qu'elle peut apporter d'inconnu. Le métaphysicien est l'architecte du monde moral. Il dresse de vastes plans d'après lesquels on bâtira peut-être un jour. En quoi faut-il que ses plans s'accordent avec le type de nos habitations actuelles, palais ou masures? Faut-il toujours que, comme les architectes du temple de Vesta, on copie, même en un sanctuaire de marbre, les huttes de bois des aïeux?

C'est la pensée qui conduit le monde. Les idées de la veille font les moeurs du lendemain. Les Grecs le savaient bien quand ils nous montraient des villes bâties aux sons de la lyre. Subordonner la philosophie à la morale, c'est vouloir la mort même de la pensée, la ruine de toute spéculation intellectuelle, le silence éternel de l'esprit. Et c'est arrêter du même coup le progrès des moeurs et l'essor de la civilisation.

III

À l'occasion du Disciple, M. Brunetière s'étant efforcé de démontrer dans la Revue des Deux Mondes que les philosophes et les savants sont responsables, devant la morale, des conséquences de leurs doctrines et que toute physique, comme toute métaphysique, cesse d'être innocente quand elle ne s'accorde pas avec l'ordre social. La Revue rose s'alarma, non sans quelque raison, à mon sens, d'une doctrine qui subordonne la pensée à l'usage et tend à consacrer d'antiques préjugés. Moi-même je me permis de défendre non telle ou telle théorie scientifique ou philosophique, mais les droits même de l'esprit humain, dont la grandeur est d'oser tout penser et tout dire. J'étais persuadé—et je le suis encore—que le plus noble et le plus légitime emploi que l'homme puisse faire de son intelligence est de se représenter le monde et que ces représentations, qui sont les seules réalités que nous puissions atteindre, donnent à la vie tout son prix, toute sa beauté. Mais d'abord il faut vivre, dit M. Brunetière. Et il y a des règles pour cela. Toute doctrine qui va contre ces règles est condamnée.

Il est facile de lui répondre qu'une philosophie, quelle qu'elle soit, si morne, si désolée qu'elle paraisse d'abord, si sombre que semble sa face, change de figure et de caractère dès qu'elle entre dans le domaine de l'action. Aussitôt qu'elle s'empare de l'empire des âmes, aussitôt qu'elle est reine enfin, elle édicte des lois morales en rapport avec les besoins et les aspirations de ses sujets. Sa souveraineté est à ce prix. Car il est vrai qu'avant tout il faut vivre: et la morale n'est que le moyen de vivre. Suivez, par le monde, l'histoire des idées et des moeurs. Sous quel idéal l'homme n'a-t-il pas vécu? Il a adoré des dieux féroces. Il professa, il professe encore des religions athées. Ici, il nourrit d'éternelles espérances; ailleurs, il a le culte du désespoir, de la mort et du néant. Et partout et toujours il est moral. Du moins il l'est en quelque façon et de quelque manière. Car, sans morale aucune, il lui est impossible de subsister.

C'est justement parce que la morale est nécessaire que toute les théories du monde ne prévaudront pas contre elle. Moloch n'empochait point les mères phéniciennes de nourrir leurs petits enfants. Quel est donc ce nouveau Moloch que la psycho-physiologie prépare dans ses laboratoires et que MM. Ch. Richet, Théodule Ribot et Paulhan arment pour l'extermination de la race humaine? Le déterminisme vous apparaît dans l'ombre comme un spectre effrayant. S'il venait à se répandre dans la conscience de tout un peuple, il perdrait cet aspect lugubre et ne montrerait plus qu'un visage paisible. Alors il serait une religion, et toutes les religions sont consolantes; même celles qui agitent au chevet du mourant des images terribles; même celles qui murmurent aux oreilles des justes la promesse de l'infini néant; même celle qui nous dirait: «Souffrez, pensez, puis évanouissez-vous, ombres sensibles, l'univers y consent. Il faut que chaque être soit à son tour le centre du monde. Homme, comme l'insecte, ton frère, tu auras été dieu une heure. Que te faut-il de plus?» Il y aurait encore dans ces maximes une adorable sainteté. Qu'importe au fond ce que l'homme croit, pourvu qu'il croie! Qu'importe ce qu'il espère, pourvu qu'il espère!

Tout ce qu'il découvrira, tout ce qu'il contemplera, tout ce qu'il adorera dans l'univers ne sera jamais que le reflet de sa propre pensée, de ses joies, de ses douleurs et de son anxiété sublime. Une philosophie inhumaine, dit M. Brunetière.—Quel non-sens! Il ne saurait y avoir rien que d'humain dans une philosophie. Spiritualisme ou matérialisme, déisme, panthéisme, déterminisme, c'est nous, nous seuls. C'est le mirage qui n'atteste que la réalité de nos regards. Mais que seraient les déserts de la vie sans les mirages éclatants de nos pensées?

Il y a pourtant des doctrines funestes, dit M. Brunetière, et sans le Vicaire savoyard nous n'aurions pas eu Robespierre. Ce n'est pas l'avis de cet ingénieux et pénétrant Valbert qui vient de défendre son compatriote Jean-Jacques avec une grâce persuasive. Mais laissons Jean-Jacques et Robespierre et reconnaissons que l'idée pure a plus d'une fois armé une main criminelle.

Qu'est-ce à dire? La vie elle-même est-elle jamais tout à fait innocente? Le meilleur des hommes peut-il se flatter à sa mort de n'avoir jamais causé aucun mal? Savons-nous jamais ce que pourra coûter de deuils et de douleurs à quelque inconnu la parole que nous prononçons aujourd'hui? Savons-nous, quand nous lançons la flèche ailée, ce qu'elle rencontrera dans sa courbe fatale? Celui qui vint établir sur la terre le royaume de Dieu n'a-t-il pas dit, un jour, dans son angoisse prophétique: «J'ai apporté le glaive et non la paix?»

Pourtant il n'enseignait ni la lutte pour la vie, ni l'illusion de la liberté humaine. Quel prophète après celui-là peut répondre que la paix qu'il annonce ne sera pas ensanglantée? Non, non! vivre n'est point innocent. On ne vit qu'en dévorant la vie, et la pensée qui est un acte participe de la cruauté attachée à tout acte. Il n'y a pas une seule pensée absolument inoffensive. Toute philosophie destinée à régner est grosse d'abus, de violences et d'iniquités. Dans ma première réponse, je n'ai pas eu de peine à montrer que l'idée, chère à M. Brunetière, de la subordination de la science à la morale est d'une application fâcheuse. Elle est vieille comme le monde et elle a produit, durant son long empire sur les âmes, des désastres lamentables. Cette démonstration lui a été sensible, si j'en juge par la vivacité avec laquelle il la repousse. Il voudrait bien au moins que je ne visse point que l'idée contraire, celle de l'indépendance absolue de la science, présente certains dangers; car alors il triompherait aisément de ma simplicité. Je ne puis lui donner cette joie. Je vois les périls réels qu'il a beaucoup grossis. Ce sont ceux de la liberté. Mais l'homme ne serait pas l'homme s'il ne pensait librement. Je me range du côté où je découvre le moindre mal associé au plus grand bien. La science et la philosophie issue de la science ne font pas le bonheur de l'humanité; mais elles lui donnent quelque force et quelque honneur. C'est assez pour les affranchir. En dépit de leur apparente insensibilité, elles concourent à l'adoucissement des moeurs; elles rendent peu à peu la vie plus riche, plus facile et plus variée. Elles conseillent la bienveillance, elles sont indulgentes et tolérantes. Laissez-les faire. Elles élaborent obscurément une morale qui n'est point faite pour nous, mais qui semblera peut-être un jour plus heureuse et plus intelligente que la nôtre. Et, pour en revenir au roman si intéressant de M. Paul Bourget, ne forçons point ce bon M. Sixte à brûler ses livres parce qu'un misérable y a trouvé peut-être des excitations à sa propre perversité. Ne condamnons pas trop vite ce brave homme comme corrupteur de la jeunesse. C'est là, vous le savez, une condamnation que la postérité ne confirme pas toujours. Ne parlons pas avec trop d'indignation de l'immoralité de ses doctrines. Rien ne semble plus immoral que la morale future. Nous ne sommes point les juges de l'avenir.

Dernièrement, j'ai rencontré d'aventure, dans les Champs-Élysées, un des plus illustres savants de cette école psycho-physiologique qui offense si grièvement la piété inattendue de M. Brunetière. Il se promenait tranquillement sous les marronniers verdis par la sève d'automne et portant de jeunes feuilles que flétrit déjà le froid des nuits et qui ne pourront pas déployer leur large éventail. Et je doute que ce spectacle ait contribué à lui inspirer une confiance absolue dans la bonté de la nature et dans la providence universelle. D'ailleurs, il n'y prenait pas garde; il lisait la Revue des Deux Mondes. Dès qu'il me vit, il me donna naturellement raison contre M. Brunetière. Il parla à peu près en ces termes. Son langage vous semblera peut-être rigoureux; n'oubliez point que c'est un très grand psycho-physiologiste:

«Le vieux Sixte, dont M. Paul Bourget nous a fort bien exposé les doctrines, explique, comme Spinoza, l'illusion de la volonté par l'ignorance des motifs qui nous font agir et des causes sourdes qui nous déterminent. La volonté est pour lui, comme pour M. Ribot (je m'efforce de citer exactement) un état de conscience final qui résulte de la coordination plus ou moins complexe d'un groupe d'états conscients, subconscients ou inconscients qui, tous réunis, se traduisent par une action ou un arrêt, état de conscience qui n'est la cause de rien, qui constate une situation, mais qui ne la constitue pas. Il estime, avec M. Charles Richet, que «la volonté, ou l'attention qui est la forme la plus nette de la volonté, semble être la conscience de l'effort et la conscience de la direction des idées. L'effort et la direction sont imposés par une image ou par un groupe d'images prédominantes, par des tentations et des émotions plus fortes que les autres». Voilà ce qu'enseigne M. Sixte. Serons-nous en droit de conclure que le crime de Greslou est le naturel produit de ces théories, qu'une pleine responsabilité incombe de ce chef aux théoriciens et que nous sommes tenus désormais, comme le prétend M. Brunetière, de suspendre prudemment nos analyses psycho-physiologiques et nos synthèses approximatives de la vie de l'esprit? Enfin, cette science, ou si vous aimez mieux cette étude de certains problèmes, parvenue au point d'atteindre des résultats incomplets, je l'accorde, mais assurément dignes d'attention, doit-elle être brusquement abandonnée? Devons-nous faire le silence sur ce qui est acquis ou semble l'être et renoncer à la conquête encore incertaine d'une vérité peut-être dangereuse à connaître? Puisque aussi bien M. Brunetière pose la question sur le terrain de l'intérêt social—nous consentons à l'y suivre et nous ne nierons pas absolument le danger possible de telles ou telles théories mal comprises. Oui, je concède que Greslou, mal organisé et profondément atteint de «misère psychologique», comme il l'était, a pu trouver dans l'oeuvre du maître certaines idées génératrices de certains états de conscience, qui, coordonnés avec «des groupes d'états antérieurs, conscients, subconscients ou inconscients» (cette coordination ayant pour facteur principal le caractère qui n'est que l'expression psychique d'un organisme individuel) ont pu se traduire par une action—action criminelle—par un arrêt, arrêt des impulsions honnêtes,—mais c'est là tout ce que je vous accorde. Et que le maître soit, à quelque degré qu'on le suppose, responsable des errements du disciple, il est, à mon sens, aussi raisonnable de le soutenir que d'accuser Montgolfier de la mort de Crocé-Spinelli. Je prévois la réponse de M. Brunetière. L'aérostation, me dira-t-il, est une découverte avantageuse en somme et qu'on pouvait acheter au prix de la vie de plusieurs victimes, tandis que la psycho-physiologie est une illusion, et l'intérêt social vaut à coup sûr le sacrifice d'une illusion. Si M. Brunetière parlait de la sorte—et je crois que c'est bien là sa pensée—nous ne serions pas près de nous entendre; mais la question serait mieux posée. Nous en viendrions à rechercher si la science et l'observation n'appuient pas déjà solidement nos essais de psycho-physiologie. Et alors, pour peu que M. Brunetière hésite à frapper de nullité nos recherches et nos travaux, il n'osera plus en condamner la divulgation. Car je ne veux pas croire encore qu'il soit tout à fait brouillé avec la liberté intellectuelle et l'indépendance de l'esprit humain. Quand de l'arbre de la science un fruit tombe, c'est qu'il est mûr. Nul ne pouvait l'empêcher de tomber.»

Ayant ainsi parlé, l'illustre psycho-physiologue me quitta. Et je songeai que la plus grande vertu de l'homme est peut-être la curiosité. Nous voulons savoir; il est vrai que nous ne saurons jamais rien. Mais nous aurons du moins opposé au mystère universel qui nous enveloppe une pensée obstinée et des regards audacieux; toutes les raisons des raisonneurs ne nous guériront point, par bonheur, de cette grande inquiétude qui nous agite devant l'inconnu.

CONTES CHINOIS[10]

[Note 10: Contes chinois, par le général Tcheng-ki-Tong. 1 vol. in-18.]

J'avoue que je suis peu versé dans la littérature chinoise. Durant qu'il était vivant et que j'étais fort jeune, j'ai un peu connu M. Guillaume Pauthier, qui savait le chinois mieux que le français. Il y avait gagné, je ne sais comment, de petits yeux obliques et des moustaches de Tartare. Je lui ai entendu dire que Confucius était un bien plus grand philosophe que Platon; mais je ne l'ai pas cru. Confucius ne contait point de fables morales et ne composait point de romans métaphysiques.

Ce vieil homme jaune n'avait point d'imagination, partant point de philosophie. En revanche, il était raisonnable.

Son disciple Ki-Lou lui demandant un jour comment il fallait servir les
Esprits et les Génies, le maître répondit:

—Quand l'homme n'est pas encore en état de servir l'humanité, comment pourrait-il servir les Esprits et les Génies?

—Permettez-moi, ajouta le disciple, de vous demander ce que c'est que la mort.

Et Confucius répondit:

—Lorsqu'on ne sait pas ce que c'est que la vie, comment pourrait-on connaître la mort?

Voilà tout ce que j'ai retenu, touchant Confucius, des entretiens de M. Guillaume Pauthier, qui lorsque j'eus l'honneur de le connaître, étudiait spécialement les agronomes chinois, lesquels, comme on sait, sont les premiers agronomes du monde. D'après leurs préceptes, M. Guillaume Pauthier sema des ananas dans le département de Seine-et-Oise. Ils ne vinrent pas. Voilà pour la philosophie. Quant au roman, j'avais lu, comme tout le monde, les nouvelles traduites à diverses époques, par Abel Rémusat, Guillard d'Arcy, Stanislas Julien et d'autres savants encore dont j'oublie le nom. Qu'ils me le pardonnent, si un savant peut pardonner quelque chose. Il me restait de ces nouvelles, mêlées de prose et de vers, l'idée d'un peuple abominablement féroce et plein de politesse.

Les contes chinois, publiés récemment par le général Tcheng-ki-Tong sont beaucoup plus naïfs, ce me semble, que tout ce qu'on avait encore traduit dans ce genre; ce sont de petits récits analogues à nos contes de ma mère l'Oie, pleins de dragons, de vampires, de petits renards, de femmes qui sont des fleurs et de dieux en porcelaine. Cette fois, c'est la veine populaire qui coule, et nous savons ce que content, le soir sous la lampe, les nourrices du Céleste-Empire aux petits enfants jaunes. Ces récits, sans doute de provenances et d'âges très divers, sont tantôt gracieux comme nos légendes pieuses, tantôt satiriques comme nos fabliaux, tantôt merveilleux comme nos contes de fées, parfois tout à fait horribles.

Dans l'horrible, je signalerai l'aventure du lettré Pang qui recueillit chez lui une petite demoiselle qu'il avait rencontrée dans la rue. Elle avait tout l'air d'une bonne fille, et le lendemain matin Pang se félicitait de la rencontre. Il laissa la petite personne chez lui et sortit comme il avait coutume. Il eut la curiosité, en rentrant, de regarder dans la chambre par une fente de la cloison. Alors il vit un squelette à la face verte, aux dents aiguës, occupé à peindre de blanc et de rose, une peau de femme dont il se revêtit. Ainsi recouvert, le squelette était charmant. Mais le lettré Pang tremblait d'épouvante. Ce n'était pas sans raison; le vampire, car c'en était un, se jeta sur lui et lui arracha le coeur. Par l'art d'un prêtre, habile à conjurer les maléfices, Pang recouvra son coeur et ressuscita. C'est un dénouement qu'on retrouve plusieurs fois. Les Chinois, qui ne croient pas à l'immortalité de l'âme, n'en sont que plus enclins à ressusciter les morts. Je note ce conte de Pang et du vampire parce qu'il me semble très populaire et très vieux. Je signale notamment aux amateurs du folklore un plumeau suspendu à la porte de la maison pour la préserver des fantômes. Je serais bien trompé si ce plumeau ne se retrouvait point ailleurs et n'attestait la profonde antiquité du conte.

Certains récits du même recueil font avec celui du vampire un agréable contraste. Il y en a de fort gracieux qui nous montrent des femmes-fleurs, de qui la destinée est attachée à la plante dont elles sont l'émanation, qui disparaissent mystérieusement si la plante est transplantée et qui s'évanouissent quand elle meurt. On conçoit que de tels rêves aient germé dans ce peuple de fleuristes qui font de la Chine entière, depuis la plaine jusqu'aux pics de leurs montagnes taillées et cultivées en terrasse, un jardin merveilleux, et qui colorent de chrysanthèmes et de pivoines tout le Céleste-Empire comme une aquarelle. Voyez, par exemple, les deux pivoines du temple de Lo-Chan, l'une rouge et l'autre blanche, et qui semblaient deux tertres de fleurs. Chacune de ces deux plantes avait pour âme et pour génie une femme d'une exquise beauté. Le lettré qui les aima toutes deux l'une après l'autre, eut cette destinée d'être changé lui-même en plante et de goûter la vie végétale auprès de ses deux bien-aimées. Ne devaient-ils pas confondre ainsi la femme et la fleur, ces Chinois, jardiniers exquis, coloristes charmants, dont les femmes, vêtues de vert, de rose et de bleu, comme des plantes fleuries, vivent sans bouger, à l'ombre et dans le parfum des fleurs! On pourrait rapprocher de ces pivoines enchantées l'acacia des contes égyptiens dans lequel un jeune homme met son coeur.

Les vingt-cinq contes recueillis et traduits par le général Tcheng-ki-Tong suffiraient à montrer que les Chinois n'ont guère formé d'espérances au delà de ce monde, ni conçu aucun idéal divin. Leur pensée morale est, comme leur art de peintre, sans perspective et sans horizon. Dans certains récits, qui semblent assez modernes, tels que celui du licencié Lien, que le traducteur fait remonter, si j'ai bien compris, au XVe siècle de l'ère chrétienne, on voit sans doute un enfer et des tourments. Les supplices y sont même effroyables: on peut se fier sur ce sujet à la richesse de l'imagination jaune. Au sortir du corps, les âmes, les mains liées derrière le dos, sont conduites par deux revenants (le mot est dans le texte) à une ville lointaine et introduites au palais, devant un magistrat d'une laideur épouvantable. C'est le juge des enfers. Le grand livre des morts est ouvert devant lui. Les employés des enfers qui exécutent les arrêts du juge saisissent l'âme coupable, la plongent dans une marmite haute de sept pieds et tout entourée de flammes; puis ils la conduisent sur la montagne des couteaux, où elle est déchirée, dit le texte, «par des lames dressées drues comme de jeunes pousses de bambous». Enfin, si l'âme est celle d'un ministre concussionnaire, on lui verse dans la bouche de grandes cuillerées d'or fondu. Mais cet enfer n'est point éternel. On ne fait qu'y passer et, dès qu'elle a subi sa peine, l'âme, mise dans la roue des métempsycoses, y prend la forme sous laquelle elle doit renaître sur la terre. C'est là visiblement une fable hindoue, à laquelle l'esprit chinois a seulement ajouté d'ingénieuses cruautés. Pour les vrais Chinois, l'âme des morts est légère, hélas! légère comme le nuage. «Il lui est impossible de venir causer avec ceux qu'elle aime.» Quant aux dieux, ce ne sont que des magots. Ceux des Tahoïstes, qui datent du VIe siècle avant Jésus-Christ, sont hideux, et faits pour effrayer les âmes simples. Un de ces monstres infernaux, ayant pour moustaches deux queues de cheval, est le héros du meilleur des contes réunis par M. Tcheng-ki-Tong. Ce dieu était renfermé depuis longtemps dans un temple tahoïste, quand un jeune étudiant, nommé Tchou, l'invita à souper. En cela, Tchou se révéla plus audacieux encore que don Juan; mais le dieu, qui se nommait Louk, était d'un naturel plus humain que le Commandeur de pierre. Il vint à l'heure dite et se montra gai convive, buvant sec et contant des histoires. Il ne manquait pas d'instruction. Il possédait toutes les antiquités de l'empire, et même, ce qui est singulier de la part d'un dieu, il connaissait assez bien les nouveautés littéraires. Il revint maintes fois, toujours rempli de bienveillance et d'aménité. Une nuit, après boire, Tchou lui lut une composition qu'il venait de faire et lui demanda son avis. Louk la jugea médiocre; il ne se dissimulait pas que son ami avait l'esprit un peu épais. Comme c'était un excellent dieu, il y remédia dès qu'il le put. Un jour, ayant trouvé dans l'enfer le cerveau d'un mort qui avait, de son vivant, montré beaucoup d'intelligence, il le prit, l'emporta, et, ayant eu soin d'enivrer quelque peu son hôte, il profita de ce que celui-ci dormait pour lui ouvrir le crâne, lui ôter le cerveau et mettre à la place celui qu'il avait apporté.

À la suite de cette opération, Tchou devint un lettré de grand mérite et passa tous ses examens avec éclat. En vérité, ce dieu était un très brave homme. Malheureusement, ses occupations le retiennent désormais dans la montagne Taï-Hoa; il ne peut plus aller souper en ville.

Nous parlions tout à l'heure, au commencement de cette causerie, des contes chinois traduits par Abel Rémusat, vers 1827. Un de ceux-là est justement célèbre, c'est celui qui a pour titre la Dame du pays de Soung et dont le sujet présente des analogies frappantes avec une fable milésienne que Pétrone nous a conservée et qui a été mise en vers par La Fontaine. Madame Tian (c'est le nom de la dame du pays de Soung) est, comme la matrone d'Ephèse, une veuve inconsolable que l'amour console. La version chinoise, autant qu'il m'en souvient, est moins heureuse que la version rapportée dans le Satyricon. Elle est gâtée par des lourdeurs et des invraisemblances, poussée au tragique et défigurée par cet air grimaçant qui nous rend, en somme, toute la littérature chinoise à peu près insupportable. Mais il me reste un souvenir charmant d'un épisode qui y est intercalé, celui de l'éventail. Si madame Tian nous divertit médiocrement, la dame à l'éventail est tout à fait amusante. Je voudrais pouvoir transcrire ici cette jolie historiette qui tient à peine vingt lignes dans le recueil d'Abel Rémusat. Mais je n'ai pas le texte sous la main.

Je suis obligé de conter de mémoire. Je le ferai en toute liberté, comblant, du moins mal que je pourrai, les lacunes de mes souvenirs. Ce ne sera peut-être pas tout à fait chinois. Mais je demande grâce d'avance pour quelques détails apocryphes. Le fonds du moins est authentique et se trouve dans le troisième volume des contes chinois traduits par Davis, Thoms, le P. d'Entrecolles, etc., et publiés par Abel Rémusat, chez un libraire du nom de Moutardier, qui fleurissait dans la rue Gît-le-Coeur, sous le règne de Charles X. C'est tout ce que j'en puis dire, ayant prêté le volume à un ami qui ne me l'a point rendu.

Voici donc, sans tarder davantage, l'histoire de la dame à l'éventail blanc.

HISTOIRE DE LA DAME À L'ÉVENTAIL BLANC

Tchouang-Tsen, du pays de Soung, était un lettré qui poussait la sagesse jusqu'au détachement de toutes les choses périssables, et comme, en bon Chinois qu'il était, il ne croyait point, d'ailleurs, aux choses éternelles, il ne lui restait pour contenter son âme que la conscience d'échapper aux communes erreurs des hommes qui s'agitent pour acquérir d'inutiles richesses ou de vains honneurs. Mais il faut que cette satisfaction soit profonde, car il fut, après sa mort, proclamé heureux et digne d'envie. Or, pendant les jours que les génies inconnus du monde lui accordèrent de passer sous un ciel vert, parmi des arbustes en fleur, des saules et des bambous, Tchouang-Tsen avait coutume de se promener en rêvant dans ces contrées où il vivait sans savoir ni comment ni pourquoi. Un matin qu'il errait à l'aventure sur les pentes fleuries de la montagne Nam-Hoa, il se trouva insensiblement au milieu d'un cimetière où les morts reposaient, selon l'usage du pays, sous des monticules de terre battue. À la vue des tombes innombrables qui s'étendaient par delà l'horizon, le lettré médita sur la destinée des hommes:

—Hélas! se dit-il, voici le carrefour où aboutissent tous les chemins de la vie. Quand une fois on a pris place dans le séjour des morts, on ne revient plus au jour.

Cette idée n'est point singulière, mais elle résume assez bien la philosophie de Tchouang-Tsen et celle des Chinois. Les Chinois ne connaissent qu'une seule vie, celle où l'on voit au soleil fleurir les pivoines. L'égalité des humains dans la tombe les console ou les désespère, selon qu'ils sont enclins à la sérénité ou à la mélancolie. D'ailleurs, ils ont, pour les distraire, une multitude de dieux verts ou rouges qui, parfois, ressuscitent les morts et exercent la magie amusante. Mais Tchouang-Tsen, qui appartenait à la secte orgueilleuse des philosophes, ne demandait pas de consolation à des dragons de porcelaine. Comme il promenait ainsi sa pensée à travers les tombes, il rencontra soudain une jeune dame qui portait des vêtements de deuil, c'est-à-dire une longue robe blanche d'une étoffe grossière et sans coutures. Assise près d'une tombe, elle agitait un éventail blanc sur la terre encore fraîche du tertre funéraire.

Curieux de connaître les motifs d'une action si étrange, Tchouang-Tsen salua la jeune dame avec politesse et lui dit:

—Oserai-je, madame, vous demander quelle personne est couchée dans ce tombeau et pourquoi vous vous donnez tant de peine pour éventer la terre qui la recouvre? Je suis philosophe; je recherche les causes, et voilà une cause qui m'échappe.

La jeune dame continuait à remuer son éventail. Elle rougit, baissa la tête et murmura quelques paroles que le sage n'entendit point. Il renouvela plusieurs fois sa question, mais en vain. La jeune femme ne prenait plus garde à lui et il semblait que son âme eût passé tout entière dans la main qui agitait l'éventail.

Tchouang-Tsen s'éloigna à regret. Bien qu'il connût que tout n'est que vanité, il était, de son naturel, enclin à rechercher les mobiles des actions humaines, et particulièrement de celles des femmes; cette petite espèce de créature lui inspirait une curiosité malveillante, mais très vive. Il poursuivait lentement sa promenade en détournant la tête pour voir encore l'éventail qui battait l'air comme l'aile d'un grand papillon, quand, tout à coup, une vieille femme qu'il n'avait point aperçue d'abord lui fit signe de la suivre. Elle l'entraîna dans l'ombre d'un tertre plus élevé que les autres et lui dit:

—Je vous ai entendu faire à ma maîtresse une question à laquelle elle n'a pas répondu. Mais moi je satisferai votre curiosité par un sentiment naturel d'obligeance et dans l'espoir que vous voudrez bien me donner en retour de quoi acheter aux prêtres un papier magique qui prolongera ma vie.

Tchouang-Tsen tira de sa bourse une pièce de monnaie, et la vieille parla en ces termes:

«Cette dame que vous avez vue sur un tombeau est madame Lu, veuve d'un lettré nommé Tao, qui mourut, voilà quinze jours, après une longue maladie, et ce tombeau est celui de son mari. Ils s'aimaient tous deux d'un amour tendre. Même en expirant, M. Tao ne pouvait se résoudre à la quitter, et l'idée de la laisser au monde dans la fleur de son âge et de sa beauté lui était tout à fait insupportable. Il s'y résignait pourtant, car il était d'un caractère très doux et son âme se soumettait volontiers à la nécessité. Pleurant au chevet du lit de M. Tao, qu'elle n'avait point quitté durant sa maladie, madame Lu attestait les dieux qu'elle ne lui survivrait point et qu'elle partagerait son cercueil comme elle avait partagé sa couche.

»Mais M. Tao lui dit:

»—Madame, ne jurez point cela.

»—Du moins, reprit-elle, si je dois vous survivre, si je suis condamnée par les Génies à voir encore la lumière du jour quand vous ne la verrez plus, sachez que je ne consentirai jamais à devenir la femme d'un autre et que je n'aurai qu'un époux comme je n'ai qu'une âme.»

»Mais M. Tao lui dit:

»—Madame, ne jurez point cela.

»—Oh! monsieur Tao, monsieur Tao! laissez-moi jurer du moins que de cinq ans entiers je ne me remarierai.

»Mais M. Tao lui dit:

»—Madame, ne jurez point cela. Jurez seulement de garder fidèlement ma mémoire tant que la terre n'aura pas séché sur mon tombeau.

»Madame Lu en fit un grand serment. Et le bon M. Tao ferma les yeux pour ne les plus rouvrir! Le désespoir de madame Lu passa tout ce qu'on peut imaginer. Ses yeux étaient dévorés de larmes ardentes. Elle égratignait, avec les petits couteaux de ses ongles, ses joues de porcelaine. Mais tout passe, et le torrent de cette douleur s'écoula. Trois jours après la mort de M. Tao, la tristesse de madame Lu était devenue plus humaine. Elle apprit qu'un jeune disciple de M. Tao désirait lui témoigner la part qu'il prenait à son deuil. Elle jugea avec raison qu'elle ne pouvait se dispenser de le recevoir. Elle le reçut en soupirant. Ce jeune homme était très élégant et d'une belle figure; il lui parla un peu de M. Tao et beaucoup d'elle; il lui dit qu'elle était charmante et qu'il sentait bien qu'il l'aimait; elle le lui laissa dire. Il promit de revenir. En l'attendant, madame Lu, assise auprès du tertre de son mari, où vous l'avez vue, passe tout le jour à sécher la terre de la tombe au souffle de son éventail.»

Quand la vieille eut terminé son récit, le sage Tchouang-Tsen songea:

—La jeunesse est courte; l'aiguillon du désir donne des ailes aux jeunes femmes et aux jeunes hommes. Après tout, madame Lu est une honnête personne qui ne veut pas trahir son serment.

C'est un exemple à proposer aux femmes blanches de l'Europe.

CHANSONS POPULAIRES DE L'ANCIENNE FRANCE[11]

I

CHANSONS D'AMOUR

[Note 11: Histoire de la chanson populaire en France, par Julien Tiersot, ouvrage couronné par l'Institut, in-8°.—Société des traditions populaires, au Musée d'ethnographie du Trocadéro.—Revue des traditions populaires (dirigée par M. Paul Sébillot); 4e année, in-8°.—La Tradition, revue générale des contes, légendes, chants, usages, traditions et arts populaires, direction: MM. Émile Blémont et Henry Carnoy; 3e année, in-8°.]

Beaucoup de curieux vont aujourd'hui à la découverte des sources cachées de la tradition. Les plus humbles monuments de la poésie et des croyances populaires sont soigneusement recueillis. Une société fondée sur l'initiative de M. Paul Sébillot, deux revues spéciales et de nombreuses publications, parmi lesquelles il faut citer les légendes de la Meuse colligées par M. Henry de Nimal, et, tout récemment, l'Histoire de la chanson populaire, par M. Julien Tiersot, attestent l'ingénieuse activité de nos traditionnistes français. Ce ne sont point là des peines perdues. Les témoignages de la vie de nos aïeux rustiques nous sont doux et chers. Avec leurs assiettes peintes, leurs armoires de mariage où sont sculptées des colombes, avec l'écuelle d'étain où l'on servait la rôtie de la mariée, ils nous ont laissé des chansons, et ce sont là leurs plus douces reliques. Avouons-le humblement: le peuple, le vieux peuple des campagnes est l'artisan de notre langue et notre maître en poésie. Il ne cherche point la rime riche et se contente de la simple assonnance; son vers, qui n'est point fait pour les yeux, est plein d'élisions contraires à la grammaire; mais il faut considérer que si la grammaire, comme on dit—et ce dont je doute—est l'art de parler, elle n'est point assurément l'art de chanter. D'ailleurs, le vers de la chanson populaire est juste pour l'oreille; il est limpide et clair, d'une brièveté que l'art le plus savant recherche sans pouvoir la retrouver; l'image en jaillit soudaine et pure: enfin, il a de l'alouette, qu'il célèbre si volontiers, le vol léger et le chant matinal.

Les pieux antiquaires qu'anime la poétique folie du folklore, les Maurice Bouchor, les Gabriel Vicaire, les Paul Sébillot, les Charles de Sivry, les Henry Carnoy, les Albert Meyrac, les Jean-François Bladé, qui vont par les campagnes recueillant sur les lèvres des bergers et des vieilles filandières les secrets de la muse rustique, ont transcrit et noté plus d'un petit poème exquis, plus d'une suave mélodie qui s'allaient perdre sans écho dans les bois et les champs, car la chanson populaire est près de s'éteindre. C'est grand dommage; et pourtant ces présages d'une fin prochaine apportent un attrait puissant: il n'y a de cher que ce qu'on craint de perdre; il n'y a de poétique, hélas! que ce qui n'est plus.

Ces chansons expirantes qu'on recueille aujourd'hui dans nos villages sont vieilles sans doute, plus vieilles que nos grand'mères; mais dans leur forme actuelle, les plus anciennes ne remontent guère plus haut que le XVIIe siècle. Plusieurs sont du joli temps du rococo, et cela se sent à je ne sais quoi.

C'est tout un monde que ces chansons, et tout un monde charmant. On le retrouve du nord au sud, de l'est à l'ouest. Le fils du roi, le capitaine, le seigneur, le galant meunier, le pauvre soldat, le beau prisonnier, et Cathos, et Marion, et Madelon, et les filles sages qui vont par trois, et les filles amoureuses qui content leur chagrin au rossignol, près de la fontaine.

Dans ces petits poèmes rustiques, il y a beaucoup de rossignols; beaucoup de fleurs mêmement: des roses, des lilas et surtout des marjolaines. La jolie plante, qu'on a nommée aussi l'origan parce qu'elle se plaît sur les coteaux, où elle dresse parmi les buissons ses grappes de petites fleurs roses, serties délicatement de bractées brunes, apparaît dans les chansons de la glèbe, grâce, sans doute, à son nom musical, à ses tendres couleurs et à son doux parfum, comme l'emblème du désir et de la volupté, comme l'image des ardeurs secrètes, des amours furtives et des joies cachées. Témoin la jolie fille qui revenait de Rennes avec ses sabots. Le fils du roi la vit et l'aima; de quoi elle se réjouit en ces termes:

    Il m'a donné pour étrennes
       Avecque mes sabots
           Dondaine,
    Un bouquet de marjolaine
       Avecque mes sabots;

     Un bouquet de marjolaine,
       Avecque mes sabots
           Dondaine,
    S'il fleurit, je serai reine
       Avecque mes sabots.

Le rossignol, qui chante si magnifiquement, et qui chante la nuit, est le confident de toutes les amours ou joyeuses ou tristes de nos chansons.

    Sur la plus haute branche,
    Le rossignol chantait.

    Chante, rossignol, chante,
    Toi qui as le coeur gai.

    Moi ce n'est pas de même:
    Mon bonheur est passé.

Ainsi soupire la fille du Morvan. Et la petite Bressane dit ingénument:

    Rossignolet du bois,
    Rossignolet sauvage,
    Apprends-moi ton langage,
    Apprends-moi z'à parler.
    Apprends-moi la manière
    Comment l'amour se fait.

Le rossignol exprime dans son chant le triomphe de l'amour. L'alouette, à la voix argentée et pure, avertit les amoureux du retour du jour. Margot et Marion, qui ne sont pas des amantes tragiques, ne s'emportent pas, comme la Juliette de Shakespeare, jusqu'à maudire la chanson de l'aube que l'amante de Roméo appelle un cri discordant, un affreux hunt's up. Elles ne rappellent pas le dicton populaire qui veut que l'alouette ait changé d'yeux avec le crapaud, son ami. Elles ne disent pas, comme la noble fille des Capulets: «C'est l'alouette qui chante ainsi hors de ton des mélodies âprement discordantes et des notes suraiguës. Il y a des gens qui prétendent que l'alouette fait de beaux accords; cela n'est pas, puisqu'elle nous sépare. «Cateau, surprise par l'aube avec son bon ami, ne se fâche pas contre le petit chanteur qui n'en peut mais; elle le tient au contraire pour un bon réveille-matin dont il ne faut pas mépriser les avertissements. Elle dit tout uniment à son galant, qui la serre dans ses bras et ne veut point lâcher prise:

    J'entends l'alouette qui chante
             Au point du jour.
    Ami, si vous êtes honnête,
             Retirez-vous;
    Marchez tout doux, parlez tout bas,
             Mon doux ami,
    Car si mon papa vous entend
             Morte je suis.

Les ingénues de nos chansons vont «seulettes» à la fontaine; elles y font des rencontres hasardeuses, et parfois elles en reviennent tout en larmes. Le bonhomme Greuze, qui, venu de bonne heure de Tournus à Paris, y resta toujours d'humeur paysanne, devait, en esquissant la Cruche cassée, fredonner quelque chanson du pays, quelque couplet revenant à celui-ci:

    Ne pleurez pas, ma belle;
    Ah! je vous le rendrai.

    —Ce n'est pas chos' qui se rende
    Comm' cent écus prêtés.

La chanson populaire exprime avec une fine naïveté l'entêtement du premier amour chez les jeunes filles. Je n'en veux pour exemple que ces jolis couplets, bien connus, dont j'emprunte le texte à la revue de MM. Émile Blémont et Henry Carnoy:

      Oh! que l'amour est charmante!
    Moi, si ma tante le veut bien,
        J'y suis bien consentante;
    Mais si ma tante ne veut pas,
        Dans un couvent j'y entre.

      Ah! que l'amour est charmante!
    Mais si ma tante ne veut pas,
        Dans un couvent j'y entre:
    J'y prierai Dieu pour mes parents,
        Mais non pas pour ma tante.

Le meunier, dans nos petits poèmes, est volontiers un homme à bonnes fortunes, un peu faraud, beau marjolin et faisant grande fricassée de coeurs. Tel il apparaît dans la chanson de mademoiselle Marianne, connue dans toutes les provinces de France. Marianne allait sur son âne au moulin, y faire moudre son grain. Un jour, le galant meunier lui dit: «Attachez là votre âne, ma petite demoiselle», et il la fait entrer au moulin:

    Pendant que le moulin tournait,
    Avec le meunier ell' riait.
      Le loup mangea son âne,
      Pauvre mam'zell' Marianne,
    Le loup mangea son âne Martin,
      À la port' du moulin.

    Le meunier, qui la voit pleurer,
    Ne peut s'empêcher d'lui donner
      De quoi ravoir un âne,
      Ma petit' mam'zell' Marianne,
    De quoi ravoir un âne Martin
      Pour aller au moulin.

    Son père, qui la voit venir,
    Ne peut s'empêcher de lui dire:
      Ce n'est pas là notre âne,
      Ma petit' mam'zelle Marianne,
    Ce n'est pas là notre âne Martin.
      Qui allait au moulin.

    Notre âne avait les quatr' pieds blancs.
    Et les oreill's à l'avenant,
      Et le bout du nez pâle;
      Ma petit' mam'zell' Marianne,
    Oui, le bout du nez pâle, Martin,
      Qui allait au moulin.

L'âne de Mademoiselle Marianne, que le loup a mangé, est un symbole. La chanson contient une leçon morale, sans insister plus que de raison sur un accident en somme assez commun. Mais parfois la Muse, ou plutôt la Musette des champs et des bois, hausse le ton et devient romanesque, gentiment tragique et nous montre des filles fort délicates sur le point de leur honneur. Telle est en Bresse et en Lorraine, la chanson de la fille qui fait la morte «pour son honneur garder». Tels sont les pimpants couplets de la fille déguisée en dragon dans le dessein de rejoindre son séducteur retourné à l'armée:

       Elle fut à Paris
       S'acheter des habits;
    Ell' s'habilla en dragon militaire,
          Rien de si beau!
       La cocarde au chapeau.

Pendant sept ans elle servit le roi sans retrouver l'infidèle. Un jour, enfin, elle le rencontre: elle va droit à lui, le sabre au clair. Ils se battent; elle le tue. Voilà une fille dont le coeur gardait de fiers ressentiments. Il faut dire aussi que c'était une fille de qualité. La chanson nous apprend en effet qu'après avoir mis son séducteur à mort

    Ell' monte à ch'val comme un guerrier fidèle,
       Elle monte à ch'val
       Comme un beau général;
       Ell' revient au château de son père,
       Dit: «J'ai vaincu,
       Mon amant ne vit plus.»

Aussi ferme dans son propos, mais plus pure et plus douce, l'orpheline du Pougan à qui son seigneur offre son amour avec une belle paire de gants. Comme Marguerite (dont Goethe a pris en effet le langage dans la poésie populaire de l'Allemagne), la jeune paysanne bretonne répond à peu près: «Je ne suis demoiselle ni belle».

    À moi n'appartient pas des gants
    Monsieur le comte,
    Je suis simple fille des champs,
    À moi n'appartient pas des gants.

Le seigneur ne s'arrête pas à ce refus: «La belle, dit-il, approchez, que je vous baise; ça me donnera l'envie d'y revenir.—Mon Dieu! n'y revenez pas, monsieur le comte; qui vous prie d'y revenir?» L'homme violent la saisit, la prend en croupe. Elle crie en vain; il l'emporte.

    Mais en passant sur la chaussée,
    Dans la rivière s'est jetée.

    «Très sainte Vierge en cet émoi,
    Je vous supplie,
    Très sainte Vierge, noyez-moi;
    Mais mon honneur, sauvez-le-moi.»

Les paysans disent volontiers, quand ils vous confient quelque objet délicat: «Traitez-le comme une jeune fille.» Leurs vieilles chansons touchent les jeunes filles avec cette discrétion recommandable. Elles donnent à toutes la grâce et la beauté; elles glissent avec une malice souriante sur les fautes de la jeunesse; elles célèbrent les demoiselles qui vengent leur honneur; elles exaltent les saintes filles qui aiment mieux mourir que de pécher. Elles pleurent enfin de vraies larmes sur la mort des fiancées.

Y a-t-il rien de plus touchant, rien qui aille si droit au coeur que cette chanson recueillie dans la Haute-Savoie, cette chanson qui commence par ce couplet de fête?

           Ma mère, apportez-moi
           Mon habit de soie rose.
    Et mon chapeau, qu'il soit d'argent bordé:
           Je veux ma mie aller trouver.

Hélas! l'ami trouva sa mie étendue sur son lit de mort, ayant reçu les sacrements. Quand il approcha, elle rouvrit les yeux:

    Puis elle sortit sa main blanche du lit
          Pour dire adieu à son ami.

Ce dernier trait, ce trait de nature est frappant. L'art le plus achevé ne saurait aller au delà. Le peintre le plus suave, un Henner, un Prudhon, un Corrège, sur sa toile baignée d'une ombre transparente, n'a jamais mieux placé la lumière, jamais mieux trouvé le point où conduire le regard et l'âme du spectateur. «Puis elle sortit sa main blanche du lit, pour dire adieu à son ami.» Non! je ne m'abuse pas. C'est un de ces grands traits de nature qu'on dit le comble de l'art quand l'art a le bonheur de les trouver.

Au reste, fort incrédules, nos chansonniers rustiques, et volontiers railleurs à l'endroit de la vertu des femmes mariées et n'entendant pas aisément qu'on meure d'amour. Le marin de Saint-Valéry en Caux chante:

    Faut-il pour une belle
    Que tu t'y sois tué?

    Y en a pus de mille à terre
    Qui t'auraient consolé.

La chanson, comme le fabliau, s'amuse des ruses des femmes sans prendre au sort des maris un intérêt excessif. Le dialogue de Marion et de son jaloux est à cet égard un chef-d'oeuvre de malice et de grâce. Il est répandu dans toute la France. On en a recueilli des versions cévenoles, auvergnates, gasconnes, champenoises, languedociennes, lorraines, normandes, morvannaises, limousines; sans compter ce texte provençal que Numa Roumestan estime beau comme du Shakespeare. Voici, d'après la Revue des traditions populaires, une excellente version recueillie, et peut-être un peu arrangée, par M. Charles de Sivry dans l'ouest de la France:

LE JALOUX

    Qu'allais-tu faire à la fontaine,
          Corbleu, Marion?
    Qu'allais-tu faire à la fontaine?

MARION

    J'étais allé quérir de l'eau,
          Mon Dieu, mon ami.
    J'étais allé quérir de l'eau.

LE JALOUX

    Mais qu'est-ce donc qui te parlai
          Corbleu, Marion?

MARION

    C'était la fille à not' voisine,
          Mon Dieu, mon ami!

LE JALOUX

    Les femmes ne portent pas d'culottes,
          Corbleu, Marion!

MARION

    C'était sa jupe entortillée,
          Mon Dieu, mon ami!

LE JALOUX

    Les femmes ne portent pas d'épée,
          Corbleu, Marion!

MARION

    C'était sa quenouill' qui pendait.
          Mon Dieu, mon ami!

LE JALOUX

    Les femmes ne portent pas d'moustaches
          Corbleu, Marion!

MARION

    C'était des mûres qu'elle mangeait
          Mon Dieu, mon ami!

LE JALOUX

    Le mois de mai n'porte pas d'mûres,
          Corbleu, Marion!

MARION

    C'était une branch' de l'automne.
          Mon Dieu, mon ami!

LE JALOUX

    Va m'en quérir une assiettée,
          Corbleu, Marion!

MARION

    Les p'tits oiseaux ont tout mangé,
          Mon Dieu, mon ami!

LE JALOUX

    Alors, je te coup'rai la tête!
          Corbleu, Marion!

MARION

    Et puis que ferez-vous du reste,
    Mon Dieu, mon ami?

Mais il faut nous arrêter quand nous avons à peine lié quelques fleurettes du bouquet de Margot.

II

LE SOLDAT

Retournons aux sources de la tradition populaire. Aujourd'hui, nous écouterons, si vous voulez, les chansons du sergent La Rose et du sergent La Ramée. Après les mélodies amoureuses, les couplets militaires. Au régiment, nous retrouvons encore Margot et Catherine.

De tout temps la France a donné des soldats, comme la Beauce des grains. Sous Louis XIII, les recruteurs n'avaient qu'à choisir dans les villages. Les jeunes gens à l'envi priaient les capitaines de les recevoir dans leurs compagnies. Il est vrai que le roi demandait alors quarante mille hommes au plus. Louis XIV, qui aimait trop la guerre,—il l'a confessé lui-même,—eut besoin de deux, de trois, de quatre cent mille hommes à la fois. Alors les levées devinrent plus difficiles. Un tambour parcourait la ville, suivi de soldats qui portaient embrochés à leur épée du pain blanc et des perdrix rôties, afin d'allécher les pauvres garçons. Ils s'arrêtaient à tous les carrefours, et là, après avoir battu les trois bans, le tambour portait la main au chapeau et disait: «De par le roi, on fait savoir à tout homme, de quelque qualité et condition qu'il soit, âgé de seize ans, qui désirerait prendre parti dans le régiment de N… infanterie, qu'on lui donnera quinze francs, vingt francs, suivant l'homme qu'il sera, et un bon congé au bout de trois ans. Argent comptant sur la caisse! On ne demande pas de crédit. Ceux qui seront portés de bonne volonté n'ont qu'à venir.»

Alors il élevait et faisait sonner une grande bourse de soie pleine d'or et d'argent que son capitaine lui avait remise. Il enrôlait ainsi un nombre suffisant d'écoliers endettés, de villageois fainéants, d'artisans sans travail et de valets sans maîtres. Parfois il fallait compléter le contingent au cabaret, et plus d'un naïf paysan se vit, comme Candide, engagé sous les drapeaux pour avoir bu à la santé du roi. Mais généralement la levée se faisait sans trop de ruse ni de violence, grâce aux paroles dorées du racoleur et au goût naturel du peuple pour l'état militaire. Et puis, au service du roi, l'on recevait vingt-quatre onces de pain blanc avec trois livres de viande par semaine et quatre sous par jour. C'était à considérer. La recrue, comme dans la chanson du pays de Caux, embrassait sa promise et partait gaiement en promettant de lui rapporter de là-bas quelque parure en souvenir.

    Adieu, ma belle, ah! je m'en vas,
    Puisque mon régiment s'en va.

Ou bien encore:

    Adieu, ma mie, je m'en vas,
    Adieu, ma mie, je m'en vas,
    Je m'en vas faire un tour à Nantes,
    Puisque le roi me le commande.

Le soldat de l'ancien régime avait du coq le plumage ainsi que le ramage. Il était magnifiquement vêtu, aux frais de son capitaine. Sous Louis XV, pommadé, frisé, poudré, portant la queue à cadenette, coiffé du chapeau à trois cornes où brillait la cocarde blanche, vêtu de l'habit à parement et à retroussis de vives couleurs et galonné sur les poches et les coutures, le ruban à l'épaule, il jetait un merveilleux éclat sur son passage et troublait les coeurs des servantes d'auberge et des filles de cabaret. Aujourd'hui encore, son chapeau, son habit, sa culotte et ses guêtres échappés aux mites et aux rats font l'émerveillement de tous ceux qui visitent l'exposition du ministère de la guerre sur l'esplanade des Invalides. Il portait fièrement les couleurs de son régiment, la livrée bleue du roi, les livrées rouges ou vertes de la reine, du dauphin, et des princes, la livrée grise des maréchaux et des seigneurs. Il était beau, et il le savait. Les jolies filles le lui disaient. Il avait changé de nom en changeant de métier; il ne s'appelait plus Jean, Pierre ou Colin; il s'appelait mirifiquement Sans-Quartier, la Violette, Sans-Souci, Tranche-Montagne, Belle-Rose, Brin-d'Amour, Tour-d'Amour, la Tulipe, ou de quelque autre enfin de, ces surnoms qui plaisaient à La Fontaine, car le bonhomme, étant très vieux, a dit dans une ballade:

    J'aime les sobriquets qu'un corps de garde impose;
    Ils conviennent toujours…

Une fois soldat du roi, la Violette ne songe plus à sa belle; la Tulipe a oublié sa promise. Elle lui avait dit:

    Dedans l'Hollande si tu vas,
    Un corselet m'apporteras;
    Un corselet à l'allemande
    Que ta maîtresse te demande.

Hélas! son corselet, la belle l'attend encore:

    Dedans l'Hollande il est allé,
    Au corselet n'a pas songé,
    Il n'a songé qu'à la débauche,
    Au cabaret, comme les autres.

Pourtant, il se ressouvient avec quelques, regrets:

    Ah! si j'avais du papier blanc,
    Dit-il un jour en soupirant,
    J'en écrirais à ma maîtresse
    Une lettre de compliments.

    Pas de rivière sans poissons,
    Pas de montagne sans vallons,
    Pas de printemps sans violettes
    Ni pas d'amant sans maîtresse.

Il arrive que, si la Tulipe tarde trop à donner de ses nouvelles, sa bonne amie va chercher l'ingrat jusqu'en pays ennemi. Parfois, elle est fort mal reçue, témoin la chanson du pays messin, recueillie par M. de Puymaigre:

    Quand la bell' fut en Prusse,
    Elle vit son amant
    Qui faisait l'exercice
    Tout au milieu du rang.

    —Si j'avais su, la belle,
    Que tu m'aurais trouvé,
    J'aurais passé la mer,
    La mer j'aurais passé.

Plus hardie, mieux avisée, la fille qui s'habilla en dragon, la cocarde au chapeau. La muse populaire a beaucoup de goût pour les filles déguisées en militaires. C'est un travestissement qu'on voit souvent dans les opérettes; mais la chanson y met plus de romanesque et de fantaisie. M. Henry Carnoy a retrouvé une bien jolie variante de ce thème connu.

    Mon pèr' me dit toujours:
    Marie-toi, ma fille!
    Non, non, mon père, je ne veux plus aimer,
    Car mon amant est à l'armée.

    Elle s'est habillée
    En brave militaire.
    Ell' fit couper, friser ses blonds cheveux
    À la façon d'son amoureux.

    Elle s'en fut loger
    Dans une hôtellerie
    —Bonjour, hôtess', pourriez-vous me loger?
    J'ai de l'argent pour vous payer.

    —Entrez, entrez, monsieur,
    Nous en logeons bien d'autres.
    Montez en haut: en voici l'escalier;
    L'on va vous servir à dîner.

Dans sa chambre, la belle se met à chanter. Son amant, logé à la même auberge, l'entend et reconnaît la voix de son amie. Il demande à l'hôtesse: Qui donc chante ainsi? On lui répond que c'est un soldat. Il l'invite à souper:

    Quand il la vit venir,
    Met du vin dans son verre:
    —À ta santé, l'objet de mes amours!
    À ta santé, c'est pour toujours!

    —N'auriez-vous pas, monsieur,
    Une chambre secrète,
    Et un beau lit qui soit couvert de fleurs,
    Pour raconter tous nos malheurs?

    —N'auriez-vous pas, monsieur,
    Une plume et de l'encre?
    Oui, j'écrirai à mes premiers parents
    Que j'ai retrouvé mon amant.

N'est-ce pas d'une grâce piquante, cette reconnaissance imprévue, le verre à la main, et ce souhait d'un lit couvert de fleurs, où les deux amants se raconteront leurs malheurs?

Manon, plus simplement, se fait passer pour un garçon et s'engage dans le même régiment que son ami.

Et la chanson conclut en ces termes:

    Une fille de dix-huit ans
    Qui a servi sept ans
    Sûrement a gagné
    Le congé de son bien-aimé.

Les bonnes fortunes du militaire sont attestées par une longue renommée. Mais, quand la chanson nous dit que le jeune tambour épousa la fille du roi, il est évident qu'elle rêve et que pareille chose n'arrive que dans le pays bleu des songes. En ce temps-là, il n'y avait de musiciens dans l'infanterie que les fifres et les tambours. Ces derniers recevaient double paye, en vertu d'un règlement en date du 29 novembre 1688; il n'en est pas moins merveilleux que l'un d'eux ait épousé la fille du roi. Les Bretons de Nantes qui chantaient cela étaient de grands idéalistes:

    Trois jeun' tambours—s'en revenant de guerre,
    Le plus jeune a—dans sa bouche une rose.
    La fille du roi—était à sa fenêtre.
    —Joli tambour,—donne-moi, va, ta rose.
    —Fille du roi—donne-moi, va ton coeur.
    —Joli tambour—demand' le à mon père.
    —Sire le roi,—donnez-moi votre fille
    —Joli tambour—tu n'es pas assez riche.
    —J'ai trois vaisseaux—dessus la mer jolie;
    L'un chargé d'or,—l'autre d'argenterie
    Et le troisièm'—pour promener ma mie.
    —Joli tambour—tu auras donc ma fille.
    —Sire le roi—je vous en remercie,
    Dans mon pays—y en a de plus jolies[12].

[Note 12: Chanson recueillie par MM. Julien Tiersot et Paul Sébillot.]

Ce jeune tambour qui possède trois navires est vraiment merveilleux. Tandis que je feuillette le livre excellent de M. Julien Tiersot, je ne puis me défendre de regarder sur ma table une petite boîte d'humble apparence dans laquelle un vieux brave prit longtemps son tabac à priser. Il s'en exhale encore, quand on l'ouvre, une âcre senteur. Je l'ai trouvée, l'an dernier, chez un bric-à-brac, pêle-mêle avec des médailles de Sainte-Hélène, des vieux galons et des vieux parchemins. C'est une boîte ronde, en noyer, qui porte sur son couvercle plat une scène militaire suffisamment expliquée par cette légende: Sortie de garnison. En effet, on voit aux portes d'une ville, sous une treille, des soldats vider une dernière bouteille et faire de touchants adieux à de bonnes amies. Ils sont coiffés d'un shako largement évasé et portent de longues capotes; ce sont, je crois bien, des voltigeurs de la garde. Quant aux bonnes amies, elles sont toutes dans une situation intéressante. Un des soldats, la main étendue, jure sur le gage de son amour qu'il n'oubliera ni l'enfant ni la mère. Mais la pauvre créature ne semble pas rassurée. Il y a dans cette scène un mélange très curieux de malice et de sentiment.

J'imagine que cette tabatière servit longtemps à quelque invalide et que la scène qui en orne le couvercle rappelait à ce vieux brave le temps des amours. Peut-être la portait-il à Waterloo; peut-être était-ce le don d'une amante; peut-être essuyait-il une larme chaque fois qu'il y prisait. Mais que nous voilà loin du galant tambour qui passait, une rose aux lèvres, devant la fille du roi.

Mais tel, comme dit Merlin, «cuide engeigner autrui qui s'enseigne soi-même». Le beau militaire, de retour au village, s'aperçoit que la disgrâce qu'il a tant de fois infligée aux autres maris ne lui a pas été épargnée à lui-même. Il retrouve sa famille bien accrue en son absence:

    … Méchante femme,
    Je ne t'avais laissé qu'deux enfants,
    En voilà quatre à présent.

Et la femme répond ingénument:

    J'ai tant reçu de fausses lettres
    Que vous étiez mort à l'armée,
    Que je me suis remariée.

Le jeu finit quelquefois plus tragiquement. La justice militaire ne badine point. S'il est vrai, comme dit la chanson, qu'au régiment d'Anjou on désertait impunément:

    Je suis du régiment d'Anjou,
    Si je déserte, je m'en f…,
    Le capitaine paira tout[13],

ailleurs le déserteur était fusillé sans rémission. Dans une complainte restée populaire, un pauvre soldat conte son affaire en marchant au supplice, comme le vieux sergent de Béranger. Ce soldat s'était engagé «pour l'amour d'une fille». Pour elle, il avait volé l'argent du roi, et, tandis qu'il s'enfuyait, il rencontra son capitaine et le tua. Il fut condamné à mort, comme il le méritait. Mais le peuple est indulgent aux faiblesses que le sentiment inspire, et la fatalité des fautes enchaînées l'une à l'autre l'émeut justement. De là l'inspiration touchante de cette complainte, qui est même entrée, dit M. Julien Tiersot, dans le répertoire de Thérèsa.

[Note 13: Couplet cité par Alexis Monteil, Histoire des Français (t.
IV, p. 15 des notes.)]

    Ils m'ont pris, m'ont mené
    Sur la place de Rennes,
    Ils m'ont bandé les yeux
    Avec un ruban bleu:
    C'est pour m'y fair' mourir
    Mais sans m'y fair' languir.

    Soldat de mon pays.
    N'en dit' rien à mon père;
    Écrivez-lui plutôt
    Que je sors de Bordeaux
    Pour aller en Avignon
    Suivre mon bataillon.

En somme, les peuples n'aiment pas la guerre, et ils ont bien raison. Les chansons vraiment populaires de notre France, où pourtant les soldats poussent comme le blé, ces chansons, qui se lèvent du sillon avec l'alouette, sont du parti des mères. Le chef-d'oeuvre, la merveille des chansons rustiques, n'est-ce pas la complainte de Jean Renaud, qui revient de la guerre, tenant ses entrailles dans ses mains:

    —Bonjour, Renaud; bonjour, mon fils,
    Ta femme est accouchée d'un fils
    —Ni de ma femm' ni de mon fils
    Je ne saurais me réjouir.

    Que l'on me fass' vite un lit blanc
    Pour que je m'y couche dedans.
    Et quand ce vint sur le minuit,
    Le beau Renaud rendit l'esprit.

La suite de la complainte est sublime, et M. Julien Tiersot a bien raison de tenir cette oeuvre, paroles et musique, pour une des plus belles inspirations du génie inculte.

    —Dites-moi, ma mère, ma mie,
    Qu'est-c' que j'entends pleurer ici?
    —C'est un p'tit pag' qu'on a fouetté
    Pour un plat d'or qu'est égaré.

    —Dites-moi, ma mère, ma mie,
    Qu'est-ce que j'entends cogner ici?
    —Ma fille, ce sont les maçons
    Qui raccommodent la maison.

    —Dites-moi, ma mère, ma mie,
    Qu'est-c' que j'entends sonner ici?
    —C'est le p'tit dauphin nouveau né.
    Dont le baptême est retardé.

    —Dites-moi, ma mère, ma mie,
    Qu'est-ce que j'entends chanter ici?
    —Ma fille, c' sont les processions
    Qui font le tour de la maison.
    ………………………………
    —Dites-moi, ma mère, ma mie,
    Irai-je à la messe aujourd'hui?
    —Ma fille, attendez à demain,
    Et vous irez pour le certain.

Tout est admirable dans cette complainte, dont on connaît un grand nombre de versions. Selon une variante recueillie à Boulogne-sur-Mer par M. Ernest Hamy, lorsque la femme de Jean Renaud voit dans l'église le cercueil de son mari et qu'elle apprend ainsi qu'elle est veuve, elle se tourne vers sa belle-mère:

    —Tenez, ma mer', voilà les clefs:
    Allez-vous-en au petit né.
    Vêtez-le de noir et de blanc.
    Quant à moi, je reste céans.

Où trouver rien de plus simple, de plus grand, de plus sublime? «Mère, voilà les clefs.» N'est-ce pas là un de ces traits de nature qui, comme nous disions tantôt, sont le comble de l'art, quand l'art y peut atteindre?

Je m'arrête. Ma tâche, ici, n'est que d'effleurer les sujets. Je dirai, pour finir, ce qui m'a le plus frappé en parcourant dans divers recueils nos vieilles chansons de soldats. On n'y trouve pas trace de haines contre les peuples étrangers. On se bat pour le roi, contre les ennemis du roi; mais, ces ennemis, on les ignore et on ne leur veut aucun mal. Les longues guerres de Louis XIV n'ont pas laissé la moindre colère dans l'âme de ce peuple léger, doux et charmant.

À la veille de la Révolution, la France populaire ne se sent pas un seul ennemi en Europe. Elle n'a pas dans ses chansons un seul mot amer contre l'Allemand ou l'Anglais. Si le roi d'Angleterre est une fois provoqué, c'est dans une pastourelle tout à fait enfantine et mystérieuse, qu'on retrouve en Bresse et dans l'Île de France. Une bergère l'appelle en combat singulier. Elle lui dit:

    Prends ton épée en main,
    Et moi ma quenouillette.

Et la quenouille de la pastoure rompt l'épée du roi d'Angleterre. Faut-il reconnaître dans cette fantaisie un souvenir puéril et tendre de Jeanne la Pucelle? Qui sait ce qu'un couplet de chanson porte de vérités sur ses ailes légères? La muse de nos campagnes enseigne clairement que nous ne savons point haïr. Quand il ne resterait du vieux génie français que les couplets sans rimes que nous venons de fredonner, on pourrait dire encore avec assurance: ce peuple avait deux dons précieux, la grâce et la bonté.

III

CHANSONS DE LABOUR

Celles-là ne sont point galantes. Chansons de labour, chansons de labeur. Le long de la Loire, Émile Souvestre entendit maintes fois les laboureurs arauder leurs attelages, c'est-à-dire les encourager par le chant que les boeufs semblent entendre. Le refrain était:

    Hé!
    Mon rougeaud,
    Mon noiraud,
    Allons ferme, à l'housteau
    Vous aurez du r'nouveau.

En Bresse, on chante au labour, pour exciter les boeufs, des chansons dites «chansons de grand vent». On en cite une, entre autres, empreinte d'une morne rudesse:

    Le pauvre laboureur,
    Il est bien malheureux!
    Du jour de sa naissance
    Il a bien du malheur;
    Qu'il pleuv', qu'il neig', qu'il grêle,
    Qu'il fasse mauvais temps,
    L'on voit toujours sans cesse
    Le laboureur aux champs!

La plainte, si grave au début, se colore d'un peu de fantaisie.

    Il est vêtu de toile
    Comme un moulin à vent.
    Il port' des arselettes:
    C'est l'état d' son métier,
    Pour empêcher la terre
    D'entrer dans ses souliers.

Ses «arselettes», ce sont ses guêtres, comme le sens de la phrase l'indique suffisamment. Au dernier couplet, il hausse le ton, dit avec une juste fierté:

    Il n'y a roi ni prince,
    Ni ducque ni seigneur.
    Qui n'vive de la peine
    Du pauvre laboureur.

M. Paul Arène veut bien m'envoyer une chanson provençale du même genre qu'il a recueillie lui-même. «C'est, dit-il, la plainte du paysan, l'histoire ingénûment contée de son éternelle querelle avec la terre. Et certes un paysan seul a pu, dans l'ennui des lents labourages, composer lentement, sur une musique large, triste et se prolongeant en échos, ces couplets d'un réalisme si poignant et si mélancolique.» M. Paul Arène a fait de cette chanson une traduction ferme et colorée. Le début en est grand et rappelle les bucoliques syracusaines, tant il reste de génie antique dans l'âme provençale:

Venez pour écouter—la chanson tant aimable—de ces pauvres bouviers—qui passent leur journée—aux champs, tout en labourant.

Puis, c'est avec la tranquille bonhomie d'un Hésiode rustique que le bon chanteur dit les travaux et les jours du laboureur:

Quand vient l'aube du jour—que le bouvier s'éveille—il se lève et prie Dieu—et puis, après, il mange—sa bouillie de pois—c'en est la saison.

Aussitôt qu'il a mangé,—le bouvier dit à sa femme…

Ce qu'il lui dit est d'un maître attentif et sage. Il lui dit: «Prépare-moi du blé pour les semailles. Quand viendra l'heure du goûter, apporte-moi le flacon. Puis, tu raccommoderas mes culottes. Je crois bien qu'avant-hier, labourant à la lisière, un buisson m'en a pris le fond.» Cette idée le conduit à considérer les misères du métier, et il s'écrie amèrement:

Oh! le mauvais labour—que celui de cette terre,—où du matin au soir,—je ne trouve que misère!—Le sillon—de misère est plein.

Sans doute, la vie de la terre est une dure vie. Et les plaintes du bouvier provençal, comme celles du laboureur berrichon, doivent nous toucher. Mais ne méconnaissons pas qu'il s'y mêle de la joie, du contentement et de l'orgueil. Avec quelle fierté le bouvier de Paul Arène ne dit-il pas: «La charrue est composée de trente et une pièces. Celui qui l'a inventée devait avoir de l'adresse. Ce devait être un monsieur.»

On a peint sous des couleurs trop noires la vie de nos aïeux rustiques. Ils prenaient de la peine, et parfois enduraient de grands maux; mais ils ne vivaient pas comme des brutes. N'assombrissons pas à plaisir nos antiquités nationales. De tout temps, la France fut douce à ses enfants; le paysan de l'ancien régime avait ses joies: il y chantait. On a cru bien faire en le montrant taillable et corvéable à merci, et certes les droits seigneuriaux étaient parfois lourds. Mais on devait dire aussi combien Jacques Bonhomme, qui n'est point une bête, fut ingénieux pour s'en affranchir plus qu'à demi, bien avant la Révolution. Pensez-vous que les belles Cauchoises, qui, en l'an 1750, dressaient sur leurs têtes des clochers de dentelles plus hauts et plus somptueux que le hennin de la reine Isabeau, et qui serraient à leur taille, sur leur jupe écarlate, l'antique manteau des princesses capétiennes, la grande cape de laine, pensez-vous que ces belles fermières, honorées du titre de «maîtresse», manquassent de bouillie de sarrazin, de pain bis ou de pain de chanoine, et même de porc salé et de viande fraîche? Non pas; et si, selon l'usage, elles servaient l'homme à table et mangeaient debout, elles couchaient dans le grand lit à quatre quenouilles et suspendaient par une chaîne à leur ceinture les clefs de la vaste armoire pleine de linge. Plus d'une dame de qualité pouvait leur envier ces richesses domestiques. Et le bien-être du paysan n'était pas particulier à la Normandie. Il y a une quinzaine d'années, j'ai vu vendre à Clermont de vieilles robes de paysannes auvergnates. La reine Marie Leczinska n'en avait pas de plus somptueuses. Ces robes furent achetées par nos Parisiennes, qui en portèrent la jupe, habilement drapée, dans les bals, dans les soirées et aux dîners, où l'effet fut éclatant. Ces robes à ramages, ces bonnets de dentelle, expliquent les chansons d'amour merveilleusement braves et pimpantes que nous admirions tout à l'heure.

Voici notre promenade faite. J'avoue qu'elle fut plus sinueuse qu'il ne convenait. J'avais aujourd'hui l'esprit vagabond et rétif. Que voulez-vous? le vieux Silène lui-même ne conduisait pas tous les jours son âne à son gré. Et pourtant il était poète et dieu.

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