Le Bourdeau des neuf pucelles
Le Bourdeau des Neuf Pucelles
Pour lire à la lanterne du Bourdeau
Empruntant en partie à Claude Le Petit le titre de ce livre, le moins que je puisse faire c’est de le lui dédier, et de rajeunir la mémoire de sa mésaventure. Il mérita d’être appelé « Théophile le jeune » non seulement parce qu’il fut le successeur de Théophile de Viau dans la littérature libertine, non seulement, comme le dit Frédéric Lachèvre, « parce qu’il a réalisé le type de l’impie et de l’athéiste dépeint 35 ans auparavant par le père Garasse, » mais aussi pour un talent égal à celui de son maître, et certainement il serait aujourd’hui classé parmi les grands poètes du siècle de Louis XIV, s’il n’avait été brûlé à 23 ans. Que resterait-il des meilleurs, si leur carrière avait été interrompue au milieu de leur cinquième lustre ? Les plus belles ballades de Villon datent de « l’an trentième de son âge ». Et l’on peut assurer que, si l’arrêt des juges de Mesmes et du Tillet a, sans pitié mais non sans raisons, sous un gouvernement fort, défendu l’ordre religieux et monarchique, il a privé les lettres françaises d’un grand écrivain, que l’expérience de la vie eût certainement amendé. Il a bâti un « clapier », il eût élevé un temple.
Voici des vers de Claude sur un de ses ouvrages :
A moi-même, sur mon livre de « L’Heure du Berger » :
Quoique l’on me puisse direDe mon Heure du Berger,Je n’ai fait que la décrire.Je n’ai fait que la songer :Dedans l’Amoureuse Histoire,Le plaisir plus que la gloireFlatte mon âme en ce jour,Et je bénirois ma ruseSi j’avois trouvé chez l’AmourCe que j’ay trouvé chez la Muse.
Dans les vers suivants il a peint un poète crotté avec des traits dignes de Saint-Amant :
[1] Poète faisait 2 syllabes dans la prosodie du XVIIe.
Obligé par prudence de s’exiler, Claude se dirigea vers l’Espagne, nous apprend Lachèvre. Tandis qu’il traversait la ville huguenote de La Rochelle, un gueux lui vola son manteau :
A LA VILLE DE LA ROCHELLE
Voici l’histoire de l’arrestation et du supplice de Claude Le Petit, selon la version de Lefèvre de Saint-Marc que j’ai adoptée dans Le Verger des Muses. Dans ces vers je fais parler le poète selon la vraisembance de ses rancunes ; il n’exprime pas mes sentiments personnels.
A CLAUDE LE PETIT
qui a écrit Le Bordel des Muses ou Les Neuf Pucelles Putains, et en fut puni par le bucher, en place de Grève, le 1er Septembre 1662.
I
II
III
L’admirable érudit, M. Lachèvre, qui a renouvelé la connaissance que nous avions, ou pensions avoir de l’histoire du libertinage au XVIIe, donne une autre version de l’arrestation, mais tout le monde est d’accord sur les circonstances de la condamnation et du supplice.
Claude, quelques heures avant le fagot, put faire connaître au baron de Schildebek où était caché le manuscrit du Bordel des Muses. Et rassuré sur le sort de son œuvre, que son ami promettait de publier, il marcha au bucher sans défaillance.
Le Sodomite Jacques Chausson, dit des Etangs, l’y avait précédé, et Le Petit lui avait adressé ce cynique adieu :
L’exemple n’avait donc pas servi à cette tête folle. Schildebek tint sa promesse, et fit imprimer à Leyde en 1663 ce qu’il put recouvrer du Bordel des Muses, dont une partie importante avait été dérobée.
Or, de cette Edition de Leyde, s’il nous reste la Table générale des Matières, indiquant un ouvrage composé de 4 parties, et d’environ 78 poèmes, nous n’avons plus que 4 stances, une épigramme, 4 ou 5 sonnets. Le reste a péri.
Mes vers n’ont pas la prétention de remplacer les absents. Le lecteur y trouvera avec moins de génie, moins de crudité. Je ne plonge point aux vases indus[2], les mots orduriers me répugnent. On expliquera ma retenue par l’âge et la prudence qu’enseigne le bucher. Ceux qui croient aux réincarnations penseront que le supplice du feu m’a purifié. Le roman que j’ai publié sous le titre « La Réincarnation de Claude Petit » n’est pas mon autobiographie. Ceux qui me connaissent savent qu’il s’en faut. Aussi ont-ils cherché moins dans le style de ma vie que dans la vie de mon style des rapprochements avec celui qui fut brûlé en 1662.
[2] Rien n’établit, au surplus, la bougrerie de Claude. Le sonnet où Jacques Chausson est traité d’infâme, permet de croire que ce vice odieux répugnait à l’auteur de L’Heure du Berger.
Les autres ont raconté qu’avant d’avoir lu dans Lachèvre certains poèmes de Le Petit, je me les étais récités à moi-même en rêve ; et qu’après leur publication, si je commençais la lecture d’un sonnet, il m’arrivait de l’achever de mémoire. Mais les Normands ne sont pas prompts aux confessions publiques ; un seul pourrait dire si, descendant profondément en lui-même, il y reconnaît quelques signes d’identité ou de parenté avec Claude.
Ce n’est qu’une ressemblance superficielle de constater qu’il était normand comme je le suis. Il s’est déclaré normand à ses juges. Au lieu qu’il indiqua pour celui de sa naissance, vivaient ses parents homonymes, à Beuvron, diocèse, parlement et intendance de Rouen. Là, il avait été comme moi-même, élevé par une tante. Pourtant M. Lachèvre l’a fait parisien, sous prétexte qu’il n’a pas retrouvé aux registres de la paroisse le nom de Claude Le Petit. Mais il pouvait être protestant, comme tant d’autres libertins nés dans cette religion des tristes et qui en sortirent par vocation naturelle pour la joie. Ainsi St-Amant, si Tallemant est à croire. Ainsi Bois Robert et le Cardinal du Perron. M. Lachèvre, qui sent naître l’objection, la réfute d’avance en s’appuyant sur le fait que notre poète fut élève des Jésuites. Mais ceux-ci élevaient de jeunes huguenots, pour les convertir en douceur avant de le faire par dragonnades. Si riche que la Normandie soit en poètes, je la conjure de ne pas renoncer à celui-ci, dont à défaut de naissance constatée, la race n’est contestée par personne.
Si mon prédécesseur fut huguenot et s’il fut bougre, je déteste la bougrerie et suis né dans la religion catholique. A défaut de la foi, je respecte le culte de mes aïeux, et me désolidarise des infâmes sonnets de Claude Le Petit contre la Vierge. J’ai pour elle, sinon la foi de Villon, sa piété.
Mais je n’ai pas les mêmes scrupules pour outrager Calliope et donner le fouet à la Muse Erotique. Qu’elles en rient ou qu’elles en jouissent ! N’a-t-on pas vu des passionnés se plaire à ces punitions ?
Des contemporains de Claude, incapables de pactiser avec ses péchés, l’ont défendu ou expliqué. Schildebeck a écrit :
« Claude composait plus par boutade que par malice. Il faisait moins des vers profanes et satiriques par impiété et profanation que par caprice et fantaisie. »
Le baron ajoute : « Il vaut mieux bien faire du mal que mal faire du bien, et le poète est excusable en cela qu’il était né si fatalement pour la satire et pour les femmes, qu’il lui était aussi impossible de ne point écrire que de ne point chevaucher. »
Voilà qui paraît plus juste que l’arrêt de de Mesmes, en tout cas moins impitoyable.
Les Muses ont trahi ce jeune homme qui avait été leur courtisan, et il peut lui déplaire, aux Champs Elysées, de les entendre toujours nommer « Pucelles » ou « Chastes Sœurs ». Il les a connues chez les Libertins et les dénonce impudiques. N’est-il pas vrai que plus d’Aventuriers se sont baignés nus avec elles dans leurs fontaines, que d’Avaricieux parmi les sablons du Pactole ? Est-il poètereau qui ne se soit réclamé de leur lit ? A tout barde qui prend son luth, elles donnent un baiser. Et la suite. Claude leur fait des reproches moins graves que Baudelaire dans Bénédiction. Et Baudelaire n’est pas mort sur un bucher, lui. Plus que la colère du fils de Pelée, les Muses ont précipité chez Pluton une foule de héros. Ceux qu’elles marquent à leur signe, souvent sont promis aux corbeaux et aux chiens. Phœbus Apollo, chef de chœur, trop souvent s’élance de l’Olympe en fureur ; « les flèches redoutables sonnent à chaque pas sur ses épaules. »[3] Et Villon en fut percé. Et Deubel. Et Chénier, qui pourtant l’avait prié par son arc d’argent sous le nom de Sminthée !
[3] Homère, Iliade.
Combien nous serions excusables de représailles moins joyeuses. Or, pour Cour de justice, nous n’assemblons contre les Neuvaines qu’un Décaméron. Eros peui les exclure de ses fêtes, et la Volupté chanter sans leurs secours.
Jouir comme Rire est le propre de l’homme. J’ai ri et me suis amusé dans ce livre, où je n’ai offensé que des Mythes, mais indestructibles. Parce que l’œuvre de Claude a été réduite en cendres, et parce que les feuilles de son manuscrit ont été dispersées, je lui ai donné la consolation posthume d’en remettre au moins le titre en lumière, le titre que j’ai considéré comme un legs. Mais j’en ai abandonné un peu pour frais d’hoirie. L’archaïsme de Bourdeau est moins voyant que le mot qui finit en del. Et sans craindre les Pères Garasse[4], je fuis le mot scandaleux. Tiré à petit nombre, ce recueil ne mérite que le Purgatoire, indigne de figurer dans l’Enfer de la Bibliothèque Nationale, de Fernand Fleuret et Perceau, s’ils en font une nouvelle édition.
Ch. Th. F.
[4] L’illustre philosophe Jules de Gaultier, interrogé par Maurice Caillard à propos de la croyance aux Réincarnations a répondu : « Théophile Gautier dans l’admirable madrigal Panthéiste des Affinités Secrètes ouvre d’autres perspectives à travers lesquelles les souvenirs hantés du romancier de Claude Le Petit pourraient trouver peut-être à se préciser. L’hypothèse poétique de Gautier suppose une sorte de mémoire atomique qui fait se reconnaître les éléments juxtaposés des formes anciennes, lorsqu’après les dissociations mortelles ils se rencontrent dans des corps nouveaux.
De cette hypothèse poétique dans la matière de laquelle Gautier a ciselé une si délicate et si précieuse orfèvrerie, je ne doute pas que M. Feret ne soit habile, s’il lui plaît, à tirer une application favorable à sa thèse.
Je ne prendrai pas parti… Je m’en tiens à souhaiter, avec beaucoup de force, que les atomes, où s’assemblèrent jadis les formes maléfiques des Juges et des Bourreaux de Claude Le Petit, n’aillent pas se reconstituer de nos jours, tandis que ce poète libertin, dissimulé sous le masque protecteur de Ch. Th. Féret, compose encore pour nous de beaux poèmes et d’ingénieuses fictions. »
Jules de Gaultier.