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Le Cabinet des Fées: Or Recreative Readings Arranged for the Express Use of Students in French

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PEAU D'ANE.

Il était une fois un roi, si grand, si aimé de ses peuples, si respecté de tous ses voisins et de ses alliés, qu'on pouvait dire qu'il était le plus heureux de tous les monarques. Son bonheur était encore confirmé par le choix qu'il avait fait d'une princesse aussi belle que vertueuse; et ces heureux époux vivaient dans une union parfaite. De leur chaste hymen était née une fille douée de tant de grâces et de charmes, qu'ils ne regrettaient point de n'avoir pas une plus ample lignée.

La magnificence, le goût et l'abondance régnaient dans son palais; les ministres étaient sages et habiles; les courtisans, vertueux et attachés; les domestiques, fidèles et laborieux; les écuries, vastes et remplies des plus beaux chevaux du monde, couverts de riches caparaçons. Mais ce qui étonnait les étrangers qui venaient admirer ces belles écuries, c'est qu'au lieu le plus apparent un maître âne étalait de longues et grandes oreilles. Ce n'était pas par fantaisie, mais avec raison, que le roi lui avait donné une place particulière et distinguée: les vertus de ce rare animal méritaient cette distinction, puisque la nature l'avait formé si extraordinaire, que sa litière, au lieu d'être malpropre, était couverte tous les matins, avec profusion, de beaux écus au soleil et de louis d'or de toute espèce, qu'on allait recueillir à son réveil.

Or, comme les vicissitudes de la vie s'étendent aussi bien sur les rois que sur les sujets, et que toujours les biens sont mêlés de quelques maux, le ciel permit que la reine fût tout à coup attaquée d'une âpre maladie, pour laquelle, malgré la science et l'habileté des médecins, on ne put trouver aucun secours. La désolation fut générale.

Le roi, sensible et amoureux, malgré le proverbe fameux qui dit que l'hymen est le tombeau de l'amour, s'affligeait sans modération, faisait des voeux ardents à tous les temples de son royaume, offrait sa vie pour celle d'une épouse si chérie; mais les dieux et les fées étaient invoqués en vain.

La reine, sentant sa dernière heure approcher, dit à son époux, qui fondait en larmes:

--Trouvez bon, 1 avant que je meure, que j'exige une chose de vous: c'est que, s'il vous prenait envie de vous remarier....

A ces mots, le roi fit des cris pitoyables, prit les mains de sa femme, les baigna de pleurs; et l'assurant qu'il était superflu de lui parler d'un second hyménée:

--Non, non, dit-il enfin, ma chère reine, parlez-moi plutôt de vous suivre!

--L'État, reprit la reine avec une fermeté qui augmentait les regrets de ce prince, l'État, qui doit exiger des successeurs, voyant que je ne vous ai donné qu'une fille, doit vous presser d'avoir des fils qui vous ressemblent; mais je vous demande instamment, par tout l'amour que vous avez eu pour moi, de ne céder à l'empressement de vos peuples que lorsque vous aurez trouvé une princesse plus belle et mieux faite que moi; j'en veux votre serment, et alors je mourrai contente.

On présume que la reine, qui ne manquait pas d'amour-propre, avait exigé ce serment, pensant bien que, ne croyant pas qu'il fût au monde personne qui pût l'égaler, c'était s'assurer que le roi ne se remarierait jamais.

Enfin, elle mourut. Jamais mari ne fit tant de vacarme: 2 pleurer, sangloter jour et nuit, furent son unique occupation.

Les grandes douleurs ne durent pas. D'ailleurs les grands de l'État s'assemblèrent, et vinrent en corps demander au roi de se remarier. Cette proposition lui parut dure, et lui fit répandre de nouvelles larmes. Il allégua le serment qu'il avait fait à la reine; défiant tous ses conseillers de pouvoir trouver une princesse plus belle et mieux faite que feu sa femme, pensant que cela était impossible.

Mais le conseil traita de babiole 3 une telle promesse, et dit qu'il importait peu de la beauté, pourvu qu'une reine fût vertueuse; que l'État demandait des princes pour son repos et sa tranquillité; qu'à la vérité l'infante avait toutes les qualités requises pour faire une grande reine, mais qu'il fallait lui choisir un étranger pour époux; et qu'alors, ou cet étranger l'emmènerait chez lui, ou que, s'il régnait avec elle, ses enfants ne seraient plus réputés du même sang; et que, n'y ayant point de prince de son nom, les peuples voisins pouvaient leur susciter des guerres qui entraîneraient la ruine du royaume.

Le roi, frappé de ces considérations, promit qu'il songerait à les contenter. Effectivement, il chercha, parmi les princesses à marier, qui serait celle qui pourrait lui convenir. Chaque jour on lui apportait des portraits charmants; mais aucun n'avait les grâces de la feue reine: ainsi il ne se déterminait point.

Malheureusement il s'avisa de trouver que l'infante sa fille était non-seulement belle et bien faite à ravir, mais qu'elle surpassait encore de beaucoup la reine sa mère en esprit et en agrément. Sa jeunesse, l'agréable fraîcheur de son beau teint, enflammèrent le roi d'un feu si violent, qu'il ne put le cacher à l'infante, et lui dit qu'il avait résolu de l'épouser, puisqu'elle seule pouvait le dégager de son serment.

La jeune princesse, remplie de vertu et de pudeur, pensa s'évanouir à cette horrible proposition. Elle se jeta aux pieds du roi son père, et le conjura, avec toute la force qu'elle put trouver dans son esprit, de ne la pas contraindre à commettre un tel crime.

Le roi, qui s'était mis en tête ce bizarre projet, avait consulté un vieux druide pour mettre la conscience de la jeune princesse en repos. Ce druide, moins religieux qu'ambitieux, sacrifia à l'honneur d'être confident d'un grand roi l'intérêt de l'innocence et de la vertu, et s'insinua avec tant d'adresse dans l'esprit du roi, lui adoucit tellement le crime qu'il allait commettre, qu'il lui persuada même que c'était une oeuvre pie 4 que d'épouser sa fille.

Ce prince, flatté par les discours de ce scélérat, l'embrassa, et revint d'avec lui plus entêté que jamais de son projet: il fit donc ordonner à l'infante de se préparer à lui obéir.

La jeune princesse, outrée d'une vive douleur, n'imagina rien autre chose que d'aller trouver la fée des Lilas, sa marraine. Pour cet effet, elle partit la même nuit dans un joli cabriolet, attelé d'un gros mouton qui savait tous les chemins. Elle y arriva heureusement.

La fée, qui aimait l'infante, lui dit qu'elle savait tout ce qu'elle venait lui dire, mais qu'elle n'eût aucun souci: rien ne lui pouvant nuire, si elle exécutait fidèlement ce qu'elle allait lui prescrire.

--Car, ma chère enfant, lui dit-elle, ce serait une grande faute que d'épouser votre père; mais, sans le contredire, vous pouvez l'éviter: dites-lui que, pour remplir une fantaisie que vous avez, il faut qu'il vous donne une robe de la couleur du temps; jamais, avec tout son amour et son pouvoir, il ne pourra y parvenir.

La princesse remercia bien sa marraine; et, dès le lendemain matin, elle dit au roi son père ce que la fée lui avait conseillé, et protesta qu'on ne tirerait d'elle aucun aveu, 5 qu'elle n'eût la robe couleur du temps.

Le roi, ravi de l'espérance qu'elle lui donnait, assembla les plus fameux ouvriers, et leur commanda cette robe, sous la condition que s'ils ne pouvaient réussir il les ferait tous pendre. Il n'eut pas le chagrin d'en venir à cette extrémité. Dès le second jour ils apportèrent la robe si désirée: l'empyrée n'est pas d'un plus beau bleu, lorsqu'il est ceint de nuages d'or, que cette belle robe lorsqu'elle fut étalée.

L'infante en fut toute contristée, et ne savait comment se tirer d'embarras. Le roi pressait la conclusion. Il fallut recourir encore à la marraine, qui, étonnée de ce que son secret n'avait pas réussi, lui dit d'essayer d'en demander une de la couleur de la lune.

Le roi, qui ne pouvait lui rien refuser, envoya chercher les plus habiles ouvriers, et leur commanda si expressément une robe couleur de la lune, que, entre ordonner et l'apporter, 6 il n'y eut pas vingt-quatre heures. L'infante, plus charmée de cette superbe robe que des soins du roi son père, s'affligea immodérément lorsqu'elle fut avec ses femmes et sa nourrice.

La fée des Lilas, qui savait tout, vint au secours de l'affligée princesse, et lui dit:

--Ou je me trompe fort, ou je crois que, si vous demandez une robe couleur du soleil, nous viendrons à bout de dégoûter le roi votre père; car jamais on ne pourra parvenir à faire une pareille robe: ou nous gagnerons toujours du temps.

L'infante en convint, demanda la robe; et l'amoureux roi donna sans regret tous les diamants et les rubis de sa couronne pour aider à ce superbe ouvrage, avec ordre de ne rien épargner pour rendre cette robe égale au soleil: aussi, dès qu'elle parut, tous ceux qui la virent déployée furent obligés de fermer les yeux, tant ils furent éblouis. C'est de ce temps que datent les lunettes vertes et les verres noirs.

Que devint l'infante à cette vue? Jamais on n'avait rien vu de si beau et de si artistement ouvré. Elle était confondue; et, sous prétexte d'en avoir mal aux yeux, elle se retira dans sa chambre, où la fée l'attendait, plus honteuse qu'on ne peut dire. Ce fut bien pis; car, en voyant la robe couleur du soleil, elle devint rouge de colère.

--Oh! pour le coup, ma fille, dit-elle à l'infante, nous allons mettre l'indigne amour de votre père à une terrible épreuve. Je le crois bien entêté de ce mariage, qu'il croit si prochain; mais je pense qu'il sera un peu étourdi de la demande que je vous conseille de faire: c'est la peau de cet âne qu'il aime si passionnément et qui fournit à toutes ses dépenses avec tant de profusion. Allez, et ne manquez pas de lui dire que vous désirez cette peau.

L'infante, ravie de trouver encore un moyen d'éluder un mariage qu'elle détestait, et qui pensait en même temps que son père ne pourrait jamais se résoudre à sacrifier son âne, vint le trouver, et lui exposa son désir pour la peau de ce bel animal.

Quoique le roi fût étonné de cette fantaisie, il ne balança pas à la satisfaire. Le pauvre âne fut sacrifié, et la peau galamment apportée à l'infante, qui, ne voyant plus aucun moyen d'éluder son malheur, s'allait désespérer, lorsque sa marraine accourut.

--Que faites-vous, ma fille? dit-elle, voyant la princesse déchirant ses cheveux et meurtrissant ses belles joues; voici le moment le plus heureux de votre vie. Enveloppez-vous de cette peau, sortez de ce palais, et allez tant que terre vous pourra porter: lorsqu'on sacrifie tout à la vertu, les dieux savent en récompenser. Allez, j'aurai soin que votre toilette vous suive partout: en quelque lieu que vous vous arrêtiez, votre cassette, où seront vos habits et vos bijoux, suivra vos pas sous terre; et voici ma baguette que je vous donne: en frappant la terre quand vous aurez besoin de cette cassette, elle paraîtra devant vos yeux; mais hâtez-vous de partir, et ne tardez pas.

L'infante embrassa mille fois sa marraine, la pria de ne pas l'abandonner, s'affubla 7 de cette vilaine peau, après s'être barbouillée de suie de cheminée, et sortit de ce riche palais sans être reconnue de personne.

L'absence de l'infante causa une grande rumeur. Le roi, au désespoir, qui avait fait préparer une fête magnifique, était inconsolable. Il fit partir plus de cent gendarmes et plus de mille mousquetaires pour aller à la quête 8 de sa fille; mais la fée qui la protégeait la rendait invisible aux plus habiles recherches: ainsi, il fallut bien s'en consoler.

Pendant ce temps, l'infante cheminait. Elle alla bien loin, bien loin, encore plus loin, et cherchait partout une place; mais, quoique, par charité, on lui donnât à manger, on la trouvait si crasseuse, que personne n'en voulait.

Cependant elle entra dans une belle ville, à la porte de laquelle était une métairie, dont la fermière avait besoin d'une souillon 9 pour laver les torchons, et nettoyer les dindons et l'auge des cochons. Cette femme, voyant cette voyageuse si malpropre, lui proposa d'entrer chez elle; ce que l'infante accepta de grand coeur, tant elle était lasse d'avoir tant marché.

On la mit dans un coin reculé de la cuisine, où elle fut les premiers jours en butte aux plaisanteries grossières de la valetaille, 10 tant sa peau d'âne la rendait sale et dégoûtante. Enfin on s'y accoutuma; d'ailleurs elle était si soigneuse de remplir ses devoirs, que la fermière la prit sous sa protection.

Elle conduisait les moutons; elle menait les dindons paître avec une telle intelligence, qu'il, semblait qu'elle n'eût jamais fait autre chose: aussi tout fructifiait sous ses belles mains.

Un jour qu'assise près d'une claire fontaine, où elle déplorait souvent sa triste condition, elle s'avisa de s'y mirer, l'effroyable peau d'âne qui faisait sa coiffure et son habillement l'épouvanta. Honteuse de cet ajustement, elle se décrassa le visage et les mains, qui devinrent plus blanches que l'ivoire, et son beau teint reprit sa fraîcheur naturelle. La joie de se trouver si belle lui donna envie de s'y baigner, ce qu'elle exécuta; mais il fallut remettre son indigne peau pour retourner à la métairie. Heureusement, le lendemain était un jour de fête; ainsi elle eut le loisir de tirer sa cassette, d'arranger sa toilette, de poudrer ses beaux cheveux, et de mettre sa belle robe couleur du temps. Sa chambre était si petite, que la queue de cette belle robe ne pouvait pas s'étendre. La belle princesse se mira et s'admira elle-même, avec raison, si bien qu'elle résolut, pour se désennuyer, de mettre tour à tour ses belles robes, les fêtes et les dimanches; ce qu'elle exécuta ponctuellement.

Elle mêlait des fleurs et des diamants dans ses beaux cheveux avec un air admirable; et souvent elle soupirait de n'avoir pour témoins de sa beauté que ses moutons et ses dindons, qui l'aimaient autant avec son horrible peau d'âne, dont on lui avait donné le nom dans cette ferme.

Un jour de fête que peau d'âne avait mis la robe couleur du soleil, le fils du roi, à qui cette ferme appartenait, vint y descendre 11 pour se reposer en revenant de la chasse.

Ce prince était jeune, beau et admirablement bien fait, l'amour de son père et de la reine sa mère, adoré des peuples. On offrit à ce jeune prince une collation champêtre, qu'il accepta; puis il se mit à parcourir les basses-cours et tous leurs recoins.

En courant ainsi de lieu en lieu, il entra dans une sombre allée, au bout de laquelle il vit une porte fermée. La curiosité lui fit mettre l'oeil à la serrure. Mais que devint-il en apercevant la princesse si belle et si richement vêtue, qu'à son air noble et modeste il la prit pour une divinité! L'impétuosité du sentiment qu'il éprouva dans ce moment l'aurait porté à enfoncer la porte, sans le respect que lui inspira cette ravissante personne.

Il sortit avec peine de cette allée sombre et obscure; mais ce fut pour s'informer quelle était la personne qui demeurait dans cette petite chambre. On lui répondit que c'était une souillon qu'on nommait Peau d'Ane, à cause de la peau dont elle s'habillait; et qu'elle était si sale et si crasseuse, que personne ne la regardait ni ne lui parlait, et qu'on ne l'avait prise que par pitié, pour garder les moutons et les dindons.

Le prince, peu satisfait de cet éclaircissement, vit bien que ces gens grossiers n'en savaient pas davantage, et qu'il était inutile de les questionner. Il revint au palais du roi son père, plus amoureux qu'on ne peut dire, ayant continuellement devant les yeux la belle image de cette divinité qu'il avait vue par le trou de la serrure. Il se repentit de n'avoir pas heurté à la porte, et se promit bien de n'y pas manquer une autre fois.

Mais l'agitation de son sang, causée par l'ardeur de son amour, lui donna dans la même nuit une fièvre si terrible, que bientôt il fut réduit à l'extrémité. La reine sa mère, qui n'avait que lui d'enfant, se désespérait de ce que tous les remèdes étaient inutiles: elle promettait en vain les plus grandes récompenses aux médecins; ils y employaient tout leur art, mais rien ne guérissait le prince.

Enfin ils devinèrent qu'un mortel chagrin causait tout ce ravage; ils en avertirent la reine, qui, toute pleine de tendresse pour son fils, vint le conjurer de dire la cause de son mal, et que, quand il s'agirait de lui céder la couronne, le roi son père descendrait de son trône sans regret pour l'y faire monter; que, s'il désirait quelque princesse, quand même on serait en guerre avec le roi son père, et qu'on eût de justes sujets de s'en plaindre, on sacrifierait tout pour obtenir ce qu'il désirait; mais qu'elle le conjurait de ne pas se laisser mourir, puisque de sa vie dépendait la leur.

La reine désolée n'acheva pas ce touchant discours sans mouiller le visage du prince d'un torrent de larmes.

--Madame, lui dit enfin le prince avec une voix très faible, je ne suis pas assez dénaturé pour désirer la couronne de mon père; plaise au ciel qu'il vive de longues années, et qu'il veuille bien que je sois longtemps le plus fidèle et le plus respectueux de ses sujets! Quant aux princesses que vous m'offrez, je n'ai point encore pensé à me marier; et vous pensez bien que, soumis comme je le suis à vos volontés, je vous obéirai toujours, quoi qu'il m'en coûte.

--Ah! mon fils, reprit la reine, rien ne nous coûtera pour te sauver la vie; mais, mon cher fils, sauve la mienne et celle du roi ton père, en me déclarant ce que tu désires, et sois bien assuré qu'il te sera accordé.

--Eh bien, madame, dit-il, puisqu'il faut vous déclarer ma pensée, je vais vous obéir: je me ferais un crime de mettre en danger deux êtres qui me sont si chers. Oui, ma mère, je désire que Peau d'Ane me fasse un gâteau, et que, dès qu'il sera fait, on me l'apporte.

La reine, étonnée de ce nom bizarre, demanda qui était cette Peau d'Ane.

--C'est, madame, reprit un de ses officiers qui avait par hasard vu cette fille, c'est la plus vilaine bête après le loup: une noire peau, une crasseuse qui loge dans votre métairie, et qui garde vos dindons.

--N'importe, dit la reine; mon fils, au retour de la chasse, a peut-être mangé de sa pâtisserie; c'est une fantaisie de malade; en un mot, je veux que Peau d'Ane lui fasse promptement un gâteau.

On courut à la métairie, et l'on fit venir Peau d'Ane pour lui ordonner de faire de son mieux un gâteau pour le prince.

Quelques auteurs ont assuré qu'au moment que le prince avait mis l'oeil à la serrure les yeux de Peau d'Ane l'avaient aperçu; et puis que, regardant par sa petite fenêtre, elle avait vu ce prince si jeune, si beau et si bien fait, que l'idée lui en était restée, et que souvent ce souvenir lui avait coûté quelques soupirs.

Quoi qu'il en soit, Peau d'Ane, l'ayant vu ou en ayant beaucoup entendu parler avec éloge, ravie de pouvoir trouver un moyen d'être connue, s'enferma dans sa chambrette, jeta sa vilaine peau, se décrassa le visage et les mains, se coiffa de ses blonds cheveux, mit un beau corset d'argent brillant, un jupon pareil, et se mit à faire le gâteau tant désiré: elle prit de la plus pure farine, des oeufs et du beurre bien frais. En travaillant, soit de dessein ou autrement, une bague qu'elle avait au doigt tomba dans la pâte, s'y mêla; et dès que le gâteau fut cuit, s'affublant de son horrible peau, elle donna le gâteau à l'officier, à qui elle demanda des nouvelles du prince: mais cet homme, ne daignant pas lui répondre, courut chez le prince lui porter ce gâteau.

Le prince le prit avidement des mains de cet homme, et le mangea avec une telle vivacité, que les médecins qui étaient présents ne manquèrent pas de dire que cette fureur n'était pas un si bon signe. Effectivement, le prince pensa s'étrangler par la bague qu'il trouva dans un des morceaux du gâteau; mais il la retira adroitement de sa bouche, et son ardeur à dévorer ce gâteau se ralentit en examinant cette fine émeraude montée sur un jonc d'or, dont le cercle était si étroit, qu'il jugea ne pouvoir servir qu'au plus joli doigt du monde.

Il baisa mille fois cette bague, la mit sous son chevet, et l'en tirait à tout moment quand il croyait n'être vu de personne. Le tourment qu'il se donna pour imaginer comment il pourrait voir celle à qui cette bague pouvait aller, et n'osant croire, s'il demandait Peau d'Ane qui avait fait ce gâteau qu'il avait demandé, qu'on lui accordât de la faire venir; n'osant non plus dire ce qu'il avait vu par le trou de cette serrure, de crainte qu'on ne se moquât de lui et qu'on ne le prît pour un visionnaire; toutes ces idées le tourmentant à la fois, la fièvre le reprit fortement; et les médecins, ne sachant plus que faire, déclarèrent à la reine que le prince était malade d'amour. La reine accourut chez son fils, avec le roi qui se désolait:

--Mon fils, mon cher fils, s'écria le monarque affligé, nomme-nous celle que tu veux: nous jurons que nous te la donnerons, fût-elle la plus vile des esclaves.

La reine, en l'embrassant, lui confirma le serment du roi. Le prince, attendri par les larmes et les caresses des auteurs de ses jours:

--Mon père et ma mère, leur dit-il, je n'ai point dessein de faire une alliance qui vous déplaise; et pour preuve de cette vérité, dit-il en tirant l'émeraude de dessous son chevet, c'est que j'épouserai celle à qui cette bague ira, telle qu'elle soit; et il n'y a pas apparence que celle qui aura ce joli doigt soit une rustaude ou une paysanne.

Le roi et la reine prirent la bague, l'examinèrent curieusement, et jugèrent, ainsi que le prince, que cette bague ne pouvait aller qu'à quelque fille de bonne maison. Alors le roi, ayant embrassé son fils, en le conjurant de guérir, sortit, fit sonner les tambours, les fifres et les trompettes par toute la ville, et crier par ses hérauts que l'on n'avait qu'à venir au palais essayer une bague, et que celle à qui elle irait juste épouserait l'héritier du trône.

Les princesses d'abord arrivèrent, puis les duchesses, les marquises et les baronnes; mais elles eurent beau toutes s'amenuiser les doigts, 12 aucune ne put mettre la bague. Il en fallut venir aux grisettes, qui, toutes jolies qu'elles étaient, avaient toutes les doigts trop gros. Le prince, qui se portait mieux, faisait lui-même l'essai. Enfin, on en vint aux filles de chambre: elles ne réussirent pas mieux. Il n'y avait plus personne qui n'eût essayé cette bague sans succès, lorsque le prince demanda les cuisinières, les marmitonnes, les gardeuses de moutons: on amena tout cela; mais leurs gros doigts rouges et courts ne purent seulement aller par delà l'ongle.

--A-t-on fait venir cette Peau d'Ane qui m'a fait un gâteau ces jours derniers? dit le prince.

Chacun se prit à rire, et lui dit que non, tant elle était sale et crasseuse.

--Qu'on l'aille chercher tout à l'heure, dit le roi; il ne sera pas dit que j'ai excepté quelqu'un.

On courut, en riant et se moquant, chercher la dindonnière.

L'infante, qui avait entendu les tambours et le cri des hérauts d'armes, s'était bien doutée que sa bague faisait ce tintamarre: elle aimait le prince; et comme le véritable amour est craintif et n'a point de vanité, elle était dans la crainte continuelle que quelque dame n'eût le doigt aussi menu que le sien. Elle eut donc une grande joie quand on vint la chercher et qu'on heurta à sa porte. Depuis qu'elle avait su qu'on cherchait un doigt propre à mettre sa bague, je ne sais quel espoir l'avait portée à se coiffer plus soigneusement, et à mettre son beau corps d'argent, avec le jupon plein de falbalas, de dentelles d'argent, semé d'émeraudes. Sitôt qu'elle entendit qu'on heurtait à la porte et qu'on l'appelait pour aller chez le prince, elle remit promptement sa peau d'âne, ouvrit sa porte; et ces gens, en se moquant d'elle, lui dirent que le roi la demandait pour lui faire épouser son fils; puis, avec de longs éclats de rire, ils la menèrent chez le prince, qui, lui-même étonné de l'accoutrement de cette fille, n'osa croire que ce fût celle qu'il avait vue si pompeuse et si belle. Triste et confus de s'être si lourdement trompé:

--Est-ce vous, lui dit-il, qui logez au fond de cette allée obscure, dans la troisième basse-cour de la métairie?

--Oui, seigneur, répondit-elle.

--Montrez-moi votre main, dit-il en tremblant et poussant un profond soupir.

Dame! qui fut bien surpris? Ce furent le roi et la reine, ainsi que tous les chambellans et les grands de la cour, lorsque de dessous cette peau noire et crasseuse sortit une petite main délicate, blanche et couleur de rose, où la bague s'ajusta sans peine au plus joli petit doigt du monde; et, par un petit mouvement que l'infante se donna, la peau tomba: elle parut d'une beauté si ravissante, que le prince, tout faible qu'il était, se mit à ses genoux et les serra avec une ardeur qui la fit rougir; mais on ne s'en aperçut presque pas, parce que le roi et la reine vinrent l'embrasser de toute leur force, et lui demander si elle voulait bien épouser leur fils.

La princesse, confuse de tant de caresses et de l'amour que lui marquait ce beau jeune prince, allait cependant les en remercier, lorsque le plafond du salon s'ouvrit, et que la fée des Lilas, descendant dans un char fait de branches et de fleurs de son nom, conta, avec une grâce infinie, l'histoire de l'infante. Le roi et la reine, charmés de voir que Peau d'Ane était une grande princesse, redoublèrent leurs caresses; mais le prince fut encore plus sensible à la vertu de la princesse; et son amour s'accrut par cette connaissance.

L'impatience du prince pour épouser la princesse fut telle, qu'à peine donna-t-il le temps 13 de faire les préparatifs convenables pour cet auguste hyménée. Le roi et la reine, qui étaient affolés 14 de leur belle-fille, lui faisaient mille caresses et la tenaient incessamment dans leurs bras; elle avait déclaré qu'elle ne pouvait épouser le prince sans le consentement du roi son père: aussi fut-il le premier auquel on envoya une invitation, sans lui dire quelle était l'épousée; la fée des Lilas, qui présidait à tout, comme de raison, l'avait exigé, à cause des conséquences.

Il vint des rois de tous les pays: les uns en chaise à porteurs, d'autres en cabriolet; les plus éloignés montés sur des éléphants, sur des tigres, sur des aigles; mais le plus magnifique et le plus puissant fut le père de l'infante, qui heureusement avait oublié son amour déréglé, et avait épousé une reine veuve fort belle. L'infante courut au-devant de lui: il la reconnut aussitôt, et l'embrassa avec une grande tendresse avant qu'elle eût eu le temps de se jeter à ses genoux. Le roi et la reine lui présentèrent leur fils, qu'il combla d'amitié. Les noces se firent avec toute la pompe imaginable. Les jeunes époux, peu sensibles à ces magnificences, ne virent et ne regardèrent qu'eux.

Le roi, père du prince, fit couronner son fils ce même jour; et, lui baisant la main, le plaça sur son trône, malgré la résistance de ce fils bien né: mais il lui fallut obéir. Les fêtes de cet illustre mariage durèrent près de trois mois; mais l'amour de ces deux époux durerait encore, tant ils s'aimaient, s'ils n'étaient pas morts cent ans après.

Note 1: (retour) Trouvez bon, allow me.
Note 2: (retour) Vacarme, noise.
Note 3: (retour) traita de babiole, called a whim-wham.
Note 4: (retour) Une oeuvre pie, a godly act.
Note 5: (retour) Aveu, consent.
Note 6: (retour) entre ordonner et l'apporter, between the order and the delivering of the same.
Note 7: (retour) S'affubla, wrapped herself.
Note 8: (retour) à la quête, in search of.
Note 9: (retour) souillon, a scullion.
Note 10: (retour) valetaille, inferior servant.
Note 11: (retour) Vint y descendre, went there.
Note 12: (retour) Elles eurent beau toutes s'amenuiser les doigts, it was in vain they endeavored to put their fingers smaller.
Note 13: (retour) À peine donna-t-il le temps, scarcely did he give the time.
Note 14: (retour) affolés, extremely fond of.

L'OISEAU BLEU.

Il était une fois un roi fort riche en terres et en argent; sa femme mourut, il en fut inconsolable. Il s'enferma huit jours entiers dans un petit cabinet, où il se cassait la tête contre les murs, tant il était affligé. On craignit qu'il ne se tuât: on mit des matelas entre la tapisserie et la muraille; de sorte qu'il avait beau se frapper, il ne se faisait plus de mal. Tous ses sujets résolurent entre eux de l'aller voir, et de lui dire ce qu'ils pourraient de plus propre à soulager sa tristesse. Les uns préparaient des discours graves et sérieux, d'autres d'agréables, et même de réjouissants; mais cela ne faisait aucune impression sur son esprit: à peine entendait-il ce qu'on lui disait. Enfin, il se présenta devant lui une femme si couverte de crêpes noirs, de voiles, de longs habits de deuil, et qui pleurait et sanglotait si fort et si haut, qu'il en demeura surpris. Elle lui dit qu'elle n'entreprenait point comme les autres de diminuer sa douleur, qu'elle venait pour l'augmenter, parce que rien n'était plus juste que de pleurer une bonne femme; que pour elle, qui avait eu le meilleur de tous les maris, elle faisait bien son compte de pleurer tant qu'il lui resterait des yeux à la tête. La-dessus elle redoubla ses cris, et le roi, à son exemple, se mit à hurler. 1

Il la reçut mieux que les autres; il l'entretint 2 des belles qualités de sa chère défunte, et elle renchérit 3 sur celles de son cher défunt: ils causèrent tant et tant, qu'ils ne savaient plus que dire sur leur douleur. Quand la fine veuve vit la matière 4 presque épuisée, elle leva un peu ses voiles, et le roi affligé se récréa la vue à regarder cette pauvre affligée, qui tournait et retournait fort à propos deux grands yeux bleus, bordés de longues paupières noires: son teint était assez fleuri. Le roi la considéra avec beaucoup d'attention; peu à peu il parla moins de sa femme, puis il n'en parla plus du tout. La veuve disait qu'elle voulait toujours pleurer son mari, le roi la pria de ne point immortaliser son chagrin. Pour conclusion, l'on fut tout étonné qu'il l'épousa, et que le noir se changea en vert et en couleur de rose: il suffit très-souvent de connaître le faible des gens pour entrer dans leur coeur, et pour en faire tout ce que l'on veut.

Le roi n'avait eu qu'une fille de son premier mariage, qui passait pour la huitième merveille du monde; on la nommait Florine, parce qu'elle ressemblait à Flore, tant elle était fraîche, jeune et belle. On ne lui voyait guère 5 d'habits magnifiques; elle aimait les robes de taffetas volant, avec quelques agrafes de pierreries, et force guirlandes de fleurs, qui faisaient un effet admirable quand elles étaient placées dans ses beaux cheveux. Elle n'avait que quinze ans lorsque le roi se remaria.

La nouvelle reine envoya quérir 6 sa fille, qui avait été nourrie chez sa marrane la fée Soussio; mais elle n'en était ni plus gracieuse ni plus belle: Soussio y avait voulu travailler, et n'avait rien gagné; elle ne laissait pas de l'aimer chèrement. On l'appelait Truitonne, car son visage avait autant de taches de rousseur qu'une truite; ses cheveux noirs étaient si gras et si crasseux, que l'on n'y pouvait toucher, et sa peau jaune distillait de l'huile. La reine ne laissait pas de l'aimer à la folie, elle ne parlait que de la charmante Truitonne; et comme Florine avait toutes sortes d'avantages au-dessus d'elle, la reine s'en désespérait; elle cherchait tous les moyens possibles de la mettre mal auprès du roi: 7 il n'y avait point de jour que la reine et Truitonne ne fissent quelque pièce à Florine. La princesse, qui était douce et spirituelle, tâchait de se mettre au-dessus des mauvais procédés.

Le roi dit un jour à la reine, que Florine et Truitonne étaient assez grandes pour être mariées, et qu'aussitôt qu'un prince viendrait à la cour, il fallait faire en sorte de lui en donner une des deux. Je prétends, répliqua la reine, que ma fille soit la première établie: elle est plus âgée que la vôtre, et comme elle est mille fois plus aimable, il n'y a point à balancer là-dessus. Le roi, qui n'aimait point la dispute, lui dit qu'il le voulait bien, et qu'il l'en faisait la maîtresse.

A quelque temps de là l'on apprit que le roi Charmant devait arriver. Jamais prince n'avait porté plus loin la galanterie et la magnificence; son esprit et sa personne n'avaient rien qui ne répondît à son nom. Quand la reine sut ces nouvelles, elle employa tous les brodeurs, tous les tailleurs, et tous les ouvriers à faire des ajustements à Truitonne. Elle pria le roi que Florine n'eût rien de neuf; et ayant gagné ses femmes, elle lui fit voler tous ses habits, toutes ses coiffures et toutes ses pierreries le jour même que Charmant arriva: de sorte que, lorsqu'elle se voulut parer, elle ne trouva pas un ruban. Elle vit bien d'où lui venait ce bon office. 8 Elle envoya chez les marchands pour avoir des étoffes: ils répondirent que la reine avait défendu qu'on lui en donnât. Elle demeura donc avec une petite robe fort crasseuse, et sa honte était si grande, qu'elle se mit dans le coin de la salle lorsque le roi Charmant arriva.

La reine le reçut avec de grandes cérémonies; elle lui présenta sa fille, plus brillante que le soleil, et plus laide par toutes ses parures qu'elle ne l'était ordinairement. Le roi en détourna les yeux; la reine voulait se persuader qu'elle lui plaisait trop, et qu'il craignait de s'engager: de sorte qu'elle la faisait toujours mettre devant lui. Il demanda s'il n'y avait pas encore une autre princesse appelée Florine? "Oui, dit Truitonne en la montrant avec le doigt; la voilà qui se cache, parce qu'elle n'est pas brave." Florine rougit, et devint si belle, si belle, que le roi Charmant demeura comme un homme ébloui. Il se leva promptement, et fit une profonde révérence à la princesse:

--Madame, lui dit-il, votre incomparable beauté vous pare trop pour que vous ayez besoin d'aucuns secours étrangers.

--Seigneur, répliqua-t-elle, je vous avoue que je suis peu accoutumée à porter un habit aussi malpropre que l'est celui-ci; et vous m'auriez fait plaisir de ne vous pas apercevoir de moi.--Il serait impossible, s'écria Charmant, qu'une si merveilleuse princesse pût être en quelque lieu, et que l'on eût des yeux pour d'autres que pour elle.--"Ah! dit la reine irritée, je passe bien mon temps à vous entendre. Croyez-moi, seigneur, Florine est déjà assez coquette, elle n'a pas besoin qu'on lui dise tant de galanteries."--Le roi Charmant démêla aussitôt les motifs qui faisaient ainsi parler la reine; mais comme il n'était pas de condition à se contraindre, il laissa paraître toute son admiration pour Florine, et l'entretint trois heures de suite.

La reine au désespoir, et Truitonne inconsolable de n'avoir pas la préférence sur la princesse, firent de grandes plaintes au roi, et l'obligèrent de consentir que, pendant le séjour du roi Charmant, l'on enfermerait Florine dans une tour, où ils ne se verraient point. En effet, aussitôt qu'elle fut retournée dans sa chambre, quatre hommes masqués la portèrent au haut de la tour, et l'y laissèrent dans la dernière désolation; car elle vit bien que l'on n'en usait ainsi que pour l'empêcher de plaire au roi, qui lui plaisait déjà fort, et qu'elle aurait bien voulu pour époux.

Comme il ne savait pas les violences que l'on venait de faire à la princesse, il attendait l'heure de la revoir avec mille impatiences. Il voulut parler d'elle à ceux que le roi avait mis auprès de lui pour lui faire plus d'honneur; mais, par l'ordre de la reine, ils lui en dirent tout le mal qu'ils purent: qu'elle était coquette, inégale, de méchante humeur; qu'elle tourmentait ses amis et ses domestiques; qu'on ne pouvait être plus malpropre, et qu'elle poussait si loin l'avarice, qu'elle aimait mieux être habillée comme une petite bergère que d'acheter des riches étoffes de l'argent que lui donnait le roi son père. A tout ce détail, Charmant souffrait, et se sentait des mouvements de colère qu'il avait bien de la peine à modérer. "Non, disait-il en lui-même, il est impossible que le ciel ait mis une âme si mal faite dans le chef-d'oeuvre de la nature. Je conviens qu'elle n'était pas proprement mise quand je l'ai vue; mais la honte qu'elle en avait prouve assez qu'elle n'est point accoutumée à se voir ainsi. Quoi! elle serait mauvaise avec cet air de modestie et de douceur qui enchante? Ce n'est pas une chose qui me tombe sous le sens; il m'est bien plus aisé de croire que c'est la reine qui la décrie 9 ainsi: l'on n'est pas belle-mère pour rien; et la princesse Truitonne est une si laide bête, qu'il ne serait point extraordinaire qu'elle portât envie à la plus parfaite de toutes les créatures."

Pendant qu'il raisonnait là-dessus, les courtisans qui l'environnaient devinaient bien à son air qu'ils ne lui avaient pas fait plaisir de parler mal de Florine. Il y en eut un plus adroit que les autres, qui, changeant de ton et de langage pour connaître les sentiments du prince, se mit à dire des merveilles de la princesse. A ces mots il se réveilla comme d'un profond sommeil, il entra dans la conversation, la joie se répandit sur son visage. Amour, amour, que l'on te cache difficilement! tu parais partout, sur les lèvres d'un amant, dans ses yeux, au son de sa voix; lorsque l'on aime, le silence, la conversation, la joie ou la tristesse, tout parle de ce qu'on ressent.

La reine, impatiente de savoir si le roi Charmant était bien touché, envoya quérir ceux qu'elle avait mis dans sa confidence, et elle passa le reste de la nuit à les questionner. Tout ce qu'ils lui disaient ne servait qu'à confirmer l'opinion où elle était, que le roi aimait Florine. Mais que vous dirai-je de la mélancolie de cette pauvre princesse? Elle était couchée par terre dans le donjon de cette terrible tour où les hommes masqués l'avaient emportée. «Je serais moins à plaindre, disait-elle, si l'on m'avait mise ici avant que j'eusse vu cet aimable roi: l'idée que j'en conserve ne peut servir qu'à augmenter mes peines. Je ne dois pas douter que c'est peur m'empêcher de le voir davantage que la reine me traite si cruellement. Hélas! que le peu de beauté dont le ciel m'a pourvue coûtera cher à mon repos!» Elle pleurait ensuite si amèrement, si amèrement, que sa propre ennemie en aurait eu pitié si elle avait été témoin de ses douleurs.

C'est ainsi que la nuit se passa. La reine, qui voulait engager le roi Charmant par tous les témoignages qu'elle pourrait lui donner de son attention, lui envoya des habits d'une richesse et d'une magnificence sans pareille, faits à la mode du pays, et l'ordre des chevaliers d'Amour, qu'elle avait obligé le roi d'instituer le jour de leurs noces. C'était un coeur d'or émaillé de couleur de feu, entouré de plusieurs flèches, et percé d'une, avec ces mots: Une seule me blesse. La reine avait fait tailler pour Charmant un coeur d'un rubis gros comme un oeuf d'autruche; chaque flèche était d'un seul diamant, longue comme le doigt, et la chaîne où ce coeur tenait était faite de perles, dont la plus petite pesait une livre; enfin, depuis que le monde est monde, il n'avait rien paru de tel.

Le roi, à cette vue, demeura si surpris, qu'il fut quelque temps sans parler. On lui présenta en même temps un livre, dont les feuilles étaient de vélin, avec des miniatures admirables; la couverture d'or, chargée de pierreries; et les statuts de l'ordre des chevaliers d'Amour y étaient écrits d'un style fort tendre et fort galant. L'on dit au roi que la princesse qu'il avait vue le priait d'être son chevalier, et qu'elle lui envoyait ces présent. A ces mots, il osa se flatter que c'était celle qu'il aimait. «Quoi! la belle princesse Florine, s'écria-t-il, pense à moi d'une manière si généreuse et si engageante?--Seigneur, lui dit-on, vous vous méprenez au nom; nous venons de la part 10 de l'aimable Truitonne.--C'est Truitonne qui me veut pour son chevalier, dit le roi d'un air froid et sérieux: je suis fâché de ne pouvoir accepter cet honneur; mais un souverain n'est pas assez maître de lui pour prendre les engagements qu'il voudrait. Je sais ceux d'un chevalier, je voudrais les remplir tous; et j'aime mieux ne pas recevoir la grâce qu'elle m'offre que m'en rendre indigne.» Il remit aussitôt le coeur, la chaîne et le livre dans la même corbeille; puis il renvoya tout chez la reine, qui pensa étouffer de rage avec sa fille, de la manière méprisante dont le roi étranger avait reçu une faveur si particulière.

Lorsqu'il put aller chez le roi et la reine, il se rendit dans leur appartement: il espérait que Florine y serait; il regardait de tous côtés pour la voir. Dès qu'il entendait entrer quelqu'un dans la chambre, il tournait la tête brusquement vers la porte; il paraissait inquiet et chagrin. La malicieuse reine devinait assez ce qui se passait dans son âme, mais elle n'en faisait pas semblant. Elle ne lui parlait que de parties de plaisir, il lui répondait tout de travers; 11 enfin il demanda où était la princesse Florine. «Seigneur, lui dit fièrement la reine, le roi son père a défendu qu'elle sorte de chez elle, jusqu'à ce que ma fille soit mariée.--Et quelle raison, répliqua le roi, peut-on avoir de tenir cette belle personne prisonnière?--Je l'ignore, dit la reine; et quand je le saurais, je pourrais me dispenser de vous le dire.» Le roi se sentait dans une colère inconcevable; il regardait Truitonne de travers, et songeait en lui-même que c'était à cause de ce petit monstre qu'on lui dérobait le plaisir de voir la princesse. Il quitta promptement la reine: sa présence lui causait trop de peine.

Quand il fut revenu dans sa chambre, il dit à un jeune prince qui l'avait accompagné, et qu'il aimait fort, de donner tout ce qu'on voudrait au monde pour gagner quelqu'une des femmes de la princesse, afin qu'il pût lui parler un moment. Ce prince trouva aisément des dames du palais qui entrèrent dans la confidence; il y en eut une qui l'assura que le soir même Florine serait à une petite fenêtre basse qui répondait sur le jardin, 12 et que par là elle pourrait lui parler, pourvu qu'il prit de grandes précautions afin qu'on ne le sût pas. «Car, ajouta-t-elle, le roi et la reine sont si sévères, qu'ils me feraient mourir s'ils découvraient que j'eusse favorisé la passion de Charmant.» Le prince, ravi d'avoir amené l'affaire jusque-là, lui promit tout ce qu'elle voulait, et courut faire sa cour au roi, en lui annonçant l'heure du rendez-vous. Mais la mauvaise confidente ne manqua pas d'aller avertir la reine de ce qui se passait, et de prendre ses ordres. Aussitôt elle pensa qu'il fallait envoyer sa fille à la petite fenêtre: elle l'instruisit bien; et Truitonne ne manqua rien, quoiqu'elle fût naturellement une grande bête.

La nuit était si noire, qu'il aurait été impossible au roi de s'apercevoir de la tromperie qu'on lui faisait, quand même il n'aurait pas été aussi prévenu qu'il l'était; de sorte qu'il s'approcha de la fenêtre avec des transports de joie inexprimables. Il dit à Truitonne tout ce qu'il aurait dit à Florine pour la persuader de sa passion. Truitonne, profitant de la conjoncture, lui dit qu'elle se trouvait la plus malheureuse personne du monde d'avoir une belle-mère si cruelle, et qu'elle aurait toujours à souffrir jusqu'à ce que sa fille fût mariée. Le roi l'assura que, si elle le voulait pour son époux, il serait ravi de partager avec elle sa couronne et son coeur. Là-dessus il tira sa bague de son doigt; et, la mettant à celui de Truitonne, il ajouta que c'était un gage éternel de sa foi, et qu'elle n'avait qu'à prendre l'heure pour partir en diligence. Truitonne répondit le mieux qu'elle put à ses empressements. Il s'apercevait bien qu'elle ne disait rien qui vaille; 13 et cela lui aurait fait de la peine, s'il ne se fût persuadé que la crainte d'être surprise par la reine lui ôtait la liberté de son esprit. Il ne la quitta qu'à condition de revenir le lendemain à pareille heure; ce qu'elle lui promit de tout son coeur.

La reine ayant su l'heureux succès de cette entrevu, elle s'en promit tout. Et, en effet, le jour étant concerté, le roi vint la prendre dans une chaise volante, traînée par des grenouilles ailées: un enchanteur de ses amis lui avait fait ce présent. La nuit était fort noire; Truitonne sortit mystérieusement par une petite porte, et le roi, qui l'attendait, la reçut entre ses bras, et lui jura cent fois une fidélité éternelle. Mais comme il n'était pas d'humeur à voler longtemps dans sa chaise volante sans épouser la princesse qu'il aimait, il lui demanda où elle voulait que les noces se fissent. Elle lui dit qu'elle avait pour marraine une fée qu'on nommait Soussio, qui était fort célèbre; qu'elle était d'avis d'aller à son château. Quoique le roi ne sût pas le chemin, il n'eut qu'à dire à ses grosses grenouilles de l'y conduire: elles connaissaient la carte générale de l'univers, et en peu de temps elles rendirent le roi et Truitonne chez Soussio. Le château était si bien éclairé, qu'en arrivant le roi aurait connu son erreur, si la princesse ne s'était soigneusement couverte de son voile. Elle demanda sa marraine; elle lui parla en particulier, et lui conta comme quoi elle avait attrapé Charmant, et qu'elle la priait de l'apaiser. «Ah! ma fille, dit la fée, la chose ne sera pas facile: il aime trop Florine; je suis certaine qu'il va nous faire désespérer.» Cependant le roi les attendait dans une salle dont les murs étaient de diamants, si clairs et si nets, qu'il vit au travers Soussio et Truitonne causer ensemble. Il croyait rêver. «Quoi! disait-il, ai-je été trahi? les démons ont-ils apporté cette ennemie de notre repos? Vient-elle pour troubler mon mariage? Ma chère Florine ne paraît point! son père l'a peut-être suivie!» Il pensait mille choses qui commençaient à le désoler. Mais ce fut bien pis quand elles entrèrent dans la salle, et que Soussio lui dit d'un ton absolu: Roi Charmant, voici la princesse Truitonne, à laquelle vous avez donné votre foi; elle est ma filleule, et je souhaite que vous l'épousiez tout à l'heure.--Moi, s'écria-t-il, moi, j'épouserais ce petit monstre! vous me croyez d'un naturel bien docile quand vous me faites de telles propositions: sachez que je ne lui ai rien promis; si elle dit autrement, elle en a...--N'achevez pas, interrompit Soussio, et ne soyez jamais assez hardi pour me manquer de respect.--Je consens, répliqua le roi, de vous respecter autant qu'une fée est respectable, pourvu que vous me rendiez ma princesse.--Est-ce que je ne la suis pas, parjure? dit Truitonne en lui montrant sa bague. A qui as-tu donné cet anneau pour gage de ta foi? A qui as-tu parlé à la petite fenêtre, si ce n'est à moi?--Comment donc! reprit-il, j'ai été déçu et trompé? Non, non, je n'en serai point la dupe. Allons, allons, mes grenouilles, mes grenouilles, je veux partir tout à l'heure.--Oh! ce n'est pas une chose en votre pouvoir, si je n'y consens,» dit Soussio. Elle le toucha, et ses pieds s'attachèrent au parquet, comme si on les y avait cloués. «Quand vous me lapideriez, lui dit le roi, quand vous m'écorcheriez, je ne serais point à une autre qu'à Florine; j'y suis résolu, et vous pouvez après cela user de votre pouvoir à votre gré.» Soussio employa la douceur, les menaces, les promesses, les prières. Truitonne pleura, cria, gémit, se fâcha, s'apaisa. Le roi ne disait pas un mot, et, les regardant toutes deux avec l'air du monde le plus indigné, il ne répondait rien à tous leurs verbiages.

Il se passa ainsi vingt jours et vingt nuits, sans qu'elles cessassent de parler, sans manger, sans dormir et sans s'asseoir. Enfin Soussio, à bout et fatiguée, dit au roi: «Hé bien, vous êtes un opiniâtre qui ne voulez pas entendre raison; choisissez, ou d'être sept ans en pénitence, pour avoir donné votre parole sans la tenir, ou d'épouser ma filleule.» Le roi, qui avait gardé un profond silence, s'écria tout d'un coup: Faites de moi tout ce que vous voudrez, pourvu que je sois délivré de cette maussade.--Maussade vous-même, dit Truitonne en colère; je vous trouve un plaisant roitelet, 14 avec votre équipage marécageux, de venir jusqu'en mon pays pour me dire des injures, et manquer à votre parole: si vous aviez pour quatre deniers d'honneur, en useriez-vous ainsi?--Voilà des reproches touchants, dit le roi d'un ton railleur. Voyez-vous, qu'on a tort de ne pas prendre une aussi belle personne pour sa femme!--Non, non, elle ne la sera pas, s'écria Soussio en colère. Tu n'as qu'à t'envoler par cette fenêtre, si tu veux, car tu seras sept ans Oiseau Bleu.»

En même temps le roi change de figure: ses bras se couvrent de plumes, et forment des ailes; ses jambes et ses pieds deviennent noirs et menus; il lui croît des ongles crochus, son corps s'apetisse, il est tout garni de longues plumes fines et mêlées de bleu céleste; ses yeux s'arrondissent, et brillent comme des soleils; son nez n'est plus qu'un bec d'ivoire; il s'élève sur sa tête une aigrette blanche, qui forme une couronne; il chante à ravir, et parle de même. En cet état il jette un cri douloureux de se voir ainsi métamorphosé, et s'envole à tire-d'aile, 15 pour fuir le funeste palais de Soussio.

Dans la mélancolie qui l'accable, il voltige de branche en branche, et ne choisit que les arbres consacrés à l'amour ou à la tristesse, tantôt sur les myrtes, tantôt sur les cyprès; il chante des airs pitoyables, où il déplore sa méchante fortune et celle de Florine. «En quel lieu ses ennemis l'ont-ils cachée? disait-il. Qu'est devenue cette belle victime? La barbarie de la reine la laisse-t-elle encore respirer? Où la chercherai-je? Suis-je condamné à passer sept ans sans elle? Peut-être que pendant ce temps on la mariera, et que je perdrai pour jamais l'espérance qui soutient ma vie.» Ces différentes pensées affligeaient l'Oiseau Bleu à tel point, qu'il voulait se laisser mourir.

D'un autre côté, la fée Soussio renvoya Truitonne à la reine, qui était bien inquiète comment les noces se seraient passées. Mais quand elle vit sa fille, et qu'elle lui raconta tout ce qui venait d'arriver, elle se mit dans une colère terrible, dont le contre-coup 16 retomba sur la pauvre Florine. «Il faut, dit-elle, qu'elle se repente plus d'une fois d'avoir su plaire à Charmant.» Elle monta dans la tour avec Truitonne, qu'elle avait parée de ses plus riches habits: elle portait une couronne de diamants sur sa tête, et trois filles des plus riches barons de l'État tenaient la queue de son manteau royal; elle avait au pouce l'anneau du roi Charmant, que Florine remarqua le jour qu'ils parlèrent ensemble: elle fut étrangement surprise de voir Truitonne dans un si pompeux appareil. «Voilà ma fille qui vient vous apporter des présents de sa noce, dit la reine; le roi Charmant l'a épousée: il l'aime à la folie; il n'a jamais été de gens plus satisfaits.» Aussitôt on étale devant la princesse des étoffes d'or et d'argent, des pierreries, des dentelles, des rubans, qui étaient dans de grandes corbeilles de filigrane d'or. En lui présentant toutes ces choses, Truitonne ne manquait pas de faire briller l'anneau du roi; de sorte que la princesse Florine ne pouvait plus douter de son malheur. Elle s'écria, d'un air désespéré, qu'on ôtât de ses yeux tous ces présents si funestes; qu'elle ne voulait plus porter que du noir, ou plutôt qu'elle voulait présentement mourir. Elle s'évanouit; et la cruelle reine, ravie d'avoir si bien réussi, ne permit pas qu'on la secourût: elle la laissa seule dans le plus déplorable état du monde, et alla conter malicieusement au roi, que sa fille était si transportée de tendresse, que rien n'égalait les extravagances qu'elle faisait; qu'il fallait bien se donner de garde de la laisser sortir de la tour. Le roi lui dit qu'elle pouvait gouverner cette affaire à sa fantaisie, et qu'il en serait toujours satisfait.

Lorsque la princesse revint de son évanouissement, et qu'elle réfléchit sur la conduite qu'on tenait avec elle, aux mauvais traitements qu'elle recevait de son indigne marâtre, et à l'espérance qu'elle perdait pour jamais d'épouser le roi Charmant, sa douleur devint si vive, qu'elle pleura toute la nuit; en cet état elle se mit à sa fenêtre, où elle fit des regrets fort tendres et fort touchants. Quand le jour approcha, elle la ferma, et continua de pleurer.

La nuit suivante, elle ouvrit la fenêtre, elle poussa de profonds soupirs et des sanglots, elle versa un torrent de larmes: le jour venu, elle se cacha dans sa chambre. Cependant le roi Charmant, ou pour mieux dire le bel Oiseau Bleu, ne cessait point de voltiger autour du palais: il jugeait que sa chère princesse y était renfermée; et si elle faisait de tristes plaintes, les siennes ne l'étaient pas moins. Il s'approchait des fenêtres le plus qu'il pouvait, pour regarder dans les chambres; mais la crainte que Truitonne ne l'aperçût, et ne se doutât que c'était lui, l'empêchait de faire ce qu'il aurait voulu. «Il y va de ma vie, 17 disait-il en lui-même: si ces mauvaises découvraient où je suis, elles voudraient se venger; il faudrait que je m'éloignasse, ou que je fusse exposé aux derniers dangers.» Ces raisons l'obligèrent à garder de grandes mesures, et d'ordinaire il ne chantait que la nuit.

Il y avait vis-à-vis de la fenêtre où Florine se mettait un cyprès d'une hauteur prodigieuse: l'Oiseau Bleu vint s'y percher. Il y fut à peine, qu'il entendit une personne qui se plaignait: «Souffrirai-je encore longtemps? disait-elle; la mort ne viendra-t-elle point à mon secours? Ceux qui la craignent ne la voient que trop tôt; je la désire, et la cruelle me fuit. Ah! barbare reine, que t'ai-je fait, pour me retenir dans une captivité si affreuse? N'as-tu pas assez d'autres endroits pour me désoler? Tu n'as qu'à me rendre témoin du bonheur que ton indigne fille goûte avec le roi Charmant!» L'Oiseau Bleu n'avait pas perdu un mot de cette plainte, il en demeura bien surpris, et il attendait le jour avec la dernière impatience, pour voir la dame affligée; mais avant qu'il vint, elle avait fermé la fenêtre, et s'était retirée.

L'oiseau curieux ne manqua pas de revenir la nuit suivante: il faisait clair de lune. Il vint une fille à la fenêtre de la tour, qui commençait ses regrets: «Fortune, disait-elle, toi qui me flattais de régner, toi qui m'avais rendu l'amour de mon père, que t'ai-je fait pour me plonger tout d'un coup dans les plus amères douleurs? Est-ce dans un âge aussi tendre que le mien qu'on doit commencer à ressentir ton inconstance? Reviens, barbare, reviens s'il est possible; je te demande, pour toutes faveurs, de terminer ma fatale destinée.» L'Oiseau Bleu écoutait; et plus il écoutait, plus il se persuadait que c'était son aimable princesse qui se plaignait. Il lui dit: «Adorable Florine, merveille de nos jours! pourquoi voulez-vous finir si promptement les vôtres? Vos maux ne sont point sans remède.--Hé! qui me parle, s'écria-t-elle, d'une manière si consolante?--Un roi malheureux, reprit l'Oiseau, qui vous aime, et n'aimera jamais que vous.--Un roi qui m'aime! ajouta-t-elle: est-ce ici un piége que me tend mon ennemie? Mais, au fond, qu'y gagnera-t-elle? Si elle cherche à découvrir mes sentiments, je suis prête à lui en faire l'aveu.--Non, ma princesse, répondit-il, l'amant qui vous parle n'est point capable de vous trahir.» En achevant ces mots, il vola sur la fenêtre. Florine eut d'abord grande peur d'un Oiseau si extraordinaire, qui parlait avec autant d'esprit que s'il avait été homme, quoiqu'il conservât le petit son de voix d'un rossignol; mais la beauté de son plumage et ce qu'il lui dit la rassura. «M'est-il permis de vous revoir, ma princesse? s'écria-t-il Puis-je goûter un bonheur si parfait sans mourir de joie? Mais, hélas! que cette joie est troublée par votre captivité, et l'état où la méchante Soussio m'a réduit pour sept ans.--Et qui êtes-vous, charmant Oiseau? dit la princesse en le caressant.--Vous avez dit mon nom, ajouta le roi, et vous feignez de ne me pas connaître.--Quoi! le plus grand roi du monde, quoi! le roi Charmant, dit la princesse, serait le petit Oiseau que je tiens?--Hélas! belle Florine, il n'est que trop vrai, reprit-il; et si quelque chose m'en peut consoler, c'est que j'ai préféré cette peine à celle de renoncer à la passion que j'ai pour vous.--Pour moi? dit Florine. Ah! ne cherchez point à me tromper! Je sais, je sais que vous avez épousé Truitonne; j'ai reconnu votre anneau à son doigt; je l'ai vue toute brillante des diamants que vous lui avez donnés. Elle est venue m'insulter dans ma triste prison, chargée d'une riche couronne et d'un manteau royal qu'elle tenait de votre main, pendant que j'étais chargée de chaînes et de fers.--Vous avez vu Truitonne en cet équipage? interrompit le roi; sa mère et elle ont osé vous dire que ces joyaux venaient de moi? O ciel! est-il possible que j'entende des mensonges si affreux, et que je ne puisse m'en venger aussitôt que je le souhaite! Sachez qu'elles ont voulu me décevoir, qu'abusant de votre nom, elles m'ont engagé d'enlever cette laide Truitonne; mais aussitôt que je connus mon erreur, je voulus l'abandonner, et je choisis enfin d'être Oiseau Bleu sept ans de suite, plutôt que de manquer à la fidélité que je vous ai vouée.»

Florine avait un plaisir si sensible d'entendre parler son aimable amant, qu'elle ne se souvenait plus des malheurs de sa prison. Que ne lui dit-elle pas pour le consoler de sa triste aventure, et pour le persuader qu'elle ne ferait pas moins pour lui qu'il avait fait pour elle! Le jour paraissait, la plupart des officiers étaient déjà levés, que l'Oiseau Bleu et la princesse parlaient encore ensemble. Ils se séparèrent avec mille peines, après s'être que toutes les nuits ils s'entretiendraient ainsi.

La joie de s'être trouvés était si extrême, qu'il n'est point de termes capables de l'exprimer; chacun de son côté remerciait l'amour et la fortune. Cependant Florine s'inquiétait pour l'Oiseau Bleu: «Qui le garantira des chasseurs, disait-elle, ou de la serre aiguë de quelque aigle, ou de quelque vautour affamé, qui le mangera avec autant d'appétit que si ce n'était pas un grand roi? O ciel! que deviendrais-je si ses plumes légères et fines, poussées par le vent, venaient jusques dans ma prison m'annoncer le désastre que je crains?» Cette pensée empêcha que la pauvre princesse fermât les yeux; car, lorsque l'on aime, les illusions paraissent des vérités, et ce que l'on croyait impossible dans un autre temps semble aisé en celui-là de sorte qu'elle passa le jour à pleurer, jusqu'à ce que l'heure fût venue de se mettre à sa fenêtre.

Le charmant Oiseau, caché dans le creux d'un arbre, avait été tout le jour occupé à penser à sa belle princesse. «Que je suis content, disait-il, de l'avoir retrouvée! qu'elle est engageante! que je sens vivement les bontés qu'elle me témoigne!» Ce tendre amant comptait jusqu'aux moindres moments de la pénitence qui l'empêchait de l'épouser, et jamais l'on n'en a désiré la fin avec plus de passion. Comme il voulait faire à Florine toutes les galanteries dont il était capable, il vola jusqu'à la ville capitale de son royaume, il alla à son palais, il entra dans son cabinet par une vitre qui était cassée; il prit des pendants d'oreilles de diamants, si parfaits et si beaux, qu'il n'y en avait point au monde qui en approchassent: il les apporta le soir à Florine, et la pria de s'en parer. «J'y consentirais, lui dit-elle, si vous me voyiez le jour; mais puisque je ne vous parle que la nuit, je ne les mettrai pas. L'Oiseau lui promit de prendre si bien son temps, qu'il viendrait à la tour à l'heure qu'elle voudrait: aussitôt elle mit les pendants d'oreilles, et la nuit se passa à causer, comme s'était passée l'autre.

Le lendemain, l'Oiseau Bleu retourna dans son royaume. Il alla à son palais; il entra dans son cabinet par la vitre rompue, et il en apporta les plus riches bracelets que l'on eût encore vus: ils étaient d'une seule émeraude, taillés en facettes, creusés par le milieu, pour y passer la main et le bras. «Pensez-vous, lui dit la princesse, que mes sentiments pour vous aient besoin d'être cultivés par des présents? Ah! que vous les connaîtriez mal!--Non, madame, répliqua-t-il, je ne crois pas que les bagatelles que je vous offre soient nécessaires pour me conserver votre tendresse; mais la mienne serait blessée si je négligeais aucune occasion de vous marquer mon attention; et quand vous ne me voyez point, ces petits bijoux me rappellent à votre souvenir.» Florine lui dit là-dessus mille choses obligeantes, auxquelles il répondit par mille autres qui ne l'étaient pas moins.

La nuit suivante, l'Oiseau amoureux ne manqua pas d'apporter à sa belle une montre d'une grandeur raisonnable, qui était dans une perle: l'excellence du travail surpassait celle de la matière. «Il est inutile de me régaler 18 d'une montre, dit-elle galamment: quand vous êtes éloigné de moi, les heures me paraissent sans fin; quand vous êtes avec moi, elles passent comme un songe: ainsi je ne puis leur donner une juste mesure.--Hélas! ma princesse, s'écria l'Oiseau Bleu, j'en ai la même opinion que vous, et je suis persuadé que je renchéris encore sur la délicatesse.--Après ce que vous souffrez pour me conserver votre coeur, répliqua-t-elle, je suis en état de croire que vous avez porté l'amitié et l'estime aussi loin qu'elles peuvent aller.»

Dès que le jour paraissait, l'Oiseau volait dans le fond de son arbre, où des fruits lui servaient de nourriture. Quelquefois encore il chantait de beaux airs: sa voix ravissait les passants, ils l'entendaient et ne voyaient personne; aussi il était conclu que c'était des esprits. Cette opinion devint si commune, que l'on n'osait entrer dans le bois: on rapportait mille aventures fabuleuses qui s'y étaient passées, et la terreur générale fit la sûreté particulière de l'Oiseau Bleu.

Il ne se passait aucun jour sans qu'il fît un présent à Florine; tantôt un collier de perles, ou des bagues des plus brillantes et des mieux mises en oeuvre, des attaches de diamants, des poinçons, des bouquets de pierreries qui imitaient la couleur des fleurs, des livres agréables, des médailles; enfin, elle avait un amas de richesses merveilleuses: elle ne s'en paraît jamais que la nuit pour plaire au roi, et le jour, n'ayant point d'endroit à les mettre, elle les cachait soigneusement dans sa paillasse.

Deux années s'écoulèrent ainsi sans que Florine se plaignit une seule fois de sa captivité. Et comment s'en serait-elle plainte? elle avait la satisfaction de parler toute la nuit à ce qu'elle aimait: il ne s'est jamais tant dit de jolies choses. Bien qu'elle ne vit personne et que l'Oiseau passât le jour dans le creux d'un arbre, ils avaient mille nouveautés à se raconter; la matière était inépuisable, leur coeur et leur esprit fournissaient abondamment des sujets de conversation.

Cependant la malicieuse reine, qui la retenait si cruellement en prison, faisait d'inutiles efforts pour marier Truitonne. Elle envoyait des ambassadeurs la proposer à tous les princes dont elle connaissait le nom: dès qu'ils arrivaient, on les congédiait brusquement. «S'il s'agissait de la princesse Florine, vous seriez reçus avec joie, leur disait-on; mais pour Truitonne, elle peut rester vestale sans que personne s'y oppose.» A ces nouvelles, sa mère et elle s'emportaient de colère contre l'innocente princesse qu'elles persécutaient. «Quoi! malgré sa captivité, cette arrogante nous traversera! 19 disaient-elles. Quel moyen de lui pardonner les mauvais tours qu'elle nous fait? Il faut qu'elle ait des correspondances secrètes dans les pays étrangers: c'est tout au moins une criminelle d'État; traitons-là sur ce pied, et cherchons tous les moyens possibles de la convaincre.»

Elles finirent leur conseil si tard, qu'il était plus de minuit lorsqu'elles résolurent de monter dans la tour pour l'interroger. Elle était avec l'Oiseau Bleu à la fenêtre, parée de ses pierreries, coiffée de ses beaux cheveux, avec un soin qui n'est pas naturel aux personnes affligées; sa chambre et son lit étaient jonchés de fleurs, et quelques pastilles d'Espagne qu'elle venait de brûler répandaient une odeur excellente. La reine écouta à la porte; elle crut entendre chanter un air à deux parties: car Florine avait un voix presque céleste. En voici les paroles, qui lui parurent tendres:

Que notre sort est déplorable,

Et que nous souffrons de tourments

Pour nous aimer trop constamment!

Mais c'est en vain qu'on nous accable:

Malgré nos cruels ennemis,

Nos coeurs seront toujours unis.

Quelques soupirs finirent leur petit concert.

"Ah! ma Truitonne, nous sommes trahies, s'écria la reine en ouvrant brusquement la porte, et se jetant dans la chambre. Que devint Florine à cette vue? Elle poussa promptement sa petite fenêtre, pour donner le temps à l'Oiseau royal de s'envoler. Elle était bien plus occupée de sa conservation que de la sienne propre; mais il ne se sentit pas la force de s'éloigner: ses yeux perçants lui avaient découvert le péril auquel sa princesse était exposée. Il avait vu la reine et Truitonne; quelle affliction de n'être pas en état de défendre sa maîtresse! Elles s'approchèrent d'elle comme des furies qui voulaient la dévorer."

"L'on sait vos intrigues contre l'État, s'écria la reine; ne pensez pas que votre rang vous sauve des châtiments que vous méritez.--Et avec qui, madame? répliqua la princesse. N'êtes-vous pas ma geôlière depuis deux ans? Ai-je vu d'autres personnes que celles que vous m'avez envoyées?" Pendant qu'elle parlait, la reine et sa fille l'examinaient avec une surprise sans pareille: son admirable beauté et son extraordinaire parure les éblouissaient. "Et d'où vous vient, madame, dit la reine, ces pierreries qui brillent plus que le soleil? Nous ferez-vous accroire qu'il y en a des mines dans cette tour?--Je les y ai trouvées, répliqua Florine; c'est tout ce que j'en sais." La reine la regardait attentivement pour pénétrer jusqu'au fond de son coeur ce qui s'y passait. "Nous ne sommes pas vos dupes, dit-elle, vous pensez nous en faire accroire; 20 mais, princesse, nous savons ce que vous faites depuis le matin jusqu'au soir. On vous a donné tous ces bijoux dans la seule vue de vous obliger à vendre le royaume de votre père.--Je serais fort en état de le livrer, répondit-elle avec un sourire dédaigneux; une princesse infortunée, qui languit dans les fers depuis si longtemps, peut beaucoup dans un complot de cette nature.--Et pour qui donc, reprit la reine, êtes-vous coiffée comme une petite coquette, votre chambre pleine d'odeurs, et votre personne si magnifique, qu'au milieu de la cour vous seriez moins parée?--J'ai assez de loisir, dit la princesse: il n'est pas extraordinaire que j'en donne quelques moments à m'habiller; en passe tant d'autres à pleurer mes malheurs, que ceux-là ne sont pas à me reprocher.--Çà, çà, voyons, dit la reine, si cette innocente personne n'a point quelque traité fait avec les ennemis." Elle chercha elle même partout; et venant à la paillasse, qu'elle fit vider, elle y trouva une si grande quantité de diamants, de perles, de rubis, d'émeraudes et de topazes, qu'elle ne savait d'où cela venait. Elle avait résolu de mettre en quelque lieu des papiers pour perdre la princesse; dans le temps qu'on n'y prenait pas garde, elle en cacha dans la cheminée: mais par bonheur l'Oiseau Bleu était perché au-dessus, qui voyait mieux qu'un lynx, et qui écoutait tout; il s'écria: "Prends garde à toi, Florine, voilà ton ennemie qui veut te faire une trahison." Cette voix si peu attendue épouvanta à tel point la reine, qu'elle n'osa faire ce qu'elle avait médité. "Vous voyez, madame, dit la princesse, que les esprits qui volent en l'air me sont favorables.--Je crois, dit la reine, outrée de colère, que les démons s'intéressent pour vous; mais malgré eux votre père saura se faire justice.--Plût au ciel, s'écria Florine, n'avoir à craindre que la fureur de mon père! Mais la vôtre, madame, est plus terrible."

La reine la quitta, troublée de tout ce qu'elle venait de voir et d'entendre. Elle tint conseil sur ce qu'elle devait faire contre la princesse: on lui dit que si quelque fée ou quelque enchanteur la prenaient sous leur protection, le vrai secret pour les irriter serait de lui faire de nouvelles peines, et qu'il serait mieux d'essayer de découvrir son intrigue. La reine approuva cette pensée; elle envoya coucher dans sa chambre une jeune fille qui contrefaisait l'innocente: elle eut ordre de lui dire qu'on la mettait auprès d'elle pour la servir. Mais quelle apparence de donner dans un panneau si grossier? 21 La princesse la regarda comme son espionne; elle ne put ressentir une douleur plus violente. "Quoi! je ne parlerai plus à cet Oiseau qui m'est si cher! disait-elle. Il m'aidait à supporter mes malheurs, je soulageais les siens; notre tendresse nous suffisait. Que va-t-il faire? Que ferai-je moi-même?" En pensant à toutes ces choses, elle versait des ruisseaux de larmes.

Elle n'osait plus se mettre à la petite fenêtre, quoiqu'elle l'entendit voltiger autour: elle mourait d'envie de lui ouvrir, mais elle craignait d'exposer la vie de ce cher amant. Elle passa un mois entier sans paraître; l'Oiseau Bleu se désespérait: quelles plaintes ne faisait-il pas! Comment vivre sans voir sa princesse? Il n'avait jamais mieux ressenti les maux de l'absence et ceux de sa métamorphose; il cherchait inutilement des remèdes à l'un et à l'autre: après s'être creusé la tête, 22 il ne trouvait rien qui le soulageât.

L'espionne de la princesse, qui veillait jour et nuit depuis un mois, se sentit si accablée de sommeil, qu'enfin elle s'endormit profondément Florine s'en apperçut; elle ouvrit sa petite fenêtre, et dit:

Oiseau Bleu couleur du temps,

Vole à moi promptement.

Ce sont là ses propres paroles, auxquelles l'on n'a voulu rien changer. L'Oiseau les entendit si bien, qu'il vint promptement sur la fenêtre. Quelle joie de se revoir! Qu'ils avaient de choses à se dire! Les amitiés et les protestations de fidélité se renouvelèrent mille et mille fois: la princesse n'ayant pu s'empêcher de répandre des larmes, son amant s'attendrit beaucoup, et la consola de son mieux. Enfin l'heure de se quitter étant venue, sans que la geôlière se fût réveillée, ils se dirent l'adieu du monde le plus touchant. Le lendemain encore l'espionne s'endormit, la princesse diligemment se mit à la fenêtre; puis elle dit comme la première fois:

Oiseau Bleu, couleur du temps,

Vole à moi promptement.

Aussitôt l'Oiseau vint, et la nuit se passa comme l'autre, sans bruit et sans éclat, dont nos amants étaient ravis: ils se flattaient que la surveillante prendrait tant de plaisir à dormir, qu'elle en ferait autant toutes les nuits. Effectivement, le troisième se passa encore très-heureusement; mais pour celle qui suivit, la dormeuse ayant entendu quelque bruit, elle écouta sans faire semblant de rien; puis elle regarda de son mieux, et vit au clair de la lune le plus bel Oiseau de l'univers qui parlait à la princesse, qui la caressait avec sa patte, qui la becquetait doucement; enfin elle entendit plusieurs choses de leur conversation, et demeura très-étonnée: car l'Oiseau parlait comme un amant, et la belle Florine lui répondait avec tendresse.

Le jour parut, ils se dirent adieu; et, comme s'ils eussent eu un pressentiment de leur prochaine disgrâce, ils se quittèrent avec une peine extrême. La princesse se jeta sur son lit toute baignée de ses larmes, et le roi retourna dans le creux de son arbre. Sa geôlière courut chez la reine; elle lui apprit tout ce qu'elle avait vu et entendu. La reine envoya quérir Truitonne et ses confidentes; elles raisonnèrent longtemps ensemble, et conclurent que l'Oiseau Bleu était le roi Charmant. "Quel affront! s'écria la reine, quel affront, ma Truitonne! Cette insolente princesse, que je croyais si affligée, jouissait en repos des agréables conversations de notre ingrat! Ah! je me vengerai d'une manière si sanglante, qu'il en sera parlé." Truitonne la pria de n'y perdre pas un moment; et comme elle se croyait plus intéressée dans l'affaire que la reine, elle mourait de joie lorsqu'elle pensait à tout ce qu'on ferait pour désoler l'amant et la maîtresse.

La reine renvoya l'espionne dans la tour; elle lui ordonna de ne témoigner ni soupçon ni curiosité, et de paraître plus endormie qu'à l'ordinaire. Elle se coucha de bonne heure, elle ronfla de son mieux; et la pauvre princesse déçue, ouvrant la petite fenêtre, s'écria:

Oiseau Bleu, couleur du temps,

Vole à moi promptement.

Mais elle l'appela toute la nuit inutilement, il ne parut point: car la méchante reine avait fait attacher aux cyprès des épées, des couteaux, des rasoirs, des poignards; et lorsqu'il vint à tire-d'aile s'abattre dessus, ces armes meurtrières lui coupèrent les pieds; il tomba sur d'autres, qui lui coupèrent les ailes; et enfin, tout percé, il se sauva avec mille peines jusqu'à son arbre, laissant une longue trace de sang.

Que n'étiez-vous là, belle princesse, pour soulager cet Oiseau royal! Mais elle serait morte, si elle l'avait vu dans un état si déplorable. Il ne voulait prendre aucun soin de sa vie, persuadé que c'était Florine qui lui avait fait jouer ce mauvais tour. "Ah! barbare, disait-il douloureusement, est-ce ainsi que tu paies la passion la plus pure et la plus tendre qui sera jamais? Si tu voulais ma mort que ne me la demandais-tu toi-même? elle m'aurait été chère de ta main. Je venais te trouver avec tant d'amour et de confiance! Je souffrais pour toi, et je souffrais sans me plaindre! Quoi! tu m'as sacrifié à la plus cruelle des femmes! Elle était notre ennemie commune; tu viens de faire ta paix à mes dépens. C'est toi, Florine, c'est toi qui me poignardes! Tu as emprunté la main de Truitonne, et tu l'as conduite jusques dans mon sein!" Ces funestes idées l'accablèrent à tel point, qu'il résolut de mourir.

Mais mon ami l'enchanteur, qui avait vu revenir chez lui les grenouilles volantes avec le chariot, sans que le roi parût, se mit si en peine de ce qui pouvait lui être arrivé, qu'il parcourut huit fois toute la terre pour le chercher, sans qu'il lui fût possible de le trouver. Il faisait son neuvième tour, lorsqu'il passa dans le bois où il était, et, selon les règles qu'il s'était prescrites, il sonna du cor assez longtemps, et puis il cria cinq fois de toute sa force: "Roi Charmant, roi Charmant, où êtes-vous?" Le roi reconnut la voix de son meilleur ami: "Approchez, lui dit-il, de cet arbre, et voyez le malheureux roi que vous chérissez, noyé dans son sang." L'enchanteur, tout surpris, regardait de tous côtés sans rien voir: "Je suis Oiseau Bleu," dit le roi, d'une voix faible et languissante; à ces mots l'enchanteur le trouva sans peine dans son petit nid. Un autre que lui aurait été étonné plus qu'il ne le fut, mais il n'ignorait aucun tour de l'art nécromancien: il ne lui en coûta que quelques paroles pour arrêter le sang qui coulait encore; et avec des herbes qu'il trouva dans le bois, et sur lesquelles il dit deux mots de grimoire, 23 il guérit le roi aussi parfaitement que s'il n'avait pas été blessé.

Il le pria ensuite de lui apprendre par quelle aventure il était devenu Oiseau, et qui l'avait blessé si cruellement. Le roi contenta sa curiosité: il lui dit que c'était Florine qui avait décelé le mystère amoureux des visites secrètes qu'il lui rendait; et que, pour faire sa paix avec la reine, elle avait consenti à laisser garnir le cyprès de poignards et de rasoirs, par lesquels il avait été presque haché: il se récria mille fois sur l'infidélité de cette princesse, et dit qu'il s'estimerait heureux d'être mort avant que d'avoir connu son méchant coeur. Le magicien se déchaîna contre elle et contre toutes les femmes; il conseilla au roi de l'oublier. "Quel malheur serait le vôtre, lui dit-il, si vous étiez capable d'aimer plus longtemps cette ingrate! Après ce qu'elle vient de vous faire, l'on en doit tout craindre." L'Oiseau Bleu n'en put demeurer d'accord, il aimait encore trop chèrement Florine; et l'enchanteur, qui connut ses sentiments, malgré le soin qu'il prenait de les cacher, lui dit d'une manière agréable:

Accablé d'un cruel malheur,

En vain l'on parle et l'on raisonne;

On n'écoute que sa douleur,

Et point les conseils qu'on nous donne.

Il faut laisser faire le temps,

Chaque chose a son point de vue;

Et quand l'heure n'est pas venue,

On se tourmente vainement.

Le royal Oiseau en convint, et pria son ami de le porter chez lui, et de le mettre dans une cage, où il fût à couvert de la patte du chat et de toute arme meurtrière. "Mais, lui dit l'enchanteur, resterez-vous encore cinq ans dans un état si déplorable et si peu convenable à vos affaires et à votre dignité? Car enfin, vous avez des ennemis qui soutiennent que vous êtes mort; ils veulent envahir votre royaume: je crains bien que vous ne l'ayez perdu avant d'avoir recouvré votre première forme.--Ne pourrai-je pas, répliqua-t-il, aller dans mon palais, et gouverner tout comme je faisais ordinairement?--Oh! s'écria son ami, la chose est difficile! Tel qui veut obéir à un homme ne veut pas obéir à un perroquet; tel vous craint étant roi, étant environné de grandeur et de faste, qui vous arrachera toutes les plumes, vous voyant un petit Oiseau.--Ah! faiblesse humaine, brillant extérieur! s'écria le roi, encore que tu ne signifies rien pour le mérite et pour la vertu, tu ne laisses pas d'avoir des endroits décevants, dont on ne saurait presque se défendre! Hé bien, continua-t-il, soyons philosophe, méprisons ce que nous ne pouvons obtenir: notre parti ne sera point le plus mauvais.--Je ne me rends pas sitôt, dit le magicien, j'espère trouver quelques bons expédients."

Florine, la triste Florine, désespérée de ne plus voir le roi, passait les jours et les nuits à la fenêtre, répétant sans cesse:

Oiseau Bleu, couleur du temps,

Vole à moi promptement.

La présence de son espionne ne l'en empêchait point; son désespoir était tel, qu'elle ne ménageait plus rien. "Qu'êtes-vous devenu, roi Charmant? s'écriait-elle. Nos communs ennemis vous ont-ils fait ressentir les cruels effets de leur rage? Avez-vous été sacrifié à leurs fureurs? Hélas! hélas! n'êtes-vous plus? Ne dois-je plus vous voir? ou, fatigué de mes malheurs, m'avez-vous abandonnée à la dureté de mon sort? Que de larmes, que de sanglots suivaient ses tendres plaintes! Que les heures étaient devenues longues par l'absence d'un amant si aimable et si cher!" La princesse, abattue, malade, maigre et changée, pouvait à peine se soutenir; elle était persuadée que tout ce qu'il y a de plus funeste était arrivé au roi.

La reine et Truitonne triomphaient; la vengeance leur faisait plus de plaisir que l'offense ne leur avait fait de peine. Et au fond, de quelle offense s'agissait-il? Le roi Charmant n'avait pas voulu épouser un petit monstre, qu'il avait mille sujets de haïr. Cependant le père de Florine, qui devenait vieux, tomba malade et mourut. La fortune de la méchante reine et de sa fille changea de face: elles étaient regardées comme des favorites qui avaient abusé de leur faveur; le peuple mutiné courut au palais demander la princesse Florine, la reconnaissant pour souveraine. La reine irritée voulut traiter l'affaire avec hauteur, elle parut sur un balcon, et menaça les mutins. En même temps la sédition devint générale; on enfonce les portes de son appartement, on le pille, et on l'assomme à coups de pierres. Truitonne s'enfuit chez sa marraine la fée Soussio; elle ne courait pas moins de danger que sa mère.

Les grands du royaume s'assemblèrent promptement, et montèrent à la tour, où la princesse était fort malade: elle ignorait la mort de son père, et le supplice de son ennemie. Quand elle entendit tant de bruit, elle ne douta pas qu'on ne vînt la prendre pour la faire mourir; elle n'en fut point effrayée: la vie lui était odieuse depuis qu'elle avait perdu l'Oiseau Bleu. Mais ses sujets, s'étant jetés à ses pieds, lui apprirent le changement qui venait d'arriver à sa fortune: elle n'en fut point émue. Ils la portèrent dans son palais, et la couronnèrent.

Les soins infinis que l'on prit de sa santé, et l'envie qu'elle avait d'aller chercher l'Oiseau Bleu, contribuèrent beaucoup à la rétablir, et lui donnèrent bientôt assez de force pour nommer un conseil, afin d'avoir soin de son royaume en son absence; puis, elle prit pour des mille millions de pierreries, et elle partit une nuit toute seule, sans que personne sût où elle allait.

L'enchanteur qui prenait soin des affaires du roi Charmant, n'ayant pas assez de pouvoir pour détruire ce que Soussio avait fait, s'avisa de l'aller trouver, et de lui proposer quelque accommodement, en faveur duquel elle rendrait au roi sa figure naturelle; il prit les grenouilles, et vola chez la fée, qui causait dans ce moment avec Truitonne. D'un enchanteur à une fée il n'y a que la main; 24 ils se connaissaient depuis cinq ou six cents ans, et dans cet espace de temps ils avaient été mille fois bien et mal ensemble. 25 Elle le reçut très-agréablement: «Que veut mon compère? 26 lui dit-elle (c'est ainsi qu'ils se nomment tous). Y a-t-il quelque chose pour son service qui dépende de moi?--Oui, ma commère, dit le magicien, vous pouvez tout pour ma satisfaction; il s'agit du meilleur de mes amis, d'un roi que vous avez rendu infortuné.--Ha, ha! je vous entends, compère, s'écria Soussio, j'en suis fâchée; mais il n'y a point de grâce à espérer pour lui, s'il ne veut épouser ma filleule; la voilà belle et jolie, comme vous voyez: qu'il se consulte.»

L'enchanteur pensa demeurer muet, tant il la trouva laide; cependant il ne pouvait se résoudre à s'en aller sans régler quelque chose avec elle, parce que le roi avait couru mille risques depuis qu'il était en cage. Le clou qui l'accrochait s'était rompu; la cage était tombée, et sa majesté emplumée souffrit beaucoup de cette chute; Minet, qui se trouva dans la chambre lorsque cet accident arriva, lui donna un coup de griffe dans l'oeil, dont il pensa rester borgne. Une autre fois on avait oublié de lui donner à boire; il allait le grand chemin d'avoir la pepie, quand on l'en garantit par quelques gouttes d'eau. Un petit coquin de singe, s'étant échappé, attrapa ses plumes au travers des barreaux de la cage, et il l'épargna aussi peu qu'il aurait fait un geai ou un merle. Le pire de tout cela, c'est qu'il était sur le point de perdre son royaume, ses héritiers faisaient tous les jours des fourberies nouvelles pour prouver qu'il était mort. Enfin l'enchanteur conclut avec sa commere Soussio, qu'elle mènerait Truitonne dans le palais du roi Charmant; qu'elle y resterait quelques mois, pendant lesquels il prendrait sa résolution de l'épouser, et qu'elle lui rendrait sa figure: quitte à reprendre celle d'Oiseau, s'il ne voulait pas se marier.

La fée donna des habits tout d'or et d'argent à Truitonne; puis elle la fit monter en trousse derrière elle sur un dragon, et elles se rendirent au royaume de Charmant, qui venait d'y arriver avec son fidèle ami l'enchanteur. En trois coups de baguette il se vit le même qu'il avait été, beau, aimable, spirituel et magnifique; mais il achetait bien cher le temps dont on diminuait sa pénitence: la seule pensée d'épouser Truitonne le faisait frémir. L'enchanteur lui disait les meilleures raisons qu'il pouvait, elles ne faisaient qu'une médiocre impression sur son esprit; et il était moins occupé de la conduite de son royaume, que des moyens de prolonger le terme que Soussio lui avait donné, pour épouser Truitonne.

Cependant la reine Florine, déguisée sous un habit de paysanne, avec ses cheveux épars et mêlés, qui cachaient son visage, un chapeau de paille sur la tête, un sac de toile sur son épaule, commença son voyage, tantôt à pied, tantôt à cheval, tantôt par mer, tantôt par terre: elle faisait toute la diligence possible; mais, ne sachant où elle devait tourner ses pas, elle craignait toujours d'aller d'un côté, pendant que son aimable roi serait de l'autre. Un jour qu'elle s'était arrêtée au bord d'une fontaine, dont l'eau argentée bondissait sur de petits cailloux, elle eut envie de se laver les pieds; elle s'assit sur le gazon, elle releva ses blonds cheveux avec un ruban, et mit ses pieds dans le ruisseau: elle ressemblait à Diane qui se baigne au retour d'une chasse. Il passa dans cet endroit une petite vieille toute voûtée, appuyée sur un gros bâton; elle s'arrêta, et lui dit: "Que faites-vous là, ma belle fille, vous êtes bien seule? Ma bonne mère, dit la reine, je ne laisse pas d'être 27 en grande compagnie; car j'ai avec moi les chagrins, les inquiétudes et les déplaisirs." A ces mots ses yeux se couvrirent de larmes: "Quoi! si jeune, vous pleurez, dit la bonne femme. Ah! ma fille, ne vous affligez pas. Dites-moi ce que vous avez sincèrement, et j'espère vous soulager." La reine le voulut bien; elle lui conta ses ennuis, 28 la conduite que la fée Soussio avait tenue dans cette affaire, et enfin comme elle cherchait l'Oiseau Bleu.

La petite vieille se redresse, s'agence, change tout d'un coup de visage; paraît belle, jeune, habillée superbement; et regardant la reine avec un sourire gracieux: "Incomparable Florine, lui dit-elle, le roi que vous cherchez n'est plus oiseau, ma soeur Soussio lui a rendu sa première figure, il est dans son royaume; ne vous affligez point; vous y arriverez, et vous viendrez à bout de votre dessein. Voilà quatre oeufs; vous les casserez dans vos pressants besoins, et vous y trouverez des secours qui vous seront utiles." En achevant ces mots, elle disparut.

Florine se sentit fort consolée de ce qu'elle venait d'entendre; elle mit ces oeufs dans son sac, et tourna ses pas vers le royaume de Charmant.

Après avoir marché huit jours et huit nuits sans s'arrêter, elle arrive au pied d'une montagne prodigieuse par sa hauteur, toute d'ivoire, et si droite, que l'on n'y pouvait mettre les pieds sans tomber. Elle fit mille tentatives inutiles; elle glissait, elle se fatiguait, et, désespérée d'un obstacle si insurmontable, elle se coucha au pied de la montagne, résolue de s'y laisser mourir, quand elle se souvint des oeufs que la fée lui avait donnés. Elle en prit un: "Voyons, dit-elle, si elle ne s'est point moquée de moi en me promettant les secours dont j'aurais besoin." Dès qu'elle l'eut cassé, elle y trouva de petits crampons d'or, qu'elle mit à ses pieds et à ses mains. Quand elle les eut, elle monta la montagne d'ivoire sans aucune peine; car les crampons entraient dedans, et l'empêchaient de glisser. Lorsqu'elle fut tout au haut, elle eut de nouvelles peines pour descendre: toute la vallée était d'une seule glace de miroir. Il y avait autour plus de soixante mille femmes qui s'y miraient avec un plaisir extrême; car ce miroir avait bien deux lieues de large et six de haut: chacune s'y voyait selon ce qu'elle voulait être. La rouge y paraissait blonde, la brune avait les cheveux noirs, la vieille croyait être jeune, la jeune n'y vieillissait point; enfin, tous les défauts y étaient si bien cachés, que l'on y venait des quatre coins du monde. Il y avait de quoi mourir de rire, de voir les grimaces et les minauderies que la plupart de ces coquettes faisaient. Cette circonstance n'y attirait pas moins d'hommes; le miroir leur plaisait aussi. Il faisait paraître aux uns de beaux cheveux, aux autres la taille plus haute et mieux prise, l'air martial, et meilleure mine. Les femmes, dont ils se moquaient, ne se moquaient pas moins d'eux; de sorte que l'on appelait cette montagne de mille noms différents. Personne n'était jamais parvenu jusqu'au sommet; et quand on y vit Florine, les dames poussèrent de longs cris de désespoir:--"Où va cette malavisée? disaient-elles. Sans doute qu'elle a assez d'esprit pour marcher sur notre glace; du premier pas, elle brisera tout." Elles faisaient un bruit épouvantable.

La reine ne savait comment faire, car elle voyait un grand péril à descendre par là; elle cassa un autre oeuf, dont il sortit deux pigeons et un chariot, qui devint en même temps assez grand pour s'y placer commodément; puis les pigeons descendirent légèrement avec la reine, sans qu'il lui arrivât rien de fâcheux. Elle leur dit: "Mes petits amis, si vous vouliez me conduire jusqu'au lieu où le roi Charmant tient sa cour, vous n'obligeriez point une ingrate." Les pigeons, civils et obéissants, ne s'arrêtent ni jour ni nuit qu'ils ne fussent arrivés aux portes de la ville. Florine descendit, et leur donna à chacun un doux baiser, plus estimable qu'une couronne.

Oh! que le coeur lui battait en entrant! Elle se barbouilla le visage pour n'être point connue. Elle demanda aux passants où elle pouvait voir le roi. Quelques-uns se prirent à rire: "Voir le roi! lui dirent-ils; hé, que lui veux-tu, ma mie Souillon? Va, va te décrasser, tu n'as pas les yeux assez bons pour voir un tel monarque." La reine ne répondit rien; elle s'éloigna doucement, et demanda encore à ceux qu'elle rencontra, où elle se pourrait mettre pour voir le roi. "Il doit venir demain au temple avec la princesse Truitonne, lui dit-on; car enfin il consent à l'épouser."

Ciel, quelle nouvelle! Truitonne, l'indigne Truitonne sur le point d'épouser le roi! Florine pensa mourir; elle n'eut plus de force pour parler ni pour marcher: elle se mit sous une porte, assise sur des pierres, bien caché de ses cheveux et de son chapeau de paille. "Infortunée que je suis! disait-elle; je viens ici pour augmenter le triomphe de ma rivale, et me rendre témoin de sa satisfaction! C'était donc à cause d'elle que l'Oiseau Bleu cessa de me venir voir! C'était pour ce petit monstre qu'il faisait la plus cruelle de toutes les infidélités, pendant qu'abîmée dans la douleur je m'inquiétais pour la conservation de sa vie! Le traître avait changé; et, se souvenant moins de moi que s'il ne m'avait jamais vue, il me laissait le soin de m'affliger de sa trop longue absence, sans se soucier de la mienne."

Quand on a beaucoup de chagrin, il est rare d'avoir bon appétit; la reine chercha où se loger, et se coucha sans souper. Elle se leva avec le jour, elle courut au temple; elle n'y entra qu'après avoir essuyé mille rebuffades 29 des gardes et des soldats. Elle vit le trône du roi et celui de Truitonne, qu'on regardait déjà comme la reine. Quelle douleur pour une personne aussi tendre et aussi délicate que Florine! Elle s'approcha du trône de sa rivale; elle se tint debout, appuyée contre un pilier de marbre. Le roi vint le premier, plus beau et plus aimable qu'il eût été de sa vie. Truitonne parut ensuite richement vêtue, et si laide, qu'elle en faisait peur. Elle regarda la reine en fronçant le sourcil: "Qui es-tu, lui dit-elle, pour oser t'approcher de mon excellente figure, et si près de mon trône d'or?--Je me nomme Mie-Souillon, répondit-elle; je viens de loin pour vous vendre des raretés." Elle fouilla aussitôt dans son sac de toile, elle en tira les bracelets d'émeraude que le roi Charmant lui avait donnés. "Ho, ho! dit Truitonne, voilà de jolies verrines! en veux-tu une pièce de cinq sols?--Montrez-les, madame, aux connaisseurs, dit la reine, et puis nous ferons notre marché." Truitonne, qui aimait le roi plus tendrement qu'une telle bête n'en était capable, étant ravi de trouver des occasions de lui parler, s'avança jusqu'à son trône, et lui montra les bracelets, le priant de lui dire son sentiment. A la vue de ces bracelets, il se souvint de ceux qu'il avait donnés à Florine; il pâlit, il soupira, et fut longtemps sans répondre; enfin, craignant qu'on ne s'aperçût de l'état où ses différentes pensées le réduisaient, il se fit un effort, et lui répliqua: "Ces bracelets valent, je crois, autant que mon royaume; je pensais qu'il n'y en avait qu'une paire au monde, mais en voilà de semblables."

Truitonne revint dans son trône, où elle avait moins bonne mine qu'une huître à l'écaille; elle demanda à la reine combien, sans surfaire, elle voulait de ces bracelets? "Vous auriez trop de peine à me les payer, madame, dit-elle; il vaut mieux vous proposer un autre marché: si vous me voulez procurer de coucher une nuit dans le cabinet des échos qui est au palais du roi, je vous donnerai mes émeraudes.--Je le veux bien, Mie-Souillon," dit Truitonne, en riant comme une perdue, et montrant des dents plus longues que les défenses d'un sanglier.

Le roi ne s'informa point d'où venaient ces bracelets, moins par indifférence pour celle qui les présentait, que par un éloignement invincible qu'il sentait pour Truitonne. Or, il est à propos qu'on sache que, pendant qu'il était Oiseau Bleu, il avait conté à la princesse qu'il y avait sous son appartement un cabinet, qu'on appelait le cabinet des échos, qui était si ingénieusement fait, que tout ce qui s'y disait fort bas était entendu du roi lorsqu'il était couché dans sa chambre; et comme Florine voulait lui reprocher son infidélité, elle n'en avait point imaginé de meilleur moyen.

On la mena dans le cabinet par ordre de Truitonne: elle commença ces plaintes et ses regrets. "Le malheur dont je voulais douter n'est que trop certain, cruel Oiseau Bleu! dit-elle: tu m'as oubliée, tu aimes mon indigne rivale! Les bracelets que j'ai reçus de ta déloyale main 30 n'ont pu me rappeler à ton souvenir, tant j'en suis éloignée!" Alors les sanglots interrompirent ses paroles; et quand elle eut assez de force pour parler, elle se plaignit encore, et continua jusqu'au jour. Les valets de chambre l'avaient entendue toute la nuit gémir et soupirer: ils le dirent à Truitonne, qui lui demanda quel tintamarre elle avait fait. La reine lui dit qu'elle dormait si bien, qu'ordinairement elle rêvait et qu'elle parlait très-souvent tout haut. Pour le roi, il ne l'avait point entendue, par une fatalité étrange. C'est que, depuis qu'il avait aimé Florine, il ne pouvait plus dormir; et lorsqu'il se mettait au lit pour prendre quelque repos, on lui donnait de l'opium.

La reine passa une partie du jour dans une étrange inquiétude. "S'il m'a entendue, disait-elle, se peut-il une indifférence plus cruelle? S'il ne m'a pas entendue, que ferai-je pour parvenir à me faire entendre." Il ne se trouvait plus de raretés extraordinaires, car des pierreries sont toujours belles; mais il fallait quelque chose qui piquât le goût de Truitonne: elle eut recours à ses oeufs. Elle en cassa un; aussitôt il en sortit un petit carrosse d'acier poli, garni d'or: il était attelé de six souris vertes, conduites par un raton couleur de rose, et le postillon, qui était aussi de famille ratonière, était gris-de-lin. _ Il y avait dans ce carrosse quatre marionnettes plus fringantes et plus spirituelles que toutes celles qui paraissent aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent; elles faisaient des choses surprenantes, particulièrement deux petites Égyptiennes qui, pour danser la sarabande et les passe-pieds, ne l'auraient pas cédé à Léance.

La reine demeura ravie de ce nouveau chef de l'art nécromancien: elle ne dit mot jusqu'au soir, qui était l'heure que Truitonne allait à la promenade; elle se mit dans une allée, faisant galoper ces souris, qui traînaient le carrosse, les ratons et les marionnettes. Cette nouveauté étonna si fort Truitonne, qu'elle s'écria deux ou trois fois: "Mie-Souillon, Mie-Souillon, veux-tu cinq sols du carrosse et de ton attelage souriquois?--Demandez aux gens de lettres et aux docteurs de ce royaume, dit Florine, ce qu'une telle merveille peut valoir, et je m'en rapporterai à l'estimation du plus savant." Truitonne, qui était absolue en tout, lui répliqua: "Sans m'importuner plus longtemps de ta crasseuse présence, dis-m'en le prix.--Dormir encore dans le cabinet des échos, dit-elle, est tout ce que je demande.--Va, 32 pauvre bête, répliqua Truitonne, tu n'en seras pas refusée;" et se tournant vers ses dames: "Voilà une sotte créature, dit-elle, de retirer si peu d'avantage de ses raretés."

La nuit vint. Florine dit tout ce qu'elle put imaginer de plus tendre, et elle le dit aussi inutilement qu'elle avait déjà fait, parce que le roi ne manquait jamais de prendre son opium. Les valets de chambre disaient entre eux: "Sans doute que cette paysanne est folle: qu'est-ce qu'elle raisonne toute la nuit?--Avec cela, disaient les autres, il ne laisse pas d'y avoir de l'esprit et de la passion dans ce qu'elle conte." Elle attendait impatiemment le jour, pour voir quel effet ses discours auraient produit. "Quoi! ce barbare est devenu sourd à ma voix! disait-elle. Il n'entend plus sa chère Florine! Ah! quelle faiblesse de l'aimer encore! que je mérite bien les marques de mépris qu'il me donne!" Mais elle y pensait inutilement, elle ne pouvait se guérir de sa tendresse. Il n'y avait plus qu'un oeuf dans son sac, dont elle dût espérer du secours; elle le cassa: il en sortit un pâté de six oiseaux qui étaient bardés, cuits, et fort bien apprêtés; avec cela ils chantaient merveilleusement bien, disaient la bonne aventure, 33 et savaient mieux la médecine qu'Esculape. La reine resta charmée d'une chose si admirable; elle alla avec son pâté parlant dans l'antichambre de Truitonne.

Comme elle attendait qu'elle passât, un des valets de chambre du roi s'approcha d'elle, et lui dit: "Ma Mie-Souillon, savez-vous bien que si le roi ne prenait pas de l'opium pour dormir, vous l'étourdiriez assurément; car vous jasez la nuit d'une manière surprenante." Florine ne s'étonna plus de ce qu'il ne l'avait pas entendue; elle fouilla dans son sac, et lui dit: "Je crains si peu interrompre le repos du roi, que si vous voulez ne lui point donner d'opium ce soir, en cas que je couche dans ce même cabinet, toutes ces perles et tous ces diamants seront pour vous." Le valet de chambre y consentit, et lui en donna sa parole.

A quelque moment de là Truitonne vient; elle aperçut la reine avec son pâté, qui feignait de le vouloir manger: "Que fais-tu là, Mie-Souillon? lui dit-elle. Madame, répliqua Florine, je mange des astrologues, des musiciens et des médecins." En même temps tous les oiseaux se mettent à chanter plus mélodieusement que des sirènes; puis ils s'écrièrent: "Donnez la pièce blanche, 34 et nous vous dirons votre bonne aventure." Un canard, qui dominait, dit plus haut que les autres: "Can, 35 can, can, je suis médecin, je guéris de tous maux et de toute sorte de folie, hormis de celle d'amour." Truitonne, plus surprise de tant de merveilles qu'elle l'eût été de ces jours, jura: "Par la vertu-chou, 36 voilà un excellent pâté! je le veux avoir; çà, çà, Mie-Souillon, que t'en donnerai-je?--Le prix ordinaire, dit-elle: coucher dans le cabinet des échos, et rien davantage.--Tiens, dit généreusement Truitonne (car elle était de belle humeur par l'acquisition d'un tel pâté), tu en auras une pistole." Florine, plus contente qu'elle l'eût encore été, parce qu'elle espérait que le roi l'entendrait, se retira en la remerciant.

Dès que la nuit parut, elle se fit conduire dans le cabinet, souhaitant avec ardeur que le valet-de-chambre lui tînt parole, et qu'au lieu de donner de l'opium au roi il lui présentât quelque autre chose qui pût le tenir éveillé. Lorsqu'elle crut que chacun s'était endormi, elle commença ses plaintes ordinaires. "A combien de périls me suis-je exposée, disait-elle, pour te chercher, pendant que tu me fuis, et que tu veux épouser Truitonne! Que t'ai-je donc fait, cruel, pour oublier tes serments? Souviens-toi de ta métamorphose, de mes bontés, de nos tendres conversations." Elle les répéta presque toutes, avec une mémoire qui prouvait assez que rien ne lui était plus cher que ce souvenir.

Le roi ne dormait point, et il entendait si distinctement la voix de Florine et toutes ses paroles, qu'il ne pouvait comprendre d'où elles venaient; mais son coeur, pénétré de tendresse, lui rappela si vivement l'idée de son incomparable princesse, qu'il sentit sa séparation avec la même douleur qu'au moment où les couteaux l'avaient blessé sur le cyprès. Il se mit à parler de son côté comme la reine avait fait du sien: "Ah! princesse, dit-il, trop cruelle pour un amant qui vous adorait! est-il possible que vous m'ayez sacrifié à nos communs ennemis!" Florine entendit ce qu'il disait, et ne manqua pas de lui répondre, et de lui apprendre que s'il voulait entretenir la Mie-Souillon, il serait éclairci de tous les mystères qu'il n'avait pu pénétrer jusqu'alors. A ces mots, le roi impatient appela un de ses valets de chambre, et lui demanda s'il ne pouvait point trouver Mie-Souillon et l'amener? Le valet de chambre répliqua que rien n'était plus aisé, parce qu'elle couchait dans le cabinet des échos.

Le roi ne savait qu'imaginer. Quel moyen de croire qu'une si grande reine que Florine fût déguisée en Souillon? Et quel moyen de croire que Mie-Souillon eût la voix de la reine, et sût des secrets si particuliers, à moins que ce ne fût elle-même? Dans cette incertitude il se leva, et, s'habillant avec précipitation, il descendit par un degré dérobé dans le cabinet des échos, dont la reine avait ôté la clef; mais le roi en avait une qui ouvrait toutes les portes du palais.

Il la trouva avec une légère robe de taffetas blanc, qu'elle portait sous ses vilains habits; ses beaux cheveux couvraient ses épaules; elle était couchée sur un lit de repos, et une lampe un peu éloignée ne rendait qu'une lumière sombre. Le roi entra tout d'un coup; et, son amour l'emportant sur son ressentiment, dès qu'il la reconnut il vint se jeter à ses pieds, il mouilla ses mains de ses larmes et pensa mourir de joie, de douleur, et de mille pensées différentes qui lui passèrent en même temps dans l'esprit.

La reine ne demeura pas moins troublée; son coeur se serra, 37 elle pouvait à peine soupirer. Elle regardait fixement le roi sans lui rien dire; et quand elle eut la force de lui parler, elle n'eut pas celle de lui faire des reproches: le plaisir de le revoir lui fit oublier pour quelque temps les sujets de plainte qu'elle croyait avoir. Enfin, ils s'éclaircirent, ils se justifièrent; leur tendresse se réveilla; et tout ce qui les embarrassait, c'était la fée Soussio.

Mais dans ce moment, l'enchanteur, qui aimait le roi, arriva avec une fée fameuse: c'était justement celle qui donna les quatre oeufs à Florine. Après les premiers compliments, l'enchanteur et la fée déclarèrent que, leur pouvoir étant uni en faveur du roi et de la reine, Soussio ne pouvait rien contre eux, et qu'ainsi leur mariage ne recevrait aucun retardement.

Il est aisé de se figurer 38 la joie de ces deux jeunes amants: dès qu'il fut jour on la publia dans tout le palais, et chacun était ravi de voir Florine. Ces nouvelles allèrent jusqu'à Truitonne; elle accourut chez le roi: quelle surprise d'y trouver sa belle rivale! Dès qu'elle voulut ouvrir la bouche pour lui dire des injures, l'enchanteur et la fée parurent, qui la métamorphosèrent en truie, afin qu'il lui restât au moins une partie de son nom et de son naturel grondeur. Elle s'enfuit, toujours grognant, jusques dans la basse-cour, où de longs éclats de rire que l'on fit sur elle achevèrent de la désespérer.

Le roi Charmant et la reine Florine, délivrés d'une personne si odieuse, ne pensèrent plus qu'à la fête de leurs noces; la galanterie et la magnificence y parurent également: il est aisé de juger de leur félicité, après de si longs malheurs.

MORALITÉ.

Quand Truitonne aspirait à l'hymen de Charmant,

Et que, sans avoir su lui plaire,

Elle voulait former ce triste engagement

Que la mort seule peut défaire,

Qu'elle était imprudente, hélas!

Sans doute elle ignorait qu'un pareil mariage

Devient un funeste esclavage,

Si l'amour ne le forme pas.

Je trouve que Charmant fut sage.

A mon sens, il vaut beaucoup mieux

Être Oiseau Bleu, corbeau, devenir hibou même,

Que d'éprouver la peine extrême

D'avoir ce que l'on hait toujours devant les yeux.

En ces sortes d'hymens notre siècle est fertile:

Les hymens seraient plus heureux,

Si l'on trouvait encor quelque enchanteur habile

Qui voulût s'opposer à ces coupables noeuds,

Et ne jamais souffrir que l'hyménée unisse,

Par intérêt ou par caprice,

Deux coeurs, infortunés s'ils ne s'aiment tous deux.

Note 1: (retour) Hurler, to howl.
Note 2: (retour) il l'entretint, he spoke to her.
Note 3: (retour) elle renchérit, she went beyond him.
Note 4: (retour) la matière, the subject.
Note 5: (retour) Guère, but few.
Note 6: (retour) envoya quérir, sent for.
Note 7: (retour) de la mettre mal auprès du roi, to prejudice the king against her.
Note 8: (retour) Bon office, ill-office.
Note 9: (retour) Qui la décrie, who disparages her.
Note 10: (retour) De la part, in behalf.
Note 11: (retour) De travers, at random.
Note 12: (retour) qui répondait sur le jardin, which faced the garden.
Note 13: (retour) Qu'elle ne disait rien qui vaille, that she said not much of anything.
Note 14: (retour) Roitelet, a petty king.
Note 15: (retour) A tire-d'aile, with a quick jerk of the wings.
Note 16: (retour) contre-coup, rebound.
Note 17: (retour) Il y va de ma vie, my life is in danger.
Note 18: (retour) De me régaler, to present me.
Note 19: (retour) Traversera, shall vex.
Note 20: (retour) Vous pensez nous en faire accroire, you think to deceive us.
Note 21: (retour) De donner dans un panneau si grossier, to fall into so gross a snare.
Note 22: (retour) après s'être creusé la tête, after having raked his brains.
Note 23: (retour) Grimoire, conjuring-book.
Note 24: (retour) Il n'y a que la main, the difference is not great.
Note 25: (retour) bien et mal ensemble, in good or bad fellowship with each other.
Note 26: (retour) compère, gossip.
Note 27: (retour) Je ne laisse pas d'être, I am, however.
Note 28: (retour) ennuis; troubles.
Note 29: (retour) Qu'après avoir essuyé mille rebuffades, only after having suffered a thousand rebuffs.
Note 30: (retour) Déloyale main, perfidious hand.
Note 31: (retour) gris-de-lin, gridelin.
Note 33: (retour) disaient la bonne aventure, told fortunes.
Note 34: (retour) La pièce blanche, a piece of money.
Note 36: (retour) par la vertu-chou, nookers!
Note 37: (retour) Son coeur serra, her heart was ready to break.
Note 38: (retour) de se figurer, to imagine.

LA BONNE PETITE SOURIS.

Il y avait une fois un roi et une reine qui s'aimaient si fort, si fort, qu'ils faisaient la félicité l'un de l'autre. Leurs coeurs et leurs sentiments se trouvaient toujours d'intelligence. Ils allaient tous les jours à la chasse tuer des lièvres et des cerfs. Ils allaient à la pêche prendre des soles et des carpes; au bal danser la bourrée 1 et la pavane, à de grands festins manger du rôt et des dragées; 2 à la comédie et à l'opéra, ils riaient, ils chantaient, ils se faisaient mille pièces 3 pour se divertir: enfin, c'était le plus heureux couple de tous les temps. Leurs sujets suivaient l'exemple du roi et de la reine: ils se divertissaient à l'envi l'un de l'autre. Par toutes ces raisons, l'on appellait ce royaume le pays de Joie.

Il arriva qu'un roi voisin du roi Joyeux vivait tout différemment. Il était ennemi déclaré des plaisirs; il ne demandait que plaies et bosses, 4 il avait une mine refrognée, une grande barbe, les yeux creux; il était maigre et sec, toujours vêtu de noir; ses cheveux étaient hérissés, gras et crasseux. Pour lui plaire, il fallait tuer et assommer les passants; il pendait lui-même les criminels, il se réjouissait à leur faire du mal. Quand une bonne maman aimait bien sa petite fille on son petit garçon, il l'envoyait quérir, et devant elle il lui rompait les bras ou lui tordait le cou. On nommait ce royaume le pays des Larmes.

Le méchant roi entendit parler de la satisfaction du roi Joyeux; il lui porta grande envie, 5 et résolut de faire une grosse armée, et d'aller le battre tout son soûl, 6 jusqu'à ce qu'il fût mort ou bien malade. Il envoya de tous côtés pour amasser du monde et des armes; il faisait faire des canons: chacun tremblait. L'on disait: «Sur qui se jettera le méchant roi, il ne fera point de quartier.»

Lorsque tout fut prêt, il s'avança vers le pays du roi Joyeux. A ces mauvaises nouvelles, il se mit promptement en défense; la reine mourait de peur, elle lui disait en pleurant: «Sire, il faut nous enfuir: tâchons d'avoir bien de l'argent, et nous en allons tant que terre nous pourra porter.» Le roi répondait: «Si, madame, j'ai trop de courage, il vaudrait mieux mourir que d'être un poltron.» Il ramassa tous les gens d'armes, dit un tendre adieu à la reine, monta sur un beau cheval et partit.

Quand elle l'eut perdu de vue, elle se mit à pleurer douloureusement; et, joignant ses mains, elle disait: «Hélas, si le roi est tué à la guerre, je serai veuve et prisonnière; le méchant roi me fera dix mille maux.» Cette pensée l'empêchait de manger et de dormir. Il lui écrivait tous les jours; mais un matin qu'elle regardait par-dessus les murailles, elle vit venir un courrier qui courait de toute sa force; elle l'appela: "Ho! courrier, ho! quelle nouvelle?--Le roi est mort, s'écria-t-il, la bataille est perdue, le méchant roi arrivera dans un moment!"

La pauvre reine tomba évanouie; on la porta dans son lit, et toutes ses dames étaient autour d'elle, qui pleuraient, l'une son père, l'autre son fils; elles s'arrachèrent les cheveux, c'était la chose du monde la plus pitoyable.

Voilà que tout d'un coup l'on entend: "Au meurtre, au larron!" C'était le méchant roi qui arrivait avec tous ses malheureux sujets; ils tuaient, pour oui et pour non, ceux qu'ils rencontraient. Il entra tout armé dans la maison du roi, et monta dans la chambre de la reine. Quand elle le vit entrer, elle eut si grand peur, qu'elle s'enfonça dans son lit, et mit la couverture sur sa tête. Il l'appela deux ou trois fois, mais elle ne disait mot; il se fâcha, bien fâché, et dit: "Je crois que tu te moques de moi; sais-tu que je peux t'égorger tout à l'heure?" il la découvrit, lui arracha ses cornettes; ses beaux cheveux tombèrent sur ses épaules; il en fit trois tours à sa main, et la chargea dessus son dos 7 comme un sac de blé; il l'emporta ainsi, et monta sur son grand cheval, qui était tout noir. Elle le priait d'avoir pitié d'elle; il s'en moquait, et lui disait: "Crie, plains-toi, cela me fait rire et me divertit."

Il l'emmena en son pays, et jura pendant tout le chemin qu'il était résolu de la pendre; mais on lui dit que sa santé était faible et qu'il ne devrait pas la traiter ainsi.

Quand il vit cela, il lui vint dans l'esprit que, si elle avait une fille, il la marierait avec son fils; et pour savoir ce qui en était, il envoya quérir une fée qui demeurait, près de son royaume. Étant venue, il la régala mieux qu'il n'avait coutume; ensuite il la mena dans une tour au haut de laquelle la pauvre reine avait une chambre, bien petite et bien pauvrement meublée. Elle était couchée par terre, sur un matelas qui ne valait pas deux sous, où elle pleurait jour et nuit.

La fée, en la voyant, fut attendrie; elle lui fit la révérence, et lui dit tout bas en l'embrassant: "Prenez courage, madame, vos malheurs finiront; j'espère y contribuer." La reine, un peu consolée de ces paroles, la caressait, et la priait d'avoir pitié d'une pauvre princesse qui avait joui d'une grande fortune et qui s'en voyait bien éloignée. Elles parlaient ensemble, quand le méchant roi dit: "Allons, point tant de compliments; je vous ai amenée ici pour me dire si cette esclave aura un garçon ou une fille." La fée répondit: "Elle aura une fille, qui sera la plus belle princesse et la mieux apprise que l'on ait jamais vue." Elle lui souhaita ensuite des biens et des honneurs infinis. "Si elle n'est pas belle et bien apprise, dit le méchant roi, je la pendrai au cou de sa mère, et sa mère à un arbre, sans que rien m'en puisse empêcher." Après cela il sortit avec la fée, et ne regarda pas la bonne reine, qui pleurait amèrement; car elle disait en elle-même: "Hélas! que ferai-je? Si j'ai une belle petite fille, il la donnera à son magot de fils; et si elle est laide, il nous pendra toutes deux. A quelle extrémité suis-je réduite! Ne pourrai-je point la cacher quelque part, afin qu'il ne la vît jamais?"

Le temps que la petite princesse devait venir au monde approchait, et les inquiétudes de la reine augmentaient: elle n'avait personne avec qui se plaindre et se consoler. Le geôlier qui la gardait ne lui donnait que trois pois cuits dans l'eau pour toute la journée, avec un petit morceau de pain noir. Elle devint plus maigre qu'un hareng: elle n'avait plus que la peau et les os.

Un soir qu'elle filait (car le méchant roi, qui était fort avare, la faisait travailler jour et nuit), elle vit entrer par un trou une petite Souris, qui était fort jolie. Elle lui dit: "Hélas! ma mignonne, que viens-tu chercher ici? Je n'ai que trois pois pour toute ma journée; si tu ne veux jeûner, va-t'en." La petite Souris courait deçà, courait delà, dansait, cabriolait comme un petit singe; et la reine prenait un si grand plaisir à la regarder, qu'elle lui donna le seul pois qui restait pour son souper. "Tiens, mignonne, dit-elle, mange, je n'en ai pas davantage, et je te le donne de bon coeur." Dès qu'elle eut fait cela, elle vit sur sa table une perdrix excellente, cuite à merveille, et deux pots de confitures. "En vérité, dit-elle, un bienfait n'est jamais perdu." Elle mangea un peu, mais son appétit était passé à force de jeûner. Elle jetta du bonbon à la Souris, qui le grignota encore; et puis elle se mit à sauter mieux qu'avant le souper.

Le lendemain matin le geôlier apporta de bonne heure les trois pois de la reine, qu'il avait mis dans un grand plat pour se moquer d'elle. La petite Souris vint doucement, et les mangea tous trois, et le pain aussi. Quand la reine voulut dîner, elle ne trouva plus rien. La voilà bien fâchée contre la Souris. "C'est une méchante petite bête, disait-elle; si elle continue, je mourrai de faim." Comme elle voulut couvrir le grand plat qui était vide, elle trouva dedans toutes sortes de bonne choses à manger: elle en fut bien aise, et mangea; mais, en mangeant, il lui vint dans l'esprit que le méchant roi ferait peut-être mourir dans deux ou trois jours son enfant, et elle quitta la table pour pleurer; puis elle disait, en levant les yeux au ciel: "Quoi! n'y a-t-il point quelque moyen de se sauver?" En disant cela, elle vit la petite Souris qui jouait avec de longs brins de paille; elle les prit, et commença de travailler avec. "Si j'ai assez de paille, dit-elle, je ferai une corbeille couverte pour mettre ma petite fille, et je la donnerai par la fenêtre à la première personne charitable qui voudra en avoir le soin."

Elle se mit donc à travailler de bon courage; la paille ne lui manquait point, la souris en traînait toujours par la chambre, où elle continuait de sauter; et aux heures des repas, la reine lui donnait ses trois pois, et trouvait en échange cent sortes de ragoûts. Elle en était bien étonnée; elle songeait sans cesse qui pouvait lui envoyer de si excellentes choses.

La reine regardait un jour à la fenêtre, pour voir de quelle longueur elle ferait la corde dont elle devait attacher la corbeille pour la descendre. Elle aperçut en bas une vieille petite bonne femme qui s'appuyait sur un bâton, et qui lui dit: "Je sais votre peine, madame; si vous voulez, je vous servirai.--Hélas! ma chère amie, lui dit la reine, vous me ferez un grand plaisir; venez tous les soirs au bas de la tour, je vous descendrai mon pauvre enfant; vous le nourrirez, et je tâcherai, si je suis jamais riche, de vous bien payer.--Je ne suis pas intéressée, répondit la vieille, mais je suis friande; il n'y a rien que j'aime tant qu'une souris grassette et dodue. Si vous en trouvez dans votre galetas, tuez-les et me les jetez; je n'en serai point ingrate, votre poupard s'en trouvera bien." 8

La reine, l'entendant, se mit à pleurer sans rien répondre; et la vieille, après avoir un peu attendu, lui demanda pourquoi elle pleurait. "C'est, dit-elle, qu'il ne vient dans ma chambre qu'une seule Souris, qui est si jolie, si joliette, que je ne puis me résoudre à la tuer.--Comment, dit la vieille en colère, vous aimez donc mieux une friponne de petite Souris, qui ronge tout, que votre enfant? Hé bien, madame, vous n'êtes pas à plaindre: restez en si bonne compagnie; j'aurai bien des souris sans vous, je ne m'en soucie guère." Elle s'en alla grondant et marmottant.

Quoique la reine eût un bon repas, et que la Souris vînt danser devant elle, jamais elle ne leva les yeux de terre, où elle les avait attachés, et les larmes coulaient le long de ses joues.

Elle eut cette même nuit une princesse, qui était un miracle de beauté. Au lieu de crier comme les autres enfants, elle riait à sa bonne maman, et lui tendait ses petites menottes, 9 comme si elle eût été bien raisonnable. La reine la caressait et la baisait de tout son coeur, songeant tristement: "Pauvre mignonne, chère enfant! si tu tombes entre les mains du méchant roi, c'est fait de ta vie." 10 Elle l'enferma dans la corbeille, avec un billet attaché sur son maillot, où était écrit: Cette infortunée petite fille a nom Joliette. Et quand elle l'avait laissée un moment sans la regarder, elle ouvrait encore la corbeille, et la trouvait embellie; puis elle la baisait et pleurait plus fort, ne sachant que faire.

Mais voici la petite Souris qui vient, et qui se met dans la corbeille avec Joliette.

"Ah! petite bestiole, dit la reine, que tu me coûtes cher pour te sauver la vie! Peut être que je perdrai ma chère Joliette! Une autre que moi t'aurait tuée, et donnée à la vieille friande; je n'ai pu y consentir." La Souris commence à dire: "Ne vous en repentez point, madame, je ne suis pas si indigne de votre amitié que vous le croyez." La reine mourait de peur d'entendre parler la Souris; mais sa peur augmenta bien, quand elle aperçut que son petit museau prenait la figure d'un visage, que ses pattes devinrent des mains et des pieds, et qu'elle grandit tout d'un coup. Enfin, la reine n'osant presque la regarder, la reconnut pour la fée qui l'était venue voir avec le méchant roi, et qui lui avait fait tant de caresses.

Elle lui dit: "J'ai voulu éprouver votre coeur; j'ai reconnu qu'il est bon, et que vous êtes capable d'amitié. Nous autres fées, qui possédons des trésors et des richesses immenses, nous ne cherchons pour la douceur de la vie que de l'amitié, et nous en trouvons rarement.--Est-il possible, belle dame, dit la reine en l'embrassant, que vous ayez de la peine à trouver des amies, étant si riches, et si puissantes?--Oui, répliqua-t-elle, car on ne nous aime que par intérêt, et cela ne nous touche guère; mais quand vous m'avez aimée en petite Souris, ce n'était pas un motif d'intérêt. J'ai voulu vous éprouver plus fortement, j'ai prise la figure d'une vieille; c'est moi qui vous ai parlé au bas de la tour, et vous m'avez toujours été fidèle." A ces mots elle embrassa la reine; puis elle baisa trois fois le béco vermeil 11_ de la petite princesse, et elle lui dit: "Je te doue, ma fille, d'être la consolation de ta mère, et plus riche que ton père; de vivre cent ans toujours belle, sans maladie, sans rides et sans vieillesse." La reine, toute ravie, la remercia, et la pria d'emporter Joliette, et d'en prendre soin, ajoutant qu'elle la lui donnait pour être sa fille.

La fée l'accepta, et la remercia; elle mit la petite dans la corbeille, qu'elle descendit en bas; mais s'étant un peu arrêtée à reprendre sa forme de petite Souris, quand elle descendit après elle par la cordelette, elle ne trouva plus l'enfant; et remontant fort effrayée: "Tout est perdu, dit-elle à la reine, mon ennemie Cancaline vient d'enlever la princesse! Il faut que vous sachiez que c'est une cruelle fée qui me hait; et par malheur, étant mon ancienne, elle a plus de pouvoir que moi. Je ne sais par quel moyen retirer Joliette de ses vilaines griffes."

Quand la reine entendit de si tristes nouvelles, elle pensa mourir de douleur; elle pleura bien fort, et pria sa bonne amie de tâcher de ravoir la petite, à quelque prix que ce fût.

Cependant le roi accourut pour lui demander son enfant; mais elle dit qu'une fée, dont elle ne savait pas le nom, l'était venue prendre par force. Voilà le méchant roi qui frappait du pied, et qui rongeait ses ongles jusqu'au dernier morceau. «Je t'ai promis, dit-il, de te pendre; je vais tenir ma parole tout à l'heure.» En même temps il traîne la pauvre reine dans un bois, grimpe sur un arbre, et l'allait pendre, lorsque la fée se rendit invisible, et, le poussant rudement, elle le fit tomber du haut de l'arbre; il se cassa quatre dents. Pendant qu'on tâchait de les raccommoder, la fée enleva la reine dans son char volant, et elle l'emporta dans un beau château. Elle en prit grand soin; et si elle avait eu la princesse Joliette, elle aurait été contente; mais on ne pouvait découvrir en quel lieu Cancaline l'avait mise, bien que la petite Souris y fit tout son possible.

Enfin le temps se passait, et la grande affliction de la reine diminuait. Il y avait quinze ans déjà, lorsqu'on entendit dire que le fils du méchant roi s'allait marier à sa dindonnière, et que cette petite créature n'en voulait point. Cela était bien surprenant, qu'une dindonnière refusât d'être reine; mais pourtant les habits de noces étaient faits, et c'était une si belle noce, qu'on y allait de cent lieues à la ronde. La petite Souris s'y transporta; elle voulait voir la dindonnière tout à son aise. Ella entra dans le poulailler, et la trouva vêtue d'une grosse toile, nu-pieds, avec un torchon gras sur la tête. Il y avait là des habits d'or et d'argent, des diamants, des perles, des rubans, des dentelles qui traînaient à terre; les dindons se huchaient dessus. La dindonnière était assise sur une grosse pierre; le fils du méchant roi, qui était tortu, borgne et boiteux, lui disait rudement: "Si vous me refusez votre coeur, je vous tuerai." Elle lui répondit fièrement: "Je ne vous épouserai point, vous êtes trop laid; vous ressemblez à votre cruel père. Laissez-moi en repos avec mes petits dindons, je les aime mieux que toutes vos braveries."

La petite Souris la regardait avec admiration; car elle était aussi belle que le soleil. Dès que le fils du méchant roi fut sorti, la fée prit la figure d'une vieille bergère, et lui dit: "Bonjour, ma mignonne, voilà vos dindons en bon état." La jeune dindonnière regarda cette vieille avec des yeux pleins de douceur, et lui dit: "L'on veut que je les quitte pour une méchante couronne; que m'en conseillez-vous?--Ma petite fille, dit la fée, une couronne est fort belle; vous n'en connaissez pas le prix ni le poids.--Mais si fait, je le connais, repartit promptement la dindonnière, puisque je refuse de m'y soumettre; je ne sais pourtant qui je suis, ni où est mon père, ni où est ma mère: je me trouve sans parents et sans amis.--Vous avez beauté et vertu, mon enfant, dit la sage fée, qui valent plus que dix royaumes. Contez-moi, je vous prie, qui vous a donc mise ici, puisque vous n'avez ni père, ni mère, ni parents, ni amis?--Une fée, appelée Cancaline, est cause que j'y suis venue; elle me battait, elle m'assommait sans sujet et sans raison. Je m'enfuis un jour, et, ne sachant où aller, je m'arrêtai dans un bois; le fils du méchant roi s'y vint promener, il me demanda si je voulais servir à la basse-cour. Je le voulus bien, j'eus soin des dindons; il venait à tous moments les voir, et il me voyait aussi. Hélas! sans que j'en eusse envie, il se mit à m'aimer tant et tant, qu'il m'importune fort."

La fée, à ce récit, commença de croire que la dindonnière était la princesse Joliette; elle lui dit: "Ma fille, apprenez-moi votre nom.--Je m'appelle Joliette, pour vous rendre service," dit-elle. A ce mot, la fée ne douta plus de la vérité; et lui jetant les bras au cou, elle pensa la manger de caresses; puis elle lui dit: "Joliette, je vous connais il y a longtemps, je suis bien aise que vous soyez si sage et si bien apprise; mais je voudrais que vous fussiez plus propre, car vous ressemblez à une petite souillon; prenez les beaux habits que voilà, et vous accommodez."

Joliette, qui était fort obéissante, quitta aussitôt le torchon gras qu'elle avait dessus la tête; et, la secouant un peu, elle se trouva toute couverte de ses cheveux, qui étaient blonds comme un bassin, et déliés comme fils d'or; ils tombaient par boucles jusqu'à terre; puis prenant dans ses mains délicates de l'eau à une fontaine qui coulait proche le poulailler, elle se débarbouilla le visage, qui devint aussi clair qu'une perle orientale. Il semblait que des roses s'étaient épanouies sur ses joues et sur sa bouche; sa douce haleine sentait le thym et le serpolet; elle avait le corps plus droit qu'un jonc; en temps d'hiver, l'on eût pris sa peau pour de la neige; en temps d'été, c'était des lis.

Quand elle fut parée des diamants et des belles robes, la fée la considéra comme une merveille; elle lui dit: "Qui croyez-vous être, ma chère Joliette? car vous voilà bien brave." Elle répliqua: "En vérité, il me semble que je suis la fille de quelque grand roi.--En seriez-vous bien aise? dit la fée.--Oui, ma bonne mère, répondit Joliette, en faisant la révérence, j'en serais fort aise.--Hé bien, dit la fée, soyez donc contente; je vous en dirai davantage demain."

Elle se rendit en diligence à son beau château, où la reine était occupée à filer de la soie. La petite Souris lui cria: "Voulez-vous gager, madame la reine, votre quenouille et votre fuseau, que je vous apporte les meilleures nouvelles que vous puissiez jamais entendre?--Hélas! répliqua la reine, depuis la mort du roi Joyeux et la perte de ma Joliette, je donnerais bien toutes les nouvelles de ce monde pour une épingle.--La la, ne vous chagrinez point, dit la fée, la princesse se porte à merveille, je viens de la voir; elle est si belle, si belle, qu'il ne tient qu'à elle d'être reine." Elle lui conta tout le conte d'un bout à l'autre; et la reine pleurait de joie de savoir sa fille si belle, et de tristesse qu'elle fût dindonnière. "Quand nous étions de grands rois dans notre royaume, disait-elle, et que nous faisions tant de bombance, le pauvre défunt et moi, nous n'aurions pas cru voir notre enfant dindonnière!--C'est la cruelle Cancaline, ajouta la fée, qui, sachant comme je vous aime, pour me faire dépit, l'a mise en cet état; mais elle en sortira, ou j'y brûlerai mes livres.--Je ne veux pas, dit la reine, qu'elle épouse le fils du méchant roi; allons dès demain la quérir et l'amenons ici."

Or, il arriva que le fils du méchant roi, étant tout à fait fâché contre Joliette, alla s'asseoir sous un arbre, où il pleurait si fort, si fort, qu'il hurlait. Son père l'entendit; il se mit à la fenêtre, et lui cria: "Qu'est-ce que tu as à pleurer? Comme tu fais la bête!" Il répondit: "C'est que notre dindonnière ne veut pas m'aimer.--Comment! elle ne veut pas t'aimer? dit le méchant roi. Je veux qu'elle t'aime ou qu'elle meure." Il appela ses gens d'armes, et leur dit: "Allez la quérir; car je lui ferai tant de mal, qu'elle se repentira d'être opiniâtre."

Ils allèrent au poulailler, et trouvèrent Joliette, qui avait une belle robe de satin blanc, toute en broderie d'or, avec des diamants rouges, et plus de mille aunes de rubans partout. Jamais, au grand jamais, il ne s'est vu une si belle fille: ils n'osaient lui parler, la prenant pour une princesse. Elle leur dit fort civilement: "Je vous prie, dites-moi qui vous cherchez ici?--Madame, dirent-ils, nous cherchons une petite malheureuse, qu'on appelle Joliette.--Hélas! c'est moi, dit-elle; qu'est-ce que vous me voulez?" Ils la prirent vitement, lièrent ses pieds et ses mains avec de grosses cordes, de peur qu'elle ne s'enfuît; ils la menèrent de cette manière au méchant roi, qui était avec son fils. Quand il la vit si belle, il ne laissa pas d'être un peu ému; sans doute qu'elle lui aurait fait pitié, s'il n'avait pas été le plus méchant et le plus cruel du monde. Il lui dit: "Ha, ha! petite friponne, petite crapaude, vous ne voulez donc pas aimer mon fils? Il est cent fois plus beau que vous, un seul de ses regards vaut mieux que toute votre personne. Allons, aimez-le tout à l'heure, ou je vais vous écorcher." La princesse, tremblante comme un petit pigeon, se mit à genoux devant lui, et lui dit: "Sire, je vous prie de ne me point écorcher, cela fait trop de mal; laissez-moi un ou deux jours pour songer à ce que je dois faire, et puis vous serez le maître." Son fils, désespéré, voulait qu'elle fût écorchée: ils conclurent ensemble de l'enfermer dans une tour, où elle ne verrait pas seulement le soleil.

Là-dessus, la bonne fée arriva dans le char volant avec la reine; elles apprirent toutes ces nouvelles; aussitôt la reine se mit à pleurer amèrement, disant qu'elle était toujours malheureuse, et qu'elle aimerait mieux que sa fille fût morte que d'épouser le fils du méchant roi. La fée lui dit: "Prenez courage, je vais tant les fatiguer que vous serez contente et vengée."

Comme le méchant roi allait se coucher, la fée se met en petite Souris, et se fourre sous le chevet du lit: dès qu'il voulut dormir, elle lui mordit l'oreille. Le voilà bien fâché, il se tourne de l'autre côté, elle lui mord l'autre oreille; il crie au meurtre, il appelle pour qu'on vienne; on vient, on lui trouve les deux oreilles mordues, qui saignaient si fort qu'on ne pouvait arrêter le sang. Pendant qu'on cherchait partout la Souris, elle alla en faire autant au fils du méchant roi. Il fait venir ses gens, et leur montre ses oreilles qui étaient tout écorchées; on lui met des emplâtres dessus. La petite Souris retourna dans la chambre du méchant roi, qui était un peu assoupi; elle mord son nez et s'attache à le ronger; il y porte les mains, et elle le mord, et l'égratigne. Il crie: "Miséricorde, je suis perdu!" Elle entre dans sa bouche et lui grignote la langue, les lèvres, les joues. L'on entre; on le voit épouvantable, qui ne pouvait presque plus parler, tant il avait mal à la langue; il fit signe que c'était une Souris. On cherche dans la paillasse, dans le chevet, dans les petits coins: elle n'y était déjà plus; 12 elle courut faire pis au fils, et lui mangea son bon oeil (car il était déjà borgne). Il se leva comme un furieux, l'épée à la main; il était aveugle, il courut dans la chambre de son père, qui de son côté avait pris son épée, tempêtant et jurant qu'il allait tout tuer, si l'on n'attrapait la Souris.

Quand il vit son fils si désespéré, il le gronda; et celui-ci, qui avait les oreilles échauffées, ne reconnut pas la voix de son père, il se jeta sur lui. Le méchant roi, en colère, lui donna un grand coup d'épée, il en reçut un autre; ils tombèrent tous deux par terre, saignant comme des boeufs. Tous leurs sujets, qui les haïssaient mortellement, et qui ne les servaient que par crainte, ne les craignant plus, leur attachèrent des cordes aux pieds, et les traînèrent dans la rivière, disant qu'ils étaient bienheureux d'en être quittes.

Voilà le méchant roi mort et son fils aussi. La bonne fée, qui savait cela, alla quérir la reine; elles allèrent à la tour noire, où Joliette était enfermée sous plus de quarante clefs. La fée frappa trois fois avec une petite baguette de coudre à la grosse porte, qui s'ouvrit, et les autres de même. Elles trouvèrent la pauvre princesse bien triste, qui ne disait pas un petit mot. La reine se jeta à son cou. "Ma chère mignonne, lui dit-elle, je suis ta maman la reine Joyeuse." Elle lui conta l'histoire de sa vie. O bon Dieu! quand Joliette entendit de si belles nouvelles, à peu tint qu'elle ne mourût de plaisir. Elle se jeta aux pieds de la reine, elle lui embrassait les genoux, elle mouillait ses mains de ses larmes, et les baisait mille fois. Elle caressait tendrement la fée, qui lui avait apporté des corbeilles pleines de bijoux sans prix, 13 d'or et des diamants; des bracelets, des perles, et le portrait du roi Joyeux entouré de pierreries, qu'elle mit devant elle. La fée dit: "Ne nous amusons point, il faut faire un coup d'État: allons dans la grande salle du château haranguer le peuple."

Elle marcha la première, avec un visage grave et sérieux, ayant une robe qui traînait de plus de dix aunes; et la reine une autre de velours bleu, toute brodée d'or, qui traînait bien davantage. Elles avaient apporté leurs beaux habits avec elles; puis elles avaient des couronnes sur la tête, qui brillaient comme des soleils. La princesse Joliette les suivait avec sa beauté et sa modestie, qui n'avaient rien que de merveilleux. Elles faisaient la révérence à tous ceux qu'elles rencontraient par le chemin, aux petits comme aux grands. On les suivait, fort empressé de savoir qui étaient ces belles dames. Lorsque la salle fut toute pleine, la bonne fée dit aux sujets du méchant roi, qu'elle voulait leur donner pour reine la fille du roi Joyeux qu'ils voyaient, qu'ils vivraient contents sous son empire, qu'ils l'acceptassent; qu'elle lui chercherait un époux aussi parfait qu'elle, qui rirait toujours, et qui chasserait la mélancolie de tous les coeurs. A ces mots chacun cria: Oui, oui, nous le voulons bien; il y a trop longtemps que nous sommes tristes et misérables. En même temps cent sortes d'instruments jouèrent de tous côtés. Chacun se donna la main et dansa en danse ronde, chantant autour de la reine, de sa fille et de la bonne fée: Oui, oui, nous le voulons bien.

Voilà comme elles furent reçues. Jamais joie n'a été égale. On mit les tables, l'on mangea, l'on but, et puis on se coucha pour bien dormir. Au réveil de la jeune princesse, la fée lui présenta le plus beau prince qui eût encore vu le jour. Elle l'était allé quérir dans le char volant jusqu'au bout du monde; il était aussi aimable que Joliette. Dès qu'elle le vit, elle l'aima. De son côté, il en fut charmé, et pour la reine, elle était transportée de joie. On prépara un repas admirable et des habits merveilleux. Les noces se firent avec des réjouissances infinies.

MORALITÉ.

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