Le Cabinet des Fées: Or Recreative Readings Arranged for the Express Use of Students in French
AURORE ET AIMÉE.
Il y avait une fois une dame qui avait deux filles. L'aînée, qui se nommait Aurore, était belle comme le jour, et elle avait un assez bon caractère. 1 La seconde, qui se nommait Aimée, était bien aussi belle que sa soeur, mais elle était maligne, 2 et n'avait de l'esprit que pour faire du mal. La mère avait été aussi fort belle, mais elle commençait à n'être plus jeune, et cela lui donnait beaucoup de chagrin. Aurore avait seize ans, et Aimée n'en avait que douze; aussi la mère, qui craignait de paraître vieille, quitta le pays, où tout le monde la connaissait, et envoya sa fille aînée à la campagne, parce qu'elle ne voulait pas qu'on sût qu'elle avait une fille si âgée. Elle garda la plus jeune auprès d'elle, et fut dans une autre ville; et elle disait à tout le monde qu'Aimée n'avait que dix ans. Cependant, comme elle craignait qu'on ne découvrit la tromperie, elle envoya Aurore dans un pays bien loin, et celui qui la conduisait la laissa dans un grand bois, où elle s'était endormie en se reposant. Quand Aurore se réveilla, et qu'elle se vit toute seule dans ce bois, elle se mit à pleurer. Il était presque nuit; et s'étant levée, elle chercha à sortir de cette forêt; mais, au lieu de trouver son chemin, elle s'égara encore davantage. 3 Enfin, elle vit bien loin une lumière, et, étant allée de ce côté-là, elle trouva une petite maison. Aurore frappa à la porte, et une bergère vint lui ouvrir, et lui demanda ce qu'elle voulait. Ma bonne mère, lui dit Aurore, je vous prie, par charité, de me donner la permission de coucher dans votre maison; car si je reste dans le bois, je serai mangée des loups. De tout mon coeur, ma belle fille, lui répondit la bergère; mais dites-moi, pourquoi êtes-vous dans ce bois si tard? Aurore lui raconta son histoire, et lui dit: Ne suis-je pas bien malheureuse d'avoir une mère si cruelle? et ne vaudrait-il pas mieux 4 que je fusse morte en venant au monde que de vivre pour être ainsi maltraitée? Qu'est-ce que j'ai fait au bon Dieu pour être si misérable? Ma chère enfant, répliqua la bergère, il ne faut jamais murmurer contre Dieu; il est tout-puissant, il est sage, il vous aime, et vous devez croire qu'il n'a permis votre malheur que pour votre bien. Confiez-vous en lui, et mettez-vous bien dans la tête que Dieu protége les bons, et que les choses fâcheuses qui leur arrivent ne sont pas malheurs: demeurez avec moi, je vous servirai de mère, et je vous aimerai comme ma fille. Aurore consentit à cette proposition; et le lendemain, la bergère lui dit: Je vais vous donner un petit troupeau à conduire; mais j'ai peur que vous ne vous ennuyiez, ma belle fille; ainsi, prenez une quenouille, et vous filerez, cela vous amusera. Ma mère, répondit Aurore, je suis une fille de qualité, ainsi je ne sais pas travailler. Prenez donc un livre, lui dit la bergère. Je n'aime pas la lecture, lui répondit Aurore en rougissant. C'est qu'elle était honteuse d'avouer à la fée qu'elle ne savait pas lire comme il faut. Il fallut pourtant avouer la vérité: et elle dit à la bergère qu'elle n'avait jamais voulu apprendre à lire quand elle était petite, et qu'elle n'en avait pas eu le temps quand elle était devenue grande. Vous aviez donc de grandes affaires, lui dit la bergère. Oui, ma mère, répondit Aurore. J'allais me promener tous les matins avec mes bonnes amies; après dîner je me coiffais; le soir je restais à notre assemblée, et puis j'allais à l'opéra, à la comédie, et la nuit j'allais au bal. Véritablement, dit la bergère, vous aviez de grandes occupations, et, sans doute, vous ne vous ennuyiez pas. Je vous demande pardon, ma mère, répondit Aurore. Quand j'étais un quart d'heure toute seule, ce qui m'arrivait quelquefois, je m'ennuyais à mourir; mais quand nous allions à la campagne, c'était bien pire; je passais toute la journée à me coiffer et à me décoiffer, 5 pour m'amuser. Vous n'étiez donc pas heureuse à la campagne? dit la bergère. Je ne l'étais pas à la ville non plus, répondit Aurore. Si je jouais, je perdais mon argent; si j'étais dans une assemblée, je voyais mes compagnes mieux habillées que moi, et cela me chagrinait beaucoup; si j'allais au bal, je n'étais occupée qu'à chercher des défauts à celles qui dansaient mieux que moi; enfin, je n'ai jamais passé un jour sans avoir du chagrin. Ne vous plaignez donc plus de la Providence, lui dit la bergère; en vous conduisant dans cette solitude, elle vous à ôté plus de chagrins que de plaisirs; mais ce n'est pas tout Vous auriez été par la suite encore plus malheureuse; car enfin, on n'est pas toujours jeune: le temps du bal et de la comédie passe; quand on devient vieille, et qu'on veut toujours être dans les assemblées, les jeunes gens se moquent; d'ailleurs, on ne peut plus danser, on n'oserait plus se coiffer; if faut donc s'ennuyer à mourir, et être fort malheureuse. Mais, ma bonne mère, dit Aurore, on ne peut pourtant pas rester seule; la journée paraît longue comme un an quand on n'a pas compagnie. Je vous demande pardon, ma chère, répondit la bergère: je suis seule ici, et les années me paraissent courtes comme les jours. Si vous voulez, je vous apprendrai le secret de ne vous ennuyer jamais. Je le veux bien, dit Aurore; vous pouvez me gouverner comme vous le jugerez à propos, je veux vous obéir. La bergère, profitant de la bonne volonté d'Aurore, lui écrivit sur un papier tout ce qu'elle devait faire. Toute la journée était partagée entre la prière, la lecture, le travail et la promenade. Il n'y avait pas d'horloge dans ce bois, et Aurore ne savait pas qu'elle heure il était; mais la bergère connaissait l'heure par le soleil: elle dit à Aurore de venir dîner. Ma mère, dit cette belle fille à la bergère, vous dînez de bonne heure, il n'y a pas longtemps que nous sommes levées. Il est pourtant deux heures, reprit la bergère en souriant, et nous sommes levées depuis cinq heures; mais, ma fille, quand on s'occupe utilement, le temps passe bien vite, et jamais on ne s'ennuie. Aurore, charmée de ne plus sentir l'ennui, s'appliqua de tout son coeur à la lecture et au travail; et elle se trouvait mille fois plus heureuse au milieu de ses occupations champêtres qu'à la ville. Je vois bien, disait-elle à la bergère, que Dieu fait tout pour notre bien. Si ma mère n'avait pas été injuste et cruelle à mon égard, je serais restée dans mon ignorance, et la vanité, l'oisiveté, le désir de plaire, m'auraient rendue méchante et malheureuse. Il y avait un an qu'Aurore était chez la bergère, lorsque le frère du roi vint chasser dans le bois où elle gardait ses moutons. Il se nommait Ingénu, et c'était le meilleur prince du monde; mais le roi, son frère, qui s'appelait Fourbin, ne lui ressemblait pas, car il n'avait de plaisir qu'à tromper ses voisins, et à maltraiter ses sujets. Ingénu fut charmé de la beauté d'Aurore, et lui dit qu'il se croirait fort heureux si elle voulait l'épouser. Aurore le trouvait fort aimable; mais elle savait qu'une fille qui est sage n'écoute point les hommes qui leur tiennent de pareils discours. Monsieur, dit-elle à Ingénu, si ce que vous me dites est vrai, vous irez trouver ma mère, qui est une bergère; elle demeure dans cette petite maison que vous voyez tout là bas: si elle veut bien que vous soyez mon mari, je le voudrai bien aussi; car elle est si sage et si raisonnable, que je ne lui désobéis jamais. Ma belle fille, reprit Ingénu, j'irai de tout mon coeur vous demander à votre mère; mais je ne voudrais pas vous épouser malgré vous: si elle consent que vous soyez ma femme, cela peut-être vous donnera du chagrin, et j'aimerais mieux mourir que de vous causer de la peine. Un homme qui pense comme cela a de la vertu, dit Aurore, et une fille ne peut être malheureuse avec un homme vertueux. Ingénu quitta Aurore, et fut trouver la bergère, qui connaissait sa vertu, et qui consentit de bon coeur à son mariage: il lui promit de revenir dans trois jours pour voir Aurore avec elle, et partit le plus content du monde, après lui avoir donné sa bague pour gage. 6 Cependant Aurore avait beaucoup d'impatience de retourner à la petite maison; Ingénu lui avait paru si aimable, qu'elle craignait que celle qu'elle appellait sa mère ne l'eût rebuté; mais la bergère lui dit: Ce n'est pas parce qu'Ingénu est prince que j'ai consenti à votre mariage avec lui; mais parce qu'il est le plus honnête homme du monde. Aurore attendait avec quelque impatience le retour du prince; mais le second jour après son départ, comme elle ramenait son troupeau, elle se laissa tomber si malheureusement dans un buisson, qu'elle se déchira tout le visage. Elle se regarda bien vite dans un ruisseau, et elle se fit peur; 7 car le sang lui coulait de tous les côtés. Ne suis-je pas bien malheureuse? dit-elle à la bergère en rentrant dans la maison; Ingénu viendra demain matin, et il ne m'aimera plus, tant il me trouvera horrible. La bergère lui dit en souriant: Puisque le bon Dieu a permis que vous soyez tombée, sans doute que c'est pour votre bien; car vous savez qu'il vous aime, et qu'il sait mieux que vous ce qui vous est bon. Aurore reconnut sa faute, car c'en est une de murmurer contre la Providence, et elle dit en elle-même: Si le Prince Ingénu ne veut plus m'épouser parce que je ne suis plus belle, apparemment que j'aurais été malheureuse avec lui. Cependant la bergère lui lava le visage, et lui arracha plusieurs épines qui étaient enfoncées dedans. Le lendemain matin, Aurore était effroyable; car son visage était horriblement enflé, et on ne lui voyait pas les yeux. Sur les dix heures du matin, on entendit un carrosse s'arrêter devant la porte; mais, au lieu d'Ingénu, on en vit descendre le roi Fourbin: un des courtisans qui étaient à la chasse avec le prince avait dit au roi que son frère avait rencontré la plus belle fille du monde, et qu'il voulait l'épouser. Vous êtes bien hardi de vouloir vous marier sans ma permission, dit Fourbin à son frère: pour vous punir, je veux épouser cette fille, si elle est aussi belle qu'on le dit. Fourbin en entrant chez la bergère, lui demanda où était sa fille. La voici, répondit la bergère en montrant Aurore. Quoi! ce monstre-là? dit le roi. Et n'avez-vous point une autre fille, à laquelle mon frère a donné la bague? La voici à mon doigt, répondit Aurore. A ces mots, le roi fit un grand éclat de rire, et dit: Je ne croyais pas mon frère de si mauvais goût; mais je suis charmé de pouvoir le punir. En même temps, il commanda à la bergère de mettre un voile sur la tête d'Aurore; et ayant envoyé chercher le prince Ingénu, il lui dit: Mon frère, puisque vous aimez la belle Aurore, je veux que vous l'épousiez tout à l'heure. Et moi, je ne veux tromper personne, dit Aurore en arrachant son voile. Regardez mon visage, Ingénu: je suis devenue bien horrible depuis trois jours; voulez-vous encore m'épouser? Vous paraissez plus aimable que jamais à mes yeux, dit le prince; car je reconnais que vous êtes plus vertueuse encore que je ne croyais. En même temps il lui donna la main: et Fourbin riait de tout son coeur. Il commanda donc qu'ils fussent mariés sur-le-champ; mais ensuite il dit à Ingénu: Comme je n'aime pas les monstres, vous pouvez demeurer avec votre femme dans cette cabane; je vous défends de l'amener à la cour. En même temps, il remonta dans son carrosse, et laissa Ingénu transporté de joie. Eh bien, dit la bergère à Aurore, croyez-vous encore être malheureuse d'avoir tombé? Sans cet accident, le roi serait devenu amoureux de vous, et si vous n'aviez pas voulu l'épouser, il eût fait mourir Ingénu. Vous avez raison, ma mère, reprit Aurore; mais pourtant je suis devenue laide à faire peur, et je crains que le prince n'ait du regret de m'avoir épousée. Non, je vous assure, reprit Ingénu: on s'accoutume au visage d'une laide, mais on ne peut s'accoutumer à un mauvais caractère. Je suis charmée de vos sentiments, dit la bergère; mais Aurore sera encore belle, j'ai une eau qui guérira son visage. Effectivement, au bout de trois jours, le visage d'Aurore devint comme auparavant; mais le Prince la pria de porter toujours son voile; car il avait peur que son méchant frère ne l'enlevât s'il la voyait. Cependant Fourbin, qui voulait se marier, fit partir plusieurs peintres pour lui apporter les portraits des plus belles filles. Il fut enchanté de celui d'Aimée, soeur d'Aurore, et l'ayant fait venir à sa cour, il l'épousa. Aurore eut beaucoup d'inquiétude quand elle sut que sa soeur était reine; elle n'osait plus sortir; car elle savait combien cette soeur était méchante, et combien elle la haïssait. Au bout d'un an, Aurore eut un fils qu'on nomma Beaujour, et elle l'aimait uniquement. Ce petit prince, lorsqu'il commença à parler, montra tant d'esprit, qu'il faisait tout le plaisir de ses parents. Un jour, qu'il était devant la porte avec sa mère, elle s'endormit, et quand elle se réveilla, elle ne trouva plus son fils. Elle jetta de grands cris, et courut par toute la forêt pour le chercher. La bergère avait beau la faire souvenir qu'il n'arrive rien que pour notre bien, elle eut toutes les peines du monde à la consoler; mais le lendemain, elle fut contrainte d'avouer que la bergère avait raison. Fourbin et sa femme, enragés de n'avoir point d'enfants, envoyèrent des soldats pour tuer leur neveu; et voyant qu'on ne pouvait le trouver, ils mirent Ingénu, sa femme et la bergère dans une barque, et les firent exposer sur la mer, afin qu'on n'entendit jamais parler d'eux. Pour cette fois, Aurore crut qu'elle devait se croire fort malheureuse; mais la bergère lui répétait toujours que Dieu faisait tout pour le mieux. Comme il faisait un très-beau temps, la barque vogua tranquillement pendant trois jours, et aborda à une ville qui était sur le bord de la mer. Le roi de cette ville avait une grande guerre, et les ennemis l'assiégèrent le lendemain. Ingénu, qui avait du courage, demanda quelques troupes au roi; il fit plusieurs sorties _, et il eut le bonheur de tuer l'ennemi qui assiégeait la ville. Les soldats, ayant perdu leur commandant, s'enfuirent, et le roi qui était assiégé, n'ayant point d'enfants, adopta Ingénu pour son fils, afin de lui marquer sa reconnaissance. Quatre ans après, on apprit que Fourbin était mort de chagrin d'avoir épousé une méchante femme; et le peuple, qui la haïssait, la chassa honteusement, et envoya des ambassadeurs à Ingénu pour lui offrir la couronne. Il s'embarqua avec sa femme et la bergère; mais une grande tempête étant survenue, ils firent naufrage, et se trouvèrent dans une île déserte. Aurore, devenue sage par tout ce qui lui était arrivé, ne s'affligea point, et pensa que c'était pour leur bien que Dieu avait permis ce naufrage: ils mirent un grand bâton sur le rivage, et le tablier blanc de la bergère au haut de ce bâton, afin d'avertir des vaisseaux qui passeraient par là de venir à leur secours. Sur le soir, ils virent venir une femme qui portait un petit enfant, et Aurore ne l'eut pas plus tôt regardé, qu'elle reconnut son fils Beaujour. Elle demanda à cette femme où elle avait pris cet enfant; et elle lui répondit que son mari, qui était un corsaire, l'avait enlevé; mais qu'ayant fait naufrage proche de cette île, elle s'était sauvée avec l'enfant qu'elle tenait alors dans ses bras. Deux jours après, des vaisseaux qui cherchaient les corps d'Ingénu et d'Aurore, qu'on croyait avoir péri, virent ce linge blanc, et, étant venus dans l'île, ils menèrent leur roi et sa famille dans leur royaume. Et quelques accidents qu'il arrivât à Aurore, elle ne murmura jamais, parce qu'elle savait par son expérience que les choses qui nous paraissent des malheurs sont souvent la cause de notre félicité.
LA VEUVE ET SES DEUX FILLES.
Il y avait une veuve assez bonne femme qui avait deux filles, toutes deux fort aimables; l'aînée se nommait Blanche, la seconde Vermeille. On leur avait donné ces noms parce qu'elles avaient, l'une, le plus beau teint du monde, et la seconde, des joues et des lèvres vermeilles comme du corail. Un jour la bonne femme étant près de sa porte, à filer, vit une pauvre vieille qui avait bien de la peine à se trainer 1 avec son bâton. "Vous êtes bien fatiguée, dit la bonne femme à la vieille; asseyez-vous un moment pour vous reposer." Et aussitôt elle dit à ses filles de donner une chaise à cette femme. Elles se levèrent toutes les deux; mais Vermeille couru plus fort 2 que sa soeur, et apporta la chaise. "Voulez-vous boire un coup? 3 dit la bonne femme à la vieille. De tout mon coeur, répondit-elle; il me semble même que je mangerais bien un morceau, 4 si vous pouviez me donner quelque chose pour me ragoûter. 5 Je vous donnerai tout ce qui est en mon pouvoir, dit la bonne femme; mais comme je suis pauvre, ce ne sera pas grand chose." En même temps elle dit à ses filles de servir la bonne vieille, qui se mit à table; et la bonne femme commanda à l'aînée d'aller cueillir quelques prunes sur un prunier qu'elle avait planté elle-même, et qu'elle aimait beaucoup. Blanche, au lieu d'obéir de bonne grâce à sa mère, murmura contre cet ordre, et dit en elle-même: "Ce n'est pas pour cette vieille gourmande que j'ai eu tant de soin de mon prunier." Elle n'osa pourtant pas refuser quelques prunes; mais elle les donna de mauvaise grâce et à contre-coeur. 6 "Et vous, Vermeille, dit la bonne femme à la seconde de ses filles, vous n'avez pas de fruit à donner à cette bonne dame, car vos raisins ne sont pas mûrs. Il est vrai, dit Vermeille; mais j'entends ma poule qui chante, elle vient de pondre un oeuf, et si madame veut l'avaler tout chaud, je le lui offre de tout mon coeur." En même temps, sans attendre la réponse de la vieille, elle courut chercher son oeuf; mais dans le moment qu'elle le présentait à cette femme, elle disparut, et l'on vit à sa place une belle dame, qui dit à la mère: "Je vais récompenser vos deux filles selon leur mérite. L'aînée deviendra une grande reine, et la seconde une fermière." Et en même temps, ayant frappé la maison de son bâton, elle disparut, et l'on vit dans la place une jolie ferme. "Voilà votre partage, dit-elle à Vermeille. Je sais que je vous donne à chacune ce que vous aimez le mieux." La fée s'éloigna en disant ces paroles; et la mère aussi bien que les deux filles restèrent fort étonnées. Elles entrèrent dans la ferme, et furent charmées de la propreté des meubles. Les chaises n'étaient que de bois: mais elles étaient si propres, qu'on s'y voyait comme dans un miroir. Les lits étaient de toile blanche comme la neige. Il y avait dans les étables vingt moutons, autant de brebis, quatre boeufs, quatre vaches; et dans la cour toutes sortes d'animaux, comme des poules, des canards, des pigeons et autres. Il y avait aussi un joli jardin, rempli de fleurs et de fruits. Blanche voyait sans jalousie le don qu'on avait fait à sa soeur, et elle n'était occupée que du plaisir qu'elle aurait à être reine. Tout d'un coup elle entendit passer des chasseurs, et, étant allée sur la porte pour les voir, elle parut si belle aux yeux du roi, qu'il résolut de l'épouser. Blanche étant devenue reine, dit à sa soeur Vermeille: "Je ne veux pas que vous soyez fermière; venez avec moi, ma soeur, je vous ferai épouser un grand seigneur.--Je vous suis bien obligée, ma soeur, répondit Vermeille; je suis accoutumée à la campagne, et je veux y rester." La reine Blanche partit donc, et elle était si contente, qu'elle passa plusieurs nuits sans dormir. Les premiers mois, elle fut si occupée de ses beaux habits, des bals, des comédies, qu'elle ne pensait à autre chose. Mais bientôt elle s'accoutuma à tout cela, et rien ne la divertissait plus; au contraire, elle eut de grands chagrins: toutes les dames de la cour lui rendaient de grands respects quand elles étaient devant elle, mais elle savait qu'elles ne l'aimaient pas, et qu'elles disaient: "Voyez cette petite paysanne, comme elle fait la grande dame! Le roi a le coeur bien bas, 7_ d'avoir pris une telle femme." Ce discours fit faire des réflexions au roi. Il pensa qu'il avait eu tort d'épouser Blanche. Quand on vit que le roi n'aimait plus sa femme, on commença à ne lui rendre aucun devoir. 8 Elle était très-malheureuse, car elle n'avait pas une seule bonne amie à qui elle pût conter ses chagrins. Elle voyait que c'était la mode à la cour de trahir ses amis par intérêt, de faire bonne mine à ceux que l'on haïssait, et de mentir à tout moment. Il fallait être sérieuse, parce qu'on lui disait qu'une reine doit avoir un air grave et majestueux. Elle avait un médecin auprès d'elle, qui examinait tout ce qu'elle mangeait, et lui ôtait toutes les choses qu'elle aimait. On ne mettait point de sel dans ses bouillons; on lui défendait de se promener quand elle en avait envie; en un mot, elle était contredite depuis le matin jusqu'au soir. On donna des gouvernantes à ses enfants, qui les élevaient tout de travers, 9 sans qu'elle eût la liberté d'y trouver à redire. 10 La pauvre Blanche se mourait de chagrin, et elle devint si maigre, qu'elle faisait pitié à tout le monde. Elle n'avait pas vu sa soeur depuis trois ans qu'elle était reine, parce qu'elle pensait qu'une personne de son rang serait déshonorée d'aller rendre visite à une fermière; mais, se voyant accablée de mélancolie, elle résolut d'aller passer quelques jours à la campagne, pour se désennuyer. 11 Elle en demanda la permission au roi, qui la lui accorda de bon coeur, parce qu'il pensait qu'il serait débarrassé d'elle pendant quelque temps. Elle arriva sur le soir à la ferme de Vermeille, et elle vit de loin, devant la porte, une troupe de bergers et de bergères qui dansaient et se divertissaient de tout leur coeur. "Hélas! dit la reine en soupirant, où est le temps que je me divertissais comme ces pauvres gens? personne n'y trouvait à redire." D'abord qu'elle parut, sa soeur accourut pour l'embrasser. Elle avait un air si content, elle était si fort engraissée, que la reine ne put s'empêcher de pleurer en la regardant. Vermeille avait épousé un jeune paysan qui n'avait pas de fortune; mais il se souvenait toujours que sa femme lui avait donné tout ce qu'il avait, et il cherchait, par ses manières complaisantes, à lui en marquer sa reconnaissance. Vermeille n'avait pas beaucoup de domestiques, mais ils l'aimaient comme s'ils eussent été ses enfants, parce qu'elle les traitait bien. Tous ses voisins l'aimaient aussi, et chacun s'empressait à lui en donner des preuves. Elle n'avait pas beaucoup d'argent, mais elle n'en avait pas besoin; car elle recueillait dans ses terres du blé, du vin et de l'huile. Ses troupeaux lui fournissaient du lait, dont elle faisait du beurre et du fromage. Elle filait la laine de ses moutons pour se faire des habits, aussi bien qu'à son mari et à deux enfants qu'elle avait. Ils se portaient à merveille, et le soir, quand le temps du travail était passé, ils se divertissaient à toutes sortes de jeux. "Hélas! s'écria la reine, la fée m'a fait un mauvais présent en me donnant une couronne. On ne trouve point la joie dans les palais magnifiques, mais dans les occupations innocentes de la campagne." A peine eut-elle dit ces paroles, que la fée parut: "Je n'ai pas prétendu vous récompenser en vous faisant reine, lui dit la fée, mais vous punir, parce que vous m'avez donné vos prunes à contre-coeur. Pour être heureux, il faut, comme votre soeur, ne posséder que les choses nécessaires, et n'en point souhaiter davantage.--Ah! Madame, s'écria Blanche, vous vous êtes assez vengée, finissez mon malheur. Il est fini, reprit la fée. Le roi, qui ne vous aime plus, vient d'épouser une autre femme, et demain ses officiers viendront vous ordonner, de sa part, de ne point retourner à son palais." Cela arriva comme la fée l'avait prédit. Blanche passa le reste de ses jours avec sa soeur Vermeille, avec toutes sortes de contentements et de plaisirs, et elle ne pensa jamais à la cour que pour remercier la fée de l'avoir ramenée dans son village.
LA BICHE AU BOIS.
Il était une fois un roi et une reine dont l'union était parfaite: ils s'aimaient tendrement, et leurs sujets les adoraient; mais, par malheur, ils étaient sans héritier.
Il y avait plusieurs fontaines dans un grand bois où l'on allait boire; elles étaient entourées de marbre et de porphyre, car chacun se piquait de les embellir. Un jour que la reine était assise au bord de la fontaine, elle dit à toutes ses dames de s'éloigner et de la laisser seule; puis elle commença ses plaintes ordinaires: "Ne suis-je pas bien malheureuse, dit-elle, de n'avoir point d'enfants!"
Comme elle parlait ainsi, elle remarqua que l'eau de la fontaine s'agitait; puis une grosse écrevisse parut, et lui dit: "Grande reine, vous aurez enfin ce que vous désirez. Je vous avertis qu'il y a ici proche un palais superbe que les fées ont bâti: mais il est impossible de le trouver, parce qu'il est environné de nuées fort épaisses que l'oeil d'une personne mortelle ne peut pénétrer; cependant, comme je suis votre très-humble servante, si vous voulez vous fier à la conduite d'une pauvre écrevisse, je m'offre de vous y mener."
La reine l'écoutait sans l'interrompre, la nouveauté de voir parler une écrevisse l'ayant fort surprise; elle lui dit qu'elle accepterait avec plaisir ses offres, mais qu'elle ne savait pas aller en reculant comme elle. L'écrevisse sourit, et sur-le-champ elle prit la figure d'une belle petite vieille. "Hé bien, madame, lui dit-elle, n'allons pas à reculons, j'y consens; mais surtout regardez-moi comme une de vos amies, je ne souhaite que ce qui peut vous être avantageux."
Elle sortit de la fontaine sans être mouillée; ses habits étaient blancs, doublés de cramoisi, et ses cheveux gris tous renoués de rubans verts. Il ne s'est guère vu de vieille dont l'air fût plus galant; elle salua la reine, et elle en fut embrassée; et sans tarder davantage, elle la conduisit dans une route du bois qui surprit cette princesse: car, encore qu'elle y fût venue mille et mille fois, elle n'était jamais entrée dans celle-là. Comment y serait-elle entrée? c'était le chemin des fées pour aller à la fontaine: il était ordinairement fermé de ronces et d'épines; mais quand la reine et sa conductrice parurent, aussitôt les rosiers poussèrent des roses, les jasmins et les orangers entrelacèrent leurs branches pour faire un berceau couvert de feuilles et de fleurs; la terre fut couverte de violettes; mille oiseaux différents chantaient à l'envi sur les arbres.
La reine n'était pas encore revenue de sa surprise, lorsque ses yeux furent frappés par l'éclat sans pareil d'un palais tout de diamants: les murs et les toits, les plafonds, les planchers, les degrés, les balcons, jusqu'aux terrasses, tout était de diamants. Dans l'excès de son admiration, elle ne put s'empêcher de pousser un grand cri et de demander à la galante vieille qui l'accompagnait, si ce qu'elle voyait était un songe ou une réalité. "Rien n'est plus réel, madame," répliqua-t-elle. Aussitôt les portes du palais s'ouvrirent, il en sortit six fées; mais quelles fées! les plus belles et les plus magnifiques qui aient jamais paru dans leur empire. Elles vinrent toutes faire une profonde révérence à la reine, et chacune lui présenta une fleur de pierreries pour lui faire un bouquet; il y avait une rose, une tulipe, une anémone, une ancolie, une oeillet et une grenade. "Madame, lui dirent-elles, nous ne pouvons pas vous donner une plus grande marque de notre considération qu'en vous permettant de nous venir voir ici; mais nous sommes bien aises de vous annoncer que vous aurez une belle princesse, que vous nommerez Désirée: car l'on doit avouer qu'il y a longtemps que vous la désirez. Ne manquez pas, aussitôt qu'elle sera au monde, de nous appeler, parce que nous voulons la douer de toutes sortes de bonnes qualités; vous n'aurez qu'à prendre le bouquet que nous vous donnons, et nommer chaque fleur en pensant à nous: soyez certaine qu'aussitôt nous serons dans votre chambre."
La reine, transportée de joie, se jeta à leur cou, et les embrassades durèrent plus d'une grosse demi-heure. Après cela, elles prièrent la reine d'entrer dans leur palais, dont on ne peut faire une assez belle description; elles avaient pris pour le bâtir l'architecte du soleil: il avait fait en petit ce que celui du soleil est en grand. La reine, qui n'en soutenait l'éclat qu'avec peine, fermait à tous moments les yeux. Elles la conduisirent dans leur jardin; il n'a jamais été de si beaux fruits: les abricots étaient plus gros que la tête, et l'on ne pouvait manger une cerise sans la couper en quatre, d'un goût si exquis, qu'après que la reine en eut mangé elle ne voulut de sa vie en manger d'autres. Il y avait un verger tout d'arbres factices qui ne laissaient pas d'avoir vie, et de croître comme les autres.
De dire tous les transports de la reine, combien elle parla de la petite princesse Désirée, combien elle remercia les aimables personnes qui lui annonçaient une si agréable nouvelle, c'est ce que je n'entreprendrai point; mais, enfin, il n'y eut aucuns termes de tendresse et de reconnaissance oubliés. La fée de la fontaine y trouva toute la part qu'elle méritait. La reine demeura jusqu'au soir dans le palais. Elle aimait la musique, on lui fit entendre des voix qui lui parurent célestes; on la chargea de présents; et après avoir remercié ces grandes dames, elle revint avec la fée de la fontaine.
Toute la maison était fort en peine d'elle: on la cherchait avec beaucoup d'inquiétude, on ne pouvait imaginer en quel lieu elle était; ils craignaient même que quelques étrangers audacieux ne l'eussent enlevée, car elle avait de la beauté et de la jeunesse: de sorte que chacun témoigna une joie extrême de son retour; et comme elle ressentait de son côté une satisfaction infinie des bonnes espérances qu'on venait de lui donner, elle avait une conversation agréable et brillante qui charmait tout le monde.
La fée de la fontaine la quitta proche de chez elle; les compliments et les caresses redoublèrent à leur séparation.
La reine partit, et eut une princesse qu'elle nomma Désirée: aussitôt elle prit le bouquet qu'elle avait reçu; elle nomma toutes les fleurs l'une après l'autre, et sur-le-champ on vit arriver les fées. Chacune avait son chariot de différente manière: l'un était d'ébène, tiré par des pigeons blancs; d'autres d'ivoire, que de petits corbeaux traînaient; d'autres encore de cèdre et de canambou. C'était là leur équipage d'alliance et de paix: car lorsqu'elles étaient fâchées, ce n'étaient que des dragons volants, que des couleuvres qui jetaient le feu par la gueule et par les yeux; que lions, que léopards, que panthères, sur lesquels elles se transportaient d'un bout du monde à l'autre, en moins de temps qu'il n'en faut pour dire bonjour ou bonsoir; mais cette fois-ci, elles étaient de la meilleure humeur possible.
La reine les vit entrer dans sa chambre avec un air gai et majestueux; leurs nains et leurs naines les suivaient, tous chargés de présents. Après qu'elles eurent embrassé la reine, et baisé la petite princesse, elles déployèrent sa layette, dont la toile était si fine et si bonne, qu'on pouvait s'en servir cent ans sans l'user: les fées la filaient à leurs heures de loisir. Pour les dentelles, elles surpassaient encore ce que j'ai dit de la toile: toute l'histoire du monde y était représentée, soit à l'aiguille, ou au fuseau. Après cela, elles montrèrent les langes et les couvertures qu'elles avaient brodées exprès; l'on y voyait représentés mille jeux différents auxquels les enfants s'amusent: depuis qu'il y a des brodeurs et des brodeuses, il ne s'est rien vu de si merveilleux. Mais quand le berceau parut, la reine s'écria d'admiration; car il surpassait encore tout ce qu'elle avait vu jusqu'alors. Il était d'un bois si rare, qu'il coûtait cent mille écus la livre. Quatre petits Amours le soutenaient; c'était quatre chefs-d'oeuvre, où l'art avait tellement surpassé la matière, quoiqu'elle fût de diamants et de rubis, que l'on n'en peut assez parler. Ces petits Amours avaient été animés par les fées, de sorte que lorsque l'enfant criait, ils le berçaient et l'endormaient; cela était d'une commodité merveilleuse pour les nourrices.
Les fées prirent elles-mêmes la petite princesse sur leurs genoux, et lui donnèrent plus de cent baisers: elle était déjà si belle, qu'on ne pouvait la voir sans l'aimer. Il ne fut plus question que de douer l'enfant; les fées s'empressèrent de le faire: l'une le doua de vertu, et l'autre d'esprit; la troisième, d'une beauté miraculeuse; celle d'après, d'une heureuse fortune; la cinquième lui désira une longue santé; et la dernière, qu'elle fît bien toutes les choses qu'elle entreprendrait.
La reine, ravie, les remerciait mille et mille fois des faveurs qu'elles venaient de faire à la petite princesse, lorsque l'on vit entrer dans la chambre une si grosse écrevisse, que la porte fut à peine assez large pour qu'elle pût passer. "Ha! trop ingrate reine, dit l'écrevisse, vous n'avez donc pas daigné vous souvenir de moi? Est-il possible que vous ayez sitôt oublié la fée de la fontaine, et les bons offices que je vous ai rendus en vous menant chez mes soeurs? Quoi! vous les avez toutes appelées, je suis la seule que vous négligez. Il est certain que j'en avais un pressentiment, et c'est ce qui m'obligea de prendre la figure d'une écrevisse lorsque je vous parlai pour la première fois, voulant marquer pour là que votre amitié, au lieu d'avancer, reculerait."
La reine, inconsolable de la faute qu'elle avait faite, l'interrompit, et lui demanda pardon. Elle lui dit qu'elle avait cru nommer sa fleur comme celle des autres; que c'était le bouquet de pierreries qui l'avait trompée; qu'elle n'était pas capable d'oublier les obligations qu'elle lui avait; qu'elle la suppliait de ne lui point ôter son amitié, et particulièrement d'être favorable à la princesse. Toutes les fées, qui craignaient qu'elle ne la douât de misères et d'infortunes, secondèrent la reine pour l'adoucir. "Ma chère soeur, lui disaient-elles, que votre altesse ne soit point fâchée contre une reine qui n'a jamais eu dessein de vous déplaire: quittez, de grâce, cette figure d'écrevisse, faites que nous vous voyions avec tous vos charmes."
J'ai déjà dit que la fée de la fontaine était assez coquette; les louanges que ses soeurs lui donnèrent l'adoucirent un peu. "Hé bien, dit-elle, je ne ferai pas à Désirée tout le mal que j'avais résolu; car assurément j'avais envie de la perdre, et rien n'aurait pu m'en empêcher. Cependant, je veux bien vous avertir que, si elle voit le jour avant l'âge de quinze ans, elle aura lieu de s'en repentir, il lui en coûtera peut-être la vie." Les pleurs de la reine, et les prières des illustres fées, ne changèrent point l'arrêt qu'elle venait de prononcer. Elle se retira à reculons; car elle n'avait pas voulu quitter sa robe d'écrevisse.
Dès qu'elle fut éloignée de la chambre, la triste reine demanda aux fées un moyen pour préserver sa fille des maux qui la menaçaient. Elles tinrent aussitôt conseil; et enfin, après avoir agité plusieurs avis différents, elles s'arrêtèrent à celui-ci: qu'il fallait bâtir un palais sans portes ni fenêtres, y faire une entrée souterraine, et nourrir la princesse dans ce lieu jusqu'à l'âge fatal où elle était menacée.
Trois coups de baguette commencèrent et finirent ce grand édifice. Il était de marbre blanc et vert par dehors; les plafonds et les planchers de diamants et d'émeraudes qui formaient des fleurs, des oiseaux, et mille choses agréables. Tout était tapissé de velours de différentes couleurs, brodé de la main des fées; et comme elles étaient savantes dans l'histoire, elles s'étaient fait un plaisir de tracer les plus belles et les plus remarquables: l'avenir n'y était pas moins présent que le passé; les actions héroïques du plus grand roi du monde remplissaient plusieurs tentures.
Ici du démon de la Thrace
Il a le port victorieux,
Les éclairs redoublés qui partent de ses yeux
Marquent sa belliqueuse audace.
Là, plus tranquille et plus serein,
Il gouverne la France dans une paix profonde,
Il fait voir par ses lois, que le reste du monde
Lui doit envier son destin.
Par les peintres les plus habiles,
Il y paraissait peint avec ces divers traits;
Redoubtable en prenant des villes,
Généreux en faisant la paix.
Ces sages fées avaient imaginé ce moyen pour apprendre plus aisément à la jeune princesse les divers événements de la vie des héros et des autres hommes.
L'on ne voyait chez elle que par la lumière des bougies; mais il y en avait une si grande quantité, qu'elles faisaient un jour perpétuel. Tous les maîtres dont elle avait besoin pour se rendre parfaite furent conduits en ce lieu: son esprit, sa vivacité et son adresse prévenaient presque toujours ce qu'ils voulaient lui enseigner; et chacun d'eux demeurait dans une admiration continuelle des choses surprenantes qu'elle disait, dans un âge où les autres savent à peine nommer leur nourrice; aussi n'est-on pas doué par les fées pour demeurer ignorante et stupide.
Si son esprit charmait tous ceux qui l'approchaient, sa beauté n'avait pas des effets moins puissants; elle ravissait les plus insensibles, et la reine sa mère ne l'aurait jamais quittée de vue si son devoir ne l'avait pas attachée auprès du roi. Les bonnes fées venaient voir la princesse de temps en temps; elles lui apportaient des raretés sans pareilles, des habits si bien entendus, si riches et si galants, qu'ils semblaient avoir été faits pour la noce d'une jeune princesse, qui n'est pas moins aimable que celle dont je parle. Mais entre toutes les fées qui la chérissaient; Tulipe l'aimait davantage, et recommandait plus soigneusement à la reine de ne lui pas laisser voir le jour avant qu'elle eût quinze ans. "Notre soeur de la fontaine est vindicative, lui disait-elle: quelque intérêt que nous prenions à cette enfant, elle lui fera du mal, si elle peut; ainsi, madame, vous ne sauriez être trop vigilante là-dessus." La reine lui promettait de veiller sans cesse à une affaire si importante. Mais comme sa chère fille approchait du temps où elle devait sortir de ce château, elle la fit peindre; son portrait fut porté dans les plus grandes cours de l'univers. A sa vue il n'y eut aucun prince qui se défendît de l'admirer; mais il y en eut un qui en fut si touché, qu'il ne pouvait plus s'en séparer. Il le mit dans son cabinet, il s'enfermait avec lui; et lui parlant comme s'il eût été sensible, qu'il eût pu l'entendre, il lui disait les choses du monde les plus passionnées.
Le roi, qui ne voyait presque plus son fils, s'informa de ses occupations, et de ce qui pouvait l'empêcher de paraître aussi gai qu'à son ordinaire. Quelques courtisans, trop empressés de parler, car il y en a plusieurs de ce caractère, lui dirent qu'il était à craindre que le prince ne perdît l'esprit, parce qu'il demeurait des jours entiers enfermé dans son cabinet, où l'on entendait qu'il parlait seul comme s'il eût été avec quelqu'un.
Le roi reçut cet avis avec inquiétude. "Est-il possible, disait-il à ses confidents, que mon fils perde la raison? il en a toujours tant marqué. Vous savez l'admiration qu'on a eue pour lui jusqu'à présent, et je ne trouve encore rien d'égaré dans ses yeux, il me paraît seulement plus triste; il faut que je l'entretienne, je démêlerai peut-être de quelle sorte de folie il est attaqué."
En effet, il l'envoya quérir; il commanda qu'on se retirât; et après plusieurs choses auxquelles il n'avait pas une grande attention, et auxquelles aussi il répondit assez mal, le roi lui demanda ce qu'il pouvait avoir pour que son humeur et sa personne fussent si changées. Le prince, croyant ce moment favorable, se jeta à ses pieds. "Vous avez résolu, lui dit-il, de me faire épouser la princesse Noire: vous trouverez des avantages dans son alliance, que je ne puis vous promettre dans celle de la princesse Désirée; mais, seigneur, je trouve des charmes dans celle-ci, que je ne rencontrerai point dans l'autre.--Et où les avez-vous vus? dit le roi.--Les portraits de l'une et de l'autre m'ont été apportés, répliqua le prince Guerrier (c'est ainsi qu'on le nommait depuis qu'il avait gagné trois grandes batailles); je vous avoue que j'ai pris une si forte passion pour la princesse Désirée, que, si vous ne retirez les paroles que vous avez données à la Noire, il faut que je meure, heureux de cesser de vivre, en perdant l'espérance d'être à celle que j'aime."
"C'est donc avec son portrait, reprit gravement le roi, que vous prenez en gré de faire des conversations qui vous rendent ridicule à tous les courtisans; ils vous croient insensé, et si vous saviez ce qui m'est revenu là-dessus, vous auriez honte de marquer tant de faiblesse.--Je ne puis me reprocher une si belle flamme, répondit-il; lorsque vous aurez vu le portrait de cette charmante princesse, vous approuverez ce que je sens pour elle.--Allez donc le quérir tout à l'heure, dit le roi, avec un air d'impatience qui faisait assez connaître son chagrin;" le prince en aurait eu de la peine, s'il n'avait pas été certain que rien au monde ne pouvait égaler la beauté de Désirée. Il courut dans son cabinet, et revint chez le roi; il demeura presque aussi enchanté que son fils. "Ha! dit-il, mon cher Guerrier, je consens à ce que vous souhaitez, je rajeunirai lorsque j'aurai une si aimable princesse à ma cour; je vais dépêcher sur-le-champ des ambassadeurs à celle de la Noire, pour retirer ma parole: quand je devrais avoir une rude guerre contre elle, j'aime mieux m'y résoudre."
Le prince baisa respectueusement les mains de son père, et lui embrassa plus d'une fois les genoux. Il avait tant de joie, qu'on le reconnaissait à peine; il pressa le roi de dépêcher des ambassadeurs non-seulement à la Noire, mais aussi à la Désirée, et il souhaita qu'il choisît pour cette dernière l'homme le plus capable et le plus riche, parce qu'il fallait paraître dans une occasion si célèbre, et persuader ce qu'il désirait. Le roi jeta les yeux sur Bécafigue; c'était un jeune seigneur très-éloquent, qui avait cent millions de rente. Il aimait passionnément le prince Guerrier; il fit, pour lui plaire, le plus grand équipage et la plus belle livrée qu'il pût imaginer. Sa diligence fut extrême: car l'amour du prince augmentait chaque jour, et sans cesse il le conjurait de partir. "Songez, lui disait-il confidemment, qu'il y va de ma vie, que je perds l'esprit lorsque je pense que le père de cette princesse peut prendre des engagements avec quelque autre, sans vouloir le rompre en ma faveur, et que je la perdrais pour jamais." Bécafigue le rassurait afin de gagner du temps, car il était bien-aise que sa dépense lui fit honneur. Il mena quatre-vingts carrosses tout brillants d'or et de diamants; la miniature la mieux finie n'approche pas de celle qui les ornait; il y avait cinquante autres carrosses; vingt-quatre mille pages à cheval, plus magnifiques que des princes; et le reste de ce grand cortége ne se démentait en rien.
Lorsque l'ambassadeur prit son audience de congé du prince, il l'embrassa étroitement. "Souvenez-vous, mon cher Bécafigue lui dit-il, que ma vie dépend du mariage que vous allez négocier; n'oubliez rien pour persuader, et amenez l'aimable princesse que j'adore." Il le chargea aussitôt de mille présents, où la galanterie égalait la magnificence: ce n'était que devises amoureuses, gravées sur des cachets de diamants; des montres dans des escarboucles, chargées des chiffres de Désirée; des bracelets de rubis taillés en coeur: enfin, que n'avait-il pas imaginé pour lui plaire.
L'ambassadeur portait le portrait de ce jeune prince, qui avait été peint par un homme si savant, qu'il parlait et faisait de petits compliments pleins d'esprit. A la vérité, il ne répondait pas à tout ce qu'on lui disait; mais il ne s'en fallait guère. Bécafigue promit au prince de ne rien négliger pour sa satisfaction, et il ajouta qu'il portait tant d'argent, que si on lui refusait la princesse il trouverait le moyen de gagner quelqu'une de ses femmes, et de l'enlever. Ah! s'écria le prince, je ne puis m'y résoudre, elle serait offensée d'un procédé si peu respectueux. Bécafigue ne répondit rien là-dessus, et partit.
Le bruit de son voyage prévint son arrivée; le roi et la reine en furent ravis, ils estimaient beaucoup son maître, et savaient les grandes actions du prince Guerrier: mais ce qu'ils connaissaient encore mieux, c'était son mérite personnel, de sorte que quand ils auraient cherché dans tout l'univers un mari pour leur fille, ils n'auraient su en trouver un plus digne d'elle. On prépara un palais pour loger Bécafigue, et l'on donna tous les ordres nécessaires pour que la cour parût dans la dernière magnificence.
Le roi et la reine avaient résolu que l'ambassadeur verrait Désirée; mais la fée Tulipe vint trouver la reine, et lui dit: gardez-vous bien, madame, de mener Bécafigue chez notre enfant, c'est ainsi qu'elle nommait la princesse; il ne faut pas qu'il la voie sitôt, et ne consentez point à l'envoyer chez le roi, qui la demande, qu'elle n'ait passé quinze ans; car je suis assurée que si elle part plutôt, il lui arrivera quelque malheur. La reine embrassant la bonne Tulipe, elle lui promit de suivre ses conseils, et sur-le-champ elles allèrent voir la princesse.
L'ambassadeur arriva: son équipage demeura vingt-trois heures à passer, car il avait six cent mille mulets, dont les clochettes et les fers étaient d'or, leurs couvertures de velours et de brocart en broderie de perle; c'était un embarras sans pareil dans les rues: tout le monde était accouru pour le voir. Le roi et la reine allèrent au-devant de lui, tant ils étaient aises de sa venue. Il est inutile de parler de la harangue qu'il fit, et des cérémonies qui se passèrent de part et d'autre, on peut assez les imaginer; mais lorsqu'il demanda à saluer la princesse, il demeura bien surpris que cette grâce lui fût déniée. Si nous vous refusons, lui dit le roi, seigneur Bécafigue, une chose qui paraît si juste, ce n'est point par un caprice qui nous soit particulier; il faut vous raconter l'étrange aventure de notre fille, afin que vous y preniez part.
Une fée, au moment de sa naissance, la prit en aversion, et la menaça d'une très-grande infortune si elle voyait le jour avant l'âge de quinze ans; nous la tenons dans un palais où les plus beaux appartements sont sous terre. Comme nous étions dans la résolution de vous y mener, la fée Tulipe nous a prescrit de n'en rien faire. Eh! quoi, sire, répliqua l'ambassadeur, aurai-je le chagrin de m'en retourner sans elle? Vous l'accordez au roi mon maître pour son fils, elle est attendue avec mille impatiences: est-il possible que vous vous arrêtiez à des bagatelles comme sont les prédictions des fées? Voilà le portrait du prince Guerrier, que j'ai ordre de lui présenter; il est si ressemblant, que je crois le voir lui-même lorsque je le regarde. Il le déploya aussitôt; le portrait, qui n'était instruit que pour parler à la princesse, dit: Belle Désirée, vous ne pouvez imaginer avec quelle ardeur je vous attends: venez bientôt dans notre cour, l'orner des grâces qui vous rendent incomparable. Le portrait ne dit plus rien; le roi et la reine demeurèrent si surpris, qu'ils prièrent Bécafigue de le leur donner, pour le porter à la princesse; il en fut ravi, et le remit entre leurs mains.
La reine n'avait point parlé jusqu'alors à sa fille de ce qui se passait; elle avait même défendu aux dames qui étaient auprès d'elle de lui rien dire de l'arrivée de l'ambassadeur; elles ne lui avaient pas obéi, et la princesse savait qu'il s'agissait d'un grand mariage; mais elle était si prudente, qu'elle n'en avait rien témoigné à sa mère. Quand elle lui montra le portrait du prince, qui parlait, et qui lui fit un compliment aussi tendre que galant, elle en fut fort surprise; car elle n'avait rien vu d'égal à cela, et la bonne mine du prince, l'air d'esprit, la régularité de ses traits, ne l'étonnaient pas moins que ce que disait le portrait. Seriez-vous fâchée, lui dit la reine en riant, d'avoir un époux qui ressemblât à ce prince? Madame, répliqua-t-elle, ce n'est point à moi à faire un choix; ainsi je serai toujours contente de celui que vous me destinerez. Mais enfin, ajouta la reine, si le sort tombait sur lui, ne vous estimeriez-vous pas heureuse? Elle rougit, baissa les yeux, et ne répondit rien. La reine la prit entre ses bras, et la baisa plusieurs fois: elle ne put s'empêcher de verser des larmes lorsqu'elle pensa qu'elle était sur le point de la perdre; car il ne s'en fallait plus que trois mois qu'elle n'eût quinze ans; et, cachant son déplaisir, elle lui déclara tout ce qui la regardait dans l'ambassade du célèbre Bécafigue; elle lui donna même les raretés qu'il avait apportées pour lui présenter. Elle les admira; elle loua avec beaucoup de goût ce qu'il y avait de plus curieux; mais de temps en temps ses regards s'échappaient pour s'attacher sur le portrait du prince, avec un plaisir qui lui avait été inconnu jusqu'alors.
L'ambassadeur, voyant qu'il faisait des instances inutiles pour qu'on lui donnât la princesse, et qu'on se contentait de la lui promettre, mais si solennellement, qu'il n'y avait pas lieu d'en douter, demeura peu auprès du roi, et retourna en poste rendre compte à ses maîtres de sa négociation.
Quand le prince sut qu'il ne pouvait espérer sa chère Désirée de plus de trois mois, il fit des plaintes qui affligèrent toute la cour; il ne dormait plus, il ne mangeait point: il devint triste et rêveur, la vivacité de son teint se changea en couleur de soucis; il demeurait des jours entiers couché sur un canapé dans son cabinet, à regarder le portrait de sa princesse: il lui écrivait à tous moments, et présentait les lettres à ce portrait, comme s'il eût été capable de les lire. Enfin ses forces diminuèrent peu à peu, il tomba dangereusement malade; et pour en deviner la cause, il ne fallait ni médecins ni docteurs.
Le roi se désespérait: il aimait son fils plus tendrement que jamais père n'a aimé le sien. Il se trouvait sur le point de le perdre: quelle douleur pour un père! Il ne voyait aucuns remèdes qui pussent guérir le prince: il souhaitait Désirée, sans elle il fallait mourir. Il prit donc la résolution, dans une si grande extrémité, d'aller trouver le roi et la reine, qui l'avaient promise, pour les conjurer d'avoir pitié de l'état où le prince était réduit, et de ne plus différer un mariage qui ne se ferait jamais s'ils voulaient obstinément attendre que la princesse eût quinze ans.
Cette démarche était extraordinaire; mais elle l'aurait été bien d'avantage s'il eût laissé périr un fils si aimable et si cher. Cependant il se trouva une difficulté qui était insurmontable: c'est que son grand âge ne lui permettait que d'aller en litière, et cette voiture s'accordait mal avec l'impatience de son fils; de sorte qu'il envoya en poste le fidèle Bécafigue, et il écrivit les lettres du monde les plus touchantes, pour engager le roi et la reine à ce qu'il souhaitait.
Pendant ce temps, Désirée n'avait guère moins de plaisir à voir le portrait du prince qu'il en avait à regarder le sien. Elle allait à tous moments dans le lieu où il était; et quelque soin qu'elle prît de cacher ses sentiments, on ne laissait pas de les pénétrer: entre autres, Giroflée et Longue Epine, qui étaient ses filles d'honneur, s'aperçurent des petites inquiétudes qui commençaient à la tourmenter. Giroflée l'aimait passionnément et lui était fidèle. Longue Epine de tout temps sentait une jalousie secrète de son mérite et de son rang; sa mère avait élevé la princesse; après avoir été sa gouvernante, elle devint sa dame d'honneur: elle aurait dû l'aimer comme la chose du monde la plus aimable, quoiqu'elle chérissait sa fille jusqu'à la folie; et voyant la haine qu'elle avait pour la belle princesse, elle ne pouvait lui vouloir du bien.
L'ambassadeur que l'on avait dépêché à la cour de la princesse Noire ne fut pas bien reçu lorsqu'on apprit le compliment dont il était chargé; cette Ethiopienne était la plus vindicative créature du monde; elle trouva que c'était la traiter cavalièrement, après avoir pris des engagements avec elle, de lui envoyer dire ainsi qu'on la remerciait. Elle avait vu un portrait du prince dont elle s'était entêtée, et les Ethiopiennes, quand elles se mêlent d'aimer, aiment avec plus d'extravagance que les autres. Comment, monsieur l'ambassadeur! dit-elle, est-ce que votre maître ne me croit pas assez riche et assez belle? Promenez-vous dans mes États, vous trouverez qu'il n'en est guère de plus vastes; venez dans mon trésor royal, voir plus d'or que toutes les mines du Pérou n'en ont jamais fourni: enfin, regardez la noirceur de mon teint, ce nez écrasé, ces grosses lèvres; n'est-ce pas ainsi qu'il faut être pour être belle? Madame, répondit l'ambassadeur, qui craignait les bastonnades plus que tous ceux qu'on envoie à la Porte, je blâme mon maître, autant qu'il est permis à un sujet, et si le ciel m'avait mis sur le premier trône de l'univers, je sais vraiment bien à qui je l'offrirais. Cette parole vous sauvera la vie, lui dit-elle; j'avais résolu de commencer ma vengeance sur vous; mais il y aurait de l'injustice, puisque vous n'êtes pas cause du mauvais procédé de votre prince; allez lui dire qu'il me fait plaisir de rompre avec moi, parce que je n'aime pas les malhonnêtes gens. L'ambassadeur, qui ne demandait pas mieux que son congé, l'eut à peine obtenu qu'il en profita.
Mais l'Ethiopienne était trop piquée contre le prince Guerrier pour lui pardonner; elle monta dans un char d'ivoire, traîné par six autruches, qui faisaient dix lieues par heure. Elle se rendit au palais de la fée de la fontaine: c'était sa marraine et sa meilleure amie: elle lui raconta son aventure, et la pria avec les dernières instances, de servir son ressentiment. La fée fut sensible à la douleur de sa filleule: elle regarda dans le livre qui dit tout, et elle connut aussitôt que le prince Guerrier ne quittait la princesse Noire que pour la princesse Désirée; qu'il l'aimait éperdument, et qu'il était même malade de la seule impatience de la voir. Cette connaissance ralluma sa colère, qui était presque éteinte: et comme elle ne l'avait pas vue depuis le moment de sa naissance, il est à croire qu'elle aurait négligé de lui faire du mal, si la vindicative Noiron ne l'en avait pas conjurée. Quoi! s'écria-t-elle, cette malheureuse Désirée veut donc toujours me déplaire? Non, charmante princesse, non, ma mignonne, je ne souffrirai pas qu'on te fasse un affront; les cieux et tous les éléments s'intéressent dans cette affaire; retourne chez toi, et te repose sur ta chère marraine. La princesse Noire la remercia; elle lui fit des présents de fleurs et de fruits, qu'elle reçut fort agréablement.
L'ambassadeur Bécafigue avançait en toute diligence vers la ville capitale où le père de Désirée faisait son séjour; il se jeta aux pieds du roi et de la reine: il versa beaucoup de larmes, et leur dit, dans les termes les plus touchants, que le prince Guerrier mourrait s'ils lui retardaient plus longtemps le plaisir de voir la princesse leur fille; qu'il ne s'en fallait plus que de trois mois qu'elle n'eût quinze ans; qu'il ne lui pouvait rien arriver de fâcheux dans un espace si court; qu'il prenait la liberté de les avertir qu'une si grande crédulité pour de petites fées faisait tort à la majesté royale; enfin il harangua si bien, qu'il eut le don de persuader. On pleura avec lui, se représentant le triste état où le jeune prince était réduit, et puis on lui dit qu'il fallait quelques jours pour se déterminer et lui répondre. Il repartit qu'il ne pouvait donner que quelques heures; que son maître était à l'extrémité; qu'il s'imaginait que la princesse le haïssait, et que c'était elle qui retardait son voyage; on l'assura donc que le soir il saurait ce qu'on pouvait faire.
La reine courut au palais de sa chère fille: elle lui conta tout ce qui se passait. Désirée sentit alors une douleur sans pareille, son coeur se serra, elle s'évanouit; et la reine connut les sentiments qu'elle avait pour le prince. Ne vous affligez point, ma chère enfant, lui dit-elle, vous pouvez tout pour sa guérison; je ne suis inquiète que pour les menaces que la fée de la fontaine fit à votre naissance: je me flatte, madame, répliqua-t-elle, qu'en prenant quelques mesures nous tromperons la méchante fée. Par exemple, ne pourrais-je pas aller dans un carrosse tout fermé où je ne verrais point le jour? on l'ouvrirait la nuit pour nous donner à manger: ainsi j'arriverais heureusement chez le prince Guerrier.
La reine goûta beaucoup cet expédient, elle en fit part au roi, qui l'approuva aussi; de sorte qu'on envoya dire à Bécafigue de venir promptement, et il reçut des assurances certaines que la princesse partirait au plus tôt; qu'ainsi il n'avait qu'à s'en retourner, pour donner cette bonne nouvelle à son maître, et que, pour se hâter davantage, on négligerait de lui faire l'équipage et les riches habits qui convenaient à son rang. L'ambassadeur, transporté de joie, se jeta encore aux pieds de leurs majestés pour les remercier; il partit ensuite sans avoir vu la princesse.
La séparation du roi et de la reine lui aurait semblé insupportable si elle avait été moins prévenue en faveur du prince; mais il est de certains sentiments qui étouffent presque tous les autres. On lui fit un carrosse de velours vert par dehors, orné de grandes plaques d'or, et par dedans de brocart argent et couleur de rose rebrodé. Il n'y avait aucunes glaces, il était fort grand, il fermait mieux qu'une boîte, et un seigneur des premiers du royaume fut chargé des clefs qui ouvraient les serrures qu'on avait mises aux portières.
Autour d'elle on voyait les Grâces,
Les Ris, les Plaisirs et les Jeux.
Et les Amours respectueux,
Empressés à suivre ses traces.
Elle avait l'air majestueux,
Avec une douceur céleste.
Elle s'attirait tous les voeux,
Sans conter ici tout le reste.
Elle avait les mêmes attraits
Que fit briller Adélaïde
Quand, l'Hymen lui servant de guide,
Elle vint dans ces lieux pour cimenter la paix.
On nomma peu d'officiers pour l'accompagner, afin qu'une nombreuse suite n'embarrassât point; et après lui avoir donné les plus belles pierreries du monde et quelques habits très-riches, après, dis-je, des adieux qui pensèrent faire étouffer le roi, la reine et toute la cour, à force de pleurer, on l'enferma dans le carrosse sombre avec ses dames d'honneur, Longue Epine et Giroflée.
On a peut-être oublié que Longue Epine n'aimait point la princesse Désirée; mais elle aimait fort le prince Guerrier, car elle avait vu son portrait parlant. Le trait qui l'avait blessée était si vif, qu'étant sur le point de partir, elle dit à sa mère qu'elle mourrait si le mariage de la princesse s'accomplissait, et que si elle voulait la conserver, il fallait absolument qu'elle trouvât un moyen de rompre cette affaire. La dame d'honneur lui dit de ne se point affliger, qu'elle tâcherait de remédier à sa peine en la rendant heureuse.
Lorsque la reine envoya sa chère enfant, elle la recommanda au delà de tout ce qu'on peut dire à cette mauvaise femme. Quel dépôt ne vous confié-je pas! lui dit-elle: c'est plus que ma vie. Prenez soin de la santé de ma fille; mais surtout soyez soigneuse d'empêcher qu'elle ne voie le jour, tout serait perdu: vous savez de quels maux elle est menacée, et je suis convenue avec l'ambassadeur du prince Guerrier que, jusqu'à ce qu'elle ait quinze ans, on la mettrait dans un château, où elle ne verra aucune lumière que celles des bougies. La reine combla cette dame de présents, pour l'engager à une plus grande exactitude. Elle lui promit de veiller à la conservation de la princesse, et de lui en rendre bon compte aussitôt qu'elles seraient arrivées.
Ainsi le roi et la reine, se reposant sur ses soins, n'eurent point d'inquiétude pour leur chère fille; cela servit en quelque façon à modérer la douleur que son éloignement leur causait; mais Longue Epine, qui apprenait tous les soirs, par les officiers de la princesse qui ouvraient le carrosse pour lui servir à souper, que l'on approchait de la ville où elles étaient attendues, pressait sa mère d'exécuter son dessein, craignant que le roi ou le prince ne vinssent au-devant d'elle, et qu'il ne fût plus temps; de sorte qu'environ l'heure de midi, où le soleil darde ses rayons avec force, elle coupa tout d'un coup l'impériale du carrosse où elles étaient renfermées, avec un grand couteau fait exprès, qu'elle avait apporté. Alors, pour la première fois, la princesse Désirée vit le jour. A peine l'eut-elle regardé, et poussé un profond soupir, qu'elle se précipita du carrosse sous la forme d'une biche blanche, et se mit à courir jusqu'à la forêt prochaine, où elle s'enfonça dans un lieu sombre, pour y regretter sans témoins la charmante figure qu'elle venait de perdre.
La fée de la fontaine, qui conduisait cette étrange aventure, voyant que tous ceux qui accompagnaient la princesse se mettaient en devoir, les uns de la suivre et les autres d'aller à la ville pour avertir le prince Guerrier du malheur qui venait d'arriver, sembla aussitôt bouleverser la nature; les éclairs et le tonnerre effrayèrent les plus assurés, et par son merveilleux savoir elle transporta tous ces gens fort loin, afin de les éloigner du lieu où leur présence lui déplaisait.
Il ne resta que la dame d'honneur, Longue Epine et Giroflée. Celle-ci courut après sa maîtresse, faisant retentir les bois et les rochers de son nom et de ses plaintes. Les deux autres, ravies d'être en liberté, ne perdirent pas un moment à faire ce qu'elles avaient projeté. Longue Epine mit les plus riches habits de Désirée. Le manteau royal qui avait été fait pour ses noces était d'une richesse sans pareille, et la couronne avait des diamants deux ou trois fois gros comme le poing. Son sceptre était d'un seul rubis; le globe qu'elle tenait de l'autre main, d'une perle plus grosse que la tête; cela était rare et très-lourd à porter: mais il fallait persuader qu'elle était la princesse, et ne rien négliger de tous les ornements royaux.
En cet équipage, Longue Epine, suivie de sa mère, qui portait la queue de son manteau, s'achemine vers la ville. Cette fausse princesse marchait gravement. Elle ne doutait pas que l'on ne vînt les recevoir; et en effet elles n'étaient guère avancées, quand elles aperçurent un gros de cavalerie, et au milieu, deux litières brillantes d'or et de pierrerie, portées par des mulets ornés de longs panaches de plumes vertes (c'était la couleur favorite de la princesse). Le roi, qui était dans l'une, et le prince malade dans l'autre, ne savaient que juger de ces dames qui venaient à eux. Les plus empressés galopèrent vers elles, et jugèrent, par la magnificence de leurs habits, qu'elles devaient être des personnes de distinction. Ils mirent pied à terre, et les abordèrent respectueusement. Obligez-moi de m'apprendre, leur dit Longue Epine; qui est dans ces litières. Mesdames, répliquèrent-ils, c'est le roi et le prince son fils, qui viennent au-devant de la princesse Désirée. Allez, je vous prie, leur dire, continua-t-elle, que la voici; une fée jalouse de mon bonheur a dispersé tous ceux qui m'accompagnaient, par une centaine de coups de tonnerre, d'éclairs et de prodiges surprenants: mais voici ma dame d'honneur, qui est chargée des lettres du roi mon père et de mes pierreries.
Aussitôt ces cavaliers baisèrent le bas de sa robe, et allèrent en diligence annoncer au roi que la princesse approchait. Comment! s'écria-t-il, elle vient à pied en plein jour! Ils lui racontèrent ce qu'elle leur avait dit. Le prince, brûlant d'impatience, les appela, et sans leur faire aucunes questions: Avouez, leur dit-il, que c'est un prodige de beauté, un miracle, une princesse toute accomplie. Ils ne répondirent rien, et surprirent le prince. Pour avoir trop à louer, continua-t-il, vous aimez mieux vous taire? Seigneur, vous l'allez voir, lui dit le plus hardi d'entre eux; apparemment que la fatigue du voyage l'a changée. Le prince demeura surpris; s'il avait été moins faible, il se serait précipité de la litière pour satisfaire son impatience et sa curiosité. Le roi descendit de la sienne, et, s'avançant avec toute la cour, il joignit la fausse princesse: mais aussitôt qu'il eut jeté les yeux sur elle, il poussa un grand cri, et reculant quelques pas: Que vois-je? dit-il. Quelle perfidie! Sire, dit la dame d'honneur en s'avançant hardiment, voici la princesse Désirée, avec les lettres du roi et de la reine; je remets aussi entre vos mains la cassette de pierreries dont ils me chargèrent en partant.
Le roi gardait à tout cela un morne silence, et le prince, s'appuyant sur Bécafigue, s'approcha de Longue Epine. O dieux! que devint-il après avoir considéré cette fille, dont la taille extraordinaire faisait peur. Elle était si grande, que les habits de la princesse lui couvraient à peine les genoux. Sa maigreur était affreuse. Son nez, plus crochu que celui d'un perroquet, brillait d'un rouge luisant. Il n'a jamais été de dents plus noires et plus mal rangées. Enfin, elle était aussi laide que Désirée était belle.
Le prince, qui n'était occupé que de la charmante idée de sa princesse, demeura transi et comme immobile à la vue de celle-ci; il n'avait pas la force de proférer une parole, il la regardait avec étonnement, et s'adressant ensuite au roi: Je suis trahi, lui dit-il. Ce merveilleux portrait sur lequel j'engageai ma liberté n'a rien de la personne qu'on nous envoie; l'on a cherché à nous tromper, l'on y a réussi, il m'en coûtera la vie. Comment l'entendez-vous, seigneur? dit Longue Epine: on a cherché à vous tromper? Sachez que vous ne le serez jamais en m'épousant. Son effronterie et sa fierté n'avaient pas d'exemple. La dame d'honneur renchérissait encore par-dessus. Ah! ma belle princesse! s'écriait-elle; où sommes-nous venues? est-ce ainsi que l'on reçoit une personne de votre rang? Quelle inconstance! quel procédé! Le roi votre père en saura bien tirer raison. C'est nous qui nous la ferons faire; répliqua le roi. Il nous avait promis une belle princesse, il nous envoie un squelette, une momie qui fait peur; je ne m'étonne plus qu'il ait gardé ce beau trésor caché pendant quinze ans, il voulait attraper quelque dupe; c'est sur nous que le sort a tombé; mais il n'est pas impossible de s'en venger.
Quels outrages! s'écria la fausse princesse: ne suis-je pas bien malheureuse d'être venue sur la parole de tels gens? Voyez que l'on a grand tort de s'être fait peindre un peu plus belle que l'on est: cela n'arrive-t-il pas tous les jours? Si pour tels inconvénients les princes renvoyaient leurs fiancées, peu se marieraient.
Le roi et le prince, transportés de colère, ne daignèrent pas lui répondre: ils remontèrent chacun dans leur litière; et sans autre cérémonie, un garde du corps mit la princesse en trousse derrière lui, et la dame d'honneur fut traitée de même; on les mena dans la ville, et par ordre du roi elles furent enfermées dans le château des Trois Pointes.
Le prince Guerrier avait été si accablé du coup qui venait de le frapper, que son affliction s'était toute renfermée dans son coeur. Lorsqu'il eut assez de force pour se plaindre, que ne dit-il pas sur sa cruelle destinée! Il était toujours amoureux, et n'avait pour tout objet de sa passion qu'un portrait. Ses espérances ne subsistaient plus; toutes les idées si charmantes qu'il s'était faites sur la princesse Désirée se trouvaient échouées; il aurait mieux aimé mourir que d'épouser celle qu'il prenait pour elle; enfin jamais désespoir n'a été égal au sien. Il ne pouvait plus souffrir la cour, et il résolut, dès que sa santé put le lui permettre, de s'en aller secrètement, et de se rendre dans quelque lieu solitaire pour y passer le reste de sa triste vie.
Il ne communiqua son dessein qu'au fidèle Bécafigue, il était bien persuadé qu'il le suivrait partout, et il le choisit pour parler avec lui plus souvent qu'avec un autre du mauvais tour qu'on lui avait joué. A peine commença-t-il à se porter mieux, qu'il partit, et laissa une grande lettre pour le roi, sur la table de son cabinet, l'assurant qu'aussitôt que son esprit serait un peu tranquillisé, il reviendrait auprès de lui; mais qu'il le suppliait, en attendant, de penser à leur commune vengeance, et de retenir toujours la laide princesse prisonnière.
Il est aisé de juger de la douleur qu'eut le roi lorsqu'il reçut cette lettre. La séparation d'un fils si cher pensa le faire mourir. Pendant que tout le monde était occupé à le consoler, le prince et Bécafigue s'éloignaient, et au bout de trois jours ils se trouvèrent dans une vaste forêt, si sombre par l'épaisseur des arbres, si agréable par la fraîcheur de l'herbe et des ruisseaux qui coulaient de tous côtés, que le prince, fatigué de la longueur du chemin, car il était encore malade, descendit de cheval et se jeta tristement sur la terre, sa main sous sa tête, ne pouvant presque parler, tant il était faible. Seigneur, lui dit Bécafigue, pendant que vous allez vous reposer, je vais chercher quelques fruits pour vous rafraîchir, et reconnaître un peu le lieu où nous sommes. Le prince ne lui répondit rien; il lui témoigna seulement par un signe qu'il le pouvait.
Il y a longtemps que nous avons laissé la Biche au Bois, je veux parler de l'incomparable princesse. Elle pleura en biche désolée lorsqu'elle vit sa figure dans une fontaine qui lui servait de miroir. Quoi! c'est moi, disait-elle; c'est aujourd'hui que je me trouve réduite à subir la plus étrange aventure qui puisse arriver du règne des fées à une innocente princesse telle que je suis! Combien durera ma métamorphose? Où me retirer pour que les lions, les ours et les loups ne me dévorent point? Comment pourrai-je manger de l'herbe? Enfin elle se faisait mille questions, et ressentait la plus cruelle douleur qu'il est possible. Il est vrai que si quelque chose pouvait la consoler, c'est qu'elle était une aussi belle biche qu'elle avait été belle princesse.
La faim pressant Désirée, elle brouta l'herbe de bon appétit, et demeura surprise que cela pût être. Ensuite elle se coucha sur la mousse; la nuit la surprit; elle la passa avec des frayeurs inconcevables. Elle entendait les bêtes féroces proche d'elle; et souvent, oubliant qu'elle était biche, elle essayait de grimper sur un arbre. La clarté du jour la rassura un peu; elle admirait sa beauté; et le soleil lui paraissait quelque chose de si merveilleux, qu'elle ne se lassait point de le regarder: tout ce qu'elle en avait entendu dire lui semblait fort au-dessous de ce qu'elle voyait: c'était l'unique consolation qu'elle pouvait trouver dans un lieu si désert: elle y resta toute seule pendant plusieurs jours.
La fée Tulipe, qui avait toujours aimé cette princesse, ressentait vivement son malheur; mais elle avait un véritable dépit que la reine et elle eussent fait si peu de cas de ses avis; car elle leur dit plusieurs fois que si la princesse partait avant que d'avoir quinze ans, elle s'en trouverait mal. Cependant elle ne voulait point l'abandonner aux furies de la fée de la fontaine, et ce fut elle qui conduisit les pas de Giroflée vers la forêt, afin que cette nouvelle confidente pût la consoler dans sa terrible disgrâce.
Cette belle Biche paissait doucement le long d'un ruisseau, quand Giroflée, qui ne pouvait presque plus marcher, se coucha pour se reposer. Elle rêvait tristement de quel côté elle pourrait aller pour trouver sa chère princesse. Lorsque la Biche l'aperçut, elle franchit tout d'un coup le ruisseau, qui était large et profond; elle vint se jeter sur Giroflée et lui faire mille caresses. Elle en demeura surprise; elle ne savait si les bêtes de ce canton avaient quelque amitié particulière pour les hommes, qui les rendissent humaines, ou si elle la connaissait; car enfin il était fort singulier qu'une biche s'avisât de faire si bien les honneurs de la forêt.
Elle la regarda attentivement, et vit avec une extrême surprise, de grosses larmes qui coulaient de ses yeux: elle ne douta plus que ce ne fût sa chère princesse. Elle prit ses pieds, elle les baisa avec autant de respect et de tendresse qu'elle aurait baisé ses mains. Elle lui parla, et connut que la Biche l'entendait, mais qu'elle ne pouvait lui répondre; les larmes et les soupirs redoublèrent de part et d'autre. Giroflée promit à sa maîtresse qu'elle ne la quitterait point; la Biche lui fit mille petits signes de la tête et des yeux, qui marquaient qu'elle en serait très-aise, et qu'elle la consolerait d'une partie de ses peines.
Elles étaient demeurées presque tout le jour ensemble. Bichette eut peur que sa fidèle Giroflée n'eût besoin de manger: elle la conduisit dans un endroit de la forêt où elle avait remarqué des fruits sauvages, qui ne laissaient pas d'être bons. Elle en prit quantité, car elle mourait de faim; mais après que sa collation fut finie, elle tomba dans une grande inquiétude, ne sachant où elles se retireraient pour dormir; car de rester au milieu de la forêt, exposées à tous les périls qu'elles pouvaient courir, il n'était pas possible de s'y résoudre. N'êtes-vous point effrayée, charmante Biche, lui dit-elle, de passer la nuit ici? La Biche leva les yeux vers le ciel, et soupira. Mais, continua Giroflée, vous avez déjà parcouru une partie de cette vaste solitude: n'y a-t-il point de maisonnettes, un charbonnier, un bûcheron, un ermitage? La Biche marqua, par les mouvements de sa tête, qu'elle n'avait rien vu. O dieux! s'écria Giroflée, je ne serai pas en vie demain: quand j'aurais le bonheur d'éviter les tigres et les ours, je suis certaine que la peur suffit pour me tuer. Et ne croyez pas, au reste, ma chère princesse, que je regrette la vie par rapport à moi, je la regrette par rapport à vous. Hélas! vous laisser dans ces lieux dépourvue de toute consolation! se peut-il rien de plus triste? La petite Biche se prit à pleurer, elle sanglotait presque comme une personne.
Ses larmes touchèrent la fée Tulipe, qui l'aimait tendrement; malgré sa désobéissance, elle avait toujours veillé à sa conversation; et paraissant tout d'un coup: Je ne veux point vous gronder, lui dit-elle; l'état où je vous vois me fait trop de peine. Bichette et Giroflée l'interrompirent en se jetant à ses genoux: la première lui baisait les mains, et la caressait le plus joliment du monde, l'autre la conjurait d'avoir pitié de la princesse, et de lui rendre sa figure naturelle. Cela ne dépend pas de moi, dit Tulipe, celle qui lui fait tant de mal a beaucoup de pouvoir; mais j'accourcirai le temps de sa pénitence, et pour l'adoucir, aussitôt que la nuit laissera sa place au jour, elle quittera sa forme de Biche; mais à peine l'aurore paraîtra-t-elle, qu'il faudra qu'elle la reprenne, et qu'elle coure les plaines et les forêts comme les autres.
C'était déjà beaucoup de cesser d'être Biche pendant la nuit, la princesse témoigna sa joie par des sauts et des bonds qui réjouirent Tulipe. Avancez-vous, leur dit-elle, dans ce petit sentier, vous y trouverez une cabane assez propre pour un endroit champêtre. En achevant ces mots, elle disparut: Giroflée obéit; elle entra avec Bichette dans la route qu'elles voyaient, et trouvèrent une vieille femme assise sur le pas de sa porte, qui achevait un panier d'osier fin. Giroflée la salua. Voudriez-vous, ma bonne mère, lui dit-elle, me retirer avec ma Biche? Il me faudrait une petite chambre: Oui, ma belle fille, répondit-elle, je vous donnerai volontiers une retraite ici: entrez avec votre Biche. Elle les mena aussitôt dans une chambre très-jolie, toute boisée de merisier; il y avait deux petits lits de toile blanche, des draps fins, et tout paraissait si simple et si propre, que la princesse a dit depuis qu'elle n'avait rien trouvé de plus à son gré.
Dès que la nuit fut entièrement venue, Désirée cessa d'être Biche: elle embrassa cent fois sa chère Giroflée; elle la remercia de l'affection qui l'engageait à suivre sa fortune, et lui promit qu'elle rendrait la sienne très-heureuse dès que sa pénitence serait finie.
La vieille vint frapper doucement à leur porte, et, sans entrer, elle donna des fruits excellents à Giroflée, dont la princesse mangea avec grand appétit; ensuite elles se couchèrent; et sitôt que le jour parut, Désirée étant devenue Biche, se mit à gratter à la porte, afin que Giroflée lui ouvrit. Elles se témoignèrent un sensible regret de se séparer, quoique ce ne fût pas pour long-temps, et Bichette s'étant élancée dans le plus épais du bois, elle commença d'y courir à son ordinaire.
J'ai déjà dit que le prince Guerrier s'était arrêté dans la forêt, et que Bécafigue la parcourait pour trouver quelques fruits. Il était assez tard lorsqu'il se rendit à la maisonnette de la bonne vieille dont j'ai parlé. Il lui parla civilement, et lui demanda les choses dont il avait besoin pour son maître. Elle se hâta d'emplir une corbeille et la lui donna: Je crains, dit-elle, que si vous passez le nuit ici sans retraite, il ne vous arrive quelque accident: je vous en offre une bien pauvre, mais au moins elle met à l'abri des lions. Il la remercia, et lui dit qu'il était avec un de ses amis, qu'il allait lui proposer de venir chez elle. En effet, il sut si bien persuader le prince, qu'il se laissa conduire chez cette bonne femme. Elle était encore à sa porte, et, sans faire aucun bruit, elle les mena dans une chambre semblable à celle que la princesse occupait, si proche l'une de l'autre, qu'elles n'étaient séparées que par une cloison.
Le prince passa la nuit avec ses inquiétudes ordinaires: dès que les premiers rayons du soleil eurent brillé à ses fenêtres, il se leva; et pour divertir sa tristesse, il sortit dans la forêt, disant à Bécafigue de ne point venir avec lui. Il marcha longtemps sans tenir aucune route certaine: enfin il arriva dans un lieu assez spacieux, couvert d'arbres et de mousses. Aussitôt une Biche en partit. Il ne put s'empêcher de la suivre: son penchant dominant était pour la chasse: mais il n'était plus si vif depuis la passion qu'il avait dans le coeur. Malgré cela, il poursuivit la pauvre Biche, et de temps en temps il lui décochait des traits qui la faisaient mourir de peur, quoiqu'elle n'en fût pas blessée: car son amie Tulipe la garantissait, et il ne fallait pas moins que la main secourable d'une fée pour la préserver de périr sous des coups si justes. On n'a jamais été si lasse que l'était la princesse des Biches: l'exercice qu'elle faisait lui était bien nouveau. Enfin elle se détourna à un sentier si heureusement, que le dangereux chasseur, la perdant de vue, et se trouvant lui-même extrêmement fatigué, ne s'obstina pas à la suivre.
Le jour s'étant passé de cette manière, la Biche vit avec joie l'heure de se retirer; elle tourna ses pas vers la maison où Giroflée l'attendait impatiemment. Dès qu'elle fut dans sa chambre, elle se jeta sur le lit, haletante: elle était toute en nage. Giroflée lui fit mille caresses. Elle mourait d'envie de savoir ce qui lui était arrivé. L'heure de se débichonner étant arrivé, la belle princesse reprit sa forme ordinaire, jetant les bras au cou de sa favorite. Hélas! lui dit-elle, je croyais n'avoir à craindre que la fée de la fontaine et les cruels hôtes des forêts: mais j'ai été poursuive aujourd'hui par un jeune chasseur, que j'ai vu à peine, tant j'étais pressée de fuir: mille traits décochés après moi me menaçaient d'une mort inévitable; j'ignore encore par quel bonheur j'ai pu m'en sauver. Il ne faut plus sortir, ma princesse, répliqua Giroflée: passez dans cette chambre le temps fatal de votre pénitence; j'irai dans la ville la plus proche acheter des livres pour vous divertir; nous lirons les contes nouveaux que l'on a faits sur les fées, nous ferons des vers et des chansons. Tais-toi, ma chère fille, reprit la princesse, la charmante idée du prince Guerrier suffit pour m'occuper agréablement; mais le même pouvoir qui me réduit pendant le jour à la triste condition de Biche me force malgré moi de faire ce qu'elles font; je cours, je saute et je mange l'herbe comme elles: dans ce temps-là une chambre me serait insupportable. Elle était si harassée de la chasse, qu'elle demanda promptement à manger: ensuite ses beaux yeux se fermèrent jusqu'au lever de l'aurore. Dès qu'elle l'aperçut, la métamorphose ordinaire se fit, et elle retourna dans la forêt.
Le prince, de son côté, était venu sur le soir rejoindre son favori. J'ai passé le temps, lui dit-il, à courir après la plus belle Biche que j'aie jamais vue; elle m'a trompé cent fois avec une adresse merveilleuse; j'ai tiré si juste, que je ne comprends point comment elle a évité mes coups: aussitôt qu'il sera jour, j'irai la chercher encore, et ne la manquerai point. En effet, ce jeune prince, qui voulait éloigner de son coeur une idée qu'il croyait chimérique, n'étant pas fâché que la passion de la chasse l'occupât, se rendit de bonne heure dans le même endroit où il avait trouvé la Biche; mais elle se garda bien d'y aller, craignant une aventure semblable à celle qu'elle avait eue. Il jeta les yeux de tous côtés, il marcha longtemps; et comme il s'était échauffé, il fut ravi de trouver des pommes dont la couleur lui fit plaisir: il en cueillit, il en mangea, et presque aussitôt il s'endormit d'un profond sommeil; il se jetta sur l'herbe fraîche, sous des arbres où mille oiseaux semblaient s'être donné rendez-vous.
Dans le temps qu'il dormait, notre craintive Biche, avide des lieux écartés, passa dans celui où il était. Si elle l'avait aperçu plus tôt, elle l'aurait fui; mais elle se trouva si proche de lui, qu'elle ne put s'empêcher de le regarder, et son assoupissement la rassura si bien, qu'elle se donna le loisir de considérer tous ses traits. Ô dieux! que devint-elle quand elle le reconnut! Son esprit était trop rempli de sa charmante idée pour l'avoir perdue en si peu de temps. Amour, amour, que veux-tu donc? faut-il que Bichette, s'expose à perdre la vie par les mains de son amant? Oui, elle s'y expose, il n'y a plus moyen de songer à sa sûreté. Elle se coucha à quelques pas de lui, et ses yeux, ravis de la voir, ne pouvaient s'en détourner un moment: elle soupirait, elle poussait de petits gémissements: enfin, devenant plus hardie, elle s'approcha encore davantage, elle le touchait lorsqu'il s'éveilla.
Sa surprise parut extrême; il reconnut la même Biche qui lui avait donné tant d'exercice, et qu'il avait cherchée longtemps; mais la trouver si familière, lui paraissait une chose rare. Elle n'attendit pas qu'il eût essayé de la prendre, elle s'enfuit de toute sa force, et il la suivit de toute la sienne. De temps en temps ils s'arrêtaient pour reprendre haleine; car la belle Biche était encore lasse d'avoir couru la veille, et le prince ne l'était pas moins qu'elle: mais ce qui ralentissait le plus la fuite de Bichette, hélas! faut-il le dire? c'était la peine de s'éloigner de celui qui l'avait plus blessée par son mérite que par les traits qu'il tirait sur elle. Il la voyait très-souvent qui tournait la tête sur lui, comme pour lui demander s'il voulait qu'elle pérît sous ses coups; et lorsqu'il était sur le point de la joindre, elle faisait de nouveaux efforts pour se sauver. Ah! si tu pouvais m'entendre, petite Biche, lui criait-il, tu ne m'éviterais pas. Je t'aime, je te veux nourrir. Tu es charmante: j'aurai soin de toi. L'air emportait ses paroles, elles n'allaient point jusqu'à elle.
Enfin, après avoir fait tout le tour de la forêt, notre Biche, ne pouvant plus courir, ralentit ses pas, et le prince, redoublant les siens, la joignit avec une joie dont il ne croyait plus être capable; il vit bien qu'elle avait perdu toutes ses forces; elle était couchée comme une pauvre petite bête demi-morte, et elle n'attendait que de voir finir sa vie par les mains de son vainqueur: mais, au lieu de lui être cruel, il se mit à la caresser. Belle Biche, lui dit-il, n'aie point de peur; je veux t'emmener avec moi, et que tu me suives partout. Il coupa exprès des branches d'arbre, il les plia adroitement, il les couvrit de mousses, il y jeta des roses dont quelques buissons étaient chargés. Ensuite il prit la Biche entre ses bras, il appuya sa tête sur son cou, et vint la coucher doucement sur ces ramées; puis il s'assit auprès d'elle, cherchant de temps en temps des herbes fines, qu'il lui présentait, et qu'elle mangeait dans sa main.
Le prince continuait de lui parler, quoiqu'il fût persuadé qu'elle ne l'entendait pas: cependant, quelque plaisir qu'elle eût de le voir, elle s'inquiétait, parce que la nuit s'approchait. Que serait-ce, disait-elle en elle-même, s'il me voyait changer tout d'un coup de forme? il serait effrayé et me fuirait; ou, s'il ne me fuyait pas, que n'aurais-je pas à craindre ainsi seule dans une forêt? Elle ne faisait que penser de quelle manière elle pourrait se sauver, lorsqu'il lui en fournit le moyen; car, ayant peur qu'elle n'eût besoin de boire, il alla voir où il pourrait trouver quelque ruisseau, afin de l'y conduire: pendant qu'il cherchait, elle se déroba promptement, et vint à la maisonnette où Giroflée l'attendait. Elle se jeta encore sur son lit; la nuit vint, sa métamorphose cessa, elle lui apprit son aventure.
Le croirais-tu, ma chère, lui dit-elle, mon prince Guerrier est dans cette forêt: c'est lui qui ma m'a chassée depuis deux jours, et qui, m'ayant pris, m'a fait mille caresses. Ah! que le portrait qu'on m'en apporta est peu fidèle! il est cent fois mieux fait: tout le désordre où l'on voit les chasseurs ne dérobe rien à sa bonne mine, et lui conserve des agréments que je ne saurais t'exprimer. Ne suis-je pas bien malheureuse d'être obligée de fuir ce prince, lui qui m'est destiné par mes plus proches, lui qui m'aime et que j'aime? Il faut qu'une méchante fée me prenne en aversion le jour de ma naissance, et trouble tous ceux de ma vie. Elle se prit à pleurer: Giroflée la consola, et lui fit espérer que dans quelque temps ses peines seraient changées en plaisirs.
Le prince revint vers sa chère Biche dès qu'il eut trouvé une fontaine; mais elle n'était plus au lieu où il l'avait laissée. Il la chercha inutilement partout, et sentit autant de chagrin contre elle que si elle avait dû avoir de la raison. Quoi! s'écria-t-il, je n'aurai donc jamais que des sujets de me plaindre de ce sexe trompeur et infidèle? Il retourna chez la bonne vieille, plein de mélancolie: il conta à son confident l'aventure de Bichette, et l'accusa d'ingratitude. Bécafigue ne put s'empêcher de sourire de la colère du prince; il lui conseilla de punir la Biche quand il la rencontrerait. Je ne reste plus ici que pour cela, répondit le prince, ensuite nous partirons pour aller plus loin.
Le jour revint, et avec lui la princesse reprit sa figure de Biche blanche. Elle ne savait à quoi se résoudre, ou d'aller dans les mêmes lieux que le prince parcourait ordinairement, ou de prendre une route opposée pour l'éviter. Elle choisit ce dernier parti, et s'éloigna beaucoup; mais le jeune prince, qui était aussi fin qu'elle, en usa tout de même, croyant bien qu'elle aurait cette petite ruse; de sorte qu'il la découvrit dans le plus épais de la forêt. Elle s'y trouvait en sûreté, lorsqu'elle l'apperçut: aussitôt elle bondit, elle saute par-dessus les buissons; et comme si elle l'eût appréhendé davantage à cause du tour qu'elle lui avait fait le soir, elle fuit plus légère que les vents; mais dans le moment qu'elle traversait un sentier, il la mire si bien, qu'il lui enfonce une flèche dans la jambe. Elle sentit une douleur violente; et n'ayant plus assez de force pour fuir, elle se laissa tomber.
Amour cruel et barbare, où étais tu donc? Quoi! tu laisses blesser une fille incomparable, par son tendre amant? Cette triste catastrophe était inévitable, car la fée de la fontaine y avait attaché la fin de l'aventure. Le prince s'approcha; il eut un sensible regret de voir couler le sang de la Biche: il prit des herbes, il les lia sur sa jambe pour la soulager, et lui fit un nouveau lit de ramée. Il tenait la tête de Bichette appuyée sur ses genoux. N'es-tu pas cause, petite volage, lui disait-il, de ce qui t'est arrivé? que t'avais-je fait hier pour m'abandonner? Il n'en sera pas aujourd'hui de même, je t'emporterai. La Biche ne répondait rien: qu'aurait-elle dit? elle avait tort et ne pouvait parler; car ce n'est pas toujours une conséquence que ceux qui ont tort se taisent. Le prince lui faisait mille caresses. Que je souffre de t'avoir blessée! lui disait-il: tu me haïras, et je veux que tu m'aimes. Il semblait, à l'entendre, qu'un secret génie lui inspirait tout ce qu'il disait à Bichette. Enfin l'heure de revenir chez sa vieille hôtesse approchait: il se chargea de sa chasse, et n'était pas médiocrement embarrassé à la porter, à la mener, et quelquefois à la traîner. Elle n'avait aucune envie d'aller avec lui. Qu'est-ce que je vais devenir? disait-elle. Quoi! je me trouverai tout seule avec ce prince! Ah! mourons plutôt! Elle faisait la pesante et l'accablait, il était tout en eau de tant de fatigue; et quoiqu'il n'y eût pas loin pour se rendre à la petite maison, il sentait bien que sans quelque secours il n'y pourrait arriver. Il fut quérir son fidèle Bécafigue; mais avant que de quitter sa proie, il l'attacha avec plusieurs rubans au pied d'un arbre, dans la crainte qu'elle ne s'enfuît.
Hélas! qui aurait pu penser que la plus belle princesse du monde serait un jour traitée ainsi par un prince qui l'adorait? Elle essaya inutilement d'arracher les rubans, ses efforts les nouèrent plus serrés, et elle était près de s'étrangler avec un noeud coulant qu'il avait malheureusement fait, lorsque Giroflée, lasse d'être toujours enfermée dans sa chambre, sortit pour prendre l'air et passa dans le lieu où était la Biche blanche, qui se débattait. Que devint-elle quand elle apperçut sa chère maîtresse. Elle ne pouvait se hâter assez de la défaire; les rubans étaient noués par différents endroits. Enfin le prince arriva avec Bécafigue, comme elle allait emmener la biche.
Quelque respect que j'aie pour vous, madame, lui dit le prince, permettez-moi de m'opposer au larcin que vous voulez me faire; j'ai blessé cette biche, elle est à moi; je l'aime, je vous supplie de m'en laisser le maître. Seigneur, répliqua civilement Giroflée (car elle était bien faite et gracieuse), la biche que voici est à moi avant que d'être à vous; je renoncerais aussitôt à ma vie qu'à elle; et si vous voulez voir comme elle me connaît, je ne vous demande que de lui donner un peu de liberté. Allons, ma petite blanche, dit-elle, embrassez-moi. Bichette se jeta à son cou. Baisez-moi la joue droite. Elle obéit. Touchez mon coeur. Elle y porta le pied. Soupirez. Elle soupira. Il ne fut plus permis au prince de douter de ce que Giroflée lui disait. Je vous la rends, lui dit-il honnêtement; mais j'avoue que ce n'est pas sans chagrin. Elle s'en alla aussitôt avec sa Biche.
Elles ignoraient que le prince demeurait dans leur maison; il les suivait d'assez loin, et demeura surpris de les voir entrer chez la vieille bonne femme. Il s'y rendit fort peu après elles; et poussé d'un mouvement de curiosité, dont Biche blanche était cause, il lui demanda qui était cette jeune personne; elle répliqua qu'elle ne la connaissait pas, qu'elle l'avait reçue chez elle avec sa biche, qu'elle la payait bien, et qu'elle vivait dans une grande solitude. Bécafigue s'informa en quel lieu était sa chambre; elle lui dit que c'était si proche de la sienne, qu'elle n'était séparée que par une cloison.
Lorsque le prince fut retiré, son confident lui dit qu'il était le plus trompé des hommes, ou que cette fille avait demeuré avec la princesse Désirée, qu'il l'avait vue au palais quand il y était allé en ambassade. Quel funeste souvenir me rappelez-vous! lui dit le prince, et par quel hasard serait-elle ici? C'est ce que j'ignore, Seigneur, ajouta Bécafigue; mais j'ai envie de la voir encore, et puisqu'une simple menuiserie nous sépare, j'y vais faire un trou. Voilà une curiosité bien inutile, dit le prince tristement; car les paroles de Bécafigue avaient renouvelé toutes ses douleurs. En effet, il ouvrit sa fenêtre, qui regardait dans la forêt, et se mit à rêver.
Cependant Bécafigue travaillait, et il eut bientôt fait un assez grand trou pour voir la charmante princesse vêtue d'une robe de brocart d'argent mêlé de quelques fleurs incarnates brodées d'or avec des émeraudes: ses cheveux tombaient par grosses boucles sur la plus belle gorge du monde; son teint brillait des plus vives couleurs, et ses yeux ravissaient. Giroflée était à genoux devant elle, qui lui bandait le bras, dont le sang coulait avec abondance: elles paraissaient toutes deux assez embarrassées de cette blessure. Laisse-moi mourir, disait la princesse, la mort me sera plus douce que la déplorable vie que je mène: quoi! être biche tout le jour! voir celui à qui je suis destinée sans lui parler, sans lui apprendre ma fatale aventure! Hélas! si tu savais tout ce qu'il m'a dit de touchant sous ma métamorphose, quel ton de voix il a, quelles manières nobles et engageantes, tu me plaindrais encore plus que tu ne fais, de n'être point en état de l'éclaircir de ma destinée.
On peut assez juger de l'étonnement de Bécafigue par tout ce qu'il venait de voir et d'entendre; il courut vers le prince, il l'arracha de la fenêtre avec des transports de joie inexprimables. Ah! Seigneur, lui dit-il, ne différez pas de vous approcher de cette cloison! vous verrez le véritable original du portrait qui vous à charmé. Le prince regarda, et reconnut aussitôt sa princesse; il serait mort de plaisir, s'il n'eût craint d'être déçu par quelque enchantement; car enfin, comment accommoder une rencontre si surprenante avec Longue Epine et sa mère, qui étaient renfermées dans le château des trois Pointes, et qui prenaient le nom, l'une de Désirée, et l'autre de sa dame d'honneur?
Cependant sa passion le flattait, l'on a un penchant naturel à se persuader ce que l'on souhaite; et dans une telle occasion, il fallait mourir d'impatience ou s'éclaircir. Il alla sans différer frapper doucement à la porte de la chambre où était la princesse. Giroflée, ne doutant pas que ce ne fût la bonne vieille, et ayant même besoin de son secours pour lui aider à bander le bras de sa maîtresse, se hâta d'ouvrir, et demeura bien surprise de voir le prince, qui vint se jeter aux pieds de Désirée. Les transports qui l'animaient lui permirent si peu de faire un discours suivi, que, quelque soin que j'aie eu de m'informer de ce qu'il lui dit dans ces premiers moments, je n'ai trouvé personne qui m'en ait bien éclairci. La princesse ne s'embarrassa pas moins dans ses réponses; mais l'amour, qui sert souvent d'interprête aux muets, se mit en tiers, et persuada à l'un et à l'autre qu'il ne s'était jamais rien dit de plus spirituel; au moins ne s'était-il jamais rien dit de plus touchant et de plus tendre. Les larmes, les soupirs, les serments, et même quelques souris gracieux, tout en fut. La nuit se passa ainsi, le jour parut sans que Désirée y eût fait aucune réflexion, et elle ne devint plus Biche. Elle s'en aperçut; rien n'était égal à sa joie: le prince lui était trop cher pour différer de la partager avec lui; au même moment elle commença le récit de son histoire, qu'elle fit avec grâce et une éloquence naturelle, qui surpassait celle des plus habiles.
Quoi! s'écria-t-il, ma charmante princesse, c'est vous que j'aie blessée sous la figure d'une Biche blanche! Que ferai-je pour expier un si grand crime? suffira-t-il d'en mourir de douleur à vos yeux? Il était tellement affligé, que son déplaisir se voyait peint sur son visage. Désirée en souffrit plus que de sa blessure; elle l'assura que ce n'était presque rien, et qu'elle ne pouvait s'empêcher d'aimer un mal qui lui procurait tant de bien.
La manière dont elle lui parla était si obligeante, qu'il ne put douter de ses bontés. Pour l'éclaircir à son tour de toutes choses, il lui raconta la supercherie que Longue Epine et sa mère avaient faite, ajoutant qu'il fallait se hâter d'envoyer dire au roi son père le bonheur qu'il avait eu de la trouver; parce qu'il allait faire une terrible guerre pour tirer raison de l'affront qu'il croyait avoir reçu. Désirée le pria d'écrire par Bécafigue; il voulait lui obéir lorsqu'un bruit perçant de trompettes, clairons, timbales et tambours se répandit dans la forêt; il leur sembla même qu'ils entendaient passer beaucoup de monde proche de la petite maison. Le prince regarda par la fenêtre, il reconnut plusieurs officiers, ses drapeaux et ses guidons: il leur commanda de s'arrêter et de l'attendre.
Jamais surprise n'a été plus agréable que celle de cette armée: chacun était persuadé que leur prince allait la conduire, et tirer vengeance, du père de Désirée. Le père du prince les menait lui-même malgré son grand âge. Il venait dans une litière de velours en broderie d'or; elle était suivie d'un chariot découvert. Longue Epine y était avec sa mère. Le prince Guerrier ayant vu la litière, y courut, et le roi, lui tendant les bras, l'embrassa avec mille témoignages d'un amour paternel. Et d'où venez-vous, mon cher fils? s'écria-t-il. Est-il possible que vous m'ayez livré à la douleur que votre absence me cause? Seigneur, dit le prince, daignez m'écouter. Le roi aussitôt descendit de sa litière, et se retirant dans un lieu écarté, son fils lui apprit l'heureuse rencontre qu'il avait faite, et la fourberie de Longue Epine.
Le roi, ravi de cette aventure, leva les mains et les yeux au ciel pour lui en rendre grâces; dans ce moment il vit paraître la princesse Désirée, plus belle et plus brillante que tous les astres ensemble. Elle montait un superbe cheval, qui n'allait que par courbettes; cent plumes de différentes couleurs paraient sa tête, et les plus gros diamants du monde avaient été mis à son habit: elle était vêtue en chasseur. Giroflée, qui la suivait, n'était guère moins parée qu'elle. C'étaient là des effets de la protection de Tulipe; elle avait tout conduit avec soin et avec succès. La jolie maison du bois fut faite en faveur de la princesse, et sous la figure d'une vieille, elle l'avait régalée pendant plusieurs jours.
Dès que le prince reconnut ses troupes, et qu'il alla trouver le roi son père, elle entra dans la chambre de Désirée: elle souffla son bras pour guérir sa blessure: elle lui donna ensuite les riches habits sous lesquels elle parut aux yeux du roi, qui demeura si charmé, qu'il avait bien de la peine à la croire une personne mortelle. Il lui dit tout ce qu'on peut imaginer de plus obligeant dans une semblable occasion, et la conjura de ne point différer à ses sujets le plaisir de l'avoir pour reine: Car je suis résolu, continua-t-il, de céder mon royaume au prince Guerrier, afin de le rendre plus digne de vous. Désirée lui répondit avec toute la politesse qu'on devait attendre d'une personne si bien élevée; puis, jetant les yeux sur les deux prisonnières qui étaient dans le chariot, et qui se cachaient le visage de leurs mains, elle eut la générosité de demander leur grâce, et que le même chariot où elles étaient servît à les conduire où elles voudraient aller. Le roi consentit à ce qu'elle souhaitait; ce ne fut pas sans admirer son bon coeur, et sans lui donner de grandes louanges.
On ordonna que l'armée retournerait sur ses pas, le prince monta à cheval pour accompagner sa belle princesse: on les reçut dans la ville capitale avec mille cris de joie; l'on prépara tout pour le jour des noces, qui devint très-solennel, par la présence des six bénignes fées qui aimaient la princesse. Elles lui firent les plus riches présents qui se soient jamais imaginés; entre autres, ce magnifique palais où la reine les avait été voir parut tout d'un coup en l'air, porté par cinquante mille amours, qui le posèrent dans une belle plaine au bord de la rivière: après un tel don, il ne s'en pouvait plus faire de considérable.
Le fidèle Bécafigue pria son maître de parler à Giroflée, et de l'unir avec elle lorsqu'il épouserait la princesse; il le voulut bien; cette aimable fille fut très-aise de trouver un établissement si avantageux en arrivant dans un royaume étranger. La fée Tulipe, qui était encore plus libérale que ses soeurs, lui donna quatre mines d'or dans les Indes, afin que son mari n'eût pas l'avantage de se dire plus riche qu'elle. Les noces du prince durèrent plusieurs mois; chaque jour fournissait une fête nouvelle, et les aventures de Biche blanche ont été chantées par tout le monde.
LA BELLE ET LA BÊTE.
Il y avait une fois un marchand qui était extrêmement riche. Il avait six enfants, trois garçons et trois filles; et comme ce marchand était un homme d'esprit, il n'épargna rien pour l'éducation de ses enfants, et leur donna toutes sortes de maîtres. Ses filles étaient très-belles; mais la cadette surtout se faisait admirer, et on ne l'appelait, quand elle était petite, que la belle enfant; en sorte que le nom lui en resta: ce qui donna beaucoup de jalousie à ses soeurs. Cette cadette, qui était plus belle que ses soeurs, était aussi meilleure qu'elles. Les deux aînées avaient beaucoup d'orgueil, parce qu'elles étaient riches; elles faisaient les dames, et ne voulaient pas recevoir les visites des autres filles de marchands; il leur fallait des gens de qualité pour leur compagnie. Elles allaient tous les jours au bal, à la comédie, à la promenade, et se moquaient de leur cadette, qui employait la plus grande partie de son temps à lire de bons livres. Comme on savait que ces filles étaient fort riches, plusieurs gros marchands 1 les demandèrent en mariage; mais les deux aînées répondirent qu'elles ne se marieraient jamais, à moins qu'elles ne trouvassent un duc, ou tout au moins un comte. La Belle (car je vous ai dit que c'était le nom de la plus jeune), la Belle, dis-je, remercia bien honnêtement ceux qui voulaient l'épouser; mais elle leur dit qu'elle était trop jeune, et qu'elle souhaitait de tenir compagnie à son père pendant quelques années. Tout d'un coup, le marchand perdit son bien, et il ne lui resta qu'une petite maison de campagne, bien loin de la ville. Il dit en pleurant à ses enfants qu'il fallait aller demeurer dans cette maison, et qu'en travaillant comme des paysans, ils y pourraient vivre. Ses deux filles aînées répondirent qu'elles ne voulaient pas quitter la ville, et qu'elles avaient plusieurs amants, qui seraient trop heureux de les épouser, quoiqu'elles n'eussent plus de fortune. Les bonnes demoiselles se trompaient; leurs amants ne voulurent plus les regarder quand elles furent pauvres. Comme personne ne les aimait, à cause de leur fierté, on disait: Elles ne méritent pas qu'on les plaigne; nous sommes bien aises de voir leur orgueil abaissé; qu'elles aillent faire les dames en gardant les moutons. Mais, en même temps, toute le monde disait: Pour la Belle, nous sommes bien fâchés de son malheur; c'est une si bonne fille! elle parlait aux pauvres gens avec tant de bonté! elle était si douce, si honnête! Il y eut même plusieurs gentilshommes, qui voulurent l'épouser, quoiqu'elle n'eût pas un sou: mais elle leur dit qu'elle ne pouvait se résoudre à abandonner son pauvre père dans son malheur, et qu'elle le suivrait à la campagne pour le consoler et lui aider à travailler. La pauvre Belle avait été bien affligée d'abord, de perdre sa fortune, mais elle s'était dit à elle-même: Quand je pleurerai bien fort, cela ne me rendra pas mon bien; il faut tâcher d'être heureuse sans fortune. Quand ils furent arrivés à leur maison de campagne, le marchand et ses trois fils s'occupèrent à labourer la terre. La Belle se levait à quatre heures du matin, et se dépêchait de nettoyer la maison, d'apprêter à dîner pour la famille. Elle eut d'abord beaucoup de peine, car elle n'était pas accoutumée à travailler comme une servante; mais au bout de deux mois, elle devint plus forte, et la fatigue lui donna une santé parfaite. Quand elle avait fait son ouvrage, elle lisait, elle jouait du clavecin, ou bien, elle chantait en filant. Ses deux soeurs, au contraire, s'ennuyaient 2 à la mort; elles se levaient à dix heures du matin, se promenaient toute la journée, et s'amusaient à regretter leurs beaux habits et les compagnies. Voyez notre cadette, disaient-elles entre elles; elle a l'âme basse, et est si stupide, qu'elle est contente de sa malheureuse situation. Le bon marchand ne pensait pas comme ses filles. Il savait que la Belle était plus propre 3 que ses soeurs à briller dans les compagnies. Il admirait la vertu de cette jeune fille, et surtout sa patience; car ses soeurs, non contentes de lui laisser faire tout l'ouvrage de la maison, l'insultaient à tout moment.
Il y avait un an que cette famille vivait dans la solitude, lorsque le marchand reçut une lettre, par laquelle on lui mandait, 4 qu'un vaisseau, sur lequel il avait des marchandises, venait d'arriver heureusement. Cette nouvelle pensa tourner la tête à ses deux aînées, qui pensaient qu'à la fin elles pourraient quitter cette campagne, où elles s'ennuyaient tant; et quand elles virent leur père prêt à partir, elles le prièrent de leur apporter des robes, des palatines, des coiffures, et toutes sortes de bagatelles. La Belle ne lui demandait rien; car elle pensait en elle-même que tout l'argent des marchandises ne suffirait pas pour acheter ce que ses soeurs souhaitaient. Tu ne me pries pas de t'acheter quelque chose, lui dit son père. Puisque vous avez la bonté de penser à moi, lui dit-elle, je vous prie de m'apporter une rose, car il n'en vient point ici. Ce n'est pas que la Belle se souciât d'une rose; mais elle ne voulait pas condamner par son exemple la conduite de ses soeurs, qui auraient dit que c'était pour se distinguer qu'elle ne demandait rien. Le bonhomme partit; mais quand il fut arrivé, on lui fit un procès 5 pour ses marchandises; et après avoir eu beaucoup de peine, il revint aussi pauvre qu'il était auparavant. Il n'avait plus que trente milles pour arriver à sa maison, et il se réjouissait déjà du plaisir de voir ses enfants; mais comme il fallait passer un grand bois avant de trouver sa maison, il se perdit. Il neigeait horriblement; le vent était si grand, qu'il le jeta deux fois en bas de son cheval; et la nuit étant venue, il pensa qu'il mourrait de faim ou de froid, ou qu'il serait mangé des loups, qu'il entendait hurler autour de lui. Tout d'un coup, en regardant au bout d'une longue allée d'arbres, il vit une grande lumière, mais qui paraissait bien éloignée. Il marcha de ce côté-là, et vit que cette lumière sortait d'un grand palais, qui était tout illuminé. Le marchand remercia Dieu du secours qu'il lui envoyait, et se hâta d'arriver à ce château; mais il fut bien surpris de ne trouver personne dans les cours. Son cheval, qui le suivait, voyant une grande écurie ouverte, entra dedans, et ayant trouvé du foin et de l'avoine, le pauvre animal, qui mourait de faim, se jeta dessus avec beaucoup d'avidité. Le marchand l'attacha dans l'écurie, et marcha vers la maison, où il ne trouva personne; mais étant entré dans une grande salle, il y trouva un bon feu, et une table chargée de viandes, où il n'y avait qu'un couvert. Comme la pluie et la neige l'avaient mouillé jusqu'aux os, il s'approcha du feu pour se sécher, et disait en lui-même: Le maître de la maison ou ses domestiques me pardonneront la liberté que j'ai prise, et sans doute ils viendront bientôt. Il attendit pendant un temps considérable; mais onze heures ayant sonné sans qu'il vît personne, il ne put résister à la faim, et prit un poulet, qu'il mangea en deux bouchées et en tremblant. Il but aussi quelques coups 6 de vin, et, devenu plus hardi, il sortit de la salle, et traversa plusieurs grands appartements, magnifiquement meublés. A la fin, il trouva une chambre, où il y avait un bon lit, et comme il était minuit passé, et qu'il était las, il prit le parti de fermer la porte et de se coucher.
Il était dix heures du matin quand il se leva le lendemain, et il fut bien surpris de trouver un habit fort propre, à la place du sien, qui était tout gâté. Assurément, dit-il en lui-même, ce palais appartient à quelque bonne fée, qui a eu pitié de ma situation. Il regarda par la fenêtre, et ne vit plus de neige, mais des berceaux de fleurs qui enchantaient la vue. Il rentra dans la grande salle où il avait soupé la veille, et vit une petite table où il y avait du chocolat. Je vous remercie, madame la fée, dit-il tout haut, d'avoir eu la bonté de penser à mon déjeuner. Le bonhomme, après avoir pris son chocolat, sortit pour aller chercher son cheval, et comme il passait sous un berceau 7 de roses, il se souvint que la Belle lui en avait demandé, et cueillit une branche, où il y en avait plusieurs. En même temps, il entendit un grand bruit, et vit venir à lui une bête si horrible, qu'il fut tout près de s'évanouir.
Vous êtes bien ingrat! lui dit la bête d'une voix terrible; je vous ai sauvé la vie en vous recevant dans mon château, et, pour ma peine, vous me volez mes roses, que j'aime mieux que toutes choses au monde! Il faut mourir pour réparer cette faute; je ne vous donne qu'un quart d'heure pour demander pardon à Dieu. Le marchand se jeta à genoux, et dit à la bête, en joignant les mains: Monseigneur, pardonnez-moi; je ne croyais pas vous offenser en cueillant une rose pour une de mes filles qui m'en avait demandé. Je ne m'appelle point monseigneur, répondit le monstre, mais la Bête. Je n'aime pas les compliments, moi, je veux qu'on dise ce que l'on pense; ainsi, ne croyez pas me toucher par vos flatteries. Mais vous m'avez dit que vous aviez des filles; je veux bien vous pardonner, à condition qu'une de vos filles vienne volontairement pour mourir à votre place. Ne me raisonnez pas; partez; et si vos filles refusent de mourir pour vous, jurez que vous reviendrez dans trois mois. Le bonhomme n'avait pas dessein de sacrifier une de ses filles à ce vilain monstre; mais il pensa: Au moins, j'aurai le plaisir de les embrasser encore une fois. Il jura donc de revenir, et la Bête lui dit qu'il pouvait partir quand il voudrait. Mais, ajouta-t-elle, je ne veux pas que tu t'en ailles les mains vides. Retourne dans la chambre où tu as couché: tu y trouveras un grand coffre vide; tu peux y mettre tout ce qu'il te plaira, je le ferai porter chez toi. En même temps la Bête se retira; et le bonhomme dit en lui-même: S'il faut que je meure, j'aurai la consolation de laisser du pain à mes pauvres enfants.
Il retourna dans la chambre où il avait couché, et y ayant trouvé une grande quantité de pièces d'or, il en remplit le grand coffre dont la Bête lui avait parlé, le ferma, et ayant repris son cheval, qu'il retrouva dans l'écurie, il sortit de ce palais avec une tristesse égale à la joie qu'il avait lorsqu'il y était entré. Son cheval prit de lui-même une des routes de la forêt, et en peu d'heures le bonhomme arriva dans sa petite maison. Ses enfants se rassemblèrent autour de lui; mais au lieu d'être sensible à leurs caresses, le marchand se mit à pleurer en les regardant. Il tenait à la main la branche de roses, qu'il apportait à la Belle. Il la lui donna, et lui dit: La Belle, prenez ces roses; elles coûteront bien cher à votre malheureux père. Et tout de suite il raconta à sa famille la funeste aventure qui lui était arrivée. A ce récit, ses deux aînées jetèrent de grands cris, et dirent des injures à la Belle, qui ne pleurait point. Voyez ce que produit l'orgueil de cette petite créature, disaient-elles; que ne demandait-elle des ajustements comme nous? Mais non, mademoiselle voulait se distinguer. Elle va causer la mort de notre père, et elle ne pleure pas. Cela serait fort inutile, reprit la Belle; pourquoi pleurerais-je la mort de mon père? il ne périra point. Puisque le monstre veut bien accepter une de ses filles, je veux me livrer à toute sa furie, et je me trouve fort heureuse, puisqu'en mourant, j'aurai la joie de sauver mon père, et de lui prouver ma tendresse. Non, ma soeur, lui dirent ses trois frères, vous ne mourrez pas; nous irons trouver ce monstre, et nous périrons sous ses coups, si nous ne pouvons le tuer. Ne l'espérez pas, mes enfants, leur dit le marchand; la puissance de cette Bête est si grande, qu'il ne me reste aucune espérance de la faire périr. Je suis charmé du bon coeur de la Belle; mais je ne veux pas l'exposer à la mort. Je suis vieux, il ne me reste que peu de temps à vivre; ainsi, je ne perdrai que quelques années de vie, que je ne regrette qu'à cause de vous, mes chers enfants. Je vous assure, mon père, lui dit la Belle, que vous n'irez pas à ce palais sans moi; vous ne pouvez m'empêcher de vous suivre. Quoique je sois jeune, je ne suis pas fort attachée à la vie, et j'aime mieux être dévorée par ce monstre que de mourir du chagrin que me donnerait votre perte. On eut beau dire, la Belle voulut absolument partir pour le beau palais, et ses soeurs en étaient charmées; parce que les vertus de cette cadette leur avaient inspiré beaucoup de jalousie. Le marchand était si occupé de la douleur de perdre sa fille, qu'il ne pensait pas au coffre qu'il avait rempli d'or; mais, aussitôt qu'il se fut enfermé dans sa chambre pour se coucher, il fut bien étonné de le trouver à la ruelle de son lit. Il résolut de ne point dire à ses enfants qu'il était devenu si riche; parce que ses filles auraient voulu retourner à la ville, et qu'il était résolu de mourir dans cette campagne: mais il confia ce secret à la Belle, qui lui apprit qu'il était venu quelques gentilshommes pendant son absence, et qu'il y en avait deux qui aimaient ses soeurs. Elle pria son père de les marier; car elle était si bonne, qu'elle les aimait, et leur pardonnait de tout son coeur le mal qu'elles lui avaient fait. Ces deux méchantes filles se frottèrent les yeux avec un oignon pour pleurer lorsque la Belle partit avec son père; mais ses frères pleuraient tout de bon, 8 aussi bien que le marchand: il n'y avait que la Belle qui ne pleurait point, parce qu'elle ne voulait pas augmenter leur douleur. Le cheval prit la route du palais; et sur le soir, ils l'aperçurent illuminé, comme la première fois. Le cheval fut tout seul à l'écurie, et le bonhomme entra avec sa fille dans la grande salle, où ils trouvèrent une table, magnifiquement servie, avec deux couverts. Le marchand n'avait pas le coeur de manger; mais la Belle, s'efforçant de paraître tranquille, se mit à table, et le servit; puis elle disait en elle-même: La Bête veut m'engraisser avant de me manger, puisqu'elle me fait si bonne chère. Quand ils eurent soupé, ils entendirent un grand bruit, et le marchand dit adieu à sa pauvre fille en pleurant; car il pensait que c'était la Bête. La Belle ne put s'empêcher de frémir en voyant cette horrible figure: mais elle se rassura de son mieux; et le monstre lui ayant demandé si c'était de bon coeur qu'elle était venue, elle lui dit, en tremblant, qu'oui. Vous êtes bien bonne, dit la Bête, et je vous suis bien obligée. Bonhomme partez demain matin, et ne vous avisez jamais de revenir ici. Adieu, la Belle. Adieu, la Bête, répondit-elle. Et tout de suite le monstre se retira. Ah! ma fille! dit le marchand en embrassant la Belle, je suis à demi mort de frayeur. Croyez-moi, laissez-moi ici. Non, mon père, lui dit la Belle avec fermeté, vous partirez demain matin, et vous m'abandonnerez au secours du ciel; peut-être aura-t-il pitié de moi. Ils furent se coucher, et croyaient ne pas dormir de toute la nuit; mais à peine furent-ils dans leurs lits, que leurs yeux se fermèrent. Pendant son sommeil, la Belle vit une dame qui lui dit: Je suis contente de votre bon coeur, la Belle; la bonne action que vous faites en donnant votre vie, pour sauver celle de votre père, ne demeurera point sans récompense. La Belle, en s'éveillant, raconta ce songe à son père; et quoiqu'il le consolât un peu, cela ne l'empêcha pas de jeter de grands cris quand il fallut se séparer de sa chère fille.
Lorsqu'il fut parti, la Belle s'assit dans la grande salle, et se mit à pleurer aussi; mais comme elle avait beaucoup de courage, elle se recommanda à Dieu, et résolut de ne se point chagriner, pour le peu de temps qu'elle avait à vivre; car elle croyait fermement que la Bête la mangerait le soir. Elle résolut de se promener en attendant, et de visiter ce beau château. Elle ne pouvait s'empêcher d'en admirer la beauté. Mais elle fut bien surprise de trouver une porte sur laquelle il y avait écrit: Appartement de la Belle. Elle ouvrit cette porte avec précipitation, et elle fut éblouie de la magnificence qui y régnait: mais ce qui frappa le plus sa vue, ce fut une grande bibliothèque, un clavecin, et plusieurs livres de musique. On ne veut pas que je m'ennuie, dit-elle tout bas; elle pensa ensuite: Si je n'avais qu'un jour à demeurer ici, on ne m'aurait pas fait une telle provision. Cette pensée ranima son courage. Elle ouvrit la bibliothèque, et vit un livre où il y avait écrit en lettres d'or: souhaitez, commandez; vous êtes ici la reine et la maîtresse. Hélas! dit-elle en soupirant, je ne souhaite rien que de revoir mon pauvre père, et de savoir ce qu'il fait à présent. Elle avait dit cela en elle-même: quelle fut sa surprise, en jetant ses yeux sur un grand miroir, d'y voir sa maison, où son père arrivait avec un visage extrêmement triste. Ses soeurs venaient au-devant de lui; et malgré les grimaces qu'elles faisaient pour paraître affligées, la joie qu'elles avaient de la perte de leur soeur paraissait sur leur visage. Un moment après, tout cela disparut, et la Belle ne put s'empêcher de penser que la Bête était bien complaisante, et qu'elle n'avait rien à craindre d'elle. A midi, elle trouva la table mise; et pendant son dîner, elle entendit un excellent concert, quoiqu'elle ne vît personne. Le soir, comme elle allait se mettre à table, elle entendit le bruit que faisait la Bête, et ne put s'empêcher de frémir. La Belle, lui dit ce monstre, voulez-vous bien que je vous voie souper? Vous êtes le maître, répondit la Belle en tremblant. Non, répondit la Bête, il n'y a ici de maîtresse que vous. Vous n'avez qu'à me dire de m'en aller, si je vous ennuie; je sortirai tout de suite. Dites-moi, n'est-ce pas que vous me trouvez bien laid? Cela est vrai, dit la Belle, car je ne sais pas mentir, mais je crois que vous êtes fort bon. Vous avez raison, dit le monstre; mais, outre que je suis laid, je n'ai point d'esprit: je sais bien que je ne suis qu'une Bête. On n'est pas Bête, reprit la Belle, quand on croit n'avoir point d'esprit: un sot n'a jamais su cela. Mangez donc, la Belle, lui dit le monstre, et tâchez de ne vous point ennuyer dans votre maison; car tout ceci est à vous; et j'aurais du chagrin si vous n'étiez pas contente. Vous avez bien de la bonté, dit la Belle. Je vous avoue que je suis bien contente de votre coeur; quand j'y pense, vous ne me paraissez plus si laid. Oh! dame, oui, répondit la Bête, j'ai le coeur bon; mais je suis un monstre. Il y a bien des hommes qui sont plus monstres que vous, dit la Belle; et je vous aime mieux avec votre figure que ceux qui avec la figure d'hommes cachent un coeur faux, corrompu, ingrat. Si j'avais de l'esprit, reprit la Bête, je vous ferais un grand compliment pour vous remercier; mais je suis un stupide, et tout ce que je puis vous dire, c'est que je vous suis bien obligé.
La belle soupa de bon appétit. Elle n'avait presque plus peur du monstre; mais elle manqua mourir de frayeur lorsqu'il lui dit: La Belle, voulez-vous être ma femme? Elle fut quelque temps sans répondre; elle avait peur d'exciter la colère du monstre en le refusant: elle lui dit pourtant en tremblant: Non, la Bête. Dans le moment, ce pauvre monstre voulut soupirer, et il fit un sifflement si épouvantable, que tout le palais en retentit: mais Belle fut bientôt rassurée; car la Bête, lui ayant dit tristement: Adieu donc, la Belle, sortit de la chambre, en se retournant de temps en temps pour la regarder encore. La Belle se voyant seule, sentit une grande compassion pour cette pauvre Bête: Hélas, disait-elle, c'est bien dommage 9 qu'elle soit si laide, elle est si bonne!
La Belle passa trois mois dans ce palais avec assez de tranquillité. Tous les soirs, la Bête lui rendait visite, l'entretenait pendant le souper avec assez de bon sens, mais jamais avec ce qu'on appelle esprit dans le monde. Chaque jour, la Belle découvrait de nouvelles bontés dans ce monstre. L'habitude de le voir l'avait accoutumée à sa laideur; et, loin de craindre le moment de sa visite, elle regardait souvent à sa montre pour voir s'il était bientôt neuf heures; car la Bête ne manquait jamais de venir à cette heure-là. Il n'y avait qu'une chose qui faisait de la peine à la Belle, c'est que le monstre, avant de se coucher, lui demandait toujours si elle voulait être sa femme, et paraissait pénétré de douleur lorsqu'elle lui disait que non. Elle lui dit un jour: Vous me chagrinez, la Bête; je voudrais pouvoir vous épouser, mais je suis trop sincère pour vous faire croire que cela arrivera jamais. Je serai toujours votre amie, tâchez de vous contenter de cela. Il le faut bien, 10 reprit la Bête; je me rends justice. Je sais que je suis bien horrible; mais je vous aime beaucoup; cependant je suis trop heureux de ce que vous voulez bien rester ici; promettez-moi que vous ne me quitterez jamais. La Belle rougit à ces paroles. Elle avait vu dans son miroir que son père était malade de chagrin de l'avoir perdue, et elle souhaitait de le revoir. Je pourrais bien vous promettre, dit-elle à la Bête, de ne vous jamais quitter tout à fait; mais j'ai tant d'envie de revoir mon père, que je mourrai de douleur si vous me refusez ce plaisir. J'aime mieux mourir moi-même, dit ce monstre, que de vous donner du chagrin. Je vous enverrai chez votre père; vous y resterez, et votre pauvre Bête en mourra de douleur. Non, lui dit la Belle en pleurant, je vous aime trop pour vouloir causer votre mort. Je vous promets de revenir dans huit jours. Vous m'avez fait voir que mes soeurs sont mariées, et que mes frères sont partis pour l'armée. Mon père est tout seul, souffrez que je reste chez lui une semaine. Vous y serez demain au matin, dit la Bête; mais souvenez-vous de votre promesse. Vous n'aurez qu'à mettre votre bague sur une table en vous couchant, quand vous voudrez revenir. Adieu, la Belle. La Bête soupira selon sa coutume en disant ces mots, et la Belle se coucha tout triste de la voir affligée. Quand elle se réveilla le matin, elle se trouva dans la maison de son père; et ayant sonné une clochette qui était à côté de son lit, elle vit venir la servante, qui fit un grand cri en la voyant. Le bonhomme accourut à ce cri, et manqua 11 mourir de joie en revoyant sa chère fille; et ils se tinrent embrassés plus d'un quart d'heure. La Belle, après les premiers transports, pensa qu'elle n'avait point d'habits pour se lever; mais la servante lui dit qu'elle venait de trouver dans la chambre voisine un grand coffre plein de robes toutes d'or, garnies de diamants. La Belle remercia la bonne Bête de ses attentions; elle prit la moins riche de ces robes, et dit à la servante de serrer les autres, dont elle voulait faire présent à ses soeurs: mais à peine eut-elle prononcé ces paroles, que le coffre disparut. Son père lui dit que la Bête voulait qu'elle gardât tout cela pour elle, et aussitôt les robes et le coffre revinrent à la même place. La Belle s'habilla; et pendant ce temps, on fut avertir ses soeurs, qui accoururent avec leurs maris. Elles étaient toutes deux fort malheureuses. L'aînée avait épousé un gentilhomme beau comme l'amour; mais il était si amoureux de sa propre figure, qu'il n'était occupé que de cela depuis le matin jusqu'au soir, et méprisait la beauté de sa femme. La seconde avait épousé un homme qui avait beaucoup d'esprit; mais il ne s'en servait que pour faire enrager tout le monde, et sa femme toute la première. Les soeurs de la Belle manquèrent mourir de douleur quand elles la virent habillée comme une princesse, et plus belle que le jour. Elle eut beau les caresser, rien ne put étouffer leur jalousie, qui augmenta beaucoup quand elle leur eut conté combien elle était heureuse. Ces deux jalouses descendirent dans le jardin, pour y pleurer tout à leur aise, et elles se disaient: Pourquoi cette petite créature est-elle plus heureuse que nous? Ne sommes-nous pas plus aimables qu'elle? Ma soeur, dit l'aînée, il me vient une pensée; tâchons de l'arrêter ici plus de huit jours sa sotte Bête se mettra en colère de ce qu'elle lui aura manqué de parole, et peut-être qu'elle la dévorera. Vous avez raison, ma soeur, répondit l'autre. Pour cela, il lui faut faire de grandes caresses. Et ayant pris cette résolution, elles remontèrent, et firent tant d'amitié à leur soeur, que la Belle en pleura de joie. Quand les huit jours furent passés, les deux soeurs s'arrachèrent les cheveux, et firent tant les affligées de son départ, qu'elle promit de rester encore huit jours.
Cependant la Belle se reprochait le chagrin qu'elle allait donner à sa pauvre Bête, qu'elle aimait de tout son coeur, et elle s'ennuyait de ne la plus voir. La dixième nuit qu'elle passa chez son père, elle rêva qu'elle était dans le jardin du palais, et qu'elle voyait la Bête, couchée sur l'herbe, et prête à mourir, qui lui reprochait son ingratitude. La Belle se réveilla en sursaut, 12 et versa des larmes. Ne suis-je pas bien méchante, disait-elle, de donner du chagrin à une Bête qui a pour moi tant de complaisance? Est-ce sa faute si elle est si laide, et si elle a peu d'esprit? Elle est bonne, cela vaut mieux que tout le reste. Pourquoi n'ai-je pas voulu l'épouser? Je serais plus heureuse avec elle que mes soeurs avec leurs maris. Ce n'est ni la beauté ni l'esprit d'un mari qui rendent une femme contente: c'est la bonté du caractère, la vertu, la complaisance: et la Bête a toutes ces bonnes qualités. Je n'ai point d'amour pour elle; mais j'ai de l'estime, de l'amitié, et de la reconnaissance. Allons, il ne faut pas la rendre malheureuse; je me reprocherais toute ma vie mon ingratitude. A ces mots, Belle se lève, met sa bague sur la table, et revient se coucher. A peine fut-elle dans son lit, qu'elle s'endormit, et quand elle se réveilla le matin, elle vit avec joie qu'elle était dans le palais de la Bête. Elle s'habilla magnifiquement pour lui plaire, et s'ennuya à mourir toute la journée, en attendant neuf heures du soir; mais l'horloge eut beau sonner, la Bête ne parut point. La Belle, alors, craignit d'avoir cause sa mort. Elle courut tout le palais en jetant de grands cris; elle était au désespoir. Après avoir cherché partout, elle se souvint de son rêve, et courut dans le jardin vers le canal, où elle l'avait vue en dormant. Elle trouva la pauvre Bête étendu, sans connaissance, et elle crut qu'elle était morte. Elle se jeta sur son corps, sans avoir horreur de sa figure; et sentant que son coeur battait encore, elle prit de l'eau dans le canal, et lui en jeta sur la tête. La Bête ouvrit les yeux, et dit à la Belle: Vous avez oublié votre promesse: le chagrin de vous avoir perdue m'a fait résoudre à me laisser mourir de faim; mais je meurs content, puisque j'ai le plaisir de vous revoir encore une fois. Non, ma chère Bête, vous ne mourrez point, lui dit la Belle; vous vivrez pour devenir mon époux; dès ce moment je vous donne ma main, et je jure que je ne serai qu'à vous. Hélas! je croyais n'avoir que de l'amitié pour vous, mais la douleur que je sens me fait voir que je ne pourrais vivre sans vous voir. A peine la Belle eut-elle prononcé ces paroles, qu'elle vit le château brillant de lumière: les feux d'artifice, la musique, tout lui annonçait une fête; mais toutes ces beautés n'arrêtèrent point sa vue: elle se retourna vers sa chère Bête, dont le danger la faisait frémir. Quelle fut sa surprise! la Bête avait disparu, et elle ne vit plus à ses pieds qu'un prince plus beau que l'Amour, qui la remerciait d'avoir fini son enchantement. Quoique ce prince méritât toute son attention, elle ne put s'empêcher de lui demander où était la Bête. Vous la voyez à vos pieds, lui dit le prince. Une méchante fée m'avait condamné à rester sous cette figure jusqu'à ce qu'une belle fille consentît à m'épouser, et elle m'avait défendu de faire paraître mon esprit. Ainsi, il n'y avait que vous dans le monde assez bonne pour vous laisser toucher à la bonté de mon caractère: et en vous offrant ma couronne, je ne puis m'acquitter des obligations que je vous ai. La Belle, agréablement surprise, donna la main à ce beau prince pour se relever. Ils allèrent ensemble au château, et la Belle manqua mourir de joie en trouvant dans la grand salle son père et toute sa famille, que la belle dame qui lui était apparue en songe avait transportés au château. Belle, lui dit cette dame, qui était une grande fée, venez recevoir la récompense de votre bon choix; vous avez préféré la vertu à la beauté et à l'esprit, vous méritez de trouver toutes ces qualités réunies en une même personne. Vous allez devenir une grande reine: j'espère que le trône ne détruira pas vos vertus. Pour vous, mesdemoiselles, dit la fée aux deux soeurs de la Belle, je connais votre coeur, et toute la malice qu'il enferme. Devenez deux statues; mais conservez toute votre raison sous la pierre qui vous enveloppera. Vous demeurerez à la porte du palais de votre soeur, et je ne vous impose point d'autre peine que d'être témoins de son bonheur. Vous ne pourrez revenir dans votre premier état qu'au moment où vous reconnaîtrez vos fautes; mais j'ai bien peur que vous ne restiez toujours statues. On se corrige de l'orgueil, de la colère, de la gourmandise et de la paresse: mais c'est une espèce de miracle que la conversion d'un coeur méchant et envieux. Dans le moment la fée donna un coup de baguette, qui transporta tous ceux qui étaient dans cette salle dans le royaume du prince. Ses sujets le revirent avec joie: et il épousa la Belle, qui vécut avec lui fort long-temps, et dans un bonheur parfait, parce qu'il était fondé sur la vertu.