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La vie littéraire. Troisième série

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VILLIERS DE L'ISLE-ADAM[14]

[Note 14: Contes cruels, 1 vol. L'Ève future, 1 vol. Axel, 1 vol.]

Auguste Villiers de l'Isle-Adam est mort le 18 août 1886 dans la cinquante-deuxième année de son âge, chez les frères hospitaliers de Saint-Jean de Dieu, à l'ombre de ces vieux arbres qui virent mourir madame de la Sablière et Barbey d'Aurévilly. Comme tant d'autres, après avoir craint la mort de loin, il la vit venir sans trouble et ne s'effraya pas du visage qu'elle lui montra. Est-ce qu'il n'arrive pas pour chacun de nous un moment où nous avons besoin de mourir? Villiers est mort facilement, et ceux qui lui ont fermé les yeux disent qu'il a consenti par avance au repos qu'il goûte aujourd'hui. Peut-être gardait-il d'intimes espérances? Peut-être ce Breton croyait-il à ce que croyaient ses pères? Peut-être s'attendait-il à recevoir dans l'Inconnaissable la récompense due à son amour constant du beau et à ses souffrances? Qui sait? Dans ses conversations, il se disait volontiers chrétien et catholique, et ses livres ne démentent pas ce témoignage.

Mais, certes, sa foi n'était pas celle du charbonnier. Il y mêlait d'étranges audaces. Et ce qu'il semble avoir le mieux goûté dans la foi, c'est le délice du blasphème. Il était de cette famille des néo-catholiques littéraires dont Chateaubriand est le père commun, et qui a produit Barbey d'Aurévilly, Baudelaire, et, plus récemment, M. Joséphin Peladan. Ceux-là ont goûté par-dessus tout dans la religion les charmes du péché, la grandeur du sacrilège, et leur sensualisme a caressé les dogmes qui ajoutaient aux voluptés la suprême volupté de se perdre.

Ces fils superbes de l'Église veulent pour ornements à leurs fautes la foudre du ciel et les larmes des anges. Villiers de l'Isle-Adam fut, comme eux, un grand dilettante du mysticisme. Sa piété était terriblement impie. Il avait des ironies énormes. Enfin, il est mort; il s'en est allé sans regrets. «Je vais me reposer», disait-il. Il est parti de ce monde sans avoir jamais goûté ce qu'on appelle les biens de la vie. La pauvreté se colla à ses os comme sa propre peau, et ses meilleurs amis, ses plus fervents admirateurs, ne purent jamais lui arracher ce vêtement naturel. Très jeune, dit-on, il avait dissipé un petit héritage. Ce qui est certain, c'est que, depuis sa vingtième année, pas un jour de sa vie il n'eut une table et un foyer. Trente ans il erra dans les cafés, de nuit, s'effaçant comme une ombre aux premières lueurs du matin. Sa misère, l'affreuse misère des villes, l'avait si bien marqué, si bien façonné, qu'il ressemblait à ces vagabonds qui, vêtus de noir, se couchent sur les bancs des promenades publiques. Il avait le teint livide taché de rougeurs, le regard vitreux, le dos humble des pauvres. Et pourtant, je doute aujourd'hui s'il faut le proclamer heureux ou malheureux. Je ne sais s'il fut digne de pitié ou d'envie. Il ignorait absolument sa misère; il en est mort, mais il ne l'a jamais sentie. Il vivait dans un rêve perpétuel, et ce rêve était d'or. Babouc endormi dans un ruisseau et foulé aux pieds par les passants sentait sur ses lèvres les baisers parfumés d'une reine. Villiers vivait constamment, par la pensée, dans des jardins enchantés, dans des palais merveilleux, dans des souterrains pleins des trésors de l'Asie, où luisaient les regards des saphirs royaux et des vierges hiératiques. Ce malheureux habitait dans des régions fortunées dont les heureux de ce monde n'ont pas la moindre idée. C'était un voyant: ses yeux ternes contemplaient en dedans des spectacles éblouissants. Il traversa ce monde en somnambule, ne voyant rien de ce que nous voyons et voyant ce qu'il ne nous est pas permis de voir. Aussi, tout pesé, nous n'avons pas le droit de le plaindre. Du songe banal de la vie, il a su se faire une extase toujours neuve. Sur ces ignobles tables des cafés, dans l'odeur du tabac et de la bière, il a répandu à flots la pourpre et l'or. Non, il n'est point permis de le plaindre. Et si nous le traitions comme un malheureux, il me semble que son ombre viendrait m'en faire des reproches amers. Je crois le voir debout, près de ma table, je crois voir Villiers tel qu'il était de son vivant, dans sa laideur courte et vulgaire, mais bientôt transfigurée quand, la tête penchée de côté, rejetant en arrière ses cheveux longs et droits, après de longs ricanements, il parlait comme un prophète. Je crois l'entendre qui me dit:

«Enviez-moi, et ne me plaignez pas. Il est impie de plaindre ceux qui ont possédé la beauté. Je l'avais en moi, et je n'ai vu qu'elle; le monde extérieur n'existait pas pour moi, et je n'ai jamais daigné le regarder. Mon âme est pleine de châteaux solitaires au bord des lacs, où la lune argente les cygnes enchantés. Lisez mon Axel, que je n'ai point achevé et qui restera mon chef-d'oeuvre. Vous y verrez deux belles créatures de Dieu, un homme et une femme qui cherchent un trésor, hélas! et qui le trouvent. Quand ils le possèdent, ils se donnent la mort, connaissant qu'il n'est qu'un trésor vraiment désirable, l'infini divin. Le méchant taudis dans lequel je rêvais en jouant le Parcifal sur un vieux piano était en réalité plus somptueux que le Louvre. Lisez, je vous prie, les Aphorismes de Schopenhauer, et revoyez l'endroit où il s'écrie: «Quel palais, quel Escurial, quel Alhambra égala jamais en magnificence le cachot obscur dans lequel Cervantès écrivait son Don Quichotte?» Lui-même, Schopenhauer, avait dans sa modeste chambre un Bouddha d'or, afin d'enseigner qu'il n'y a de richesse au monde que le détachement des richesses. Je me suis donné toutes les satisfactions qui peuvent tenter les puissants de la terre. J'ai été intérieurement grand maître de l'ordre de Malte et roi de Grèce. J'ai créé moi-même ma légende, et j'ai été aussi merveilleux de mon vivant que l'a été, un siècle après sa mort, l'empereur Barberousse. Et mon rêve a si bien effacé la réalité, que je vous défie, vous-même qui m'avez connu, de dégager entièrement mon existence des fables dont je l'ai superbement parée. Adieu, j'ai vécu le plus riche et le plus magnifique des hommes.»

Que répondre sinon ceci: «Soyez en paix, Villiers. Vous avez pris la part de l'idéal. La part de Marie. Et c'est la bonne part. Laissons dire les puissants et les heureux. Il n'est tel que de vivre pour un grand amour. Vous avez aimé plus que tout l'art et la pensée, et les sublimes illusions ont été votre juste récompense. Les grandes passions ne sont jamais stériles. Tout un monde d'images a peuplé les hautes solitudes de votre âme.»

Est-ce tout? Et faut-il ne voir en Villiers de l'Isle-Adam qu'un halluciné? Non pas. Si ce dormeur éveillé a emporté avec lui le secret de ses plus beaux rêves, s'il n'a pas dit tout ce qu'il avait vu dans ce songe qui fut sa vie, du moins il a écrit assez de pages pour nous laisser une idée de l'originale richesse de son imagination. Il écrivait obstinément, et ses manuscrits sans forme, illisibles, épars, toujours perdus, se retrouvaient toujours. Les somnambules ont des facultés que nous ne pouvons comprendre. Villiers rattrapait la nuit, dans les gouttières, les pages envolées de ses chefs-d'oeuvre. On a dit qu'il écrivait sur du papier à cigarettes. Sur quoi ne griffonnait-il pas ses manuscrits? Ceux-là seuls qui les ont vus peuvent dire ce que c'était. Des lambeaux sans nom, usés dans ses poches, où il les traînait depuis des années, et qui s'en allaient par bribes dès qu'il les déployait, d'affreux restes indéchiffrables pour lui-même et dont il constatait l'émiettement avec une épouvante comique et profonde. Il les reconstituait pourtant, avec une patience obstinée et une adresse merveilleuse. Comme M. Comparetti déroule prudemment les rouleaux carbonisés de papyrus de Pompéi, Villiers rassemblait les miettes d'Axel ou de Bonhomet, et l'oeuvre était sauvée.

Et cela s'imprimait, et cela faisait quelquefois un assez beau livre.

Il faut le dire à la confusion de ceux qui l'ignoraient tant qu'il a vécu: Villiers est un écrivain, et du plus grand style. Il a le nombre et l'image. Quand il n'embarrasse pas sa phrase d'incidences aux intentions trop profondes, quand il ne prolonge pas trop les ironies sourdes, quand il renonce au plaisir de s'étonner lui-même, c'est un prosateur magnifique, plein d'harmonie et d'éclat. Il y a dans son drame du Nouveau Monde, qui n'en tomba pas moins, des dialogues d'une suavité, d'une pureté, d'une noblesse incomparables. Le recueil qu'il a intitulé Contes cruels contient des pages de toute beauté. Voici, par exemple, quelques lignes d'une grâce héroïque. Il s'agit des compagnons de Léonidas:

Les trois cents étaient partis avec le roi. Couronnés de fleurs, ils s'en étaient allés au festin de la Patrie. Ceux qui devaient souper dans les Enfers avaient peigné leur chevelure pour la dernière fois dans le temple de Lycurgue. Puis, levant leurs boucliers et les frappant de leurs épées, les jeunes hommes, aux applaudissements des femmes, avaient disparu dans l'aurore en chantant des vers de Tyrtée. Maintenant sans doute, les hautes herbes du Défilé frôlaient leurs jambes nues, comme si la terre qu'ils allaient défendre voulait caresser encore ses enfants avant de les reprendre en son sein vénérable.

Trouverait-on rien de plus magnifique dans Chateaubriand? de plus ferme dans Flaubert? Villiers, profondément musicien et tout plein de Wagner, mettait dans sa prose des sonorités expressives et comme d'intimes mélodies. D'ailleurs, il aimait de tout son coeur l'art d'écrire. Il n'y a pas d'amour sans quelque superstition. Il croyait à la vertu des mots. Certains termes avaient pour lui, comme les Runes Scandinaves, des puissances secrètes. Cela même est d'un bon ouvrier du langage. Il n'est point d'écrivain véritable qui n'ait de ces faiblesses.

Avec ces dons merveilleux, Villiers ne conquit jamais la faveur du public, et je crains que ses livres, même après sa mort, ne soient goûtés que d'un petit nombre de lecteurs. Ils sont d'une ironie cruelle. C'est cette ironie, parfois obscure et pénible, qui en défend l'accès. Le ricanement que tous ceux qui connurent Villiers ont encore dans les oreilles, ce ricanement aux petites et dures saccades, se retrouve dans tout ce qu'il a écrit et fait grimacer les lignes les plus pures de sa pensée. Ce visionnaire prolongeait la moquerie au delà de ce qui est permis et même concevable, et il la mêlait étrangement à ses contemplations philosophiques, à ses pieuses extases, à ses méditations sublimes. Je viens de relire son Ève future, qui fut publiée il y a quatre ans et dont le héros est précisément l'hôte illustre que Paris reçoit en ce moment avec sympathie et curiosité. Villiers a mis en scène, dans ce roman, l'inventeur du téléphone et du phonographe, le sorcier de Menlo Park, l'ingénieur Edison. Naturellement, les inventions de cet habile homme prennent dans l'esprit de Villiers un caractère merveilleux et un tour fantastique. Il suppose que M. Edison a fabriqué une femme électrique, une andréide d'une beauté merveilleuse, dont l'aspect, les mouvements et les paroles produisent l'illusion complète de la vie. Et il se délecte dans cette idée folle, qui lui permet de railler la science en blasphémant la nature. Sortie, comme l'Ève biblique, des mains de son auteur, la nouvelle Ève inspire naturellement le désir. M. Edison l'a fabriquée pour un jeune lord qui, ayant donné son amour à une femme vivante et belle, il est vrai, mais sotte et vulgaire, ne peut vivre ni avec cette créature ni sans elle, et tombe dans un ennui mortel. L'andréide ressemble trait pour trait à cette vivante; mais, les pensées qu'elle exprime, au moyen d'un phonographe interne, sont d'une idéale beauté, ayant été composées par les écrivains les plus habiles des deux mondes. Elles ne laissent pas de produire une vive impression sur l'esprit du jeune lord.

«Au cri de ton désespoir, lui dit l'andréide, j'ai accepté de me vêtir à la hâte des lignes radieuses de ton désir, pour t'apparaître…

»Je m'appelais en la pensée de qui me créait, de sorte qu'en croyant seulement agir de lui-même il m'obéissait aussi obscurément.

»Qui suis-je?… un être de rêve qui s'éveille à demi en tes pensées.

»Oh! ne te réveille pas de moi…

»Qui suis-je? Mon être ici-bas, pour toi du moins, ne dépend que de la libre volonté. Attribue-moi l'être, affirme-toi que je suis! Renforce-moi de toi-même. Et soudain je serai toute animée, à tes yeux, du degré de réalité dont m'aura pénétré ton Bon-Vouloir créateur. Comme une femme, je ne serai pour toi que ce que tu me croiras.»

Et comme le lord étonné ne répond rien, l'andréide reprend:

«Crains-tu de m'interrompre? Prends garde! Tu oublies que ce n'est qu'en toi que je puis être palpitante ou inanimée, et que de telles craintes peuvent m'être mortelles. Si tu doutes de mon être, je suis perdue, ce qui signifie également que lu perds en moi la créature idéale qu'il t'eût suffi d'y appeler.

»Oh! de quelle merveilleuse existence puis-je être douée si tu as la simplicité de me croire, si tu me défends contre ta raison!»

Après tout, n'a-t-elle pas raison, l'andréide? Ment-elle plus qu'une autre? Est-elle plus une illusion? Pour ce que l'on connaît de la femme qu'on aime, pour ce qu'on possède de son secret, pour ce qu'on pénètre de son âme, en vérité, l'automate vaut bien la vivante. Terrible sagesse de l'andréide! Jamais on n'avait si magnifiquement blasphémé la nature et l'amour. N'en restez-vous pas glacé comme moi? Hélas! pauvre Villiers! Je l'ai connu; c'était un compagnon d'un esprit de plaisanterie infini, d'une fantaisie excellente, a fellow of infinit jest, of most excellent fancy.

UN MOINE ÉGYPTIEN[15]

[Note 15: Les Moines égyptiens, par E. Amélineau. Vie de Schnoudi
(Leroux, édit., in-18).]

M. E. Amélineau a passé plusieurs années en Égypte, à la recherche des manuscrits coptes enfouis dans les couvents et dans les églises. Ce savant, qui fut un homme de foi et qui garde au fond de son âme le parfum de ses croyances évanouies, a vécu de longues heures dans les couvents du Nil, parmi les pauvres moines ignares, paresseux, sales, dégradés, heureux. Il les a vus avec une pitié sympathique chauffant au soleil leur oisiveté fière et pensive. Il a étudié leur âme, à la fois grossière et subtile, pleine de visions merveilleuses. Une chose l'a frappé: c'est la ressemblance profonde de la race copte et de la race celtique. De part et d'autre, c'est la même naïveté dans l'idéalisme et le même culte des vieilles traditions. M. Amélineau a recueilli les monuments d'une histoire de l'Égypte chrétienne. Il a fait plusieurs publications de textes d'une grande importance. Je ne veux parler aujourd'hui que d'un seul de ses ouvrages, la Vie de Schnoudi. C'est un livre intéressant, écrit avec élégance et d'une lecture facile. Ce Schnoudi, dont M. Amélineau a constitué la biographie d'après des documents historiques, tels que règles monastiques, lettres d'administration, sermons, actes, etc., est un personnage extraordinaire, digne d'être étudié même après les Antoine, les Macaire et les Pacôme, qui donnèrent au christianisme d'Égypte une physionomie si originale.

Il naquit le 2 mai 333, sous le patriarcat d'Athanase, non loin de la ville grecque, alors ruinée, d'Athribis, à Schenaloli; c'est-à-dire le village de la Vigne. Son père se nommait Abgous et sa mère Darouba. C'étaient de bons fellahs, qui possédaient quelques moutons et peut-être un peu de cette terre noire qui rend au centuple le grain qu'on lui confie. Ils donnèrent à l'enfant prédestiné le nom de Schnoudi, qui veux dire fils de Dieu. Schnoudi fut élevé comme tous les enfants de fellahs. On peut se le figurer agile et nu, suivant sa mère au bord du fleuve, quand elle descendait le soir remplir la cruche qu'elle posait droite sur sa tête, suivant la coutume séculaire et qui dure encore. À neuf ans, il accompagnait le vieux berger qui paissait les moutons de son père. Déjà sa vocation se révélait. Le soir, au lieu de rentrer à la maison, il descendait dans un de ces nombreux canaux qui traversent les champs, et là, sous un sycomore, plongé dans l'eau jusqu'au cou, les bras levés au ciel, il priait toute la nuit. C'est par de telles pratiques que la sainteté se révèle en Orient. Darouba avait un frère, nommé Bgoul, qui était abbé d'un monastère, proche de la ville ruinée d'Athribis. Bgoul prit l'enfant et le fit instruire dans l'école qui dépendait du monastère. Schnoudi y apprit à parler et à écrire le copte.

Il y prit quelque connaissance de la langue grecque. Surtout il s'exerça sur de nombreux tessons à tracer de beaux caractères. L'art du scribe était alors très estimé. Enfin, il étudia la Bible et se nourrit surtout des psaumes et des prophètes.

Parvenu à l'âge d'homme, il manifesta sa sainteté par des travaux dignes des Macaire et des Pacôme. Il ne dormait qu'un petit nombre d'heures, jeûnait jusqu'au coucher du soleil et ne prenait pour toute nourriture qu'un peu de pain avec du sel et de l'eau. Parfois, il passait la semaine entière, du samedi au samedi, sans manger. Pendant les quarante jours du carême, il se contentait de fèves bouillies.

Une fois, en la semaine sainte, lorsque arriva «le vendredi des douleurs sincères», il se fit une croix comme celle de Jésus, l'éleva, s'attacha lui-même sur le bois et resta suspendu, les bras allongés, la face et la poitrine contre l'arbre de son supplice. Il y resta la semaine entière. On sait que le P. Lacordaire a renouvelé, de nos jours, ces tortures mystiques et qu'il s'est mis en croix pendant plusieurs heures.

Schnoudi était sujet à des crises de larmes: il pleurait si abondamment qu'on craignait qu'il n'en perdit la vue. Selon l'usage des saints de l'Égypte, il se retira dans le désert et vécut cinq ans dans un de ces tombeaux anciens taillés dans le roc et formés de vastes salles, parfois couvertes de peintures. Il y travaillait de ses mains.

Un jour, dit son biographe, comme, assis dans la chambre sépulcrale, il tressait des cordes, le Tentateur lui apparut sous la forme d'un homme de Dieu. «Salut, ô beau jeune homme, lui dit-il; le Seigneur m'a envoyé vers toi pour te consoler. Renonce désormais aux travaux de la piété, quitte l'aride désert; redescends vers la campagne riante et va manger ton pain en compagnie de tes frères.» À ces paroles, Schnoudi connut qui était devant lui. Il lui dit: «Si tu es venu pour me consoler, étends la main et prie le Seigneur Jésus.» En entendant le nom de Jésus, Satan (car c'était lui-même) reprit sa forme véritable, qui est celle d'un bouc cornu. Et le saint lui passa autour du cou une des cordes qu'il venait de tresser. Le diable fut saisi d'une telle épouvante, qu'il en oublia qu'il était immortel.

—Je t'en prie, dit-il à Schnoudi, ne me fais pas périr avant le terme de ma vie.

Schnoudi lui fit entendre ces paroles menaçantes:

—Par les prières des saints, si tu reviens ici, je t'exilerai à
Babylone de Chaldée, jusqu'au jour du jugement.

Et il lâcha Satan, qui s'enfuit couvert de confusion.

On peut être surpris tout d'abord que Schnoudi, qui tenait le diable en son pouvoir, l'ait laissé aller. Mais le diable, à tout considérer, est aussi nécessaire que Dieu lui-même à la vertu des saints; car, sans les épreuves et les tentations, leur vie serait privée de tout mérite. Toutefois il n'est pas certain que Schnoudi ait agi par cette considération. Peut-être éprouva-t-il une insurmontable difficulté à étrangler le diable. C'eût été, d'ailleurs, une grave imprudence. Le diable mort, tout l'édifice de la religion s'écroulait, et le cataclysme s'étendait jusqu'au ciel. Il se peut aussi que Schnoudi n'ait pas non plus songé à cela.

Après avoir vécu cinq ans dans un tombeau, le saint homme était mort aux tentations des sens: l'image de la femme, qui troubla jusque dans la vieillesse Antoine, Macaire et Pacôme, ne lui causait plus que de l'horreur et du dégoût. Rentré dans le couvent d'Athribis, il en prit la direction après la mort de son oncle, l'abbé Bgoul. C'est alors que cet ascète déploya le génie d'un grand pasteur d'hommes.

La petite communauté, composée d'une centaine de moines, s'accrut en peu d'années d'une façon prodigieuse et compta bientôt plus de deux mille religieux dont les habitations, nommées laures, s'échelonnaient le long de la montagne. Les uns menaient la vie cénobitique, les autres vivaient dans la montagne en anachorètes. Schnoudi fonda à quelque distance un couvent de dix-huit cents femmes. Il résolut alors de bâtir un monastère indestructible et une grande église. À l'en croire, il découvrit dans les ruines de la cité grecque l'argent nécessaire à cette vaste entreprise. Un matin, il heurta une bouteille, de celles que l'on appelait bouteilles d'Ascalon; il la prit, l'ouvrit; elle était pleine d'or.

Il traça lui-même le plan des bâtiments et les fit construire avec les pierres des ruines. Les ouvriers, qui travaillaient pour le salut de leur âme, luttèrent d'ardeur et d'habileté. En dix-huit mois tout fut achevé.

«L'oeuvre de ces braves gens, dit M. Amélineau, existe encore aujourd'hui: pas une pierre n'a bougé. Quand, de loin, on la voit se détacher en avant de la montagne, elle se présente comme un bastion carré: de fait, c'est plutôt une forteresse qu'un monastère. La construction est rectangulaire, faite à la manière des anciens Égyptiens, par assises froides. Les blocs de pierre fournis par les temples de la ville ruinée ont dû être coupés et taillés de nouveau: pourtant ils montrent encore leur emploi primitif. Les murs, d'une grande profondeur, n'ont pas moins de cent vingt mètres de longueur sur cent de largeur. La hauteur en est très grande; et tout autour règne une sorte de corniche peinte qui rappelle les chapiteaux de certaines colonnes de la grande salle hypostyle de Karnak. On distingue encore quelques restes des couleurs dont les pierres étaient revêtues. On entrait au monastère par deux portes qui se faisaient face, et dont l'une a été murée depuis. Celle par laquelle on entre aujourd'hui est d'une profondeur de plus de quinze mètres. Quand on y passe, l'obscurité donne le frisson. Les moines qui la traversaient étaient vraiment sortis du monde. À droite de cette porte se trouve la grande église: à l'entrée on voit encore deux colonnes de marbre dont on n'a pu trouver l'emploi et sur lesquelles Schnoudi s'assit plus d'une fois dans sa vie, à l'heure où le soir amenait la fraîcheur avant d'entrer dans l'église pour la prière de la fin du jour. L'église elle-même a la forme de toutes les églises coptes avec ses cinq coupoles.»

Schnoudi ne craignait pas d'engager Dieu dans ses propres intérêts. Il avait coutume de dire:

«Il n'y a pas dans tout ce monastère la largeur d'un pied où le Seigneur ne se soit promené avec moi, sa main dans la mienne.»

Il disait encore:

«Que celui qui ne peut visiter Jérusalem pour se prosterner devant la croix sur laquelle est mort Jésus le Messie, vienne faire son offrande dans cette église où se réunissent les anges. Je prierai pour leurs péchés passés, et quiconque m'écoutera n'aura rien à souffrir de ses fautes, même les morts qu'on a enterrés dans cette montagne, car j'intercéderai pour eux près du Seigneur.»

C'est ainsi, remarque son moderne biographe, que Schnoudi dota son église des «indulgences attachées aux lieux saints» et les rendit «applicables aux défunts», et cela de sa propre autorité.

Ce croyant avait, comme plus tard Mahomet, des ruses profondes. Quand on l'étudie, il n'est pas toujours facile de marquer le point où finit l'illusion du voyant, où commence la fraude pieuse. Voici un petit fait qui donne à réfléchir à cet égard:

Un jour, son disciple bien-aimé, le doux Visa, qui devait lui succéder, frappa à la porte de sa cellule.

—Entre sans tarder, lui répondit l'abbé.

Visa n'osait d'abord, parce qu'il avait entendu un bruit de voix. Il entra pourtant, baisa la main de Schnoudi et lui demanda d'où venait la voix qu'il avait entendue.

—Le Messie vient de me quitter, répondit Schnoudi, il m'a longtemps entretenu des mystères ineffables.

Visa poussa un grand soupir.

—Puissé-je aussi le voir!

—Tu es trop petit de coeur, répondit Schnoudi. C'est pourquoi je ne l'ai point prié de se laisser voir à toi.

—Il est vrai que je suis un pécheur, répondit le doux Visa.

L'abbé reprit:

—Élève ton coeur et je te promets que tu verras Celui que j'ai vu.

Visa, content de cette promesse, baisa de nouveau la main du maître et dit:

—Père, je suis ton esclave, prends pitié de moi et fais que je mérite de le voir réellement.

Touché de tant d'humilité, Schnoudi parla de la sorte:

—Reviens demain à la sixième heure. Tu nous trouveras de nouveau conversant ensemble.

Le lendemain, à l'heure dite, Visa ne manqua pas de frapper à la porte de la cellule. Mais, quand il entra, il ne vit que Schnoudi. Le Messie, l'ayant entendu frapper, était remonté au ciel.

—Malheureux que je suis! s'écria Visa en pleurant abondamment. Je ne mérite pas de voir le corps du Christ Jésus.

Schnoudi s'efforça de le consoler.

—Ne pleure point: si tu ne mérites pas de le voir, tu pourras du moins entendre sa douce voix.

«En effet, ajoute le pieux Visa, qui rapporte cet entretien, depuis lors je l'ai plusieurs fois entendu converser avec mon père.»

Schnoudi enveloppait sa foi de tous les prestiges de la sorcellerie chère aux Orientaux. Son christianisme, comme celui de tous les Égyptiens, était entaché de magie. Il pouvait, disait-il, se rendre invisible et «enchanter» la vallée.

Cependant, comme aux jours de son enfance, il descendait dans l'eau et, malgré le froid, y passait toute la nuit en prières. Le tombeau du désert, où il avait passé cinq années de sa jeunesse et enseveli les images de la volupté terrestre, lui était resté cher. Il y retournait souvent, y passait des semaines entières, conversant avec Jésus-Christ et combattant corps à corps avec le diable.

Il devint célèbre dans toute l'Égypte, à l'égal d'Antoine et de Macaire, et l'on sut jusque dans Alexandrie qu'il y avait près de la montagne d'Athribis un saint que Jésus-Christ visitait tous les jours. Il exerçait autour de son couvent une magistrature à laquelle les nomades eux-mêmes se soumettaient. L'Égypte était alors désolée par les courses de tribus errantes qui y semaient la terreur et la mort. L'abbé d'Athribis nourrit pendant trois semaines vingt mille malheureux: hommes, femmes, enfants, victimes des nomades. On dépensait, par semaine, dit Visa, vingt-cinq mille drachmes pour acheter les légumes, les assaisonner et faire cuire la viande, sans compter tout ce qu'il fallait pour faire la cuisine, cent cinquante bouteilles d'huile par jour et dix-neuf ardebs (36 hectolitres) de lentilles. Quatre fours cuisaient le pain.

Schnoudi, si miséricordieux pour les malheureux et si empressé à nourrir les affamés, traitait au contraire avec une violence furieuse les idolâtres et les adultères. Il y avait alors au bord du Nil des hommes riches qui vivaient élégamment dans de belles maisons peuplées de dieux à demi grecs, à demi égyptiens. Schnoudi saccageait avec ses moines les habitations de ces honnêtes païens. L'un d'eux fut noyé dans le fleuve. On conta qu'il y avait été jeté par un ange, mais ce fut probablement par un moine. Schnoudi était terrible dans son zèle. Grand contempteur de la nature, ce qu'il pardonnait le moins, c'était le péché de la chair. Il y avait, près d'Athribis, un prêtre qui vivait avec une femme mariée; Schnoudi, qu'un tel scandale indignait, alla trouver le prêtre et lui représenta l'abomination de son péché. Le prêtre promit de quitter cette femme, mais, quand il la revit, il la garda près de lui, car il l'aimait.

Par malheur, Schnoudi les rencontra ensemble. «Suffoqué par l'odeur de l'adultère, il se rappela les terribles jugements que, sur le mont Sinaï, le Seigneur avait ordonné à Moïse d'exécuter; de son bâton, il frappa la terre, qui s'entr'ouvrit, et les deux criminels furent engloutis vivants.»

Ainsi s'exprime le saint homme Visa. En fait, Schnoudi avait commis un horrible assassinat.

Malgré les progrès du monachisme, il se trouvait encore en Égypte des hommes en grand nombre et même des prêtres qui «aimaient les créatures de Dieu». Ils se rendirent près du duc d'Antinoé et accusèrent l'abbé d'Athribis d'avoir tué un homme et une femme. Le duc rendit bonne justice. Il s'empara de Schnoudi, le fit juger et condamner à mort. On raconte que deux anges enlevèrent le saint homme sous le sabre du bourreau. Il est plus croyable que les moines d'Athribis arrachèrent leur abbé au supplice. Ils formaient une armée nombreuse et disciplinée, contre laquelle les pouvoirs publics ne pouvaient lutter en ces temps de troubles et d'anarchie.

Tels sont, en résumé, les faits aujourd'hui connus de la vie de Schnoudi. M. Amélineau a le double mérite de les avoir découverts dans des manuscrits coptes et d'en avoir composé un récit suivi, d'un intérêt très vif et lisible pour tout le monde. Schnoudi mourut dans sa cent dix-neuvième année, le 2 juillet 451. Cette date nous est donnée pour certaine, et il faut convenir que les vies des pères du désert fournissent plus d'un exemple d'une semblable longévité.

«Après lui, dit M. Amélineau, la nuit se fait sur l'histoire de ce monastère de Schnoudi, qui eut un moment tant de célébrité; on ne connaît pas le nom d'un seul des successeurs de Visa. L'oeuvre était condamnée à périr; le monastère seul est resté debout, mais combien déchu de son antique splendeur! Où les pieds de tant de saints, du Messie lui-même, s'étaient posés si souvent, le pied impur de la femme se pose aujourd'hui; les derniers enfants de Schnoudi se sont mariés et ont ainsi introduit dans le sanctuaire de Dieu une abomination de la désolation à laquelle n'avait sans doute point songé le prophète Daniel. Ces pauvres ménages vivent des maigres revenus de rares feddans, pêle-mêle avec les bestiaux qui leur appartiennent. Ils ont toutefois conservé le souvenir de l'homme terrible dont ils croient que l'ombre hante toujours leur demeure.»

C'était un grand et effroyable saint. En Égypte, le christianisme se colore de teintes ardentes dont nous n'avons point l'idée dans nos climats tempérés. Le brillant fanatisme de l'islam y éclate par avance. Il y a déjà du marabout et du mahdi dans les vieux moines chrétiens de la vallée du Nil.

LÉON HENNIQUE[16]

[Note 16: Un Caractère, par Léon Hennique, 1 vol.]

Pendant que les spirites tenaient au Grand-Orient de France leur congrès international ou, pour mieux dire, leur premier concile oecuménique, je lisais un roman spirite que M. Léon Hennique a publié récemment sous ce titre: un Caractère.

M. Léon Hennique a grandi et s'est formé dans le naturalisme. Il est un des conteurs des Soirées de Médan, et ses premiers livres trahissent le souci du «document humain». Mais, par le tourment ingénieux du style et la curiosité fine de la pensée, il procède des Goncourt plutôt que de M. Zola. Il a, comme les deux frères, la vision colorée des temps évanouis, l'amour du rocaille et du rococo, le goût maladif du précieux et du rare. Comme eux, il met de l'apprêt et de la coquetterie dans la brutalité. Mais il est original et singulier par un certain don de rêve, par un certain sentiment de l'idéal, par je ne sais quoi d'héroïque et de fier. Ceux qui ont vu jouer son Duc d'Enghien au Théâtre Libre savent ce que M. Léon Hennique cache de nobles émotions sous l'enveloppe hérissée et contournée de sa forme littéraire. Le roman que je viens de lire, un Caractère, est certes une oeuvre peu commune. J'en pourrais dire beaucoup de mal. Je pourrais me plaindre amèrement d'un écrivain qui veut m'éblouir par les scintillements perpétuels d'un style à facettes et qui m'agace les nerfs en voulant me procurer sans trêve ni repos des sensations neuves, d'une excessive ténuité. Je pourrais me venger de toutes les phrases en spirale dont il m'a fatigué et lui demander compte de ces «inanes chimères», de ces «médians soirs», de ces «oculaires galas» et autres raretés chez lui trop communes. Mais à quoi bon? Ces artifices de langue et de pensée, ces subtilités violentes, il les a voulus. Cette folie du singulier et de l'exquis le possède tout entier. Il est artiste. Il aime son mal. Ce style couronné d'épines, plus farouche et plus étincelant qu'un Christ espagnol, il l'adore à deux genoux. La foi d'un artiste doit inspirer du respect «à tous les coeurs amis de la forme et des dieux». Ce que je reproche en somme à M. Hennique, c'est de tendre sous nos pieds, comme la reine d'Argos, un tapis trop riche et d'une splendeur inquiétante. À l'exemple du roi du vieil Eschyle, j'aime mieux l'herbe et la terre natale. Je n'entends pas à la façon de M. Hennique l'art et l'économie du style. Du moins que ce dissentiment ne me rende ni injuste ni amer. Il aime l'art à sa manière, je l'aime à ma façon. N'est-ce pas une raison pour nous accorder et pour tourner notre commun mépris sur les malheureux qui vivent dans d'éternelles laideurs? «Quand je songe qu'il se fait à cette heure des Docteur Rameau, des Comtesse Sarah et des Dernier Amour, il me prend envie de crier à M. Léon Hennique: Quoi! vous savez la valeur des mots, le prix du style, la noblesse de l'art, et je vous querelle parce que vous êtes trop recherché, trop inquiet, trop précieux, parce que vous vous égarez dans des obscurités étincelantes. Je devrais dire au contraire que tout cela est beau, que tout cela est bien. Car vos pires défauts sont infiniment préférables à la vulgarité des auteurs que chérit la foule. Si pourtant je dois vous faire de nouveaux reproches, qu'il soit entendu que je ne vous attaquerai qu'avec quelque respect.»

Ne serait-il pas juste de parler ainsi? Et ne faut-il pas reconnaître encore que, dans cette forme littéraire d'un artifice parfois irritant, l'auteur de un Caractère a su renfermer une idée morale d'une vraie beauté?

Ce roman, que je viens de lire, m'a profondément touché; et je suis encore sous l'empire de la noble émotion qu'il m'a causée. C'est, avons-nous dit, un roman spirite. À première vue, les tables tournantes, les esprits frappeurs, les médiums typtologues ne semblent pas fournir un sujet bien intéressant d'étude. Ce que j'en ai vu, pour ma part, serait tout au plus la matière d'un petit conte satirique. J'ai amusé, de temps à autre, ma curiosité chez d'excellentes gens adonnées aux sciences psychiques: c'est le nom qu'ils donnent à leurs illusions. J'ai déjà confessé que j'aime le merveilleux, mais il ne m'aime pas; il me fuit et s'évanouit devant moi.

En ma présence, les esprits frappeurs se taisent soudain, et les petites mains de lumière qu'on voyait s'agiter dans l'ombre des rideaux s'envolent comme des colombes au sein de l'éther, leur patrie. Je donnerais beaucoup pour causer avec des âmes désincarnées: elles peuvent compter sur ma curiosité discrète et ma profonde attention. Jusqu'ici, hélas! aucune d'elles, se détachant de l'innombrable essaim des ombres, n'est venue, comme Francesca, à l'appel du Florentin, murmurer à mes oreilles des paroles mystérieuses. Il y aurait quelque mauvais goût à laisser voir que je suis piqué de leurs dédains obstinés. Pourtant je ne puis m'empêcher de trouver qu'elles choisissent parfois d'une façon étrange leurs confidents terrestres et qu'elles se plaisent mieux dans la compagnie de gens grossiers et ignorants que dans le concile des sages. Il y a plusieurs années, dans une heure de perversité, je suis allé chez le docteur Miracle, où j'ai trouvé des dames affligées qui mangeaient des pâtisseries sèches et des vieillards recueillis comme on en voit dans les églises. Le docteur Miracle nous présenta une vieille dame qu'il appelait, je ne sais pourquoi, une pythonisse et qui, disait-il, parlait la langue primitive de l'humanité. Elle roulait des yeux féroces à travers les mèches grises de ses cheveux. Armée d'une tige de fer dont l'extrémité supérieure se recourbait en forme de serpent et finissait en pointe de dard, elle s'agitait furieusement sur un tabouret et poussait des cris inhumains.

Le docteur Miracle nous avertit que la tige servait à conduire le fluide, et cette explication souffrait d'autant moins de difficultés, que le public n'était pas du tout inquiet de savoir quel pouvait être ce fluide. Quant au dard du serpent, j'en ignore l'utilité. Mais chacun en comprit le danger si on le laissait aux mains de cette vieille enragée. On l'y laissa. M. Jacolliot, qui représentait la Science chez le docteur Miracle (je vois encore sa bonne figure avenante et pleine de dignité), fut prié de s'asseoir sur un escabeau, tout contre la pythonisse. Celle-ci maniait la tige de fer avec une agilité redoutable, et M. Jacolliot avait assez à faire d'éviter que la pointe lui entrât dans les yeux. Pourtant ce n'était pas là sa seule occupation. Il lui était enjoint de saisir au passage les mots hindous que la pythonisse pourrait prononcer. Secoué sur son escabeau, les oreilles rompues par des hurlements inouïs, écartant d'une main le dard menaçant, épongeant de l'autre son front dégouttant de sueur, étourdi, effaré, écrasé, résigné, il «suivait le phénomène», selon l'heureuse expression du docteur. Enfin, après dix minutes d'agonie, il entendit Rama et se déclara satisfait. Rama! La pythonisse parlait le langage de Walmiki; elle n'en était plus à l'idiome primitif! Nous apprîmes du docteur que les pythonisses traversent les âges avec une notable rapidité, ce qui explique le phénomène. J'ai assisté à plusieurs autres expériences, où manquaient et le serpent de fer, et M. Jacolliot, mais qui ne m'instruisirent pas plus avant dans les mystères d'outre-tombe. Plus tard, j'ai vu des femmes qui pleuraient leurs enfants et qui trompaient l'absence éternelle en interrogeant des tables; alors j'ai compris que le spiritisme était une religion et qu'il fallait le laisser aux âmes comme une illusion consolante. J'ai compris qu'il pouvait inspirer à l'artiste mieux qu'une satire sur la pitoyable crédulité des hommes et que le poète peut en tirer quelque chose d'humain, quelque chose d'intimement tragique ou de profondément doux. Au reste, il me souvient bien que M. Gilbert-Augustin Thierry a, dans sa sombre histoire de Rediviva, demandé aux expériences du docteur Miracle les secrets d'une épouvante nouvelle. Avant lui, Gautier n'avait-il pas conté avec élégance les amours d'un vivant et de sa fiancée, non point morte (les spirites nient la mort), mais désincarnée? Le conte s'appelait Spirite et c'était, je crois bien, un fort joli conte. Mais le bon Gautier répandait sur toutes choses une lumière égale. Personne n'avait moins que lui le sens de l'ineffable. Son style achevé ne donnait point l'idée de l'au delà. On ne sent pas dans son histoire de Spirite palpiter les ailes invisibles. Dans un Caractère, l'impression de l'occulte est beaucoup plus forte mais c'est surtout l'idée morale qui, à mon sens, fait le prix du livre de M. Léon Hennique. Essayons de l'indiquer.

Agénor, marquis de Cluses, a épousé dans les dernières années de la Restauration, Thérèse de Montégrier, une fine et douce créature, qu'il aime de toutes les forces de sa nature honnête, droite et bienveillante. Ce marquis de Cluses a l'esprit médiocrement étendu; le goût petit, mais délicat, une belle candeur d'âme et un coeur fidèle. Il fut pieux envers ses parents, dont il pleure encore la perte. Il a le culte des morts, le culte de la femme et le culte de son roi. Il est désintéressé et plein d'honneur. Petite tête et grand coeur, enfin c'est «un caractère». L'excellent homme a des manies charmantes. Il aime tout ce qui caresse le regard et parle du passé: vieux meubles magnifiques, riches tapisseries, étoffes somptueuses. Il a meublé son château de Juvisy, dans l'Aisne, de toutes les merveilles du rococo, et il en a fait le palais de la Belle au bois dormant. C'est là qu'après un an de mariage sa femme meurt en couches. Elle lui laisse une petite fille, Berthe. Mais le pauvre Agénor, tout à son veuvage, ne songe point qu'il est père. Il n'a pas seulement regardé son enfant. Il vit enfermé dans la chambre de la morte, les volets clos, une seule bougie allumée. Et là, tout le jour, il sanglote, il prie, il appelle Thérèse. Sa tristesse «aiguisée à la solitude, aux veilles, au jeûne» est devenue prodigieusement fine et pénétrante. Pendant des jours et des jours il épie le retour impossible, mais certain, de la morte. Il la revoit enfin. C'est d'abord une ombre, qui peu à peu se colore. C'est elle! Et il la voit parce qu'il a mérité de la voir. C'est cette belle idée que M. Hennique a exprimée magnifiquement et qui donne à tout son livre un sens large et profond. Éternelle vérité des antiques théogonies: le désir a créé le monde, le désir est tout-puissant. Agénor le sait bien maintenant, que l'amour est plus fort que la mort.

Pour lui la parole de l'Évangile, «heureux ceux qui pleurent», s'est réalisée à la lettre. Il a goûté la consolation suprême de ceux qui, comme Rachel, ne veulent point être consolés, de ces âmes qui se plongent éperdûment dans leur douleur avec une insatiable volupté et qui retrouvent en elles-mêmes ceux-là qu'elles pleurent, parce qu'elles les y avaient mis tout entiers. Agénor a reconquis Thérèse. Il la voit, l'entend de nouveau, en récompense de cet amour qui n'avait jamais consenti à la perdre.

Après cette première vision, cette reprise héroïque sur la mort, se déroulent les phénomènes ordinaires du spiritisme. D'abord, dans le silence, trois coups frappés sur un miroir, «trois coups distincts, tenant de sons connus et n'y ressemblant point, bruits initiateurs, irréfragables témoignages, pour les nerfs, d'une présence occulte».

Puis, «c'est la lampe, une haute lampe de bronze, allumée, qui fermement traverse l'air tranquille d'une nuit d'août, passe d'une crédence à la tablette d'un secrétaire, cliquette en se posant; ce sont des fleurs, un matin, mystérieusement apportées, «fleurs niellées d'azur, à pistil fantasque, fleurs naturelles inconnues», car les âmes renouvellent, au dire des spirites, le miracle de Dorothée, qui donna à ses bourreaux des fleurs du ciel. Enfin, c'est la morte saisissant la main du vivant et le forçant à écrire sous sa dictée: «C'est bien moi, Thérèse, qui suis là. Je ne te quitterai plus… Je t'aime, toi seul.» Agénor avait pieusement gardé son veuvage, et son veuvage avait la douceur des fiançailles. Sans cesse sur lui des «caresses d'ange», des «mains fluettes venant tout à coup se modeler entre les siennes». Chimères, illusions, dites-vous? Qu'importe! Agénor a vaincu la mort. Thérèse est près de lui. Voici qu'une nuit il la revoit près de son lit, belle, étrange, le regard triste, vivante de nouveau. Il l'appelle.

«Il a bientôt conscience qu'un corps aimant se glisse près du sien, brûle, palpite, s'abandonne. Puis une seconde d'oubli parfait, insondable, comme si la morte, prise de pitié, s'était enfin laissé corrompre.» Mais cette fois, il a péché contre l'idéal. Il a méconnu la loi du mystère, le noli me tangere. Il est puni; le fantôme s'est évanoui, le laissant accablé de remords et de honte. C'est fini, elle ne reviendra plus. Il sent qu'il l'a perdue par sa faute. Dans son veuvage posthume, il se demande en vain «quelle planète, là-bas, hors des limites visuelles, contient le doux être, femme sans tache, épouse bénie, ange, amour!»

Elle ne reviendra plus… Elle revient, elle a pardonné. Elle se manifeste de nouveau; mais gravement, solennellement, pour faire franchir au vivant un degré de l'initiation. Elle lui dicte ces paroles:

«L'époque approchant où te sera laissé le soin de me connaître sous d'autres traits, sous une forme nouvelle, je tiens à te sortir d'erreur, à te faire un certain nombre de révélations, afin que tu puisses les conserver, les relire et ne point douter, en les voyant tracées comme de ma main.»

Et elle lui communique un petit catéchisme enfantin et d'une extrême douceur, dans lequel les idées néo-chrétiennes d'une Providence universelle se mêlent au dogme de la métempsycose.

Depuis peu, la fille qu'elle a laissée sur la terre, et à laquelle Agénor n'a pu s'attacher, a épousé un M. de Prahecq. Un an après ce mariage, comme, par une matinée pure d'hiver, le veuf se promenait dans le parc couvert de neige, sa canne écrit malgré lui sur la page blanche étendue à ses pieds cet avis mystérieux: «Une fille va naître de Berthe. Je ne m'appartiens plus.»

Avec la naissance de cette fille, la petite Laure, le livre de M. Hennique prend une suavité charmante, se pare de mignardises délicieuses et tristes, se revêt des teintes les plus douces de la tendresse. Si ces pages n'étaient pas gâtées çà et là par des recherches d'art trop capricieuses, elles seraient vraiment adorables. L'amour du grand-père pour cette petite-fille exquise, comme lui tendre et fière, et qui ne vivra pas, a inspiré à M. Hennique des scènes ravissantes. «L'enfant a les yeux de Thérèse, les mêmes yeux de velours brun, le même regard, un teint pareil.» Et le bon Agénor, frappé de cette ressemblance, médite les paroles étranges par lesquelles la morte a pris congé de lui et il en conclut que «Laure ne peut être que Thérèse réincarnée». Autrement, d'où lui viendrait «ce regard brun, inoublié», que Berthe n'eut jamais? Laure mourra au sortir de l'enfance, mais qu'importe? Le vieillard vit avec les âmes: son amour pour la seconde fois aura vaincu la mort. Il a fondu en un même être tout ce qu'il aima dans cette vie, et cet être idéal vivra autant que lui, puisqu'il est en lui.

Voilà, dans son esprit et son essence, le livre de M. Hennique. Ce n'est pas l'oeuvre assurément d'une âme vulgaire, c'est aussi un fait assez notable qu'un disciple de M. Zola, un des conteurs des Soirées de Médan, ait célébré avec un enthousiasme sympathique le triomphe de l'idéalisme le plus exalté.

LE POÈTE DE LA BRESSE[17]

M. GABRIEL VICAIRE

[Note 17: Émaux bressans, nouvelle édition.—La légende de saint
Nicolas.]

La hache a éclairci les épaisses forêts de la Bresse, où vivaient jadis le loup, le chat sauvage et le sanglier. Mais d'antiques châtaigniers s'élèvent encore au-dessus des haies vives qui séparent les champs et les prairies. Le bois est devenu bocage. Son âpre monotonie n'est pas sans beauté. On peut aimer jusqu'à la tristesse de ces étangs, couverts de renoncules flottantes, que bordent des lignes de noyers et qu'environnent de mélancoliques bouquets de bouleaux. Ceux qui sont nés sous les brouillards de la Dombes humide et plate, chérissent d'un grand coeur la terre qui les nourrit: ce sont de braves gens, buveurs et querelleurs comme les héros antiques, rudes au travail, lents, froids et résolus. La terre n'a pas partout le sein et l'haleine d'une amante; partout elle a pour ses fils la beauté d'une mère. M. Gabriel Vicaire, issu d'une vieille famille bressane, a chanté avec amour son pays d'origine. Il a bien fait. Le patriotisme provincial est une bonne chose. C'est ainsi que la France, si diverse dans son indivisible unité, doit être célébrée pour ses montagnes et ses vallées, pour ses bois et ses rivages et ses fleuves. La religion de la patrie ne serait pas complète, si elle ne mêlait à ses dogmes sacrés ces superstitions charmantes qui donnent à tous les cultes la vie avec la grâce. Le patriotisme abstrait paraîtrait bien froid à certaines âmes qui, sensibles aux formes et aux couleurs, chérissent surtout de la terre natale ce que leurs regards en peuvent embrasser. À ce propos, je me rappelle une page vraiment belle et sincère, que M. Jules Lemaître a écrite il y a trois ou quatre ans:

Quand j'entends, disait notre ami, déclamer sur l'amour de la patrie, je reste froid, je renfonce mon amour en moi-même avec jalousie pour le dérober aux banalités de la rhétorique qui en feraient je ne sais quoi de faux, de vide et de convenu. Mais quand j'embrasse, de quelque courbe de la rive, la Loire étalée et bleue comme un lac, avec ses prairies, ses peupliers, ses îlots blonds, ses touffes d'osiers bleuâtres, son ciel léger, la douceur épandue dans l'air, et, non loin, dans ce pays aimé de nos anciens rois, quelque château ciselé comme un bijou qui me rappelle la vieille France, ce qu'elle a été dans le monde, alors je me sens pris d'une infinie tendresse pour cette terre maternelle où j'ai partout des racines si délicates et si fortes.

Que je voudrais avoir dit cela, et l'avoir dit ainsi! Du moins, l'ai-je senti vivement. C'est pourquoi mon patriotisme, d'accord en cela avec mon sens littéraire, s'accommode infiniment mieux des Émaux bressans de M. Gabriel Vicaire que des Chants du soldat de M. Paul Déroulède. M. Vicaire voit la Saône, comme M. Lemaître voyait la Loire. Il l'aime cette Saône «qui reluit au matin» sous un rideau de peupliers. Il aime

    L'enclos ensoleillé, plein de vaches bressanes,
    D'où l'on voit devant soi les merles s'envoler.

Il aime d'un grand coeur son pays bressan:

    Ô mon petit pays de Bresse, si modeste,
    Je t'aime d'un coeur franc; j'aime ce qui te reste
    De l'esprit des aïeux et des moeurs d'autrefois;
    J'aime les sons traînants de ton langage antique
    Et ton courage simple, et cette âme rustique
    Qu'on sent frémir encore au fond de tes grands bois.

    J'aime tes hommes forts et doux, tes belles filles,
    Tes dimanches en fêtes avec leurs jeux de quilles
    Et leurs ménétriers assis sur un tonneau,
    Tes carrés de blé d'or qu'une haie environne,
    Tes vignes en hautains que jaunira l'automne,
    Tes villages qu'on voit se regarder dans l'eau.

Moins heureux que Brizeux qui trouva encore en Bretagne les moeurs et les costumes antiques, M. Gabriel Vicaire n'a pu voir qu'une Bresse renouvelée et décolorée. Le département de l'Ain a oublié ses traditions et ses usages. Les filles n'y portent plus le petit chapeau rond d'où pendait un voile de dentelle, le corset lacé par devant, le tablier de soie et le cotillon court oui les faisaient ressembler à des Suissesses. Les jeunes gens n'y chôment plus les grandes fêtes à la mode des aïeux. Le jour des rois, ils ne vont point de porte en porte, dans les villages, demandant «le droit de Dieu» et recevant du pain et des fruits. Le dimanche qui suit le mardi gras, ils ne célèbrent plus la fête des Brandons en allumant des torches de paille dans les vergers. Et les vieillards moroses disent que, depuis qu'on ne suit plus cet usage, les arbres fruitiers sont mangés par les chenilles. Quand les nouveaux époux rentrent à la maison, personne ne répand plus sur eux des grains de blé en signe d'abondance et de fécondité. La bonne femme qui veille le mort, qui fut jeune et qu'elle aima, ne lui met plus dans la bouche, à l'insu du curé, une pièce de monnaie pour le grand voyage, et la jeune mère ne glisse plus dans la main glacée du petit enfant qui devait lui survivre, une bille, un hochet, une poupée, pour adoucir au pauvre petit les ennuis du cercueil. Elle ne sait plus, la jeune mère, que les saints innocents eux-mêmes, que le cruel Hérode fit mourir dans leur première fleur, restent simples après leur glorification et jouent avec les palmes et les couronnes de leur glorification.

Aram sub ipsam simplices, Palma et coronis luditis.

Enfin, si la jeunesse bressane fait encore les feux de la Saint-Jean, peut-être ignore-t-elle l'origine de ces feux, telle que la rapportaient les hommes d'âge, selon le témoignage de M. Charles Guillon. Voici cette origine vénérable: Saint Jean avait une ferme et de nombreux domestiques, qui ne pouvaient le faire enrager, tant sa patience était grande. Ils lui jouaient beaucoup de méchants tours et ne parvenaient pas à le mettre en colère. Un beau jour du mois de juin, comme il faisait très chaud, ils imaginèrent d'allumer devant sa porte un grand feu, semblable à celui devant lequel Pierre se chauffait avec les servantes le jour du jugement inique. Mais Jean sortit de la maison en se frottant les mains et dit: «Voilà qui est bien fait, mes enfants. Le feu est bon en toute saison.» Telle est l'origine des feux de la Saint-Jean. La Bresse a semblablement oublié ses vieilles chansons; et c'est sur les lèvres des mendiants chenus et des vieilles édentées que M. Julien Tiersot ou M. Gabriel Vicaire lui-même recueille péniblement les couplets de la fille qui fait la morte pour son honneur garder, de la belle qui demande au rossignol la manière comment il faut aimer, l'aventure des trois galants et la complainte du pauvre laboureur, vêtu de toile «comme un moulin à vent».

Les conscrits chantent-ils encore à Bourg la chanson des «pauvres républicains» qui vont sur la mer combattre les Prussiens?

    Tout c' que je regrette en partant,
    C'est l' tendre coeur de ma maîtresse,
    Après l'avoir aimée
    Et tant considérée
    Dans tout's ses amitiés,
    C'est à présent qu'il me faut la quitter.

Non. Mais si la Reyssouse et les coteaux de Revermont n'entendent plus ces vieilles mélodies populaires, le coeur des bons Bressans n'est pas changé: on le retrouve joyeux et brave dans les vers de M. Gabriel Vicaire, comme au temps où leur compatriote, le général Joubert, disait des recrues de l'Ain: «Ce sont des hommes d'une bravoure tranquille, mais sûre, et, pour peu qu'ils soient animés, on peut compter sur leur brillante impétuosité.»

Ces vers de notre poète furent publiés pour la première fois il y a environ quinze ans, et l'auteur vient d'en donner une nouvelle édition, fort à propos pour me fournir un agréable sujet de causerie. Le recueil s'appelle Émaux bressans. Vous savez que la ville de Bourg fait commerce de saboterie et de bijouterie. Ces bagues et ces croix de Jeannette qu'on fabrique dans le pays et que Nanon achète, le jour du marché, non sans y avoir longtemps rêvé à l'avance, ce sont des émaux bressans, bijoux rustiques, qui n'ont ni le paillon brillant ni la pureté lucide des chefs-d'oeuvre du Limousin, mais qui, bien portés, font honneur à une belle fille, et la rendent brave pour danser le dimanche à la «vogue». Quand c'est le prétendant qui donne à sa prétendue la croix ou l'agrafe émaillée, le bijou n'en a que plus de prix:

    Certes, ce n'est pas grand' chose,
    Ce gage d'un simple amour;
    Un peu d'or et, tout autour,
    Du bleu, du vert et du rose.

    D'accord, messieurs, mais au cou
    De la gentille fermière
    Rien ne rit à la lumière
    Comme cet humble bijou.

M. Gabriel Vicaire a pris ces joyaux galants et rustiques pour emblèmes de ses petits poèmes paysans, d'une jovialité parfois attendrie. Et il y a beaucoup de croix de Jeannette dans ces bijoux poétiques. Le poète a beaucoup de goûts pour ses payses. À l'en croire, elles sont toutes adorables; la petite Claudine, Jeanne avec sa mère grand, Marie, Nanon, dont les yeux, qui sont bleus comme le manteau de la sainte Vierge, font à la maison la pluie et le beau temps, la Grande Lise, Fanchette, Jeanne, qui dansent aux vogues de si belles bourrées, Annette, la rose du pays bressan, voilà ses bonnes amies. Et il en a d'autres encore, dont madame Barbecot, qui donne à boire le bon vin du cru, et la fille à Jean Lemoine, laquelle sert au cabaret et n'est point farouche. Enfin, c'est l'amoureux des trente-six mille vierges bressanes. Mais on sent bien qu'il les aime en chansons et que son amour, comme on dit, ne leur fait point de mal. À l'en croire, il est aussi grand buveur et grand mangeur qu'il est vert-galant. Comme son confrère et ami Maurice Bouchor, il se rue en cuisine.

Il loue fort son compatriote le poète Faret, celui-là même qui, au dire de Nicolas, en compagnie de Saint-Amant

Charbonnait de ses vers les murs d'un cabaret.

Et ce dont il le félicite en de jolis triolets, c'est non pas d'avoir bien rimé, mais d'avoir beaucoup bu:

    Il ne te sert que d'avoir bu;
    Tout le reste est vaine fumée.
    Puisque ton Pégase est fourbu,
    Il ne te sert que d'avoir bu.
    Adieu le joli clos herbu
    Où tu baisais ta bien aimée.
    Il ne te sert que d'avoir bu;
    Tout le reste est vaine fumée.

Il nous apprend qu'on trouve chez la mère Gagnon un petit vin du cru qui sent la fraise et le muscat. Il célèbre, comme Monselet, mais avec plus de grâce, la poularde et le chapon. S'il plaint le gros cochon qu'on a tué sans pitié et qui ne montrera plus à tout venant «son cher petit groin rose», il se réjouit à l'idée du beau réveillon qu'on fera dans la métairie:

    Et, braves gens, que de joie,
    Lorsqu'on forme de boudin
    Ressuscitera soudain
    Le bon habillé de soie!

Mais cette grand'faim, cette grand'soif, on sent bien qu'elle est symbolique comme la corne d'abondance, qu'elle est une figure de ce pays de Bresse où les mariages se concluent le verre à la main, où les enterrements sont suivis d'un repas où l'on célèbre, en vidant les bouteilles, les vertus du défunt. Bien mieux: il est visible que cette goinfrerie idéale exprime la sympathie humaine, glorifie la terre nourricière. C'est pour tout dire, la débauche du sage Rabelais. M. Gabriel Vicaire n'a soif et faim que d'images et d'idées. C'est un grand rêveur. Ses orgies sont les saintes orgies de la nature. Au fond, il est triste, il l'avoue:

C'est crainte de pleurer bien souvent que je ris.

Et voici que tout à coup son rire s'éteint. Il pleure la pauvre Lise, qui vient de trépasser. La pauvre Lise avait risqué son âme dans les vogues, en dansant avec les garçons, au son de la vielle et de la cornemuse. Ces danses, yeux baissés, bras pesants, pieds lourds, n'ont rien, à ce qu'il nous semble, de voluptueux ni d'emporté. Mais c'est une idée chrétienne et peut-être consolante, qu'on peut se damner partout et qu'il est aussi facile aux bergères qu'aux duchesses d'offenser le dieu jaloux et de pécher mortellement. Bref, la pauvre Lise est en grand danger de porter dans l'enfer la chemise de soufre.

    Elle est au milieu de l'église
    Sur un tréteau qu'on a dressé.

    Elle est en face de la Vierge,
    Elle qui pécha tant de fois.

    À ses pieds fume un petit cierge
    Dans un long chandelier de bois.

    Seul, à genoux, près de la porte,
    Je regarde et n'ose entrer.

    Je pense aux cheveux de la morte
    Que le soleil venait dorer;

    À ses yeux bleus de violette
    Si doux alors que je l'aimais

    À sa bouche, aujourd'hui muette,
    Et qui ne rira plus jamais.
    ………………………….
    Dis-moi, pauvre âme abandonnée,
    As-tu déjà vu le bon Dieu?

    Au puits d'enfer es-tu damnée?
    As-tu mis la robe de feu?
    ………………………….
    S'il ne te faut qu'une neuvaine
    Pour sortir du mauvais chemin,

    Pour vêtir la cape de laine,
    Je n'attendrai pas à demain.

    Traversant forêts et rivières,
    Les pieds saignants, le coeur navré

    À Notre-Dame de Fourvières,
    Pénitent noir, je m'en irai.
    …………………………..
    Je lui donnerai pour sa fête,
    Manteau d'hiver, manteau d'été;

    Et quand viendra la grande foire,
    Je veux offrir à son Jésus

    Un moulin aux ailes d'ivoire
    Pour qu'il rie en soufflant dessus.

Le poète qui s'est fait une âme rustique comprend, partage quand il veut, la foi des simples. Le curé de son village, bon homme, pas très savant, s'embrouille parfois dans son sermon. Mais en bon chrétien, M. Vicaire se réjouit de voir tous les paroissiens écouter docilement la parole de vie:

    Voici la mère Jeanne au premier rang des femmes;
    Après tant de vaillants combats, d'obscur labeur,
    Elles ont grand besoin, ces pauvres vieilles âmes,
    D'un instant de repos dans la paix du Seigneur.

Dans le secret de son coeur, il est inquiet, plein de rêves et de troubles. Ses deux sentiments profonds et forts sont pour son pays et pour l'amitié. Il a çà et là exprimé discrètement, avec une sorte de pudeur, son attachement à ses amis. Ne dit-il pas dans son Rêve de bonheur?

    Vêtu du sarrau bleu, coiffé du grand chapeau,
    Parmi les paysans, je vivrais comme un sage,
    Attrapant chaque jour une rime au passage.
    Et que d'humbles plaisirs antiques, mais permis
    Dont je ne parle pas! Avec de bons amis,
    Tous au même soleil, comme on serait à l'aise!
    Le soir sous la tonnelle on porterait sa chaise.
    ………………………………..

Ces vers et surtout la petite pièce qui finit ainsi: «Ce qui ne change pas en moi, c'est l'amitié», me font songer, malgré moi, à l'éloge que fait Xénophon de deux généraux grecs qui périrent par trahison chez les Perses.

«Agias d'Arcadie et Socrate d'Achaïe furent mis à mort. Irréprochables envers leurs amis, ils ne furent jamais traités de lâches dans le combat. Tous deux étaient âgés d'environ trente-cinq ans.».

Louange exquise et touchante, qu'on ne peut entendre sans être ému!

Nous avons vu ce qu'était M. Gabriel Vicaire, poète de la Bresse. Nous l'avons vu, le plus exquis, le plus charmant des rustiques. Depuis quelques années, il va cherchant la fleur d'or des légendes. Il a mis bien joliment en vers ce conte pieux, si populaire dans la vieille France, de saint Nicolas et des trois enfants dans le saloir. «Cette tentative, a dit justement M. Paul Sébillot, démontre que, si nous n'avons pas le trésor des poèmes populaires de nos voisins, c'est la faute, non du génie de notre idiome, mais des poètes qui ont dédaigné cette source d'inspiration.»

Ce poème de M. Vicaire a le parfum de la fraise des bois. Rien de plus suave que les vers qui représentent les trois petites victimes dont le saint évêque a miraculeusement conservé l'existence dans le vieux saloir qui devait être leur cercueil:

    La mort n'a pas flétri cette fleur d'innocence;
    Ils dorment aussi purs qu'au jour de leur naissance.
    Le songe de leur vie est à peine achevé
    Et sur leur bouche encor flotte un dernier Ave.

Saint Nicolas aime les enfants et les poètes, qui sont les uns et les autres pleins d'innocence. Il se rend à leurs prières. Il a inspiré des vers adorables à M. Vicaire. Mais le bon saint n'est point sans rancune, et il venge les offenses faites à son nom. Je n'en veux pour preuve que l'histoire que voici. Je la rapporte sur la foi de dom Mabillon.

Dans la ville de la Charité-sur-Loire florissait jadis un monastère placé sous le vocable de la Sainte-Croix. La fête de saint Nicolas étant proche: «Quel office chanterons-nous? demandèrent les moines au prieur. Nous avons un grand désir de chanter l'office propre de ce grand saint Nicolas.» Le prieur ne le leur permit point, donnant pour raison qu'on ne le chantait pas à Cluny. Les moines alléguèrent qu'ils n'étaient point tenus de suivre le rite de Cluny et ils s'enfoncèrent dans le propos de chanter le propre du bienheureux évêque de Myre. Pour leur en ôter l'envie et les ramener à l'obéissance, le prieur leur fit donner la discipline. Cette action ne resta pas impunie. Car, la nuit étant venue et dom prieur s'étant couché sur son lit, il vit entrer dans sa cellule saint Nicolas en personne qui, le frappant d'un martinet, lui donna la discipline à son tour et ainsi l'obligea à entonner l'antienne qu'il n'avait pas voulu permettre qu'on chantât. Le fouet aidant, le prieur chanta si haut et si clair que les religieux, réveillés au bruit, accoururent dans sa cellule. Il les renvoya et leur tourna le dos, de fort méchante humeur. Le lendemain il reconnut, à la douleur qu'il ressentait tout le long du dos, la réalité des visions de la nuit; mais il s'imagina qu'il avait été fouetté par ses moines. Cette opinion prouve son endurcissement. Combien M. Vicaire a-t-il été mieux inspiré que le prieur de la Croix!

LE BARON DENON[18]

[Note 18: Point de lendemain, conte (par le baron Denon) illustré de treize compositions de Paul Avril. Paris, P. Rouquette, éditeur.]

Il y avait à Paris, sous le règne de Louis XVIII, un homme heureux. C'était un vieillard. Il habitait sur le quai Voltaire, la maison qui porte aujourd'hui le numéro 9 et dont le rez-de-chaussée est actuellement occupé par le docte Honoré Champion et sa docte librairie. La tranquille façade de cette demeure, percée de hautes fenêtres légèrement cintrées, rappelle, dans sa simplicité aristocratique, le temps de Gabriel et de Louis. C'est là qu'après la chute de l'Empire, Dominique-Vivant Denon, ancien gentilhomme de la chambre du roi, ancien attaché d'ambassade, ancien directeur général des beaux-arts, membre de l'Institut, baron de l'Empire, officier de la Légion d'honneur, s'était retiré avec ses collections et ses souvenirs. Il avait rangé dans des armoires, faites par l'ébéniste Boule pour Louis XIV, les marbres et les bronzes antiques, les vases peints, les émaux, les médailles recueillies pendant un demi-siècle de vie errante et curieuse; et il vivait souriant au milieu de ces nobles richesses. Aux murs de ses salons étaient suspendus quelques tableaux choisis, un beau paysage de Ruysdael, le portrait de Molière par Sébastien Bourdon, un Giotto, un fra Bartolomeo, des Guerchin, fort estimés alors. L'honnête homme qui les conservait avait beaucoup de goût et peu de préférences. Il savait jouir de tout ce qui donne quelque jouissance. À côté de ses vases grecs et de ses marbres antiques, il gardait des porcelaines de Chine et des bronzes du Japon. Il ne dédaignait même pas l'art des temps barbares. Il montrait volontiers une figure de bronze, de style carolingien, dont les yeux de pierre et les mains d'or faisaient crier d'horreur les dames à qui Canova avait enseigné toutes les suavités de la plastique. Denon s'étudiait à classer ces monuments de l'art dans un ordre philosophique et il se proposait d'en publier la description; car, sage jusqu'au bout, il trompait l'âge en formant de nouveaux desseins. Il était trop un homme du XVIIIe siècle pour ne point faire dans ses riches collections la part du sentiment. Possédant un beau reliquaire du XVe siècle, dépouillé sans doute pendant la Terreur, il l'avait enrichi de reliques nouvelles dont aucune ne provenait du corps d'un bienheureux. Il n'était point mystique le moins du monde et jamais homme ne fut moins fait que lui pour comprendre l'ascétisme chrétien. Les moines ne lui inspiraient que du dégoût. Il était né trop tôt pour goûter, en dilettante, comme Chateaubriand, les chefs-d'oeuvre de la pénitence. Son profane reliquaire contenait un peu de la cendre d'Héloïse, recueillie dans le tombeau du Paraclet; une parcelle de ce beau corps d'Inès de Castro, qu'un royal amant fit exhumer pour le parer du diadème; quelques brins de la moustache grise de Henri IV, des os de Molière et de La Fontaine, une dent de Voltaire, une mèche des cheveux de l'héroïque Desaix, une goutte du sang de Napoléon, recueillie à Longwood[19].

[Note 19: La relique de Molière du cabinet du baron, vivant Denon, par
M. Ulric Richard-Desaix. Paris, Vignères, 1880, pp. 11 et 12.]

Et sans chicaner sur l'authenticité de ces restes, il faut convenir que c'était bien là les reliques chères à un homme qui avait beaucoup aimé en ce monde la beauté des femmes, assez compati aux souffrances du coeur, goûté en délicat la poésie alliée au bon sens, estimé le courage, honoré la philosophie et respecté la force. Devant ce reliquaire, Denon pouvait, du fond de sa vieillesse souriante, revoir toute sa vie et se féliciter de l'emploi riche, divers, heureux, qu'il avait su donner à tous ses jours. Petit gentilhomme de forte sève bourguignonne, né sur cette terre légère du vin où les coeurs sont naturellement joyeux, il avait sept ans, quand une bohémienne qu'il rencontra sur un chemin lui dit sa bonne aventure; «Tu seras aimé des femmes; tu iras à la cour; une belle étoile luira sur toi.» Cette destinée s'accomplit de point en point; Denon alla tout jeune chercher fortune à Paris. Il fréquentait les coulisses de la Comédie-Française et toutes les actrices raffolaient de lui. Elles voulurent jouer une comédie qu'il avait faite pour elles et qui n'en valait pas mieux[20]. Cependant il se tenait sans cesse sur le passage du roi.

[Note 20: Le bon père, comédie, Paris, 1769, in-12.]

—Que voulez-vous? lui demanda un jour Louis XV.

—Vous voir, sire.

Le roi lui accorda l'entrée des jardins. Sa fortune était faite. Il devint bientôt le maître à graver de madame de Pompadour qui s'amusait à tailler des pierres fines. Car il faut dire qu'il dessinait lui-même et gravait très joliment. Louis XV aimait l'esprit, parce qu'il en avait. Denon le charma en lui faisant des contes. Il le nomma gentilhomme, de la chambre. Il lui disait à tout événement:

—Contez-nous cela, Denon.

Et comme Shéhérazade, Denon contait toujours, mais ses contes étaient d'un ton plus vif que ceux de la sultane. Et l'on enrageait de voir que, plaisant aux femmes, il plaisait aussi aux hommes. Après la mort de la marquise, il se fit envoyer à Saint-Pétersbourg, puis à Stockholm, comme attaché d'ambassade; enfin, à Naples, où il resta, je crois, sept ans. Là il se partagea entre la diplomatie, les arts et la belle société. On peut se le figurer, jeune, d'après un portrait à l'eau-forte où il s'est représenté un crayon à la main, sous une architecture à la Piranèse. Son chapeau de feutre aux bords souples, sa large collerette, son manteau vénitien, son air souriant et rêveur lui donnent l'air de sortir d'une fête de Watteau. Les cheveux bouffants, l'oeil vif et noir, le nez un peu retroussé, carré du bout, les narines friandes, la bouche en arc et creusée aux coins, les joues rondes, il respire une gaieté aimable et fine, avec je ne sais quoi d'attentif et de contenu. Il gravait alors de nombreuses planches dans la manière de Rembrandt et même il fut reçu de l'Académie de peinture sur l'envoi d'une Adoration de bergers, qu'on dit médiocre. À ses grandes planches d'après le Guerchin ou Potier on préfère aujourd'hui les compositions de style familier où il montra son esprit d'observation avec une pointe de fine malice. En ce genre, le Déjeuner de Ferney est son chef-d'oeuvre: courtisan de Louis XV, il s'honora en se faisant le courtisan de Voltaire. Il se présenta à Ferney et, comme on hésitait à le recevoir, il fit dire au philosophe qu'étant gentilhomme ordinaire il avait le droit de le voir; c'était traiter Voltaire en roi. Il rapporta de cette visite la planche dont nous parlons, où Voltaire apparaît si vivant et si étrange sous sa coiffe de nuit, vieux squelette agile, aux yeux de feu, en robe de chambre et en culotte. Et Denon retourne sous le beau ciel de l'Italie où il goûte en délicat la grâce des femmes et la splendeur des arts. La Révolution éclate. Il ne s'émeut guère et dessine sous les orangers.

Tout à coup il apprend que son nom est sur la liste des émigrés, que ses biens sont mis sous séquestre. Il n'hésite pas. Ce voluptueux n'a jamais craint le danger: il rentre en France hardiment. Et il n'a pas tort de se fier en son adroite audace.

À peine est-il à Paris qu'il a mis David dans ses intérêts et gagné les membres du Comité de salut public. On lui rend ses biens; on lui commande des dessins de costumes. Il est aimé, protégé, favorisé, comme aux jours de la marquise.

Et le voilà traversant la Terreur, sans bruit, observant tout, ne disant rien, tranquille, curieux. Il passe de longues heures au tribunal révolutionnaire, crayonnant dans le fond de son chapeau, d'un trait mordant, les accusés, les condamnés. Aujourd'hui Danton, calme dans sa vulgarité robuste. Demain Fouquier larmoyant et Carrier étonné. Quelques-uns de ses dessins, gracieusement prêtés par M. Auguste Dide, figuraient à l'exposition de la Révolution organisée par M. Etienne Charavay dans le pavillon de Flore. Quand on les a vus une fois, on ne peut les oublier, tant ils ont de vérité et d'expression, tant ils sont frappants. Denon regardait, attendait. Le 9 thermidor lui fit perdre des protecteurs qu'il ne regretta point. La bohémienne lui avait prédit l'amitié des femmes et les faveurs de la cour. Et il avait été aimé, il avait été favorisé. La bohémienne lui avait annoncé enfin une étoile éclatante. Cette dernière promesse devait s'accomplir aussi. L'étoile se levait sur l'heureux déclin de cette vie fortunée. En 1797, il rencontre, dans un bal, chez M. de Talleyrand, un jeune général qui demande un verre de limonade. Denon lui tend le verre qu'il tient à la main. Le général remercie; la conversation s'engage, Denon parle avec sa grâce ordinaire et gagne en un quart d'heure l'amitié de Bonaparte.

Il plut tout de suite à Joséphine et devint de ses familiers. L'année suivante, comme il était dans le cabinet de toilette de la créole, se chauffant à la cheminée, car l'hiver durait encore:

—Voulez-vous, lui dit-on, faire partie de l'expédition d'Égypte?

Les savants de la commission étaient déjà en route. La flotte devait mettre à la voile dans quelques jours.

—Serai-je maître de mon temps et libre de mes mouvements?

On le lui promit.

—J'irai.

Il était âgé de plus de cinquante ans. Dans toute la campagne, il montra une intrépidité charmante. Le portefeuille en bandoulière, la lorgnette au côté, les crayons à la main, au galop de son cheval, il devançait les premières colonnes pour avoir le temps de dessiner en attendant que la troupe le rejoignît. Sous le feu de l'ennemi, il prenait des croquis avec la même tranquillité que s'il eût été paisiblement assis à sa table, dans son cabinet. Un jour que la flottille de l'expédition remontait le Nil, il aperçut des ruines et dit: «Il faut que j'en fasse un dessin». Il obligea ses compagnons à le débarquer, courut dans la plaine, s'établit sur le sable et se mit à dessiner. Comme il achevait son ouvrage, une balle passe en sifflant sur son papier. Il relève la tête, et voit un Arabe qui venait de le manquer et rechargeait son arme. Il saisit son fusil déposé à terre, envoie à l'Arabe une balle dans la poitrine, referme son portefeuille et regagne la barque.

Le soir, il montra son dessin à l'état-major. Le général Desaix lui dit:

—Votre ligne d'horizon n'est pas droite.

—Ah! répond Denon, c'est la faute de cet Arabe. Il a tiré trop tôt.

À deux ans de là il était nommé par Bonaparte directeur général des musées. On ne peut refuser à cet habile homme le sens de l'à-propos et l'art de se plier aux circonstances. Il avait quitté sans regret le talon rouge pour les bottes à éperon. Courtisan d'un empereur à cheval, il suivit de bon coeur son nouveau maître dans ses campagnes, en Autriche, en Espagne, en Pologne. Autrefois il expliquait des médailles à Louis XV dans les boudoirs de Versailles. Maintenant, il dessinait au milieu des batailles sous les yeux de César et charmait les vétérans de la Grande Armée par son mépris élégant du danger. À Eylau, l'empereur vint lui-même le tirer du plateau balayé par la mitraille.

Il n'avait presque point quitté l'empereur pendant la campagne de 1805; à Schoenbrunn il eut l'idée de la colonne triomphale qui s'éleva bientôt sur la place Vendôme. Il en dirigea l'exécution et surveilla soigneusement l'esquisse de cette longue spirale de bas-reliefs qui tourne autour du fut de bronze. C'est à un peintre, et à un peintre obscur, Bergeret, qu'il demanda ces compositions dont il avait réglé lui-même toute l'ordonnance. Le style en est monotone et tendu. Les figures manquent de vie et de vérité: mais c'est un petit inconvénient, puisqu'on ne les distingue pas à la hauteur où elles sont placées et qu'on n'en peut voir les détails que dans la gravure en taille douce d'Ambroise Tardieu[21].

[Note 21: La colonne de la Grande Armée, gravée par Tardieu, s. d., in-8°, avertissement.]

En 1815, Denon résista vainement aux réclamations des alliés qui mirent la main sur le Louvre enrichi des dépouilles de l'Europe. Ce musée Napoléon, trophée de la victoire, fut impérieusement réclamé: il fallut tout rendre, ou presque tout. Denon ne pouvait rien obtenir et il le savait: car il n'était point homme à nourrir de folles illusions. Mais il s'honora en tenant tête aux réclamants armés. Quand l'étranger emballait déjà statues et tableaux, M. Denon négociait encore. Ami des arts, bon patriote, fonctionnaire exact, il fut parfait. Il ne sauva rien, mais il se montra honnête homme, ce qui est bien quelque chose. Il fut ferme avec politesse et gagna la sympathie des négociateurs alliés.

Et quelles sympathies pouvaient se refuser à ce galant homme? Il ne déplaisait pas au roi, et il ne tenait qu'à lui d'achever dans la faveur de Louis XVIII une existence qui avait eu la faveur de tant de maîtres divers. Mais il avait un tact exquis, le sentiment de la mesure, l'instinct de ne jamais forcer la destinée. Il garda son poste au Louvre tout le temps qu'il y eut une oeuvre d'art à disputer aux puissances. Puis quand la dernière toile, le dernier marbre fut emballé, il remit sa démission au roi[22].

[Note 22: Le Louvre en 1815, par Henry de Chenevières, Revue Bleue, 1889, nos 3 et 4.]

À partir de novembre 1815, il se repose et son unique affaire est de vieillir doucement. Toujours aimable, toujours aimé, causeur plein de jeunesse, il reçoit toutes les célébrités de la France et du monde dans son illustre retraite du quai Voltaire.

L'âge a blanchi la soie légère de ses cheveux et creusé son sourire dans ses joues. Il est le septuagénaire charmant que Prud'hon a peint dans le beau portrait conservé au Louvre. Le baron sait bien que sa vie est une espèce de chef-d'oeuvre. Il n'oublie ni ne regrette rien; son burin, parfois un peu libre, rappelle dans des planches secrètes les plaisirs de sa jeunesse. Ses causeries aimables font revivre tour à tour la cour de Louis XV et le Comité de salut public.

Aujourd'hui c'est lady Morgan, la belle patriote irlandaise, qui lui rend visite, traînant avec elle sir Charles, son mari, grave et silencieux.

M. Denon montre à la jeune enthousiaste les trésors de son cabinet. Elle admire pêle-mêle les vases étrusques, les bronzes italiens et les tableaux flamands; les propos du vieillard qui vit tant de choses l'enchantent. Tout à coup elle découvre dans une vitrine un petit pied de momie, un pied de femme.

—Qu'est-ce cela?

Et le vieillard lui apprend qu'il a trouvé ce petit pied dans la nécropole tant de fois violée de la Thèbes aux Cent Portes.

—C'était sans doute, dit-il, le pied d'une princesse, d'un être charmant, dont la chaussure n'avait jamais altéré les formes et dont les formes étaient parfaites. Quand je le trouvai, il me sembla obtenir une faveur et faire un amoureux larcin dans la lignée des Pharaons[23].

[Note 23: Voyage dans la basse et la haute Égypte, pendant les campagnes du général Bonaparte, par Vivant Denon, an X, in-12, t. II, pp. 244, 245.]

Et il s'anime à l'odeur de la femme. Il admire avec tendresse la courbure élégante du cou-de-pied, la beauté des ongles teints de henné, comme en sont teints encore les pieds des modernes Égyptiennes. Et suivant le fil de ses souvenirs, il raconte l'histoire d'une indigène qu'il a connue à Rosette.

«Sa maison était en face de la mienne, dit-il, et comme les rues de Rosette sont étroites, nous eûmes bien vite fait connaissance. Mariée à un roumi,[24] elle savait un peu d'italien. Elle était douce et jolie. Elle aimait son mari, mais il n'était pas assez aimable pour qu'elle ne pût aimer que lui. Il la maltraitait dans sa jalousie. J'étais le confident de ses chagrins: je la plaignais.

[Note 24: Denon, loc. cit., t. I, pp. 149, 150.—On me pardonnera, pour la femme du roumi comme pour le pied de momie, d'avoir mis dans la bouche de Denon, ce qu'en réalité j'ai trouvé dans sa relation.]

La peste se déclara dans la ville. Ma voisine était si communicative qu'elle devait la prendre et la donner. Elle la prit en effet de son dernier amant et la donna fidèlement à son mari: Ils moururent tous trois. Je la regrettai; sa singulière bonté, la naïveté de ses désordres, la vivacité de ses regrets m'avaient intéressé.»

Mais lady Morgan, qui va d'une vitrine à l'autre, promenant parmi les débris des temps sa tête vive et brune, pousse un cri. Elle a vu, pendu au mur, le masque en plâtre de Robespierre.

—Le monstre! s'écrie-t-elle.

Le bon baron n'a pas de ces haines aveugles. Pour lui, Robespierre fut un maître qu'il a conquis comme les deux autres, Louis XV et Napoléon. Il conte à la belle indignée comment il s'est rencontré une nuit avec le dictateur. Il était chargé de dessiner des costumes. On lui manda de se présenter, pour cet effet, devant le comité qui s'assemblait aux Tuileries à deux heures du matin.

«Je me rendis au palais à l'heure dite. Une garde armée veillait dans les antichambres à peine éclairées. Un huissier me reçut, puis s'éloigna, me laissant seul dans une salle que la lueur d'une seule lampe laissait aux trois quarts dans l'ombre. Je reconnus l'appartement de Marie-Antoinette, où, vingt ans auparavant, j'avais servi comme gentilhomme ordinaire de Louis XV. Pendant que je buvais ainsi dans la coupe amère du souvenir, une porte s'ouvrit doucement, et un homme s'avança vers le milieu du salon. Mais, apercevant un étranger, il recula brusquement: c'était Robespierre.

À la faible lueur de la lampe je vis qu'il mettait la main dans son sein, comme pour y chercher une arme cachée. N'osant lui parler, je me retirai dans l'antichambre où il me suivit des yeux. J'entendis qu'il agitait violemment une sonnette placée sur la table.

«Ayant appris de l'huissier accouru à cet appel qui j'étais et pourquoi je venais, il me fit faire des excuses et me reçut sans tarder. Pendant tout l'entretien, il garda dans ses manières et dans ses paroles un air de grande politesse et de cérémonie, comme s'il eût voulu ne pas se montrer en arrière de courtoisie avec un ancien gentilhomme de la chambre. Il était vêtu en petit maître; son gilet de mousseline était bordé de soie rose.»

Lady Morgan boit les paroles du vieillard; elle retient tout, pour tout écrire fidèlement, sauf les dates qu'elle embrouille ensuite, selon la coutume de tous ceux qui écrivent des Mémoires.

Avant de prendre congé, elle veut témoigner à M. Denon toute son admiration. Elle lui demande par quel secret il a acquis tant de connaissances.

—Vous devez, lui dit-elle, avoir beaucoup étudié dans votre jeunesse?

Et M. Denon lui répond:

—Tout au contraire, milady, je n'ai rien étudié, parce que cela m'eût ennuyé. Mais j'ai beaucoup observé, parce que cela m'amusait. Ce qui fait que ma vie a été remplie et que j'ai beaucoup joui[25].

[Note 25: La France, par lady Morgan; traduit de l'anglais, par A. I.
B. D. Paris, 1817, t. II, pp. 307 et suiv.]

Ainsi le baron Denon fut heureux pendant plus de soixante-dix ans. À travers les catastrophes qui bouleversèrent la France et l'Europe et précipitèrent la fin d'un monde, il goûta finement tous les plaisirs des sens et de l'esprit. Il fut un habile homme. Il demanda à la vie tout ce qu'elle peut donner, sans jamais lui demander l'impossible. Son sensualisme fut relevé par le goût des belles formes, par le sentiment de l'art et par la quiétude philosophique; il comprit que la mollesse est l'ennemie des vraies voluptés et des plaisirs dignes de l'homme. Il fut brave et goûta le danger, comme le sel du plaisir. Il savait qu'un honnête homme doit payer à la destinée tout ce qu'il lui achète. Il était bienveillant. Il lui manqua sans doute ce je ne sais quoi d'obstiné, d'extrême, cet amour de l'impossible, ce zèle du coeur, cet enthousiasme qui fait les héros et les génies. Il lui manqua l'au delà. Il lui manqua d'avoir jamais dit: «Quand même!» Enfin, il manqua à cet homme heureux l'inquiétude et la souffrance.

En descendant l'escalier du quai Voltaire, la jeune Irlandaise, qui avait beaucoup sacrifié à la patrie et à la liberté, murmura ces paroles:

«Les habitudes de sa vie ne lui permirent de prendre les armes pour aucune cause.»

Elle avait touché le défaut de cette existence heureuse[26].

[Note 26: J'ai passé une grande partie de mon enfance et de mon adolescence dans cette maison où Denon, un demi siècle auparavant, coulait sa vieillesse élégante et ornée. J'ai gardé un souvenir charmé de ce beau quai Voltaire, où j'ai pris le goût des arts, et c'est pour cela peut-être que j'ai si grande envie d'étudier en détail la vie et l'oeuvre du baron Denon. Je m'en donnerai, quand je pourrai, le plaisir. En attendant, si quelque personne a sur ce sujet des documents inédits, qu'elle ne veuille point employer elle-même, je lui serais infiniment obligé de m'en faire part.]

Tel fut le baron Dominique-Vivant Denon. Nous avons ravivé sa mémoire à propos d'un petit conte intitulé: Point de lendemain que la librairie Rouquette vient de réimprimer à peu d'exemplaires, avec de jolies gravures. On ne s'avise point de tout. Je songe un peu tard que ce conte, qui est un bijou, est peut-être un bijou indiscret qu'il faut laisser sous la clef fidèle des armoires de nos honnêtes bibliophiles. Je dirai seulement que je ne partage pas les incertitudes du nouvel éditeur qui ne sait trop s'il faut attribuer Point de lendemain à Denon ou à Dorat.

Ce léger chef-d'oeuvre est, assurément de Vivant Denon. Je m'en rapporte sur ce point à Quérard et à Poulet-Malassis qui n'en doutaient point. M. Maurice Tourneaux, que je consultais hier, n'en doute pas davantage. Ce sont là de grandes autorités.

MAURICE SPRONCK[27]

[Note 27: Les Artistes littéraires.—Études sur le XIXe siècle.
(Calmann Lévy, éditeur).]

Dans un livre intitulé les Artistes littéraires, M. Maurice Spronck étudie quelques excellents écrivains du XIXe siècle qui ne cherchèrent jamais dans la parole écrite autre chose qu'une forme du beau et dont les oeuvres furent conçues d'après la théorie de l'art pour l'art.

Théophile Gautier apporta le premier le précepte et l'exemple. C'est aussi ce maître placide que M. Maurice Spronck étudie le premier. Puis il interroge tour à tour les écrivains artistes qui parurent presque en même temps, vers 1850, et il s'efforce de leur arracher le secret de leur tristesse et de leur isolement. Ce sont Charles Baudelaire, Edmond et Jules de Goncourt, Leconte de Lisle, Gustave Flaubert et Théodore de Banville. De ces hommes, dont on peut dire que l'art fut leur seul amour et prit leur vie entière, trois seulement vivent encore aujourd'hui; les autres les ont précédés dans le repos. Morts et vivants, M. Maurice Spronck les a tous examinés avec la froide sévérité de la science et, ne prenant souci que de la vérité, il a traité les vivants comme les morts. Cette vertu est peut-être excessive. M. Maurice Spronck, qui est en pleine jeunesse, montre des rigueurs inflexibles. Sans doute il est d'une âme honnête d'aller droit à la vérité. Mais sommes-nous jamais sûrs de l'atteindre, cette divine vérité? Craignons que, dans notre course trop emportée à sa poursuite, il ne nous arrive de blesser involontairement les admirateurs d'un vieux maître. Et puis, il y a tant de manières de dire ce qu'on pense! La plus rude façon n'est pas toujours la meilleure. Certain chapitre du livre de M. Maurice Spronck nous a inspiré ces réflexions. Mais il faut considérer que la critique de notre auteur est une sorte d'anatomie psychologique. Il nous apporte ces planches d'écorchés dont parle M. Bourget dans une de ses préfaces. Or, les «écorchés» n'offrent en eux-mêmes rien de flatteur. M. Maurice Spronck appartient à l'école de la critique scientifique où, dès ses débuts, il prend à la suite de M. H. Taine, le maître incontesté, un rang de péril et d'honneur. Ces anatomistes de l'âme sont exempts des faiblesses qui nous troublent quand nous conversons des choses de la pensée.

Il y a toutes sortes de critiques. M. Maurice Spronck a ce bonheur d'avoir trouvé tout de suite le genre qui convenait à son tempérament. Il était doué pour ces études physiologiques et pathologiques des fonctions de l'âme, et destiné à professer dans ces cliniques du génie qui exigent un sens droit, l'esprit scientifique, une observation pénétrante et froide, des méthodes sûres.

Ces cliniciens nés sont terribles. Ils aiment les maladies. Pinel ne connaissait rien de plus beau qu'une belle fièvre typhoïde. M. Maurice Spronck a du goût pour les affections rares ou profondes de l'intelligence. Il trouve, lui aussi, qu'il y a de la beauté dans les troubles de la pensée; il se montre fort agile à diagnostiquer la névrose des grands hommes, et je le soupçonne même de décrire avec une sorte de plaisir les symptômes les plus alarmants et les lésions les plus horribles des sujets qu'il admire.

Reconnaissons pourtant que les littérateurs qu'il étudie comme les plus parfaits représentants de l'art dans la seconde moitié du XIXe siècle, sans former un groupe parfaitement distinct, offrent quelques caractères communs, dont le plus saillant est peut-être le trouble profond des nerfs. Je ne parle ni de M. de Banville ni de M. Leconte de Lisle. Mais Flaubert, on le sait, était épileptique. Baudelaire est mort atteint d'aphasie, Jules de Goncourt a succombé tout jeune à la paralysie générale. Pour les autres, en qui la névrose est moins caractérisée, M. Maurice Spronck se plaît encore à révéler sur quelque point la lésion cachée. C'est ainsi que, dès son premier chapitre, il rattache à la physiologie morbide un des caractères les plus généraux de l'esthétique actuelle, ce trait qu'il appelle le goût de la transposition. «Cette tendance—c'est lui-même qui parle—consiste à intervertir les rôles, à appliquer de force, en dépit de la logique, les attributs d'un genre à tel autre genre qui lui sera parfois absolument contradictoire. La musique, par exemple, s'efforcera de se faire descriptive, concrète, exacte dans l'expression, impossible pour elle, des formes et des attitudes, tandis que la peinture ou la statuaire, suivant des errements semblables, se laisseront dévier de leur destination primitive et abandonneront le simple culte de la ligne pour se tourner vers les études de moeurs ou les symboles philosophiques. La littérature, loin d'éviter cette anomalie, y glissera en l'accentuant encore davantage, et nous aurons de prétendus tableaux, des statues, des mélodies, où les différents vocables, selon leur phonétique, leur contexture et la disposition qui leur sera donnée, devront remplacer les couleurs, le marbre ou les notes de la gamme.»

En soi, le souci de peindre par le langage ou de produire des effets musicaux par un mélodieux arrangement des syllabes n'est ni très extraordinaire, ni même tout à fait nouveau. On en trouverait des exemples dans toutes les littératures. Ce soin, M. Spronck commence à le trouver suspect quand Théophile Gautier proclame que son seul mérite consiste à être «un homme pour qui le monde visible existe» et lorsque MM. de Goncourt définissent l'oeil «le sens artiste de l'homme». L'indice de la lésion mentale lui devient enfin manifeste chez Flaubert. Il s'agit là d'une affection observée et décrite par la neurologie sous le nom d'audition colorée et qui consiste «en ce que deux sens distincts sont simultanément mis en activité par une excitation produite sur un seul de ces sens, ou, pour parler autrement, en ce que le son de la voix ou d'un instrument se traduit par une couleur caractéristique et constante pour la personne possédant cette propriété chromatique[28]». Cette affection, M. Spronck en reconnaît les caractères chez l'écrivain, selon lui, «le plus achevé de notre littérature», celui qui disait:

«J'ai la pensée, quand je fais un roman, de rendre une coloration, une nuance. Par exemple, dans mon roman carthaginois, je veux faire quelque chose pourpre. Dans Madame Bovary, je n'ai eu que l'idée d'un ton, cette couleur de moisissure de l'existence des cloportes. L'histoire, l'aventure d'un roman, ça m'est bien égal.»

[Note 28: (Cf. J. Baratoux, le Progrès médical du 10 décembre 1887).]

Il est impossible de ne pas relier par la pensée cet aveu du bon Gustave Flaubert aux formules de nos jeunes symbolistes sur la couleur des vocables. Cette fois, il n'y a pas à s'y tromper; nous tenons la névrose et nous pouvons, comme Pinel, admirer une belle maladie.

M. Maurice Spronck ne dit point que le génie est une des formes de la névrose; mais il semble bien qu'il travaille à le démontrer. Dans son étude sur Baudelaire, une des meilleures du livre, qui en compte d'excellentes, il ne lui a été que trop facile de signaler les incohérences d'un esprit volontairement halluciné, épris de l'artificiel avec une sorte d'appétit maladif, attiré vers le mal par un goût désintéressé, et mourant à quarante-sept ans pour avoir «cultivé son hystérie avec jouissance et terreur».

Chez MM. de Goncourt, on nous montre l'hyperesthésie de la sensibilité et aussi un trait commun à plusieurs de leurs contemporains et bien étrange chez des petits-fils de Jean-Jacques, nés en plein romantisme: l'horreur de la nature.

Ils disent:

«La nature pour moi est ennemie.

«… Rien n'est moins poétique que la nature.

«C'est l'homme qui a mis, sur toute cette misère et ce cynisme de matière, le voile, l'image, le symbole; la spiritualité ennoblissante.»

Ainsi la nature déchue n'est plus le modèle de toute beauté, la source de tout bien, la consolatrice des misères et des hontes de l'humanité. Cette déchéance à laquelle, ne craignons point de le dire, la philosophie et la science modernes consentent avec une grave mélancolie, n'est-il pas singulier de l'entendre proclamer par ces artistes épris de vérité et tout frémissants de sensations vives, de perceptions nettes, de visions immédiates, enfin ivres, furieux et frénétiques de naturel, renversant le sentimentalisme séculaire. C'est en regardant l'homme qu'ils se reposent du spectacle horrible de la nature.

Le même instinct inspire à Baudelaire, moins intelligent mais plus tourmenté, ses paradoxes sur l'excellence de l'artificiel, le tourne vers ces contrastes violents que n'a jamais la réalité nue, l'incline à ces recherches pénibles et troublantes «de créations dues tout entières à l'art et d'où la nature est complètement absente».

M. Maurice Spronck nous le montre «non content d'avoir construit des univers fantaisistes à côté du nôtre, s'ingéniant encore à détruire le réel, tout au moins à le modifier autant qu'il le pourra dans le sens de ses principes», déclarant que «la femme est naturelle, donc abominable», élucubrant avec un goût singulier une théorie du maquillage auquel il désigne pour objet «non pas de corriger les rides d'un visage flétri et de le faire rivaliser avec la jeunesse, mais de donner à la beauté le charme de l'extraordinaire, l'attrait des choses contre nature».

Ce n'est pas que cela même soit bien choquant. Il ne faut jamais compter sur la nature qui n'a ni esprit ni coeur. Ne l'aimons point, car elle n'est point aimable. Mais ne nous donnons point la peine de la haïr, car elle n'est point haïssable. Elle est tout. C'est un grand embarras que d'être tout. Cela empêche d'avoir du goût, de la finesse, de l'agrément, de la délicatesse et de l'à-propos. Cela empêche aussi d'avoir des idées ou bonnes ou mauvaises. Cela vous donne en tout une lourdeur effroyable. Dans notre intérêt et pour notre repos, pardonnons à cette nature le mal qu'elle nous fait par mégarde et par indifférence. Ainsi, dit-on, faisait le vieux M. Fagon, parce qu'il était physicien. Il pardonnait à la nature; cette clémence adoucit les souffrances de ses derniers jours. Mais ni Gautier, ni Jules de Goncourt, ni Baudelaire n'étaient de bons physiciens, occupés, comme M. Fagon, à étiqueter les plantes médicinales du Jardin du Roi. On goûte à faire des étiquettes une douceur qui se répand dans tout l'être, tandis qu'à forger des vers, à assembler des mots, au contraire, on respire d'âcres et sombres vapeurs qui désolent toute l'économie animale. Malades, nos artistes de lettres ont répandu sur la nature l'aigreur et la tristesse de leur maladie. Gautier, Baudelaire, les frères Goncourt, Flaubert proclament que la vie est mauvaise.

Seul, un cinquième se lève et nous dit: «Dans cette vie qui vous semble amère, je n'ai vu que des coupes d'or couronnées de roses, des ceintures flottantes, des chevelures d'hyacinthe, des lis et la lyre-poète. Amis, écoutez mes chants et croyez aux Nymphes des bois et des montagnes.»

Ainsi parle le cinquième poète. Mais ingrats que nous sommes, ô Maurice Spronck, nous lui répondons: «Poète riche et facile, heureux Théodore de Banville, vous êtes le plus mélodieux des chanteurs. Mais votre joie nous attriste plus encore que la tristesse des autres. Ne pensez pas nous réconcilier avec la nature. Vous nous la montrez légère. Nous l'aimons mieux féroce.» Que cela est injuste!

Est-ce avec de telles paroles et d'un coeur aussi dur que l'on congédie le poète de la lumière et de la joie, le doux rossignol des Muses. En résumé, le livre solide et sérieux de M. Maurice Spronck, cette étude méthodique fortement documentée, savante, profonde, laisse le lecteur sous une impression de tristesse et d'inquiétude. En fermant le livre, on songe:

—Ainsi donc, le mal qui éclate aujourd'hui couvait depuis plus de trente ans. La névrose, la folie qui envahit la jeune littérature était en germe dans les oeuvres encore belles, si séduisantes, et qui semblaient pures, dont nous avons nourri notre jeunesse.

UNE FAMILLE DE POÈTES[29]

BARTHÉLÉMY TISSEUR JEAN TISSEUR.—CLAIR TISSEUR

I

[Note 29: Poésies de Barthélémy Tisseur, Poésies de Jean Tisseur, recueillies par ses frères, 1 vol.—Clair Tisseur, Pauca Paucis.—Consultez aussi le livre de M. Paul Mariéton. Joséphin Soulary et la pléiade lyonnaise, 1884, in-18. M. Mariéton a beaucoup fait pour les lettres lyonnaises.]

Il y eut à Lyon, quatre frères Tisseur, Barthélémy, Jean, Alexandre et Clair. Trois d'entre eux sont poètes et le quatrième, Alexandre, a un vif sentiment de la poésie et de l'art. Ils vécurent modestes et honorés dans leur ville. Barthélémy mourut jeune en 1843. Jean passa en faisant le bien. Il fut, pendant quarante ans, secrétaire de la chambre de commerce de Lyon. Alexandre et Clair vivent encore. Ce dernier est architecte. C'est le meilleur poète de cette rare famille. Il a écrit avec une abondante simplicité la vie de son frère Jean. Celui-ci avait, dans ses vieux jours, commencé la biographie de Barthélémy, laquelle fut terminée par Alexandre. Ces vies d'hommes obscurs et bons ont un charme exquis. On y respire un parfum de sympathie et je ne sais quoi de doux, de simple, de pur, qui ne se sent point dans les biographies des personnages illustres. Les âmes ont une fleur que la gloire efface. Ces récits fraternels touchent par un air de vérité, et si parfois la louange y coule trop abondamment, on se plaît à la voir ainsi répandue par une main pieuse, comme, sur un tombeau, une offrande domestique. Il faudrait que ces livres de famille fussent plus nombreux. Il faudrait que nous prissions soin de conserver le souvenir de nos morts intimes. C'est là que les temps et les lieux se peignent avec fidélité; c'est par là qu'on pénètre le coeur des choses humaines.

L'aîné des frères Tisseur, Barthélémy, naquit à Lyon au moment où la Grande Armée périssait en Russie. Impétueux et mélancolique, ce fut un enfant du siècle. Toutes les aspirations de la France romantique et libérale gonflaient son coeur. De frêle apparence, petit, myope, il portait au front, comme un signe, une large veine qui devenait noire dans les moments de colère. Et ce qui l'irritait, c'était la vulgarité, la médiocrité, le «juste milieu», enfin le train ordinaire des choses. La soif de l'idéal le dévorait. Il aspirait au jour prochain de l'émancipation des peuples et de la fraternité universelle. Il croyait au progrès indéfini. Par un beau jour de sa vingtième année, comme il allait d'Aix à l'étang de Berre, ardent, généreux, ivre du thym des collines et des rayons du soleil, il attira l'attention bienveillante d'un compagnon de route, qui portait un carrick jaune à cinq collets, et était homme de bien. Celui-ci, tout émerveillé, lui demanda:

—Êtes-vous négociant?

—Non point, répondit Barthélémy.

—Artiste?

—Pas davantage.

L'homme au carrick réfléchit un moment, puis:

—Vous n'êtes point artiste, dit-il. En ce cas, vous êtes Polonais. Ne vous en cachez point. J'aime les Polonais.

Et il n'en voulut pas démordre. En dépit de toutes les dénégations, il persista à tenir Barthélémy pour un brave Polonais.

En un certain sens, l'homme au carrick ne se trompait pas. Il y avait du polonais dans Barthélémy Tisseur. Il y avait du polonais dans toute la jeunesse d'alors.

Les lettres écrites par Barthélémy à ses frères pendant ses promenades romantiques de la vingtième année en Provence révèlent une âme d'une pureté ardente, pleine de poésie et de vague. Ses adieux à la ville d'Arles, qu'on nous a conservés, donnent l'idée d'un Edgar Quinet adolescent:

Adieu, petite vallée de Josaphat, terre imprégnée de cendres et de larmes humaines, toi qui réunis Rome et le moyen âge; toi dont les femmes sont si belles, fille aimée de Constantin, si mélancolique sous le ciel flamboyant du Midi, toi qui serais avec tes ruines et tes tombeaux le théâtre le plus sublime de l'amour. Adieu! adieu! Aliscamps; dormez, ombres désolées.

Comme il se trouvait à Aix, il rencontra au théâtre un jeune homme échevelé, l'oeil sombre, le front inspiré. C'était Victor de Laprade. Ils parlèrent naturellement de la poésie et de l'art. Après quelques minutes d'entretien, ils s'aimaient de toute leur âme. Ils avaient mêlé leurs enthousiasmes. Ils avaient récité des vers. Barthélémy pâle, les cheveux en coup de vent, avait sans doute exposé avec une ardeur candide sa théorie de l'inspiration. Il avait dit:

«On ne fait pas de vers; en réalité ils reposent de toute éternité sous l'oeil de Dieu, dans l'urne de l'absolu; le grand poète est celui qui a la main heureuse et qui rencontre les bons; il serait impossible à Dieu, à nous, de les refaire.»

Laprade avait répondu très probablement par les accents d'un panthéisme grandiose. Et ils se comprenaient: En ce temps-là Dieu expliquait tout. Depuis, quelques-uns ont remplacé Dieu par le protoplasma et par la cellule germinative. Et les voilà satisfaits. C'est un grand soulagement que de changer de temps à autre le nom de l'inconnaissable.

Il faut rendre cette justice aux parents de Barthélémy Tisseur, qu'ils renoncèrent à le destiner au négoce ou à l'industrie. Ils résolurent d'en faire un avocat et l'envoyèrent étudier le droit à Paris.

Le pauvre enfant s'y trouva bien seul, orphelin et perdu. Il habitait rue des Fossés-Saint-Victor une chambre sous les toits; mais son coeur battait à la pensée qu'il n'était séparé de Michelet que par un mur mitoyen, et, comme il se levait de bonne heure, il voyait, de sa mansarde, au milieu d'un océan de toits, le Panthéon resplendir dans les feux du matin. Ardent au travail, il suivait assidûment les cours de l'École de droit et ceux du Collège de France, où s'élevaient alors les voix, séduisantes des maîtres de la jeunesse. Il fréquentait un cabinet de lecture du quartier. On ne dit pas si c'était celui de la bonne madame Cardinal. Mais on peut penser qu'il y dévorait Valentine et Lélia. Cet établissement était fréquenté par les étudiants; toute l'École de médecine y venait lire. Les carabins y apportaient des bras et des jambes qui traînaient sur les tables parmi les livres et les journaux. Des squelettes pendaient avec les parapluies dans tous les coins. Le mysticisme chrétien du jeune Lyonnais voyait, dans ces débris humains les restes du temple qu'une âme avait habitée et s'offensait de ces profanations. Pendant que les étudiants, le béret sur l'oreille, faisaient des plaisanteries macabres, il murmurait la parole de Lactance: Pulcher hymnis Dei homo immortalis. Son plus vif plaisir était d'aller au théâtre applaudir, du parterre, madame Dorval, Bocage ou Frédérick. La scène retentissait alors des rugissements et des soupirs du drame romantique, et Barthélémy Tisseur y venait dévorer des yeux avec délices les larmes de Katy Bell.

Ce noble jeune homme était, soutenu dans les tristesses et dans les inquiétudes de sa vie solitaire par ce sentiment de l'admiration qui fait le charme et le prix des belles jeunesses. Un jour qu'il assistait à une séance publique des cinq Académies, il eut la joie de contempler son poète bien-aimé, Lamartine. À l'issue de la réunion il s'attacha pieusement aux pas du grand homme, et puis, le soir, radieux, il écrivit à ses frères son heureuse fortune.

«Au sortir de la séance, dit-il, je l'ai suivi une demi-heure jusque dans la rue de Grenelle-Saint-Germain, 73, où il est entré. Il est grand, maigre; une main dans la poche, marchant à grand pas, sûrement, cavalièrement, en remuant un peu les épaules de gauche à droite. On aurait dit que, pour la séance d'apparat, il s'était exprès habillé le plus négligemment possible. Nombre d'académiciens avaient l'habit brodé; lui simplement en habit noir, pantalon gris bleuâtre, des bottes et des éperons.»

Et il ajoute avec une candeur digne d'envie:

«Lamartine est malade. Dieu le conserve pour la poésie!… Je ne sais; mais je crains qu'il ne vive pas très longtemps. C'est un homme que sa poésie domine, et qui est tué par elle.»

Une nuit Barthélémy alla au bal de l'Opéra que la poésie et l'art consacraient alors. Il n'y porta pas la philosophie ironique de Gavarni; il promena sur les chicards et les débardeuses un regard sombre et désolé. Leur danse lui sembla «la ronde d'une chaîne de damnés accomplissant sous la verge des démons une pénitence infernale». Telles sont les sévérités d'un coeur vierge. Dans sa farouche innocence, il maudissait les joies faciles et les plaisirs vulgaires. Il souffrait de la solitude et de ses rêves. Comme saint Augustin, il aimait à aimer. Avec une sincérité dont on ne sourit qu'à demi, il disait à vingt-deux ans: «Ma première jeunesse est passée.» Il était las; le vague des désirs l'accablait. Un jour il prit le bateau, ce bateau de Saint-Cloud, vieux complice des folies du printemps. Il y vit une jeune dame. Il n'osa pas lui parler; mais il toucha sa robe, et le soir, encore troublé, il confia au papier cette aventure d'amour.

Dans la mansarde sublime où il vivait si près du grand Michelet, il avait pour voisine une grisette qui, se sentant du goût pour lui, le lui montrait ingénument. Les occasions ne manquaient pas, puisqu'ils logeaient sur le même palier.

Mais l'austère jeune homme ne voulait rien voir et dédaignait l'amour que la pauvre fille lui tendait comme une branche de lilas. Ce n'était pas le lilas des guinguettes, c'était le lis immarcescible des autels dont il désirait les parfums. L'amour était, pour Barthélémy, un sentiment très vague et très pur. Il le concevait avec une spiritualité si excessive, que son ami Victor de Laprade lui-même, le poète de l'idéal, refusait d'admettre tant d'idéalisme dans le sentiment. Tisseur définissait l'amour «un état supérieur de l'âme», et il y voyait «la recherche de l'infini».

«Nous comprenons cent fois mieux l'infini, disait-il, avec le coeur qu'avec l'intelligence. Celle-ci ne comprend l'infini que comme la négation du fini. Le coeur le comprend en lui-même. Il y a dans un amour inépuisable, qui poursuit toujours et n'est jamais satisfait, qui meurt, mais pour revivre et s'attacher à quelque chose de plus haut, il y a là-dedans la plus glorieuse compréhension de l'infini.»

Cela, si je ne me trompe, est de la métaphysique et même de la métaphysique lyonnaise, qui n'est pas la meilleure. Le bon Ballanche se déclarait peut-être dans ce style à madame Récamier. Mais la grisette de la rue des Fossés-Saint-Victor y aurait sans doute trouvé quelque obscurité. Fidèle à ses maximes, Tisseur cueillait des fleurs sur les tombes des jeunes femmes inconnues, et à la seule pensée des dames du XVIIIe siècle, qui, pour plus grande sûreté, firent leur paradis en ce monde, la veine de son front se gonflait, toute noire. Seul, triste, las, il tomba malade dans sa mansarde. Une fièvre muqueuse l'accabla. Sorti de sa stupeur, il vit une, femme à son chevet. Il reconnut son idéal. Il aima. Ce n'était point une jeune fille, ce n'était point une très jeune femme. Comme cette dame que célébra Sainte-Beuve et dont les premiers cheveux blancs semblaient

Quelques brins de jasmin dans la sombre ramure,

l'inconnue, en qui Barthélémy chercha l'infini, avait déjà sur le front des fils d'argent. Elle était blonde, avec des yeux bleus, grande et plutôt majestueuse au dire d'un témoin. Barthélémy se plaisait à la retrouver dans les traits de la Françoise de Rimini d'Ary Scheffer. Mais il faut se rappeler qu'il était myope et poète, et ses frères l'ont soupçonné de n'avoir jamais vu très distinctement celle qu'il aimait éperdument. Il ne semble pas qu'au moral elle ressemblât à l'ardente et douce Italienne qui, vaincue et fière de sa défaite, ne regrettait rien dans la mort et dans la damnation. C'était, au contraire, à ce qu'il semble, une personne très sûre d'elle-même, éloquente, un peu déclamatoire, idéaliste et virile. Il lui faisait des vers et l'appelait Béatrice. On nous a conservé quelques fragments de lettres où cette Béatrice maternelle montre moins la tendresse de son coeur que l'éclat de son imagination:

«Quand je le regarde, dit-elle en parlant de Barthélémy, qu'elle nomme Stenio (car elle aussi avait lu George Sand), quand je le regarde, je me sens tout inondée d'une vapeur suave, spirituelle. Je ne sais comment exprimer ce qui pénètre dans mon être entier. Je sens pour lui, dans mon coeur, une douce lueur qui m'éclaire jusqu'au ciel.»

À certains indices, on peut croire que ce fut Béatrice elle-même qui hâta l'heure du sacrifice. Ce ne fut pas faiblesse ni entraînement de sa part. Elle ne cédait pas aux sens qui la sollicitaient mollement. Mais elle était jalouse de s'offrir; elle fit le don qui sacrait alors les Lélia et toutes les héroïnes de la poésie et de l'art. Barthélémy, chrétien comme Eudore, succomba comme Eudore dans la nuit et dans la tempête:

    Et j'ai vu les trésors de sa beauté parfaite,
    J'ai respiré l'encens qu'exhalent ses cheveux,
    Et j'ai vu sa pudeur étonnée et muette,
    Et j'ai rougi d'amour, et j'ai baissé les yeux.

Il avait cette ressource du péché à laquelle les fidèles et les saints eux-mêmes recourent quand il leur est nécessaire. Par raffinement il y ajouta le blasphème qui, à tout prendre, est un grand acte de foi. Il comparait les paroles de son amante au vin du calice après la consécration:

    C'est un breuvage à boire en un transport pieux,
    Comme le sang du Christ, qui nous ouvre les cieux.

Qu'est-ce à dire, sinon que toutes les croyances ne servent qu'à charmer, les troubles des sens et que le mysticisme répand sur la volupté les plus suaves parfums?

Stenio manqua son examen de licence en 1837. C'était l'effet de l'amour de Béatrice. Mais l'année suivante il était avocat.

Barthélémy Tisseur a adressé à sa Béatrice des sonnets et des stances que ses frères ont pris soin de recueillir après sa mort. Il est aujourd'hui bien difficile de juger ces vers qui expriment un état d'âme presque inconcevable pour les générations nouvelles.

Avocat, il avait le code en horreur. Appelé en 1841, sur la recommandation de Ballanche, à la chaire de littérature française à Neuchâtel, il professa, non sans éclat, un idéalisme transcendant. Son sentiment pour celle à qui nous laissons le nom de Béatrice dura après la séparation. À Neuchâtel, où il travaillait sur sa table de bois blanc quatorze heures par jour, il écrivait tous les soirs, pour l'absente, un journal qu'il expédiait chaque semaine. Il avait trouvé sa voie, quand une catastrophe vint terminer brusquement cette existence où tout devait rester confus et inachevé. Le 28 janvier 1843, par un brouillard épais, il tomba dans le lac et s'y noya, à quelques pas de sa maison. Le hasard seul fit ce malheur; mais on y voit une sorte de fatalité quand on songe que ce jeune homme aimait le danger, appelait le péril et qu'il était un des fils spirituels de ce René qui invoquait «les orages désirés». Le lendemain de sa mort une lettre de Béatrice arriva à Neuchâtel. Il n'était âgé que de trente et un ans.

II

Jean Tisseur, de deux ans plus jeune que Barthélémy, naquit à Lyon le 7 janvier 1814. Quelques jours plus tard les coureurs du général autrichien Bubna se montraient aux portes de la ville.

Je ne sais si ces souvenirs qu'on rappelait sans cesse en même temps que ceux de sa naissance contribuèrent à lui inspirer l'horreur de la guerre et le mépris de ces grandeurs de chair dont parle Pascal, mais il montra toute sa vie un bel amour des travaux de la paix, et les seules conquêtes qui touchaient son coeur étaient celles de l'industrie et de la civilisation.

Bien différent de son frère Barthélémy, qu'il chérissait, il avait en tout le sentiment de la mesure. Il était modéré, et l'idée du possible ne le quittait jamais. Comme il était dans les convenances de sa famille qu'il devînt homme de loi, il prit une charge d'avoué avec la satisfaction suffisante, pour un esprit aussi bon que le sien, d'accomplir un devoir. Mais on ne pouvait pas l'accuser de se faire une trop haute idée de l'importance de ses fonctions. Il disait plaisamment que les avoués n'avaient été institués que pour dire à l'audience: «Monsieur le président, je demande le renvoi à huitaine.» Pour le surplus, ajoutait-il, on connaissait facilement les avoués les plus forts en droit de ceux qui l'étaient moins. Un avoué mettait-il au bas d'un exploit: «Sous réserves», ce n'était pas un mauvais avoué; s'il mettait: «Sous toutes réserves», c'était déjà un avoué distingué; s'il mettait: «Sous toutes réserves quelconques», c'était un avoué de premier ordre; mais s'il mettait: «Sous toutes réserves de droit généralement quelconques», alors il n'y avait plus de termes assez forts pour exprimer sa science juridique. Tisseur mêlait alors la poésie à la procédure, comme en témoigne la minute d'une lettre retrouvée dans ses papiers et dont voici la teneur:

Monsieur,

    Me Munier, votre avoué, a dû vous prévenir que M. Jacquemet
    avait fixé au mercredi 3 avril, à midi, au Palais de Justice, la
    comparution des parties dans l'affaire du compte de tutelle
    Debeaume.

    Lorsque sur un pavé d'azur
    Marche une reine orientale,
    Elle n'a pas à sa sandale
    Une escarboucle au feu plus pur.

C'est ainsi qu'il est question dans ce document de M. Munier, actuellement sénateur, et de la lune.

Jean Tisseur vendit sans regret son étude, en 1848, après la révolution. Il devint ensuite secrétaire de la chambre de commerce de Lyon et pendant trente ans il appliqua l'ingénieuse exactitude et l'élégante probité de son esprit aux questions de navigation, de chemins de fer, de postes et télégraphes, de douanes, de traités de commerce, de législation industrielle et commerciale, de monnaie, de banque, d'expositions, enfin à toutes les questions d'affaires. Il portait dans toutes ses entreprises les délicatesses d'une conscience cultivée et le goût du bien faire. Qu'il composât un grand poème comme le Javelot rustique ou qu'il rédigeât le bulletin commercial du Salut public, il s'efforçait de finir et de parfaire.

Sa poésie se ressent de cette inclination naturelle; elle est achevée, fine et parfois un peu courte. De son vivant, il cachait ses vers à ses compatriotes, qui, de leur côté, ne sont guère curieux de poésie, dit-on.

On assure, peut-être avec un peu de malignité, que dans la ville de Laprade et de Soulary un seul poète est célèbre. Sarrasin, qui vendait des olives dans les brasseries, et que plus d'un bourgeois de Lyon, voyant passer le char funèbre de Laprade, escorté de chasseurs à cheval et suivi des robes jaunes de la Faculté des lettres, pouvait demander comme la bonne femme:

—Qui est-ce qui est mort?

—M. de Laprade.

—Que faisait-il?

—Il était poète.

—Est-ce lui qui vendait des olives?

Pourtant il y a des poètes lyonnais et même une poésie lyonnaise, poésie précise et précieuse, dont les caractères se retrouvent dans les sonnets de Soulary et dans les poèmes de Jean Tisseur. Ceux-ci sont en petit nombre. Jean était difficile, un peu dégoûté, volontiers paresseux. Il écrivait peu, et à ceux qui lui reprochaient de ne pas produire davantage il répondait par cette maxime de la poétesse de Tanagra: «Il faut ensemencer avec la main, et non à plein sac.»

Certes, le peu qu'il a laissé n'est pas sans prix. Le Javelot rustique est, à sa façon et dans le goût symbolique, un petit chef-d'oeuvre. La visite au Tombeau de Jacquard résulte sans doute d'une des meilleures rencontres de la poésie et de l'industrie. À en juger par tout ce que je lis, tout ce que je devine de lui, Jean Tisseur fut exquis par nature, un des meilleurs arbres du verger. Sa bonté avait la grâce sans laquelle aucune vertu n'est aimable. Son esprit était ironique et son urne était tendre. Il eut, comme l'abeille, le miel et l'aiguillon.

M. Paul Mariéton, qui connaissait Jean Tisseur, a écrit sur cet homme excellent quelques lignes qui sont un témoignage cordial:

«C'était, dit Mariéton, le plus charmant esprit. Dans ces douces flâneries de la parole et de la pensée, si fructueuses au dire de Töpffer, et qui ont toujours retenu, groupé et lié les poètes, Jean Tisseur sut rapprocher Soulary, le profond humoriste, le maître virtuose, Laprade, le doux penseur, le philosophe chrétien, Chenavard, le grand peintre, un autre philosophe, et former avec eux cet incomparable quatuor d'artistes lyonnais dont parleront nos descendants. L'âme de ces réunions, le lien de ces amitiés d'élite, c'était Jean Tisseur.»

Je lis ailleurs: «Lyon eut la bonne fortune, de notre temps, de posséder quatre causeurs hors pair. C'étaient Laprade, Buy, Chenavard et Jean Tisseur.»

Dans la vie si simple que je rappelle ici en peu de lignes, je ne sais quoi fait songer à la beauté morale telle que les Grecs la concevaient; n'est-ce pas parce qu'on y trouve la mesure, la sagesse, la modestie, le culte de l'amitié et ce noble dessein de faire de la vie même une belle oeuvre. C'est cela, je crois, qui, dans cette existence obscure tout unie et si proche de nous, semble majestueux et pur comme l'antique. Tisseur fut de ceux qui travaillent sans cesse à la beauté de leur âme et qui font de leur vie un jardin comme celui du vieillard de Tarente.

«La conscience, disait-il, non moins que l'esprit, a besoin de culture. Les vertus, l'amour du bien, le dévouement, la délicatesse, la résignation mêlée de courage, ne fleurissent pas tout seuls; il y faut des soins; une conscience d'élite est aussi rare qu'un esprit d'élite.» À mesure qu'il avança dans la vie, sa culture morale l'occupa davantage, la plus grande tristesse de sa vieillesse fut le sentiment de l'impuissance de l'homme à faire le bien. On peut lui appliquer la définition qu'il faisait lui-même de l'homme tel qu'il doit se façonner et se sculpter lui-même: «Une conscience ornée.»

III

Jean Tisseur est mort laissant deux frères, l'abbé Alexandre, dont les Voyages littéraires sont, au dire de M. Paul Mariéton, très estimés des Lyonnais, et Clair Tisseur, l'auteur de Pauca paucis, qui rappelle Jean par plus d'un trait, mais qui lui est supérieur par le style et par la culture. Un grand métaphysicien, qui aime ardemment la poésie, M. Renouvier, a bien voulu me faire connaître ces Pauca paucis que l'auteur tenait cachés. Il regarde aussi Clair Tisseur comme le meilleur poète de la famille. Il vante avec raison, dans ces vers d'un sage, «la sincérité de l'accent et le maniement souvent heureux de rythmes nouveaux».

Clair Tisseur, dans sa vie déjà longue, n'a écrit que peu de vers pour quelques amis, mais ces vers, c'est lui-même, ce sont ses souvenirs et ses sentiments. Il s'y montre tranquille et modéré comme son frère Jean et stoïque avec douceur. Je crois qu'il est architecte de profession; dans ses vers il est surtout helléniste et rustique. Il semble, à le lire, qu'en ce monde ce qu'il a le mieux aimé après la vertu, c'est l'odeur de la lavande et des pins, le cri de la cigale et les épigrammes de l'Anthologie.

Le poète a dédié son livre aux Grâces décentes:

    Il ne demande point en don l'or indien,
    Ni la blanche Chrysé, ni les troupeaux qu'engraisse
    Dans ses riches sillons, la vieille Argos, ni rien
    Que la mesure en tout de l'aimable sagesse.

Charités aux coeurs purs, écoutez mes prières!

Comme on le voit par cette invocation, Clair Tisseur a, comme André Chénier, revêtu ses pensées du vêtement antique. À ceux qui le lui reprocheraient comme un déguisement il répond que, pour exprimer une belle idée, il faut un beau symbole et que les plus beaux symboles ont été ceux de la Grèce, et qu'enfin il a vécu à l'ombre des myrtes sur une terre qui rappelle la Grèce. Ajoutons que sous ces formes antiques un sentiment sincère s'exprime aisément.

Ce qui me plaît surtout dans les vers de Clair Tisseur, ce sont les idylles et les paysages. Il a composé quelques tableaux domestiques d'une élégante simplicité. Le dernier surtout me charme par cette tristesse harmonieuse dont le secret semble pris à Properce:

    Phydilé, Phydilé, quand je ne serai plus,
    Un frère, des amis garderont ma mémoire.
    Mais toi, tu gémiras; tu ne voudras pas croire
    Que l'Océan sans bords, dans l'éternel reflux,
    Ait englouti l'ami sur qui, tendre et farouche,
    Tu veillas si longtemps…………………
    ……………………………………..
    Surtout (je te connais) que devant toi personne
    N'outrage ma mémoire! ou bien levant ton bras
    Pour porter témoignage, alors tu défendras
    Celui qui te fut cher, ainsi qu'une lionne
    Défend son lionceau. Déjà, déjà je vois
    Éclater ton regard, j'entends trembler ta voix.
    Et le sein soulevé, pleurante et tout émue,
    Tu rediras s'il fut envieux ou méchant;
    Du pauvre, hôte des dieux, s'il détourna la vue;
    S'il fut un ami sûr; si jamais, le sachant,
    Il commit l'injustice ou trahit sa parole;
    Si l'avide et grossier Mammon fut son idole.
    Toi qui me vis de près diras ce que je fus,
    Phydilé, Phydilé, quand je ne serai plus.

N'aimez-vous point cette tristesse douce et cadencée comme la joie? Pour donner quelque idée du talent poétique de Clair Tisseur, je citerai un de ces tableaux de nature provençale tracés avec une sécheresse élégante et fine: un poème sur la naissance de la «cigale», de la cigale, que, par malheur, de ce côté de la Loire nous confondons volontiers avec la sauterelle, mais dont le chant infatigable est également cher à l'antique Méléagre et à notre Paul Arène.

    La cigale encor tendre, engourdie, étonnée
    De ce monde nouveau, semble d'un long sommeil
    S'éveiller faiblement sous le rayon vermeil.
    L'élytre, diaphane et de réseaux veinée,

    Tout humide à ses flancs est collée; et des grains
    D'un rouge vif et clair la piquent aux aisselles,
    Comme si l'on voyait le sang à travers elles,
    Fluide s'épancher en canaux purpurins.

    Mais demain le soleil, de ses rayons tenaces,
    Aura durci son aile et desséché ses flancs:
    Le virtuose noir fait, sous les cieux brûlants,
    De cymbales de fer retentir les espaces.

Heureux sous ses oliviers, le bon Clair Tisseur! Pour orner la vie, quelles richesses, quels honneurs valent la poésie et les arts[30]?

[Note 30: Il n'est que juste d'ajouter que M. Clair Tisseur est, sous le nom du Nizier du Puitspelu, une gloire lyonnaise. Tout le monde connaît à Lyon ses vieilleries lyonnaises. Mais je n'ai voulu, dans cette esquisse, indiquer que le poète.]

RÊVERIES ASTRONOMIQUES[31]

[Note 31: Camille Flammarion, Uranie. Illustrations de Bieler, Gambard et Myrbach (collection Guillaume, in-8°).]

M. Camille Flammarion, qui s'est voué tout entier à l'astronomie, a toutes les qualités imaginables pour vulgariser la science; d'abord, il sait. Il fait depuis longtemps des calculs et des observations. Et puis il a l'enthousiasme, l'imagination. Enfin, il ne craint ni la mise en scène ni le coup de théâtre. Il ne néglige rien pour nous rendre le ciel intéressant, dramatique, romantique, pittoresque, amusant et moral. Son livre, dédié à la plus grave des Muses, Uranie, est une sorte de poème de la science, où la philosophie se mêle à l'astronomie. On me croira peut-être si je dis que la philosophie de M. Camille Flammarion est moins sûre que sa science. C'est dommage, car c'est une aimable philosophie. M. Flammarion nous promet une immortalité bienheureuse. À l'en croire, notre âme, après la mort, volera d'astre en astre et goûtera sans fin la volupté d'aimer et de connaître; nous serons des papillons méditatifs. Il nous restera de la faiblesse humaine ce qu'il faut pour être tendre, et de notre ignorance ce qu'il faut pour être curieux. Nous aurons des sens; mais ils seront puissants et exquis et propres à nous donner peu de souffrance avec beaucoup de plaisir. J'avoue qu'il m'est impossible de concevoir une meilleure organisation de la vie future. Il y a quelques années, je fus appelé auprès d'une vieille parente qui se mourait dans une petite ville normande où elle avait vécu pendant quatre-vingt-dix ans.

Faute de pouvoir vivre davantage, elle se disposait à aller voir, comme disait la comtesse de P…, si Dieu gagne à être connu. Je trouvai à son chevet une religieuse qui était la plus tranquille et la plus simple créature du monde. Elle avait l'air, comme Marianne, d'être conservée dans du miel. Je l'admirai tout de suite. Mais il s'en fallait de beaucoup que je lui inspirasse les mêmes sentiments.

M'ayant vu plusieurs fois occupé à lire et à écrire, elle me prit pour un savant et, comme elle était une sainte, elle me laissa voir toute la pitié que je lui inspirais. Un jour même, elle s'en expliqua avec moi. Car elle parlait volontiers et toujours gaiement:

—Que cherchez-vous, me dit-elle, dans ces gros livres?

—Ma soeur, lui répondis-je, j'y cherche l'histoire des premiers hommes qui vivaient dans des cavernes, au temps du mammouth et du grand ours.

Et il était vrai qu'alors j'amusais mes rêveries avec des silex taillés et des bois de renne couverts de figures d'animaux.

En entendant cette réponse, ma religieuse tout debout et toute petite, les mains dans ses manches, entêtée et douce, sourit:

—Vous n'espérez donc pas aller au ciel? me dit-elle. À quoi bon étudier en ce monde ce que nous saurons dans l'autre? Pour moi, j'attends que Dieu m'instruise. Il le fera d'un seul coup, mieux que tous vos livres.

Cette excellente créature ne songeait point que ce serait là nous rendre un bien mauvais service et que, si nous connaissions tous les secrets de l'univers, nous tomberions aussitôt dans un incurable ennui. M. Camille Flammarion ménage mieux notre curiosité; il nous promet, pour occuper notre éternité, des spectacles infinis. Le paradis, pour cet astronome, est un observatoire indestructible et merveilleusement outillé.

Voilà qui, au premier abord, me tente plus que la révélation subite et totale en laquelle la petite soeur avait foi. Avec M. Flammarion nous aurons toujours quelque chose à ignorer et quelque chose à désirer. C'est le grand point. Il nous annonce que dans nos métempsycoses nous nous promènerons d'astre en astre; il nous fait espérer que nous y porterons les deux vertus qui rendent la vie supportable, l'ignorance et le désir, et qu'enfin nous serons toujours des hommes, ce qui est bien quelque chose. Mais il me vient un doute. Je crains que ces voyages ne donnent pas tout l'agrément qu'il en attend. J'ai peur d'être déçu, et ma défiance, hélas! est assez naturelle. Hommes, nous ne savons que trop ce que c'est qu'un astre: nous en habitons un. Nous ne savons que trop ce que c'est que le ciel: nous y sommes autant qu'il est possible d'y être. Ce monde-ci me gâte par avance tous les autres. J'ai trop lieu de craindre qu'ils ne lui ressemblent; et c'est un assez grand reproche à leur faire.

L'univers que la science nous révèle est d'une désespérante monotonie. Tous les soleils sont des gouttes de feu et toutes les planètes des gouttes de boue.

Les aérolithes qui sont tombés sur notre globe avec un grand fracas n'y ont introduit aucun corps nouveau. L'analyse spectrale a constaté l'unité de composition des mondes. Partout l'oxygène, l'hydrogène, l'azote, le sodium, le magnésium, le carbone, le mercure, l'or, l'argent, le fer. Et quand on sait ce que l'hydrogène et le carbone ont produit dans ce monde sublunaire, on n'est point tenté d'aller voir ce qu'ils ont fait ailleurs. Ce que l'astronomie nous révèle n'est pas pour nous rassurer et l'on peut dire que le spectacle de l'univers nous étale l'universalité du mal et de la mort.

La Lune, cette fille unique de la Terre, n'est plus qu'un cadavre, dont la masse aride, desséchée, sillonnée de fissures profondes, va bientôt se réduire en poussière. Quelques planètes, soeurs de la Terre, Vénus, Mercure et Mars, semblent, comme elle, abriter encore la vie et l'intelligence. Mais nous savons à n'en point douter qu'elles sont inclémentes. Je n'en veux pour preuve que cet axe incliné sur lequel elles tournent autour du soleil pour le supplice de leurs habitants, lesquels, à cause de cette inclinaison, sont comme nous et plus encore que nous, gelés et grillés tour à tour et se demandent sans doute, comme nous, quel malicieux démon a ainsi lancé obliquement dans l'espace la toupie qu'ils habitent, afin d'en rendre le séjour insupportable.

Encore un pas dans l'espace et nous rencontrons une planète éclatée en mille morceaux et dont un fragment, entré dans l'orbite de Mars, menace d'effondrer la planète en s'y précipitant. Ces ruines effroyables sont semées sur des millions de lieues. On prétend, il est vrai, que ce sont non des débris, mais des matériaux qui n'ont pu s'assembler, par la faute de l'énorme Jupiter dont la masse agissait puissamment à distance; ce n'en est pas moins un désastre[32].

[Note 32: Décidément les planètes télescopiques ne sont pas les débris d'un grand astre éclaté. M. E. Tisserand a démontré mathématiquement dans l'Annuaire des longitudes pour 1891, que ces astéroïdes n'ont jamais été réunis.]

Et si, sortant de notre imperceptible système, nous contemplons l'armée des étoiles, là encore que découvrons-nous, sinon les perpétuelles vicissitudes de la vie et de la mort? Sans cesse il naît des étoiles et sans cesse il en meurt. Blanches dans leur ardente jeunesse, comme Sirius, elles jaunissent ensuite, ainsi que notre soleil et prennent, avant de mourir, une teinte d'un rouge sombre. Enfin elles vacillent comme une chandelle qui se meurt. Aujourd'hui, les astronomes regardent l'êta du Navire lutter ainsi dans l'agonie. Une des étoiles de la Couronne boréale est en train de mourir. Et toutes, jeunes ou vieilles ou mortes, courent éperdument dans l'espace. C'est qu'à vrai dire rien ne meurt dans l'univers. Tout se meut et se transforme, tout est dans un perpétuel devenir. Il faut en prendre notre parti: nous ne nous reposerons jamais. Sur quelque point de l'espace que nous soyons jetés, vivants ou morts, âme ou cendre, immortelle pensée ou fluides subtils, nous travaillerons toujours; toujours nous serons agités, toujours, épars ou conscients, nous accomplirons d'incessantes métamorphoses.

Que M. Flammarion me le pardonne, je ne crois pas que nous puissions de si tôt visiter en touristes curieux ce brillant Sirius, plus grand, dit-on, un million de fois, que notre Soleil. Je crois qu'attachés à la planète Terre, nous y resterons aussi longtemps qu'elle saura nous garder. Je crois que notre destinée est liée à la sienne. Ses travaux seront les nôtres et tout ce qui est en elle travaillera éternellement. Luther était un mauvais physicien quand il enviait les morts parce qu'ils se reposent; les morts ont beaucoup à faire: ils préparent la vie. Notre Soleil nous emporte avec tout son cortège vers la constellation d'Hercule, où nous arriverons dans quelques milliards de siècles. Il sera mort en route et la Terre avec lui. Alors nous servirons de matière à un nouvel univers, qui sera peut-être meilleur que celui-ci, mais qui ne durera pas non plus. Car être c'est finir, et tout est mouvement, tout s'écoule et passe. Nous referons indéfiniment la création. Ni le temps ni l'espace ne nous manqueront. Tel astre qui n'existe plus depuis dix mille ans nous apparaît encore. Il est mort laissant en chemin les rayons qui nous arrivent aujourd'hui.

Voilà qui donne une idée accablante des distances sidérales. Mais chaque fois que nous admirons l'immensité des cieux, il faut admirer en même temps notre propre petitesse: la grandeur de l'univers en dépend. Par lui-même, l'univers n'est ni grand ni petit. S'il était réduit tout à coup aux dimensions d'une tête d'épingle, il nous serait impossible de nous en apercevoir. Et, dans cette hypothèse, comme l'idée de temps est dépendante de l'idée d'espace, tous les soleils de la Voie lactée et des nébuleuses s'éteindraient aussi vite qu'une étincelle de cigarette, sans que, pour les générations innombrables des vivants, les travaux et les jours, les joies, les douleurs fussent abrégés d'une seconde.

Le temps et l'espace n'existent pas. La matière n'existe pas non plus. Ce que nous nommons ainsi est précisément ce que nous ne connaissons pas, l'obstacle où se brisent nos sens. Nous ne connaissons qu'une réalité: la pensée. C'est elle qui crée le monde. Et si elle n'avait pas pesé et nommé Sirius, Sirius n'existerait pas.

Pourtant l'inconnaissable nous enveloppe et nous étreint. Il a grandi terriblement depuis deux siècles. L'astronomie physique ne nous a rien révélé de la réalité objective des choses; mais elle a changé toutes nos illusions, c'est-à-dire notre âme même. En cela elle a opéré une telle révolution dans l'idéal des hommes, qu'il est impossible que les vieilles croyances subsistent plus longtemps sans transformations.

C'en est fait du rêve de nos pères! Les hommes du moyen âge, un saint Thomas d'Aquin par exemple, se figuraient le ciel à peu près comme une grande horloge. Pour eux, une simple voûte semée de clous d'or les séparait du royaume de Dieu. L'enfer, le purgatoire, la terre et le ciel, composaient tout leur univers. Les échafauds à trois étages sur lesquels on jouait les mystères en donnaient une image sensible. En bas, les diables rouges et noirs; au centre, la terre, séjour de l'Église militante; au-dessus, Dieu le père dans sa gloire. Un escalier permettait aux anges de franchir les étages, et c'était un va-et-vient continuel de la terre aux cieux.

Les figures savantes des astrologues étaient presque aussi naïves. On y voyait l'intérieur de la terre avec cette inscription «Inferi» et tout autour de la terre des cercles marquant la sphère des éléments, les sept sphères des planètes, puis le firmament ou ciel fixe, au-dessus duquel s'étendaient le neuvième ciel où quelques-uns avaient été ravis, le Primum mobile et le Coelum empyreum, séjour des bienheureux. Au XVIe siècle encore, avant Copernic, on concevait ainsi le monde, et même au XVIIe. Il faut songer que Pascal est mort sans avoir rien su des découvertes de Galilée. Tout à coup, le Coelum empyreum s'est effondré. La terre s'est vue jetée comme un grain de poussière dans l'espace, ignorée, perdue. C'est le plus grand événement de toute l'histoire de la pensée humaine; il s'est accompli presque sous nos yeux et nous ne pouvons pas encore en découvrir toutes les conséquences. J'ai connu, étant enfant, le dernier défenseur de la vieille cosmogonie sacrée. C'était un prêtre nommé Mathalène, qui ressemblait de visage à M. Littré. Il était géomètre et avait écrit un livre pour démontrer par le calcul que les étoiles tournent autour de la terre immobile et que le soleil n'a en réalité que le double de son diamètre apparent. Ce livre ayant été imprimé vers 1840, l'abbé Mathalène fut désapprouvé par ses supérieurs. Il résista et finalement fut interdit. Je l'ai connu très vieux et très pauvre, plein de foi, de douleur et de surprise, ne concevant pas que l'Église l'eût frappé pour avoir combattu Galilée qu'elle avait condamné.

M. MAURICE BOUCHOR ET L'HISTOIRE DE TOBIE[33]

[Note 33: Légende biblique en vers, en cinq tableaux, par Maurice
Bouchor. Pièce représentée par les marionnettes du Petit-Théâtre.]

Après avoir joué du Shakespeare, de l'Aristophane, du Cervantes et du Molière, les marionnettes de la rue Vivienne ont demandé à M. Maurice Bouchor de mettre pour elles sur la scène la vieille histoire de Tobie. Les poupées poètes furent bien inspirées quand elles eurent ce désir. Tobie est un conte charmant qui rappelle à la fois l'Odyssée et les Mille et une Nuits. Cette fleur tardive de l'imagination juive, éclose au IIIe siècle avant Jésus-Christ, est d'une grâce fine et d'un parfum délicat. L'esprit du conteur est un peu étroit, mais si pur! Ce bon juif ne connaissait au monde que la tribu de Nephtali.

Tous les personnages de son histoire, les deux Tobie, Anna, Raguel, Edna, la douce Sara et Gabelus lui-même sont tous issus de Jacob et de Sara. Et ils ont tous comme un air de famille: ils sont candides, innocents et simples; et ils vivent longtemps. Ils croient en Dieu, qui protège la tribu de Nephtali. Le vieux Tobie, captif à Ninive, ensevelit les morts et médite l'Écriture. Il loue le Seigneur qui l'a éprouvé en lui ôtant la vue. C'est un homme de bien, qui imite avec subtilité les moeurs des patriarches. Ayant demandé à Dieu de mourir, il veut laisser ses affaires en ordre. Se rappelant qu'autrefois il a prêté, sur reçu, sub chirographo, une somme de dix talents d'argent à un parent pauvre nommé Gabelus ou Gabaël, il envoie le jeune Tobie, son fils unique, à Ragès de Médie, où habite le débiteur devenu solvable, et qui, selon toute apparence, s'est enrichi chez les Mèdes.

L'enfant obéissant part sous la conduite de Raphaël, un des sept anges qui présentent au Dieu saint les prières des saints, et qui, pour accompagner Tobie, prend les traits d'un beau jeune homme de la tribu de Nephtali, juvenem splendiduum. Tobie et son guide céleste parviennent heureusement à Ragès et reçoivent de Gabelus les dix talents d'argent. Comme ils suivaient les bords du Tigre, ils rencontrèrent, échoué sur le rivage, un gros poisson que dom Calmet croit être un brochet et auquel ils arrachèrent le foie, qui possédait des vertus surprenantes. Puis, songeant qu'il avait des parents à Ecbatane, le jeune Tobie résolut d'aller les voir. En effet, Raguel, de la tribu de Nephtali, vivait chez les Mèdes avec Edna, sa femme, et Sara, sa fille. Le jeune homme et l'ange entrèrent ensemble dans la maison Raguel, et Tobie, voyant que Sara était belle, l'aima et la demanda en mariage. Bien que sept fois mariée, Sara était vierge, et elle craignait de le rester toujours, car le démon Asmodée, qui l'aimait, ne souffrait point qu'elle fût possédée par un homme, et il étranglait ses maris à mesure qu'ils s'approchaient d'elle. Il en avait déjà tué sept. La jeune fille en concevait un douloureux étonnement. Et elle baissait la tête quand les servantes de la maison la raillaient de son virginal veuvage, l'accusaient de suffoquer (quod suffocaret) ses maris, et même l'accablaient de coups, en lui criant: «Va donc les rejoindre, tes époux, sous la terre!»

Quand le jeune Tobie apprit ces choses, il tomba dans un grand abattement, et il parla en ces termes à l'ange son compagnon:

«J'ai entendu dire que cette jeune fille a été donnée à sept hommes et qu'ils ont tous péri dans la chambre nuptiale.

Maintenant donc je suis fils unique de mon père, et je crains qu'en entrant je ne meure comme les premiers, parce qu'un démon l'aime et ne fait du mal qu'à ceux qui s'approchent d'elle; maintenant donc je crains que je ne meure.»

Mais Raphaël le rassura.

«Ceux, dit-il, qui s'engagent dans le mariage de manière qu'ils bannissent Dieu de leur coeur et de leur esprit, et qu'ils ne pensent qu'à satisfaire leurs désirs, comme les chevaux et les mulets, ceux-là sont au pouvoir du démon. Mais pour toi, Tobie, après que tu auras épousé cette fille, étant entré dans la chambre, vis avec elle en continence pendant trois jours et ne pense à autre chose qu'à prier Dieu avec elle.»

Il enseigna ensuite au fiancé craintif qu'en brûlant sur de la braise le foie du poisson qu'ils avaient ramassé sur la berge du Tigre, il ferait fuir le jaloux Asmodée.

Tobie rassuré épousa Sara. Enfermé avec elle dans la chambre nuptiale, il lui souvint des conseils de l'ange.

«Sara, dit-il, lève-toi et prions Dieu, aujourd'hui et demain et après-demain. Et pendant ces trois jours nous devons nous unir à Dieu, car nous sommes enfants des saints et nous ne devons pas nous marier comme les païens qui ne connaissent point Dieu.»

Vaincu par la vertu de la prière et par l'odeur du foie grillé, le démon s'enfuit, laissant les époux en paix, et le lendemain matin Tobie se montra à Raguel, étonné, qui pendant la nuit avait creusé une huitième fosse dans son jardin, car c'était un homme prudent et soumis à la volonté divine.

Tobie emmena Sara, sa femme, à Ninive. Ce qui restait du foie du poisson rendit la vue au vieux Tobie.

Le bon juif qui écrivit cette histoire suivait un roman babylonien, d'une prodigieuse antiquité, que des savants allemands ont à peu près restitué. On y voit un petit être blanc, qui n'est autre que l'âme d'un mort, accompagnant dans un voyage long et périlleux l'homme qui lui a rendu les devoirs de la sépulture. Il est convenu que le vivant et le mort partageront le gain du voyage. Une belle jeune fille venant à faire partie de ce gain, le partage devient délicat. Comment les voyageurs y procédèrent-ils, je ne sais. M. Renan qui nous contait un jour cette aventure babylonienne n'a point terminé son récit. J'ignore si c'est comme Scheherazade par un habile artifice, ou parce que le texte chaldéen manque tout à coup.

Ce conte enfantin et vénérable, M. Maurice Bouchor l'a dialogué et mis en vers pour les marionnettes. Il s'y est pris avec une simplicité heureuse, un beau naturel, et a fait un mélange unique d'enthousiasme et de bouffonnerie. Son poème nous a tous ravis; on ne sait ce que c'est, et c'est délicieux. Le poète passe de la joyeuseté grasse au lyrisme sublime avec cette aisance de demi-dieu ivre, qui nous émerveille et nous étourdit quand nous lisons Aristophane ou Rabelais.

Comment a-t-il pu mêler ainsi la poésie biblique à l'humour d'un rimeur qui dîne gaiement? Je ne sais et ne saurai jamais au fond de quelle bouteille le poète a trouvé cette mixture prodigieuse de sagesse et de folie, je ne saurai jamais dans quel rêve il a entendu ce concert inouï de harpes, de psaltérions et de casseroles. Je sais seulement qu'on rit et puis qu'on est ému, et qu'on rit encore et qu'on est ému encore.

Toutes les fois que M. Maurice Bouchor fait parler l'archange, on croit entendre l'âme grave et pure de l'antique Israël. Au jeune Tobie qui demande s'il peut aimer, selon la loi, la vierge Sara, issue, comme lui de Nephtali, Raphaël répond:

    …..Cet amour est permis.
    Mais, ô candide enfant, si l'Éternel a mis
    Dans l'âme et dans le corps des vierges tant de grâce,
    Ce n'est pas seulement pour un plaisir qui passe.
    Vous devez—et l'amour rend bien doux ce devoir—
    Perpétuer la race élue, afin de voir
    Vos filles et vos fils, conçus parmi la joie,
    Grandir pour le Seigneur et marcher dans sa voie.
    Il faut que sur la bouche en fleur des épousés
    La prière du soir chante avec les baisers.
    Enfant, le mariage est une sainte chose.
    Afin que le regard de l'Éternel se pose
    Avec tranquillité sur l'épouse et l'époux,
    Gardez bien la pudeur comme un voile entre vous.

Même gravité douce dans les conseils que Raphaël donne aux époux en vue de cette nuit nuptiale qui fut pour sept époux une nuit éternelle:

    Passez en prières ferventes
    La nuit qui va venir, nuit pleine d'épouvantes;
    Que les subtils parfums, les musiques de l'air
    Ne vous entraînent pas aux oeuvres de la chair;
    Et l'ange du Seigneur, pour vous tirant son glaive
    Dont vous ne verrez point les spirales de feu,
    Chassera l'être impur et rendra gloire à Dieu.

Quant au jaloux Asmodée, M. Maurice Bouchor ne l'a point pris au sérieux. Il en a fait un personnage absolument ridicule, alléguant que la Bible elle-même prêtait un rôle assez comique au démon amoureux qui, dans cette histoire, est quelque chose comme le chien du jardinier. Il est à propos de rappeler que Tobie n'est point un livre canonique. D'ailleurs, le poète a pris beaucoup de libertés à l'endroit d'Asmodée. Faute d'avoir dans sa troupe deux lecteurs capables de dire les deux rôles d'Asmodée et du poisson—car le poisson parle—il imagina que le poisson n'était autre qu'Asmodée lui-même. Ce n'est pas la première fois au théâtre qu'une nécessité de ce genre produit une beauté qu'on attribue au libre génie du poète. Et si M. Maurice Bouchor, qui est la candeur même, n'avait pas donné ses raisons, j'aurais attribué cette identification à sa sagesse profonde.

Cet Asmodée dont nous rions fut, en son temps, un démon considérable qui l'emportait en puissance sur Astaroth, Cédon, Uriel, Belzébuth, Aborym, Azazel, Dagon, Magog, Magon, Isaacharum, Accaron, Orphaxat et Beherit, qui sont pourtant des diables qu'on ne méprisait point. Il avait les femmes pour complices. C'est ce qui faisait sa force en ce monde et spécialement chez les peuples où elles sont blanches. On le reconnaît, disent les démonologistes, à ce qu'une de ses jambes est en manière de patte de coq. Quant à l'autre, elle est comme elle peut, avec des griffes au bout. Son portrait, dessiné par Collin de Plancy, fut approuvé par l'archevêque de Paris. Pourtant je doute qu'il ressemble!

Et puis, il est constant qu'Asmodée prend diverses formes pour apparaître aux hommes; l'ange Gabriel le lia dans une caverne au bord du Nil, où le malheureux démon demeura longtemps. Car il s'y trouvait encore en 1707, quand un orfèvre de Rouen, nommé Paul Lucas, remontant le Nil pour aller au Faïoum, le vit et lui parla, comme il l'assure lui-même dans la relation de son voyage qui fut publié en 1719 et forme trois volumes in-12, avec cartes et figures. Peu de faits sont mieux attestés. Toutefois ce point ne laisse pas d'être embarrassant. Car il est certain, d'autre part, qu'Asmodée était en personne à Loudun le 29 mai 1624; il écrivit à cette date, sur le registre de l'église de Sainte-Croix, une déclaration par laquelle il s'engageait à tourmenter madame de Belciel, qu'il tourmenta en effet. La pièce est conservée à la Bibliothèque nationale, dans le département des manuscrits, où chacun peut la voir. Il est également certain qu'en 1635, dans la même ville de Loudun, il posséda soeur Agnès, qui fut prise de convulsions en présence du duc d'Orléans. Elle refusa de baiser le ciboire et se tordit sur elle-même au point que ses pieds touchaient sa tête et qu'elle formait parfaitement une roue. Cependant, elle proférait d'horribles blasphèmes. À cette époque, Asmodée comparut devant l'évêque de Poitiers et, puisque Paul Lucas le retrouva en Égypte soixante-douze ans plus tard, il faudrait croire que ce diable sortait quand il voulait de sa caverne et que l'ange Gabriel ne l'avait pas bien attaché.

Au reste, n'oublions pas que saint Augustin explique la manière dont les démons peuvent être liés ou déliés. Ces termes signifient, selon lui, qu'ils perdent ou recouvrent la liberté de nuire aux hommes. Alligatio diaboli est non permitti, etc., etc.

Après l'édit de Colbert, qui fit défense aux diables de tourmenter les dames, Asmodée ne parut plus en France qu'en la compagnie de l'excellent Le Sage, l'auteur de Gil Blas. Il y perdit sa théologie, mais il y devint homme d'esprit. Il faisait encore un assez vilain métier; du moins le faisait-il gaiement. Voici comment il s'explique sur sa profession:

Je fais des mariages ridicules: j'unis des barbons avec des mineures, des maîtres avec leurs servantes et des filles mal dotées avec de tendres amants qui n'ont point de fortune. C'est moi qui ai introduit dans le monde le luxe, la débauche, les jeux de hasard et la chimie. Je suis l'inventeur des carrousels, de la danse, de la musique, de la comédie et de toutes les modes nouvelles de France… Je suis le démon de la luxure, ou, pour parler plus honorablement, le dieu Cupidon.

L'épreuve imposée aux jeunes époux, Sara et Tobie, a été réduite par M. Maurice Bouchor de trois nuits à une seule, en considération de l'art du théâtre qui veut que les circonstances soient resserrées dans un petit espace de temps. Avec notre poète, Asmodée se pique de littérature, et il est tout imbu des idées de notre cher maître Francisque Sarcey sur «la scène à faire» et sur «l'art des préparations».

Invisible à Sara comme à Tobie, il entre avec eux dans la chambre nuptiale, afin de les tenter et c'est un dessein qu'il annonce au public en ces termes:

    Messieurs, vous le voyez, c'est bien la scène à faire.
    Prendrai-je ces amants dans mes rêts ténébreux?
    Je n'en sais rien. Ils ont un archange pour eux!…
    Dieu même, là-dessus, pense des choses vagues;
    Ou bien le libre arbitre est la pire des blagues.
    Mais tout cela, messieurs, j'ai dû vous le narrer,
    Puisque l'art du théâtre est l'art de préparer.

Je supplie mon cher maître Sarcey de considérer qu'il y a là, ce qu'on appelle, une situation. Asmodée aime Sara; il l'aime «luxurieusement», c'est le poète qui le dit. Or, le pauvre diable n'a aucun pouvoir sur son rival, tant que celui-ci prie Dieu à genoux. Pour le vaincre il est obligé de le rendre sensible à la beauté de Sara et cette sensibilité, qu'il a lui-même inspirée, lui cause dès qu'elle se montre une douleur cuisante. Ce qui est charmant dans cette scène comme l'a traitée M. Bouchor, c'est le contraste de ce diable bouffon et sensuel et de ces deux chastes enfants.

Cela est d'une grâce singulière et d'une suave fantaisie. L'autre nuit, en quittant le petit théâtre du passage Vivienne, l'âme enivrée de cette poésie de buveur mystique, les yeux pleins de ces petites marionnettes, charmantes comme des figurines de Tanagra, revoyant encore les paysages de rêve que donnèrent pour décors à ces poupées augustes les peintres Georges Rochegrosse, Henri Lerolle et Lucien Doucet, l'oreille contente d'avoir entendu des vers dits par des poètes (car ce sont de vrais poètes qui parlent pour les marionnettes de M. Signoret), heureux enfin, je songeais à la belle scène des noces de ces deux pieux époux, qui semblent, dans l'ancienne loi, l'image des époux chrétiens. Et tout à coup l'histoire des deux «amants d'Auvergne» me revint en mémoire. Laissez-moi vous la dire; elle est exquise. Je la rapporte à peu de chose près comme elle est dans Grégoire de Tours, qui l'a prise sans doute à quelque hagiographe plus ancien. Une seule circonstance est tirée, comme on verra, d'une autre source.

HISTOIRE DES DEUX AMANTS D'AUVERGNE

En ce temps-là, qui était le IVe siècle de l'ère chrétienne, le jeune Injuriosus, fils unique d'un sénateur d'Auvergne (on appelait ainsi les officiers municipaux) demanda en mariage une jeune fille du nom de Scolastica, unique enfant comme lui d'un sénateur. Elle lui fut accordée. Et la cérémonie du mariage ayant été célébrée, il l'emmena dans sa maison et lui fit partager sa couche. Mais elle, triste et tournée contre le mur, pleurait amèrement.

Il lui demanda:

—De quoi te tourmentes-tu, dis-moi, je te prie?

Et, comme elle se taisait, il ajouta:

—Je te supplie, par Jésus-Christ, fils de Dieu, de m'exposer clairement le sujet de tes plaintes.

Alors elle se retourna vers lui.

—Quand je pleurerais tous les jours de ma vie, dit-elle, je n'aurais pas assez de larmes pour répandre la douleur immense qui remplit mon coeur. J'avais résolu de garder toute pure cette faible chair et d'offrir ma virginité à Jésus-Christ. Malheur à moi, qu'il a tellement abandonnée que je ne puis accomplir ce que je désirais! Ô jour que je n'aurais jamais dû voir! Voici que, divorcée d'avec l'époux céleste qui me promettait le paradis pour dot, je suis devenue l'épouse d'un homme mortel, et que cette tête, qui devait être couronnée de roses immortelles, est ornée ou plutôt flétrie de ces roses déjà effeuillées! Hélas! ce corps qui, sur le quadruple fleuve de l'agneau, devait revêtir l'étole de pureté, porte comme un vil fardeau le voile nuptial. Pourquoi le premier jour de ma vie n'en fut-il pas le dernier? Ô heureuse! si j'avais pu franchir la porte de la mort avant de boire une goutte de lait! et si les baisers de mes douces nourrices eussent été déposés sur mon cercueil! Quand tu tends les bras vers moi, je songe aux mains qui furent percées de clous pour le salut du monde.

Et, comme elle achevait ces paroles, elle pleura amèrement.

Le jeune homme lui répondit avec douceur:

—Scolastica, nos parents, qui sont nobles et riches parmi les Arvernes, n'avaient, les tiens qu'une fille et les miens qu'un fils. Ils ont voulu nous unir pour perpétuer leur famille, de peur qu'après leur mort un étranger ne vînt à hériter de leurs biens.

Mais Scolastica lui dit:

—Le monde n'est rien; les richesses ne sont rien; et cette vie même n'est rien. Est-ce vivre que d'attendre la mort? Seuls ceux-là vivent qui, dans la béatitude éternelle, boivent la lumière et goûtent la joie angélique de posséder Dieu.

En ce moment, touché par la grâce, Injuriosus s'écria:

—Ô douces et claires paroles! La lumière de la vie éternelle brille à mes yeux! Scolastica, si tu veux tenir ce que tu as promis, je resterai chaste auprès de toi.

À demi rassurée et souriant déjà dans les larmes:

—Injuriosus, dit-elle, il est difficile à un homme d'accorder une pareille chose à une femme. Mais si tu fais que nous demeurions sans tache dans ce monde, je te donnerai une part de la dot qui m'a été promise par mon époux et seigneur Jésus-Christ.

Alors, armé du signe de la croix, il dit:

—Je ferai ce que tu désires.

Et, s'étant donné la main, ils s'endormirent.

Et par la suite ils partagèrent le même lit dans une incomparable chasteté.

Après dix années d'épreuves, Scolastica mourut. Selon la coutume du temps, elle fut portée dans la basilique en habits de fête et le visage découvert, au chant des psaumes, et suivie de tout le peuple. Agenouillé près d'elle, Injuriosus prononça à haute voix ces paroles:

—Je te rends grâce, Seigneur Jésus, de ce que tu m'as donné la force de garder intact ton trésor.

À ces mots, la morte se souleva de son lit funèbre, sourit et murmura doucement:

—Mon ami, pourquoi dis-tu ce qu'on ne te demande pas?

Puis elle se rendormit du sommeil éternel.

Injuriosus la suivit de près dans la mort. On l'ensevelit non loin d'elle, dans la basilique de Saint-Allire. La première nuit qu'il y reposa, un rosier miraculeux, sorti du cercueil de l'épouse virginale, enlaça les deux tombes de ses bras fleuris. Et le lendemain, le peuple vit qu'elles étaient liées l'une à l'autre par des chaînes de roses. Connaissant à ce signe la sainteté du bienheureux Injuriosus et de la bienheureuse Scolastica, les prêtres d'Auvergne signalèrent ces sépultures à la vénération des fidèles. Mais il y avait encore des païens dans cette province évangélisée par les saints Allire et Népotien. L'un d'eux, nommé Silvanus, vénérait les fontaines des Nymphes, suspendait des tableaux aux branches d'un vieux chêne et gardait à son foyer des petites figures d'argile représentant le soleil et les déesses Mères.

À demi caché dans le feuillage, le dieu des jardins protégeait son verger. Silvanus occupait sa vieillesse à faire des poèmes. Il composait des églogues et des élégies d'un style un peu dur, mais d'un tour ingénieux et dans lesquels il introduisait les vers des anciens chaque fois qu'il en trouvait le moyen. Ayant visité avec la foule la sépulture des époux chrétiens, le bonhomme admira le rosier qui fleurissait les deux tombes. Et, comme il était pieux à sa manière, il y reconnut un signe céleste. Mais il attribua le prodige à ses dieux et il ne douta pas que le rosier n'eût fleuri par la volonté d'Éros.

«La triste Scolastica, se dit-il, maintenant qu'elle n'est plus qu'une ombre vaine, regrette le temps d'aimer et les plaisirs perdus. Les roses qui sortent d'elle et qui parlent pour elle, nous disent: Aimez, vous qui vivez. Ce prodige nous enseigne à goûter les joies de la vie, tandis qu'il en est temps encore.»

Ainsi songeait ce simple païen. Il composa sur ce sujet une élégie que j'ai retrouvée par le plus grand des hasards dans la bibliothèque publique de Tarascon, sur la garde d'une bible du XIe siècle, cotée: fonds Michel Chasles, Fn., 7439, 17-9 bis. Le précieux feuillet, qui avait échappé jusqu'ici à l'attention des savants, ne compte pas moins de quatre-vingt-quatre lignes d'une cursive mérovingienne assez lisible, qui doit dater du VIIe siècle. Le texte commence par ce vers:

Nunc piget; et quæris, quod non aut ista voluntas, Tunc fuit…

et finit par celui-ci:

Stringamus moesti carminis obsequio.

Je ne manquerai pas de publier le texte complet dès que j'en aurai achevé la lecture. Et je ne doute point que M. Léopold Delisle ne se charge de présenter lui-même cet inestimable document à l'Académie des inscriptions.

JOSÉPHIN PÉLADAN[34]

[Note 34: La Victoire du mari, avec commémoration de Jules Barbey d'Aurevilly. (Ethopée VI de la décadence latine.)]

M. Joséphin Péladan est occultiste et mage. Cela ne laisse pas de m'embarrasser un peu. Je ne sais que répondre à qui me parle de «pentaculer l'arcane de l'amour suprême». Le mage, selon la définition de M. Péladan lui-même, c'est le grand harmoniste, le maître souverain des corps, des âmes et des esprits. Cette définition n'est pas pour m'encourager à en user à son endroit avec une honnête liberté, familièrement, en toute franchise, selon les privilèges que confère le commerce des lettres. Et puis, il faut bien que je l'avoue: il m'inspire une vive jalousie.

Ce doit être bien amusant d'être mage. On commande à la nature et l'on flotte librement dans l'espace en corps astral. Je pense bien que le plus mage des mages n'en fait pas autant qu'il en dit, mais c'est déjà une joie que de rêver ces merveilles. Je suis persuadé que M. Joséphin Péladan s'en donne l'illusion, et qu'il vit dans un songe prodigieux. Heureux, trois fois heureux ce magique dormeur! Il est seulement regrettable qu'il ait contracté pendant son sommeil un mépris trop hautain de la réalité vulgaire. Les sociétés humaines lui inspirent un insurmontable dégoût. Il ne conçoit pas, par exemple, qu'on puisse s'intéresser à la sûreté et à la gloire de la patrie.

Il me permettra, tout mage qu'il est, de lui en exprimer ma tristesse sincère. Ce dédain des soins imposés par la nature même des choses, ce détachement des formes les plus augustes et les plus simples du devoir, ne sont que trop, aujourd'hui, dans les habitudes de la jeune littérature. Nos raffinés trouvent le patriotisme un peu vulgaire. Il est vrai que c'est le sentiment qui, sans nul doute, a inspiré le plus de bêtises et le plus de laideurs, parce que c'est le sentiment le plus accessible aux imbéciles. Mais dans une âme affinée, cette religion se prête à toutes les délicatesses et s'accommode même d'une pointe de dandysme. Que ces messieurs essayent! Qu'ils se mettent à aimer la patrie comme elle veut être aimée, et ils s'apercevront bientôt qu'on peut mettre dans cet amour toutes les subtilités de l'esthétique moderne. M. Joséphin Péladan nous parle avec admiration des vieux Florentins. Ils aimaient Florence. Auguste Barbier vante ce peintre catholique qui s'endormit dans la mort «en pensant à sa ville». Ces grands Italiens, poètes, peintres, philosophes, vivaient et mouraient tous dans cette pensée. C'est une image de l'âme italienne au moyen âge que ce bon saint François, à sa dernière heure, bénissant sa ville d'Assise. Et pourtant c'étaient des hommes subtils. Non, il n'est pas digne du talent de M. Joséphin Péladan de croire que le patriotisme doit être laissé au vulgaire comme un reste de barbarie.

Il n'est peut-être pas non plus très sage de maudire la démocratie, et c'est ce qu'on fait volontiers dans la nouvelle école. M. Joséphin Péladan n'a pas, dans son riche vocabulaire, de termes assez violents pour rejeter ce qu'il appelle «la charognerie égalitaire inaugurée en 1789».

Il est orgueilleux et n'a point le coeur simple. Il souffre d'être coudoyé par la foule. Il en veut au vulgaire d'être vulgaire, ce qui pourtant est dans l'ordre et selon la nature. Et comment ne voit-il point que son orgueil l'abaisse à de pitoyables puérilités? Que lui sert d'insulter au prodigieux effort des sociétés modernes qui essayent depuis cent ans, avec un génie et des succès divers, de s'organiser d'une manière équitable et rationnelle? Je veux bien qu'il n'admire point ce grand mouvement et qu'il garde un culte aux formes du passé. Encore doit-il sentir ce que de telles transformations ont d'inéluctable et de grand. Ce moyen âge qu'il nous oppose sans cesse et qu'il admire exclusivement, ce magnifique XIIIe siècle, qu'a-t-il donc accompli, sinon ce que nous entreprenons nous-mêmes aujourd'hui, c'est-à-dire la meilleure organisation possible de la société? Son oeuvre a duré quelques centaines d'années pendant lesquelles la vie a été sinon heureuse, du moins possible, et c'est assez pour que nous parlions avec respect de ce monde féodal qui s'est épanoui majestueusement comme le chêne royal de Vincennes. La maison avait été bâtie à grand labeur. C'était une haute maison à créneaux, flanquée de tours. Nos pères y vivaient; mais un jour elle s'est écroulée épouvantablement. Il fallait bien en construire une autre. Il fallait bien gâcher du plâtre en dépit des dégoûtés. C'est ce qu'on a fait. L'édifice n'est pas, sans doute, d'une symétrie auguste; il n'abonde pas en sculptures symboliques; je le trouve, pour mon goût, un peu plat. Mais il est logeable, et c'est le grand point. L'autre était-il donc parfait? Je crois que son grand mérite à vos yeux est de ne plus exister. C'est une jouissance d'artiste que de vivre par l'imagination dans le passé; mais il faut bien se dire que le charme du passé n'est que dans nos rêves et qu'en réalité le temps jadis, dont nous respirons délicieusement la poésie, avait dans sa nouveauté ce goût banal et triste de toutes les choses parmi lesquelles s'écoule la vie humaine. Je crois que M. Joséphin Péladan, dans ses haines comme dans ses amours, est la victime de son imagination artiste. Il est vrai qu'il a une politique qui est précisément celle de Grégoire VII. Il est pour le sacerdoce contre l'empire. Et ce violent théocrate soutient encore que la pierre a donné le diadème à Pierre, qui l'a donné à Rodolphe. Petra dedit Petro, etc. Mais M. Joséphin Péladan ne considère point assez que Grégoire VII n'a pas réussi et qu'il est mort.

M. Péladan affirme «que la pensée catholique est la seule qui ne soit pas une bourde stérile». Il est catholique à la manière de Barbey d'Aurevilly, c'est-à-dire avec beaucoup de superbe. Dans une notice éloquente consacrée à la mémoire de celui qu'il vénérait comme un aïeul et comme un maître, il reproche très âprement à l'archevêque de Paris de n'avoir pas suivi avec tout son clergé le cercueil de l'auteur des Diaboliques. Il érige ce vieux Barbey en père de l'Église et le tient pour le dernier confesseur de la foi. C'est là une opinion singulière et pleine de fantaisie.

Le hasard m'a mis entre les mains un numéro récent d'une Revue dirigée par les R. P. jésuites. Sans me flatter, et pour le dire en passant, je m'y vis fort malmené. Les petits pères m'ont traité sans douceur, tout comme ils traitent le Père Gratry et le Père Lacordaire. Je trouvai là un article où Barbey d'Aurevilly était au contraire fort ménagé. On lui tenait compte très largement d'avoir professé dans plusieurs articles le catholicisme le plus romain et insulté M. Ernest Renan, ce qui est oeuvre pie. On ne lui en reprochait pas moins sa légèreté, son étourderie et son peu de catéchisme. On voit que les petits pères ne pensent pas exactement sur Barbey d'Aurevilly comme M. Péladan. Je n'hésite pas à dire que ce sont les petits pères qui ont raison. Barbey d'Aurevilly fut un catholique très compromettant. M. Joséphin Péladan est plus dangereux encore pour ceux qu'il défend. Peut-être blasphème-t-il moins que le vieux docteur des Diaboliques, car le blasphème était pour celui-là l'acte de foi par excellence. Mais il est encore plus sensuel et plus orgueilleux. Il a plus encore le goût du péché. Ajoutez à cela qu'il est platonicien et mage, qu'il mêle constamment le grimoire à l'Évangile, qu'il est hanté par l'idée de l'hermaphrodite qui inspire tous ses livres; et qu'il croit sincèrement mériter le chapeau de cardinal! Tout cela semblera bizarre. Mais enfin le sens commun n'est pour un artiste qu'un mérite secondaire, et M. Joséphin Péladan est un artiste. Il est absurde si vous voulez, et fou tant qu'il vous plaira. Cependant il a beaucoup de talent.

Avec d'effroyables défauts et un tapage insupportable de style, il est écrivain de race et maître de sa phrase. Il a le mouvement et la couleur. Qu'on lui passe ses manies bruyantes, qu'on lui pardonne sa rage de fabriquer des verbes comme luner, rener, ceinturer, et l'on rencontrera çà et là, dans son nouveau livre, des pages d'une poésie magnifique.

Je me garderai bien de raconter ce livre. C'est une sorte de poème magique dont les épisodes sembleraient absurdes s'ils étaient exposés froidement et si le merveilleux du style ne soutenait plus le merveilleux du sujet. Il s'agit de deux époux, Adar, jeune mage comme M. Péladan lui-même, «saturnien vénusé», et une enfant trouvée élevée par un prêtre romain, la merveilleuse Izel, en qui la nature atteint les finesses de la statuaire florentine. Ce couple exquis promène son ardente lune de miel à Bayreuth dans une des saisons théâtrales consacrées à Wagner et que M. Péladan compare à la trêve de Dieu qu'inventa la charité catholique au moyen âge. Là, le désir d'Izel et d'Adar, exalté par le mysticisme sensuel du duo de Tristan et Yseult, se déchaîne comme un mal divin, éclate en crises nerveuses, devient un nirvana d'amour, un érotisme bouddhique, une euthanésie. Toute cette partie du livre est d'un sensualisme mystique dont le caractère est suffisamment exprimé par une sorte d'hymne d'une poésie étrange et profonde, qui célèbre chrétiennement la réhabilitation de la chair. Je citerai le morceau, non point dans son entier, mais en supprimant quelques formes trop particulières à la langue de M. Joséphin Péladan et qui eussent embarrassé des lecteurs mal préparés. Car les mages ont cela de terrible que leurs oeuvres sont ésotériques et ne veulent être comprises que des initiés.

Voici ces stances en prose:

Ô chair calomniée, chair admirable et triste, étroite compagnonne de notre coeur dolent, dolente comme lui—plus que lui pitoyable, ô toi qui pourriras.

Si tu n'es que d'un jour, si tu n'es que d'une heure, glorieux est ce jour, féconde cette heure….

Ce sont les yeux qui lisent les symboles avant l'esprit…

Ce sont les mains qui peinent et qui prient.

Ce sont les pieds qui montent.

Tu m'as fait malheureuse, Dieu juste, fais-moi grande: le Beau pour moi, c'est le Salut.

C'est affaire à M. Péladan d'accorder la glorification de la chair avec la doctrine chrétienne qu'il professe. Je n'ai qu'à signaler l'élégante mélancolie de cette prose d'artiste et de poète.

Après la saison de Bayreuth, Adar et Izel vont chercher à Nuremberg les impressions du passé. Là, dans cette ville où le temps semble s'être arrêté et qui montre intactes les formes de la vie familière et bizarre des aïeux, l'attitude d'Izel n'exprime plus l'idéalisme voluptueux. Le pur bronze florentin se déhanche comme ces figurines de dinanderie du XVe siècle, qui, dans leur ingénuité contournée, font la joie des amateurs. Une nuit, au clair de lune, comme il rêvait à sa fenêtre, le docteur Sexthental a vu sur un mur l'ombre d'un joli bas de jambe, pendant qu'Izel remettait sa jarretière. Il n'y a pas grand mal si l'on considère seulement l'âge et la figure du docteur, qui s'est desséché dans les bouquins. Mais ce qui donne à l'aventure une gravité singulière, c'est que Meister Sexthental est un mage très puissant qui, maître des éléments, peut à son gré quitter son corps visible et traverser «en corps astral» les murs les plus épais. Or, l'ombre d'un pied sur le mur l'a embrasé d'amour. Comme incube il satisfera sa passion. On sait qu'une femme ne peut pas se défendre d'un incube. Izel succombe dans des bras invisibles. Désormais l'infâme docteur Sexthenthal est entre elle et cet Adar qu'elle aimait si éperdument. Je ne vous dirai pas comment Adar trouve dans les sciences magiques le moyen de tuer l'incube aux pieds d'Izel. Ayant ainsi vengé son honneur, il croit avoir reconquis sa femme. Mais l'occulte le possède tout entier. Penché sans cesse sur ses fourneaux, il s'abîme dans des recherches sans nom; la soif de connaître le dévore. Izel délaissée se détache de lui. Étranger à tout ce qui l'entoure, il poursuit l'oeuvre, quand tout à coup il apprend qu'Izel, lasse de sa solitude et de son abandon, est prête à se donner à un amant dont elle est adorée. Cette fois Adar se réveille. Il renonce à la science pour retourner à l'amour. Il va s'efforcer de reconquérir Izel, tandis qu'il en est temps encore.

Il invoque une dernière fois les esprits de l'air, que son art tenait asservis, mais c'est pour qu'ils l'aident à regagner cette épouse qu'il a perdue par sa faute, dont en ce moment il guette la venue et qu'il vient surprendre comme un amant furtif.

Je transcris cette magnifique invocation presque tout entière. La page est presque sans tache:

    Ô nature, mère indulgente, pardonne! Ouvre ton sein au fils
    prodigue et las.

J'ai voulu déchirer les voiles que tu mets sur la douleur de vivre, et je me suis blessé, au mystère… Oedipe, à mi-chemin de deviner l'énigme, jeune Faust, qui regrette déjà la vie simple et du coeur, j'arrive repentant, réconcilié, ô menteuse si douce!

Fais ton charme, produis les mirages; je viens m'agenouiller devant ton imposture et demander ma place de dupe heureuse. Vous, forces sidérales qui m'avez obéi, Ariels, mes hérauts, je viens vous délivrer. J'abdique le pentacle auguste du macrocosme; ma double étoile est éclipsée; vous êtes libres, gnomes, sylphes, ondins et salamandres.

Une dernière fois, servez celui qui vous libère, Elémentals, larves de mon pouvoir! Avant de vous dissoudre, un verbe, un verbe encore!

Sylphes nocturnes, phalènes du désir, agacez-la du velours de vos ailes, celle qui va venir…

Rosée de minuit, humidité des fleurs, susurrement de l'eau, fluence du nuage et buée de la lune! Ô douce pollution de la nature en rêve, baptise de désir celle qui va venir!

Cette invocation ne vous rappelle-t-elle pas les adieux de Prospero au monde magique? «Vous, Elfes des collines, des ruisseaux, des lacs dormante et des bosquets… et vous, petits êtres qui au clair de lune tracez en dansant des cercles qui laissent l'herbe amère et que la brebis ne broute pas, et vous dont le passe-temps est de faire naître à minuit les champignons… lorsque je vous aurai ordonné de faire un peu de musique céleste pour opérer sur les sens de ces hommes, je briserai ma baguette de commandement, je l'enfouirai à plusieurs toises sous la terre, et plus avant que n'est encore descendu la sonde, je plongerai mon livre sous les eaux.»

Ces livres de M. Joséphin Péladan, il faut les prendre pour ce qu'ils sont, des féeries sans raison, mais pleines de poésie. Ces féeries sembleront parfois bien compliquées; elles manquent de naïveté, de candeur, de bonhomie. C'est la faute de l'auteur qui est éloquent et somptueux à l'excès. C'est aussi notre faute. Un merveilleux plus simple nous semblerait insipide, et l'on nous ennuierait si l'on nous contait Aladin, par exemple, ou les trois Calenders borgnes.

SUR JEANNE D'ARC[35]

I

[Note 35: Ceci fut écrit à propos des représentations du drame de M.
Jules Barbier sur le théâtre de la porte Saint-Martin. Depuis M. Joseph
Fabre nous a donné un «mystère» de Jeanne, plus vrai et plus touchant.]

Il y a de la piété dans le sentiment qui attire chaque soir les spectateurs, j'allais dire les fidèles, au théâtre où se joue le mystère de Jeanne d'Arc. Par l'exaltation sourde et puissante de la pensée populaire, Jeanne devient peu à peu la sainte et la patronne de la France. Une douce religion nous fait communier en elle; le récit de ses miracles et de sa passion est un évangile auquel nous croyons tous. Ses vertus sont sur nous.

Elle est l'exemple, la consolation et l'espérance. Divisés comme nous le sommes d'opinions et de croyances, nous nous réconcilions en elle. Elle nous réunit sous cette bannière qui conduisit ensemble à la victoire les chevaliers et les artisans, et ainsi la bonne créature achève d'accomplir sa mission. Elle est l'arche d'alliance; tout en elle signifie union et fraternité.

La candeur de sa foi chrétienne touche ceux de nous qui sont restés catholiques sincères, tandis que son indépendance en face des théologiens la recommande aux esprits qui professent le libre examen des Écritures. Car il est à peine exagéré de dire qu'elle est à la fois la dernière mystique et la première réformée, et qu'elle tend une main, dans le passé, à saint François d'Assise et l'autre main, dans l'avenir, à Luther.

Et par-dessus tout elle était simple; elle resta toujours si près de la nature que ceux qui ne croient qu'à la nature sourient à cette fleur des champs, à cette fraîche tige sauvage et parfumée, en sorte qu'elle fait encore les délices de ceux qui, dans leur philosophie, s'en tiennent aux apparences et craignent que tout ne soit illusion.

La loyauté avec laquelle elle servit son roi va droit au coeur de ceux-là, bien rares, qui gardent le deuil de l'ancienne monarchie. Elle vécut, s'arma, mourut pour la France, et c'est ce qui nous la rend chère à tous indistinctement. Étant d'humble naissance et pauvre, elle fit ce que n'avaient pu faire les riches et les grands. Dans la gloire et dans la victoire, elle aima les humbles comme des frères; par là, elle nous est douce et sacrée. Noire démocratie moderne ne peut que vénérer la mémoire de celle qui a dit: «J'ai été envoyée pour la consolation des pauvres et des indigents.» Dicens quod erat misa pro consolations pauperum et indigentium.

Ce n'est pas tout encore. Il y avait en elle des contrastes charmants qui la rendent aimable à tous; elle était guerrière et elle était douce; elle était illuminée et elle était sensée; c'était une fille du peuple et c'était un bon chevalier; dans cette sainte féerie qui est son histoire, la bergère se change en un beau saint Michel. Comme Jésus et saint François d'Assise, ses patrons, elle fait descendre le ciel sur la terre, elle apporte au monde le rêve de l'innocence supérieure au mal et de la justice triomphante. Elle est la préférée des croyants et des simples, des artistes épris de symboles, des délicats, qui recherchent la forme achevée et parfaite.

Voilà ce que sent confusément la foule qui écoute chaque soir le drame de Jeanne d'Arc, ou, comme nous disions, le mystère; je crois que le mot est sur l'affiche. Entre nous, M. Jules Barbier n'était peut-être pas le poète qu'il fallait pour écrire le mystère de Jeanne d'Arc. Pour ma part, j'y aurais voulu plus de naïveté, plus de candeur, un art plus religieux, plus mystique. J'y aurais voulu un pinceau plus fin, trempé dans l'or et l'outremer des vieux enlumineurs. Je rêvais, sur un dessin un peu grêle à force de pureté, toutes les richesses d'un trésor d'église. Je rêvais le parfum de l'hysope et le chant des harpes célestes. Je rêvais des saintes qui fussent des dames, et des anges jouant du luth et tout à fait dans le goût de ce XVe siècle dont l'art fait songer à une forêt qui n'a encore que des bourgeons. Enfin, que ne rêvais-je pas?… J'aurais aimé surtout à voir Jeanne sous l'arbre des Fées. C'était un hêtre, j'y ai bien souvent pensé, un hêtre merveilleux, qui répandait une belle et grande ombre. On le nommait l'arbre des Fées ou l'arbre des Dames, car les fées étaient des dames aussi bien que les saintes; mais des dames voluptueusement parées et ne portant pas comme madame sainte Catherine une lourde couronne d'or. Elles aimaient mieux porter des chapeaux de fleurs. Or, ce hêtre était très vieux, très beau et très vénérable. On l'appelait aussi l'arbre aux Loges-les-Dames, l'arbre charminé[36], l'arbre fée de Bourlemont et le beau Mai. Comme les divinités grandes ou petites, il avait beaucoup de noms, parce qu'il inspirait beaucoup de pensées. Il s'élevait près d'une fontaine qu'on nommait la fontaine des Groseilliers et où, jadis, les fées s'étaient baignées, et une vertu était restée aux eaux de cette fontaine: ceux qui en buvaient étaient guéris de la fièvre. C'est pourquoi on la nommait aussi la bonne fontaine Aux-Fées-Notre-Seigneur, vocable ingénieux et doux, qui plaçait sous la protection de Jésus les petites personnes surnaturelles que ses apôtres avaient si rudement poursuivies sans pouvoir les chasser de leurs forêts et de leurs sources natales. Non loin de la source et de l'arbre, cachée sous un coudrier, une mandragore chantait. Toutes les magies rustiques étaient réunies dans ce petit coin de terre; un innocent paganisme y renaissait sans cesse avec les feuilles et les fleurs.

[Note 36: Quicherat met charmine, dont je ne puis découvrir le sens.
Ne faut-il pas lire charminé, carminata?]

Chaque année, le dimanche de Lætare, ou dimanche des Fontaines, qui est celui de la mi-carême, les filles et les garçons du village allaient en troupe manger du pain et des noix sous l'arbre des Fées, puis ils buvaient à la fontaine des Groseilliers, dont l'eau n'était pas bonne que pour les malades; les fées ont plus d'un secret. La marraine de Jeanne, de son nom Jeanne, femme d'Aubery, le maire, avait vu de ses yeux ces dames mystérieuses, et elle le confessait à tout venant. Pourtant elle était bonne et prude femme, point devineresse ni sorcière.

L'une de ces fées avait un bel ami, le seigneur de Bourlemont. Elle lui donnait des rendez-vous, le soir. Les fées sont femmes; elles ont des faiblesses. On fit un roman des amours de la fée et du chevalier et une autre marraine de Jeanne, dont le mari était clerc à Neufchâteau, avait entendu lire ce merveilleux récit qui, sans doute, ressemblait à l'histoire bien connue de Mélusine. Les fées avaient leur jour d'audience; quand on voulait les voir en secret, on y allait le jeudi. Mais elles se montraient peu. Une bonne chrétienne de Domrémy, la vieille Béatrix, disait innocemment:

—J'ai ouï conter que les fées venaient sous l'arbre, dans l'ancien temps. Pour nos péchés, elles n'y viennent plus.

La veille de l'Ascension, à la procession où les croix sont portées par les champs, le curé de Domrémy allait sous l'arbre des Fées et à la fontaine des Groseilliers, et il y chantait l'évangile de saint Jean. Faisait-il ces stations pour exorciser l'arbre et la source? Renouvelait-il, à son insu, les rites sacrés des païens? C'est ce qu'on ne peut pas bien démêler dans ce mélange de croyances ingénues. Je crois pourtant que ce prêtre chassait les fées.

Jeanne faisait avec les autres, une fois l'an, «ses fontaines», comme on disait. On goûtait, on dansait, on chantait. Avec ses compagnes, elle suspendait aux branches du hêtre sacré des guirlandes de fleurs. Elle ne savait pas qu'elle renouvelait ainsi les pratiques des ancêtres païens qui sacrifiaient aux fontaines, aux arbres et aux pierres et qui ornaient le tronc antique des chênes de tableaux et de statuettes votives. Elle ne savait pas qu'elle imitait ces vierges de la Gaule, prophétesses comme elle. Rien ne me touche à vrai dire comme ce paganisme inconscient. Notre mystère, qui décidément ne ressemblerait pas à la pièce de M. Jules Barbier, montrerait tout d'abord en Jeanne la jeune fille des champs, l'éternelle Chloé, célébrant le culte éternel de la nature.

Dans le mystère tel que je le rêve, et qui restera le chef-d'oeuvre inconnu, les fées parleraient.

Pour le plaisir de ceux qui voudraient les entendre, disons qu'un poète ingénieux les a déjà fait parler au bord de cette fontaine des Groseilliers; rappelons que M. Ernest Prarond a, dans la Voie sacrée, fait entendre le chant alterné des fées et des saintes.

Que ne pouvons-nous à notre tour exprimer en paroles rythmées la pensée profonde de ces dames de l'arbre et de la source, de ces dryades et de ces nymphes restées antiques dans l'âme sous leurs atours de châtelaines et dans la grêle mignardise qui sied aux belles amies du sire de Bourlemont?

Elles disaient à Jeanne:

—Jeannette, vois, la terre est fleurie; le ciel est léger. La nature t'est douce; sois douce à la nature. Aime. Crois-en les fées. Aime. C'est nous qui faisons pousser l'aubépine sur la chair décomposée des morts. Tout passe. Hors le plaisir, tout est illusion. Crois-en notre éternelle jeunesse. Aime. Rien au monde ne vaut un sacrifice. Nous avons bien ri à la barbe du vieil ermite qui vint nous exorciser au temps du roi Dagobert. Nous sommes le frémissement du feuillage, le rayon de la lune, le parfum des fleurs, la volupté des choses, l'ivresse des sens, le frisson de la vie, le trouble de la chair et du sang… Tu es belle, ô Jeannette. Ta jeunesse est en fleur. Aime!

Les fées parleraient ainsi, et on les verrait flotter dans l'air semblables aux vapeurs qui montent des prairies dans les soirs d'été. Mais les dames sainte Catherine et sainte Marguerite apparaîtraient au bord de la fontaine, lumineuses comme des figures de vitrail et portant des couronnes d'or, et elles diraient:

—Jeanne, sois bonne fille!

Et notre mystère suivrait pas à pas les chroniques. Mais toutes les images épanouies dans la pensée humaine, toutes les formes de nos rêves, de nos craintes et de nos espérances seraient visibles et parlantes dans un costume du XVe siècle. On y verrait Dieu le père en habit d'empereur, la vierge Marie, les anges, les vertus théologales, les neufs preuses, la Sibylle de Cumes, Deborah, Lucifer, les sept péchés capitaux, tous les diables, enfin la terre, le ciel et l'enfer. Et des milliers de scènes nous conduiraient en cent et une journées au bûcher de Rouen. S'il faut être juste, s'il le faut absolument, je ne reprocherai point à M. Jules Barbier de n'avoir pas conçu son ouvrage sur ce plan. D'abord, il n'aurait pas pu: c'est trop difficile. Et puis, si, par impossible, il était parvenu à le faire, on n'aurait pu le jouer et c'eût été dommage. Nous n'aurions pas vu madame Sarah Bernhardt en Jeanne d'Arc. Elle y est la poésie même. Elle porte sur elle ce reflet de vitrail que les apparitions des saintes avaient laissé—du moins nous l'imaginons—sur la belle illuminée de Domrémy.

II

Madame Sarah Bernhardt est à la fois d'une vie idéale et d'un archaïsme exquis; elle est la légende animée. Si sa belle voix a paru trop faible par moments, c'est la faute du poème,—je crois qu'on dit le poème, en langage de théâtre. Si l'on avait mieux suivi la simple vérité, madame Sarah Bernhardt n'aurait pas à enfler sa voix pour débiter des tirades vibrantes. Jeanne ne déclamait jamais. Beaucoup de ses paroles nous ont été conservées; elles sont tantôt d'une brièveté héroïque, tantôt d'une finesse souriante. Aucune ne prête à de grands éclats de voix. Ceux qui l'ont entendue disent qu'elle avait la voix douce, une voix de jeune fille. Je citerai à ce propos une page intéressante d'un livre récent, la Jeanne d'Arc du très regretté Henri Blaze de Bury[37]. C'est une histoire écrite avec une bonne foi parfaite, un tour poétique et singulier, un enthousiasme qui ne lasse jamais parce qu'il n'est jamais banal, et aussi une certaine fantaisie dont la page qu'on va lire donnera l'idée. Après avoir rappelé, comme nous venons de faire, que Jeanne, au dire de ceux qui vivaient près d'elle, avait la voix jeune et pure, l'historien ajoute:

[Note 37: Un vol. in-8°.]

Remarquons la vibration particulière de sa voix: Vox infantilis, quelque chose d'immaculé, de virginal; et notons, à trois siècles de distance, le même phénomène chez une autre héroïne de notre histoire. Charlotte Corday avait également cette limpidité d'accent, cet enchantement de la voix. Un peintre allemand nommé Hauer, qui crayonna ses traits in extremis et ne la quitta qu'au marchepied de la charrette infâme, a constaté ce don exquis, et sans établir de parallèle entre la grande libératrice du sol national au XVe siècle et celle que Lamartine appelait l'Ange de l'assassinat, encore est-il permis de relever un signe d'ineffable pureté, commun à ces deux belles âmes.

J'ai lu jadis, je ne sais plus trop dans quel grimoire, que l'alchimiste Albert le Grand avait à son service une jeune fille qu'il avait prise uniquement sur la garantie de sa voix dont le timbre disait aussi pureté, candeur, virginité. Un beau matin, le maître l'envoie chercher un pot de vin chez le tavernier du voisinage; vingt minutes s'écoulent, elle rentre. Albert, du fond de son cabinet et toujours plongé dans ses livres, adresse à la servante une question; elle y répond de la porte, et lui, sans même l'avoir vue, sans autre indice que la simple résonance phonique: «Ribaude, s'écrie-t-il, fille à soldats, va-t'en, je te chasse!» Que s'était-il passé? Juste ce que le vieux savant reprochait à sa servante. Et que lui reprochait-il?

De ne plus être maintenant ce qu'elle était encore tantôt.

    La faim, l'occasion, l'herbe tendre et, je pense,
    Quelque diable aussi…..

le diable, ou quelque lansquenet aventureux et de belle mine. Le fait est que la jouvencelle n'en revenait pas, mettant tout sur le compte de la sorcellerie. Qui serait venu lui dire que le timbre instantanément altéré de sa voix l'avait seul trahie, l'eût à coup sûr bien étonnée. Vox infantilis, signe mystérieux, auquel les anges du ciel et de la terre se reconnaissent, et que la Pucelle conserva jusqu'à la fin.

Henri Blaze de Bury a laissé dans son récit une certaine place au merveilleux. Il ne croit pas que, dans une telle histoire, tout puisse s'expliquer humainement. Il veut bien, selon une image qui lui appartient, mettre un peu de jour dans la forêt enchantée sans cesse accrue avec les âges. Mais il ne rompt point le charme. Je crois, pour ma part, que rien dans la vie de Jeanne d'Arc ne se dérobe, en dernière analyse, à une interprétation rationnelle. Là, comme ailleurs, le miracle ne résiste pas à l'examen attentif des faits. Le tort de ses biographes est de trop isoler cette jeune fille, de l'enfermer dans une chapelle. Ils devraient, au contraire, la placer dans son groupe naturel, au milieu des prophétesses et des voyantes qui foisonnaient alors: Guillemette de la Rochelle, que Charles V fit venir à Paris, vers 1380, la bienheureuse Hermine de Reims, sainte Jeanne-Marie de Maillé, la Gasque d'Avignon, conseillère de Charles VI, les pénitentes du frère Richard et quelques autres encore qui eurent en commun avec Jeanne les visions, les révélations et le don de prophétie. Vallet de Viriville, le plus perspicace des historiens de Jeanne, a montré la voie.

Il faudrait rechercher ensuite par quel lent et profond travail l'âme chrétienne se forma l'idée de la puissance de la virginité et comment le culte de Marie et les légendes des saintes préparèrent les esprits à l'avènement d'une Catherine de Sienne et d'une Jeanne d'Arc. Notre Jeanne ne perdrait rien à être expliquée de la sorte. Elle n'en paraîtrait ni moins belle ni moins grande, pour avoir incarné le rêve de toutes les âmes, pour avoir été véritablement celle qu'on attendait. On peut dire à cet égard que l'histoire ne détruira, pas la légende.

III

Il me reste un mot à dire du livre nouveau de M. Ernest Lesigne[38]. L'auteur nie que Jeanne d'Arc ait été brûlée à Rouen. Et, pour soutenir cette thèse, il identifie à la vraie Jeanne cette fausse Jeanne dont nous ayons raconté ailleurs l'histoire incroyable, cette Claude ou Jeanne qui parut en Lorraine l'an 1436, se fit reconnaître par les frères de Jeanne d'Arc et par les bourgeois d'Orléans, épousa Robert des Armoises et, après les aventures les plus singulières, mourut dans son lit, entourée de la vénération des siens. Cela est étrange, en effet. Mais, d'un autre côté, la mort de Jeanne est attestée par des témoins qui déposèrent au procès de 1455. Aucun fait historique, aucun n'est mieux établi que celui-là. M. Lesigne nous promet de s'expliquer sur ce point dans un nouvel ouvrage. Je suis curieux de voir comment il se tirera d'affaire. Car il s'est mis dans une situation vraiment difficile.

[Note 38: La Fin d'une légende. Vie de Jeanne d'Arc (de 1409 à 1440, sic), par Ernest Lesigne, 1 vol. in-18.]

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