Le Cabinet des Fées: Or Recreative Readings Arranged for the Express Use of Students in French
The Project Gutenberg eBook of Le Cabinet des Fées
Title: Le Cabinet des Fées
Editor: Georges Gérard
Contributor: Jeanne-Marie Leprince de Beaumont
Charles Perrault
Release date: May 20, 2009 [eBook #28891]
Language: French
Credits: Produced by Fritz Ohrenschall, Sania Ali Mirza, Rénald Lévesque
and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
(This book was produced from scanned images of public
domain material from the Google Print project.)
LE
CABINET DES FÉES,
OR
RECREATIVE READINGS,
ARRANGED FOR THE EXPRESS USE OF STUDENTS IN FRENCH.
BY GEORGES GÉRARD A. M.,
PROFESSOR OF FRENCH AND LITERATURE, AND AUTHOR OF SEVERAL WORKS
TO FACILITATE THE RAPID ACQUIREMENT OF THE
FRENCH LANGUAGE.
NEW YORK:
D. APPLETON AND COMPANY,
346 & 348 BROADWAY.
M.DCCC.LIX
Entered according to Act of Congress, in the year 1858, by
D. APPLETON & COMPANY,
In the Clerk's Office of the District Court of the United States for the
Southern District of New York.
PREFACE.
Little need be said, at the present day, of the importance of a knowledge of the French Language. It is the key to immense treasures in literature and science, the medium of communication in European diplomacy, and is, confessedly, an indispensable accomplishment of the modern traveller and the man of liberal education.
We have, therefore, only to explain the object and claims of the present work. In offering it to the American student we have endeavored to meet an obvious want of a suitable book of exercises in translating from the French--to produce a work adapted peculiarly to the wants of American society--calculated to interest as well as instruct beginners of every age, and suited alike for the use of private students and promiscuous classes.
After an experience of many years in teaching, we are convinced that such works as the Adventures of Telemachus, and the History of Charles the Twelfth--despite their incontestable beauty of style and richness of material--are too difficult for beginners, even of mature age. Such works, too, consisting of a continuous narrative, present to most students the discouraging prospect of a formidable undertaking which they fear will never be completed.
On the other hand, a mere book of fables, although free from the last objection, is, in general, too narrow in its scope to fulfil the desired end.
To avoid the difficulties and secure the advantages mentioned, we have chosen the Fairy Tales of Charles Perrault and Madame de Beaumont. The department of literature thus sought as the means of instruction in language, supplies, as our own experience has amply demonstrated, agreeable and attractive material for beginners of all ages and conditions.
The works selected are acknowledged to be admirable models of grace and purity in French composition, whilst the simplicity of style encourages the student by soon making him conscious of progress. The subjects offer at once attractive novelties for the young and agreeable relaxation for the mature.
In conclusion, we have only to remark that the difficulties of the French idiom are explained by notes neither too scanty, nor yet so numerous as to embarrass; and that a few expressions, inconsistent with the decorum of American taste, have been carefully expurgated, without, as we hope, diminishing the interest of the subject or impairing the style. G. GÉRARD.
Philadelphia, Nov. 1858.
CONTENTS
Le Petit Chaperon Rouge,
Le Chat Botté,
Cendrillon,
La Belle au Bois Dormant,
Riquet à la Houppe,
Le Petit Poucet,
Les Fées,
Peau D'âne,
L'oiseau Bleu,
La Bonne Petite Souris,
La Barbe-Bleue,
Finette Cendron,
La Chatte Blanche,
Aurore et Aimée,
La Veuve et ses deux Filles,
La Biche au Bois,
La Belle et la Bête,
La Belle aux Cheveux d'or,
Le Prince Chéri,
Fatal et Fortuné,
Le Prince Tity,
La Grenouille Bienfaisante,
Les Trois Souhaits,
Bellotte et Laideronnette,
Le Pêcheur et le Voyageur,
Le Chien Reconnaissant,
LE CABINET DES FEES
LE PETIT CHAPERON ROUGE.
Il était une fois une petite fille de village, la plus jolie qu'on eût su voir: sa mère en était folle, 1 et sa mère-grand plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge qui lui seyait 2 si bien, que partout on l'appelait le Petit Chaperon Rouge.
Un jour, sa mère ayant fait et cuit des galettes, lui dit:
--Va voir comment se porte ta mère-grand; car on m'a dit 3 qu'elle était malade. Porte-lui une galette et ce petit pot de beurre.
Le Petit Chaperon Rouge partit aussitôt pour aller chez sa mère-grand, qui demeurait dans un autre village. En passant dans un bois, elle rencontra compère 4 le Loup, qui eut bien envie de la manger; mais il n'osa, à cause de quelques bûcherons qui étaient dans la forêt. Il lui demanda où elle allait. La pauvre enfant, qui ne savait pas qu'il était dangereux de s'arrêter à écouter un Loup, lui dit:
--Je vais voir ma mère-grand, et lui porter une galette avec un pot de beurre, que ma mère lui envoie.
--Demeure-t-elle bien loin? lui dit le Loup.
--Oh! oui, lui dit le Petit Chaperon Rouge; c'est par delà 5 le moulin que vous voyez tout là-bas, 6 là-bas, à la première maison du village.
--Eh bien, dit le Loup, je veux l'aller voir aussi; je m'y en vais par ce chemin-ci et toi par ce chemin-là, et nous verrons à qui plus tôt y sera. 7
Le Loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui était le plus court, et la petite fille s'en alla par le chemin le plus long, s'amusant à cueillir des noisettes, à courir après des papillons, et à faire des bouquets de petites fleurs qu'elle rencontrait. Le Loup ne fut pas longtemps à arriver à la maison de la mère-grand; il heurte.
--Toc, toc.
--Qui est là?
--C'est votre fille le Petit Chaperon Rouge, dit le Loup en contrefaisant sa voix, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre, que ma mère vous envoie.
La bonne mère-grand, qui était dans son lit, à cause qu'elle se trouvait un peu mal, lui cria:
--Tire la chevillette, 8 la bobinette cherra. 9
Le Loup tira la chevillette, et la porte s'ouvrit. Il se jeta sur la bonne femme, et la dévora en moins de rien; car il y avait plus de trois jours qu'il n'avait mangé.
Ensuite, il ferma la porte, et s'alla coucher dans le lit de la mère-grand, en attendant le Petit Chaperon Rouge, qui, quelque temps après, vint heurter à la porte.
--Toc, toc.
--Qui est là?
Le Petit Chaperon Rouge, qui entendit la grosse voix du Loup, eut peur d'abord; mais, croyant que sa mère-grand était enrhumée, il répondit:
--C'est votre fille, le Petit Chaperon Rouge, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre, que ma mère vous envoie.
Le Loup lui cria, en adoucissant un peu sa voix:
--Tire la chevillette, la bobinette cherra.
Le Petit Chaperon Rouge tira la chevillette, et la porte s'ouvrit. Le Loup, la voyant entrer, lui dit, en se cachant dans le lit, sous la couverture:
--Mets la galette et le petit pot de beurre sur la huche, et viens te coucher avec moi.
Le Petit Chaperon se déshabille, et va se mettre dans le lit, où elle fut bien étonnée de voir comment sa mère-grand était faite en son déshabillé. Elle lui dit:
--Ma mère-grand, que vous avez de grands bras!
--C'est pour mieux t'embrasser, ma fille.
--Ma mère-grand, que vous avez de grands pieds!
--C'est pour mieux courir, mon enfant.
--Ma mère-grand, que vous avez de grandes oreilles!
--C'est pour mieux écouter, mon enfant.
--Ma mère-grand, que vous avez de grands yeux!
--C'est pour mieux voir, mon enfant.
--Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents!
--C'est pour te manger.
Et, en disant ces mots, le méchant Loup se jeta sur le Petit Chaperon Rouge, et la mangea.
MORALITÉ.
On voit ici que les jeunes enfants,
Surtout de jeunes filles
Belles, bien faites et gentilles,
Font très-mal d'écouter toutes sortes de gens
Et que ce n'est pas chose étrange
S'il en est tant que le loup mange.
Je dis le loup, car tous les loups
Ne sont pas de la même sorte.
Il en est d'une humeur accorte,
Sans bruit, sans fiel et sans courroux,
Qui, privés, complaisants et doux,
Suivent les jeunes demoiselles
Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles.
Mais, hélas! qui ne sait que ces loups doucereux
De tous les loups sont les plus dangereux?
LE CHAT BOTTÉ.
Un meunier ne laissa pour tous biens, à trois enfants qu'il avait, que son moulin, son âne et son chat. Les partages furent bientôt faits: ni le notaire ni le procureur 1 n'y furent point appelés, ils auraient eu bientôt mangé tout le pauvre patrimoine.
L'aîné eut le moulin.
Le second eut l'âne.
Et le plus jeune n'eut que le chat.
Ce dernier ne pouvait se consoler d'avoir un si pauvre lot. 2
--Mes frères, disait-il, pourront gagner leur vie honnêtement en se mettant ensemble: 3 pour moi, lorsque j'aurai mangé mon chat, et que je me serai fait un manchon de sa peau, il faudra que je meure de faim.
Le Chat, qui entendait ce discours, mais qui n'en fit pas semblant, 4 lui dit d'un air posé et sérieux:
--Ne vous affligez point, mon maître; vous n'avez qu'à me donner un sac et me faire faire 5 une paire de bottes pour aller dans les broussailles, et vous verrez que vous n'êtes pas si mal partagé que vous croyez.
Quoique le maître du Chat ne fit pas grand fond là-dessus, 6 il lui avait vu faire tant de tours de souplesse pour prendre des rats et des souris, comme quand il se pendait par les pieds ou qu'il se cachait dans la farine pour faire le mort, 7 qu'il ne désespéra pas d'en être secouru dans sa misère.
Lorsque le Chat eut ce qu'il avait demandé, il se botta bravement; et, mettant son sac à son cou, il en prit les cordons avec ses deux pattes de devant, et s'en alla dans une garenne 8 où il y avait grand nombre de lapins.
Il mit du son et des lacerons dans son sac; et, s'étendant comme s'il eût été mort, il attendit que quelque jeune lapin, peu instruit encore des ruses de ce monde, vînt se fourrer dans son sac pour manger ce qu'il y avait mis.
A peine fut-il couché, qu'il eut contentement: un jeune étourdi de lapin entra dans son sac; et le maître Chat, tirant aussitôt ses cordons, le prit et le tua sans miséricorde.
Tout glorieux de sa proie, il s'en alla chez le roi et demanda à lui parler.
On le fit monter à l'appartement de Sa Majesté, où, étant entré, il fit une grande révérence au roi, et lui dit:
--Voilà, sire, un lapin de garenne que M. le marquis de Carabas (c'était le nom qu'il prit en gré de donner à son maître) m'a chargé 9 de vous présenter de sa part.
--Dis à ton maître, répondit le roi, que je le remercie et qu'il me fait plaisir.
Une autre fois, il alla se cacher dans un blé, tenant toujours son sac ouvert; et lorsque deux perdrix y furent entrées, il tira les cordons et les prit toutes deux.
Il alla ensuite les présenter au roi, comme il avait fait du lapin de garenne. Le roi reçut encore avec plaisir les deux perdrix, et lui fit donner pour boire.
Le Chat continua ainsi, pendant deux ou trois mois, à porter de temps en temps au roi du gibier de la chasse de son maître. Un jour qu'il sut que le roi devait aller à la promenade sur le bord de la rivière avec sa fille, la plus belle princesse du monde, il dit à son maître:
--Si vous voulez suivre mon conseil, votre fortune est faite; vous n'avez qu'à vous baigner dans la rivière, à l'endroit que je vous montrerai, et ensuite me laisser faire.
Le marquis de Carabas fit ce que son Chat lui conseillait, sans savoir à quoi cela serait bon.
Dans le temps qu'il se baignait, le roi vint à passer; et le Chat se mit à crier de toute sa force:
--Au secours! au secours! voilà M. le marquis de Carabas qui se noie!
A ce cri, le roi mit la tête à la portière; et, reconnaissant le Chat qui lui avait apporté tant de fois du gibier, il ordonna à ses gardes qu'on allât vite au secours de M. le marquis de Carabas.
Pendant qu'on retirait le pauvre marquis de la rivière, le Chat, s'approchant du carrosse, dit au roi que, dans le temps que son maître se baignait, il était venu des voleurs qui avaient emporté ses habits, quoiqu'il eût crié au voleur de toute sa force; le drôle 100 les avait cachés sous une grosse pierre.
Le roi ordonna aussitôt aux officiers de sa garde-robe d'aller quérir 11 un de ses plus beaux habits pour M. le marquis de Carabas.
Le roi lui fit mille caresses; et comme les beaux habits qu'on venait de lui donner relevaient 12 sa bonne mine (car il était beau et bien fait de sa personne), la fille du roi le trouva fort à son gré; et le marquis de Carabas ne lui eut pas plus tôt jeté deux ou trois regards fort respectueux et un peu tendres, qu'elle en devint amoureuse à la folie.
Le roi voulut qu'il montât dans son carrosse et qu'il fût de la promenade. 13
Le Chat, ravi de voir que son dessein commençait à réussir, prit les devants; et ayant rencontré des paysans qui fauchaient un pré, il leur dit:
--Bonnes gens qui fauchez, si vous ne dites au roi que le pré que vous fauchez appartient à M. le marquis de Carabas, vous serez tous hachés menu comme chair à pâté. 14
Le roi ne manqua pas à demander aux faucheurs à qui était ce pré qu'ils fauchaient.
--C'est à M. le marquis de Carabas, dirent-ils tous ensemble; car la menace du Chat leur avait fait peur.
--Vous avez là un bel héritage, dit le roi au marquis de Carabas.
--Vous voyez, sire, répondit le marquis, c'est un pré qui ne manque point de rapporter abondamment toutes les années.
Le Chat, qui allait toujours devant, rencontra des moissonneurs, et leur dit:
--Bonnes gens qui moissonnez, si vous ne dites que tous ces blés appartiennent à M. le marquis de Carabas, vous serez tous hachés menu comme chair à pâté.
Le roi, qui passa un moment après, voulut savoir à qui appartenaient tous les blés qu'il voyait.
--C'est à M. le marquis de Carabas, répondirent les moissonneurs.
Et le roi s'en réjouit avec le marquis.
Le Chat, qui allait devant la carrosse, disait toujours la même chose à tous ceux qu'il rencontrait; et le roi était étonné des grands biens de M. le marquis de Carabas.
Le maître Chat arriva enfin dans un beau château, dont le maître était un Ogre, le plus riche qu'on ait jamais vu: car toutes les terres par où le roi avait passé étaient de la dépendance de ce château.
Le Chat eut soin de s'informer qui était cet Ogre, et ce qu'il savait faire, et demanda à lui parler, disant qu'il n'avait pas voulu passer si près de son château sans avoir l'honneur de lui faire la révérence.
L'Ogre le reçut aussi civilement que le peut un Ogre, et le fit reposer.
--On m'a assuré, dit le Chat, que vous aviez le don de vous changer en toutes sortes d'animaux; que vous pouviez, par exemple, vous transformer en lion, en éléphant.
--Cela est vrai, répondit l'Ogre brusquement, et, pour vous le montrer, vous m'allez voir devenir lion.
Le Chat fut si effrayé de voir un lion devant lui, qu'il gagna aussitôt les gouttières, non sans peine et sans péril, à cause de ses bottes, qui ne valaient rien pour marcher sur les tuiles.
Quelque temps après, le Chat, ayant vu que l'Ogre avait repris sa première forme, descendit et avoua qu'il avait eu bien peur.
--On m'a assuré encore, dit le Chat, mais je ne saurais le croire, que vous aviez aussi le pouvoir de prendre la forme des plus petits animaux; par exemple, de vous changer en un rat, en une souris: je vous avoue que je tiens cela tout à fait impossible.
--Impossible! reprit l'Ogre; vous allez le voir.
Et en même temps il se changea en une souris, qui se mit à courir sur le plancher.
Le Chat ne l'eut pas plus tôt aperçu, qu'il se jeta dessus et la mangea.
Cependant le roi, qui vit en passant le beau château de l'Ogre, voulut entrer dedans.
Le Chat, qui entendit le bruit du carrosse qui passait sur le pont-levis du château, courut au-devant, 15 et dit au roi:
--Votre Majesté soit la bienvenue dans ce château de M. le marquis de Carabas!
--Comment! monsieur le marquis, s'écria le roi, ce château est encore à vous? Il ne se peut rien de plus beau que cette cour, et que tous ces bâtiments qui l'environnent: voyons le dedans, s'il vous plaît.
Le marquis donna la main à la jeune princesse; et, suivant le roi qui montait le premier, ils entrèrent dans une grande salle, où ils trouvèrent une magnifique collation que l'Ogre avait fait préparer pour ses amis, qui le devaient venir voir ce même jour-là, mais qui n'avaient pas osé entrer, sachant que le roi y était.
Le roi, charmé des bonnes qualités de M. le marquis de Carabas, de même que sa fille, qui en était folle, et voyant les grands biens qu'il possédait, lui dit, après avoir bu cinq à six coups:
--Il ne tiendra qu'à vous, 16 monsieur le marquis, que vous ne soyez mon gendre.
Le marquis, faisant de grandes révérences, accepta l'honneur que lui faisait le roi; et dès le jour même, il épousa la princesse.
Le Chat devint grand seigneur, et ne courut plus après les souris que pour se divertir.
MORALITÉ.
Quelque grand que soit l'avantage,
De jouir d'un riche héritage
Venant à nous de père en fils,
Aux jeunes gens, pour l'ordinaire,
L'industrie et le savoir-faire
Valent mieux que des biens acquis.
AUTRE MORALITÉ.
Si le fils d'un meunier avec tant de vitesse
Gagne le coeur d'une princesse,
Et s'en fait regarder avec des yeux mourants,
C'est que l'habit, la mine et la jeunesse,
Pour inspirer de la tendresse,
Ne sont pas des moyens toujours indifférents.
CENDRILLON.
Il était une fois un gentilhomme qui épousa en secondes noces une femme, la plus hautaine et la plus fière qu'on eût jamais vue. Elle avait deux filles de son humeur, et qui lui ressemblaient en toutes choses. Le mari avait de son côté une jeune fille, mais d'une douceur et d'une bonté sans exemple: elle tenait cela de sa mère, qui était la meilleure personne du monde.
Les noces ne furent pas plus tôt faites, 1 que la belle-mère fit éclater sa mauvaise humeur: elle ne put souffrir les bonnes qualités de cette jeune enfant, qui rendaient ses filles encore plus haïssables.
Elle la chargea des plus viles occupations de la maison: c'était elle qui nettoyait la vaisselle et les montées, 2 qui frottait la chambre de madame et celle de mesdemoiselles ses filles; elle couchait tout au haut de la maison, dans un grenier, sur une méchante paillasse, pendant que ses soeurs étaient dans des chambres parquetées, où elles avaient des lits des plus à la mode, et des miroirs où elles se voyaient depuis les pieds jusqu'à la tête.
La pauvre fille souffrait tout avec patience, et n'osait se plaindre à son père, qui l'aurait grondée, parce que sa femme le gouvernait entièrement. Lorsqu'elle avait fait son ouvrage, elle s'allait mettre au coin de la cheminée, et s'asseoir dans les cendres, ce qui faisait qu'on l'appelait communément Cendrillon. Cependant Cendrillon, avec ses méchants habits, ne laissait pas d'être 3 cent fois plus belle que ses soeurs, quoique vêtues très-magnifiquement.
Il arriva que le fils du roi donna un bal, et qu'il en pria toutes les personnes de qualité. Nos deux demoiselles en furent aussi priées, car elles faisaient grande figure dans le pays. Les voilà bien aises, et bien occupées à choisir les habits et les coiffures qui leur siéraient le mieux. Nouvelle peine pour Cendrillon; car c'était elle qui repassait le linge de ses soeurs, et qui godronnait leurs manchettes. On ne parlait que de la manière dont on s'habillerait.
--Moi, dit l'aînée, je mettrai mon habit de velours rouge et ma garniture d'Angleterre.
--Moi, dit la cadette, je n'aurai que ma jupe ordinaire; mais en récompense je mettrai mon manteau à fleurs d'or, qui n'est pas des plus indifférent.
On envoya quérir la bonne coiffeuse, pour dresser les cornettes à deux rangs, et on fit acheter des mouches 4 de la bonne faiseuse. Elles appelèrent Cendrillon pour lui demander son avis, car elle avait le goût bon. Cendrillon les conseilla le mieux du monde, et s'offrit même à les coiffer, ce qu'elles voulurent bien.
En les coiffant, elles lui disaient:
--Cendrillon, serais-tu bien aise d'aller au bal?
--Hélas! mesdemoiselles, vous vous moquez de moi; ce n'est pas là ce qu'il me faut.
--Tu as raison, on rirait bien si on voyait un Cendron aller au bal.
Une autre que Cendrillon les aurait coiffées de travers; mais elle était bonne, et elle les coiffa parfaitement bien. Elles furent près de deux jours sans manger, tant elles étaient transportées de joie. On rompit plus de douze lacets à force de les serrer, pour leur rendre la taille plus menue; et elles étaient toujours devant leur miroir.
Enfin l'heureux jour arriva: on partit, et Cendrillon les suivit des yeux le plus longtemps qu'elle put. Lorsqu'elle ne les vit plus, elle se mit à pleurer.
Sa marraine, qui la vit tout en pleurs, lui demanda ce qu'elle avait.
--Je voudrais bien.... je voudrais bien... Elle pleurait si fort, qu'elle ne put achever. Sa marraine, qui était Fée, lui dit:
--Tu voudrais bien aller au bal, n'est-ce pas?
--Hélas! oui, dit Cendrillon en soupirant.
--Eh bien, seras-tu bonne fille? dit sa marraine; je t'y ferai aller.
Elle la mena dans sa chambre, et lui dit:
--Va dans le jardin, et apporte-moi une citrouille.
Cendrillon alla aussitôt cueillir la plus belle qu'elle put trouver, et la porta à sa marraine, ne pouvant deviner comment cette citrouille la pourrait faire aller au bal.
Sa marraine la creusa, et, n'ayant laissé que l'écorce, la frappa de sa baguette, 5 et la citrouille fut aussitôt changée en un beau carrosse tout doré.
Ensuite elle alla regarder dans sa souricière, où elle trouva six souris toutes en vie.
Elle dit à Cendrillon de lever un peu la trappe de la souricière, et à chaque souris qui sortait, elle lui donnait un coup de sa baguette, et la souris était aussitôt changée en un beau cheval; ce qui fit un bel attelage de six chevaux d'un beau gris de souris pommelé.
Comme elle était en peine 6 de quoi elle ferait un cocher:
--Je vais voir, dit Cendrillon, s'il n'y a point quelque rat dans la ratière, nous en ferons un cocher.
--Tu as raison, dit sa marraine; va voir.
Cendrillon lui apporta la ratière, où il y avait trois gros rats.
La Fée en prit un d'entre les trois, à cause de sa maîtresse barbe; et, l'ayant touché, il fut changé en un gros cocher, qui avait une des plus belles moustaches qu'on ait jamais vues.
Ensuite elle lui dit:
--Va dans le jardin, tu y trouveras six lézards derrière l'arrosoir; apporte-les-moi.
Elle ne les eut pas plus tôt apportés, que la marraine les changea en six laquais, qui montèrent aussitôt derrière le carrosse, avec leurs habits chamarrés, et qui s'y tenaient attachés comme s'ils n'eussent fait autre chose de toute leur vie.
La Fée dit alors à Cendrillon:
--Eh bien, voilà de quoi aller au bal; n'es-tu pas bien aise?
--Oui, mais est-ce que j'irai comme cela, avec mes vilains habits?
Sa marraine ne fit que la toucher avec sa baguette, et en même temps ses habits furent changes en des habits de drap d'or et d'argent, tout chamarrés de pierreries: elle lui donna ensuite une paire de pantoufles de verre, les plus jolies du monde.
Quand elle fut ainsi parée, elle monta en carrosse; mais sa marraine lui recommanda sur toutes choses de ne pas passer minuit, l'avertissant que, si elle demeurait au bal un moment davantage, son carrosse redeviendrait citrouille, ses chevaux des souris, ses laquais des lézards, et que ses vieux habits reprendraient leur première forme.
Elle promit à sa marraine qu'elle ne manquerait pas de sortir du bal avant minuit.
Elle part, ne se sentant pas de joie.
Le fils du roi, qu'on alla avertir qu'il venait d'arriver une grande princesse qu'on ne connaissait point, courut la recevoir: il lui donna la main à la descente du carrosse, et la mena dans la salle où était la compagnie.
Il se fit alors un grand silence; on cessa de danser, et les violons ne jouèrent plus, tant on était attentif à contempler les grandes beautés de cette inconnue. On n'entendait qu'un bruit confus:
--Ah! qu'elle est belle!
Le roi même, tout vieux qu'il était, ne laissait pas de la regarder, et de dire tout bas à la reine qu'il y avait longtemps qu'il n'avait vu une si belle et si aimable personne.
Toutes les dames étaient attentives à considérer sa coiffure et ses habits, pour en avoir, dès le lendemain, de semblables, pourvu qu'il se trouvât des étoffes assez belles et des ouvriers assez habiles.
Le fils du roi la mit à la place la plus honorable, et ensuite la prit pour la mener danser. Elle dansa avec tant de grâce, qu'on l'admira encore davantage.
On apporta une fort belle collation, dont le jeune prince ne mangea point, tant il était occupé à la considérer.
Elle alla s'asseoir auprès de ses soeurs, et leur fit mille honnêtetés: elle leur fit part des oranges et des citrons que le prince lui avait donnés, ce qui les étonna fort, car elles ne la connaissaient point.
Lorsqu'elles causaient ainsi, Cendrillon entendit sonner onze heures trois quarts: elle fit aussitôt une grande révérence à la compagnie, et s'en alla le plus vite qu'elle put.
Dès qu'elle fut arrivée, elle alla trouver sa marraine; et, après l'avoir remerciée, elle lui dit qu'elle souhaiterait bien aller encore le lendemain au bal, parce que le fils du roi l'en avait priée.
Comme elle était occupée à raconter à sa marraine tout ce qui s'était passé au bal, les deux soeurs heurtèrent à la porte: Cendrillon leur alla ouvrir.
--Que vous êtes longtemps à revenir! leur dit-elle en se frottant les yeux, et en s'étendant comme si elle n'eût fait que de se réveiller.
Elle n'avait cependant pas envie de dormir depuis qu'elles s'étaient quittées.
--Si tu étais venue au bal, lui dit une de ses soeurs, tu ne t'y serais pas ennuyée: il est venu la plus belle princesse, la plus belle qu'on puisse jamais voir; elle nous a fait mille civilités; elle nous a donné des oranges et des citrons.
Cendrillon ne se sentait pas de joie; elle leur demanda le nom de cette princesse; mais elles lui répondirent qu'on ne la connaissait pas; que le fils du roi en était fort en peine, et qu'il donnerait toute chose au monde pour savoir qui elle était.
Cendrillon sourit, et leur dit:
--Elle était donc bien belle! mon Dieu, que vous êtes heureuses! ne pourrai-je point la voir? hélas! mademoiselle Javotte, prêtez-moi votre habit jaune que vous mettez tous les jours.
--Vraiment, dit mademoiselle Javotte, je suis de cet avis; prêtez votre habit à un vilain Cendron comme cela! il faudrait que je fusse bien folle.
Cendrillon s'attendait bien à ce refus, et elle en fut bien aise; car elle aurait été grandement embarrassée si sa soeur eut bien voulu lui prêter son habit.
Le lendemain les deux soeurs furent au bal, et Cendrillon aussi, mais encore plus parée que la première fois.
Le fils du roi fut toujours auprès d'elle, et ne cessa de lui conter des douceurs.
La jeune demoiselle ne s'ennuyait point, et oublia ce que sa marraine lui avait recommandé, de sorte qu'elle entendit sonner le premier coup de minuit, lorsqu'elle ne croyait pas qu'il fût encore onze heures: elle se leva, et s'enfuit aussi légèrement qu'aurait fait une biche.
Le prince la suivit, mais il ne put l'attraper.
Elle laissa tomber une de ses pantoufles de verre, que le prince ramassa bien soigneusement.
Cendrillon arriva chez elle bien essoufflée, sans carrosse, sans laquais et avec ses méchants habits, rien ne lui étant resté de toute sa magnificence qu'une de ses petites pantoufles, la pareille de celle qu'elle avait laissée tomber.
On demanda aux gardes de la porte du palais s'ils n'avaient point vu sortir une princesse: ils dirent qu'ils n'avaient vu sortir personne qu'une jeune fille fort mal vêtue, et qui avait plus l'air d'une paysanne que d'une demoiselle.
Quand ses deux soeurs revinrent du bal, Cendrillon leur demanda si elles s'étaient encore bien diverties, et si la belle dame y avait été.
Elles lui dirent que oui, mais qu'elle s'était enfuie lorsque minuit avait sonné, et si promptement, qu'elle avait laissé tomber une de ses petites pantoufles de verre, la plus jolie du monde; que le fils du roi l'avait ramassée, et qu'il n'avait fait que la regarder tout le reste du bal, et qu'assurément il était fort amoureux de la belle personne à qui appartenait la petite pantoufle.
Elles dirent vrai; car, peu de jours après, le fils du roi fit publier à son de trompe qu'il épouserait celle dont le pied serait bien juste à la pantoufle.
On commença à l'essayer aux princesses, ensuite aux duchesses et à toute la cour; mais inutilement.
On la porta chez les deux soeurs, qui firent tout leur possible pour faire entrer leur pied dans la pantoufle; mais elles ne purent en venir à bout.
Cendrillon, qui les regardait, et qui reconnut sa pantoufle, dit en riant:
--Que je voie 7 si elle ne me serait pas bonne!
Ses soeurs se mirent à rire et à se moquer d'elle.
Le gentilhomme qui faisait l'essai de la pantoufle, ayant regardé attentivement Cendrillon, et la trouvant fort belle, dit que cela était très-juste, et qu'il avait ordre de l'essayer à toutes les filles. Il fit asseoir Cendrillon, et approchant la pantoufle de son petit pied, il vit qu'elle y entrait sans peine, et qu'elle y était juste comme de cire.
L'étonnement des deux soeurs fut grand, mais plus grand encore quand Cendrillon tira de sa poche l'autre petite pantoufle, qu'elle mit à son pied.
Là-dessus arriva la marraine, qui, ayant donné un coup de sa baguette sur les habits de Cendrillon, les fit devenir encore plus magnifiques que tous les autres.
Alors ses deux soeurs la reconnurent pour la belle personne qu'elles avaient vue au bal. Elles se jetèrent à ses pieds, pour lui demander pardon de tous les mauvais traitements qu'elles lui avaient fait souffrir.
Cendrillon les releva, et leur dit, en les embrassant, qu'elle leur pardonnait de bon coeur, et qu'elle les priait de l'aimer bien toujours.
On la mena chez le jeune prince, parée comme elle était.
Il la trouva encore plus belle que jamais, et, peu de jours après, il l'épousa.
Cendrillon, qui était aussi bonne que belle, fit loger ses deux soeurs au palais, et les maria dès le jour même à deux grands seigneurs de le cour.
MORALITÉ.
La beauté pour le sexe est un rare trésor;
De l'admirer jamais on ne se lasse.
Mais ce qu'on nomme bonne grâce
Est sans prix et vaut mieux encor.
C'est ce qu'à Cendrillon fit avoir sa marraine,
En la dressant, en l'instruisant
Tant et si bien, qu'elle en fit une reine,
Car ainsi sur ce conte on va moralisant:
Belles, ce don vaut mieux que d'être bien coiffées.
Pour engager un coeur, pour en venir à bout,
La bonne grâce est le vrai don des fées;
Sans elle on ne peut rien, avec elle on peut tout.
LA BELLE AU BOIS DORMANT.
Il était une fois un roi et une reine qui firent à leur fille un beau baptême; on donna pour marraines à la petite princesse toutes les fées qu'on put trouver dans le pays (il s'en trouva sept), afin que chacune d'elles, lui faisant un don, comme c'était la coutume des fées en ce temps-là, la princesse eût par ce moyen toutes les perfections imaginables.
Après les cérémonies du baptême, toute la compagnie revint au palais du roi, où il y avait un grand festin pour les fées. On mit devant chacune d'elles un couvert magnifique, avec un étui d'or massif, où il y avait une cuillère, une fourchette et un couteau de fin or, garnis de diamants et de rubis. Mais comme chacun prenait sa place à table, on vit entrer une vieille fée qu'on n'avait point priée, 1 parce qu'il y avait plus de cinquante ans qu'elle n'était sortie d'une tour, et qu'on la croyait morte ou enchantée.
Le roi lui fit donner un couvert; mais il n'y eut pas moyen de lui donner un étui d'or massif comme aux autres, parce que l'on n'en avait fait faire que sept pour les sept fées. La vieille crut qu'on la méprisait, et grommela 2 quelques menaces entre ses dents. Une des jeunes fées, qui se trouva auprès d'elle, l'entendit; et, jugeant qu'elle pourrait donner quelque fâcheux don à la petite princesse, alla, dès qu'on fut sorti de table, se cacher derrière la tapisserie, afin de parler la dernière, et de pouvoir réparer, autant qu'il lui serait possible, le mal que la vieille aurait fait.
Cependant les fées commencèrent à faire leur don à la princesse. La plus jeune lui donna pour don, qu'elle serait la plus belle personne du monde; celle d'après, qu'elle aurait de l'esprit comme un ange; la troisième, qu'elle aurait une grâce admirable à tout ce qu'elle ferait; la quatrième, qu'elle danserait parfaitement bien; la cinquième, qu'elle chanterait comme un rossignol; et la sixième, qu'elle jouerait de toutes sortes d'instruments dans la dernière 3 perfection.
Le rang de la vieille fée étant venu, elle dit en branlant la tête, encore plus de dépit que de vieillesse, que la princesse se percerait la main d'un fuseau, et qu'elle en mourrait. Ce terrible don fit frémir toute la compagnie, et il n'y eut personne qui ne pleurât.
Dans ce moment, la jeune fée sortit de derrière la tapisserie, et dit tout haut ces paroles:
--Rassurez-vous, roi et reine, votre fille n'en mourra pas; il est vrai que je n'ai pas assez de puissance pour défaire entièrement ce que mon ancienne a fait; la princesse se percera la main d'un fuseau, 4 mais, au lieu d'en mourir, elle tombera seulement dans un profond sommeil qui durera cent ans, au bout desquels le fils d'un roi viendra la réveiller.
Le roi, pour tâcher, d'éviter le malheur annoncé par la vieille, fit publier aussitôt un édit par lequel il défendait à toutes personnes de filer au fuseau, ni d'avoir des fuseaux chez soi, sous peine de la vie.
Au bout de quinze ou seize ans, le roi et la reine étant allés à une de leurs maisons de plaisance, il arriva que la jeune princesse, courant un jour dans le château, et montant de chambre en chambre, alla jusqu'au haut d'un donjon, dans un petit galetas, où une bonne vieille était seule à filer sa quenouille. Cette bonne femme n'avait point ouï parler des défenses que le roi avait faites de filer au fuseau.
--Que faites-vous là, ma bonne femme? dit la princesse.
--Je file, ma belle enfant, lui répondit la vieille, qui ne la connaissait pas.
--Ah! que cela est joli! reprit la princesse: comment faites-vous? donnez-moi, que je voie si j'en ferais bien autant.
Elle n'eut pas plus tôt pris le fuseau, que, comme elle était fort vive, un peu étourdie, et que d'ailleurs l'arrêt des fées l'ordonnait ainsi, elle s'en perça la main et tomba évanouie.
La bonne vieille, bien embarrassée, crie au secours: on vient de tous côtés; on jette de l'eau au visage de la princesse; on la délace, on lui frappe dans les mains, on lui frotte les tempes avec de l'eau de la reine de Hongrie: mais rien ne la faisait revenir. Alors le roi, qui était monté au bruit, se souvint de la prédiction des fées; et, jugeant bien qu'il fallait que cela arrivât, puisque les fées l'avaient dit, fit mettre la princesse dans le plus bel appartement du palais, sur un lit en broderie d'or et d'argent.
On eût dit un ange, tant elle était belle; car son évanouissement n'avait point ôté les couleurs vives de son teint; ses joues étaient incarnates, et ses lèvres comme du corail; elle avait seulement les yeux fermés, mais on l'entendait respirer doucement, ce qui faisait voir qu'elle n'était pas morte. Le roi ordonna qu'on la laissât dormir en repos, jusqu'à ce que son heure de se réveiller fût venue.
La bonne fée qui lui avait sauvé la vie en la condamnant à dormir cent ans était dans le royaume de Mataquin, à douze mille lieues de là, lorsque l'accident arriva à la princesse; mais elle en fut avertie en un instant par un petit nain qui avait des bottes de sept lieues (c'étaient des bottes avec lesquelles on faisait sept lieues d'une seule enjambée). La fée partit aussitôt, et on la vit, au bout d'une heure, arriver dans un chariot de feu traîné par des dragons.
Le roi lui alla présenter la main à la descente du chariot. Elle approuva tout ce qu'il avait fait; mais comme elle était grandement prévoyante, elle pensa que, quand la princesse viendrait à se réveiller, elle serait bien embarrassée toute seule dans ce vieux château: voici ce qu'elle fit.
Elle toucha de sa baguette tout ce qui était dans ce château (hors le roi et la reine), gouvernantes, filles d'honneur, femmes de chambre, gentilshommes, officiers, maîtres d'hôtel, cuisiniers, marmitons, galopins, gardes, suisses, pages, valets de pied; elle toucha aussi tous les chevaux qui étaient dans les écuries, avec les palefreniers, les gros mâtins 5 de la basse-cour et la petite Pouffe, petite chienne de la princesse, qui était auprès d'elle sur son lit. Dès qu'elle les eut touchés, ils s'endormirent tous, pour ne se réveiller qu'en même temps que leur maîtresse, afin d'être toujours prêts à la servir quand elle en aurait besoin. Les broches mêmes qui étaient au feu, toutes pleines de perdrix et de faisans, s'endormirent, et le feu aussi. Tout cela se fit en un moment: les fées n'étaient pas longues à leur besogne.
Alors le roi et la reine, après avoir baisé leur chère enfant sans qu'elle s'éveillât, sortirent du château, firent publier des défenses à qui que ce fût d'en approcher. Ces défenses n'étaient pas nécessaires; car il crût dans un quart d'heure tout autour du parc une si grande quantité de grands arbres et de petits, de ronces et d'épines entrelacées les unes dans les autres, que bête ni homme n'y aurait pu passer; en sorte qu'on ne voyait plus que le haut des tours du château, encore n'était-ce que de bien loin. On ne douta point que la fée n'eût encore fait là un tour de son métier, afin que la princesse, pendant qu'elle dormirait, n'eût rien à craindre des curieux.
Au bout de cent ans, le fils du roi qui régnait alors, et qui était d'une autre famille que la princesse endormie, étant allé à la chasse de ce côté-là, demanda ce que c'était que ces tours qu'il voyait au-dessus d'un grand bois fort épais. Chacun lui répondit selon qu'il en avait ouï parler: les uns disaient que c'était un vieux château où il revenait des esprits; les autres, que tous les sorciers de la contrée y faisaient leur sabbat. La plus commune opinion était qu'un ogre y demeurait, et que là il emportait tous les enfants qu'il pouvait attraper, pour les pouvoir manger à son aise et sans qu'on pût le suivre, ayant seul le pouvoir de se faire un passage au travers du bois.
Le prince ne savait qu'en croire, lorsqu'un vieux paysan prit la parole, et lui dit:
--Mon prince, il y a plus de cinquante ans que j'ai ouï dire à mon père qu'il y avait dans ce château une princesse, la plus belle qu'on eût su voir; qu'elle y devait dormir cent ans et qu'elle serait réveillée par le fils d'un roi, à qui elle était réservée.
Le jeune prince, à ce discours, se sentit tout de feu; il crut, sans balancer, qu'il mettrait fin à une si belle aventure; et, poussé par l'amour et par la gloire, il résolut de voir sur-le-champ ce qu'il en était. A peine s'avança-t-il vers le bois, que tous ces grands arbres, ces ronces et ces épines s'écartèrent d'eux-mêmes pour le laisser passer. Il marcha vers le château qu'il voyait au bout d'une grande avenue, où il entra; et, ce qui le surprit un peu, il vit que personne de ses gens ne l'avait pu suivre, parce que les arbres s'étaient rapprochés dès qu'il avait été passé. Il ne laissa pas de continuer son chemin: un prince jeune et amoureux est toujours vaillant. Il entra dans une grande avant-cour, où tout ce qu'il vit d'abord était capable de le glacer de crainte. C'était un silence affreux: l'image de la mort s'y présentait partout; et ce n'étaient que des corps étendus d'hommes et d'animaux qui paraissaient morts. Il reconnut pourtant bien, au nez bourgeonné 6 et à la face vermeille des suisses, qu'ils n'étaient qu'endormis; et leurs tasses, où il avait encore quelques gouttes de vin, montraient assez qu'ils s'étaient endormis en buvant. Il passe dans une grande cour pavée de marbre: il monte l'escalier; il entre dans la salle des gardes, qui étaient rangés en haie 7 la carabine sur l'épaule, et ronflant de leur mieux. Il traverse plusieurs chambres pleines de gentilshommes et de dames dormant tous, les uns debout, les autres assis. Il entra dans une chambre toute dorée; et il vit sur un lit, dont les rideaux étaient ouverts de tous côtés, le plus beau spectacle qu'il eût jamais vu, une princesse qui paraissait avoir quinze ou seize ans, et dont l'éclat resplendissant avait quelque chose de lumineux et de divin.
Il s'approcha en tremblant et en admirant, et se mit à genoux auprès d'elle. Alors, comme la fin de l'enchantement était venue, la princesse s'éveilla; et le regardant avec des yeux plus tendres qu'une première vue ne semblait le permettre:
--Est-ce vous, mon prince? lui dit-elle; vous vous êtes bien fait attendre.
Le prince, charmé de ces paroles, et plus encore de la manière dont elles étaient dites, ne savait comment lui témoigner sa joie et sa reconnaissance; il l'assura qu'il l'aimait plus que lui-même. Ses discours furent mal rangés; ils en plurent davantage: peu d'éloquence, beaucoup d'amour. Il était plus embarrassé qu'elle, et l'on ne doit pas s'en étonner: elle avait eu le temps de songer à ce qu'elle aurait à lui dire; car il y a apparence (l'histoire n'en dit pourtant rien) que la bonne fée, pendant un si long sommeil, lui avait procuré le plaisir des songes agréables. Enfin il y avait quatre heures qu'ils se parlaient, et ils ne s'étaient pas encore dit la moitié des choses qu'ils avaient à se dire.
Cependant tout le palais s'était réveillé avec la princesse: chacun songeait à faire sa charge; et comme ils n'étaient pas tous amoureux, ils mouraient de faim. La dame d'honneur, pressée comme les autres, s'impatienta, et dit tout haut à la princesse que la viande était servie. Le prince aida la princesse à se lever: elle était toute habillée, et fort magnifiquement; mais il se garda bien de lui dire qu'elle était habillée comme ma mère-grand: 8 elle n'en était pas moins belle. Ils passèrent, dans un salon de miroirs, et y soupèrent, servis par les officiers de la princesse. Les violons et les hautbois jouèrent de vieilles pièces, mais excellentes, quoiqu'il y eût près de cent ans qu'on ne les joua plus; et après souper, sans perdre de temps, le grand aumônier les maria dans la chapelle du châteaux, et la dame d'honneur leur tira le rideau.
Ils dormirent peu: la princesse n'en avait pas grand besoin; et le prince la quitta dès le matin pour retourner à la ville, où son père devait être en peine de lui. Le prince lui dit qu'en chassant il s'était perdu dans la forêt, et qu'il avait couché dans la hutte d'un charbonnier, qui lui avait fait manger du pain noir et du fromage. Le roi son père, qui était bonhomme, le crut; mais sa mère n'en fut pas bien persuadée; et voyant qu'il allait presque tous les jours à la chasse, et qu'il avait toujours une raison en main 9 pour s'excuser, quand il avait couché deux ou trois nuits dehors, elle ne douta plus qu'il n'eût quelque amourette. La princesse eût deux enfants, dont le premier, qui était une fille, fut nommé l'Aurore, et le second, un fils, qu'on nomma le Jour, parce qu'il paraissait encore plus beau que sa soeur.
La reine dit plusieurs fois à son fils, pour le faire expliquer, qu'il fallait se contenter dans la vie; mais il n'osa jamais se fier à elle de son secret: il la craignait, quoiqu'il l'aimât; car elle était de race ogresse, et le roi ne l'avait épousée qu'à cause de ses grands biens.
On disait même tout bas à la cour qu'elle avait les inclinations des ogres, et qu'en voyant passer de petits enfants, elle avait toutes les peines du monde à se retenir de se jeter sur eux.
Ainsi le prince ne voulut jamais rien dire.
Mais quand le roi fut mort, ce qui arriva au bout de deux ans, et qu'il se vit le maître, il déclara publiquement son mariage, et alla en grande cérémonie quérir la reine sa femme dans son château.
On lui fit une entrée magnifique dans la ville capitale, où elle entra au milieu de ses deux enfants.
Quelque temps après, le roi alla faire la guerre à l'empereur Cantalabutte, son voisin. Il laissa la régence du royaume à la reine sa mère, et lui recommanda fort sa femme et ses enfants.
Il devait être à la guerre tout l'été; et dès qu'il fut parti, la reine mère envoya sa bru et ses enfants à une maison de campagne dans les bois, pour pouvoir plus aisément assouvir son horrible envie.
Elle y alla quelques jours après, et dit un soir à son maître d'hôtel:
--Je veux manger demain à mon dîner la petite Aurore.
--Ah! madame! dit le maître d'hôtel.
--Je le veux, dit la reine.
Et elle le dit d'un ton d'ogresse qui a envie de manger de la chair fraîche.
--Et je la veux manger à la sauce Robert.
Ce pauvre homme, voyant bien qu'il ne fallait pas se jouer à une ogresse, prit son grand couteau, et monta à la chambre de la petite Aurore.
Elle avait pour lors quatre ans, et vint en sautant et en riant se jeter à son cou, et lui demander du bonbon.
Il se mit à pleurer; le couteau lui tomba des mains; et il alla dans la basse-cour couper la gorge à un petit agneau, et lui fit une si bonne sauce, que sa maîtresse l'assura qu'elle n'avait jamais rien mangé de si bon.
Il avait emporté en même temps la petite Aurore, et l'avait donnée à sa femme pour la cacher dans le logement qu'elle avait au fond de la basse-cour.
Huit jours après, la méchante reine dit à son maître-d'hôtel:
--Je veux manger à mon souper le petit Jour.
Il ne répliqua pas, résolu de la tromper comme l'autre fois. Il alla chercher le petit Jour, et le trouva avec un petit fleuret à la main, dont il faisait des armes 10 avec un gros singe: il n'avait pourtant que trois ans. Il le porta à sa femme, qui le cacha avec la petite Aurore, et donna, à la place du petit Jour, un petit chevreau fort tendre, que l'ogresse trouva admirablement bon.
Cela était fort bien allé jusque-là; mais un soir, cette méchante reine dit au maître d'hôtel:
--Je veux manger la reine à la même sauce que ses enfants.
Ce fut alors que le pauvre maître d'hôtel désespéra de la pouvoir encore tromper. La jeune reine avait vingt ans passés, sans compter les cent ans qu'elle avait dormi: sa peau était un peu dure, quoique belle et blanche; et le moyen de trouver dans la ménagerie une bête aussi dure que cela! Il prit la résolution, pour sauver sa vie, de couper la gorge à la reine, et monta dans sa chambre dans l'intention de n'en pas faire à deux fois. Il s'excitait à la fureur et entra, le poignard à la main, dans la chambre de la jeune reine; il ne voulut pourtant point la surprendre, et lui dit avec beaucoup de respect l'ordre qu'il avait reçu de la reine mère.
--Faites, faites, lui dit-elle en lui tendant le cou; exécutez l'ordre qu'on vous a donné; j'irai revoir mes enfants mes pauvres enfants, que j'ai tant aimés!
Elle les croyait morts depuis qu'on les avait enlevés sans lui rien dire.
--Non, non, madame, lui répondit le pauvre maître d'hôtel tout attendri, vous ne mourrez point, et vous ne laisserez pas d'aller revoir vos enfants; mais ce sera chez moi, où je les ai cachés, et je tromperai encore la reine, en lui faisant manger une jeune biche 11 en votre place.
Il la mena aussitôt à sa chambre, où, la laissant embrasser ses enfants et pleurer avec eux, il alla accommoder une biche, que la reine mangea à son souper avec le même appétit que si c'eût été la jeune reine. Elle était bien contente de sa cruauté; elle se préparait à dire au roi, à son retour, que les loups enragés avaient mangé la reine sa femme et ses deux enfants.
Une soir, qu'elle rôdait, 12 à son ordinaire, dans les cours et basses-cours du château pour y halener quelque viande fraîche, elle entendit, dans une salle basse, le petit Jour, qui pleurait, parce que la reine, sa mère, le voulait faire fouetter à cause qu'il avait été méchant; et elle entendit aussi la petite Aurore qui demandait pardon pour son frère.
L'ogresse reconnut la voix de la reine et de ses enfants; et, furieuse d'avoir été trompée, elle commanda, le lendemain au matin, avec une voix épouvantable qui faisait trembler tout le monde, qu'on apportât au milieu de la cour une grande cuve, qu'elle fit remplir de vipères, de crapauds, de couleuvres et de serpents, pour y faire jeter la reine et ses enfants, le maître d'hôtel, sa femme et sa servante. Elle avait donné ordre de les amener les mains liées derrière les dos.
Ils étaient là, et les bourreaux se préparaient à les jeter dans la cuve, lorsque le roi, qu'on n'attendait pas sitôt, entra dans la cour à cheval; il était venu en poste, et demanda, tout étonné, ce que voulait dire cet horrible spectacle. Personne n'osait l'en instruire, quand l'ogresse, enragée de voir ce qu'elle voyait, se jeta elle-même la tête la première dans la cuve, et fut dévorée en un instant par les vilaines bêtes qu'elle y avait fait mettre. Le roi ne laissa pas d'en être fâché, 13 car elle était sa mère; mais il s'en consola bientôt avec sa belle femme et ses enfants.
RIQUET À LA HOUPPE.
Il était une fois une reine qui eut un fils si laid et si mal fait, qu'on douta longtemps s'il avait forme humaine. Une fée, qui se trouva à sa naissance, assura qu'il aurait beaucoup d'esprit: elle ajouta même qu'il pourrait, en vertu du don qu'elle venait de lui faire, donner autant d'esprit qu'il en aurait à la personne qu'il aimerait le mieux.
Tout cela consola un peu la pauvre reine, qui était bien affligée d'avoir un si vilain marmot.
Il est vrai que cet enfant ne commença pas plus tôt à parler, qu'il dit mille jolies choses, et qu'il avait dans toutes ses actions je ne sais quoi de si spirituel, qu'on en était charmé.
J'oubliais de dire qu'il vint au monde 1 avec une petite houppe 2 de cheveux sur la tête; ce qui fit qu'on le nomma Riquet à la Houppe: car Riquet était le nom de famille.
Au bout de sept ou huit ans, la reine d'un royaume voisin eut deux filles.
La première qui vint au monde était plus belle que le jour: la reine en fut si aise, qu'on appréhenda que la trop grande joie qu'elle en avait ne lui fit mal.
La même fée qui avait assisté à la naissance du petit Riquet à la Houppe était présente; et, pour modérer la joie de la reine, elle lui déclara que cette petite princesse n'aurait point d'esprit, et qu'elle serait aussi stupide qu'elle était belle.
Cela mortifia beaucoup la reine: mais elle eut, quelques moments après, un bien plus grand chagrin; car sa seconde fille se trouva extrêmement laide.
--Ne vous affligez pas tant, madame, lui dit la fée: votre fille sera récompensée d'ailleurs, et elle aura tant d'esprit, qu'on ne s'apercevra presque pas qu'il lui manque de la beauté.
--Dieu le veuille, répondit la reine; mais n'y aurait-il point un moyen de faire avoir un peu d'esprit à l'aînée qui est si belle?
--Je ne puis rien pour elle, madame, du côté 3 de l'esprit, lui dit la fée, mais je puis tout du côté de la beauté; et comme il n'y a rien que je ne veuille pour votre satisfaction, je vais lui donner pour don de pouvoir rendre beau ou belle la personne qui lui plaira.
A mesure que ces deux princesses devinrent grandes, leurs perfections crûrent aussi avec elles; et on ne parlait partout que de la beauté de l'aînée et de l'esprit de la cadette.
Il est vrai que leurs défauts augmentèrent beaucoup avec l'âge. La cadette enlaidissait à vue d'oeil, et l'aînée devenait plus stupide de jour en jour: ou elle ne répondait rien à ce qu'on lui demandait, ou elle disait une sottise. Elle était avec cela si maladroite, qu'elle n'eût pu ranger quatre porcelaines sur le bord de la cheminée sans en casser une, ni boire un verre d'eau sans en répandre la moitié sur ses habits.
Quoique la beauté soit un grand avantage dans une jeune personne, cependant la cadette l'emportait presque toujours sur son aînée dans toutes les compagnies.
D'abord on allait du côté de la plus belle, pour la voir et pour l'admirer; mais bientôt après on allait à celle qui avait le plus d'esprit, pour lui entendre dire mille choses agréables; et on était étonné qu'en moins d'un quart d'heure l'aînée n'avait plus personne auprès d'elle et que tout le monde s'était rangé autour de la cadette.
L'aînée, quoique fort stupide, le remarqua bien; et elle eût donné sans regret toute sa beauté pour avoir la moitié de l'esprit de sa soeur.
La reine, toute sage qu'elle était, ne put s'empêcher de lui reprocher plusieurs fois sa bêtise, 4_ ce qui pensa faire mourir 5 de douleur cette pauvre princesse.
Un jour qu'elle s'était retirée dans un bois pour y plaindre son malheur, elle vit venir à elle un petit homme fort laid et fort désagréable, mais vêtu très-magnifiquement.
C'était le jeune prince Riquet à la Houppe, qui, étant devenu amoureux d'elle, sur ses portraits qui couraient par tout le monde, avait quitté le royaume de son père pour avoir le plaisir de la voir et de lui parler.
Ravi de la rencontrer ainsi toute seule, il l'aborde avec tout le respect et toute la politesse imaginables.
Ayant remarqué, après lui avoir fait les compliments ordinaires, qu'elle était fort mélancolique, il lui dit:
--Je ne comprends point, madame, comment une personne aussi belle que vous l'êtes peut être aussi triste que vous le paraissez; car, quoique je puisse me vanter d'avoir vu une infinité de belles personnes, je puis dire que je n'en ai jamais vu dont la beauté approche de la vôtre.
--Cela vous plaît à dire, monsieur, lui répondit la princesse, et elle en demeura là.
--La beauté, reprit Riquet à la Houppe, est un si grand avantage, qu'il doit tenir lieu de tout le reste; et quand on le possède, je ne vois pas qu'il y ait rien qui puisse vous affliger beaucoup.
--J'aimerais mieux, dit la princesse, être aussi laide que vous, et avoir de l'esprit, que d'avoir de la beauté comme j'en ai, et être bête autant que je le suis.
--Il n'y a rien, madame, qui marque davantage qu'on a de l'esprit, que de croire n'en pas avoir; et il est de la nature de ce bien-là, que plus on en a, plus on croit en manquer.
--Je ne sais pas cela, dit la princesse; mais je sais bien que je suis fort bête, et c'est de là que vient le chagrin qui me tue.
--Si ce n'est que cela, madame, qui vous afflige, je puis aisément mettre fin à votre douleur.
--Et comment ferez-vous? dit la princesse.
--J'ai le pouvoir, madame, dit Riquet à la Houppe, de donner de l'esprit autant qu'on en saurait avoir à la personne que je dois aimer le plus; et comme vous êtes, madame, cette personne, il ne tiendra qu'à vous que vous n'ayez autant d'esprit qu'on en peut avoir, pourvu que vous vouliez bien m'épouser.
La princesse demeura tout interdite, et ne répondit rien. --Je vois, reprit Riquet à la Houppe, que cette proposition vous a fait de la peine, et je ne m'en étonne pas; mais je vous donne un an tout entier pour vous y résoudre.
La princesse avait si peu d'esprit, et en même temps une si grande envie d'en avoir, qu'elle s'imagina que la fin de cette année ne viendrait jamais; de sorte qu'elle accepta la proposition qui lui était faite. Elle n'eut pas plus tôt promis à Riquet à la Houppe qu'elle l'épouserait dans un an à pareil jour, qu'elle se sentit tout autre qu'elle n'était auparavant: elle se trouva une facilité incroyable à dire tout ce qui lui plaisait, et à le dire d'une manière fine, aisée et naturelle. Elle commença dès ce moment une conversation galante et soutenue avec Riquet à la Houppe, où elle brilla d'une telle force, que Riquet à la Houppe crut lui avoir donné plus d'esprit qu'il ne s'en était réservé pour lui-même.
Quand elle fut retournée au palais, toute la cour ne savait que penser d'un changement si subit et si extraordinaire; car autant on lui avait ouï dire d'impertinences auparavant, autant lui entendait-on dire de choses bien sensées et infiniment spirituelles.
Toute la cour en eut une joie qui ne se peut imaginer; il n'y eut que sa cadette qui n'en fut pas bien aise, parce que, n'ayant plus sur son aînée l'avantage de l'esprit, elle ne paraissait plus auprès d'elle qu'une guenon 6 fort désagréable.
Le roi se conduisait par ses avis, et allait même quelquefois tenir le conseil dans son appartement.
Le bruit de ce changement s'étant répandu, tous les jeunes princes des royaumes voisins firent leurs efforts pour s'en faire aimer, et presque tous la demandèrent en mariage; mais elle n'en trouvait point qui eût assez d'esprit, et elle les écoutait tous sans s'engager à pas un d'eux. 7
Cependant il en vint un si puissant, si riche, si spirituel et si bien fait, qu'elle ne put s'empêcher d'avoir de la bonne volonté pour lui.
Son père, s'en étant aperçu, lui dit qu'il la faisait la maîtresse sur le choix d'un époux, et qu'elle n'avait qu'à se déclarer. 8
Comme plus on a d'esprit, et plus on a de peine à prendre une ferme résolution sur cette affaire, elle demanda, après avoir remercié son père, qu'il lui donnât du temps pour y penser.
Elle alla par hasard se promener dans le bois où elle avait trouvé Riquet à la Houppe, pour rêver plus commodément à ce qu'elle avait à faire.
Dans le temps qu'elle se promenait, rêvant profondément, elle entendit un bruit sourd sous ses pieds, comme de plusieurs personnes qui vont et viennent, et qui agissent.
Ayant prêté l'oreille plus attentivement, elle ouït que l'un disait:--Apporte-moi cette chaudière; l'autre:--Mets du bois dans ce feu.
La terre s'ouvrit dans le même temps, et elle vit sous ses pieds comme une grande cuisine pleine de cuisiniers, de marmitons et de toutes sortes d'officiers nécessaires pour faire un festin magnifique. Il en sortit une bande de vingt ou trente rôtisseurs, qui allèrent se camper dans une allée du bois, autour d'une table fort longue, et qui tous la lardoire 9 à la main, et la queue de renard sur l'oreille, se mirent à travailler en cadence, au son d'une chanson harmonieuse.
La princesse, étonnée de ce spectacle, leur demanda pour qui ils travaillaient.
--C'est, madame, lui répondit le plus apparent de la bande, pour le prince Riquet à la Houppe, dont les noces se feront demain.
La princesse, encore plus surprise qu'elle ne l'avait été, et se ressouvenant tout à coup qu'il y avait un an qu'à pareil jour elle avait promis d'épouser le prince Riquet à la Houppe, pensa tomber de son haut. Ce qui faisait qu'elle ne s'en souvenait pas, c'est que, quand elle fit cette promesse, elle était une bête, et qu'en prenant le nouvel esprit que le prince lui avait donné elle avait oublié toutes ses sottises.
Elle n'eut pas fait trente pas en continuant sa promenade, que Riquet à la Houppe se présenta à elle, brave, magnifique et comme un prince qui va se marier.
--Vous me voyez, dit-il, madame, exact à tenir ma parole, et je ne doute point que vous ne veniez ici pour exécuter la vôtre, et me rendre, en me donnant la main, le plus heureux de tous les hommes.
--Je vous avouerai franchement, répondit la princesse, que je n'ai pas encore pris ma résolution là-dessus, et que je ne crois pas pouvoir jamais la prendre telle que vous la souhaitez.
--Vous m'étonnez, madame, lui dit Riquet à la Houppe.
--Je le crois, dit la princesse; et assurément, si j'avais affaire à un brutal, 10 à un homme sans esprit, je me trouverais bien embarrassée. Une princesse n'a que sa parole, me dirait-il, et il faut que vous m'épousiez, puisque vous me l'avez promis: mais comme celui à qui je parle est l'homme du monde qui a le plus d'esprit, je suis sûre qu'il entendra raison. Vous savez que, quand je n'étais qu'une bête, je ne pouvais néanmoins me résoudre à vous épouser; comment voulez-vous qu'ayant l'esprit que vous m'avez donné, qui me rend encore plus difficile en gens que je n'étais, je prenne aujourd'hui une résolution que je n'ai pu prendre dans ce temps-là? Si vous pensiez tant à m'épouser, vous avez en grand tort de m'ôter ma bêtise, et de me faire voir plus clair que je ne voyais.
--Si un homme sans esprit, répondit Riquet à la Houppe, était bien reçu, comme vous venez de le dire, à vous reprocher votre manque de parole, pourquoi voulez-vous, madame, que je n'en use pas de même dans une chose où il y va 11 de tout le bonheur de ma vie? Est-il raisonnable que les personnes qui ont de l'esprit soient d'une pire condition que ceux qui n'en ont pas? Le pouvez-vous prétendre, vous qui en avez tant, et qui avez tant souhaité d'en avoir? Mais venons au fait, s'il vous plaît. A la réserve de ma laideur, y a-t-il quelque chose en moi qui vous déplaise? Êtes-vous malcontente de ma naissance, de mon esprit, de mon humeur et de mes manières?
--Nullement, répondit la princesse; j'aime en vous tout ce que vous venez de me dire.
--Si cela est ainsi, répondit Riquet à la Houppe, je vais être heureux, puisque vous pouvez me rendre le plus aimable de tous les hommes.
--Comment cela se peut-il faire? lui dit la princesse.
--Cela se fera, répondit Riquet à la Houppe, si vous m'aimez assez pour souhaiter que cela soit: et afin, madame, que vous n'en doutiez pas, sachez que la même fée qui, au jour de ma naissance, me fit le don de pouvoir rendre spirituelle la personne qui me plairait, vous a aussi fait le don de pouvoir rendre beau celui que vous aimerez, et à qui vous voudrez bien faire cette faveur.
--Si la chose est ainsi, dit la princesse, je souhaite de tout mon coeur que vous deveniez le prince du monde le plus beau et le plus aimable, et je vous en fais le don autant qu'il est en moi.
La princesse n'eut pas plus tôt prononcé ces paroles, que Riquet à la Houppe parut à ses yeux l'homme du monde le plus beau, le mieux fait et le plus aimable qu'elle eût jamais vu.
Quelques-uns assurent que ce ne furent point les charmes de la fée qui opérèrent, mais que l'amour seul fit cette métamorphose. Ils disent que la princesse, ayant fait réflexion sur la persévérance de son amant, sur sa discrétion et sur toutes les bonnes qualités de son âme et de son esprit, ne vit plus la difformité de son corps ni la laideur de son visage; que sa bosse ne lui sembla plus que le bon air d'un homme qui fait le gros dos; et qu'au lieu que jusqu'alors elle l'avait vu boiter effroyablement elle ne lui trouva plus qu'un certain air penché qui la charmait. Ils disent encore que ses yeux, qui étaient louches, 12 ne lui en parurent que plus brillants; que leur déréglement passa dans son esprit pour la marque d'un violent excès d'amour; et qu'enfin son gros nez rouge eut pour elle quelque chose de martial et d'Héroïque.
Quoi qu'il en soit, la princesse lui promit sur-le-champ de l'épouser, pourvu qu'il en obtînt le consentement du roi, son père.
Le roi, ayant su que sa fille avait beaucoup d'estime pour Riquet à la Houppe, qu'il connaissait d'ailleurs pour un prince très-spirituel et très-sage, le reçut avec plaisir pour son gendre.
Dès le lendemain, les noces furent faites, ainsi que Riquet à la Houppe l'avait prévu, et selon les ordres qu'il en avait donnés long-temps auparavant.
MORALITÉ.
Ce que l'on voit dans cet écrit
Est moins un conte en l'air que la vérité même:
Tout est beau dans ce que l'on aime.
Tout ce qu'on aime a de l'esprit.
LE PETIT POUCET.
Il était une fois un bûcheron et une bûcheronne qui avaient sept enfants, tous garçons; le plus jeune n'avait que sept ans.
Ils étaient fort pauvres, et leurs sept enfants les incommodaient beaucoup, parce qu'aucun d'eux ne pouvait encore gagner sa vie. Ce qui les chagrinait encore, c'est que le plus jeune était fort délicat et ne disait mot, prenant pour bêtise ce qui était une marque de la bonté de son esprit.
Il était fort petit, et quand il vint au monde il n'était guère plus gros que le pouce; ce qui fit qu'on l'appela le petit Poucet. Ce pauvre enfant était le souffre-douleur 1 de la maison, et on lui donnait toujours le tort. Cependant il était le plus fin 2 et le plus avisé 3 de ses frères; et, s'il parlait peu, il écoutait beaucoup.
Il vint une année très-fâcheuse, et la famine fut si grande, que ces pauvres gens résolurent de se défaire de leurs enfants.
Un soir que ces enfants étaient couchés, et que le bûcheron était au coin du feu avec sa femme, il lui dit, le coeur serré de douleur:
--Tu vois bien que nous ne pouvons plus nourrir nos enfants; je ne saurais les voir mourir de faim devant mes yeux, et je suis résolu de les mener perdre demain au bois; ce qui sera bien aisé, car, tandis qu'ils s'amuseront à fagoter, nous n'avons qu'à nous enfuir sans qu'ils nous voient.
--Ah! s'écria la bûcheronne, pourrais-tu bien toi-même mener perdre tes enfants?
Son mari avait beau lui représenter leur grande pauvreté, elle ne pouvait y consentir: elle était pauvre, mais elle était leur mère. Cependant, ayant considéré quelle douleur ce lui serait de les voir mourir de faim, elle y consentit, et alla se coucher en pleurant.
Le petit Poucet ouït 4 tout ce qu'ils dirent; car, ayant entendu de dedans son lis qu'ils parlaient d'affaires, il s'était levé doucement, et s'était glissé sous l'escabelle 5 de son père pour les écouter sans être vu.
Il alla se recoucher, et ne dormit point le reste de la nuit, songeant à ce qu'il avait à faire. Il se leva de bon matin, et alla au bord d'un ruisseau, où il remplit ses poches de petits cailloux blancs, et ensuite revint à la maison.
On partit, et le petit Poucet ne découvrit rien de tout ce qu'il savait à ses frères.
Ils allèrent dans une forêt fort épaisse, où à dix pas de distance on ne se voyait pas l'un l'autre. Le bûcheron se mit à couper du bois, et ses enfants à ramasser des broutilles pour faire des fagots. Le père et la mère, les voyant occupés à travailler, s'éloignèrent d'eux insensiblement, et puis s'enfuirent tout à coup par un petit sentier détourné.
Lorsque ces enfants se virent seuls, ils se mirent à crier et à pleurer de toute leur force. Le petit Poucet les laissait crier, sachant bien par où ils reviendraient à la maison; car en marchant il avait laissé tomber le long du chemin les petits cailloux blancs qu'il avait dans ses poches. Il leur dit donc:
--Ne craignez point, mes frères; mon père et ma mère nous ont laissés ici, mais je vous remènerai bien au logis; suivez-moi seulement.
Ils le suivirent, et il les mena jusqu'à leur maison par le même chemin qu'ils étaient venus dans la forêt. Ils n'osèrent d'abord entrer, mais ils se mirent tous contre la porte pour écouter tout ce que disaient leur père et leur mère.
Dans le moment que le bûcheron et la bûcheronne arrivèrent chez eux, le seigneur du village leur envoya dix écus qu'il leur devait il y avait longtemps, et dont ils n'espéraient plus rien. Cela leur redonna la vie, car les pauvres gens mouraient de faim.
Le bûcheron envoya sur l'heure sa femme à la boucherie. Comme il y avait longtemps qu'ils n'avaient mangé, elle acheta trois fois plus de viande qu'il n'en fallait pour le souper de deux personnes.
Lorsqu'ils furent rassasiés, la bûcheronne dit:
--Hélas! où sont maintenant nos pauvres enfants? Ils feraient bonne chère de ce qui nous reste là. Mais aussi, Guillaume, c'est toi qui les as voulu perdre; j'avais bien dit que nous nous en repentirions: que font-ils maintenant dans cette forêt? Hélas! mon Dieu! les loups les ont peut-être déjà mangés: tu es bien inhumain d'avoir perdu ainsi tes enfants.
Le bûcheron s'impatienta à la fin; car elle redit plus de vingt fois qu'il s'en repentirait, et qu'elle l'avait bien dit. Il la menaça de la battre, si elle ne se taisait.
Ce n'est pas que le bûcheron ne fût peut-être encore plus fâché que sa femme; mais c'est qu'elle lui rompait la tête, et qu'il était de l'humeur de beaucoup d'autres gens qui aiment fort les femmes qui disent bien, mais qui trouvent très-importunes celles qui ont toujours bien dit.
La bûcheronne était toute en pleurs:
--Hélas! où sont maintenant mes enfants, mes pauvres enfants?
Elle le dit une fois si haut, que les enfants qui étaient à la porte, l'ayant entendue, se mirent à crier tous ensemble:
--Nous voilà! nous voilà!
Elle courut vite leur ouvrir la porte, et leur dit en les embrassant:
--Que je suis aîse de vous revoir, mes chers enfants! Vous êtes bien las et vous avez bien faim; et toi, Pierrot, comme te voilà crotté! viens que je te débarbouille.
Ce Pierrot était son fils aîné, qu'elle aimait plus que tous les autres, parce qu'il était un peu rousseau, 6 et qu'elle était un peu rousse.
Ils se mirent à table, et mangèrent d'un appétit qui faisait plaisir au père et à la mère, à qui ils racontaient la peur qu'ils avaient eue dans la forêt, en parlant presque tous ensemble.
Ces bonnes gens étaient ravis de revoir leurs enfants avec eux, et cette joie dura tant que les dix écus durèrent; mais lorsque l'argent fut dépensé, ils retombèrent dans leur premier chagrin, résolurent de les perdre encore, et, pour ne pas manquer le coup, de les mener bien plus loin que la première fois. Ils ne purent parler de cela si secrètement, qu'ils ne fussent entendus par le petit Poucet, qui fit son compte de sortir d'affaire comme il avait déjà fait: mais quoiqu'il se fût levé de bon matin pour aller ramasser des petits cailloux, il ne put en venir à bout, car il trouva la porte de la maison fermée à double tour.
Il ne savait que faire, lorsque, la bûcheronne leur ayant donné à chacun un morceau de pain pour leur déjeuner, il songea qu'il pourrait se servir de son pain au lieu de cailloux, en le jetant par miettes le long des chemins où ils passeraient: il le serra 7 donc dans sa poche.
Le père et la mère les menèrent dans l'endroit de la forêt le plus épais et le plus obscur; et dès qu'ils y furent, ils gagnèrent un faux-fuyant 8 et les laissèrent là.
Le petit Poucet ne s'en chagrina pas beaucoup, parce qu'il croyait retrouver aisément son chemin par le moyen de son pain qu'il avait semé partout où il avait passé; mais il fut bien surpris lorsqu'il ne put en retrouver une seule miette: les oiseaux étaient venus, qui avaient tout mangé.
Les voilà donc bien affligés; car plus ils marchaient, plus ils s'égaraient, plus ils s'enfonçaient dans la forêt.
La nuit vint, et il s'éleva un grand vent qui leur faisait des peurs épouvantables. Ils pensaient n'entendre de tous côtés que des hurlements de loups qui venaient à eux pour les manger. Ils n'osaient presque se parler ni tourner la tête.
Il survint une grosse pluie qui les perça jusqu'aux os; ils glissaient à chaque pas, tombaient dans la boue, d'où ils se relevaient tout crottés, ne sachant que faire de leurs mains.
Le petit Poucet grimpa au haut d'un arbre pour voir s'il ne découvrirait rien: tournant la tête de tous côtés, il vit une petite lueur comme d'une chandelle, mais que était bien loin par delà la forêt. Il descendit de l'arbre, et lorsqu'il fut à terre il ne vit plus rien: cela le désola.
Cependant, ayant marché quelque temps avec ses frères du côté qu'il avait vu la lumière, il la revit en sortant du bois. Ils arrivèrent enfin à la maison où était cette chandelle, non sans bien des frayeurs, car souvent ils la perdaient de vue; ce qui leur arrivait toutes les fois qu'ils descendaient dans quelque fond.
Ils heurtèrent à la porte, et une bonne femme vint leur ouvrir. Elle leur demanda ce qu'ils voulaient.
Le petit Poucet lui dit qu'ils étaient de pauvres enfants qui s'étaient perdus dans la forêt, et qui demandaient à coucher par charité.
Cette femme, les voyant tous si jolis, se mit à pleurer, et leur dit:
--Hélas! mes pauvres enfants, où êtes-vous venus? Savez-vous bien que c'est ici la maison d'un ogre qui mange les petits enfants!
--Hélas! madame, lui répondit le petit Poucet, qui tremblait de toute sa force aussi bien que ses frères, que ferons-nous? Il est bien sûr que les loups de la forêt ne manqueront pas de nous manger cette nuit, si vous ne voulez pas nous retirer chez vous; et, cela étant, nous aimons mieux que ce soit monsieur qui nous mange: peut-être qu'il aura pitié de nous, si vous voulez bien l'en prier.
La femme de l'ogre, qui crut qu'elle pourrait les cacher à son mari jusqu'au lendemain matin, les laissa entrer, et les mena se chauffer auprès d'un bon feu; car il y avait un mouton tout entier à la broche pour le souper de l'ogre.
Comme ils commençaient à se chauffer, ils entendirent heurter trois ou quatre grands coups à la porte: c'était l'ogre qui revenait. Aussitôt sa femme les fit cacher sous le lit, et alla ouvrir la porte.
L'ogre demanda d'abord si le souper était prêt et si on avait tiré du vin; et aussitôt il se mit à table. Le mouton était encore tout sanglant, mais il ne lui sembla que meilleur. Il flairait à droite et à gauche, disant qu'il sentait la chair fraîche.
--Il faut, lui dit sa femme, que ce soit ce veau que je viens d'habiller; 9 que vous sentez.
--Je sens la chair fraîche, te dis-je encore une fois, reprit l'ogre en regardant sa femme de travers, et il y a ici quelque chose que je n'entends pas.
En disant ces mots, il se leva de table et alla droit au lit.
--Ah! dit-il, voilà donc comme tu veux me tromper, maudite femme! Je ne sais à quoi il tient que je ne te mange aussi: bien t'en prend d'être une vieille bête! 10 Voilà du gibier qui me vient bien à propos pour traiter trois ogres de mes amis qui doivent me venir voir ces jours-ci.
Il les tira de dessous le lit l'un après l'autre.
Ces pauvres enfants se mirent à genoux en lui demandant pardon: mais ils avaient affaire au plus cruel de tous les ogres, qui, bien loin d'avoir de la pitié, les dévorait déjà des yeux, et disait à sa femme que ce serait là de friands morceaux, lorsqu'elle leur aurait fait une bonne sauce.
Il alla prendre un grand couteau; et, en approchant de ces pauvres enfants, il l'aiguisait sur une longue pierre qu'il tenait à sa main gauche.
Il en avait déjà empoigné un, lorsque sa femme lui dit:
--Que voulez-vous faire à l'heure qu'il est? N'aurez-vous pas assez de temps demain?
--Tais-toi! reprit l'ogre; ils en seront plus mortifiés.
--Mais vous avez encore tant de viande! reprit sa femme: voilà un veau, deux moutons et la moitié d'un cochon.
--Tu as raison, dit l'ogre, donne-leur bien à souper afin qu'ils ne maigrissent pas, et va les mener coucher.
La bonne femme fut ravie de joie et leur porta bien à souper; mais ils ne purent manger, tant ils étaient saisis de peur.
Pour l'ogre, il se remit à boire, ravi d'avoir de quoi si bien régaler ses amis. Il but une douzaine de coups 11 plus qu'à l'ordinaire; ce qui lui donna un peu dans la tête, et l'obligea de s'aller coucher.
L'ogre avait sept filles qui n'étaient encore que des enfants: ces petites ogresses avaient toutes le teint fort beau, parce qu'elles mangeaient de la chair fraîche, comme leur père; mais elles avaient des petits yeux gris et tout ronds, le nez crochu, et une fort grande bouche avec de longues dents fort aiguës et fort éloignées l'une de l'autre; elles n'étaient pas encore fort méchantes, mais elles promettaient beaucoup, car elles mordaient déjà les petits enfants pour en sucer le sang.
On les avait fait coucher de bonne heure, et elles étaient toutes sept dans un grand lit, ayant chacune une couronne d'or sur la tête.
Il y avait dans la même chambre un autre lit de la même grandeur: ce fut dans ce lit que la femme de l'ogre mit coucher les sept petits garçons; après quoi elle alla se coucher.
Le petit Poucet, qui avait remarqué que les filles de l'ogre avaient des couronnes d'or sur la tête, et qui craignait qu'il ne prît à l'ogre quelque remords de ne les avoir pas égorgés dès le soir même, se leva vers le milieu de la nuit; et, prenant les bonnets de ses frères et le sien, il alla doucement les mettre sur la tête des sept filles de l'ogre, après leur avoir ôté leurs couronnes d'or, qu'il mit sur la tête de ses frères et sur la sienne, afin que l'ogre les prît pour ses filles, et ses filles pour les garçons qu'il voulait égorger.
La chose réussit comme il l'avait pensé; car l'ogre, s'étant éveillé sur le minuit, eut regret d'avoir différé au lendemain ce qu'il pouvait exécuter la veille. Il se jeta donc brusquement hors du lit, et prenant son grand couteau:
--Allons voir, dit-il, comment se portent nos petits drôles; n'en faisons pas à deux fois!
Il monta donc à tâtons à la chambre de ses filles, et s'approcha du lit où étaient les petits garçons, qui dormaient tous, excepté le petit Poucet, qui eut bien peur lorsqu'il sentit la main de l'ogre qui lui tâtait la tête, comme il avait tâté celles de tous ses frères.
L'ogre, qui sentit les couronnes d'or:
--Vraiment, dit-il, j'allais faire là un bel ouvrage! je vois bien que j'ai bu trop hier au soir.
Il alla ensuite au lit de ses filles, où ayant senti les petits bonnets des garçons:--Ah! les voilà, dit-il, nos gaillards! travaillons hardiment.
En disant ces mots, il coupa, sans balancer, 12 la gorge à ses sept filles.
Fort content de cette expédition, il alla se recoucher auprès de sa femme.
Aussitôt que le petit Poucet entendit ronfler l'ogre, il réveilla ses frères, et leur dit de s'habiller promptement et de le suivre. Ils descendirent doucement dans le jardin et sautèrent par-dessus les murailles. Ils coururent presque toute la nuit, toujours en tremblant et sans savoir où ils allaient.
L'ogre, s'étant éveillé, dit à sa femme:
--Va-t'en là-haut habiller ces petits drôles d'hier au soir.
L'ogresse fut fort étonnée de la bonté de son mari, ne se doutant point de la manière qu'il entendait qu'elle les habillât, et croyant qu'il lui ordonnait de les aller vêtir: elle monta en haut, où elle fut bien surprise, lorsqu'elle aperçut ses sept filles égorgées et nageant dans leur sang. Elle commença par s'évanouir (car c'est le premier expédient que trouvent presque toutes les femmes en pareilles rencontres).
L'ogre, craignant que sa femme ne fût trop long-temps à faire la besogne dont il l'avait chargée, monta en haut pour lui aider: il ne fut pas moins étonné que sa femme lorsqu'il vit cet affreux spectacle.
--Ah! qu'ai-je fait là? s'écria-t-il. Ils me le paieront, les malheureux, et tout à l'heure!
Il jeta aussitôt une potée d'eau dans le nez de sa femme, et l'ayant fait revenir:--Donne-moi vite mes bottes de sept lieues, lui dit-il, afin que j'aille les attraper.
Il se mit en campagne; et après avoir couru de tous côtés, il entra enfin dans le chemin où marchaient ces pauvres enfants, qui n'étaient plus qu'à cent pas du logis de leur père.
Ils virent l'ogre qui allait de montagne en montagne, et qui traversait des rivières aussi aisément qu'il aurait fait le moindre ruisseau.
Le petit Poucet, qui vit un rocher creux proche le lieu où ils étaient, y fit cacher ses six frères, et s'y fourra aussi, regardant toujours ce que l'ogre deviendrait.
L'ogre, qui se trouvait fort las du chemin qu'il avait fait inutilement (car les bottes de sept lieues fatiguent fort leur homme), voulut se reposer; et, par hasard, il alla s'asseoir sur la roche où les petits garçons s'étaient cachés.
Comme il n'en pouvait plus de fatigue, il s'endormit après s'être reposé quelque temps, et vint à ronfler si effroyablement, que les pauvres enfants n'en eurent pas moins de peur que quand il tenait son grand couteau pour leur couper la gorge.
Le petit Poucet en eut moins de peur; il dit à ses frères de s'enfuir promptement à la maison pendant que l'ogre dormirait bien fort, et qu'ils ne se missent point en peine de lui. Ils crurent son conseil, et gagnèrent vite la maison.
Le petit Poucet, s'étant approché de l'ogre, lui tira doucement ses bottes, et les mit aussitôt.
Les bottes étaient fort grandes et fort larges; mais, comme elles étaient fées, elles avaient le don de s'agrandir et de s'apetisser selon la jambe de celui qui les chaussait, de sorte qu'elles se trouvèrent aussi justes à ses pieds et à ses jambes que si elles eussent été faites pour lui.
Il alla droit à la maison de l'ogre, où il trouva sa femme qui pleurait auprès de ses filles égorgées.
--Votre mari, lui dit le petit Poucet, est en grand danger; car il a été pris par une troupe de voleurs, qui ont juré de le tuer s'il ne leur donne tout son or et tout son argent. Dans le moment qu'ils lui tenaient le poignard sur la gorge, il m'a aperçu et m'a prié de vous venir avertir de l'état où il est, et de vous dire de me donner tout ce qu'il a vaillant, 13 sans en rien retenir, parce qu'autrement ils le tueront sans miséricorde. Comme la chose presse beaucoup, il a voulu que je prisse ses bottes de sept lieues que voilà, pour faire diligence, et aussi afin que vous ne croyiez pas que je suis un affronteur.
La bonne femme, fort effrayée, lui donna aussitôt tout ce qu'elle avait; car cet ogre ne laissait pas d'être bon mari, quoiqu'il mangeât les petits enfants.
Le petit Poucet, étant donc chargé de toutes les richesses de l'ogre, s'en revint au logis de son père, où il fut reçu avec bien de la joie.
Il y a bien des gens qui ne demeurent pas d'accord de cette dernière circonstance, et qui prétendent que le petit Poucet n'a jamais fait ce vol à l'ogre; qu'à la vérité il n'avait pas fait conscience de lui prendre ses bottes de sept lieues, parce qu'il ne s'en servait que pour courir après les petits enfants.
Ces gens-là assurent le savoir de bonne part, 14 et même pour avoir bu et mangé dans la maison du bûcheron. Ils assurent que, lorsque le petit Poucet eut chaussé les bottes de l'ogre, il s'en alla à la cour, où il savait qu'on était fort en peine d'une armée qui était à deux cents lieues de là, et du succès d'une bataille qu'on avait donnée.
Il alla, disent-ils, trouver le roi, et lui dit que, s'il le souhaitait, il lui rapporterait des nouvelles de l'armée avant la fin du jour. Le roi lui promit une grosse somme d'argent, s'il en venait à bout.
Le petit Poucet rapporta des nouvelles dès le soir même; et cette première course l'ayant fait connaître, il gagnait tout ce qu'il voulait: car le roi le payait parfaitement pour porter ses ordres à l'armée, et une infinité de dame lui donnaient tout ce qu'il voulait pour avoir des nouvelles de leurs amants; et ce fut là son plus grand gain. Il se trouvait quelques femmes qui le chargeaient de lettres pour leurs maris; mais elles le payaient si mal, et cela allait à si peu de chose, qu'il ne daignait pas mettre en ligne de compte ce qu'il gagnait de ce côté-là.
Après avoir fait pendant quelque temps le métier de courrier, et y avoir amassé beaucoup de bien, il revint chez son père, où il n'est pas possible d'imaginer la joie qu'on eut de le revoir.
Il mit toute sa famille à son aise. Il acheta des offices de nouvelle création pour son père et pour ses frères; et par là il les établit tous, et fit parfaitement bien sa cour en même temps.
LES FÉES.
Il était une fois une veuve qui avait deux filles: l'aînée lui ressemblait si fort 1 et d'humeur et de visage, que qui la voyait voyait la mère: elles étaient toutes deux si désagréables et si orgueilleuses, qu'on ne pouvait vivre avec elles. La cadette qui était le vrai portrait de son père pour la douceur et pour l'honnêteté, était avec cela une des plus belles filles qu'on eût su voir.
Comme on aime naturellement son semblable, cette mère était folle de sa fille aînée, et en même temps avait une aversion effroyable pour la cadette. Elle la faisait manger à la cuisine et travailler sans cesse. Il fallait, entre autres choses, que cette pauvre enfant allât deux fois le jour puiser de l'eau à une grande demi-lieue du logis, et qu'elle en rapportât plein une grande cruche. 2
Un jour qu'elle était à cette fontaine, il vint à elle une pauvre femme qui la pria de lui donner à boire.
--Oui-dà, 3 ma bonne mère, dit cette belle fille.
Et, rinçant aussitôt sa cruche, elle puisa de l'eau au plus bel endroit de la fontaine, et la lui présenta, soutenant toujours la cruche, afin qu'elle bût plus aisément.
La bonne femme, ayant bu, lui dit:
--Vous êtes si belle, si bonne et si honnête, que je ne puis m'empêcher de vous faire un don (car c'était une fée qui avait pris la forme d'une pauvre femme de village, pour voir jusqu'où irait l'honnêteté de cette jeune fille). Je vous donne pour don, poursuivit la fée, qu'à chaque parole que vous direz il vous sortira de la bouche ou une fleur ou une pierre précieuse.
Lorsque cette belle fille arriva au logis, sa mère la gronda de revenir si tard de la fontaine.
--Je vous demande pardon, ma mère, dit cette pauvre fille, d'avoir tardé si longtemps.
Et en disant ces mots, il lui sortit de la bouche deux roses, deux perles et deux gros diamants.
--Que vois-je là? dit sa mère tout étonnée. Je crois qu'il lui sort de la bouche des perles et des diamants! D'où vient cela, ma fille? (Ce fut là la première fois qu'elle l'appela sa fille.)
La pauvre enfant lui raconta naïvement tout ce qui lui était arrivé, non sans jeter une infinité de diamants.
--Vraiment, dit la mère, il faut que j'y envoie ma fille. Tenez, 4 Fanchon, voyez ce qui sort de la bouche de votre soeur quand elle parle: ne seriez-vous pas bien aise d'avoir le même don? Vous n'avez qu'à aller puiser de l'eau à la fontaine; et quand une pauvre femme vous demandera à boire, lui en donner bien honnêtement.
--Il me ferait beau voir, 5 répondit la brutale, 6 aller à la fontaine!
--Je veux que vous y alliez, reprit la mère, et tout à l'heure.
Elle y alla, mais toujours en grondant. Elle prit le plus beau flacon d'argent qui fût dans le logis. Elle ne fut pas plus tôt arrivée à la fontaine, qu'elle vit sortir du bois une dame magnifiquement vêtue, qui vint lui demander à boire; c'était la même fée, qui avait pris l'air et les habits d'une princesse, pour voir jusqu'où irait la malhonnêteté de cette fille.
--Est-ce que je suis ici venue, lui dit cette brutale orgueilleuse, pour vous donner à boire? Justement, j'ai apporté un flacon d'argent tout exprès pour donner à boire à madame! j'en suis d'avis: buvez à même 7 si vous voulez.
--Vous n'êtes guère honnête, reprit la fée sans se mettre en colère. Eh bien, puisque vous êtes si obligeante, je vous donne pour don qu'à chaque parole que vous direz il vous sortira de la bouche ou un serpent, ou un crapaud.
D'abord que sa mère l'aperçut, elle lui cria:
--Eh bien, ma fille?
--Eh bien, ma mère, lui répondit la brutale en jetant deux vipères et deux crapauds.
--O ciel! s'écria la mère, que vois-je là. C'est sa soeur qui en est cause; elle me le paiera!
Et aussitôt elle courut pour la battre.
La pauvre enfant s'enfuit, et alla se sauver dans la forêt prochaine. Le fils du roi, qui revenait de la chasse, la rencontra; et, la voyant si belle, lui demanda ce qu'elle faisait la toute seule, et ce qu'elle avait à pleurer.
--Hélas! monsieur, c'est ma mère qui m'a chassée du logis.
Le fils du roi, qui vit sortir de sa bouche cinq ou six perles et autant de diamants, la pria de lui dire d'où cela lui venait. Elle lui conta toute son aventure. Le fils du roi en devint amoureux; et, considérant qu'un tel don valait mieux que tout ce qu'on pouvait donner en mariage à une autre, il l'emmena au palais du roi son père, où il l'épousa. Pour sa soeur, elle se fit tant haïr, que sa propre mère la chassa de chez elle; et la malheureuse, après avoir bien couru sans trouver personne qui voulût la recevoir, alla mourir au coin d'un bois.
MORALITÉ.
Les diamants et les pistoles
Peuvent beaucoup sur les esprits;
Cependant les douces paroles
Ont encor plus de force, et sont d'un plus grand prix.
AUTRE MORALITÉ.
L'honnêteté coûte des soins
Et veut un peu de complaisance;
Mais tôt on tard elle a sa récompense,
Et souvent dans le temps qu'on y pense le moins.