La vie littéraire. Troisième série
SOUS LES GALERIES DE L'ODÉON
19 janvier.
I
Je passais sous les galeries de l'Odéon. Un vieux poète, un maître d'études et deux étudiants y feuilletaient des livres non coupés. Sans souci des courants d'air froid qui leur glissaient sur le dos, ils lisaient ce que le hasard et le pli des feuilles leur permettaient de lire. En les observant, je songeais à ce livre que rêve M. Stéphane Mallarmé, à ce récit merveilleux qui présentera trois sens distincts et superposés, et qui offrira une fable intéressante, exactement suivie, à ceux mêmes qui liront sans couper les pages. Je me figurais mon vieux poète, mon maître d'étude et mes deux étudiants promenant avec ivresse sur un tel livre leur nez rougi par le froid, et je louais en mon coeur le poète ingénieux d'avoir, dans sa bonté, préparé un aliment aux pauvres lecteurs qui, comme les moineaux, vivent en plein air et qui se nourrissent de littérature aux étalages des bouquinistes. Mais, en y songeant mieux, je doute si le plaisir de ces doux vagabonds n'est pas plus délicieux tel qu'ils le goûtent, et s'il n'y a pas un charme pour eux, le charme du mystère, dans ces brusques suspensions du sens qu'apportent les pages que le couteau de bois n'a pas encore détachées. Ces liseurs en plein air doivent avoir beaucoup d'imagination. Tout à l'heure, ils s'en iront par les rues froides et noires, achevant dans un rêve la phrase interrompue. Et sans doute ils la feront plus belle qu'elle n'est en réalité. Ils emporteront une illusion, un désir, tout au moins une curiosité. Il est rare qu'un livre nous en laisse autant quand nous le lisons tout entier, à loisir.
Je voudrais bien les imiter quelquefois et lire aussi certains livres sans les couper. Mais mon devoir s'y oppose. Hélas! il est si agréable de picorer dans les livres! J'ai pour ami un commissionnaire du quai Malaquais; et cet homme simple est un grand exemple du charme qui s'attache aux lectures interrompues. De temps à autre, il m'apportait une crochetée de bouquins. Ces relations lui permirent de m'apprécier, et il jugea, après deux ou trois visites, que je n'étais pas fier, ayant d'ailleurs peu sujet de l'être, puisque je prenais toute ma science dans les livres. De fait, il portait sur son dos plus de savoir que je n'en porte dans ma tête. Son assurance s'en accrut justement et un jour il me dit, en se grattant l'oreille:
—Monsieur, il y a quelque chose que je voudrais bien savoir. Je l'ai demandé à plusieurs personnes qui n'ont pas su me le dire. Mais vous le savez, vous. Oh! c'est une chose qui me tourmente depuis bientôt cinq ans.
—Quelle chose?
—Il n'y a pas d'indiscrétion?…
—Parlez, mon ami.
—Eh bien! monsieur, je voudrais bien savoir ce qu'est devenue l'impératrice Catherine?
—L'impératrice Catherine?
—Oui, monsieur, je donnerais bien quelque chose pour savoir si elle a réussi.
—Réussi?…
—Oui, j'en suis resté au moment où les conjurés veulent tuer l'empereur Pierre, et ils ont bien raison! J'ai lu l'histoire sur un cornet de tabac. Vous comprenez: il n'y avait pas la suite.
—Eh bien, mon ami, l'empereur Pierre a été étranglé et Catherine fut proclamée impératrice.
—Vous en êtes sûr?
—Parfaitement sûr.
—Oh! tant mieux! j'en suis bien content.
Et, reprenant son crochet, il me souhaita le bonsoir.
Je l'envoyai à l'office boire un verre de vin à la santé de la grande
Catherine. C'est de ce jour que date notre amitié.
Nos liseurs des galeries de l'Odéon n'en étaient point restés, comme mon commissionnaire, à la conspiration de la princesse Daschkoff. Mais ils ne feuilletaient rien de bien neuf, et je soupçonne le maître d'études d'avoir dévoré plusieurs pages du Tableau de l'amour conjugal. Il soulevait de ses gros doigts les feuillets fermés de trois côtés et il y fourrait le nez comme un cheval dans sa musette.
L'étalage était triste, fané; on n'y respirait pas la bonne odeur du papier frais. On n'y voyait pas des piles de livres, jaunes, avec cette mention imprimée sur une bande de papier: Vient de paraître.
Les gens du monde ignorent ce que c'est que la pile. Les gens du monde lisent les romans nouveaux dans la Revue des Deux Mondes. Ils ne les achètent jamais en volume. Ils n'en ont nulle envie; mais le voudraient-ils qu'ils ne le pourraient pas. Ce n'est pas leur faute; ils ne savent point. Quand une dame, par extraordinaire, veut se procurer un livre récent, elle l'envoie demander au papetier voisin, qu'elle prend, de bonne foi, pour un libraire. Le papetier, qui n'a jamais vu de sa vie d'autres ouvrages que ceux de MM. Ohnet et de Montépin, est fort embarrassé quand on lui demande la Chèvre d'or de Paul Arène. Mais il est trop habile pour laisser voir son ignorance. Aussi bien inspiré que le gargotier de la butte Montmartre, à qui mon ami Adolphe Racot demandait une aile de phénix et qui répondait: «Nous venons de servir la dernière», ce rusé papetier déclare que: «la Chèvre d'or, il n'y en a plus!» On porte cette réponse à la belle liseuse, qui ne lira pas la Chèvre d'or, faute de l'avoir découverte. Ce qui, d'ailleurs, est souverainement juste; car la véritable beauté ne doit se montrer qu'aux initiés. On n'imagine pas combien il est difficile aux gens du monde de se procurer un petit volume in-18 jésus de trois francs cinquante. Je sais deux ou trois salons littéraires où tout le monde lit ce qu'il est convenable de lire; mais où personne ne serait capable de se procurer en vingt-quatre heures un de ces livres qu'il «faut» avoir lus. Un exemplaire qui vient de l'auteur ou d'une gare de chemin de fer, fait le tour du salon et sert à soixante personnes. On se le prête comme une chose unique; et c'est une chose unique, en effet. Le papetier du faubourg Saint-Honoré a dit qu'il n'y en avait plus. Après avoir passé pendant trois mois par les plus belles mains du monde, il est pitoyable à voir, fripé, bâillant du dos, encorné à merveille, et comme l'Hippolyte de Racine, sans forme et sans couleur. On se le passe encore. Il rend l'âme, et, tout expirant, il faut qu'il satisfasse à la curiosité intellectuelle et aux plaisirs moraux de la baronne N…, de la comtesse de N… Il y a des gens du monde qui rencontrent M. Paul Hervieu tous les soirs et qui ne seraient pas capables de découvrir dans tout Paris un seul volume de M. Paul Hervieu. Au XVIIIe siècle, les écrits poétiques et galants couraient en manuscrit dans les ruelles; les moeurs à cet égard ont moins changé qu'on ne croit, et il n'est pas dans les usages aristocratiques d'acheter un livre. On coule dans le cercle l'exemplaire unique. Cette méthode n'est pas sans inconvénient. Des lettres qui n'étaient écrites que pour deux beaux yeux, ont ainsi fait le tour du monde parisien entre les pages 126 et 127 de Mensonge. On m'a montré un exemplaire de Fort comme la mort, qui avait servi de buvard à une très jolie personne. Une ligne d'écriture y restait empreinte à l'envers. On la croyait indéchiffrable, quand une curieuse, aux mains de laquelle le livre était venu, s'avisa de regarder dans un miroir la page maculée. Elle lut très nettement dans la glace: «Je t'envoie mon coeur dans un baiser». C'était la dernière ligne d'une lettre qui ne portait point de signature. Il y a quelques années M. Gaston Boissier vantait à quelques amis l'esprit ingénieux d'une dame qui variait à l'infini, dans une même correspondance, les formules finales de ses lettres.
Le commandant Rivière, qui l'avait écouté, restait surpris.
—Je croyais, dit-il, que toutes les femmes finissaient leurs lettres par cette formule: «Je t'envoie mon âme dans un baiser». Il en faut induire que Fort comme la mort ne trahissait personne. Le prêt des livres ne laisse pas d'être périlleux.
J'ai donné de cet usage une raison qui, sans doute, est une raison suffisante. Mais, s'il en est des raisons comme de la grâce, qui ne suffit pas quand elle est suffisante, à ce que disent les théologiens, nous chercherons quelque autre origine à la noble coutume de n'acheter de romans que dans les gares de chemins de fer. Nos petits volumes brochés font mauvais effet sur les tables, dans ces salons d'un ton fin ou d'un éclat sombre, que les femmes de goût savent aujourd'hui meubler avec harmonie. Ce sont des tableaux achevés où l'on ne peut ajouter que des fleurs et des femmes. Une seule couverture jaune y met une fausse note. Ce jaune a été adopté par tous les éditeurs, qui considèrent qu'il se voit de loin dans les vitrines des libraires. Mais il est criard dans un intérieur discret, où tout se tait et s'apaise. On a voulu y remédier, voilà cinq ou six ans, en fabriquant, avec des morceaux de chasubles, des couvertures fleuries qui faisaient ressembler les dialogues de Gyp et les romans de M. Paul Bourget à des livres d'heures et à des missels. Mais ces livres aimés n'étaient plus reconnaissables, vêtus comme des évêques et comme des chantres. Ils semblaient trop lourds et trop magnifiques pour être lus au coin du feu. Peu à peu on laissa les ornements ecclésiastiques, et la chemise jaune reparut.
Les éditeurs ne pourraient-ils habiller nos romans d'un petit cartonnage élégant et sobre? C'est l'usage en Angleterre, où l'on vend les livres d'imagination en plus grand nombre qu'en France. Ici, le regretté Jules Hetzel, qui était un homme d'esprit et un fertile inventeur, l'a tenté: il y a perdu de l'argent. C'était dans l'ordre. Mais son invention ne pourrait-elle profiter à autrui? Cela aussi serait dans l'ordre.
La librairie Quantin a essayé des couvertures d'un aspect charmant et grave. Ce ne sont ni tout à fait des brochures, ni tout à fait des cartonnages. Cela est léger et cela meuble. J'ai là, sur ma table, un très joli livre de M. Octave Uzanne, les Zigzags d'un curieux, qui est ainsi vêtu d'un papier bleu sombre à grain de maroquin et doré avec élégance. Ce type pourrait être appliqué aux romans publiés par Calmann Lévy, Charpentier ou Ollendorff. Ce sont les symbolistes et les décadents, je dois le dire, qui s'entendent le mieux à habiller joliment un livre. Ils revêtent leurs vers et leurs «proses» d'une espèce de galuchat ou d'une sorte de peau de crocodile, avec lettres dorées, d'une parfaite élégance.
Après tout, cela n'importe peut-être pas autant que je crois. Ce qui me surprend, c'est qu'il n'y ait pas de courtiers pour offrir le matin les nouveautés littéraires dans les quartiers riches. Ce serait une industrie à créer et il me semble qu'un habile homme y ferait ses affaires.
Mais nous voilà bien loin de l'Odéon, et je n'ai point dit ce que c'était que la pile. Je le dirai, car il faut instruire les infidèles, il faut évangéliser les gentils. Les jours de grandes mises en vente, quand un éditeur lance, par exemple, l'Immortel, Mensonges ou Pêcheur d'Islande, les libraires revendeurs et spécialement ceux des galeries de l'Odéon ne se contentent pas d'exposer au bon endroit de l'étalage deux ou trois exemplaires du livre du jour; ils en élèvent des tas de douze, de vingt-quatre, de trente-six, monuments superbes, piliers sublimes qui proclament la gloire de l'auteur. C'est la pile! Il faut être célèbre ou méridional pour l'obtenir. Elle signifie fortune et célébrité. Les Grecs l'eussent nommée la stèle d'or. Elle porte aux nues les noms d'Alphonse Daudet, de Paul Bourget, d'Émile Zola, de Guy de Maupassant, de Pierre Loti. J'ai vu, j'ai vu de jeunes auteurs, les cheveux épars, tomber en pleurant aux pieds de Marpon, qui leur refusait la pile. Hélas! ils priaient et pleuraient en vain.
II
C'est comme je vous je dis. Il n'y avait point de piles, ce jour-là, dans les galeries de l'Odéon. Mais on voyait dans la vitrine réservée aux chefs-d'oeuvre de typographie une jolie petite édition du Manteau de Joseph Olénine, par le vicomte de Vogüé, de l'Académie française. C'est un conte fantastique qu'on peut comparer à l'incomparable Lokis. Je ne peux pas mieux dire, comme dit Charlemagne quand il donne son fils à la belle Aude. Dans le conte de M. de Vogüé, ainsi que dans celui de Mérimée, il y a une princesse polonaise d'un parfum subtil et capiteux. Et quand le bon M. Joseph Olénine respire avec ivresse une pelisse de zibelines, il n'est pas si étrangement fou qu'il en a l'air. Car la comtesse ***ska a empreint cette fourrure d'une odeur dont on meurt. M. Joseph Olénine reçoit finalement le prix de son fétichisme sincère et profond. Une nuit, dans le château de la comtesse ***ska, dont il est l'hôte, en embrassant comme de coutume sa pelisse bien-aimée, il trouve dans cette pelisse, par le plus grand des hasards, une femme palpitante et dont le souffle humide effleure son front.
Un moins galant homme aurait cru reconnaître la comtesse. Mais M. Joseph Olénine se persuade sur quelques légers indices que la visiteuse nocturne est un fantôme, une dame morte depuis longtemps et qui revient aimer en ce monde, faute d'avoir trouvé dans l'autre un meilleur emploi de ses facultés. M. Joseph Olénine, pensant avec raison qu'il faut être discret, même quand il s'agit d'une dame d'outre-tombe, ne confia pas au comte ***ski sa bonne fortune; et, satisfait peut-être de ce silence, le fantôme revint souvent.
J'ai trouvé aussi sous les doctes arcades de l'Odéon, parmi les rares nouveautés de la semaine, un «conte astral» de M. Jules Lermina, À brûler. On y voit un homme qui sort de lui-même à volonté. C'est précisément la donnée d'un épisode du livre de M. Joséphin Peladan, la Victoire du mari, dont nous avons déjà parlé[39]. Nous nous retrouvons en plein magisme; nous entendons résonner de nouveaux le mystérieux linga-sharra, formule puissante, à l'aide de laquelle les mages sortent de leur corps visible. Papus affirme que le conte de M. Jules Lermina est conforme aux données de la science ésotérique, et Papus est un grand mage: M. Joséphin Peladan le dit. Au reste, M. Jules Lermina excelle à conter des contes extraordinaires. Il a donné deux volumes d'Histoires incroyables que je recommande à tous ceux qui aiment l'étrange et le singulier, mais qui veulent que le merveilleux soit fondé sur la science et l'observation. C'est là précisément le grand mérite de M. Jules Lermina. Il part d'une donnée positive pour s'élancer de prodige en prodige.
[Note 39: Voir p. 233.]
Jules Lermina, Joséphin Peladan, Léon Hennique, Gilbert-Augustin Thierry, Guy de Maupassant lui-même dans son Horla, voilà bien des esprits tentés par l'occulte! Notre littérature contemporaine oscille entre le naturalisme brutal et le mysticisme exalté. Nous avons perdu la foi et nous voulons croire encore. L'insensibilité de la nature nous désole. La morne majesté des lois physiques nous accable. Nous cherchons le mystère. Nous appelons à nous toutes les magies de l'Orient; nous nous jetons éperdument dans ces recherches psychiques, dernier refuge du merveilleux que l'astronomie, la chimie et la physiologie ont chassé de leur domaine. Nous sommes dans la boue ou dans les nuages. Pas de milieu. Voilà ce que nous avons tiré d'une heure de bouquinage sous les galeries de l'Odéon.
M. ÉDOUARD ROD[40]
Quand il analysait dans le journal le Temps, il y a un an presque jour pour jour, le Sens de la vie, certes M. Edmond Scherer ne prévoyait pas le récit désolé qui y fait suite aujourd'hui, et j'imagine que les Trois Coeurs lui eussent causé quelque surprise s'il avait vécu assez pour les connaître. Dans le Sens de la vie, M. Edouard Rod laissait son héros marié et père de famille. M. Edmond Scherer avait cru de bonne foi que c'était là le dénouement. L'auteur, il est vrai, n'avait pas conclu; mais l'éminent critique concluait pour lui, que se marier et être père c'est à peu près tout l'art de vivre; que, s'il nous est impossible de découvrir un sens quelconque à ce qu'on nomme la vie, il convient de vouloir ce que veulent les dieux, sans savoir ce qu'ils veulent, ni même s'ils veulent et que ce qu'il importe de connaître, puisqu'enfin il s'agit de vivre, ce n'est pas pourquoi, c'est comment.
[Note 40: Les Trois Coeurs, par Edouard Rod, 1 vol. in-18.]
M. Edmond Scherer était un sage qui ne se défiait pas assez de la malice des poètes. Il ne pénétrait point le secret dessein de M. Edouard Rod, qui est de nous montrer, après l'Ecclésiaste, que tout n'est que vanité, et c'est ce dessein qui éclate dans les Trois coeurs. Car voici que Richard Noral, son héros, se réveille dans les bras de la douce Hélène, qu'il a épousée, aussi désenchanté que le roi Salomon lui-même, lequel, à la vérité, avait fait du mariage une expérience infiniment plus étendue.
Hélène n'a pas donné le bonheur à Richard et pourtant Hélène est une noble et tendre créature. Mais elle n'est point le rêve, elle n'est point l'inconnu, elle n'est point l'au delà. Et cette infirmité, commune à tous les êtres vivants, la déshonore lentement dans l'imagination délicate et stérile de son mari rêveur. Artiste sans art, Richard demande follement à la vie de lui apporter les formes et l'âme de ses propres songes, comme s'il y avait pour nous d'autres chimères que celles que nous enfantons. N'ayant ni l'originalité de l'esprit ni la générosité du coeur, il s'excite au sensualisme mystique en contemplant les compositions des préraphaélites. Il se demande avec Dante-Gabriel Rosetti:
—Par quelle parole magique, clef des sentiers inexplorés, pourrai-je descendre au fond des abîmes de l'amour?
Il se nourrit de la Vita nuova; c'est-à-dire qu'il vit du rêve d'un rêve. M. Edouard Rod nous dit qu'il était naturellement «bon et noble», mais qu'il se montrait à ses mauvaises heures «égoïste, despote et cruel», et qu'il y avait deux hommes en lui. Je n'en vois qu'un seul, un égoïste sans tempérament, qui croit que l'amour est une élégance.
Fatigué d'Hélène, qui ne lui a pas donné l'impossible, il porte son ennui et ses curiosités chez une aventurière vaguement américaine, d'âge incertain, peut-être veuve, Rose-Mary, qui a traversé la vie en sleeping, en paquebot, en landau de louage, et qui n'a pas beaucoup plus de souvenirs que les dix-huit colis qu'elle traîne sans cesse avec elle de New-York à Vienne, de Paris à San Francisco et dans toutes les villes d'eaux, et sur toutes les plages. Fleur éclatante de table d'hôte, beauté tapageuse, nature vulgaire sous des dehors singuliers, elle est, au fond, très bonne femme, pleine de piété pour les bêtes, sentimentale, capable d'aimer et d'en mourir. Et c'est une rastaquouère au coeur simple, qui rêve le pot-au-feu. Elle aime éperdument Richard. M. Edouard Rod nous dit: «Quand Rose-Mary fut sa maîtresse, Richard se sentit malheureux». Il se désolait. Il pensait: «Je me suis trompé. Je me suis trompé sur elle, sur moi, sur tout! Elle ne ressemble pas à Cléopâtre. Elle n'a aucun trait des grandes amoureuses.»
Non, Rose-Mary ne ressemblait pas à Cléopâtre. C'était à prévoir. Faute de s'en être avisé à temps, voilà Richard dans une situation pénible. Hélène a tout appris. Elle ne fait point de reproche à son mari, mais sa douleur pudique, son silence, sa pâleur ont plus d'éloquence que toutes les plaintes. Richard en est touché parce qu'il a du goût. Sa fille Jeanne, toute petite, souffre par sympathie. «La mère et la fille semblaient vivre de la même vie et dépérir du même mal.» La maison a l'air d'une maison abandonnée; on y respire un souffle de malaria. La salle de travail, la bibliothèque, où jadis la famille se réunissait dans un calme riant, maintenant déserte, respectée, pleine de souvenirs, fait peur; on dirait la chambre du mort.
En passant de ce home lugubre au petit salon d'hôtel garni égayé par Rose-Mary de bibelots exotiques, Richard ne faisait que changer de tristesses et d'ennuis. Comme Hélène, Rose-Mary aimait et souffrait. Et, par la douleur comme par l'amour, qui sont deux vertus, Rose-Mary l'emportait sur la chaste et fière Hélène, épouse et mère. Pour le dire en passant, il y a une chose que je ne conçois pas dans cette excellente Rose-Mary, qui avait de si grands chapeaux et un si bon coeur. C'est sa résignation. Elle ne défend pas cet amour qui est sa vie: elle est toujours prête à céder. Point jalouse, point violente, elle n'inflige pas à ce nouvel Adolphe les fureurs d'une Ellénore. Elle est étrangement inerte et douce devant la trahison et l'abandon. Je ne dis pas qu'une telle manière d'être soit invraisemblable; je n'en sais rien. Et tout est possible. Mais je voudrais qu'on me montrât mieux à quelle source cette femme sans goût et sans esprit puise une si rare vertu. Elle n'a ni rang dans le monde, ni mari ni fils. Je voudrais savoir d'où lui vient la force de souffrir en silence et de mourir en secret.
Car elle meurt. Du pont d'un de ces transatlantiques où elle prit tant de fois passage, une nuit, elle se jette dans la mer, et personne ne saura comment ni pourquoi elle est morte. C'est beaucoup de discrétion pour une personne qui portait des toilettes tapageuses et voyageait avec dix-huit colis.
La vierge d'Avallon, et ce souvenir n'est pas pour déplaire à Richard Noral, la vierge d'Avallon, que Tennyson a chantée, mit moins de négligence dans son suicide. Mourant pour Arthur, elle voulut qu'il le sût, et c'est elle-même qui, couchée morte dans une barque, apporta au chevalier son aveu dans une lettre:
Vivante on me nommait la vierge d'Avallon. …
Pendant que Rose-Mary se noyait très simplement et très sincèrement pour lui, Richard fréquentait le salon de madame d'Hays. C'était, paraît-il, une charmante personne que madame d'Hays. Veuve après quelques mois de mariage, elle avait acquis à peu de frais une liberté également précieuse pour ses adorateurs et pour elle-même. Richard admirait en madame d'Hays «cette merveilleuse harmonie des traits, du teint, des regards, des mouvements, du son de la voix, qui faisait de la jeune femme un être exceptionnel, un être de rêve en dehors et au-dessus de la notion de la beauté». Et madame d'Hays ne voulait point de mal à Richard. En revenant du Bois, elle répondait du fond de son landau par un joli sourire au salut qu'il lui adressait; ils allaient beaucoup au théâtre ensemble; ils parlaient de Shelley et des Préraphaélites. Si bien que Richard faillit l'aimer. Il s'y fût laborieusement appliqué, selon sa coutume, si la mort de sa fille ne l'avait rappelé brusquement dans la solitude de sa maison, auprès d'Hélène en pleurs. La petite Jeanne est morte d'une fluxion de poitrine; mais c'est la tristesse de sa mère et l'indifférence de son père qui ont épuisé lentement cette ardente et frêle nature. La petite Jeanne est morte; quelques mois se passent; le jardin où elle cueillait des fleurs refleurit. Richard, songeant à l'enfant, qui était son enfant, murmure:
«Quels délicieux souvenirs elle nous a laissés!»
Et il ajoute:
«Et ces souvenirs ne valent-ils pas la réalité?»
Parole abominable! Celui qui pardonne à la nature la mort d'un enfant est hors du règne humain. Il y a du monstre en lui. Sans doute, il est affreux de penser que les enfants deviendront des hommes, c'est-à-dire quelque chose de pitoyable ou d'odieux. Mais on n'y pense pas. Pour les aimer, pour les élever, pour vouloir qu'ils vivent, on a les raisons du coeur, qui sont les grandes, les vraies, les seules raisons.
Ce Richard Noral est un misérable, qui gâche à la fois le mariage et l'adultère, et qui cherche Cléopâtre. Mais, imbécile, qu'en ferais-tu de Cléopâtre, si tu la rencontrais? Tu n'es ni l'exquis César ni le rude Antoine, pour t'enivrer à cette coupe vivante et tu n'as pas l'air d'un gaillard à fondre les légions en baisers. Vois ton ami Baïlac. Il est toujours content, ton ami. Il ne cherche pas Cléopâtre et il la trouve dans toutes les femmes. Il est sans cesse amoureux, et sa femme ne le tourmente jamais. Cet habile homme a tout prévu: elle est toujours enceinte. Ton ami Baïlac est comme Henri IV: il aime les duchesses et les servantes. Ce qu'il demande à la femme, c'est la femme et non pas l'infini, l'impossible, l'inconnu, Dieu, tout, et la littérature. Il se conduit mal, j'en conviens, il se conduit très mal; mais ce n'est pas pour rien; c'est un mauvais sujet, ce n'est point un imbécile. Il aime sans le vouloir, sans y penser, tout naturellement, avec une ardeur ingénue, et cela lui fait une sorte d'innocence.
Tu le crois une brute parce qu'il ne comprend pas bien les sonnets de Rossetti; mais prends garde qu'à tout prendre il a plus d'imagination que toi. Il sait découvrir la native beauté des choses. Et toi, il te faut un idéal tout fait, il te faut la Pia, non telle qu'elle fut en sa pauvre vie mortelle, mais telle que l'art du poète courtois et du peintre exquis l'ont faite. Il te faut des ombres poétiques et des fantômes harmonieux. Que cherches-tu autre chose? Et pourquoi troublais-tu Rose-Mary?
On te dit égoïste, on te flatte. Si tu n'étais qu'un égoïste il n'y aurait que demi-mal. L'égoïsme s'accommode d'une sorte d'amour et d'une espèce de passion; chez les natures délicates, il veut, pour se satisfaire, des formes pures, animées par de belles pensées. Il est sensuel; ses rêves paisibles caressent mollement l'univers. Mais toi, tu es moins qu'un égoïste: tu es un incapable. Et si les femmes t'aiment, j'en suis un peu surpris. Elles devraient deviner que tu les voles indignement.
C'est une nouveauté de ce temps-ci de réclamer le droit à la passion comme on a toujours réclamé le droit au bonheur. J'ai là sous les yeux un petit volume du dernier siècle qui s'appelle de l'Amour et qui m'amuse parce qu'il est écrit avec une prodigieuse naïveté. Je crois en avoir déjà parlé. L'auteur, M. de Sevelinges, qui était officier de cavalerie, donne à entendre que le véritable amour ne convient qu'aux officiers. «Un guerrier, dit-il, a de grands avantages en amour. Il y est aussi plus porté que les autres hommes. Admirable loi de la nature!» Ce M. de Sevelinges est plaisant. Mais il ajoute avec assez de raison qu'il est bon que l'amour, l'amour-passion, soit rare. Il se fonde sur ce que «son effet principal est toujours de détacher les hommes de tout ce qui les entoure, de les isoler, de les rendre indépendants des relations qu'il n'a point formées», et il conclut qu'«une société civilisée qui serait composée d'amants retomberait infailliblement dans la misère et dans la barbarie». Je conseille à Richard Noral de méditer les maximes de M. de Sevelinges: elles ne manquent pas d'une certaine philosophie. Il faudrait pourtant se résigner à ne pas aimer, quand on en éprouve l'impossibilité.
Que faire alors? dites-vous.—Eh, mon Dieu, cultiver son jardin, labourer sa terre, jouer de la flûte, se cacher et vivre tout de même! Rappelez-vous le mot de Sieyès, et songez que c'est déjà quelque chose que d'avoir vécu sous cette perpétuelle Terreur qui est la destinée humaine.—Et puis, vous dirait encore l'incomparable M. de Sevelinges: Si je vous ôte la passion, je vous laisse du moins le plaisir avec la tranquillité. N'est-ce donc rien que cela?
Sans parler d'Adolphe, nous avons déjà vu plus d'un héros de roman qui cherche vainement la passion. M. Paul Bourget nous a montré dans un très beau livre, Crime d'amour, le baron de Querne qui ne séduit une femme honnête que pour la désespérer. Ce monsieur de Querne a l'esprit défiant et le coeur aride; il est d'une dureté abominable. Il détruit sans profit pour lui-même le bonheur de celle qui l'aime. Mais, enfin, il est du métier: c'est un séducteur de profession, et puis il ne tombe pas dans cet affreux gâchis de sentiment, il ne se livre pas à cet absurde ravage des existences qui rend Richard Noral tout à fait odieux et assez ridicule. J'entends bien qu'il y a tout de même une morale dans le livre de M. Edouard Rod, c'est que tout est vanité aux hommes vains et mensonge à ceux qui se mentent à eux-mêmes.
«Il nous reste l'adultère et les cigarettes,» disait le bon Théophile Gautier au temps des gilets rouges. M. Edouard Rod ne laisse que les cigarettes.
Son livre enfin, dans sa désolation même, nous avertit de craindre l'égoïsme comme le pire des maux. Il nous enseigne la pureté du coeur et la simplicité. Il nous remet en mémoire ce verset de l'Imitation: «Dès que quelqu'un se cherche soi-même, l'amour s'étouffe en lui.»
Il a mis beaucoup de talent dans ce roman cruel. Et l'on ne saurait trop louer la sobriété du récit, la rapidité tour à tour gracieuse et forte des scènes, l'élégante précision du style. J'y louerai même un je ne sais quoi de froid et d'affecté qui convient parfaitement au sujet.
Les procédés d'art et de composition de M. Edouard Rod sont bien supérieurs aux procédés, maintenant à peu près abandonnés, de l'école naturaliste. Dans une courte préface qui précède les Trois Coeurs, le jeune romancier se dit intuitiviste. Je le veux bien. Dans tous les cas, il est à mille lieues du naturalisme. La nouvelle école, et jusqu'aux anciens disciples du maître de Médan, semblent entrer dans une sorte d'idéalisme dont M. Hennique nous donnait récemment un exemple aimable et singulier. M. Edouard Rod croit pouvoir indiquer les causes principales de ce phénomène inattendu. Il les trouve dans l'exotisme qui nous pénètre, et notamment dans les suggestions si puissantes qu'exercent sur la génération jeune la musique de Wagner, la poésie anglaise et le roman russe. Ce sont là en effet, des causes, dont l'action, déjà sensible dans l'oeuvre de M. Paul Bourget, va en s'exagérant jusque dans les «éthopées» de M. Joséphin Peladan. Un critique habile, M. Gabriel Sarrazin, a pu dire: «À l'heure actuelle, les infiltrations exotiques inondent notre littérature. Notre pensée devient de plus en plus composite. Pendant que le peuple et la bourgeoisie demeurent imperturbablement fidèles à nos deux traditions, gauloise et classique, et continuent de n'apprécier que l'esprit, la verve et la rhétorique, nombre de nos écrivains se composent un bouquet de toutes les conceptions humaines. À l'arôme vif et fin d'idées et de fantaisies rapides, perçantes, ironiques, en un mot françaises, ils entremêlent le parfum lourd, morbide, de théories et d'imaginations capiteuses, transplantées d'autres pays[41].» Ne nous plaignons pas trop de ces importations: les littératures, comme les nations, vivent d'échanges.
[Note 41: Poètes modernes de l'Angleterre, p. 4.]
J.-H. ROSNY[42]
[Note 42: Le Termite, roman de moeurs littéraires, 1 vol.]
Quel est cet insecte symbolique dont M. Rosny nous décrit le travail occulte et redoutable? Quelle est cette fourmi blanche de l'intelligence qui ronge les coeurs et les cerveaux comme le karia des Arabes dévore les bois les plus précieux? Quel est ce névroptère de la pensée dont le naturalisme a favorisé l'éclosion et qui, s'attaquant aux âmes littéraires, les peuple de ses colonies voraces? C'est l'obsession du petit fait; c'est la notation minutieuse du détail infime; c'est le goût dépravé de ce qui est bas et de ce qui est petit; c'est l'éparpillement des sensations courtes; c'est le fourmillement des idées minuscules; c'est le grouillement des pensées immondes. La jeune école est en proie au fléau; elle est broyée, âme et chair, par les mandibules du termite. M. J.-H. Rosny nous montre dans ses planches d'anatomie un sujet mangé jusqu'aux moelles et dont l'être intime, sillonné de toutes parts par les galeries de l'horrible fourmi blanche, n'est plus qu'une boue impure, mêlée d'oeufs, de larves et de débris d'ailes de mouche. Ce sujet a nom: Servaise (Noël), âgé de trente ans, naturaliste de profession. L'auteur s'est plu à personnifier en ce Noël Servaise l'école formée il y a quinze ans dans les soirées de Médan et qui maintenant se disperse sur toutes les routes de l'esprit. Son héros est un émule imaginaire de M. Huysmans, avec qui il n'est pas sans quelque ressemblance par la probité morose de l'esprit, ainsi que par un sens artiste étroit mais sincère. M. Rosny nous apprend que Noël Servaise, absolument dénué de la faculté d'abstraire, n'avait aucune philosophie. Et il ajoute:
«Un système sensitif délicat, la perception rapide des menus actes de la vie, la rétractilité d'âme qui classe d'instinct les phénomènes mais ne les définit ni ne les généralise, l'horreur des mathématiques et du syllogisme, une surprenante faculté à saisir les tares des choses et des hommes, telles étaient ses caractéristiques… Délié dans l'analyse, observateur, expérimentateur des détails sur telle question d'art, sur tel milieu d'êtres, il lui arrivait d'atteindre, par intuition indéfinie, un concept équivalant aux concepts raisonnes d'un généralisateur. À son arrivée en littérature, son esprit anti-métaphysique et sa tendance dénigrante furent d'emblée réduits par la pensée de l'exact et du cataloguement. Il trouva infiniment honnête que de l'observation de la vie courante, de la fixation d'événements minuscules dépendît tout l'art. Sa minute d'arrivée, coïncida avec le surmenage de la méthode.» C'est un naturaliste de la dernière heure, un contemporain de M. Paul Bonnetain et probablement un des signataires de l'acte solennel par lequel M. Zola fut déposé pour crime de haute trahison, comme autrefois le roi Charles Ier. Bref, il est du groupe des néo-naturalistes.
«Très bourgeois pour la plupart (c'est M. Rosny qui le dit), mais par là même exagérant la haine bourgeoise, la suavité leur fut en horreur. Il parut artiste d'hyperboliser les tares; une honte s'attacha au moindre optimisme social ou humain, honte aggravée par la facile confusion de cerveaux étroits—et les naturalistes de 80 à 84 furent particulièrement étroits—entre l'art des moralistes bourgeois et celui qui pourrait apporter une compréhension philosophique du moderne.»
Aussi ne serez-vous pas surpris si Noël Servaise n'a pas très bien compris le Bilatéral et généralement les ouvrages de M. Rosny qui sont pleins de philosophie et dans lesquels l'abstrait se mêle au concret et le général au particulier. Au demeurant, ce Noël Servaise est un homme malade. Il a un rhumatisme articulaire à l'épaule, des calculs au foie, un «cancer à l'âme» et des cors au pied. Amoureux et timide, «le visage trop long et maussade…, petit de taille, épais, sans grâce et, pour tout bien, des yeux frais et tendres», il rêve de la robe cerise et du parfum d'héliotrope de madame Chavailles.
Cette dame, infiniment douce, est la femme légitime du peintre Chavailles, qui mérite tout ce qui lui arrivera, car il est dur, hargneux, goguenard et adonné à la peinture de genre. Il a une «face de soufre et de laiton», des yeux de «chien goulu», une voix de «silex». Noël Servaise aime madame Chavailles et il se demande où il le lui dira; si ce sera «dans un salon, une rue, au bord d'un golfe ou sous les feuillages». C'est le termite qui le travaille. Par un soir d'été, il se promène seul avec elle dans une forêt enchantée. Un charme l'enveloppe et le pénètre; tout à coup au coassement des grenouilles, il songe à l'appareil digestif de madame Chavailles, et voilà ses désirs en déroute. Le termite, le termite! Ce Noël Servaise a «l'âme bitumeuse», on le dit et je le crois volontiers. Timide et gauche, irrésolu, redoutant d'instinct la satisfaction de ses désirs, il s'en tiendrait au rêve et madame Chavailles ne pécherait avec lui qu'en pensée; comme dit joliment M. Rosny, elle ne commettrait que «des fautes impondérables», s'il n'y avait en cette dame un génie passif du sexe, un divin abandon, une facilité d'aimer qui la rend plus semblable aux grands symboles féminins des théogonies antiques qu'à une Parisienne du temps de M. Paul Bourget. Elle s'abandonne avec une tranquillité magnifique; elle est tout naturellement l'oubli des maux et la fin des peines. Et il faut remonter à l'union de Khaos et de Gaia pour trouver l'exemple d'un amour aussi simple. Oh! madame Chavailles n'a pas l'ombre de vice. Il ne faudrait pas me presser beaucoup pour que j'affirme que c'est une espèce de sainte.
Il la prend comme on cueille un beau fruit, et il goûte dans ses bras, dit M. Rosny, «l'ivresse noire, le léger goût de sépulcre sans lequel il n'est pas d'altitude passionnelle». Mais, dès le lendemain, il rentre à Paris, effrayé «du temps perdu» et de ce quelque chose d'humain qui a traversé sa littéraire existence. Le termite! le termite, le termite! En réalité, les deux grands événements de la vie de Noël Servaise, voulez-vous les connaître? C'est la mise en vente chez Tresse d'un roman selon la formule, et la première représentation, au Théâtre-Libre, d'une pièce naturaliste, dans laquelle M. Antoine joua avec son talent ordinaire le rôle d'un vieillard ignoble et ridicule.
Aux approches de la mise en vente du livre, quelle inquiétude, quelle angoisse, que de craintes et d'espérances; «quels souhaits pour la paix de l'Europe, pour la santé de l'empereur d'Allemagne! et que Boulanger ne bouge, et que les Balkans se taisent!»
Le volume paraît, et personne n'y prend garde. Ce n'est qu'un roman de plus.
La «première» au Théâtre-Libre ne s'annonce pas comme un événement. Le pauvre auteur, tapi au fond des coulisses, dans une espèce de cage à poulet, s'effare; «le mystère des êtres qui vont applaudir ou condamner lui entre comme un glaive dans la poitrine… Un roulis du sang l'assourdit, avec des intervalles de vacuité absolue, d'immobilité cardiaque, bientôt résolue en ressacs, en vertiges, en hallucinations.»
Les applaudissements sont maigres. C'est une chute molle. Servaise tombe peu à peu dans «une morosité gélatineuse». La douce madame Chavailles devient veuve. Mais l'homme de lettres ne prête pas grande attention à cet accident: ce n'est pas de la littérature, ce n'est que de la vie. Le termite achève son ouvrage, et il ne reste plus rien du pauvre Servaise.
MM. de Goncourt ont donné, il y a trente ans environ, dans leur Charles Demailly, une étude de la névrose des littérateurs, une description complète du mal livresque. En comparant leur pathologie à celle de M. Rosny, on est effrayé des progrès de la maladie. Charles Demailly gardait encore, dans le trouble de son esprit et dans le détraquement de ses nerfs, quelque chose de la folie imagée et charmante d'un Gérard de Nerval. Noël Servaise s'enfonce dans l'imbécillité. Et pourtant ce n'était point une bête. Il avait même quelque finesse native.
Il y a des portraits dans le Termite et c'est, comme le Grand Cyrus, un roman à clefs. On ne travaille pas dans ce genre sans s'exposer à certains dangers et sans soulever des protestations qui peuvent être fondées. Disons tout de suite que M. Rosny, qui est un très honnête homme, n'a mis dans ses portraits aucun trait, dans ses scènes aucune allusion qui pussent, je ne dis pas faire scandale, mais même exciter une curiosité malveillante. Les figures les plus reconnaissables de son livre sont celles de MM. Edmond de Goncourt, Émile Zola, Alphonse Daudet et J.-H. Rosny lui-même, qui sont peints sous les noms de Fombreuse, de Rolla, de Guadet et de Myron.
M. de Goncourt (Fombreuse) est esquissé en quelques traits au milieu des japonaiseries de sa maison d'artiste. «On nous le montre la tête large, la face lorraine, les cheveux de soie blanche… ses beaux yeux nerveux dans le vide.» Le croquis est rapide, d'une ligne juste et fine. Mais pourquoi M. Rosny ajoute-t-il: «Il marcha par la chambre à grands pas lourds, sa veste épaisse pleine de plis de pachyderme, de grand air en cela, de beauté tactile et réfléchie.» Cette phrase singulière me donne lieu de vous montrer en passant les défauts terribles de M. Rosny: il manque de goût, de mesure et de clarté.
Il est extravagant. À tout moment sa vision se complique, se trouble et s'obscurcit. Une veste de molleton lui apparaît comme une peau d'éléphant. Puis la métaphysique s'en mêle, une métaphysique d'halluciné, et le voilà parlant de beauté tactile, ce qui en bonne raison ne se comprend pas du tout! Quant au reste, quant à l'homme moral qu'est M. Edmond de Goncourt, M. Rosny ne nous en découvre pas grand'chose. Il nous apprend seulement que l'auteur de la Faustin n'est pas disposé à admirer tout ce qu'écrivent ceux qui se réclament de lui et qu'en particulier il ne goûte pas beaucoup la terminologie scientifique de M. Rosny. Je le crois sans trop de peine. Il se sent compromis et débordé par les nouveaux venus, et ce sentiment ajoute peut-être quelque amertume à la mélancolie fatale de l'âge et de la gloire.
Et puis il faut prendre les hommes comme ils sont et reconnaître ce qui est fatal dans leurs passions et dans leurs préjugés. Les maîtres de l'art ne jugent jamais qu'on a bien employé après eux les formes qu'ils ont créées. Chateaubriand disait dans sa vieillesse, en songeant à Victor Hugo: «J'ai toujours su me garder du rocailleux qu'on reproche à mes disciples.» M. de Goncourt aurait-il tout à fait tort de blâmer à son tour le rocailleux de quelques jeunes écrivains?
Pour ce qui est de M. Zola (Rolla), il faut convenir que M. Rosny ne l'a pas flatté.
Par la porte lentement ouverte, il apparut un homme maussade et gros. Après les mots d'entrée, il s'assit au rebord d'une chaise, le ventre sur les cuisses. Myron l'observait, entraîné vers sa personne, tout en le jugeant égoïste.
Égoïste, boudeur et d'une large malveillance! À tout propos «une force invincible le ramène au dénigrement». Comme M. de Goncourt, il estime que M. Rosny est parfois abscons et effroyablement tourmenté. Et M. Rosny sourit d'entendre de pareils reproches dans la bouche d'un écrivain «terrible de boursouflure et de truquage», mais non pas sans génie. Au reste, un homme fini.
«Le Songe (le Rêve), son traitement pour maigrir, la croix, l'Académie, tout ça, au fond, fait partie du même effondrement de l'être… Le comique, c'est de le voir hurler tout le temps: «Je suis un entêté, moi… je suis un opiniâtre!…» il est vrai que c'est là un propos de brasserie que M. Rosny rapporte avec indifférence. Ce n'est pas lui, c'est un ami de M. Zola qui parle de la sorte. Tout s'explique.
Le portrait de M. Alphonse Daudet (Guadet), est traité dans une autre manière; on y sent une profonde sympathie et des trois ce n'est ni le moins vrai ni le moins vivant. Il témoigne d'une grande connaissance du modèle. Je le citerai tout entier, en regrettant les lourdeurs et les bizarreries qui çà et là en gâtent le dessin si étudié et si volontaire:
Les deux yeux myopes, à regard sans perspective, aveugles à un mètre de distance, s'humanisent à mesure qu'on approche, deviennent de plus en plus de beaux yeux de voyant microscope. La physionomie mobile, en ce moment rigide, Myron y lit les caractéristiques de Guadet. Il sait comment chaque pli s'irradie à un tam-tam ou une sympathie, comment les traits se «projettent» en accompagnement des paroles. Il sait les éveils de Guadet dans le froid d'une conversation moutonnière, son beau départ, les électrisations communicatives où il oublie les tortures, la lassitude, la mélancolie d'une existence douloureuse. Retrempé dans une bizarre jeunesse qu'aucune maladie ne tue, il escalade des échelles d'analyses et d'observations, nullement enfermé comme les masses littéraires en des formules potinières ou médisantes, empoignant un portrait ou une souvenance, page d'antan, Tacite ou Montaigne, musique ou caractère d'un objet, illuminant tout d'une facette personnelle, d'un éclair d'enthousiasme.
C'est bien là notre Alphonse Daudet et son âme toujours jeune, pleine de lumière et de chansons.
Nous avons dit que M. Rosny s'est lui-même mis en scène sous le nom de
Myron.
Disputeur âpre, posé d'aplomb en face des vieux maîtres, il apparaissait présomptueux autant qu'emphatique ressasseur d'arguments, à la fois tolérant et opiniâtre. Il répugnait à Servaise par son style encombré, ses allures de prophète, par tous les points où une nature exubérante peut heurter une nature sobre et dénigreuse.
M. Rosny se connaît assez bien et se rend un compte assez juste de l'impression qu'il produit. Il est vrai qu'il argumente beaucoup et qu'il montre dans ces disputes intellectuelles le doux entêtement d'un Vaudois ou d'un Camisard. Il a le front illuminé et paisible, et ce regard intérieur, ces lèvres fiévreuses que les artistes prêtent volontiers de nos jours aux martyrs de la pensée quand ils représentent un Jean Huss ou un Savonarole conduit au bûcher.
Quoi qu'on en ait dit, M. Rosny n'a pas de vanité. Il n'est point fier. Il ignore la superbe et même, si je n'avais peur qu'on se récriât, je dirais qu'il n'a point d'orgueil. Il ne s'admire pas; mais il respecte infiniment la portion de sagesse divine que la nature a déposée en lui et, s'il est plein de lui-même, c'est par vertu stoïque. Cela est d'un très honnête homme, mais peu perfectible.
Ce qu'il y a d'admirable en lui, c'est la hauteur du sentiment, la liberté de l'esprit, la largeur des vues, l'illumination soudaine, la pénétration des caractères, et cette forte volonté d'être juste, qui fait de l'injustice même une vertu. On trouve dans le Termite beaucoup d'idées excellentes sur l'art et la littérature. Celle-ci par exemple: «Une pensée large conçoit la beauté en organisation et non en réforme.» Cette maxime est si belle si vraie, si féconde, qu'il me semble que j'en vois sortir, toute une esthétique, admirable de sagesse. Mais j'avoue que je ne puis me faire à son style encombré (le mot est de lui), où chaque phrase ressemble à une voiture de déménagement. Et ce style n'est pas seulement encombré, il est confus, parfois singulièrement trouble. Le malheur de M. Rosny est d'en vouloir trop dire. Il force la langue. Me permettrait-il de le comparer à certains astronomes qui, tourmentés d'une belle curiosité, veulent obtenir de leur télescope des grossissements que l'instrument ne peut pas donner? Le miroir dans lequel on amène ainsi la lune, Mars, Saturne, ne reflète plus que des formes incertaines et vagues, où l'oeil inquiet se perd.
M. Zola (il nous l'apprend lui-même) lui dit un jour:
«Vous faites de très beaux livres, mais vous abusez de la langue et, à mesure que j'avance en âge, j'ai de plus en plus la haine de ces choses-là; j'arrive à la clarté absolue, à la bonhomie du style. Oh! je sais bien que j'ai moi-même subi le poison romantique! Enfin, il faut revenir à la clarté française.»
M. de Goncourt (il nous en avertit encore) lui parla dans le même sens:
«J'ai lu vos livres, c'est très fort. Mais vous exagérez la description, et puis, ces termes… J'en arrive à me demander si le talent suprême ne serait pas d'écrire très simplement des choses très compliquées.»
M. Rosny n'était pas homme à écouter ces timides conseils. Il ne se rendra jamais. Sur le bûcher même, il ne renierait pas les entéléchies, les pachydermes, les luminosités, les causalités, les quadrangles et tous ces vocables étrangement lourds dont son style est obstrué. Je vous dis que c'est Jean Huss en personne et qu'il a cette espèce de fanatisme qui fait les martyrs. Il ne cédera sur aucun point. C'est dommage. Il comprend tant de choses! il sent si bien la nature et la vie, la physique et la métaphysique! Ah! s'il pouvait acquérir ce rien qui est tout: le goût!
FRANÇOIS COPPÉE[43]
[Note 43: Toute une jeunesse. 1 vol.]
M. François Coppée est poète de naissance; le vers est sa langue maternelle. Il la parle avec une facilité charmante. Mais, ce qui n'est pas donné à tous les poètes, il écrit aussi, quand il veut, une prose aisée, riante et limpide. Je croirais volontiers que c'est dans le journalisme qu'il s'est fait la main à la prose. Il fut quelque temps notre confrère, et l'on n'a pas oublié son heureux passage à la Patrie où il remplaça M. Édouard Fournier comme critique dramatique. Le journal n'est pas une si mauvaise école de style qu'on veut bien dire. Je ne sache pas qu'un beau talent s'y soit jamais gâté et je vois, au contraire, que certains esprits y ont acquis une souplesse et une vivacité qui manquaient à leurs premiers ouvrages. On y apprend à se garder de l'obscur et du tendu, dans lesquels tombent souvent les écrivains les plus artistes, quand ils composent loin du public. Le journalisme, enfin, est pour l'esprit comme ces bains dans les eaux vives, dont on sort plus alerte et plus agile.
Quoi qu'il en soit du chantre des Humbles et de quelque façon qu'il ait développé son talent de prosateur, il faut, tout en reconnaissant que sa meilleure part est dans la poésie, lui faire une place dans le cercle aimable de nos conteurs, entre M. Catulle Mendès et M. André Theuriet, tous deux, comme lui, conteurs et poètes.
On n'a pas oublié sa récente nouvelle d'Henriette, conduite avec une élégante simplicité et dans laquelle il avait su nous toucher en nous montrant le bouquet de violettes de la grisette sur la tombe du fils de famille.
Il nous donne aujourd'hui un ouvrage plus étendu: Toute une jeunesse, sorte de roman d'analyse, dans lequel l'auteur s'est plu à n'exprimer que des sentiments très purs et très simples. Le titre ferait croire à une autobiographie et à une confession; et, quand l'oeuvre parut dans un journal illustré, les gravures n'étaient pas pour nous détourner de cette idée, car le dessinateur avait donné au héros du livre un air de ressemblance avec M. Coppée lui-même. En fait, l'auteur des Intimités n'a nullement raconté son histoire dans ce livre. Cette jeunesse n'est pas sa jeunesse. Il suffit d'ouvrir une biographie de M. François Coppée pour s'en persuader. Un écrivain très estimé, M. de Lescure, a raconté par le menu avec une abondance agréable de détails, la vie, si belle dans sa simplicité, de M. François Coppée. Cet ouvrage, enrichi de pièces inédites et de documents, ressemble moins aux minces biographies que nous consacrons en France à nos contemporains illustres qu'à ces amples et copieuses vies par lesquelles les Anglais font connaître leurs hommes célèbres. Qu'on lise ces pages sympathiques, et l'on se convaincra que les aventures, bien simples d'ailleurs, du jeune Amédée Violette, le héros de Toute une jeunesse, sont imaginaires et ne se rapportent pas à l'existence réelle de M. François Coppée. Amédée Violette, fils d'un modeste employé de ministère, perd sa mère quand il est encore un tout petit enfant. On sait que madame Coppée a vu les premières lueurs de la célébrité de son fils. Les amis du bon temps se rappellent, dans ce logis modeste et fleuri de la rue Rousselet, au lendemain du Passant, la joie dont s'illuminait le visage souffrant de cette femme de coeur. Ils revoient dans leur mémoire émue la mère du poète, d'un type fin comme lui, mince et pâle, courbée au coin du feu, retenue dans son grand fauteuil par la lente maladie de nerfs qui la faisait paraître de jour en jour plus petite, sans effacer ni le sourire de ses yeux, ni la grâce adorable de son visage dévasté. La langue à demi liée par le mal mystérieux, elle semblait murmurer: «Je puis mourir.» Elle mourut, laissant à sa place une autre elle-même… C'en est assez pour montrer du doigt que M. François Coppée n'a pas prêté ses propres souvenirs à son héros et que nous sommes dans la fiction pure, quand se déroulent les modestes et douloureuses amours d'Amédée Violette.
Ce jeune homme pauvre aime, sans le lui dire, Maria, la fille d'un graveur, à demi artiste, à demi ouvrier, jolie et fine créature, qui, devenue orpheline, copie, pour vivre, des pastels au Louvre et se laisse séduire sans malice, par le beau Maurice, dont la fonction naturelle est d'être aimé de toutes les femmes. Sur l'ardente prière d'Amédée, le beau Maurice épousa Maria, après quoi il remplit sa fonction en la trompant avec des créatures. Il la tromperait encore s'il n'avait en 1870 endossé la capote des mobiles, mis dans son coeur «comme une fleur au canon de son fusil, la résolution de bien mourir» et fait son devoir à Champigny, où il tomba glorieusement sur le champ d'honneur. Il n'y a que les mauvais sujets pour avoir de la chance jusqu'au bout.
Maurice meurt dans les bras d'Amédée en lui léguant Maria et le fils qu'elle lui a donné. Amédée épouse Maria; mais elle ne l'aime pas, elle aime encore Maurice, et le souvenir d'un mort emplit son coeur paisible.
Amédée ne demande plus rien à l'amour; il n'attend plus rien de la vie. Un soir d'automne, accablé d'un monotone ennui, il laisse retomber dans ses mains ses tempes argentées et songe: le bonheur est un rêve, la jeunesse un éclair. L'art de vivre est d'oublier la vie. Les feuillent tombent! les feuilles tombent!
Mais pour imaginaire qu'il est et mêlé à des aventures imaginaires, Amédée Violette «sent la vie» comme la sentait M. François Coppée, quand il était un enfant et quand il était un jeune homme. L'auteur ne le cache pas et son héros, de son propre aveu, lui ressemble comme l'enfant pensif de Blunderstone, le cher petit David Copperfield ressemble à Dickens. En sorte que, fictive, à ne voir que la lettre, Toute une jeunesse est vraie selon l'esprit, et qu'il n'est point indiscret de reconnaître en ce jeune homme «brun, aux yeux bleus, au regard ardent et mélancolique», l'auteur heureux et vite attristé du Reliquaire et du Passant. Et comment ne pas appliquer au poète lui-même ce qu'il dit d'Amédée qui, après avoir appris la littérature dans les romantiques, et quelque temps erré dans les chemins battus, trouve tout à coup un sentier inexploré, sa voie:
Depuis assez longtemps déjà, il avait jeté au feu ses premiers vers, imitations maladroites des maîtres préférés, et son drame milhuitcentrentesque, où les deux amants chantaient un duo de passion sous le gibet. Il revenait à la vérité, à la simplicité, par le chemin des écoliers, par le plus long. Le goût et le besoin le prirent à la fois d'exprimer naïvement, sincèrement, ce qu'il avait sous les yeux, de dégager ce qu'il pouvait y avoir d'humble idéal chez les petites gens parmi lesquels il avait vécu, dans les mélancoliques paysages des banlieues parisiennes où s'était écoulée son enfance, en un mot, de peindre d'après nature.
M. François Coppée n'a pas si bien défiguré dans son livre ses débuts littéraires qu'on n'en trouve encore quelque image. Ses premières rencontres avec les parnassiens y sont notées et il n'est pas difficile de reconnaître en ce Paul Sillery qu'il nous représente comme un poète exquis et comme un confrère excellent, M. Catulle Mendès, l'homme de tout Paris, je le sais, le plus attaché aux lettres et le plus étranger à l'envie comme aux petites ambitions. Il ne faudrait pas pourtant juger les poètes chevelus de 1868 d'après les portraits satiriques un peu noirs et beaucoup trop vagues qu'on trouve dans Toute une jeunesse. M. Coppée, si l'on était tenté de le faire, serait le premier à nous dire: «Prenez garde, je n'ai pas tout rapporté dans ce récit où j'ai voulu seulement expliquer une âme. Ce n'est pas dans un roman tout psychologique, c'est dans le libre parler de toutes mes heures, c'est dans plus d'un article de journal, c'est dans les notices que j'ai données à l'Anthologie de Lemerre, qu'on verra si j'ai toujours rendu témoignage à mes vieux compagnons d'armes, aux Léon Dierx, aux Louis de Ricard, aux José-Maria de Heredia, de leur franchise et de leur loyauté. Non, certes, ceux-là n'étaient pas des envieux. Je ne me séparerai jamais des poètes parmi lesquels j'ai grandi, et l'on ne dira pas que j'ai renié ni Stéphane Mallarmé, ni Paul Verlaine.»
Voilà ce que répondrait M. François Coppée à quiconque lui ferait le tort de croire qu'il a oublié les heures charmantes du Parnasse et les entretiens subtils du Cénacle.
M. François Coppée nous donne cette fois encore un livre «vrai», dans lequel se montre au vif son «sentiment» de la vie. Il sent les choses en poète et il les sent en parisien. Toute la première partie de son David Copperfield, à lui, exprime un goût si profond et si délicat de nos vieux faubourgs paisibles, qu'on y ressent, pour peu qu'on soit Parisien aussi, une sorte de tendresse mystique et qu'on y entend parler les pierres, les pauvres pierres. Je le suis, Parisien, et de toute mon âme et de toute ma chair, et, je vous le dis en vérité, je ne puis lire sans un trouble profond ces phrases si simples et si naturelles, dans lesquelles le poète évoque les paysages citadins de son enfance, de notre enfance; cette phrase, par exemple:
Il voyait se développer, à droite et à gauche, avec une courbe gracieuse, la rue Notre-Dame-des-Champs, une des plus paisibles du quartier du Luxembourg, une rue alors à peine bâtie à moitié, où des branches d'arbres dépassaient les clôtures en planches des jardins, et si tranquille, si silencieuse, que le passant solitaire y entendait chanter les oiseaux en cage.
Et c'est avec un charme indicible que je suis les promenades du père et de l'enfant, qui s'en allaient «par les claires soirées, du côté des solitudes»:
Ils suivaient ces admirables boulevards extérieurs d'autrefois, où il y avait des ormes géants datant de Louis XIV, des fossés pleins d'herbes et des palissades ruinées laissant voir par leurs brèches des jardins de maraîchers où les cloches à melons luisaient sous les rayons obliques du couchant… Ils s'en allaient ainsi, loin, bien loin, dépassaient la barrière d'Enfer… Dans ces déserts suburbains, plus de maisons, mais de rares masures, toutes ou presque toutes à un étage. Quelquefois un cabaret peint d'un rouge lie de vin, sinistre, ou bien, sous les acacias, à la fourche de deux rues labourées d'ornières, une guinguette à tonnelles avec son enseigne, un tout petit moulin au bout d'une perche, tournant au vent frais du soir. C'était presque de la campagne. L'herbe, moins poudreuse, envahissait, les deux contre-allées et croissait même sur la route, entre les pavés déchaussés. Sur la crête des murs bas, un coquelicot flambait çà et là. Peu ou point de rencontres, sinon de très pauvres gens: une bonne femme, en bonnet de paysanne, traînant un marmot qui pleurait, un ouvrier chargé d'outils, un invalide attardé, et parfois, au milieu de la chaussée, dans une brume de poussière, un troupeau de moutons éreintés, bêlant désespérément, mordus aux cuisses par les chiens et se hâtant vers l'abattoir. Le père et le fils marchaient droit devant eux jusqu'au moment où il faisait tout à fait sombre sous les grands arbres. Ils revenaient alors, le visage fouetté par l'air plus vif, tandis que dans le lointain de l'avenue, à de grands intervalles, les anciens réverbères à potence, les tragiques lanternes de la Terreur, allumaient leurs fauves étoiles sur le ciel vert du crépuscule.
Mon cher Coppée, chacun de ces mots dont je comprends si bien le sens, ou, pour mieux dire, les sens mystérieux, me donne un frisson, et me voilà emporté par cet enchantement dans les abîmes délicieux des premiers souvenirs. J'y veux rester. Et quel plus sincère éloge puis-je faire de votre livre que de dire les rêves qu'il m'a donnés?
Nous étions en ce temps-là, mon cher Coppée, deux petits garçons très intelligents et très bons. Laissez-moi mêler fraternellement mes souvenirs aux vôtres. J'ai été nourri sur les quais, où les vieux livres se mêlent au paysage. La Seine qui coulait devant moi me charmait par cette grâce naturelle aux eaux, principe des choses et sources de la vie. J'admirais ingénument le miracle charmant du fleuve, qui le jour porte les bateaux en reflétant le ciel, et la nuit se couvre de pierreries et de fleurs lumineuses.
Et je voulais que cette belle eau fût toujours la même parce que je l'aimais. Ma mère me disait que les fleuves vont à l'Océan et que l'eau de la Seine coule sans cesse; mais je repoussais cette idée comme excessivement triste. En cela, je manquais peut-être d'esprit scientifique, mais j'embrassais une chère illusion, car, au milieu des maux de la vie, rien n'est plus douloureux que l'écoulement universel des choses.
Ainsi, grâce à votre livre, mon cher Coppée, je me revois tout petit enfant, regardant, du quai Voltaire, passer les bateaux qui vont sur l'eau et respirant la vie avec délices; et c'est pourquoi je dis que c'est un excellent livre.
LES IDÉES DE GUSTAVE FLAUBERT[44]
À propos de l'opéra de Salammbô, on a beaucoup parlé de Flaubert. Flaubert intéresse les curieux, et il y a à cela une raison suffisante: c'est que Flaubert est très intéressant. C'était un homme violent et bon, absurde et plein de génie, et qui renfermait en lui tous les contrastes possibles. Dans une existence sans catastrophes ni péripéties, il sut rester constamment dramatique; il joua en mélodrame la comédie de la vie et fut, dans son particulier, tragikôtatos, comme dit Aristote. Tragikôtatos, il le serait aujourd'hui plus que jamais, s'il voyait sa Salammbô mise en opéra. À ce spectacle horrible quel éclair sortirait de ses yeux! quelle écume de sa bouche! quel cri de sa poitrine! Ce serait pour lui le calice amer, le sceptre de roseau et la couronne d'épines, ce serait les mains clouées et le flanc ouvert…
[Note 44: Cet article a été fait à propos d'une Étude très remarquée de M. Henry Laujol dans la Revue bleue.]
Encore est-ce peu dire, et il estimerait que ces termes sont faibles pour exprimer ses souffrances. Qu'il n'ait pas apparu lamentable et terrible, la nuit, à MM. Reyer et du Locle, c'est presque un argument contre l'immortalité de l'âme.
Du moins, est-il vrai que les morts ne reviennent guère, depuis qu'on a bouché la caverne de Dungal qui communiquait avec l'autre monde. Sans quoi, il serait venu, notre Flaubert, il serait venu maudire MM. du Locle et Reyer.
C'était, de son vivant, un excellent homme, mais qui se faisait de la vie une idée étrange. Je trouve fort à propos, dans la Revue bleue, une étude du caractère de ce pauvre grand écrivain, sous la signature de Henry Laujol. Ce nom n'est pas inconnu en littérature. C'est celui d'un conteur et d'un critique à qui l'on doit des articles remarqués sur nos romanciers et sur nos poètes, et aussi quelques nouvelles éparses dans des revues et qu'il faudrait bien réunir en un volume. On m'assure que ce nom de Henry Laujol est un faux nom sous lequel se cache un très aimable fonctionnaire de la République qui, dans l'emploi qu'il tient auprès d'un ministre, a su rendre plus d'un service aux lettres. Je n'en veux rien affirmer, m'en rapportant sur ce point à M. Georges d'Heilly, qui s'est donné, comme on sait, la tâche délicate de dévoiler les pseudonymes de la littérature contemporaine. Ce qui pourtant me ferait croire qu'on dit vrai, c'est que, dans toutes les pages signées du nom de Henry Laujol, il se mêle au culte de l'art un souci des réalités de la vie, qui trahit l'homme d'expérience. Il possède un sens des nécessités moyennes de l'existence qui manque le plus souvent aux hommes de pures lettres. On le voyait déjà, dans un conte du meilleur style, où il obligeait don Juan lui-même à confesser que le bonheur est seulement dans le mariage et dans le train régulier de la vie. Il est vrai que don Juan faisait cet aveu dans sa vieillesse attristée, et il est vrai aussi que don Juan parlait ainsi parce que, le plus souvent, ce que nous appelons le bonheur, c'est ce que nous ne connaissons pas.
La philosophie de M. Henry Laujol se montre mieux encore aujourd'hui dans cette remarquable étude où il s'efforce de confondre l'orgueil solitaire du poète, et d'instruire les princes de l'esprit à ne mépriser personne. Aux oeuvres d'art il oppose les oeuvres domestiques et il conclut avec chaleur:
Réussir sa destinée, c'est aussi un chef-d'oeuvre. Lutter, espérer et vouloir, aimer, se marier, avoir des enfants et les appeler Totor au besoin, en quoi cela, au regard de l'éternel, est-il plus bête que mettre du noir sur du blanc, froisser du papier et se battre des nuits entières contre un adjectif? Sans compter qu'on souffre mille morts à ce jeu stérile et qu'on y escompte sa part d'enfer.
«Va donc, et mange ton pain en joie avec la femme que tu as choisie,» ce n'est pas un bourgeois qui a dit cela, c'est l'Écclésiaste, un homme de lettres, presque un romantique.
Voilà qui est bien dit. Et vraiment Flaubert avait mauvaise grâce à railler ceux qui appellent leur fils Totor, lui qui appelait madame X… sa sultane, ce qui est tout aussi ridicule. Flaubert avait tort de croire «très candidement, qu'en dehors de l'art il n'y a ici-bas qu'ignominie», et, passât-il huit jours à éviter une assonance, comme il s'en vantait, il n'avait pas le droit de mépriser les obscurs travaux du commun des hommes. Mais égaler ces travaux aux siens, estimer du même prix ce que chacun fait pour soi et ce qu'un seul fait pour tous, mettre en balance, ainsi que semble le faire M. Laujol, la nourriture d'un enfant et l'enfantement d'un poème, cela revient à proclamer le néant de la beauté, du génie, de la pensée, le néant de tout, et c'est tendre la main à l'apôtre russe qui professe qu'il vaut mieux faire des souliers que des livres. Quant à l'Écclésiaste que vous citez imprudemment, prenez garde que c'était un grand sceptique et que le conseil qu'il vous donne n'est pas si moral qu'il en a l'air. Il faut se défier des Orientaux en matière d'affections domestiques.
Mais j'ai tort de quereller M. Henry Laujol, qui n'était plus de sang-froid quand il écrivait les lignes éloquentes que j'ai citées: Flaubert l'avait exaspéré, et je n'en suis pas surpris. Les idées de Flaubert sont pour rendre fou tout homme de bon sens. Elles sont absurdes et si contradictoires que quiconque tenterait d'en concilier seulement trois serait vu bientôt pressant ses tempes des deux mains pour empêcher sa tête d'éclater. La pensée de Flaubert était une éruption et un cataclysme. Cet homme énorme avait la logique d'un tremblement de terre. Il s'en doutait un peu, et, n'étant pas tout simple, il se faisait volontiers plus volcan encore qu'il n'était réellement et il aidait les convulsions naturelles par quelque pyrotechnie, en sorte que son extravagance innée devait quelque chose à l'art, comme ces sites sauvages dans lesquels les aubergistes ajoutent des points de vue.
La grandeur étonne toujours. Celle des divagations que Flaubert entassait dans ses lettres et dans la conversation est prodigieuse. Les Goncourt ont recueilli quelques-uns de ses propos, qui causeront une éternelle surprise. D'abord il faut savoir ce qu'était Flaubert. À le voir: un géant du Nord, des joues enfantines avec une moustache énorme, un grand corps de pirate et des yeux bleus à jamais naïfs. Mais pour ce qui est de l'esprit, c'était vraiment un bizarre assemblage. Ou a dit il y a longtemps que l'homme est divers. Flaubert était divers; mais, de plus, il était disloqué et les parties qui le composaient tendaient sans cesse à se désunir. Dans mon enfance, on montrait au théâtre Séraphin une parfaite image, un symbole de l'âme de Flaubert. C'était une espèce de petit hussard qui venait danser en fumant sa pipe. Ses bras se détachaient de son corps et dansaient pour leur compte sans qu'il cessât lui-même de danser. Puis ses jambes s'en allaient chacune de son côté sans qu'il parût s'en apercevoir, le corps et le tronc se séparaient à leur tour, et la tête elle-même disparaissait dans le bonnet d'astrakan dont s'échappaient des grenouilles. Cette figure exprime parfaitement la désharmonie héroïque qui régnait sur toutes les facultés intellectuelles et morales de Flaubert, et quand il m'a été donné de le voir et de l'entendre dans son petit salon de la rue Murillo, gesticulant et hurlant en habit de corsaire, je ne pus me défendre de songer au hussard du théâtre Séraphin. C'était mal, je le confesse. C'était manquer de respect à un maître. Du moins l'admiration large et pleine que m'inspirait son oeuvre n'en était pas diminuée. Elle a encore grandi depuis et l'inaltérable beauté qui s'étend sur toutes les pages de Madame Bovary m'enchante chaque jour davantage. Mais l'homme qui avait écrit ce livre si sûrement et d'une main infaillible, cet homme était un abîme d'incertitudes et d'erreurs.
Il y a là de quoi humilier notre petite sagesse: cet homme, qui avait le secret des paroles infinies, n'était pas intelligent. À l'entendre débiter d'une voix terrible des aphorismes ineptes et des théories obscures que chacune des lignes qu'il avait écrites se levait pour démentir, on se disait avec stupeur: Voilà, voilà le bouc émissaire des folies romantiques, la bête d'élection en qui vont tous les péchés du peuple des génies.
Il était cela. Il était encore le géant au bon dos, le grand saint Christophe qui, s'appuyant péniblement sur un chêne déraciné, passa la littérature de la rive romantique à la rive naturaliste, sans se douter de ce qu'il portait, d'où il venait et où il allait.
Un de ses grands-pères avait épousé une femme du Canada, et Gustave Flaubert se flattait d'avoir dans les veines du sang de Peau-Rouge. Il est de fait qu'il descendait des Natchez, mais c'était par Chateaubriand. Romantique, il le fut dans l'âme. Au collège, il couchait un poignard sous son oreiller. Jeune homme, il arrêtait son tilbury devant la maison de campagne de Casimir Delavigne et montait sur la banquette pour crier à la grille «des injures de bas voyou». Dans une lettre à un ami de la première heure, il saluait en Néron «l'homme culminant du monde ancien». Amant paisible d'un bas-bleu, il chaussa assez gauchement les bottes d'Antony. «J'ai été tout près de la tuer, raconte-t-il vingt ans après. Au moment où je marchais sur elle, j'ai eu comme une hallucination. J'ai entendu craquer sous moi les bancs de la cour d'assises.»
C'est assurément au romantisme qu'il doit ses plus magnifiques absurdités. Mais il y ajouta de son propre fonds.
Les Goncourt ont noté dans leur Journal ces dissertations confuses, ces thèses tout à fait en opposition avec la nature de son talent, qu'il répandait d'une voix de tonnerre; «ces opinions de parade», ces théories obscures et compliquées sur un beau pur, un beau de toute éternité dans la définition duquel il s'enfonçait comme un buffle dans un lac couvert de hautes herbes. Tout cela est assurément d'une grande innocence. M. Henry Laujol a fort bien vu, dans l'étude que je signalais tout à l'heure, que la plus pitoyable erreur de Flaubert est d'avoir cru que l'art et la vie sont incompatibles et qu'il faut pour écrire renoncer à tous les devoirs comme à toutes les joies de la vie.
«Un penseur, disait-il (et qu'est-ce que l'artiste, si ce n'est un triple penseur?) ne doit avoir ni religion, ni patrie, ni même aucune conviction sociale… Faire partie de n'importe quoi, entrer dans un corps quelconque, dans n'importe quelle confrérie ou boutique, même prendre un titre quel qu'il soit, c'est se déshonorer, c'est s'avilir… Tu peindras le vin, l'amour, les femmes, la gloire, à condition, mon bonhomme, que tu ne sois ni ivrogne, ni amant, ni mari, ni tourlourou. Mêlé à la vie, on la voit mal, on en souffre ou on en jouit trop. L'artiste, selon moi, est une monstruosité, quelque chose hors nature.»
Là est la faute. Il ne comprit pas que la poésie doit naître de la vie, naturellement, comme l'arbre, la fleur et le fruit sortent de la terre, et de la pleine terre, au regard du ciel. Nous ne souffrons jamais que de nos fautes. Il souffrit de la sienne cruellement. «Son malheur vint, dit justement notre critique, de ce qu'il s'obstina à voir dans la littérature, non la meilleure servante de l'homme, mais on ne sait quel cruel Moloch, avide d'holocaustes.»
Enfant gâté, puis vieil enfant (ajoute M. Laujol) enfant toujours! Flaubert devait conserver comme un viatique ses théories de collège sur l'excellence absolue de l'homme de lettres, sur l'antagonisme de l'écrivain et du reste de l'humanité, sur le monde regardé comme un mauvais lieu, que sais-je encore? Toutes ces bourdes superbes lui étaient apparues d'abord comme des dogmes, et il leur garda sa piété première. Une conception enfantine du devoir s'attarda dans cette intelligence où, malgré d'éblouissants éclairs, il y eut toujours une sorte de nuit.
Il avait aussi la fureur de l'art impersonnel. Il disait: «L'artiste doit s'arranger de façon à faire croire à la postérité qu'il n'a pas vécu.» Cette manie lui inspira des théories fâcheuses. Mais il n'y eut pas grand mal en fait. On a beau s'en défendre, on ne donne des nouvelles que de soi et chacune de nos oeuvres ne dit que nous, parce qu'elle ne sait que nous. Flaubert crie en vain qu'il est absent de son oeuvre. Il s'y est jeté tout en armes, comme Decius dans le gouffre.
Quand on y prend garde, on s'aperçoit que les idées de Flaubert ne lui appartenaient pas en propre. Il les avait prises de toutes mains, se réservant seulement de les obscurcir et de les confondre prodigieusement. Théophile Gautier, Baudelaire, Louis Bouilhet pensaient à peu près comme lui. Le Journal des Goncourt est bien instructif à cet égard. On voit que l'abîme nous sépare des vieux maîtres, nous qui avons appris à lire dans les livres de Darwin, de Spencer et de Taine. Mais voici qu'un abîme aussi large se creuse entre nous et la génération nouvelle. Ceux qui viennent après nous se moquent de nos méthodes et de nos analyses. Ils ne nous entendent pas et, si nous n'y prenons garde de notre côté, nous ne saurons plus même ce qu'ils veulent dire. Les idées, en ce siècle, passent avec une effrayante rapidité. Le naturalisme que nous avons vu naître expire déjà, et il semble que le symbolisme soit près de le rejoindre au sein de l'éternelle Maïa.
Dans cet écoulement mélancolique des états d'âmes et des modes de penser, les oeuvres du vieux Flaubert restent debout, respectées. C'est assez pour que nous pardonnions au bon auteur les incohérences et les contradictions que révèlent abondamment ses lettres et ses entretiens familiers. Et parmi ces contradictions, il en est une qu'il faut admirer et bénir. Flaubert qui ne croyait à rien au monde et qui se demandait plus amèrement que l'Ecclésiaste: «Quel fruit revient-il à l'homme de tout l'ouvrage?» Flaubert fut le plus laborieux des ouvriers de lettres. Il travaillait quatorze heures par jour. Perdant beaucoup de temps à s'informer et à se documenter (ce qu'il faisait très mal, car il manquait de critique et de méthode), consacrant de longs après-midi à exhaler ce que M. Henry Laujol appelle si bien «sa mélancolie rugissante», suant, soufflant, haletant, se donnant des peines infinies et courbant tout le jour sur une table sa vaste machine faite pour le grand air des bois, de la mer, des montagnes, et que l'apoplexie menaça longtemps avant de la foudroyer, il joignit, pour l'accomplissement de son oeuvre, à l'entêtement d'un scribe frénétique et au zèle désintéressé des grands moines savants l'ardeur instinctive de l'abeille et de l'artiste.
Pourquoi, ne croyant à rien, n'espérant rien, ne désirant rien, se livrait-il à un si rude labeur? Cette antinomie, du moins, il la concilia quand il fit, en pleine gloire, cet aveu douloureux: «Après tout, le travail, c'est encore le meilleur moyen d'escamoter la vie.»
Il était malheureux. Si c'était à tort et s'il était victime de ses idées fausses, il n'en éprouvait pas moins des tortures réelles. N'imitons pas l'abbé Bournisien, qui niait les souffrances d'Emma, parce qu'Emma ne souffrait ni de la faim ni du froid. Tel ne sent pas les dents de fer qui mordent sa chair, tel autre est offensé par un oreiller de duvet. Flaubert, comme la princesse de la Renaissance, «porta plus que son faix de l'ennui commun à toute créature bien née».
Il trouva quelque soulagement à hurler des maximes pitoyables. Ne lui en faisons pas un grief trop lourd. C'est vrai qu'il avait des idées littéraires parfaitement insoutenables. Il était de ces braves capitaines qui ne savent pas raisonner de la guerre, mais qui gagnent les batailles.
PAUL VERLAINE
Comme en 1780, il y a cette année un poète à l'hôpital. Mais aujourd'hui (et cela manquait à l'Hôtel-Dieu du temps de Gilbert) le lit a des rideaux blancs et l'hôte est un vrai poète. Il se nomme Paul Verlaine. Ce n'est point un jeune homme pâle et mélancolique, c'est un vieux vagabond, fatigué d'avoir erré trente ans sur tous les chemins.
À le voir, on dirait un sorcier de village. Le crâne nu, cuivré, bossué comme un antique chaudron, l'oeil petit, oblique et luisant, la face camuse, la narine enflée, il ressemble, avec sa barbe courte, rare et dure, à un Socrate sans philosophie et sans la possession de soi-même.
Il surprend, il choque le regard. Il a l'air à la fois farouche et câlin, sauvage et familier. Un Socrate instinctif, ou mieux, un faune, un satyre, un être à demi brute, à demi dieu, qui effraye comme une force naturelle qui n'est soumise à aucune loi connue. Oh! oui, c'est un vagabond, un vieux vagabond des routes et des faubourgs.
Il fut des nôtres, jadis. Il a été nourri dans une obscurité douce, par une veuve pauvre et de grande distinction, au fond des paisibles Batignolles. Comme nous tous, il fit ses études dans quelque lycée et, comme nous tous, il devint bachelier après avoir assez étudié les classiques pour les bien méconnaître. Et, comme l'instruction mène à tout, il entra ensuite dans un bureau, dans je ne sais quel bureau de la Ville. En ce temps-là, le baron Haussmann accueillait largement, sans le savoir, dans les services de la préfecture, les poètes chevelus et les petits journalistes. On y lisait les Châtiments à haute voix et on y célébrait la peinture de Manet. Paul Verlaine recopiait ses Poèmes saturniens sur le papier de l'administration. Ce que j'en dis n'est pas pour le lui reprocher. Dans celle première jeunesse, il vivait à la façon de François Coppée, d'Albert Mérat, de Léon Valade, de tant d'autres poètes, prisonniers d'un bureau, qui allaient à la campagne le dimanche. Cette modeste et monotone existence, favorable au rêve et au travail patient du vers, était celle de la plupart des parnassiens. Seul ou presque seul dans le cénacle, M. José-Maria de Heredia, bien que frustré d'une grande part des trésors de ses aïeux, les conquistadores, faisait figure de jeune gentleman et fumait d'excellents cigares. Ses cravates avaient autant d'éclat que ses sonnets. Mais c'est des sonnets seulement que nous étions jaloux. Tous, nous méprisions sincèrement les biens de la fortune. Nous n'aimions que la gloire, encore la voulions-nous discrète et presque cachée. Paul Verlaine était, avec Catulle Mendès, Léon Dierx et François Coppée, un parnassien de la première heure. Nous avions, je ne sais trop pourquoi, la prétention d'être impassibles. Le grand philosophe de l'école, M. Xavier de Ricard, soutenait avec ardeur que l'art doit être de glace, et nous ne nous apercevions même point que ce doctrinaire de l'impassibilité n'écrivait pas un vers qui ne fût l'expression violente de ses passions politiques, sociales ou religieuses. Son large front d'apôtre, ses yeux enflammés, sa maigreur ascétique, son éloquence généreuse ne nous détrompaient pas. C'était le bon temps, le temps où nous n'avions pas le sens commun! Depuis, M. de Ricard, irrité de la froideur des Français du Nord, s'est retiré près de Montpellier, et, de son ermitage du Mas-du-Diable, il répand sur le Languedoc l'ardeur révolutionnaire qui le dévore. Paul Verlaine prétendait autant que personne à l'impassibilité. Il se comptait sincèrement parmi ceux qui «cisèlent les mots comme des coupes», et il comptait réduire les bourgeois au silence par cette interrogation triomphante:
Est-elle en marbre ou non, la Vénus de Milo?
Sans doute, elle est en marbre. Mais, pauvre enfant malade, secoué par des frissons douloureux, tu n'en es pas moins condamné à chanter comme la feuille en tremblant, et tu ne connaîtras jamais de la vie et du monde que les troubles de ta chair et de ton sang.
Laisse là le marbre symbolique, ami, malheureux ami; ta destinée est écrite. Tu ne sortiras pas du monde obscur des sensations, et, te déchirant toi-même dans l'ombre, nous entendrons ta voix étrange gémir et crier d'en bas, et tu nous étonneras tour à tour par ton cynisme ingénu et par ton repentir véritable. I nunc anima anceps…
Non certes, les Poèmes saturniens publiés en 1867, le jour même où François Coppée donnait son Reliquaire, n'annonçaient point le poète le plus singulier, le plus monstrueux et le plus mystique, le plus compliqué et le plus simple, le plus troublé, le plus fou, mais à coup sûr le plus inspiré et le plus vrai des poètes contemporains. Pourtant, à travers les morceaux de facture, et malgré le faire de l'école, on y devinait une espèce de génie étrange, malheureux et tourmenté. Les connaisseurs y avaient pris garde et M. Émile Zola se demandait, dit-on, lequel irait le plus loin de Paul Verlaine ou de François Coppée.
Les Fêtes galantes parurent l'année qui suivit. Ce n'était qu'un mince cahier. Mais déjà Paul Verlaine s'y montrait dans son ingénuité troublante, avec je ne sais quoi de gauche et de grêle d'un charme inconcevable. Qu'est-ce donc que ces fêtes galantes? Elles se donnent dans la Cythère de Watteau. Mais, si l'on va encore au bois par couples, le soir, les lauriers sont coupés, comme dit la chanson, et les herbes magiques qui ont poussé à la place exhalent une langueur mortelle.
Verlaine, qui est de ces musiciens qui jouent faux par raffinement, a mis bien des discordances dans ces airs de menuet, et son violon grince parfois effroyablement, mais soudain tel coup d'archet vous déchire le coeur. Le méchant ménétrier vous a pris l'âme. Il vous la prend en jouant, par exemple, le Clair de lune que voici:
Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.
Tout en chantant sur le mode mineur,
L'amour vainqueur et la vie opportune,
Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur,
Et leur chanson se mêle au clair de lune,
Au clair calme de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d'extase les jets d'eau,
Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres.
L'accent était nouveau, singulier, profond.
On l'entendit encore, notre poète, mais à peine cette fois, quand, à la veille de la guerre, trop près des jours terribles, il disait la Bonne chanson, des vers ingénus, très simples, obscurs, infiniment doux. Il était fiancé alors, et le plus tendre, le plus chaste des fiancés. Les satyres et les faunes doivent chanter ainsi lorsqu'ils sont très jeunes, qu'ils ont bu du lait et que la forêt s'éveille dans l'aube et dans la rosée.
Tout à coup Paul Verlaine disparut. Il fut du poète des Fêtes galantes comme du compagnon du Vau-de-Vire dont parle la complainte. On n'ouït plus de ses nouvelles. Il se fit sur lui un silence de quinze ans; après quoi on apprit que Verlaine pénitent publiait un volume de poésies religieuses dans une librairie catholique. Que s'était-il passé pendant ces quinze années? je ne sais. Et que sait-on? L'histoire véritable de François Villon est mal connue. Et Verlaine ressemble beaucoup à Villon; ce sont deux mauvais garçons à qui il fut donné de dire les plus douces choses du monde. Pour ces quinze années, il faut s'en tenir à la légende qui dit que notre poète fut un grand pécheur et, pour parler comme le bien regretté Jules Tellier, un «de ceux que le rêve a conduits à la folie sensuelle». C'est la légende qui parle. Elle dit encore que le mauvais garçon fut puni de ses fautes et qu'il les expia cruellement. Et l'on a voulu donner quelque apparence à la légende en citant ces stances pénitentes d'une adorable ingénuité:
Le ciel est par-dessus le toit
Si bleu, si calme!
Un arbre, par-dessus le toit
Berce sa palme.
La cloche, dans le ciel qu'on voit
Doucement tinte
Un oiseau sur l'arbre qu'on voit,
Chante sa plainte.
Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là
Simple et tranquille,
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.
Qu'as-tu fait ô toi que voilà,
Pleurant sans cesse,
Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse?
Sans doute ce n'est qu'une légende, mais elle prévaudra. Il le faut. Les vers de ce poète détestable et charmant perdraient de leur prix et de leur sens s'ils ne venaient pas de cet air épais, «muet de toute lumière», où le Florentin vit les pécheurs charnels qui soumirent la raison à la convoitise,
Que la ragion sommettono al talento.
Et puis, il faut que la faute soit réelle pour que le repentir soit vrai. Dans son repentir Paul Verlaine revint au Dieu de son baptême et de sa première communion avec une candeur entière. Il est tout sens. Il n'a jamais réfléchi, jamais argumenté.
Nulle pensée humaine, rien d'intelligent n'a troublé son idée de Dieu. Nous avons vu que c'était un faune. Ceux qui ont lu les vies des saints savent avec quelle facilité les faunes, qui sont très simples, se laissaient convertir au christianisme par les apôtres des gentils. Paul Verlaine a écrit les vers les plus chrétiens que nous ayons en France. Je ne suis pas le premier à le découvrir. M. Jules Lemaître disait que telle strophe de Sagesse rappelait par l'accent un verset de l'Imitation. Le XVIIe siècle, sans doute, a laissé de belles poésies spirituelles. Corneille, Brébeuf, Godeau se sont inspirés de l'Imitation et des Psaumes.
Mais ils écrivaient dans le goût Louis XIII, qui était un goût trop fier et même quelque peu capitan et matamore. Comme Polyeucte au temps du Cardinal, leurs poètes pénitents avaient un chapeau à plumes, des gants à manchettes et une longue cape que la rapière relevait en queue de coq. Verlaine fut humble naturellement; la poésie mystique jaillit à flots de son coeur et il retrouva les accents d'un saint François et d'une sainte Thérèse:
Je ne veux plus aimer que ma mère Marie.
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Car comme j'étais faible et bien méchant encore,
Aux mains lâches, les yeux éblouis des chemins,
Elle baissa mes yeux et me joignit les mains,
Et m'enseigna les mots par lesquels on adore.
Ou bien encore, ces vers sans rime et pareils à ces pieux soupirs dont les mystiques vantent la douceur:
Ô mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour,
Et la blessure est encore vibrante,
Ô mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour.
Voici mon front qui n'a pu que rougir,
Pour l'escabeau de vos pieds adorables,
Voici mon front qui n'a pu que rougir.
Voici mes mains qui n'ont pas travaillé,
Pour les charbons ardents et l'encens rare,
Voici mes mains qui n'ont point travaillé,
Voici mon coeur qui n'a battu qu'en vain,
Pour palpiter aux ronces du calvaire,
Voici mon coeur qui n'a battu qu'en vain.
Voici mes pieds, frivoles voyageurs,
Pour accourir au cri de votre grâce,
Voici mes pieds, frivoles voyageurs.
Voici mes yeux, luminaires d'erreur,
Pour être éteints aux pleurs de la prière,
Voici mes yeux, luminaires d'erreur.
Sincère, bien sincère, cette conversion! Mais de peu de durée. Comme le chien de l'Écriture, il retourna bientôt à son vomissement. Et sa rechute lui inspira encore des vers d'une exquise ingénuité. Alors, que fit-il? Aussi sincère dans le péché que dans la faute, il en accepta les alternatives avec une cynique innocence. Il se résigna à goûter tour à tour les blandices du crime et les affres du désespoir. Bien plus, il les goûta pour ainsi dire ensemble; il tint les affaires de son âme en partie double. De là ce recueil singulier de vers intitulé Parallèlement. Cela est pervers sans doute, mais d'une perversité si naïve, qu'elle semble presque pardonnable.
Et puis il ne faut pas juger ce poète, comme on juge un homme raisonnable. Il a des droits que nous n'avons pas parce qu'il est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins que nous. Il est inconscient, et c'est un poète comme il ne s'en rencontre pas un par siècle. M. Jules Lemaître l'a bien jugé quand il a dit: «C'est un barbare, un sauvage, un enfant… Seulement cet enfant a une musique dans l'âme et, à certains jours, il entend des voix que nul avant lui n'avait entendues…»
Il est fou, dites-vous? je le crois bien. Et si je doutais qu'il le fût, je déchirerais les pages que je viens d'écrire. Certes, il est fou. Mais prenez garde que ce pauvre insensé a créé un art nouveau et qu'il y a quelque chance qu'on dise un jour de lui ce qu'on dit aujourd'hui de François Villon auquel il faut bien le comparer:—«C'était le meilleur poète de son temps!»
Dans un récit nouvellement traduit par M. E. Jaubert, le comte Tolstoï nous dit l'histoire d'un pauvre musicien ivrogne et vagabond qui exprime avec son violon tout ce qu'on peut imaginer du ciel. Après avoir erré toute une nuit d'hiver, le divin misérable tombe mourant dans la neige. Alors une voix lui dit: «Tu es le meilleur et le plus heureux». Si j'étais Russe, du moins si j'étais un saint et un prophète russe, je sens qu'après avoir lu Sagesse je dirais au pauvre poète aujourd'hui couché dans un lit d'hôpital: «Tu as failli, mais tu as confessé ta faute. Tu fus un malheureux, mais tu n'as jamais menti. Pauvre Samaritain, à travers ton habit d'enfant et tes hoquets de malade, il t'a été donné de prononcer des paroles célestes. Nous sommes des Pharisiens. Tu es le meilleur et le plus heureux.»
DIALOGUES DES VIVANTS
LA BÊTE HUMAINE
PERSONNAGES
LE MAÎTRE DE LA MAISON. UN MAGISTRAT. UN ROMANCIER NATURALISTE. UN PHILOSOPHE. UN ACADÉMICIEN. UN PROFESSEUR. UN ROMANCIER IDÉALISTE. UN CRITIQUE. UN INGÉNIEUR. UN HOMME DU MONDE.
Au fumoir.
LE MAÎTRE DE LA MAISON.
Anisette ou fine champagne?
UN MAGISTRAT.
Fine champagne. Avez-vous lu la Bête humaine?
LE MAÎTRE DE LA MAISON.
La Bête humaine, le roman que nous avons failli attendre? Vous vous rappelez: M. Émile Zola avait encore cinquante pages à écrire, quand le sort le désigna pour faire partie du jury. Il en éprouva une vive contrariété et il remplit les journaux de ses plaintes.
LE MAGISTRAT.
Et même il exprima cette idée, que la fonction de juré devrait être facultative. En quoi il montra qu'il ignorait les principes du droit.
UN ROMANCIER NATURALISTE.
Et, ce qui est plus grave, il trahit par là sa profonde incuriosité, son mépris du document humain, dont il avait jadis recommandé l'usage. Il n'a plus le moindre souci de faire vrai, de couper la vie en tranches, en bonnes tranches, comme il disait. Il nous renie, le traître, et nous le renions. Entre lui et nous, plus rien de commun. Ne pas vouloir être juré!… Mais le banc du jury, il n'y a pas de meilleure place pour observer les bas-fonds de la société, le vrai fond de la nature humaine. Être juré, quelle chance pour un naturaliste! Naturaliste, lui, Zola, jamais!…
LE MAÎTRE DE LA MAISON.
Jamais, c'est beaucoup dire… Anisette, curaçao ou fine champagne?…
Car, enfin, il est le chef de l'école naturaliste.
UN PHILOSOPHE.
Heu! cela ne veut rien dire. Il est rare qu'un maître appartienne autant que ses disciples à l'école qu'il a fondée… Anisette.
LE ROMANCIER NATURALISTE.
Pardon! ne brouillons pas les dates. C'est Flaubert et les Goncourt qui ont créé le naturalisme.
UN ACADÉMICIEN.
Messieurs, il me semble que vous êtes bien ingrats envers Champfleury.
LE PHILOSOPHE.
Champfleury était un précurseur et les précurseurs disparaissent fatalement devant ceux qu'ils annoncent. Sans quoi ils seraient non plus les précurseurs, mais les messies. D'ailleurs, Champfleury écrivait abominablement.
L'ACADÉMICIEN.
Oh! je n'ai rien lu de lui.
LE MAÎTRE DE LA MAISON.
Moi, je n'ai pas lu encore entièrement la Bête humaine. Tenez, la voilà sur cette table… là… ce petit volume jaune. Il me semble que c'est… Comment dirai-je?
UN PROFESSEUR.
C'est crevant!
LE MAÎTRE DE LA MAISON.
En effet, je trouve aussi…
UN IDÉALISTE.
Moi, je ne connais pas de livre plus intéressant. C'est sublime!
LE MAÎTRE DE LA MAISON.
Oui, à certains points de vue. Mais il y a des brutalités voulues, des obscénités qui choquent…
LE PHILOSOPHE.
Voyons, messieurs, soyons francs et, s'il est possible, soyons sincères avec nous-mêmes. Est-ce que réellement les brutalités de M. Zola vous choquent autant que vous dites? J'en doute. Car enfin, dès que nous avons dîné, nous laissons les femmes seules et nous nous réfugions ici, dans le fumoir, pour tenir des propos infiniment plus grossiers que tout ce que M. Zola peut imprimer.
LE MAÎTRE DE LA MAISON.
Ce n'est pas la même chose.
L'ACADÉMICIEN.
Ici, nous laissons reposer notre esprit.
UN CRITIQUE.
Il y a deux sujets distincts dans la Bête humaine: une cause célèbre et une monographie des voies ferrées.
UN INGÉNIEUR.
Moi je préfère la cause célèbre. Ce que Zola a dit de la magistrature est profondément vrai.
LE MAGISTRAT.
Je l'aime mieux quand il parle des chemins de fer.
LE CRITIQUE.
Mais quelle bizarre idée de souder ainsi ces deux romans. L'un est un innocent ouvrage qui semble fait pour apprendre à la jeunesse le fonctionnement des chemins de fer. On dirait que le bon Jules Verne l'a inspiré à M. Émile Zola. Chaque scène trahit un vulgarisateur méthodique. Le train arrêté dans les neiges, la rencontre du fardier sur le passage à niveau, produisant un déraillement, et la lutte du chauffeur et du mécanicien sur le petit pont de tôle de la machine pendant que le train marche à toute vitesse, voilà des épisodes instructifs. Je ne crains pas de le dire: c'est du Verne et du meilleur.
Et quels soins pédagogiques, quelles ruses maternelles pour apprendre aux jeunes gens à distinguer la machine d'express à deux grandes roues couplées de la petite machine-tender aux trois roues basses, pour les initier à la manoeuvre des plaques tournantes, des aiguilles et des signaux, pour leur montrer le débranchement d'un train et leur faire remarquer la locomotive qui demande la voie en sifflant! Aucun ami de la jeunesse, non pas même M. Guillemin, n'a énuméré avec une patience plus méritoire les diverses parties de la machine, cylindres, manettes, soupape, bielle, régulateur, purgeurs; les deux longerons, les tiroirs avec leurs excentriques, les godets graisseurs des cylindres, la tringle de la sablière et la tringle du sifflet, le volant de l'injecteur et le volant du changement de marche.
L'IDÉALISTE.
Cela est en effet un peu bien analytique et M. Émile Zola se plaît dans les dénombrements. En quoi il ressemble à Homère. Mais quand il parle «de cette logique, de cette exactitude qui fait la beauté des êtres de métal», croyez-vous qu'il rappelle encore Verne et Guillemin? Quand il fait de la machine montée par Jacques Lantier, de la Lison, un être vivant, quand il la montre si belle dans sa jeunesse ardente et souple, puis atteinte, sous un ouragan de neige, d'une maladie sourde et profonde et devenue comme phtisique, puis enfin mourant de mort violente, éventrée et rendant l'âme, n'est-il qu'un vulgarisateur puéril des conquêtes de la science? Non, non, cet homme est un poète. Son génie, grand et simple, crée des symboles. Il fait naître des mythes nouveaux. Les Grecs avaient créé la dryade. Il a créé la Lison: ces deux créations se valent et sont toutes deux immortelles. Il est le grand lyrique de ce temps.
UN HOMME DU MONDE.
Hum! et la Mouquette, dans Germinal, est-ce lyrique, cela?
L'IDÉALISTE.
Certes. Du dos de la Mouquette il a fait un symbole. Il est poète, vous dis-je.
LE NATURALISTE.
Vous êtes dur pour lui, mais il le mérite.
LE CRITIQUE, qui n'a rien entendu et gui feuillette depuis quelque temps le petit volume jaune.
Messieurs, écoutez cette page. (Il lit.)
Le sous-chef de service leva sa lanterne, pour que le mécanicien demandât la voie. Il y eut deux coups de sifflet, et, là-bas, près du poste de l'aiguilleur, le feu rouge s'effaça, fut remplacé par un feu blanc. Debout à la porte du fourgon, le conducteur-chef attendait l'ordre du départ, qu'il transmit. Le mécanicien siffla encore, longuement, ouvrit son régulateur, démarrant la machine. On partait. D'abord, le mouvement fut insensible, puis le train roula. Il fila sous le pont de l'Europe, s'enfonça vers le tunnel des Batignolles.
Est-il didactisme plus simple et cette page ne vous semble-t-elle pas tirée d'un de ces bons volumes de la Bibliothèque des merveilles, fondée par le regretté Charton? Soyons juste, on ne peut pousser plus loin la platitude et l'innocence. Comme nous le disions tout à l'heure, M. Zola nous a donné là un roman pour les écoles. Et par une aberration prodigieuse, par une sorte de folie, il a mêlé ces scènes enfantines à une histoire de luxure et de crime. On y voit un vieillard infâme, souillant des petites filles, un empoisonneur impuni, une jeune femme scélérate, horriblement douce, et un monstre qui, associant dans son cerveau malade l'idée du meurtre à celle de la volupté, ne peut s'empêcher d'égorger les femmes qu'il aime. Et ce qu'il y a de plus épouvantable, c'est le calme de ces êtres qui portent paisiblement leurs crimes, comme un pommier ses fruits. Je ne dis pas que cela soit faux. Je crois, au contraire, que certains hommes sont criminels avec naturel et simplicité, ingénument, dans une sorte de candeur; mais la juxtaposition de ces deux romans est quelque chose de bizarre.
L'HOMME DU MONDE.
L'homme qui tue les femmes, cela existe. J'ai connu un jeune Anglais chauve et très correct, qui regrettait qu'il n'y eût pas à Paris des maisons où…
LE PHILOSOPHE.
Certainement cela existe… tout existe. Mais le mécanicien sadique de M. Zola s'analyse beaucoup trop. Il se sent emporté, dit M. Zola, «par l'hérédité de violence, par le besoin de meurtre qui, dans les forêts premières, jetait la bête sur la bête». Il se demande si ses désirs monstrueux ne viennent pas «du mal que les femmes ont fait à sa race, de la rancune amassée de mâle en mâle, depuis la première tromperie au fond des cavernes». Il semble qu'il ait étudié l'anthropologie et l'archéologie préhistorique, lu Darwin, Maudsley, Lombroso, Henri Joly, et suivi les derniers congrès des criminalistes. On voit trop que M. Zola a pensé pour lui.
LE MAÎTRE DE LA MAISON.
Vous savez que, pour décrire les sensations d'un mécanicien, M. Zola est allé, sur une machine, de Paris à Mantes. On a même fait son portrait pendant le trajet.
LE PHILOSOPHE.
En effet, il a monté sur une machine et il a été étonné et il a communiqué son étonnement au chauffeur et au mécanicien de son livre.
LE NATURALISTE.
Je ne défends pas Zola qui, comme dit Rosny, est terrible de truquage. Mais enfin, pour étudier l'existence d'un chauffeur, il ne pouvait pas louer une villa sur le lac de Côme.
LE PHILOSOPHE.
Il ne suffit pas de voir ce que voient les autres pour voir comme eux. Zola a vu ce que voit un mécanicien; il n'a pas vu comme voit un mécanicien.
LE NATURALISTE.
Alors vous niez l'observation?
L'ACADÉMICIEN.
Ces cigares sont excellents… On dit que M. Émile Zola a mis dans son roman la première Gabrielle, cette femme Fenayrou, dont les manières étaient si douces, et qui livra son amant avec facilité et qui lui tint les jambes pendant qu'on l'étouffait.
LE MAÎTRE DE LA MAISON.
Dalila!
L'HOMME DU MONDE.
C'est dans le sexe. On se sert de la femelle de la perdrix pour prendre le mâle. Cela s'appelle chasser à la chanterelle.
LE CRITIQUE.
La Gabrielle de M. Zola se nomme Séverine. C'est une figure bien dessinée et elle compte parmi les plus singulières créations du maître, cette criminelle délicate, si paisible et si douce, aux yeux de pervenche, qui exhale la sympathie!
LE PHILOSOPHE.
Il y a aussi dans la Bête humaine une figure épisodique d'un fin dessin; celle de M. Camy-Lamotte, secrétaire général du ministre de la justice en 1870, magistrat politique, infiniment las, qui croit que l'effort d'être juste est une fatigue inutile, qui n'a plus d'autre vertu qu'une élégante correction et qui n'estime plus que la grâce et la finesse.
LE MAGISTRAT.
M. Zola ne connaît pas la magistrature. S'il m'avait demandé des renseignements…
LE PHILOSOPHE.
Eh bien!…
LE MAGISTRAT.
Naturellement, je les lui aurais refusés. Mais je connais mieux que lui les vices de notre organisation judiciaire. J'affirme qu'il n'y a pas un seul juge d'instruction comme son Denizet.
L'IDÉALISTE.
Pourtant il est admirable et grand comme le monde, cet exemplaire de la bêtise des gens d'esprit, ce juge qui voit la logique partout, qui n'admet pas une faute de raisonnement chez les prévenus et qui inspire aux accusés stupéfaits cette pensée accablante: «À quoi bon dire la vérité, puisque c'est le mensonge qui est la logique?»
LE MAÎTRE DE LA MAISON.
Ce roman de Zola me semble noir.
LE CRITIQUE.
Il est vrai qu'on y commet beaucoup de crimes. Sur dix personnages principaux, six périssent de mort violente et deux vont au bagne. Ce n'est pas la proportion réelle.
LE MAGISTRAT.
Non, ce n'est pas la proportion.
LE CRITIQUE.
M. Alexandre Dumas reprochait un jour à un confrère de ne mettre sur la scène que des coquins. Et il ajoutait avec une gaieté farouche: «Vous avez tort. Il se trouve dans toutes les sociétés une certaine proportion d'honnêtes gens. Ainsi nous sommes deux ici, et il y a au moins un honnête homme.» Je dirai à mon tour: Nous sommes dix dans ce fumoir. Il doit y avoir de cinq à six honnêtes gens parmi nous. C'est la proportion moyenne. Puisque enfin, les honnêtes gens l'emportent dans la vie, c'est qu'ils sont les plus nombreux. Mais ils l'emportent de peu… et pas toujours. Ils forment, en somme, une très petite majorité. M. Zola a méconnu la proportion vraie. Ce n'est pas qu'il ne se rencontre aucun personnage sympathique dans son nouveau roman. Il y en a deux. Un carrier nommé Cabuche, un repris de justice, qui a tué un homme. Mais vous n'entendez rien au réalisme de M. Zola si vous croyez que ce carrier est un simple carrier; c'est un demi-dieu rustique, un Hercule des bois et des cavernes, un géant qui parfois a la main lourde, mais dont la coeur est pur comme le coeur d'un enfant et l'âme pleine d'un amour idéal. Il y a aussi la belle Flore, qui est sympathique. Elle a fait dérailler un train et causé la mort horrible de neuf personnes; mais c'était dans un beau transport de jalousie. Flore est une garde-barrière de la compagnie, c'est aussi une Nymphe oréade, une amazone, que sais-je, un symbole auguste de la nature, vierge et des forces souterraines de la terre.
LE ROMANCIER IDÉALISTE.
Je vous disais bien que M. Zola était un grand idéaliste.
LE MAÎTRE DE LA MAISON.
Messieurs, si vous avez fini de fumer… Ces dames se plaignent de votre absence.
(Ils se lèvent.)
L'ACADÉMICIEN, debout, à l'oreille du professeur.
Je vous avoue que je n'ai jamais lu une page de Zola. À l'Académie, nous sommes plusieurs dans le même cas. Nous sommes surchargés de travail: les commissions, le Dictionnaire… Nous n'avons pas le temps de lire.
LE PROFESSEUR.
Mais comment vous faites-vous une idée du mérite des candidats?
L'ACADÉMICIEN.
Oh! mon Dieu! tout finit par se savoir, nous parvenons presque toujours à nous faire une conviction approximative. Ainsi on m'avait dit que M. Zola avait de mauvaises façons. Eh bien! ce n'est pas vrai. Il est venu me voir: il s'est présenté très convenablement.
NOUVEAUX DIALOGUES DES MORTS
UNE GAGEURE
PERSONNAGES
MÉNIPPE, philosophe cynique. Mademoiselle AÏSSÉ. SAINT-ÉVREMOND.
BARBEY D'AUREVILLY. ASPASIE. UN PETIT COUSIN DE M. NISARD.
Un bosquet dans les Champs-Élysées.
MÉNIPPE.
Ainsi que M. Ernest Renan l'a révélé aux humains, sur le théâtre de Bacchus, le génie Camillus nous apporte tous les jours les nouveautés de la terre. Ce matin, il nous a remis un roman de Victor Cherbuliez, intitulé une Gageure.
SAINT-ÉVREMOND.
Je ne manquerai pas de le lire à la duchesse de Mazarin. Ce M. Cherbuliez est un homme d'infiniment d'esprit et qui a beaucoup exercé la faculté de comprendre. Philosophie, arts libéraux, sciences naturelles, arts mécaniques, industries, police des cités et gouvernement des peuples, il n'est rien qui ne soit de son domaine.
ASPASIE.
Il est vrai qu'à propos d'un cheval de Phidias il a montré qu'il s'entendait mieux en hippiatrique et en maréchalerie grecques que Xénophon lui-même, qui pourtant était un bon officier de cavalerie, et de qui la femme a reçu de moi des leçons d'économie domestique.
SAINT-ÉVREMOND.
Votre Xénophon, madame, était un bien honnête homme, mais entre nous, il pensait médiocrement. Il ne connaissait pas les moeurs diverses des hommes. M. Cherbuliez les connaît. Il a beaucoup d'intelligence.
MADEMOISELLE AÏSSÉ.
Mais c'est aux dépens du coeur.
SAINT-ÉVREMOND.
Il est vrai que nous ne développons une faculté qu'aux dépens d'une autre. Un poète, que j'aime parce que je l'ai lu étant jeune, a dit:
C'est un ordre des dieux qui jamais ne se rompt,
De nous vendre bien cher les grands biens qu'ils nous font.
MADEMOISELLE AÏSSÉ.
Il n'est rien au monde qui vaille d'être préféré au sentiment. Le coeur donne de l'esprit et l'esprit ne donne point de coeur.
ASPASIE.
Ah! chère petite, que vous êtes innocente! Je n'ai eu de pouvoir sur les hommes que parce que j'étais musicienne, et géomètre.
MÉNIPPE.
Et parce que tu étais belle, ô Milésienne, et que tu regardais les hommes avec ces yeux de chienne dont parlent les poètes comiques d'Athènes.
ASPASIE.
Tais-toi, Ménippe. J'étais belle, en sorte que mon corps était nombreux et rythmé comme mon âme. Tout est nombre et il n'y a rien dans l'univers hors la géométrie.
SAINT-ÉVREMOND.
Certes, il est beau d'embrasser l'univers avec un esprit mathématique. Mais l'esprit de finesse est aussi nécessaire. Et c'est la sorte d'esprit la plus rare. Cet écrivain français dont nous parlions tout à l'heure a l'esprit de finesse.
MÉNIPPE.
Cherbuliez! Il est vrai qu'il est subtil. Il mesure les clins d'oeil et pèse les soupirs, et il n'y a que lui pour broder des toiles d'araignée.
BARBEY D'AUREVILLY, à Ménippe.
Monsieur, de votre vivant, vous étiez habillé d'un vieux sac de meunier et vous dormiez dans une grande jarre ébréchée, parmi les grenouilles de l'Ismenus. Je ne vous en fais pas mon compliment, monsieur. Mais cela est plus décent que de chauffer son crâne d'un bonnet grec dans un salon bourgeois. Apprenez que ce qui manque à M. Cherbuliez, c'est de savoir porter la toilette. Je l'ai rencontré un jour sur le pont aux quatre statues. Il était vêtu, comme un professeur, d'une redingote indistincte. D'ailleurs, il est Suisse comme Jean-Jacques. Comment voulez-vous qu'il sache écrire?
SAINT-ÉVREMOND.
Je crois au contraire que l'honnête homme s'attache à ne point se distinguer par l'habit du reste de la compagnie. Mais cela importe peu. Quant à être Suisse, c'est une disgrâce qu'on fait oublier par l'esprit et par les talents.
BARBEY D'AUREVILLY.
C'est un crime, monsieur.
UN PETIT COUSIN DE M. NISARD.
Mais Jean-Jacques avait quelque mérite…
BARBEY D'AUREVILLY.
Monsieur, le seul que je lui reconnaisse est de s'être quelquefois habillé en Arménien. Je désespère que M. Cherbuliez en fasse jamais autant. Il porte des lunettes. Je n'aime pas cela. Il faut être quelque peu gâté de spinozisme pour porter des lunettes.
LE PETIT COUSIN DE M. NISARD.
Ne serait-ce pas plutôt qu'il est myope? Je le croirais volontiers, rien qu'à le lire. Ménippe disait vrai en disant qu'il est subtil. Les idées qu'il tire de la tête de ses personnages ont bon air et la meilleure mine du monde. Elles sont attifées comme des marquises: robes à queue, corsage ouvert, de la poudre, un doigt de rouge, une mouche assassine, rien ne leur manque; elles sont charmantes, et hautes comme le doigt: c'est la cour de Lilliput. Parfois elles ont des jupes courtes et dansent avec une volupté savante: c'est un ballet à Lilliput. Quelquefois encore, coiffées d'un feutre à plumes, comme des mousquetaires, elles roulent des yeux terribles, accrochent la lune avec la pointe de leurs moustaches et relèvent leur manteau en queue de coq avec leur rapière: c'est l'armée de Lilliput.
SAINT-ÉVREMOND.
C'est cela même qui est agréable et tout à fait plaisant. Nous avons tous le cerveau plein de Pygmées de diverses figures et de différents caractères, qui rient et qui pleurent, qui s'en vont en guerre ou qui volent aux amours. Et il faut infiniment d'esprit pour reconnaître au passage ces Pygmées de notre âme, les décrire, comprendre leur risible importance et démêler leur succession bizarre. Cela est tout l'homme. Notre machine est faite d'une infinité de petites pièces. Et un grand esprit n'est après tout qu'une fourmilière bien administrée.
ASPASIE.
Et le roman nouveau s'appelle une Gageure. De quelle gageure y est-il question?
LE PETIT COUSIN.
Madame, je l'ai lu dans la revue où il a paru d'abord et je puis satisfaire votre curiosité. La duchesse d'Armanches a parié avec le comte de Louvaigue que la comtesse de Louvaigue ne serait jamais la femme de son mari.
MÉNIPPE.
Elle a parié. Et elle a triché.
LE PETIT COUSIN.
En effet. Elle a triché.
ASPASIE.
Vous savez donc celle histoire, Ménippe?
MÉNIPPE.
Non pas! je ne lis jamais. Mais j'ai assez vécu pour savoir qu'une femme ne peut pas jouer sans tricher. Déjà, de votre temps, Aspasie, on faisait dans votre patrie des contes avec les ruses des femmes et cela s'appelait les «Milésiennes». La duchesse d'Armanches a triché. A-t-elle gagné du moins?
LE PETIT COUSIN.
Elle a perdu.
MÉNIPPE.
Elle est donc inexcusable.
SAINT-ÉVREMOND.
Je suis curieux de connaître toute cette affaire. Pourquoi madame de
Louvaigue n'était-elle pas la femme de son mari?
LE PETIT COUSIN.
Parce qu'elle ne le voulait pas.
SAINT-ÉVREMOND.
Et pourquoi ne le voulait-elle pas? Était-elle prude et dévote avant l'âge?
J'ai lu, dans ce séjour des justes, il y a dix ans, l'histoire de la baronne Fuster. Elle refusait la porte de sa chambre à son mari, qui était un vieux guerrier las de courir le monde et désireux de connaître enfin les douceurs du foyer. La baronne, qui n'était plus très jeune, avait gardé une beauté à laquelle son mari était, devenu subitement sensible. Mais elle était gouvernée par un père Phalippou à qui elle donnait beaucoup d'argent pour des oeuvres pies et qui, en retour, la conduisait dans la voie de la perfection. Elle y avançait beaucoup et l'idée seule que son mari pût la ramener dans les petits chemins du siècle, lui faisait horreur. Le père Phalippou l'encourageait à sa résistance et lui conférait, pour prix de sa chasteté reconquise, le titre de chanoinesse ainsi qu'un grand nombre de bénéfices d'ordre mystique et spirituel. Mais le mari, qui était bon chrétien et plus riche que sa femme, ayant remis au père Phalippou beaucoup plus d'argent que la baronne n'en donnait, le saint homme s'avisa qu'après tout le mariage est un sacrement, qu'il y a chez une femme un orgueil coupable à refuser de s'humilier dans le devoir et qu'il faut vaincre les délicatesses de la chair. Il ordonna à la baronne d'ouvrir à l'époux la porte de sa chambre.
En vain elle gémit et allégua qu'elle était chanoinesse. Le père
Phalippou fut inébranlable.
—Madame, vous devez gravir votre calvaire!…
Cette histoire était contée par M. Ferdinand Fabre qui connaît beaucoup
les moines, dont l'espèce a peu varié depuis le règne de Louis le Grand.
Y a-t-il, dites-moi, un père Phalippou dans les scrupules de madame de
Louvaigue?
LE PETIT COUSIN.
Point! et cette dame n'obéit, dans son refus, qu'à sa propre volonté et à ses sentiments intimes.
SAINT-ÉVREMOND.
M. de Louvaigue n'était-il point aimable?
LE PETIT COUSIN.
Il était fort aimable et très galant homme.
MÉNIPPE.
Ne devinez-vous point que, si cette femme tire le verrou au nez de son mari, c'est pour le faire enrager?
ASPASIE.
Je suis Grecque et par conséquent peu au fait des choses du coeur, qui chez nous tenaient peu de place. Mais je croirais que c'est plutôt qu'elle ne l'aimait point et qu'elle en aimait un autre.
MADEMOISELLE AÏSSÉ.
Ne serait-ce point qu'elle ne se croyait pas assez aimée?
LE PETIT COUSIN.
Madame, vous l'avez deviné.
MÉNIPPE.
Et l'on s'intéresse à cette sotte histoire! C'est une grande preuve de la misère humaine.
SAINT-ÉVREMOND.
Considérez, Ménippe, que les hommes n'ont, dans la vie, que deux affaires: la faim et l'amour. C'est peu de chose. Mais le regret nous en poursuit jusque dans les Champs Élysées.
MADEMOISELLE AÏSSÉ.
M. Cherbuliez est ce qu'on appelle aujourd'hui un diplomate; il traite les affaires du coeur comme les ambassadeurs traitent les affaires des empires; il prend le plus long et s'amuse aux difficultés. C'est ce qui me déplaît.
Les choses du coeur sont en réalité les plus simples. Je ne serai toujours qu'une sauvage et je ne comprendrai jamais les héroïnes de M. Cherbuliez. Elles se cherchent et ne se trouvent jamais. Et puis, il ne sent pas les vraies amours, mais je lui pardonne la sécheresse de son coeur parce qu'il a dit un jour: «Les femmes n'ont pas besoin d'être belles tous les jours de leur vie; il suffit qu'elles aient de ces moments qu'on n'oublie pas et dont on attend le retour.»
BARBEY D'AUREVILLY.
M. Cherbuliez est Genevois, et c'est l'horloger des passions: il remonte les coeurs et règle les sentiments, et remet le grand ressort, quand il est cassé.
LE PETIT COUSIN.
Voilà qui est finement dit! Mais convenons qu'on n'a jamais montré les marionnettes comme fait cet académicien. Il tire les ficelles avec une dextérité merveilleuse. Et, si parfois il les laisse apercevoir c'est coquetterie pure. Et que ses poupées sont jolies, agiles et bien nippées!
SAINT-ÉVREMOND.
Montrer les marionnettes, n'est-ce pas jouer la comédie humaine? Que sont les humains, que des poupées agitées par des fils invisibles? Et que sommes-nous, nous qui errons sous ces myrtes, sinon des ombres de poupées?
MADEMOISELLE AÏSSÉ.
Si nous avons souffert, nous ne sommes point des poupées. M. Cherbuliez ne sait point que l'on souffre et c'est pourquoi ce grand savant est un ignorant.
SAINT-ÉVREMOND.
Ne voyez-vous pas, madame, qu'il est un galant homme et que, s'il ne se lamente ni ne rugit, c'est parce qu'il est de bonne compagnie? Nous avons fait du monde un salon. Pour y parvenir il nous a fallu le rapetisser un peu. Nous en avons exclu les animaux sauvages et les personnes trop vraies. Mais, croyez-moi, la terre, ainsi arrangée, est plus habitable. Pour ma part, je sais un gré infini à madame de Rambouillet d'y avoir apporté la politesse. Quand j'étais vivant et jeune, j'ai reproché inconsidérément à Racine de n'avoir pas mis des éléphants dans son Alexandre. Je m'en repens; je ne veux plus voir d'éléphants, je ne veux plus voir des monstres, si ce ne sont pas de beaux monstres.
LE PETIT COUSIN.
Prenez garde aussi que M. Cherbuliez est un grand railleur qui sait, comme votre bon M. Fagon, qu'il faut beaucoup pardonner à la nature. C'est un philosophe qui nous cache sous des fleurs, parfois bizarres comme les orchidées, le néant douloureux de l'homme et de la vie. Il y a dans une Gageure un pavillon chinois où les belles amoureuses et les beaux amoureux viennent tour à tour se chercher, se quereller, s'aimer, souffrir, craindre, espérer. Ils y dansent comme des papillons autour de la flamme; et au-dessus d'eux, sur un socle de marbre règne une statue du Bouddha en cuivre doré. Assis, les jambes croisées, une main sur les genoux, l'autre levée comme pour bénir, le divin maître songe dans son impassible bienveillance. «Ses yeux allongés, ses joues délicatement modelées expriment, dit le conteur, une ineffable mansuétude, et sa petite bouche de femme pleine de compassion, qui esquisse un sourire, semble souhaiter la paix à toutes les créatures.» Il me semble que ce Bouddha est l'image assez ressemblante, bien qu'un peu sublime, de M. Cherbuliez.
À moins qu'il ne faille chercher la philosophie de cet homme d'esprit dans les versets si doux d'un petit livre qu'il lit beaucoup et qu'il cite volontiers, et qui est l'oeuvre du Bouddha des chrétiens, l'Imitation de Jésus-Christ.
MÉNIPPE.
Tout cela me confirme dans l'idée que j'ai bien fait de vivre dans une vieille amphore, en compagnie des grenouilles de la fontaine de Dircé.
UNE JOURNÉE À VERSAILLES[45]
[Note 45: À propos de La Reine Marie-Antoinette, par Pierre de Nolhac; illustrations d'après les originaux contemporains, 1 vol. in-4°, Boussod et Valadon, éditeurs. (Consultez aussi: le Canzoniere de Pétrarque, la Bibliothèque de Salvio Orsini, le Dernier Amour de Ronsard, Lettres de Joachim du Bellay, Érasme en Italie, Lettres de la reine de Navarre, Petites Notes sur l'art italien, Paysages d'Auvergne, etc., par Pierre de Nolhac.)]
Je voudrais vous faire connaître l'auteur de cette Marie-Antoinette, publiée si somptueusement chez Goupil, avec le joli portrait de Jeaninet en frontispice. M. Pierre de Nolhac est un savant, un très jeune savant. Le public se figure difficilement la science alliée à la jeunesse. Il estime que ce n'est pas trop d'avoir étudié tout un âge d'homme pour en savoir un peu long, que les profondes lectures sont l'affaire des vieillards et qu'une abondante barbe blanche est aussi nécessaire à la conformation d'un vrai docteur qu'une robe et un bonnet carré. Il en jugerait exactement si la science consistait dans l'amas des faits et s'il s'agissait seulement de se bourrer la cervelle. Mais il n'en est rien, et ce qui constitue le savant, c'est, avec une espèce de génie naturel, sans lequel rien n'est possible, la méthode, la seule méthode, toute la méthode, qui procède aux recherches par des opérations rigoureuses. Son art est bien moins de connaître que de s'informer.
Il est ignorant comme tout le monde, mais il possède les moyens d'apprendre une partie de ce qu'il ignore. Et c'est ce qui le distingue de nous, qui ne savons pas contrôler nos faibles connaissances, qui subissons toutes les illusions et qui flottons de mensonge en mensonge. Si l'on y réfléchit bien, on se persuade que la science, exigeant un esprit rigoureux, inflexible, impitoyable, convient mieux aux jeunes gens qu'aux vieillards, d'autant plus que l'expérience des hommes n'y est pas nécessaire; et, pour peu que l'on songe, enfin, à ce qu'elle demande d'ardeur, de passion, de sacrifice et de dévouement, on ne doutera pas qu'elle ne soit mieux servie par des fidèles de vingt-cinq ans que par les académiciens chargés d'ans et d'honneurs, qui voudraient bien endormir à leur côté la Polymnie de leur jeunesse. Aussi y a-t-il intérêt à parler de nos jeunes savants. J'en sais plusieurs qui sont faits pour inspirer une douce confiance dans les destinées intellectuelles de la France.
Chaque jour suffit à sa tâche. Je m'efforcerai de vous faire connaître aujourd'hui M. Pierre de Nolhac, qui, après avoir pris rang au côté de M. Louis Havet, dans la jeune école de philologie et d'histoire, se signale au grand public en mettant au jour un livre procédant de la science par la méthode et de l'art par l'exécution. Je veux dire la Reine Marie-Antoinette. Le mieux, pour connaître M. Pierre de Nolhac, est de l'aller voir. Et peut-être rencontrerons-nous chez lui quelques savants de sa génération, qui nous révéleront, à l'entretien, un peu de la pensée et de l'âme de la jeunesse érudite.
Je vous conterai donc la journée que j'ai passée, l'automne dernier, dans son logis et dans sa compagnie. M. Pierre de Nolhac, au sortir de l'École de Rome, et tandis qu'il professait aux Hautes-Études, a été attaché aux musées nationaux, et l'État, peu perspicace d'ordinaire en ces matières, ne pouvait cependant faire un meilleur choix, ni désigner, pour la conservation de nos richesses d'art, un gardien plus vigilant. La République l'a logé dans une des ailes du palais de Versailles, et c'est là qu'il poursuit ses études dans la grande lumière et dans le grand silence. Il a fait son cabinet de travail d'un vaste salon blanc dont la seule richesse est un buste antique posé sur la cheminée et répété par la glace, une tête de femme mutilée et pure, un de ces marbres qui, sans exprimer la beauté parfaite, y font du moins songer. Sur les murs, quelques souvenirs d'Italie. Au milieu de la pièce, une grande table chargée de livres et de papiers dont l'amas trahit les diverses recherches du savant. J'y vis un état des logements du château de Versailles sous Louis XVI à côté d'un manuscrit de Quintilien annoté par Pétrarque.
Pour bien faire, il faut surprendre, comme j'ai fait, M. de Nolhac épars sur ces papiers comme l'esprit de Dieu sur les eaux. Il a l'air très jeune, les joues rondes et souriantes, avec une expression de ruse innocente et de modestie inquiète. Ses cheveux noirs, abondants et rebelles, où l'on voit que les deux mains se sont plongées à l'instant difficile, pendant la méditation active, me font songer, je ne sais trop pourquoi, à la chevelure rebelle de l'ami de David Copperfield, ce bon Traddles, si appliqué, si occupé à retenir de ses dix doigts ses idées dans sa tête. M. de Nolhac porte des lunettes légèrement bleutées, derrières lesquelles on devine des yeux gros, étonnés et doux. Et, si l'on ne sait qu'il va de pair avec les plus doctes, il vous a volontiers la mine d'un fiancé de village et d'un jeune maître d'école tel qu'il s'en rencontre dans les opéras-comiques.
Moi qui le connais, je retrouve sur sa table et sur les planches de sa bibliothèque les sujets de ses études, les noms qu'il a marqués de son empreinte comme d'un cachet de cire. Il s'est attaché aux humanistes, aux savants et aux poètes de la Renaissance. Il a respiré la fleur, encore parfumée, qui sèche depuis des siècles dans les manuscrits de ces hommes qui, comme Boccace et Pétrarque, les Estienne et les Aide, Érasme et du Bellay, et notre Ronsard et Rabelais, aimèrent les lettres mortes d'un vivant amour et retrouvèrent dans la poussière antique l'étincelle de l'éternelle beauté. Il a découvert, je ne sais dans quel coin obscur, le Canzoniere, écrit de la main même de Pétrarque. Il a déniché des lettres inédites de Joachim du Bellay et quelques pages égarées de cette reine au nom charmant, de «cette marguerite des princesses qui fut, pour la grâce, l'esprit et la noblesse du coeur, la perle de notre Renaissance». Il a reconstitué la bibliothèque formée par le cardinal Farnèse dans ce palais magnifique qu'occupent aujourd'hui notre ambassade auprès du Quirinal et notre école des beaux-arts. Il a suivi Érasme en Italie dans la dixième année de ce grand XVIe siècle qui changea le monde. Il l'a accompagné à Venise, chez l'imprimeur Alde Manuce, à Bologne et à Rome, alors «la plus tranquille demeure des Muses». On y déchiffrait les manuscrits antiques avec une sainte ardeur et l'esprit divin de Platon était sur les cardinaux. Tous les prédicateurs louaient le Christ dans le langage de Cicéron et le plus cicéronien de tous était le plus admiré. Il se nommait Tomasso Inghirami, bibliothécaire du Vatican, et était surnommé Fedro parce que, dans une représentation de l'Hippolyte de Sénèque, donnée au palais du cardinal Riario, il joua le rôle de la reine amoureuse. Voilà un de ces traits où se montre mieux une société que dans toutes les annales politiques. Heureux M. de Nolhac, qui vit à la fois de notre vie moderne aux larges horizons et de cette vie exquise des vieux humanistes courbés sur les parchemins délicieux! Et comme il s'y prend bien pour pénétrer les secrets du passé; comme il fait ses fouilles par petites tranchées en creusant au bon endroit! Chaque découverte nous vaut une plaquette excellente.
Ils ont, ces savants, l'art heureux de limiter les sujets afin de les épuiser ensuite. Ils font, dans leur sagesse, la part du possible, que nous ne faisons pas, nous qui voulons tout connaître, et tout de suite. Ils ne posent que des questions lucides et ils se résignent à savoir peu pour savoir quelque chose. Et c'est pourquoi la paix de l'esprit est en eux.
—Allons! me dit M. de Nolhac en quittant sa table, laissons là les vieux humanistes et ce Tomaso Inghirami qui vous amuse tant parce qu'il conservait des manuscrits, faisait des sermons et jouait Phèdre. Je veux vous mener au Petit Trianon. Nous y ferons, si vous voulez de l'archéologie encore, mais gracieuse et facile. J'ai étudié d'assez près le château, le parc et le hameau; j'en fais un chapitre de mon livre sur Marie-Antoinette. Après avoir étudié la Renaissance à Rome, j'étudie l'époque de Louis XVI à Versailles. Pouvais-je mieux faire?
—Non pas! Il faut suivre les circonstances, employer les forces qui nous environnent, faire en un mot ce qui se trouve à faire. Et dans ce sens Goethe n'avait pas tort de dire que toutes les oeuvres de l'esprit doivent être des oeuvres d'actualité.
Et ainsi devisant, nous fîmes route, par une pâle journée d'automne et le craquement des feuilles mortes se mêlait au son de nos voix qui parlaient des ombres du passé.
Mon guide devisait de Marie-Antoinette avec sa bienveillance coutumière, la sympathie d'un peintre pour un modèle longuement étudié et le respect qu'inspire aux âmes généreuses la grandeur de la souffrance. La veuve de Louis XVI a bu longuement un calice plus amer que celui que l'homme-dieu lui-même écarta de ses lèvres. Il lui savait gré sans doute aussi de cette grâce vive qu'elle montrait dans la prospérité ainsi que de sa constance quand le malheur, en la touchant, la transfigura. Il la louait d'avoir été une mère irréprochable et tendre, et c'est en effet dans la maternité que Marie-Antoinette montra d'abord quelque vertu. Pour la voir avec sympathie, il faut, comme madame Vigée-Lebrun, l'entourer de ses enfants, dans une familiarité caressante, où l'on sent l'influence de Rousseau et de la philosophie de la nature. Car, en ce temps-là, un vieillard pauvre, infirme, solitaire et mélancolique avait changé les âmes; son génie régnait sur le siècle au-dessus des rois et des reines. Et Marie-Antoinette à Trianon était, sans le savoir, l'élève de Jean-Jacques. On peut encore la louer d'une certaine délicatesse de coeur, d'une pudeur de sentiments, si rare à la cour, et qu'elle ne perdit jamais, et sourire respectueusement à ce que le prince de Ligne appelait l'âme blanche de la reine. M. de Nolhac se plaît à ces louanges et il aime à dire que c'est avec cette âme blanche que Marie-Antoinette a aimé M. de Fersen, qui sans doute était plus aimable que Louis XVI.
Mais M. de Nolhac ne serait pas le savant qu'il est s'il ne reconnaissait pas que son héroïne fut pitoyablement frivole, ignorante, imprudente, légère, prodigue, et que, reine de France, elle servit une politique anti-française. Ce serait son crime, si les linottes pouvaient être criminelles.
L'Autrichienne! ce nom que le peuple lui donnait dans sa haine, ne l'avait-elle pas mérité? Autrichienne, ne l'était-elle pas quand elle favorisa Joseph II contre Frédéric dans l'affaire de Bavière? Autrichienne, ne l'était-elle pas jusqu'à la trahison quand elle soutint les prétentions de Joseph II sur Maestricht et l'ouverture de l'Escaut?
M. de Nolhac se déclara nettement sur ce point.
—Toutes les traditions de la politique française exigeaient que le cabinet de Versailles prêtât son appui aux Hollandais. La reine seule s'y oppose et emploie toutes ses forces à l'empêcher. Elle assiège le roi, lui arrache des engagements, ruse avec les ministres, retarde les courriers pour les distancer par ceux de Mercy et prévenir à l'avance l'empereur des résolutions de la France. Le manège se prolonge pendant dix-huit mois…
Mais nous sommes arrivés au Petit Trianon; voici les quatre colonnes corinthiennes et les cinq grandes baies de face, que surmontent les petites fenêtres carrées de l'attique et les balustres de la terrasse à l'italienne.
Et mon guide me dit:
—Ce palais, témoin de choses passées, est déjà ancien pour nous. Souhaitons qu'il soit conservé comme un morceau d'art et d'histoire. Nos vieux humanistes de la Renaissance, qui, d'un coeur zélé, s'occupaient à rechercher et à recueillir les manuscrits, n'aimaient pas les arts comme ils aimaient les lettres; indifférents aux monuments de l'architecture antique, ils laissaient périr sous leurs yeux les restes des temples et des théâtres. Le cardinal Raffaello Riario, cet homme d'un esprit si ouvert à la beauté, si ami de l'antiquité, laissait démolir l'arc de Gordien pour en tirer les moellons de son palais.
—Vous avez raison, mon cher Nolhac, et vous comprenez infiniment plus de choses que n'en comprenait votre cardinal Riario et même cet Érasme de Rotterdam dont vous avez conté le voyage en Italie. Nous sommes nés en un temps où l'on comprend les choses les plus diverses. Le respect du passé est la seule religion qui nous reste, et elle est le lien des esprits nouveaux. Il est remarquable, cher ami, que le conseil municipal de Paris, qui n'est pas conservateur en politique, le soit du moins des vieilles pierres et des vieux souvenirs. Il respecte les ruines et pose avec un soin touchant des inscriptions sur l'emplacement des monuments détruits. Old Mortality n'entretenait pas avec plus de soin les pierres tombales des cimetières de village. M. Renan vit à Palerme des archéologues d'une détestable école, de l'école de Viollet-le-Duc, qui voulaient détruire des boiseries de style rocaille pour rétablir la cathédrale dans le pur style normand. Il les en dissuada. «Ne détruisons rien, leur dit-il. C'est ainsi seulement que nous serons sûrs de ne jamais passer pour des Vandales.» Il avait raison et vous avez raison. Mais comment vivre sans détruire puisque vivre c'est détruire et que nous ne subsistons que de la poussière des morts?
Cependant nous visitions les appartements, et M. de Nolhac disait: «Ceci ne fut jamais le lit de la reine. Cette chambre n'était pas tapissée ainsi en 1788.» Et il allait détruisant les légendes, car c'est un genre de destruction qu'il croit encore permis. Mais je vois venir une nouvelle génération, mystique celle-là et spirituelle, qui ne le permettra plus. Puis mon guide me conduisit au hameau.
—L'abandon l'a touché, me dit-il, il faut se hâter de le voir.
Et nous nous hâtions.
—Voici donc, mon guide, la demeure rustique de l'ermite à barbe blanche, qui gouvernait le hameau?…
—Hélas! cher ami, l'ermite n'a jamais existé.
—Ceci n'est donc point un ermitage?
—C'est le poulailler.
Ce jour-là M. de Nolhac avait à table deux amis aussi doctes que lui, M. Jean Psichari, l'helléniste, et M. Frédéric Plessis, le latiniste. Et après le dîner, les trois savants se mirent à réciter des vers, car tous trois étaient poètes. M. Frédéric Plessis dit d'abord un sonnet à la Bretagne, sa terre natale.
Bretagne, ce que j'aime en toi, mon cher pays,
Ce n'est pas seulement la grâce avec la force,
Le sol âpre et les fleurs douces, la rude écorce
Des chênes et la molle épaisseur des taillis;
Ni qu'au brusque tournant d'une côte sauvage,
S'ouvre un golfe où des pins se mirent dans l'azur;
Ou qu'un frais vallon vert, à midi même obscur,
Pende au versant d'un mont que le soleil ravage.
Ce n'est pas l'Atlantique et ton ciel tempéré,
Les chemins creux courant sous un talus doré,
Les vergers clos d'épine et qu'empourpre la pomme:
C'est que, sur ta falaise ou la grève souvent,
Déjà triste et blessé lorsque j'étais enfant,
J'ai passé tout un jour sans voir paraître un homme.
M. Jean Psichari, grec de naissance comme André Chénier, mais qui a fait de la France sa patrie adoptive et de la Bretagne sa terre de dilection, récita ensuite trois strophes inspirées par une parole de femme entendue de lui seul:
Sous nos cieux qu'enveloppe une éternelle brume
Parfois un rocher perce au loin les flots amers,
Le sommet couronné de floraisons d'écume,
Si bien qu'il semble un lis éclos parmi les mers.
Ami, tel est l'amour chez une âme bretonne;
Résistant, c'est le roc dans la vague planté.
L'impassible granit écoute l'eau qui tonne
Et l'ouragan le berce en un songe enchanté.
Que d'autres femmes soient mouvantes comme l'onde;
Les gouffres à nos pieds vainement s'ouvriront:
Labeur de notre amour, lorsque l'Océan gronde,
S'épanouit sur notre front.
Enfin, notre hôte, prenant la parole à son tour, récita des stances que lui avait inspirées ce beau lac de Némi au bord duquel M. Renan plaça la scène d'un de ses drames philosophiques:
Sur la montagne où sont les antiques débris
D'Albe et l'humble berceau des fondateurs de ville,
Nous allions tout un jour en récitant Virgile,
Et, graves, nous marchions dans les genêts fleuris.
Sous la mousse et les fleurs, cherchant la trace humaine
Au désert de la plaine, au silence des bois
Nous demandions les murs qui virent autrefois
Les premiers rois courbés sous la force romaine.
Nous eûmes pour abri ta colline, ô Némi!
Quand le soir descendit sur la route indécise,
Nous écoutâmes naître et venir dans la brise
Le murmure à nos pieds de ton lac endormi.
Les voix du jour mourant se taisaient une à une
Et l'ombre grandissait aux flancs du mont Latin.
De mystérieux cors sonnaient dans le lointain;
Les flots légers fuyaient aux clartés de la lune.
La lune qui montait au front du ciel changeant,
Sous les feuillages noirs dressait de blancs portiques,
Et nous vîmes alors, ainsi qu'aux jours antiques,
Diane se pencher sur le miroir d'argent.
Et sur ces vers finit la belle journée, la journée de bonne doctrine et de gaie science. Fut-il un temps où les savants étaient aussi aimables qu'aujourd'hui? Je ne crois pas.
AUGUSTE VACQUERIE[46]
[Note 46: Futura, 1 vol. in-8°.]
Long, maigre, les traits grands, la barbe rude, il rappelle ces bustes des philosophes de l'antiquité, ces Antisthène, ces Aristide, ces Xénocrate dont les curieux du XVIIe siècle ornaient leur galerie et leur bibliothèque. Il a comme eux l'air méditatif, volontaire et doux, et l'on devine, à le voir, que sa parole aura naturellement, comme celle d'un Diogène ou d'un Ménippe, le mordant et le symétrique des maximes bien frappées. Il ressemble aussi par une expression de bonhomie narquoise, aux ermites qu'on voit dans les vignettes d'Eisen et de Gravelot. Mieux encore: c'est le devin du village; il en a la finesse rustique. Enfin, je l'ai rencontré un jour dans un parc, à l'ombre d'une charmille, sous les traits d'un vieux Faune qui, souriant dans sa gaine de pierre moussue, jouait de la flûte. Philosophe, solitaire et demi-dieu rustique, Auguste Vacquerie est un peu tout cela. Je voudrais vous le montrer causant avec ses amis, le soir. Il parle sans un mouvement, sans un geste. Il semble étranger à ce qu'il dit. Son grand visage, que creuse un sourire ascétique, n'a pas l'air d'entendre: l'oeil, vif et noir, est seul animé. La lenteur normande pèse sur sa langue. Sa voix est traînante et monotone. Mais sa parole éveille dans son cours des images étranges et colorées, se répand en combinaisons à la fois bizarres et régulières, abonde en ces fantaisies géométriques qui sont une des originalités de cet esprit de poète exact. Il est l'homme le plus simple du monde, et qui aime le moins à paraître. Et je ne sais quoi dans sa tranquille personne révèle l'amateur de jardins et de tableaux, le connaisseur, l'ami discret des belles choses.
Robuste et laborieux, il a cette idée que le travail rend la vie parfois heureuse et toujours supportable. Depuis plus de quarante ans il fait le métier de journaliste avec une admirable exactitude. Il a débuté, sous la monarchie de Juillet, dans le Globe et dans la Presse de Girardin. En 1848, il dirigeait l'Événement qui, supprimé par la République, devint l'Avènement du peuple. Au 2 Décembre, le journal périt de mort violente. M. Auguste Vacquerie et ses cinq collaborateurs étaient en prison. Après vingt ans d'exil volontaire et de silence forcé, en 1869, M. Vacquerie fonda le Rappel avec M. Paul Meurice, son condisciple, son collaborateur et son ami. Depuis lors, tous les jours de sa vie, il s'est enfermé, de deux heures de l'après-midi à une heure du matin, dans son cabinet de la rue de Valois, respirant cette odeur de papier mouillé et d'encre grasse si douce aux humanistes de la Renaissance et qu'Érasme préférait au parfum des jasmins et des roses. Il l'aime; il aime les ballots de papier, la casse du compositeur, les rouleaux d'encre et les presses qui font trembler, en roulant, les murs des vieilles maisons. Car il croit fermement avec Rabelais que l'imprimerie a été inventée «par suggestion divine» et pour le bonheur des hommes. Au Rappel, il est le maître aux cent yeux. Il voit tout, et la main qui vient d'écrire l'article de tête ne dédaigne pas de corriger un fait divers. M. Auguste Vacquerie, qui se donne tout entier à toutes ses entreprises, a su communiquer à ses innombrables articles l'accent, le tour, la marque de son esprit. Ce sont des morceaux d'un fini précieux et brillant; le style en est précis, exact et symétrique. Je ne parle pas ici de la doctrine sur laquelle il y a beaucoup à dire. Je veux laisser de côté toute question politique, et ne considérer que la philosophie: M. Vacquerie en a. Il a surtout de la logique. Comme le diable, il est grand logicien et c'est quand il n'a pas raison qu'il raisonne le mieux. Les caractères d'imprimerie, auxquels il attribue, dans son nouveau poème, des vertus merveilleuses, sont pour lui des petits soldats de plomb qu'il fait manoeuvrer aussi exactement que l'Empereur faisait manoeuvrer ses grenadiers. Ses lignes de copie ont la précision martiale des silhouettes de Caran d'Ache. On ne gagne pas de batailles sans user de stratagèmes. M. Auguste Vacquerie est rompu, à toutes les ruses de guerre auxquelles il est possible de recourir dans les combats d'esprit. Il sait que le bon ordre des arguments supplée au nombre et à la qualité. C'est un très grand stratège des phrases. À l'exemple de Napoléon et de Franconi, il ne craint pas de donner le change sur le nombre de ses effectifs, en faisant défiler plusieurs fois les mêmes troupes. Mais, hâtons-nous de le dire, ce n'est pas par son astuce, après tout innocente, ce n'est pas par sa subtilité singulière que M. Auguste Vacquerie s'est élevé et soutenu au premier rang des journalistes.
Si M. Vacquerie est ergoteur et chicanier, c'est comme son compatriote le vieux Corneille, avec noblesse et fierté, par l'entêtement d'une âme haute et forte qui ne veut démordre de rien, ni jamais lâcher prise.
Le rédacteur en chef du Rappel n'a pas usurpé l'estime que lui accordent à l'envi ses amis et ses adversaires. Il a le coeur grand, animé du zèle du beau et du bien; il est sincère, il est courtois, et il faut respecter même ses haines, parce qu'il est de ceux chez qui la haine n'est que l'envers de l'amour. Enfin, il a la qualité la plus précieuse, la plus nécessaire à un homme qui écrit dans un journal, c'est-à-dire qui se donne chaque jour. Il est humain. Ce mot dit tout. Sans une large humanité, on ne saurait avoir d'action sur les hommes. Un grand journaliste est tout à tous: il faut qu'il ait le coeur largement ouvert. Après cela on lui passera quelques défauts. On voudra bien qu'il ne soit qu'un homme, s'il est vraiment un homme.
Auguste Vacquerie commença par la critique littéraire cette carrière de journaliste qu'il devait fournir amplement avec honneur. Il est toujours resté ce qu'il était au début. C'est un trait de son caractère de ne rien abandonner. Il a la douceur des hommes qui ne cèdent pas; l'obstination est le fond de son talent comme de sa nature. Il signe encore aujourd'hui des articles de bibliographie, et il suit le mouvement littéraire avec autant d'intérêt qu'il le suivait il y a quarante ans. Mais, pour indiquer, même sommairement, ses idées en poésie et en art, il faut rappeler ses débuts dans le monde des lettres. Il voua, au sortir du collège, au grand poète des Rayons et des Ombres une admiration et une amitié qu'une force terrible, cinquante ans de vie humaine, ne parvint pas à ébranler. Admis dans le cénacle il y retrouva un camarade de collège, Paul Meurice, à qui il adressait, il y a peu d'années, ces vers en souvenir des belles heures de la place Royale:
Ce fut ma bienvenue et mon bouquet de fête
De te trouver logé dans le même poète.
Notre amitié naquit de l'admiration.
Et nous vécûmes-là, d'art et d'affection,
Habitants du granit hautain, deux hirondelles,
Et nous nous en allions dans l'espace, fidèles
Et libres, comprenant, dès notre premier pas,
Qu'on n'imitait Hugo qu'en ne l'imitant pas.
Et il est vrai que Meurice et Vacquerie ont gardé près du maître l'indépendance de leur talent et de leur esprit. Un lien étroit resserra bientôt l'amitié du poète illustre et du poète naissant. On sait que Charles Vacquerie, frère d'Auguste, épousa Léopoldine, fille de Victor Hugo; on sait aussi comment Charles Vacquerie périt tragiquement avec sa jeune femme à Villequier, près de Caudebec. Victor Hugo et Auguste Vacquerie restèrent unis dans ce double deuil. De fortes sympathies les attachaient l'un à l'autre. Auguste Vacquerie exprima dans ses articles, avec conviction, ce qu'on pourrait nommer l'esthétique de la place Royale. Il y mit sa force, sa finesse et sa géométrie. Le malheur est que c'est là une doctrine de combat, admirablement appropriée à la lutte par sa violence et sa partialité, mais à laquelle manque absolument la sérénité qui sied après la victoire. L'esthétique de la place Royale n'était, au fond, que de la polémique. C'est pourquoi elle plut infiniment au vieux Granier de Cassagnac et à M. Auguste Vacquerie qui, chacun dans son camp, avaient l'amour du combat. Le vieux Granier, qui était jeune alors, appelait Racine «vieille savate». M. Vacquerie l'appela «un pieu», ce qui, peut-être, est plus sévère encore:
Shakespeare est un chêne,
Racine est un pieu.
J'entends bien que cela veut dire au fond que les drames de Victor Hugo ont des mérites que les tragédies de François Ponsard n'ont point: et rien n'est plus vrai. Mais ce tour de pensées nous surprend, nous qui n'avons vu que le triomphe du romantisme et la pacification un peu morne de l'empire des lettres. Nous aurions mauvaise grâce à l'imiter. Nous n'avons pas le droit d'être injustes: nous sommes sans passions. Notre perpétuelle froideur nous oblige à une perpétuelle sagesse, et il faut convenir que c'est une obligation rigoureuse. Et, puisque nous sommes condamnés à la raison à perpétuité, sachons excuser les fautes de nos pères: ils étaient plus jeunes que nous. Pour ma part, moi qui garde à Jean Racine une admiration fidèle et tendre, moi qui l'aime de mon coeur et de mon âme, peut-être même de ma chair et de mon sang, comme sa Josabeth s'accusait d'aimer l'enfant roi, moi qui, le sachant par coeur et le relisant encore, lui demande presque chaque jour le secret des justes pensées et des paroles limpides, moi qui le tiens pour divin, j'ai envie de féliciter M. Auguste Vacquerie de l'avoir appelé un pieu; j'ai envie de dire aux vieux critiques de la vieille place Royale: «Vous avez bien fait. Vous vous battiez, et comme tous ceux qui se battent, vous étiez persuadés de la bonté de votre cause. Et puis, en combattant Racine, vous aviez plus d'esprit, de sens poétique, de style et de génie que ceux qui le défendaient en ce temps-là. Vous vous trompiez, je n'en doute pas; mais vous vous trompiez en bon lettré que vous êtes et vos erreurs étaient aimables; votre folie était superbe. Vous avez toutes les Muses avec vous. Votre juste ennemi, le bonhomme Ponsard, qui était un brave homme, ne vous écrivait-il pas alors: «C'est de votre côté, et seulement de votre côté, qu'est la vie, avec la passion, la colère, la générosité, l'amour de l'art, en un mot tout ce qui s'appelle la vie.» Enfin, le Racine que vous traitiez de pieu, c'était un Racine que vous aviez imaginé, fabriqué tout exprès pour taper dessus; une tête de turc à perruque.
Ce n'était pas le vrai Racine, ce n'était pas le premier des peintres de l'âme, ce n'était pas le moderne qui, avant Jean-Jacques et votre grande amie George Sand, révéla au monde la poésie des passions, le romantisme des sentiments. Non, ce n'était pas le vrai Racine, ce n'était pas mon Jean Racine. Et qu'importe alors si le vôtre était un pieu? Il en était un. Je le veux. Embrassons-nous.»
Et si vous me répondez, vieux maître blanchi sous le harnois de l'écrivain, si vous me répondez que Racine tel que je le conçois, tel que je le vois, tel que je l'aime, est un «pieu» encore, je vous dirai que je veux garder sur vous ce précieux avantage de goûter son art et le vôtre, et de vous réconcilier du moins dans mon âme.
Il n'est pas si difficile que vous croyez, vieux lion, de faire ses délices à la fois des Plaideurs et de Tragaldabas. Il suffit pour cela d'être né au lendemain de vos grandes batailles.
Ce Tragaldabas est la perle des comédies picaresques, la fleur de la fantaisie dramatique, le rayon de poésie gaie; c'est l'esprit, c'est la joie, c'est la chose rare entre toutes: la grâce dans l'éclat de rire. Au reste, l'auteur des Funérailles de l'honneur, de Jean Baudry et de Formosa est un des maîtres du théâtre. Le journaliste que je vous montrais tout à l'heure enfermé dans un bureau de rédaction, le critique de Profils et Grimaces, le disciple bien-aimé, le fils du tonnerre, est un dramaturge cornélien, d'une originalité précise et d'une sublimité sévère. Il est enfin un poète lyrique et les connaisseurs estiment son vers âpre et roide.
Le poème qu'il nous donne aujourd'hui, Futura, était promis, attendu depuis plus de vingt ans. On parlait à la fin de l'empire dans les cercles littéraires du Faust de Vacquerie. Il y travaillait pendant l'exil à Jersey; il en envoyait des fragments aux amis de Paris. «Vous irez dans la patrie mes vers, et vous irez sans moi.» Michelet qui en reçut le morceau, je crois, qui se termine par ce vers:
Et je serai sujet de Choléra premier.
Michelet répondit:
«Je n'ai jamais rien lu qui m'ait autant touché, élevé le coeur. Le crescendo en est sublime.»
Mais M. Auguste Vacquerie a toujours mis une prodigieuse lenteur à publier ses ouvrages: Tragaldabas, ce merveilleux Tragaldabas, resta trente ans illustre et inédit; il me souvient que le bon Glatigny, qui était comédien errant et poète lyrique, désespérant de posséder jamais cet ouvrage en volume, l'apprit par coeur dans je ne sais quel vieux journal introuvable qu'on lui avait prêté pour quelques heures. Il récitait le poème à ses amis assis en cercle, et il fut de la sorte le dernier barde.
Enfin, le Faust tant attendu vient de paraître sous le titre de Futura. C'est un grand poème symbolique, dont les personnages, Faust, Futura, le Soldat, l'Empereur, l'Archiprêtre, expriment des idées générales. On avait déjà remarqué que, dans le théâtre de M. Vacquerie, volontiers, par la bouche des personnages, don Jorge, Jean Baudry, Louis Berteau, ce sont des Idées qui parlent. En somme, le moraliste domine en M. Vacquerie et fait l'unité de son oeuvre.
Futura est un poème largement, pleinement, abondamment optimiste et qui conclut au triomphe prochain et définitif du bien, au règne de Dieu sur la terre.
C'est le Pater paraphrasé par un républicain de 1848.
L'an passé, à propos d'un roman de M. Paul Meurice, nous faisions remarquer combien les hommes de cette génération avaient une foi robuste dans leur idéal. Futura nous ramène à cette époque dont J.-J. Weiss a récemment résumé les croyances en une page magnifique: «En ce temps-là, a-t-il dit, l'âme française et l'esprit français étaient faits d'enthousiasme, de foi, de tendresse et d'amour. Un rêve de justice et de liberté s'était emparé de la nation; on avait devant soi les longs espoirs et les vastes pensées; on nageait dans l'idéal et dans l'idéologie; on affirmait pour tous et pour chacun le droit au bonheur.» Heureux, bien heureux, M. Auguste Vacquerie! il est resté fidèle au culte de sa jeunesse. Il a gardé toutes ses espérances. Comme aux jours évanouis des Louis Blanc, des Pierre Leroux, des Proudhon et des Lamennais, il attend d'un coeur ferme l'avènement de la justice et l'heure où les hommes seront frères. Son Faust a rompu tout pacte avec le diable, à moins que le diable ne soit l'ami des hommes, le nouveau Prométhée, l'inspirateur de toute vérité, le génie des arts, le Satan enfin, que Proudhon, dans sa brûlante éloquence, appelait le bien-aimé de son coeur.
Comme l'ancien, le nouveau Faust épouse Hélène, l'Argienne aux bras blancs, Hélène «âme sereine comme le calme des mers», Hélène la beauté. Mais elle ne lui donne pas Euphorion, l'enfant qui scelle la réconciliation de la beauté antique et de l'idéal moderne. C'est une invention que M. Auguste Vacquerie laisse à Goethe; et en effet Euphorion n'a plus rien à faire en ce monde; sa tâche est accomplie. Non! l'union du nouveau Faust et d'Hélène donne naissance à la vierge Futura.
C'est d'elle que viendra le salut du monde: elle est la justice et elle est la pitié. Elle dit en naissant:
La pitié fait ma chair et mon sang de tous ceux
Qui sont désespérés sous la splendeur des cieux.
J'ai dans l'âme un écho douloureux qui répète
Le cri du matelot brisé par la tempête,
L'adieu de l'exilé, le râle du mourant,
Tous les gémissements de ce monde souffrant.
Et qu'est donc ce Faust nouveau pour avoir donné le jour à cette vierge messie, à la rédemptrice de l'humanité? Ne le devinez-vous point? Il est la Pensée libre. Par une identification très légitime et dont Maximilien de Klinger avait donné l'exemple dans un récit aussi désespéré que le poème de Futura est consolant, M. Vacquerie mêle en une seule personne le docteur Faust et l'orfèvre Jean Fust, qui, associé à Gutenberg, publia en 1457 le Psautier de Mayence. Pour M. Vacquerie la puissance surnaturelle dont Faust est armé, sa vertu, ses charmes invincibles, sa magie, c'est la lettre d'imprimerie. Le caractère mobile est le signe sous lequel nous vaincrons le mal.
Je veux l'espérer. Que ferions-nous dans notre métier si nous étions sûrs du contraire? De quel coeur alignerais-je de vaines lignes, si je ne pensais pas qu'obscurément cet effort peut produire en définitive quelque bien?
Nous l'avons retrouvé dans Futura, ce Christ de 1848, qu'Ary Scheffer a peint avec si peu de couleur et tant de sentiment, ce Christ humanitaire qu'on voit dans l'Agonie d'un saint, de M. Leconte de Lisle, et dans le Pilori du vieux Glaize. Et nous avons songé que Futura ne venait pas trop tard, et que peut-être M. Vacquerie n'avait pas perdu pour attendre. On dit que la jeunesse contemporaine comme les Athéniens du temps de saint Paul est religieuse, mais qu'elle ne sait ce qu'il faut adorer. M. André Maurel l'affirme dans la Revue bleue. Qui sait si elle ne parviendrait pas à faire un dieu à sa convenance en combinant le Christ un peu trop philosophe de M. Auguste Vacquerie avec le Christ un peu trop mystique de M. Édouard Haraucourt? Il faut rendre cette justice à M. Auguste Vacquerie que sa tolérance est large et qu'il ne demande la mort de personne pour fonder le bonheur de l'humanité. C'est quelque chose de nouveau, qu'un réformateur qui ne commence pas par supprimer une génération d'hommes pour donner du coeur aux autres.
Un souffle de bonté passe sur ce grand poème de Futura. Je plaindrais ceux qui ne seraient pas touchés de la douce majesté de cette scène finale où se dresse en plein air une table à laquelle s'assied la foule des malheureux, une table servie dont on ne voit pas les bouts. Si cette image semble le rêve d'un autre âge, j'en suis fâché pour le nôtre.
OCTAVE FEUILLET[47]
[Note 47: Honneur d'artiste, 1 vol in-18.]
Pendant la Terreur naturaliste, M. Octave Feuillet ne se contentait pas de vivre, comme Sieyès; il continuait d'écrire. On croyait qu'on ne verrait pas la fin de la tourmente. On croyait que le régime de la démagogie littéraire ne finirait pas, que le Comité de salut public, dirigé par M. Émile Zola, que le tribunal révolutionnaire, présidé par M. Paul Alexis, fonctionneraient toujours. Nous lisions sur tous les monuments de l'art: «Le naturalisme ou la mort!» Et nous pensions que cette devise serait éternelle. Tout à coup est venu le 9 Thermidor que nous n'attendions pas. Les grandes journées éclatent toujours par surprise. On ne les prépare pas par des excitations publiques. Le 9 Thermidor qui renversa la tyrannie de M. Zola fut l'oeuvre des Cinq. Ils publièrent leur manifeste. Et M. Zola tomba à terre, abattu par ceux qui la veille lui obéissaient aveuglément. M. Paul Bonnetain fut, dans l'affaire, un autre Billaud-Varennes. M. Zola peut se dire, pour sa consolation, que les chefs de parti tombent le plus souvent de la sorte, sous les coups de ceux qui les avaient portés et soutenus. Les Cinq étaient très compromis dans le régime naturaliste. Ils se dégagèrent par un coup d'État. L'un d'eux, M. Rosny, représentait à la rigueur le dantonisme littéraire. J'entends par là les procédés scientifiques et un certain esprit de tolérance. Les quatre autres étaient des jacobins, je veux dire des zolistes purs. Mais avant cette grande journée, la faveur générale, en se portant sur l'Abbé Constantin avait montré la fragilité du régime. M. Ludovic Halévy en parlant avec une élégante simplicité le langage du sentiment, avait gagné toutes les sympathies. Au fond, le grand public était indifférent: il l'est toujours et veut seulement qu'on l'amuse et qu'on l'intéresse. La belle société était hostile au naturalisme, mais, selon sa coutume, avec une pitoyable frivolité. Enfin, quand le naturalisme fut terrassé, chacun voulut avoir concouru à sa perte. Il est de fait que la presse littéraire lui avait çà et là porté des coups sensibles. Seuls, et c'est une grande leçon, les émigrés, les critiques qui, comme M. de Pontmartin, si galant homme d'ailleurs et près de sa fin, dataient leurs articles de Coblence, n'eurent point de part à l'action libératrice.
Bref, la Terreur naturaliste est vaincue. On est libre d'écrire comme on l'entend et même avec politesse si l'on veut.
M. Octave Feuillet avait traversé la tourmente sans s'en inquiéter, sans paraître s'apercevoir de rien et même en marquant çà et là quelque considération pour M. Zola. «Il est pourtant très fort» disait-il volontiers. Il resta le romancier galant homme qu'il a toujours été. En lisant sa dernière oeuvre, si aimable et si digne de louanges, j'admirais le cours pacifique de ce beau talent toujours semblable à lui-même et qui se varie en se prolongeant comme la rive d'un fleuve.
Mais si l'on croit que je veux réveiller les querelles d'école à propos du nouveau roman de M. Octave Feuillet et opposer Honneur d'artiste à quelque ouvrage conçu dans un autre sentiment, on se trompe bien. Ce serait mal honorer un talent qui veut nous élever au-dessus de nos querelles de métier. Il y a dans l'esprit de M. Octave Feuillet une délicatesse, une discrétion, une noble pudeur qu'il faut satisfaire jusque dans l'admiration que cet esprit nous inspire. Et puis je n'ai nul besoin et nulle envie de rabaisser qui que ce soit au profit de cet écrivain dont la figure se détache parmi toutes les autres avec une pureté singulière, une finesse exquise, une élégante netteté.
Enfin, je ne vois aucune raison pour partir en campagne à cette heure. Si, comme il paraît, le naturalisme dogmatique, la Terreur, comme nous disions, est vaincue, sachons assurer notre victoire. Soyons sages. C'est une folie que de continuer la guerre quand on a triomphé. Surtout ne soyons pas injustes; ce serait une sottise et une maladresse. Reconnaissons que durant sa lourde et rude tyrannie, le naturalisme a accompli de grandes choses. Son crime fut de vouloir être seul, de prétendre exclure tout ce qui n'était pas lui, de préparer la ruine insensée de l'idéalisme, dementes ruinas. Mais son règne a laissé des monuments énormes. Telle des oeuvres qu'il a plantées sur notre sol semble indestructible. Il faut être un de ces émigrés de lettres dont nous parlions à l'instant pour nier la beauté d'un roman épique tel que Germinal. S'il est vrai que nous avons triomphé du naturalisme doctrinaire, sachons que le premier devoir des vainqueurs est de respecter, de protéger, de défendre le patrimoine des vaincus et faisons-nous un honneur de mettre les chefs-d'oeuvre de l'école de M. Zola à l'abri de l'injure.
Naguère j'exprimais, en traits assez forts, mon horreur des attentats commis par le naturalisme contre la majesté de la nature, la pudeur des âmes ou la beauté des formes; je détestais publiquement ces outrages à tout ce qui rend la vie aimable. «Si même, disais-je, la grâce, l'élégance, le goût ne sont que de frêles images modelées par la main de l'homme, il n'en faut pas moins respecter ces idoles délicates; c'est ce que nous avons de plus précieux au monde et, si pendant cette heure de vie qui nous est donnée, nous devons nous agiter sans cesse au milieu d'apparences insaisissables, n'est-il pas meilleur de voir en ces apparences des symboles et des allégories, n'est-il pas meilleur de prêter aux choses une âme sympathique et un visage humain? Les hommes l'ont fait depuis qu'ils rêvent et qu'ils chantent, c'est-à-dire depuis qu'ils sont hommes. Ils le feront toujours en dépit de M. Émile Zola et de ses théories esthétiques; toujours ils chercheront dans l'inconnaissable nature l'image de leurs désirs et la forme de leurs rêves. Et notre conception générale de l'univers sera toujours une mythologie.» Voilà comme nous parlions, comme nous parlons encore. Mais il s'en faut que dans le combat du naturalisme, la vérité soit toute rangée d'un côté et l'erreur de l'autre. Cet ordre ne s'observe que dans les batailles célestes de Milton. La mêlée humaine est toujours confuse et l'on ne sait jamais bien au juste en ce monde avec qui et pourquoi l'on se bat. M. Zola, tout le premier, qui a déclaré une si rude guerre à l'idéalisme, est parfois lui-même un grand, idéaliste; il pousse au symbole; il est poète. Et, dans la ruine de ses doctrines, son oeuvre reste en partie debout.
Au demeurant, tous les chemins du beau sont obscurs; il y a beaucoup de mystère dans les choses de l'art et il n'est guère plus sage d'abattre les doctrines que de les édifier. Ce sont là de vains amusements, des sujets de haine, des occasions dangereuses d'orgueil. Les poètes y perdent leur innocence et les critiques leur bonté.
Il faut reconnaître, enfin, que l'idéalisme et le naturalisme correspondent à deux sortes de tempéraments que la nature produit et produira toujours, sans que jamais l'un parvienne à se développer à l'exclusion de l'autre.
La grande erreur de M. Zola, puisqu'il faut toujours revenir à ce terrible homme, fut de croire que sa manière de sentir était la meilleure et, partant, la seule bonne. Il fut dogmatique et prétendit imposer l'orthodoxie réaliste. C'est ce qui nous irrita tous et excita ses amis à secouer son joug.
L'orgueil perdit le Lucifer de Médan. Je suis sûr qu'aujourd'hui encore, abandonné de toute son armée, assis seul à l'écart avec son génie et se rongeant les poings, il rêve encore la domination par le naturalisme. Mais comment ne voit-il pas qu'on naît naturaliste ou idéaliste comme on naît brun ou blond, qu'il y a un charme après tout à cette diversité et qu'il importe seulement qu'on reste ce qu'on est? Perdre sa nature c'est le crime irrémissible, c'est la damnation certaine, c'est le pacte avec le diable.
M. Octave Feuillet est resté ce qu'il était. Il n'a vendu son âme à aucun diable. Il se montre dans son nouveau roman fidèle à cet art exquis et tout français qu'il exerce, depuis trente ans, avec une autorité charmante, cet art de composer et de déduire par lequel on procède, même en étant un simple conteur, des Fénelon et des Malebranche, et de tous ces grands classiques qui fondèrent notre littérature sur la raison et le goût.
On a nié qu'il fût nécessaire et même qu'il fût bon de composer ainsi. On a voulu de notre temps que le roman fût sans composition et sans arrangement. J'ai entendu le bon Flaubert exprimer à cet égard avec un enthousiasme magnifique des idées pitoyables. Il disait qu'il faut découper des tranches de la vie. Cela n'a pas beaucoup de sens. À y bien songer, l'art consiste dans l'arrangement et même il ne consiste qu'en cela. On peut répondre seulement qu'un bon arrangement ne se voit pas et qu'on dirait la nature même. Mais la nature, et c'est à quoi Flaubert ne prenait pas garde, la nature, les choses ne nous sont concevables que par l'arrangement que nous en faisons. Les noms mêmes que nous donnons au monde, au cosmos, témoignent que nous nous le représentons dans son ordonnance et que l'univers n'est pas autre chose, à notre sens, qu'un arrangement, un ordre, une composition.
Pour parler comme un discours académique du XVIIe siècle, nous dirons que M. Octave Feuillet «a toutes les parties de son art», la composition, l'ordonnance, et cette mesure, cette discrétion qui permet de tout dire et qui fait tout entendre. Il a aussi l'audace et le coup de force. Nous l'avons retrouvé dans Honneur d'artiste, ce coup qui porte et ces bonds rapides où le récit s'enlève comme un cheval de sang au saut d'une haie.
Ces causeries, pour être fidèles à leur titre, doivent rester dans la vie, au milieu des choses, et ne point s'enfermer dans les pages d'un livre, fût-il le plus séduisant du monde. Je ne le regrette qu'à demi. Il y a quelque chose de pénible à disséquer un roman, à montrer le squelette d'un drame. Je n'analyserai pas le livre aux marges duquel j'écris ces réflexions d'une main abandonnée. Je ne vous dirai pas comment mademoiselle de Sardonne rejoint dans l'enfer des damnées de l'amour ses soeurs adorables, Julia de Trécoeur, Blanche de Chelles et Julie de Cambre. Je ne vous dirai pas jusqu'où le peintre Jacques Fabrice pousse le sentiment de l'honneur. Mais après avoir lu Honneur d'artiste, relisez Fort comme la mort, de M. de Maupassant. Vous prendrez plaisir, je crois, à comparer les deux artistes, les deux peintres, Jacques Fabrice et Olivier Bertin, qui meurent victimes l'un et l'autre d'un amour cruel. Le contraste des deux natures est là frappant. M. Octave Feuillet a pris plaisir à nous montrer un héros; M. de Maupassant au contraire, prend garde à ce que son peintre ne soit jamais un héros. Au reste, ce roman de M. de Maupassant est un chef-d'oeuvre en son genre.
Un mot encore, que je dirai tout bas:
Certains épisodes d'Honneur d'artiste ont un ragoût dont plus d'une lectrice sera friande, en secret. Il y a, par exemple, un mariage «fin de siècle», d'un goût assez vif. Le mari va passer sa nuit de noce au cercle et chez une créature. À son retour il ne trouve personne; madame est sortie. Elle rentre à huit heures du matin, sans fournir d'explications. Le mari n'insiste pas: ce serait bourgeois. Mais il en conçoit pour sa femme une profonde admiration. Il la trouve forte.
—Épatant, se dit-il.
Et, dans sa bouche, c'est là le suprême éloge.
Il y a aussi l'épisode des jeunes filles, qui tiennent entre elles des propos à faire rougir un singe. Je ne me trompe pas, le mot est de M. Feuillet lui-même, dans un précédent ouvrage.
Me voilà au bout de ma causerie. Je n'ai rien dit presque de ce que je voulais dire. Il n'y aurait que demi-mal, si j'avais mis un peu d'ordre dans mes idées, mais je crains d'avoir brouillé certaines choses. Ce n'est pas tout que de parler d'abondance de coeur. Encore faudrait-il un peu de méthode.
Nous reviendrons un jour sur l'oeuvre de M. Octave Feuillet. Nous rechercherons l'action du maître sur les conteurs contemporains et nous lui trouverons tout d'abord deux disciples directs d'une grande distinction, M. Duruy et M. Rabusson. Dans un bien joli livre qui vient de paraître (les Romanciers d'aujourd'hui), M. Le Goffic fait observer que M. Rabusson procède de M. Octave Feuillet, mais en prenant la contre-partie des idées du maître. Et cela est vrai. M. Feuillet nous décrit le monde avec une indulgence caressante et un idéalisme coquet. M. Rabusson est, au contraire, un mondain qui dit beaucoup de mal du monde.
Il faudrait insister sur tous ces points. Et je n'ai plus le temps de le faire. J'ai mérité le reproche que Perrin Dandin adresse à l'avocat du pauvre Citron
Il dit fort posément ce dont on a que faire
Et court le grand galop quand il est à son fait.
30 décembre 1890.
Quant cet article a été écrit, Octave Feuillet vivait encore. Qu'on me permette de reproduire ici ce que nous écrivions à la nouvelle de sa mort dans le Temps du 31 décembre 1890.
Octave Feuillet est mort hier. Un coeur délicat et pur a cessé de battre. Tous ceux qui l'ont connu savent qu'il avait une bonté fine et une bienveillance ingénieuse et qu'il mettait de la grâce dans sa cordialité. C'était, j'en ai pu juger, un galant homme qui portait dans ses sentiments toutes les délicatesses du goût. Bien qu'il touchât à la vieillesse, il avait gardé je ne sais quoi de jeune encore qui rend sa perte plus cruelle. Il avait retenu des belles années l'air amène et le don de plaire. La maladie l'avait depuis longtemps touché. Né avec une excessive délicatesse nerveuse et sensible au point de ne pouvoir supporter un voyage en chemin de fer, dans ces dernières années, sa santé était gravement troublée; mais les maladies de nerfs ont une marche si capricieuse, elles offrent de si brusques rémissions, elles sont de leur nature si bizarres, elles ont de telles fantaisies que, le plus souvent, on a cessé de les craindre quand elles s'aggravent réellement. La mort d'Octave Feuillet est une surprise cruelle. Pour ma part, j'ai peine à sortir de l'étonnement douloureux où elle me jette pour accomplir mon devoir qui est de dire en quelques mots la perte que les lettres viennent de faire.
Nous avons parlé ici même à plusieurs reprises du talent d'Octave Feuillet. Nous avons montré son art de composer, son entente du bel arrangement et sa science des préparations. Il fut à cet égard le dernier classique. Il avait des secrets qui sont aujourd'hui perdus. On en peut regretter quelques-uns, et particulièrement l'unité de ton, qu'il observait en maître et qui donne à ses romans une incomparable harmonie.
Nous n'avons pas besoin de rappeler qu'il savait peindre les caractères et marquer les situations. Il avait le goût, la mesure, le tact; et il était unique pour tout dire sans choquer.
Un art nouveau est venu après le sien, un art qui a marqué sa place par de nombreux ouvrages. Ce n'est pas le moment, sans doute, d'opposer une forme d'art à une autre. Chaque génération coule sa pensée dans le moule qui lui plaît le mieux. Il faut comprendre les manifestations de l'art les plus diverses: si le naturalisme est venu, c'est qu'il devait venir, et le critique n'a plus qu'à l'expliquer.
Pour la même raison, il faut admettre aussi l'idéalisme d'Octave Feuillet, qui vint après le romantisme. La part d'Octave Feuillet fut d'être le poète du second empire. Maintenant que ses créations reculent dans le passé, on en saisit mieux le caractère et le style. Ces Julia de Trécoeur, ces Blanches de Chelles, ces Julie de Cambre ont leur vérité: elles sont des femmes de 1855. Elles ont le mordant, le brusque, l'inquiet, l'agité, le brûlé de ce temps, où il y eut une grande poussée de sensualisme et de vie à outrance. Dans leurs sens affinés commence la névrose.
Octave Feuillet fut le révélateur exquis d'un monde brutal, sensuel et vain. Il eut dans la grâce l'audace et la décision et il sut marquer d'un trait sûr la détraquée et le viveur; ce classique nous montre la fin d'un monde.
Il est vrai, et vrai parfois jusqu'à la cruauté. Mais il est poète; il a l'indulgence du poète; il embellit tout ce qu'il touche sans le dénaturer. Il déploie avec amour tout ce qui reste d'élégance et de charme dans cette société qui n'a plus d'art et où la passion même est sans éloquence. Il pare ses héros et ses héroïnes. A-t-il tort? En sont-ils moins vrais pour cela? Non, certes! Par tous les temps, et même dans les sociétés fiévreuses et malades, la nature a sa beauté. Cette beauté, l'artiste la découvre et nous la montre.
La poésie de Feuillet c'est la poésie second empire. Le style de Feuillet, c'est le bon style Napoléon III. Quand la crinoline aura, comme les paniers, le charme du passé, Julia de Trécoeur entrera dans l'idéal éternel des hommes.
Il est à remarquer que ce romancier des faiblesses élégantes et des passions choisies, ce peintre de la vie embellie par le luxe, était un solitaire. Il vécut une grande partie de sa vie paisible caché dans sa petite ville montueuse de Saint-Lô, en compagnie de la femme admirable qui le pleure aujourd'hui et qui par le caractère, comme par le charme du bien dire (on le saura peut-être un jour), était digne de partager la vie de cet écrivain galant homme.
BOUDDHISME
Sans croire le moins du monde que l'Europe soit près d'embrasser la doctrine du nirvana, il faut reconnaître que le bouddhisme, aujourd'hui mieux connu, exerce sur les esprits libres et curieux un attrait singulier et que la grâce de Çakya-Mouni opère aisément sur les coeurs non prévenus. Et il est merveilleux, si l'on y songe, que cette source de morale, qui jaillit du pied de l'Himalaya avant l'éclosion du génie hellénique, ait gardé sa pureté féconde, sa fraîcheur délicieuse, et que le sage de Kapilavastu soit encore pour notre vieille humanité souffrante le meilleur des conseillers et le plus doux des consolateurs.
Le bouddhisme n'est presque pas une religion; il n'a ni cosmogonie, ni dieux, ni culte à proprement parler. C'est une morale, et la plus belle de toutes; c'est une philosophie qui s'accorde avec les spéculations les plus hardies de l'esprit moderne. Il a conquis le Tibet, la Birmanie, le Népal, Siam, le Cambodge, l'Annam, la Chine et le Japon, sans verser une goutte de sang. Il n'a pu se maintenir dans l'Inde si ce n'est à Ceylan, mais il compte encore quatre cents millions de fidèles en Asie. En Europe, sa fortune depuis soixante ans n'est pas moins extraordinaire, si l'on y songe. À peine connu, il a inspiré au plus puissant philosophe de l'Allemagne moderne une doctrine dont on ne conteste plus l'ingénieuse solidité. On sait en effet que la théorie de la volonté fut édifiée par Schopenhauer sur les bases de la philosophie bouddhique. Le grand pessimiste ne s'en défendait pas, lui qui, dans sa modeste chambre à coucher, gardait un Bouddha d'or.
Les progrès de la grammaire comparée et de la science des religions nous ont beaucoup avancés dans la connaissance du bouddhisme. Il faut bien reconnaître aussi que, dans ces dernières années, le groupe des théosophistes, dont les opinions sont si singulières, a contribué à répandre en France et en Angleterre les préceptes de Çakya-Mouni. Pendant ce temps, à Ceylan, le grand-prêtre de l'Église du Sud, Sumangala, faisait à la science européenne l'accueil le plus favorable. Ce vieillard au visage de bronze clair, drapé majestueusement dans sa robe jaune, lisait les livres d'Herbert Spencer en mâchant le bétel. Le bouddhisme, dans sa bienveillance universelle, est doux envers la science, et Sumangala se plut à ranger Darwin et Littré parmi ses saints, comme ayant montré, à l'égal des ascètes de la jungle, le zèle du coeur, la bonne volonté et le mépris des biens de ce monde.
Au reste, l'Église du Sud, à laquelle Sumangala commande, est plus rationaliste et plus libérale que l'Église du Nord, dont le siège apostolique est au Tibet. Il est croyable qu'à les examiner de près les deux communions sont déparées par des pratiques mesquines et des superstitions grossières, mais à ne voir que l'esprit, le bouddhisme est tout entier sagesse, amour et pitié.
Le premier mai 1890, pendant qu'une agitation heureusement contenue, mais qui révèle par son universalité une puissance nouvelle avec laquelle il faut compter, soulevait au soleil du printemps la poussière des capitales, le hasard m'avait conduit dans les salles paisibles du musée Guimet, et là, solitaire, au milieu des dieux de l'Asie, dans l'ombre et dans le silence de l'étude, présent encore par la pensée aux choses de ce temps, dont il n'est permis à personne de se détacher, je songeais aux dures nécessités de la vie, à la loi du travail, à la souffrance de vivre, et, m'arrêtant devant une image de ce sage antique dont la voix se fait entendre encore à l'heure qu'il est à plus de quatre cents millions d'hommes, je fus tenté, je l'avoue, de le prier comme un dieu et de lui demander ce secret de bien vivre que les gouvernements et les peuples cherchent en vain.
Et il me semble que le doux ascète, éternellement jeune, assis les jambes croisées sur le lotus de pureté, la main droite levée comme pour enseigner, me répondit par ces deux mots: Pitié et résignation. Toute son histoire, réelle ou légendaire, mais en tout cas si belle, parlait pour lui; elle disait:
«Fils d'un roi, nourri dans des palais magnifiques, dans des jardins fleuris où, sous les fontaines jaillissantes, les paons déployaient sur le gazon leur éventail ocellé, et dont les hautes murailles me cachaient les misères de ce monde, mon coeur fut saisi de tristesse, car une pensée était en moi. Et, quand mes femmes baignées de parfums dansaient en jouant de la musique, mon harem se changeait à mes yeux en un charnier et je disais: «Voici que je suis dans un cimetière.»
»Or, étant sorti quatre fois de mes jardins, je rencontrai un vieillard et je me sentis atteint de sa décrépitude, je rencontrai un malade et je souffris de son mal, je rencontrai un cadavre et la mort fut en moi. Je rencontrai un ascète et, comprenant qu'il possédait la paix intérieure, je résolus de la conquérir à son exemple. Une nuit que tout sommeillait dans le palais, je jetai un dernier regard sur ma femme et mon enfant endormis et, montant mon cheval blanc, je m'enfuis dans la jungle pour méditer sur la souffrance humaine, ses causes innombrables et le moyen d'y échapper.
»J'interrogeai à ce sujet deux solitaires fameux, qui m'enseignèrent que, par les tortures du corps, l'homme peut acquérir la sagesse. Mais je connus qu'ils n'étaient point sages, et moi-même, après un long jeûne, j'étais tellement exténué par l'abstinence que les bergers du mont Gaya disaient en me voyant: «Oh! le bel ermite: il est tout noir, il est tout bleu, il est de la couleur du poisson madjoura». Mes prunelles luisaient dans les orbites creuses de mes yeux comme le reflet de deux étoiles au fond d'un puits; je fus sur le point d'expirer sans avoir acquis les connaissances que j'étais venu chercher. C'est pourquoi, étant descendu sur les bords du lac Nairandjanâ, je mangeai la soupe de miel et de lait que m'offrit une jeune fille. Ainsi réconforté je m'assis le soir au pied de l'arbre Boddhi et j'y passai la nuit dans la méditation. Vers la pointe du jour, mon intelligence s'ouvrit comme la blanche fleur du lotus et je compris que toutes nos misères viennent du désir qui nous trompe sur la véritable nature des choses et que, si nous possédions la connaissance de l'univers, il nous apparaîtrait que rien n'est désirable, et qu'ainsi tous nos maux finiraient.
»À compter de ce jour, j'employai ma vie à tuer en moi le désir et à enseigner aux hommes à le tuer dans leurs coeurs. J'enseignais l'égalité avec la simplicité, je disais: «Ce ne sont ni les cheveux tressés, ni les richesses, ni la naissance qui font le brahmane. Celui en qui se rencontrent la vérité et la justice, celui-là est brahmane.»
»Je disais encore: Soyez sans orgueil, sans arrogance, soyez doux. Les passions, qui sont les armées de la mort, détruisez-les comme un éléphant renverse une hutte de roseaux. On ne se rassasie pas plus avec tous les objets du désir qu'on ne peut se désaltérer avec toute l'eau de la mer. Ce qui rassasie l'âme, c'est la sagesse. Soyez sans haine, sans orgueil, sans hypocrisie. Soyez tolérants avec les intolérants, doux avec les violents, détachés de tout parmi ceux qui sont attachés à tout. Faites toujours ce que vous voudriez que fît autrui. Ne faites de mal à aucun être.
»Voilà ce que j'enseignai aux pauvres et aux riches, pendant quarante-cinq ans, après lesquels je méritai d'entrer dans le bienheureux repos que je goûte à jamais.»
Et l'idole dorée, le doigt levé, souriante, ses beaux yeux ouverts, se tut.
Hélas! s'il exista, comme je le crois, Çakya-Mouni fut le meilleur des hommes. «C'était un saint!» s'écria Marco Polo en entendant son histoire. Oui, c'était un saint et un sage. Mais sa sagesse n'est pas faite pour les races actives de l'Europe, pour ces familles humaines si fort en possession de la vie. Et le remède souverain qu'il apporte au mal universel ne convient pas à notre tempérament. Il invite au renoncement et nous voulons agir; il nous enseigne à ne rien désirer et le désir est en nous plus fort que la vie. Enfin, pour récompense de nos efforts, il nous promet le nirvana, le repos absolu, et l'idée seule de ce repos nous fait horreur. Çakya-Mouni n'est pas venu pour nous; il ne nous sauvera pas. Il n'en est pas moins l'ami, le conseiller des meilleurs et des plus sages. Il donne à ceux qui savent l'entendre de graves et de fortes leçons, et s'il ne nous aide pas à résoudre la question sociale, le baume de sa parole peut guérir plus d'une plaie cachée, adoucir plus d'une douleur intime.
Avant de quitter le musée Guimet, j'obtins d'entrer dans la belle rotonde où sont les livres. J'en feuilletai quelques-uns: l'Histoire des religions de l'Inde, par M. L. de Milloué, le savant collaborateur de M. Guimet, l'Histoire de la littérature hindoue, par Jean Lahor, pseudonyme qui cache un poète savant et philosophe, quelques autres encore. J'y lus, parmi plusieurs légendes bouddhiques, une histoire admirable que je vous demande la permission de conter, non telle qu'elle est écrite, malheureusement, mais telle que j'ai pu la retenir. Elle m'occupe tout entier, et il faut absolument que je vous la dise.