Le Cabinet des Fées: Or Recreative Readings Arranged for the Express Use of Students in French
Cette princesse infortunée,
Dont tu viens de voir les malheurs,
Dans sa prison abandonnée,
Eût d'un destin cruel éprouvé les rigueurs;
Elle eût pleuré dans sa naissance
Joliette exposée à la mort,
Si sa juste reconnaissance
N'eût intéressé dans son sort
Cette prudente et sage fée,
Qui, par un généreux effort,
Quand du plus grand péril la reine est menacée.
Sait la conduire dans le port.
Tout ceci n'est rien qu'une fable,
Faite pour amuser quiconque la lira;
Toutefois on y trouvera
Une morale véritable:
A qui t'a fait une faveur,
Montre une âme reconnaissante;
C'est la vertu la plus puissante
Pour toucher et gagner le coeur.
LA BARBE-BLEUE.
Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle 11 d'or et d'argent, des meubles en broderie et des carrosses tout dorés. Mais, par malheur, cet homme avait la barbe-bleue; cela le rendait si laid et si terrible, qu'il n'était ni femme ni fille qui ne s'enfuît de devant lui.
Une de ses voisines, dame de qualité, avait deux filles parfaitement belles. Il lui en demanda une en mariage, en lui laissant le choix de celle qu'elle voudrait lui donner. Elles n'en voulaient point toutes deux, et se le renvoyaient 2 l'une à l'autre ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui eût la barbe bleue. Ce qui les dégoûtait encore, c'est qu'il avait déjà épousé plusieurs femmes, et qu'on ne savait ce que ces femmes étaient devenues.
La Barbe-Bleue, pour faire connaissance, les mena avec leur mère, et trois ou quatre de leurs meilleures amies, et quelques jeunes gens du voisinage, à une de ses maisons de campagne, où on demeura huit jours entiers. Ce n'était que promenades, que parties de chasse et de pêche, que danses et festins, que collations: on ne dormait point, et on passait toute la nuit à se faire des malices 3 les uns aux autres; enfin, tout alla si bien, que la cadette commença à trouver que le maître du logis n'avait plus la barbe si bleue, et que c'était un fort honnête 4 homme. Dès qu'on fut de retour à la ville, le mariage se conclut.
Au bout d'un mois, le Barbe-Bleue dit à sa femme qu'il était obligé de faire un voyage en province, de six semaines au moins, pour une affaire de conséquence; qu'il la priait de se bien divertir pendant son absence; qu'elle fît venir ses bonnes amies, qu'elle les menât à la campagne si elle voulait; que partout elle fît bonne chère.
--Voilà, lui dit-il, les clefs de deux grands garde-meubles; 5 voilà celle de la vaisselle d'or et d'argent, qui ne sert pas tous les jours; 6 voilà celle de mes coffres-forts, où est mon or et mon argent; celle de mes cassettes, où sont mes pierreries; et voilà le passe-partout de tous les appartements. Pour cette petite clef-ci, c'est la clef du cabinet au bout de la grande galerie de l'appartement bas: ouvrez tout, allez partout; mais pour ce petit cabinet, je vous défends d'y entrer, et je vous le défends de telle sorte, que, s'il vous arrive de l'ouvrir, il n'y a rien que vous ne deviez attendre de ma colère.
Elle promit d'observer exactement tout ce qui lui venait d'être ordonné; et lui, après l'avoir embrassée, monte dans son carrosse, et part pour son voyage.
Les voisines et les bonnes amies n'attendirent pas qu'on les envoyât quérir pour aller chez la jeune mariée, tant elles avaient d'impatience de voir toutes les richesses de sa maison, n'ayant osé y venir pendant que le mari y était, à cause de sa barbe bleue, qui leur faisait peur. Les voilà aussitôt à parcourir les chambres, les cabinets, les garde-robes toutes plus belles les unes que les autres. Elles montèrent ensuite aux garde-meubles, où elles ne pouvaient assez admirer le nombre et la beauté des tapisseries, des lits, des sofas, des cabinets, des guéridons, 7 des tables et des miroirs où l'on se voyait depuis les pieds jusqu'à la tête, et dont les bordures, les unes de glace, les autres d'argent et de vermeil doré, 8 étaient les plus belles et les plus magnifiques qu'on eût jamais vues; elles ne cessaient d'exagérer 9 et d'envier le bonheur de leur amie, qui, cependant, ne se divertissait point à voir toutes ces richesses, à cause de l'impatience qu'elle avait d'aller ouvrir le cabinet de l'appartement bas.
Elle fut si pressée de sa curiosité, que, sans considérer qu'il était malhonnête 10 de quitter sa compagnie, elle descendit par un escalier dérobé, et avec tant de précipitation, qu'elle pensa 11 se rompre le cou deux or trois fois. Étant arrivée à la porte du cabinet, elle s'y arrêta quelque temps, songeant à la défense 12 que son mari lui avait faite, et considérant qu'il pourrait lui arriver malheur d'avoir été désobéissante: mais la tentation était si forte, qu'elle ne put la surmonter; elle prit donc la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabinet.
D'abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées; après quelques moments, elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé, 13 dans lequel se miraient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs: c'étaient toutes les femmes que la Barbe-Bleue avait épousées, et qu'il avait égorgées l'une après l'autre.
Elle pensa mourir de peur, et la clef du cabinet, qu'elle venait de retirer de la serrure, lui tomba de la main.
Après avoir un peu repris ses sens, elle ramassa la clef, referma la porte, et monta à sa chambre pour se remettre 14 un peu; mais elle n'en pouvait venir à bout, 15 tant elle était émue. 16 Ayant remarqué que la clef du cabinet était tachée de sang, elle l'essuya deux ou trois fois; mais le sang ne s'en allait point; elle eut beau la laver, et même la frotter avec du sable et du grès, il y demeura toujours du sang; car la clef était fée, et il n'y avait pas moyen de la nettoyer tout à fait: quand on ôtait le sang d'un côté, il revenait de l'autre.
La Barbe-Bleue revint de son voyage dès le soir même, et dit qu'il avait reçu des lettres dans le chemin, qui lui avaient appris que l'affaire pour laquelle il était parti venait d'être terminée à son avantage. Sa femme fit tout ce qu'elle put pour lui témoigner 17 qu'elle était ravie de son prompt retour.
Le lendemain, il lui redemanda les clefs, et elle les lui donna; mais d'une main si tremblante, qu'il devina sans peine tout ce qui s'était passé.
--D'où vient, lui dit-il, que la clef du cabinet n'est point avec les autres?
--Il faut, dit-elle, que je l'aie laissée là-haut 18 sur ma table.
--Ne manquez pas, dit la Barbe-Bleue, de me la donner tantôt. 19
Après plusieurs remises, 20 il fallut apporter la clef. La Barbe-Bleue, l'ayant considérée, dit à sa femme:--Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef?
--Je n'en sais rien, répondit la pauvre femme, plus pâle que la mort.
--Vous n'en savez rien? reprit la Barbe-Bleue; je le sais bien, moi. Vous avez voulu entrer dans le cabinet? Eh bien, madame, vous y entrerez aussi, et vous irez prendre place auprès des dames que vous y avez vues.
Elle se jeta aux pieds de son mari, en pleurant et en lui demandant pardon avec toutes les marques d'un vrai repentir, de n'avoir pas été obéissante. Elle aurait attendri un rocher, belle et affligée comme elle était; mais la Barbe-Bleue avait un coeur plus dur qu'un rocher.
--Il faut mourir, madame, lui dit-il, et tout à l'heure.
--Puisqu'il faut mourir, répondit-elle en le regardant, les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu.
--Je vous donne un demi-quart d'heure, reprit la Barbe-Bleue, mais pas un moment davantage.
Lorsqu'elle fut seule, elle appela sa soeur, et lui dit:
--Ma soeur Anne (car elle s'appelait ainsi), monte, je te prie, sur le haut de la tour, pour voir si mes frères ne viennent point: ils m'ont promis qu'ils viendraient me voir aujourd'hui; et, si tu les vois, fais-leur signe de se hâter.
La soeur Anne monta sur le haut de la tour; et la pauvre affligée lui criait de temps en temps:
--Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?
Et la soeur Anne lui répondait:
--Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, 21 et l'herbe qui verdoie. 22
Cependant la Barbe-Bleue, tenant un grand coutelas à la main, criait de toute sa force:--Descends vite, ou je monterai là-haut.
--Encore un moment, s'il vous plaît, lui répondit sa femme.
Et aussitôt elle criait tout bas:
--Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?
Et la soeur Anne répondait:
--Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, et l'herbe qui verdoie.
--Descends donc vite, criait la Barbe-Bleue, ou je monterai là-haut.
--Je m'en vais, répondait sa femme.
Et puis elle criait:
--Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?
--Je vois, répondit la soeur Anne, une grande poussière qui vient de ce côté-ci.
--Sont-ce mes frères?
-Hélas! non, ma soeur, je vois un troupeau de moutons.
--Ne veux-tu pas descendre? criait la Barbe-Bleue.
--Encore un petit moment, répondit sa femme.
Et puis elle criait:
--Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?
--Je vois, répondit-elle, deux cavaliers qui viennent de ce côté; mais ils sont bien loin encore.
--Dieu soit loué! s'écria-t-elle un moment après, ce sont mes frères.
--Je leur fais signe tant que je puis de se hâter.
La Barbe-Bleue se mit à crier si fort, que toute la maison en trembla. La pauvre femme descendit, et alla se jeter à ses pieds tout éplorée et tout échevelée.
--Cela ne sert de rien, 23 dit la Barbe-Bleu, il faut mourir. Puis, la prenant d'une main par les cheveux, et de l'autre levant le coutelas en l'air, il allait lui abattre la tête.
La pauvre femme, se tournant vers lui, et le regardant avec des yeux mourants, lui demanda un petit moment pour se recueillir.
--Non! non! dit-il, recommande-toi bien à Dieu; et levant son bras...
Dans ce moment, on heurta 24 si fort à la porte, que la Barbe-Bleue s'arrêta tout court: on ouvrit, et aussitôt on vit entrer deux cavaliers qui, mettant l'épée à la main, coururent droit à la Barbe-Bleue. Il reconnut que c'étaient les frères de sa femme, l'un dragon, et l'autre mousquetaire; de sorte qu'il s'enfuit aussitôt pour se sauver. Mais les deux frères le poursuivirent de si près, qu'ils l'attrapèrent avant qu'il pût gagner le perron. Ils lui passèrent leur épée au travers du corps, et le laissèrent mort. La pauvre femme était presque aussi morte que son mari, et n'avait pas la force de se lever pour embrasser ses frères.
Il se trouva que la Barbe-Bleue n'avait point d'héritiers, et qu'ainsi sa femme demeura maîtresse de tous ses biens. Elle en employa une partie à marier sa jeune soeur Anne avec un jeune gentilhomme, 25 dont elle était aimée depuis longtemps; une autre partie à acheter des charges 26 de capitaine à ses deux frères; et le reste à se marier elle-même à un fort honnête 27 homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu'elle avait passé avec la Barbe-Bleue.
FINETTE CENDRON.
Il était une fois un roi et une reine qui avaient mal fait leurs affaires. 1 On les chassa de leur royaume: ils vendirent leurs couronnes pour vivre, puis leurs habits, leur linge, leurs dentelles, et tous leurs meubles, pièce à pièce; les fripiers étaient las d'acheter, car tous les jours ils vendaient chose nouvelle. Quand le roi et la reine furent bien pauvres, le roi dit à sa femme: "Nous voilà hors de notre royaume, nous n'avons plus rien; il faut gagner notre vie et celle de nos pauvres enfants; avisez un peu à ce que nous avons à faire, car jusqu'à présent je n'ai su que le métier de roi, qui est fort doux."
La reine avait beaucoup d'esprit; elle lui demanda huit jours pour y rêver. Au bout de ce temps elle lui dit: "Sire, il ne faut point nous affliger; vous n'avez qu'à faire des filets, dont vous prendrez des oiseaux à la chasse et des poissons à la pêche; pendant que les cordelettes s'useront, je filerai pour en faire d'autres. A l'égard de 2 nos trois filles, ce sont de franches paresseuses, qui croient encore être de grandes dames, elles veulent faire les demoiselles; il faut les mener si loin, si loin, qu'elles ne reviennent jamais, car il serait impossible que nous pussions leur fournir assez d'habits à leur gré."
Le roi commença à pleurer quand il vit qu'il fallait se séparer de ses enfants, il était bon père; mais la reine était la maîtresse. Il demeura donc d'accord de tout ce qu'elle voulait. Il lui dit: "Levez-vous demain de bon matin, et prenez vos trois filles, pour les mener où vous jugerez à propos." Pendant qu'ils complotaient cette affaire, la princesse Finette, qui était la plus petite des filles, écoutait par le trou de la serrure; et quand elle eut découvert le dessein de son papa et de sa maman, elle s'en alla tant qu'elle put à une grande grotte, fort éloignée de chez eux, où demeurait la fée Merluche, qui était sa marraine.
Finette avait pris deux livres de beurre frais, des oeufs, du lait, et de la farine pour faire un excellent gâteau à sa marraine, afin d'en être bien reçue. Elle commença gaiement son voyage; mais plus elle allait, plus elle se lassait. Ses souliers s'usèrent jusqu'à la dernière semelle, et ses petits pieds mignons s'écorchèrent si fort, que c'était grande pitié: elle n'en pouvait plus; elle s'assit sur l'herbe, pleurant.
Par là passa un beau cheval d'Espagne, tout sellé, tout bridé; il y avait plus de diamants à sa housse qu'il n'en faudrait pour acheter trois villes; et quand il vit la princesse, il se mit à paître doucement auprès d'elle: ployant le jarret, il semblait lui faire la révérence; aussitôt elle le prit par la bride. "Gentil dada, 3 dit-elle, voudrais-tu bien me porter chez ma marraine la fée? Tu me feras un grand plaisir: car je suis si lasse, que je vais mourir; mais si tu me sers dans cette occasion, je te donnerai de bonne avoine et de bon foin; tu auras de la paille fraîche pour te coucher." Le cheval se baissa presque à terre devant elle, et la jeune Finette sauta dessus; il se mit à courir si légèrement, qu'il semblait que ce fût un oiseau. Il s'arrêta à l'entrée de la grotte, comme s'il en avait su le chemin; et il le savait bien aussi, car c'était Merluche qui, ayant deviné que sa filleule la voulait venir voir, lui avait envoyé ce beau cheval.
Quand elle fut entrée, elle fit trois grandes révérences à sa marraine, et prit le bas de sa robe qu'elle baisa, et puis elle lui dit: "Bonjour, ma marraine, comment vous portez-vous? Voilà du beurre, du lait, de la farine et des oeufs que je vous apporte pour vous faire un bon gâteau à la mode de notre pays.--Soyez la bienvenue, Finette, dit la fée; venez, que je vous embrasse." Elle l'embrassa deux fois, dont Finette resta très-joyeuse; car madame Merluche n'était pas une fée à la douzaine. Elle dit: "Çà, ma filleule, je veux que vous soyez ma petite femme de chambre; décoiffez-moi et me peignez." La princesse la décoiffa, et la peigna le plus adroitement du monde. "Je sais bien, dit Merluche, pourquoi vous venez ici; vous avez écouté le roi et la reine, qui veulent vous mener perdre, et vous voulez éviter ce malheur. Tenez, vous n'avez qu'à prendre ce peloton, le fil n'en rompra jamais; vous attacherez le bout à la porte de votre maison, et vous le tiendrez à votre main. Quand la reine vous aura laissée, il vous sera aisé de revenir en suivant le fil."
La princesse remercia sa marraine, qui lui remplit un sac de beaux habits tout d'or et d'argent. Elle l'embrassa; elle la fit remonter sur le joli cheval, et en deux ou trois moments il la rendit à la porte de la maisonnette de leurs majestés. Finette dit au cheval: "Mon petit ami, vous êtes beau et très-sage, vous allez plus vite que le soleil, je vous remercie de votre peine, retournez d'où vous venez." Elle entra tout doucement dans la maison, cachant son sac sous son chevet; elle se coucha sans faire semblant de rien. Dès que le jour parut, le roi réveilla sa femme: "Allons, allons, madame, lui dit-il, apprêtez-vous pour le voyage." Aussitôt elle se leva; prit ses gros souliers, une jupe courte, une camisole blanche et un bâton. Elle fit venir l'aînée de ses filles, qui s'appelait Fleur-d'Amour; la seconde Belle-de-Nuit, et la troisième Fine-Oreille: c'est pourquoi on la nommait ordinairement Finette. "J'ai rêvé cette nuit, dit la reine, qu'il faut que nous allions voir ma soeur, elle nous régalera bien; nous mangerons et nous rirons tant que nous voudrons." Fleur-d'Amour, qui se désespérait d'être dans un désert, dit à sa mère: "Allons, madame, où il vous plaira: pourvu que je me promène, il ne m'importe." Les deux autres en dirent autant; elles prennent congé du roi, et les voilà toutes quatre en chemin. Elles allèrent si loin, si loin, que Fine-Oreille avait grand' peur de n'avoir pas assez de fil, car il y avait près de mille lieues. Elle marchait toujours derrière ses soeurs, passant le fil adroitement dans les buissons.
Quand la reine crut que ses filles ne pourraient plus retrouver le chemin, elle entra dans un grand bois, et leur dit: "Mes petites brebis, dormez; je serai comme la bergère qui veille autour de son troupeau, crainte que le loup ne le mange." Elles se couchèrent sur l'herbe, et s'endormirent. La reine les quitta, croyant ne les revoir jamais. Finette fermait les yeux et ne dormait pas. "Si j'étais une méchante fille, disait-elle, je m'en irais tout à l'heure, et je laisserais mourir mes soeurs ici, car elles me battent et m'égratignent jusqu'au sang; malgré toutes leurs malices, je ne veux pas les abandonner."
Elle les réveille, et leur conte toute l'histoire: elles se mettent à pleurer, et la prient de les mener avec elle; promettant qu'elles lui donneront leurs belles poupées, leur petit ménage d'argent, leurs autres jouets, et leurs bonbons. "Je sais assez que vous n'en ferez rien, 4 dit Finette, mais je n'en serai pas moins bonne soeur;" et, se levant, elle suivit son fil, et les princesses aussi: de sorte qu'elles arrivèrent presque aussitôt que la reine.
En s'arrêtant à la porte, elles entendirent que le roi disait: "J'ai le coeur tout saisi de vous voir revenir seule.--Bon, dit la reine, nous étions trop embarrassés de nos filles.--Encore, dit le roi, si vous aviez ramené ma Finette, je me consolerais des autres, car elles n'aiment rien." Elles frappèrent, toc, toc. Le roi dit: "Qui va là?" Elles répondirent: "Ce sont vos trois filles, Fleur-d'Amour, Belle-de-Nuit et Fine-Oreille." La reine se mit à trembler. "N'ouvrez pas, disait-elle, il faut que ce soient des esprits, car il est impossible qu'elles soient revenues." Le roi était aussi poltron que sa femme, et il disait: "Vous me trompez, vous n'êtes point mes filles." Mais Fine-Oreille, qui était adroite, lui dit: "Mon papa, je vais me baisser, regardez-moi par le trou de la serrure, et si je ne suis pas Finette, je consens d'avoir le fouet." Le roi regarda comme elle lui avait dit, et dès qu'il l'eut reconnue il leur ouvrit. La reine fit semblant d'être bien aise de les revoir; elle leur dit qu'elle avait oublié quelque chose, qu'elle l'était venu chercher; mais qu'assurément elle les aurait été retrouver. Elles feignirent de la croire, et montèrent dans un beau petit grenier où elles couchaient. "Çà, dit Finette, mes soeurs, vous m'avez promis une poupée; donnez-la moi.--Vraiment, tu n'as qu'à t'y attendre, petite coquine, dirent-elles; tu es cause que le roi ne nous regrette pas." Là-dessus, prenant leurs quenouilles, elles la battirent comme plâtre. 5 Quand elles l'eurent bien battue, elle se coucha; et comme elle avait tant de plaies et de bosses, elle ne pouvait dormir, et elle entendit que la reine disait au roi: "Je les mènerai d'un autre côté encore plus loin, et je suis certaine qu'elles ne reviendront jamais." Quand Finette entendit ce complot, elle se leva tout doucement pour aller voir encore sa marraine. Elle entra dans le poulailler; elle prit deux poulets et un maître coq, à qui elle tordit le cou, puis deux petits lapins que la reine nourrissait de choux, pour s'en régaler dans l'occasion; elle mit le tout dans un panier, et partit. Mais elle n'eut pas fait une lieue à tâtons, mourant de peur, que le cheval d'Espagne vint au galop, ronflant et hennissant; elle crut que c'était fait d'elle, que quelques gens d'armes l'allaient prendre. Quand elle vit le joli cheval tout seul, elle monta dessus, ravie d'aller si à son aise: elle arriva promptement chez sa marraine.
Après les cérémonies ordinaires, elle lui présenta les poulets, le coq et les lapins, et la pria de l'aider de ses bons avis, parce que la reine avait juré qu'elle les mènerait jusqu'au bout du monde. Merluche dit à sa filleule de ne pas s'affliger; elle lui donna un sac tout plein de cendre: "Vous porterez le sac devant vous, lui dit-elle, vous le secouerez, vous marcherez sur la cendre, et quand vous voudrez revenir, vous n'aurez qu'à regarder l'impression de vos pas; mais ne ramenez point vos soeurs, elles sont trop malicieuses, et si vous les ramenez, je ne veux plus vous voir." Finette prit congé d'elle, emportant par son ordre pour trente ou quarante millions de diamants en une petite boîte, qu'elle mit dans sa poche. Le cheval était tout prêt, et la rapporta comme à l'ordinaire. Au point du jour, la reine appela les princesses; elles vinrent, et elle leur dit: "Le roi ne se porte pas bien; j'ai rêvé cette nuit qu'il faut que j'aille lui cueillir des fleurs et des herbes en un certain pays où elles sont fort excellentes, elles le feront rajeunir; c'est pourquoi allons-y tout à l'heure." Fleur d'Amour et Belle-de-Nuit, qui ne croyaient pas que leur mère eût encore envie de les perdre, s'affligèrent de ces nouvelles. Il fallut pourtant partir; et elles allèrent si loin, qu'il ne s'est jamais fait un si long voyage. Finette, qui ne disait mot, se tenait derrière les autres, et secouait la cendre à merveille, sans que le vent ni la pluie y gâtassent rien. La reine, étant persuadée qu'elles ne pourraient retrouver le chemin, remarqua un soir que ses trois filles étaient bien endormies; elle prit ce temps pour les quitter, et revint chez elle. Quand il fut jour, et que Finette connut que sa mère n'y était plus, elle éveilla ses soeurs: "Nous voici seules, dit-elle, la reine s'en est allée." Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit se prirent à pleurer; elles arrachaient leurs cheveux, et meurtrissaient leur visage à coups de poing. Elles s'écriaient: "Hélas! qu'allons-nous faire?" Finette était la meilleure fille du monde; elle eut encore pitié de ses soeurs. "Voyez à quoi je m'expose, leur dit-elle; car lorsque ma marraine m'a donné le moyen de revenir, elle m'a défendu de vous enseigner le chemin; et que si je lui désobéissais, elle ne voulait plus me voir." Belle-de-Nuit se jeta au cou de Finette, autant en fit Fleur-d'Amour; elles la caressèrent si tendrement, qu'il n'en fallut pas davantage pour revenir toutes trois ensemble chez le roi et la reine.
Leurs majestés furent bien surprises de revoir les princesses; ils en parlèrent toute la nuit, et la cadette, qui n'avait pas nom Fine-Oreille pour rien, entendait qu'ils faisaient un nouveau complot, et que le lendemain la reine se remettrait en campagne. Elle courut éveiller ses soeurs. "Hélas! leur dit-elle, nous sommes perdues, la reine veut absolument nous mener dans quelque désert, et nous y laisser. Vous êtes cause que j'ai fâché ma marraine; je n'ose l'aller trouver, comme je faisais toujours." Elles restèrent bien en peine, et ce disaient l'une à l'autre: "Que ferons-nous? ma soeur, que ferons-nous?" Enfin, Belle-de-Nuit dit aux deux autres: "Il ne faut pas s'embarrasser; la vieille Merluche n'a pas tant d'esprit qu'il n'en reste un peu aux autres: nous n'avons qu'à nous charger de pois; nous les sèmerons le long du chemin et nous reviendrons." Fleur-d'Amour trouva l'expédient admirable; elles se chargèrent de pois, elles remplirent leurs poches; pour Fine-Oreille, au lieu de prendre des pois, elle prit le sac aux beaux habits, avec la petite boîte de diamants, et dès que la reine les appela pour partir, elles se trouvèrent toutes prêtes.
Elle leur dit: "J'ai rêvé cette nuit qu'il y a dans un pays, qu'il n'est pas nécessaire de nommer, trois beaux princes qui vous attendent pour vous épouser; je vais vous y mener, pour voir si mon songe est véritable." La reine allait devant et ses filles après, qui semaient des pois sans s'inquiéter, car elles étaient certaines de retourner à la maison. Pour cette fois la reine alla plus loin encore qu'elle n'était allée: mais pendant une nuit obscure, elle les quitta et revint trouver le roi; elle arriva fort lasse et fort aise de n'avoir plus un si grand ménage sur les bras.
Les trois princesses ayant dormi jusqu'à onze heures du matin se réveillèrent; Finette s'aperçut la première de l'absence de la reine; bien qu'elle s'y fût préparée, elle ne laissa pas de pleurer, se confiant davantage pour son retour à sa marraine la fée qu'à l'habileté de ses soeurs. Elle alla leur dire tout effrayée: "La reine est partie, il faut la suivre au plus vite.--Taisez-vous, petite babouine, 6 répliqua Fleur-d'Amour, nous trouverons bien le chemin quand nous voudrons; vous faites ici, ma commère, l'empressée mal à propos." Finette n'osa répliquer. Mais quand elles voulurent retrouver le chemin, il n'y avait plus ni traces ni sentiers: les pigeons, dont il y à grand nombre en ce pays-là, étaient venus manger les pois; elles se mirent à pleurer jusqu'aux cris. Après avoir resté deux jours sans manger, Fleur-d'Amour dit à Belle-de-Nuit: "Ma soeur, n'as-tu rien à manger?--Non, dit-elle." Elle dit la même chose à Finette. "Je n'ai rien non plus, répliqua-t-elle, mais je viens de trouver un gland.--Ha! donnez-le-moi, dit l'une; donnez-le-moi, dit l'autre." Chacune le voulait avoir. "Nous ne serons guère rassasiées d'un gland à nous trois, dit Finette; plantons-le, il en viendra un autre qui nous pourra servir." Elles y consentirent, quoiqu'il n'y eût guère d'apparence qu'il vînt un arbre dans un pays où il n'y en avait point: on n'y voyait que des choux et des laitues, dont les princesses mangeaient. Si elles avaient été bien délicates, elles seraient mortes cent fois; elles couchaient presque toujours à la belle étoile; 7 tous les matins et tous les soirs elles allaient tour à tour arroser le gland, et lui disaient: Croîs, croîs, beau gland.
Il commença de croître à vue d'oeil. Quand il fut un peu grand, Fleur-d'Amour voulut monter dessus, mais il n'était pas assez fort pour la porter; elle le sentait plier sous elle, aussitôt elle descendit; Belle-de-Nuit eut la même aventure. Finette, plus légère, s'y tint longtemps; et ses soeurs lui demandèrent: "Ne vois-tu rien, ma soeur?" Elle leur répondit: "Non, je ne vois rien.--Ah! c'est que le chêne n'est pas assez haut," disait Fleur-d'Amour; de sorte qu'elles continuaient d'arroser le gland et de lui dire: Croîs; croîs; beau gland. Finette ne manquait jamais d'y monter deux fois par jour. Un matin qu'elle y était, Belle-de-Nuit dit à Fleur-d'Amour: "J'ai trouvé un sac que notre soeur nous à cache; qu'est-ce qu'il peut y avoir dedans?" Fleur-d'Amour répondit: "Elle m'a dit que c'étaient de vieilles dentelles qu'elle raccommode, et moi je crois que c'est du bonbon," ajouta Belle-de-Nuit. Elle était friande, et voulut y voir; elle y trouva effectivement toutes les dentelles du roi et de la reine, mais elles servaient à cacher les beaux habits de Finette et la boîte de diamants. "Hé bien! se peut-il une plus grande petite coquine! s'écria-t-elle; il faut prendre tout pour nous, et mettre des pierres à la place." Elles le firent promptement. Finette revint sans s'apercevoir de la malice de ses soeurs, car elle ne s'avisait pas de se parer dans un désert; elle ne songeait qu'au chêne, qui devenait le plus beau de tous les chênes.
Une fois qu'elle y monta et que ses soeurs, selon leur coutume, lui demandèrent si elle ne découvrait rien, elle s'écria: "Je découvre une grande maison, si belle, si belle, que je ne saurais assez le dire; les murs en sont d'émeraudes et de rubis, le toit de diamants: elle est toute couverte de sonnettes d'or, les girouettes vont et viennent comme le vent.--Tu mens, disaient-elles, cela n'est pas si beau que tu le dis.--Croyez-moi, répondit Finette, je ne suis pas menteuse; venez-y plutôt voir vous-mêmes, j'en ai les yeux tout éblouis." Fleur-d'Amour monta sur l'arbre: quand elle eut vu le château, elle ne s'en pouvait taire. Belle-de-Nuit, qui était fort curieuse, ne manqua pas de monter à son tour; elle demeura aussi ravie que ses soeurs. "Certainement, dirent-elles, il faut aller à ce palais, peut-être que nous y trouverons de beaux princes qui seront trop heureux de nous épouser." Tant que la soirée fut longue, elles ne parlèrent que de leur dessein; elles se couchèrent sur l'herbe. Mais lorsque Finette leur parut fort endormie, Fleur-d'Amour dit à Belle-de-Nuit: "Savez-vous ce qu'il faut faire, ma soeur: levons-nous et nous habillons des riches habits que Finette a apportés.--Vous avez raison, dit Belle-de-Nuit." Elles se levèrent donc, se frisèrent, se poudrèrent; puis elles mirent des mouches, et les belles robes d'or et d'argent toutes couvertes de diamants: il n'a jamais été rien de si magnifique.
Finette ignorait le vol que ses méchantes soeurs lui avaient fait. Elle prit son sac dans le dessein de s'habiller, mais elle demeura bien affligée de ne trouver que des cailloux; elle aperçoit en même temps ses soeurs, qui s'étaient accommodées comme des soleils. Elle pleura et se plaignit de la trahison qu'elles lui avaient faite; et elles d'en rire et de se moquer. "Est-il possible, leur dit-elle, que vous ayez le courage de me mener au château sans me parer et me faire belle?--Nous n'en avons pas trop pour nous, répliqua Fleur-d'Amour; tu n'auras que des coups si tu nous importunes.--Mais, continua-t-elle, ces habits que vous portez sont à moi, ma marraine me les a donnés, ils ne vous doivent rien.--Si tu parles davantage, dirent-elles, nous allons t'assommer, et nous t'enterrerons sans que personne le sache." La pauvre Finette n'eut garde de les agacer, 8 elle les suivait doucement et marchait un peu derrière, ne pouvant passer que pour leur servante.
Plus elles approchaient de la maison, plus elle leur semblait merveilleuse. "Ah! disaient Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit, que nous allons nous bien divertir, que nous ferons bonne chère! nous mangerons à la table du roi; mais pour Finette, elle lavera les écuelles dans la cuisine, car elle est faite comme un souillon; et si l'on demande qui elle est, gardons-nous bien de l'appeler notre soeur: il faudra dire que c'est la petite vachère du village." Finette, qui était pleine d'esprit et de beauté, se désespérait d'être si maltraitée. Quand elles furent à la porte du château, elles frappèrent: aussitôt une vieille femme épouvantable leur vint ouvrir; elle n'avait qu'un oeil au milieu du front, mais il était plus grand que cinq ou six autres, le nez plat, le teint noir et la bouche si horrible, qu'elle faisait peur; elle avait quinze pieds de haut et trente de tour. "O malheureuses, qui vous amène ici? leur dit-elle. Ignorez-vous que c'est le château de l'Ogre, et qu'à peine pouvez-vous suffire pour son déjeuner. Mais je suis meilleure que mon mari; entrez, je ne vous mangerai pas tout d'un coup, vous aurez la consolation de vivre deux ou trois jours davantage." Quand elles entendirent l'Ogresse parler ainsi, elles s'enfuirent, croyant se pouvoir sauver ainsi, mais une seule de ses enjambées en valait cinquante des leurs. Elle courut après et les reprit, les unes par les cheveux, les autres par la peau du col; et, les mettant sous son bras, elle les jeta toutes trois dans la cave, qui était pleine de crapauds et de couleuvres, et l'on ne marchait que sur les os de ceux qu'ils avaient mangés.
Comme elle voulait croquer sur-le-champ Finette, elle alla quérir du vinaigre, de l'huile et du sel pour la manger en salade. Mais elle entendit venir l'Ogre; et trouvant que les princesses avaient la peau blanche et délicate, elle résolut de les manger toute seule, et les mit promptement sous une grande cuve où elles ne voyaient que par un trou.
L'Ogre était six fois plus gros que sa femme; quand il parlait, la maison tremblait, et quand il toussait, il semblait des éclats de tonnerre. Il n'avait qu'un grand vilain oeil, ses cheveux étaient tout hérissés; il s'appuyait sur une bûche dont il avait fait une canne. Il avait un panier couvert dans la main; il en tira quinze petits enfants qu'il avait volés par les chemins, et qu'il avala comme quinze oeufs frais. Quand les trois princesses le virent, elles tremblaient sous la cuve; elles n'osaient pleurer bien haut, de peur qu'il ne les entendît; mais elles s'entre-disaient tout bas: "Il va nous manger tout en vie, comment nous sauverons-nous?" L'Ogre dit à sa femme: "Vois-tu, je sens chair fraîche; je veux que tu me la donnes.--Bon, dit l'Ogresse, tu crois toujours sentir chair fraîche, et ce sont tes moutons qui sont passés par là.--Oh! je ne me trompe point, dit l'Ogre, je sens chair fraîche assurément; je vais chercher partout.--Cherche, dit-elle, et tu ne trouveras rien.--Si je trouve, répliqua l'Ogre, et que tu me le caches, je te couperai la tête pour en faire une boule." Elle eut peur de cette menace, et lui dit: "Ne te fâche point, mon petit ogrelet, je vais te déclarer la vérité. Il est venu aujourd'hui trois jeunes fillettes que j'ai prises; mais ce serait dommage de les manger, car elles savent tout faire. Comme je suis vieille, il faut que je me repose. Tu vois que notre belle maison est fort malpropre, que notre pain n'est pas cuit, que la soupe ne te semble plus si bonne, et que je ne te parais plus si belle depuis que je me tue de travailler; elles seront mes servantes; je te prie, ne les mange pas à présent; si tu en as envie quelque jour, tu en seras assez le maître."
L'Ogre eut bien de la peine à lui promettre de ne pas les manger tout à l'heure. Il disait: "Laisse-moi faire, je n'en mangerai que deux.--Non, tu n'en mangeras pas. Hé bien, je ne mangerai que la plus petite." Et elle disait: "Non, tu n'en mangeras pas une." Enfin, après bien des contestations, il lui promit de ne pas les manger. Elle pensait en elle-même: "Quand il ira à la chasse, je les mangerai, et je lui dirai qu'elles se sont sauvées."
L'Ogre sortit de la cave, il lui dit de les mener devant lui; les pauvres filles étaient presque mortes de peur, l'Ogresse les rassura; et quand il les vit, il leur demanda ce qu'elles savaient faire. Elles répondirent qu'elles savaient balayer, qu'elles savaient coudre et filer à merveille; qu'elles faisaient de si bons ragoûts, que l'on mangeait jusques aux plats; que pour du pain, des gâteaux et des pâtés, l'on en venait chercher chez elles de mille lieues à la ronde. L'Ogre était friand, il dit: "Çà, çà, mettons vite ces bonnes ouvrières en besogne. 9 Mais, dit-il à Finette, quand tu as mis le feu au four, comment peux-tu savoir s'il est assez chaud?--Monseigneur, répliqua-t-elle, j'y jette du beurre, et puis j'y goûte avec la langue.--Hé bien, dit-il, allume donc le four." Ce four était aussi grand qu'une écurie, car l'Ogre et l'Ogresse mangeaient plus de pain que deux armées. La princesse y fit un feu effroyable, il était embrasé comme une fournaise; et l'Ogre qui était présent, attendant le pain tendre, mangea cent agneaux et cent petits cochons de lait. Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit accommodaient la pâte. Le maître Ogre dit: "Hé bien, le four est-il chaud?" Finette répondit: "Monseigneur, vous l'allez voir." Elle jeta devant lui mille livres de beurre au fond du four, et puis elle dit: "Il faut tâter avec la langue, mais je suis trop petite.--Je suis grand, dit l'Ogre;" et, se baissant, il s'enfonça si avant, qu'il ne pouvait plus se retirer, de sorte qu'il brûla jusques aux os. Quand l'Ogresse vint au four, elle demeura bien étonnée de trouver une montagne de cendre des os de son mari.
Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit, qui la virent fort affligée, la consolèrent de leur mieux; mais elles craignaient que sa douleur ne s'apaisât trop tôt, et que, l'appétit lui venant, elle ne les mît en salade, comme elle avait déjà pensé faire. Elles lui dirent: "Prenez courage, madame, vous trouverez quelque roi ou quelque marquis, qui seront heureux de vous épouser." Elle sourit un peu, montrant des dents plus longues que le doigt. Lorsqu'elles la virent de bonne humeur, Finette lui dit: "Si vous vouliez quitter ces horribles peaux d'ours dont vous êtes habillée, et vous mettre à la mode, nous vous coifferions à merveille, vous seriez comme un astre.--Voyons, dit-elle, comme tu l'entends; mais assure-toi que, s'il y a quelques dames plus jolies que moi, je te hacherai menu comme chair à pâté." Là-dessus les trois princesses lui ôtèrent son bonnet, et se mirent à la peigner et à la friser, en l'amusant de leur caquet. Finette prit une hache, et lui donna par derrière un si grand coup, qu'elle sépara son corps d'avec sa tête.
Il ne fut jamais une telle allégresse. Elles montèrent sur le toit de la maison pour se divertir à sonner les clochettes d'or; elles allèrent dans toutes les chambres, qui étaient de perles et de diamants, et les meubles si riches, qu'elles mouraient de plaisir; elles riaient et chantaient; rien ne leur manquait: du blé, des confitures, des fruits et des poupées en abondance. Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit se couchèrent dans des lits de brocart et de velours, et s'entre-dirent: "Nous voilà plus riches que n'était notre père quand il avait son royaume; mais il nous manque d'être mariées: il ne viendra personne ici, car cette maison passe assurément pour un coupe-gorge, car on ne sait pas la mort de l'Ogre et de l'Ogresse. Il faut que nous allions à la plus prochaine ville nous faire voir avec nos beaux habits; et nous n'y serons pas longtemps sans trouver de bons financiers qui seront bien aises d'épouser des princesses."
Dès qu'elles furent habillées, elles dirent à Finette qu'elles allaient se promener, qu'elle demeurât à la maison à faire le ménage et laver la lessive, et qu'à leur retour tout fût net et propre; que si elle y manquait, elles l'assommeraient de coups. La pauvre Finette, qui avait le coeur serré de douleur, resta seule au logis, balayant, nettoyant, lavant sans se reposer, et toujours pleurant. "Que je suis malheureuse, disait-elle, d'avoir désobéi à ma marraine! il m'en arrive toutes sortes de disgrâces; mes soeurs m'ont volé mes riches habits; ils servent à les parer; sans moi, l'Ogre et sa femme se porteraient encore bien: de quoi me profite de les avoir fait mourir? N'aimerais-je pas autant qu'ils m'eussent mangée que de vivre comme je vis?" Quand elle avait dit cela, elle pleurait à étouffer; 10 puis ses soeurs arrivaient chargées d'oranges de Portugal, de confitures, de sucre, et elles lui disaient: "Ah! que nous venons d'un beau bal, qu'il y avait de monde! le fils du roi y dansait; l'on nous a fait mille honneurs. Allons, viens nous déchausser et nous décrotter, car c'est là ton métier." Finette obéissait; et si par hasard elle voulait dire un mot pour se plaindre, elles se jetaient sur elle, et la battaient à la laisser pour morte. 11
Le lendemain encore elles retournaient et revenaient conter des merveilles. Un soir que Finette était assise proche du feu sur un monceau de cendre, ne sachant que faire, elle cherchait dans les fentes de la cheminée; et cherchant ainsi, elle trouva une petite clef si vieille et si crasseuse, qu'elle eut toutes les peines du monde à la nettoyer. Quand elle fut claire, elle connut qu'elle était d'or, et pensa qu'une clef d'or devait ouvrir un beau petit coffre. Elle se mit aussitôt à courir par toute la maison, essayant la clef aux serrures, et enfin elle trouva une cassette qui était un chef-d'oeuvre. Elle l'ouvrit; il y avait dedans des habits, des diamants, des dentelles, du linge, des rubans pour des sommes immenses. Elle ne dit mot de sa bonne fortune; mais elle attendit impatiemment que ses soeurs sortissent le lendemain. Dès qu'elle ne les vit plus, elle se para, de sorte qu'elle était plus belle que le soleil et la lune.
Ainsi ajustée, elle alla au même bal où ses soeurs dansaient; et, quoiqu'elle n'eût point de masque, elle était si changée en mieux, qu'elles ne la reconnurent pas. Dès qu'elle parut dans l'assemblée, il s'éleva un murmure de voix, les unes d'admiration, et les autres de jalousie. On la prit pour danser; elle surpassa toutes les dames à la danse, comme elle les surpassait en beauté. La maîtresse du logis vint à elle; et, lui ayant fait une profonde révérence, elle la pria de lui dire comment elle s'appelait, afin de ne jamais oublier le nom d'une personne si merveilleuse. Elle lui répondit civilement qu'on la nommait Cendron. Il n'y eut point d'amant qui ne fût infidèle à sa maîtresse pour Cendron, point de poète qui ne rimât en Cendron; jamais petit nom ne fit tant de bruit en si peu de temps; les échos ne répétaient que les louanges de Cendron; l'on n'avait pas assez d'yeux pour la regarder, assez de bouche pour la louer.
Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit, qui avaient fait d'abord grand fracas dans les lieux où elles avaient paru, voyant l'accueil que l'on faisait à cette nouvelle venue, en crevaient de dépit; 12 mais Finette se démêlait de tout cela de la meilleure grâce du monde, il semblait à son air qu'elle n'était faite que pour commander. Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit, qui ne voyaient leur soeur qu'avec de la suie de cheminée sur le visage, et plus barbouillée qu'un petit chien, avaient si fort perdu l'idée de sa beauté qu'elles ne la reconnurent point du tout; elles faisaient leur cour à Cendron comme les autres. Dès qu'elle voyait le bal près de finir, elle sortait vite, revenait à la maison, se déshabillait en diligence, reprenait ses guenilles; et quand ses soeurs arrivaient: "Ah! Finette, nous venons de voir, lui disaient-elles, une jeune princesse qui est toute charmante; ce n'est pas une guenuche comme toi; elle est blanche comme la neige, plus vermeille que les roses; ses dents sont de perles, ses lèvres de corail; elle a une robe qui pèse plus de mille livres, ce n'est qu'or et diamants. Qu'elle est belle! qu'elle est aimable!" Finette répondait entre ses dents: "Ainsi j'étais, ainsi j'étais.--Qu'est-ce que tu bourdonnes?" disaient-elles. Finette répliquait encore plus bas: "Ainsi j'étais." Ce petit jeu dura longtemps; il n'y eut presque pas de jour que Finette ne changeât d'habits, car la cassette était fée, et plus l'on y prenait, plus il en revenait, et si fort à la mode, que les dames ne s'habillaient que sur son modèle.
Un soir que Finette avait plus dansé qu'à l'ordinaire, et qu'elle avait tardé assez tard à se retirer, voulant réparer le temps perdu et arriver chez elle avant ses soeurs, en marchant de toute sa force, elle laissa tomber une de ses mules 13, qui était de velours rouge, toute brodée de perles. Elle fit son possible pour la retrouver dans le chemin; mais le temps était si noir, qu'elle prit une peine inutile: elle rentra au logis un pied chaussé et l'autre nu.
Le lendemain, le prince Chéri, fils aîné du roi, allant à la chasse, trouve la mule de Finette; il la fait ramasser, la regarde, en admire la petitesse et la gentillesse, la tourne, la retourne, la baise, la chérit, et l'emporte avec lui. Depuis ce jour-là, il ne mangeait plus; il devenait maigre et changé, jaune comme un coing, triste, abattu. Le roi et la reine, qui l'aimaient éperdument, envoyaient de tous côtés pour avoir de bon gibier et des confitures. C'était pour lui moins que rien; il regardait tout cela sans répondre à la reine quand elle lui parlait. L'on envoya quérir des médecins partout, même jusqu'à Paris et à Montpellier; quand ils furent arrivés, on leur fit voir le prince, et, après l'avoir considéré trois jours et trois nuits sans le perdre de vue, ils conclurent qu'il était amoureux, et qu'il mourrait si l'on n'y apportait remède.
La reine, qui l'aimait à la folie, pleurait à fondre en eau de ne pouvoir découvrir celle qu'il aimait, pour la lui faire épouser: elle amenait dans sa chambre les plus belles dames, il ne daignait pas les regarder. Enfin elle lui dit une fois: "Mon cher fils, tu veux nous faire étouffer de douleur; car tu aimes, et tu nous caches tes sentiments. Dis-nous qui tu veux, et nous te la donnerons, quand ce ne serait qu'une simple bergère." Le prince, plus hardi par les promesses de la reine, tira la mule de dessous son chevet, et l'ayant montrée: "Voilà, madame, lui dit-il, ce qui cause mon mal; j'ai trouvé cette petite pouponne, mignonne, jolie mule, en allant à la chasse; je n'épouserai jamais que celle qui pourra la chausser.--Eh bien, mon fils, dit la reine, ne t'afflige point, nous la ferons chercher." Elle alla dire au roi cette nouvelle; il demeura bien surpris, et commanda en même temps que l'on allât, avec des tambours et des trompettes, annoncer que toutes les filles et les femmes vinssent pour chausser la mule, et que celle à qui elle serait propre épouserait le prince. Chacune, ayant entendu de quoi il était question, se décrassa les pieds avec toutes sortes d'eaux, de pâtes et de pommades. Il y eut des dames qui se les firent peler, pour avoir la peau plus belle; d'autres jeûnaient, ou se les écorchaient, afin de les avoir plus petits. Elles allaient en foule essayer la mule, pas une seule ne la pouvait mettre; et plus il en venait inutilement, plus le prince s'affligeait.
Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit se firent un jour si braves, que c'était une chose étonnante.--"Où allez-vous donc? leur dit Finette.--Nous allons à la grande ville, répondirent-elles, où le roi et la reine demeurent, essayer la mule que le fils du roi a trouvée; car si elle est propre à l'une de nous deux, il l'épousera, et elle sera reine.--Et moi, dit Finette, n'irai-je point?--Vraiment, dirent-elles, tu es un bel oison bridé: va, va arroser nos choux, tu n'es propre à rien."
Finette songea aussitôt qu'elle mettrait ses plus beaux habits, et qu'elle irait tenter l'aventure comme les autres; car elle avait quelque petit soupçon qu'elle y aurait bonne part. Ce qui lui faisait de la peine, c'est qu'elle ne savait point le chemin; le bal où on allait danser n'était pas dans la grande ville. Elle s'habilla magnifique: sa robe était de satin bleu, toute couverte d'étoiles et de diamants: elle avait un soleil sur la tête, une pleine lune sur le dos; tout cela brillait si fort, qu'on ne pouvait la regarder sans clignoter des yeux. Quand elle ouvrit la porte pour sortir, elle resta bien étonnée de retrouver le joli cheval d'Espagne qui l'avait portée chez sa marraine. Elle le caressa, et lui dit: "Sois le bienvenu, mon petit dada; je suis obligée à ma marraine Merluche." Il se baissa, elle s'assit dessus comme une nymphe. Il était tout couvert de sonnettes d'or et de rubans, sa housse et sa bride n'avaient point de prix; et Finette était trente fois plus belle que la belle Hélène.
Le cheval d'Espagne allait légèrement, ses sonnettes faisaient din, din, din. Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit, les ayant entendues, se retournèrent et la virent venir; mais dans ce moment qu'elle fut leur surprise! elles la reconnurent pour être Finette Cendron. Elles étaient fort crottées, leurs beaux habits étaient couverts de boue: "Ma soeur, s'écria Fleur-d'Amour, en parlant à Belle-de-Nuit, Je vous proteste que voici Finette Cendron." L'autre s'écria tout de même; et Finette passant près d'elles, son cheval les éclaboussa et leur fit un masque de crotte. Elle se prit à rire, et leur dit: "Altesses, Cendrillon vous méprise autant que vous le méritez." Puis, passant comme un trait, la voilà partie. Belle-de-Nuit et Fleur-d'Amour s'entre regardèrent: "Est-ce que nous rêvons? disaient-elles; qui est-ce qui peut avoir fourni des habits et un cheval à Finette? Quelle merveille! le bonheur lui en veut, elle va chausser la mule, et nous n'aurons que la peine d'un voyage inutile."
Pendant qu'elles se désespéraient, Finette arrive au palais. Dès qu'on la vit, chacun crut que c'était une reine; les gardes prennent leurs armes, l'on bat le tambour, l'on sonne la trompette, l'on ouvre toutes les portes, et ceux qui l'avaient vue au bal allaient devant elle, disant: "Place, place! c'est la belle Cendron, c'est la merveille de l'univers." Elle entre avec cet appareil dans la chambre du prince mourant; il jette les yeux sur elle, et demeure charmé, souhaitant qu'elle eût le pied assez petit pour chausser la mule: elle la mit tout d'un coup, et montra la pareille, qu'elle avait apportée exprès. En même temps l'on crie: "Vive la princesse chérie! vive la princesse qui sera notre reine!" Le prince se leva de son lit, il vint lui baiser les mains; elle le trouva beau et plein d'esprit: il lui fit mille amitiés. L'on avertit le roi et la reine, qui accoururent: la reine prend Finette entre ses bras; l'appelle sa fille, sa mignonne, sa petite reine; lui fait des présents admirables, sur lesquels le roi renchérit encore. L'on tire le canon; 14 les violons, les musettes, tout joue; l'on ne parle que de danser et de se réjouir.
Le roi, la reine et le prince prient Cendron de se laisser marier. "Non, dit-elle, il faut avant, que je vous conte mon histoire:" ce qu'elle fit en quatre mots. Quand ils surent qu'elle était née princesse, c'était bien une autre joie, il tint à peu qu'ils n'en mourussent; mais lorsqu'elle leur dit le nom du roi son père, de la reine sa mère, ils reconnurent que c'était eux qui avaient conquis le royaume. Ils le lui annoncèrent; et elle jura qu'elle ne consentirait point à son mariage qu'ils ne rendissent les États de son père. Ils le lui promirent; car ils avaient plus de cent royaumes, un de moins n'était pas une affaire. 15
Cependant Belle-de-Nuit et Fleur-d'Amour arrivèrent. La première nouvelle fut que Cendron avait mis la mule; elles ne savaient que faire ni que dire, elles voulaient s'en retourner sans la voir. Mais quand elle sut qu'elles étaient là, elle les fit entrer: et, au lieu de leur faire mauvais visage, et de les punir comme elles le méritaient, elle se leva, et alla au-devant d'elles les embrasser tendrement; puis elle les présenta à la reine, lui disant: "Madame, ce sont mes soeurs, qui sont fort aimables; je vous prie de les aimer." Elles demeurèrent si confuses de la bonté de Finette, qu'elles ne pouvaient proférer un mot. Elle leur promit qu'elles retourneraient dans leur royaume, que le prince le voulait rendre à leur famille. A ces mots, elles se jetèrent à genoux devant elle, pleurant de joie.
Les noces furent les plus belles que l'on eût jamais vues. Finette écrivit à sa marraine, et mit sa lettre avec de grands présents sur le joli cheval d'Espagne; la priant de chercher le roi et la reine, de leur dire son bonheur, et qu'ils n'avaient qu'à retourner dans leur royaume.
La fée Merluche s'acquitta fort bien de sa commission. La père et la mère de Finette revinrent dans leurs États, et ses soeurs furent reines aussi bien qu'elle.
MORALITÉ.
Pour tirer d'un ingrat une noble vengeance,
De la jeune Finette imite la prudence;
Ne cesse point sur lui de verser des bienfaits:
Tous tes présents et tes services
Sont autant de vengeurs secrets,
Qui dans son coeur troublé préparent des supplices.
Belle-de-Nuit et Fleur-d'Amour
Sont plus cruellement punies
Quand Finette leur fait des grâces infinies,
Que si l'Ogre cruel leur ravissait le jour.
Suis donc en tout temps sa maxime,
Et songe en ton ressentiment,
Que jamais un coeur magnanime
Ne saurait se venger plus généreusement.
LA CHATTE BLANCHE.
Il était une fois un roi qui avait trois fils bien faits et courageux; il eut peur que l'envie de régner ne leur prît avant sa mort; il courait même certains bruits qu'ils cherchaient à s'acquérir des créatures, 1 et que c'était pour lui ôter son royaume. Le roi se sentait vieux; mais son esprit et sa capacité n'ayant point diminué, il n'avait pas envie de leur céder une place qu'il remplissait dignement. Il pensa donc que le meilleur moyen de vivre en repos, c'était de les amuser par des promesses dont il saurait toujours éluder l'effet.
Il les appela dans son cabinet, et, après leur avoir parlé avec beaucoup de bonté, il ajouta: "Vous conviendrez avec moi, mes chers enfants, que mon grand âge ne permet pas que je m'applique aux affaires de mon État avec autant de soins que je le faisais autrefois; je crains que mes sujets n'en souffrent, je veux mettre ma couronne sur la tête d'un de vous autres; mais il est bien juste que, pour un tel présent, vous cherchiez les moyens de me plaire, dans le dessein que j'ai de me retirer à la campagne. Il me semble qu'un petit chien adroit, joli et fidèle, me tiendrait bonne compagnie; de sorte que, sans choisir mon fils aîné plutôt que mon cadet, je vous déclare que celui des trois qui m'apportera le plus beau petit chien sera aussitôt mon héritier." Ces princes demeurèrent surpris de l'inclination de leur père pour un petit chien; mais les deux cadets y pouvaient trouver leur compte, 2 et ils acceptèrent avec plaisir la commission d'aller en chercher un; l'aîné était trop timide ou trop respectueux pour représenter ses droits. Ils prirent congé du roi; il leur donna de l'argent et des pierreries, ajoutant que, dans un an sans y manquer, ils revinssent, au même jour et à la même heure, lui apporter leurs petits chiens.
Avant de partir, ils allèrent dans un château qui n'était qu'à une lieue de la ville. Ils y menèrent leurs plus confidents, et firent de grands festins, où les trois frères se promirent une amitié éternelle; qu'ils agiraient dans l'affaire en question sans jalousie et sans chagrin, et que le plus heureux ferait toujours part de sa fortune aux autres. Enfin ils partirent, réglant qu'ils se trouveraient à leur retour dans le même château, pour aller ensuite chez le roi. Ils ne voulurent être suivis de personne, et changèrent leurs noms pour n'être pas connus.
Chacun prit une route différente. Les deux aînés eurent beaucoup d'aventures; mais je ne m'attache qu'à celles du cadet. Il était gracieux; il avait l'esprit gai et réjouissant, la tête admirable, la taille noble, les traits réguliers, de belles dents, beaucoup d'adresse dans tous les exercices qui conviennent à un prince. Il chantait agréablement, il touchait le luth et le théorbe avec une délicatesse qui charmait; il savait peindre: en un mot, il était accompli; et pour la valeur, cela allait jusqu'à l'intrépidité.
Il n'y avait guère de jours qu'il n'achetât des chiens, de grands, de petits, des lévriers, des dogues, limiers, chiens de chasse, épagneuls, barbets, bichons. Dès qu'il en avait un beau, et qu'il en trouvait un plus beau, il laissait aller le premier pour garder l'autre; car, il aurait été impossible qu'il eût mené tout seul trente ou quarante mille chiens, et il ne voulait ni gentilshommes, ni valets de chambre, ni pages à sa suite. Il avançait toujours son chemin, n'ayant point déterminé jusqu'où il irait, lorsqu'il fut surpris de la nuit, du tonnerre et de la pluie dans une forêt, dont il ne pouvait plus reconnaître les sentiers.
Il prit le premier chemin et, après avoir marché longtemps, il aperçut un peu de lumière; ce qui lui persuada qu'il y avait quelque maison proche où il se mettrait à l'abri jusqu'au lendemain. Ainsi guidé par la lumière qu'il voyait, il arriva à la porte d'un château, le plus superbe qu'il ne se soit jamais imaginé. Cette porte était d'or, couverte d'escarboucles dont la lumière vive et pure éclairait tous les environs: c'était elle que le prince avait vue de fort loin. Les murs étaient d'une porcelaine transparente, mêlée de plusieurs couleurs, qui représentaient l'histoire de toutes les fées, depuis la création du monde jusqu'alors; les fameuses aventures de Peau d'Ane, de Finette, de l'Oranger, de Gracieuse, de la Belle au bois dormant, de Serpentinvert et de cent autres, n'y étaient pas oubliées. La pluie et le mauvais temps l'empêchèrent de s'arrêter davantage dans un lieu où il se mouillait jusqu'aux os, outre qu'il ne voyait point du tout aux endroits où la lumière des escarboucles ne pouvait s'étendre.
Il revint à la porte d'or; il vit un pied de chevreuil attaché à une chaîne toute de diamants; il admira cette magnificence, et la sécurité avec laquelle on vivait dans le château: car enfin, disait-il, qui empêche les voleurs de venir couper cette chaîne, et d'arracher les escarboucles? ils se feraient riches pour toujours.
Il tira le pied de chevreuil, et aussitôt il entendit sonner une cloche qui lui parut d'or ou d'argent, par le son qu'elle rendait. Au bout d'un moment, la porte fut ouverte, sans qu'il aperçut autre chose qu'une douzaine de mains en l'air, qui tenaient chacune un flambeau. Il demeura si surpris, qu'il hésitait à s'avancer, quand il sentit d'autres mains qui le poussaient par derrière avec assez de violence. Il marcha donc fort inquiet, et, à tout hasard, il porta la main sur la garde de son épée; mais entrant dans un vestibule tout incrusté de porphyre et de lapis, il entendit deux voix ravissantes qui chantèrent ces paroles:
Des mains que vous voyez ne prenez point d'ombrage, 3
Et ne craignez en ce séjour
Que les charmes d'un beau visage,
Si votre coeur veut fuir l'amour.
Il ne put croire qu'on l'invitât de si bonne grâce pour lui faire ensuite du mal; de sorte que, se sentant poussé vers une grande porte de corail, qui s'ouvrit dès qu'il s'en fut approché, il entra dans un salon de nacre de perles, et ensuite dans plusieurs chambres ornées différemment, et si riches par les peintures et les pierreries, qu'il en était comme enchanté. Mille et mille lumières attachées depuis la voûte du salon jusqu'en bas éclairaient une partie des autres appartements, qui ne laissaient pas d'être remplis de lustres, de girandoles et de gradins couverts de bougies. Enfin, la magnificence était telle, qu'il n'était pas aisé de croire que ce fut chose possible.
Après avoir passé dans soixante chambres, les mains qui le conduisaient l'arrêtèrent; il vit un grand fauteuil qui s'approcha tout seul de la cheminée. En même temps le feu s'alluma: et les mains, qui lui semblaient fort belles, blanches, petites, grasses et bien proportionnées, le déshabillèrent; car il était mouillé, comme je l'ai déjà dit, et l'on avait peur qu'il ne s'enrhumât. On lui présenta, sans qu'il vît personne, une chemise aussi belle que pour un jour de noces, avec une robe de chambre d'une étoffe glacée d'or, brodée de petites émeraudes, qui formaient des chiffres. Les mains, sans corps, approchèrent de lui une table, sur laquelle sa toilette fut mise: rien n'était plus magnifique. Elles le peignèrent avec une légèreté et une adresse dont il fut fort content. Ensuite on le rhabilla; mais ce ne fut pas avec ses habits, on lui en apporta de beaucoup plus riches. Il admirait silencieusement tout ce qui se passait, et quelquefois il lui prenait de petits mouvements de frayeur dont il n'était pas tout à fait le maître.
Après qu'on l'eut poudré, frisé, parfumé, paré, ajusté, et rendu plus beau qu'Adonis, les mains le conduisirent dans une salle superbe par ses dorures et ses meubles. On voyait autour l'histoire des plus fameux chats: Rodilardus pendu par les pieds au conseil des rats, Chat botté, Marquis de Carabas, le Chat qui écrit, la Chatte devenue femme, les Sorciers devenus chats, le Sabbat et toutes ses cérémonies; enfin rien n'était plus singulier que ces tableaux.
Le couvert était mis; il y en avait deux, chacun garni d'or; le buffet surprenait par la quantité de vases de cristal de roche et de mille pierres rares. Le prince ne savait pour qui ces deux couverts étaient mis, lorsqu'il vit des chats qui se placèrent dans un petit orchestre ménagé exprès: l'un tenait un livre avec des notes les plus extraordinaires du monde, l'autre un rouleau de papier dont il battait la mesure, et les autres avaient de petites guitares. Tout d'un coup chacun d'eux se mit à miauler sur différents tons, et à gratter les cordes des guitares avec leurs ongles: c'était la plus étrange musique que l'on ait jamais entendue. Le prince se serait cru en enfer, s'il n'avait pas trouvé ce palais trop merveilleux pour donner dans une pensée si peu vraisemblable; mais il se bouchait les oreilles et riait de toute sa force de voir les différentes postures et les grimaces de ces nouveaux musiciens.
Il rêvait aux différentes choses qui lui étaient déjà arrivées dans ce château, lorsqu'il vit entrer une petite figure qui n'avait pas une coudée de haut. Cette bamboche 4 se couvrait d'un long voile d'un crêpe noir. Deux chats la menaient; ils étaient vêtus de deuil, en manteau, et l'épée au côté; un nombreux cortége de chats venait après: les uns portaient des ratières pleines de rats, et les autres de souris dans des cages.
Le prince ne sortait point d'étonnement; il ne savait que penser. La figurine 5 s'approcha; et levant son voile, il aperçut la plus belle petite Chatte Blanche qui ait jamais été et qui sera jamais. Elle avait l'air fort jeune et fort triste: elle se mit à faire un miaulis si doux et si charmant, qu'il allait droit au coeur. Elle dit au prince: "Fils de roi, sois le bienvenu; ma miaularde majesté te voit avec plaisir.--Madame la Chatte, dit le prince, vous êtes bien généreuse de me recevoir avec tant d'accueil: mais vous ne me paraissez pas une bestiole ordinaire; le don que vous avez de la parole, et le superbe château que vous possédez, en sont des preuves assez évidentes.--Fils de roi, reprit Chatte Blanche, je te prie, cesse de me faire des compliments; je suis simple dans mes discours et dans mes manières, mais j'ai un bon coeur. Allons, continua-t-elle, que l'on serve, et que les musiciens se taisent, car le prince n'entend pas ce qu'ils disent.--Et disent-ils quelque chose, madame? reprit-il.--Sans doute, continua-t-elle, nous avons ici des poètes qui ont infiniment d'esprit, et si vous restez un peu parmi nous, vous aurez lieu 6 d'en être convaincu.--Il ne faut que vous entendre pour le croire, dit galamment le prince; mais aussi, madame, je vous regarde comme une Chatte fort rare."
L'on apporta le souper; les mains dont les corps étaient invisibles servaient. L'on mit d'abord sur la table deux bisques, l'une de pigeonneaux, et l'autre de souris fort grasses. La vue de l'une empêcha le prince de manger de l'autre, se figurant que le même cuisinier les avait accommodées; mais la petite Chatte, qui devina par la mine qu'il faisait, ce qu'il avait dans l'esprit, l'assura que sa cuisine était à part, et qu'il pouvait manger ce qu'on lui présenterait, avec certitude qu'il n'y aurait ni rats ni souris.
Le prince ne se le fit pas dire deux fois, croyant bien que la belle petite Chatte ne voudrait pas le tromper. Il remarqua qu'elle avait à sa patte un portrait; cela le surprit. Il la pria de le lui montrer, croyant que c'était maître Minagrobis. Il fut bien étonné de voir un jeune homme si beau, qu'il était à peine croyable que la nature en pût former un tel, et qui lui ressemblait si fort, qu'on n'aurait pu le peindre mieux. Elle soupira, et, devenant encore plus triste, elle garda un profond silence. Le prince vit bien qu'il y avait quelque chose d'extraordinaire là-dessous; cependant il n'osa s'en informer, de peur de déplaire à la Chatte, ou de la chagriner. Il l'entretint de toutes les nouvelles qu'il savait, et il la trouva fort instruite des différents intérêts des princes, et des autres choses qui se passaient dans le monde.
Après le souper, Chatte Blanche convia son hôte d'entrer dans un salon où il y avait un théâtre, sur lequel douze chats et douze singes dansèrent un ballet. Les uns étaient vêtus en Maures, et les autres en Chinois. Il est aisé de juger des sauts et des cabrioles qu'ils faisaient, et de temps en temps ils se donnaient des coups de griffe. C'est ainsi que la soirée finit. Chatte Blanche donna le bonsoir à son hôte; les mains qui l'avaient conduit jusque-là le reprirent et le menèrent dans un appartement tout opposé à celui qu'il avait vu. Il était moins magnifique que galant; tout était tapissé d'ailes de papillons, dont les diverses couleurs formaient mille fleurs différentes. Il y avait aussi des plumes d'oiseaux très-rares et qui n'ont peut-être jamais été vus que dans ces lieux-là. Les lits étaient de gaze, rattachés par mille noeuds de rubans. C'étaient de grandes glaces depuis le plafond jusqu'au parquet, et les bordures d'or ciselé représentaient mille petits Amours.
Le prince se coucha sans dire mot, car il n'y avait pas moyen de faire conversation avec les mains qui le servaient; il dormit peu, et fut réveillé par un bruit confus. Les mains aussitôt le tirèrent de son lit, et lui mirent un habit de chasse. Il regarda dans la cour du château; il aperçut plus de cinq cents chats dont les uns menaient des lévriers en laisse, les autres donnaient du cor. C'était une grande fête: Chatte Blanche allait à la chasse; elle voulait que le prince y vînt. Les officieuses mains lui présentèrent un cheval de bois qui courait à toute bride, et qui allait le pas à merveille. Il fit quelque difficulté d'y monter, disant qu'il s'en fallait de beaucoup qu'il ne fût chevalier errant comme don Quichotte; mais sa résistance ne servit de rien, on le planta sur le cheval de bois. Il avait une housse et une selle en broderie d'or et de diamants. Chatte Blanche montait un singe, le plus beau et le plus superbe qui se soit encore vu; elle avait quitté son grand voile, et portait un bonnet à la dragonne, qui lui donnait un petit air si résolu, que toutes les souris du voisinage en avaient peur. Il ne s'est jamais fait une chasse plus agréable; les chats couraient plus vite que les lapins et les lièvres; de sorte que, lorsqu'ils en prenaient, Chatte Blanche faisait faire la curée devant elle, et il s'y passait mille tours d'adresse très-réjouissants. Les oiseaux n'étaient pas, de leur côté, trop en sûreté; car les chatons grimpaient aux arbres, et le maître singe portait Chatte Blanche jusque dans le nid des aigles, pour disposer à sa volonté des petites altesses aiglonnes.
La chasse étant finie, elle prit un cor qui était long comme le doigt, mais qui rendait un son si clair et si haut, qu'on l'entendait aisément de dix lieues. Dès qu'elle eut sonné deux ou trois fanfares, elle fut environnée de tous les chats du pays: les uns paraissaient en l'air, montés sur des chariots; les autres, dans des barques, abordaient par eau; enfin, il ne s'en est jamais tant vu. Ils étaient presque tous habillés de différentes manières. Elle retourna au château avec ce pompeux cortége, et pria le prince d'y venir. Il le voulut bien, quoiqu'il lui semblât que tant de chatonnerie tenait un peu du sabbat et du sorcier, et que la Chatte parlante l'étonnât plus que tout le reste.
Dès qu'elle fut rentrée chez elle, on lui mit son grand voile noir. Elle soupa avec le prince; il avait faim, et mangea de bon appétit. L'on apporta des liqueurs dont il but avec plaisir, et sur-le-champ elles lui ôtèrent le souvenir du petit chien qu'il devait porter au roi. Il ne pensa plus qu'à miauler avec Chatte Blanche, c'est-à-dire à lui tenir bonne et fidèle compagnie; il passait les jours en fêtes agréables, tantôt à la pêche ou à la chasse; puis on faisait des ballets, des carrousels et mille autres choses où il se divertissait très-bien. Souvent même la belle Chatte composait des vers et des chansonnettes, d'un style si passionné, qu'il semblait qu'elle avait le coeur tendre, et que l'on ne pouvait parler comme elle faisait, sans aimer; mais son secrétaire, qui était un vieux chat, écrivait si mal, qu'encore que ses ouvrages aient été conservés il est impossible de les lire.
Le prince avait oublié jusqu'à son pays. Les mains dont j'ai parlé continuaient de le servir. Il regrettait quelquefois de n'être pas chat, pour passer sa vie dans cette bonne compagnie. "Hélas! disait-il à Chatte Blanche, que j'aurai de douleur de vous quitter! je vous aime si chèrement! ou devenez fille, ou rendez-moi chat." Elle trouvait son souhait fort plaisant, et ne lui faisait que des réponses obscures, où il ne comprenait presque rien.
Une année s'écoule bien vite, quand on a ni souci ni peine, qu'on se réjouit et qu'on se porte bien. Chatte Blanche savait le temps où il devait retourner; et comme il n'y pensait plus, elle l'en fit souvenir. "Sais-tu, dit-elle, que tu n'as que trois jours pour chercher le petit chien que le roi ton père souhaite, et que tes frères en out trouvé de fort beaux?" Le prince revint à lui, et, s'étonnant de sa négligence: "Par quel charme secret, s'écria-t-il, ai-je oublié la chose du monde qui m'est la plus importante? Il y va de ma gloire et de ma fortune. Où prendrai-je un chien tel qu'il le faut pour gagner le royaume, et un cheval assez diligent pour faire tant de chemin?" Il commença de s'inquiéter et s'affligea beaucoup.
Chatte Blanche lui dit, en s'adoucissant: "Fils de roi, ne te chagrine point, je suis de tes amies; tu peux rester encore ici un jour; et quoiqu'il y ait cinq cents lieues d'ici à ton pays, le bon cheval de bois t'y portera en moins de douze heures.--Je vous remercie, belle Chatte, dit le prince; mais il ne me suffit pas de retourner vers mon père, il faut que je lui porte un petit chien.--Tiens, lui dit Chatte Blanche, voici un gland où il y en a un plus beau que la Canicule.--Ho! dit le prince, madame la Chatte, votre majesté se moque de moi.--Approche le gland de ton oreille, continua-t-elle, et tu l'entendras japper." Il obéit: aussitôt le petit chien fit jap, jap, dont le prince demeura transporté de joie; car tel chien qui tient dans un gland doit être fort petit. Il voulait l'ouvrir, tant il avait envie de le voir; mais Chatte Blanche lui dit qu'il pourrait avoir froid par les chemins, et qu'il valait mieux attendre qu'il fût devant le roi, son père. Il la remercia mille fois, et lui dit un adieu très-tendre. "Je vous assure, ajouta-t-il, que les jours m'ont para si courts avec vous, que je regrette en quelque façon de vous laisser ici; et quoique vous y soyez souveraine et que tous les chats qui vous font leur cour aient plus d'esprit et de galanterie que les nôtres, je ne laisse pas de vous convier de venir avec moi." La Chatte ne répondit à cette proposition que par un profond soupir.
Ils se quittèrent. Le prince arriva le premier au château où le rendez-vous avait été réglé avec ses frères. Ils s'y rendirent peu après, et demeurèrent surpris de voir dans la cour un cheval de bois qui sautait mieux que tous ceux que l'on a dans les académies.
Le prince vint au-devant d'eux. Ils s'embrassèrent plusieurs fois, et se rendirent compte de leurs voyages; mais notre prince déguisa à ses frères la vérité de ses aventures, et leur montra un méchant chien qui servait à tourner la broche, disant qu'il l'avait trouvé si joli, que c'était celui qu'il apportait au roi. Quelque amitié qui fût entre eux, les deux aînés sentirent une secrète joie du mauvais choix de leur cadet; ils étaient à table, et se marchaient sur le pied, comme pour se dire qu'ils n'avaient rien à craindre de ce côté-là.
Le lendemain ils partirent ensemble dans un même carrosse. Les deux fils aînés du roi avaient de petits chiens dans des paniers, si beaux et si délicats, que l'on osait à peine les toucher. Le cadet portait le pauvre tournebroche, qui était si crotté, que personne ne voulait le souffrir. Lorsqu'ils furent dans le palais, chacun les environna pour leur souhaiter la bienvenue; ils entrèrent dans l'appartement du roi. Il ne savait en faveur duquel décider: car les petits chiens qui lui étaient présentés par ses deux aînés étaient presque d'une égale beauté; et ils se disputaient déjà l'avantage de la succession, lorsque leur cadet les mit d'accord en tirant de sa poche le gland que Chatte Blanche lui avait donné. Il l'ouvrit promptement, puis chacun vit un petit chien couché sur du coton. Il passait au milieu d'une bague sans y toucher. Le prince le mit par terre: aussitôt il commença à danser la sarabande avec des castagnettes, aussi légèrement que la plus célèbre Espagnole. Il était de mille couleurs différentes, ses soies et ses oreilles traînaient par terre. Le roi demeura fort confus; car il était impossible de trouver rien à redire à la beauté de tou-tou.
Cependant il n'avait aucune envie de se défaire de sa couronne. Le plus petit fleuron lui était plus cher que tous les chiens de l'univers. Il dit donc à ses enfants qu'il était satisfait de leurs peines; mais qu'ils avaient si bien réussi dans la première chose qu'il avait souhaitée d'eux, qu'il voulait encore éprouver leur habileté avant de tenir parole; qu'ainsi il leur donnait un an à chercher, par mer et par terre, un pièce de toile si fine, qu'elle passât par le trou d'une aiguille à faire du point de Venise. Ils demeurèrent tous trois très-affligés d'être en obligation de retourner à une nouvelle quête. Les deux princes, dont les chiens étaient moins beaux que celui de leur cadet, y consentirent. Chacun partit de son côté, sans se faire autant d'amitié que la première fois, car le tournebroche les avait un peu refroidis.
Notre prince reprit son cheval de bois; et, sans vouloir chercher d'autres secours que ceux qu'il pourrait espérer de l'amitié de Chatte Blanche, il partit en toute diligence, et retourna au château où elle l'avait si bien reçu. Il en trouva toutes les portes ouvertes, et les murs étaient bien éclairés de cent mille lampes, qui faisaient un effet merveilleux. Les mains qui l'avaient si bien servi s'avancèrent au-devant de lui; prirent la bride de l'excellent cheval de bois, qu'elles menèrent à l'écurie, pendant que le prince entra dans la chambre de Chatte Blanche.
Elle était couchée dans une petite corbeille, sur un matelas de satin blanc très-propre. Elle avait des cornettes négligées, et paraissait abattue; mais quand elle aperçut le prince, elle fit mille sauts et autant de gambades, pour lui témoigner la joie qu'elle avait. "Quelque sujet que j'eusse, lui dit-elle, d'espérer ton retour, je t'avoue, fils de roi, que je n'osais m'en flatter, et je suis ordinairement si malheureuse dans les choses que je souhaite, que celle-ci me surprend." Le prince reconnaissant, lui fit mille caresses; il lui conta le succès de son voyage, qu'elle savait peut-être mieux que lui, et que le roi voulait une pièce de toile qui pût passer par le trou d'une aiguille; qu'à la vérité il croyait la chose impossible, mais qu'il n'avait pas laissé de la tenter, se promettant tout de son amitié et de son secours. Chatte Blanche, prenant un air plus sérieux, lui dit que c'était une affaire à laquelle il fallait penser, que par bonheur elle avait dans son château des chattes qui filaient fort bien, qu'elle-même y mettrait la griffe, et qu'elle avancerait cette besogne; qu'ainsi il pouvait demeurer tranquille, sans aller bien loin chercher ce qu'il trouverait plus aisément chez elle qu'en aucun lieu du monde.
Les mains parurent, elles portaient des flambeaux; et le prince, les suivant avec Chatte Blanche, entra dans une magnifique galerie qui régnait le long d'une grande rivière, sur laquelle on tira un feu d'artifice surprenant. L'on y devait brûler quatre chats, dont le procès était fait dans toutes les formes. Ils étaient accusés d'avoir mangé le rôti du souper de la Chatte Blanche, son fromage, son lait; d'avoir même conspiré contre sa personne avec Martafax et L'hermite, fameux rats de la contrée, et tenus pour tels par la Fontaine, auteur très-véritable: mais avec tout cela l'on savait qu'il y avait beaucoup de cabale dans cette affaire, et que la plupart des témoins étaient subornés. Quoi qu'il en soit, le prince obtint leur grâce. Le feu d'artifice ne fit mal à personne, et l'on n'a encore jamais vue de si belles fusées.
L'on servit ensuite un médianoche 7 très-propre, qui causa plus de plaisir au prince que le feu; car il avait grand' faim, et son cheval de bois l'avait amené si vite, qu'il n'a jamais été de diligence pareille. Les jours suivants se passèrent comme ceux qui les avaient précédés, avec mille fêtes différentes, dont l'ingénieuse Chatte Blanche régalait son hôte. C'est peut-être le premier mortel qui se soit bien diverti avec des chats, sans avoir d'autre compagnie.
Il est vrai que Chatte Blanche avait l'esprit agréable, liant, et presque universel. Elle était plus savante qu'il n'est permis à une chatte de l'être. Le prince s'en étonnait quelquefois. "Non, lui disait-il, ce n'est point une chose naturelle que tout ce que je remarque de merveilleux en vous: si vous m'aimez, charmante Minette, apprenez-moi par quel prodige vous pensez et vous parlez si juste, qu'on pourrait vous recevoir dans les académies fameuses des plus beaux esprits.--Cesse tes questions, fils de roi, lui dit-elle, il ne m'est pas permis de répondre, et tu peux pousser tes conjectures aussi loin que tu voudras, sans que je m'y oppose; qu'il te suffise que j'ai toujours pour toi patte de velours, 8 et que je m'intéresse tendrement à tout ce qui te regarde."
Insensiblement cette seconde année s'écoula comme la première. Le prince ne souhaitait guère de choses que les mains diligentes ne lui apportassent sur-le-champ, soit des livres, des pierreries, des tableaux, des médailles antiques; enfin, il n'avait qu'à dire: "Je veux tel bijou, qui est dans le cabinet du Mogol ou du roi de Perse, telle statue de Corinthe, ou de Grèce," il voyait aussitôt devant lui ce qu'il désirait, sans savoir ni qui l'avait apporté, ni d'où il venait. Cela ne laisse pas d'avoir ses agréments; et pour se délasser, l'on est quelquefois bien aise de se voir maître des plus beaux trésors de la terre.
Chatte Blanche, qui veillait toujours aux intérêts du prince, l'avertit que le temps de son départ approchait, qu'il pouvait se tranquilliser sur la pièce de toile qu'il désirait, et qu'elle lui en avait fait une merveilleuse; elle ajouta qu'elle voulait cette fois lui donner un équipage digne de sa naissance, et, sans attendre sa réponse, elle l'obligea de regarder dans la cour du château. Il y avait une calèche découverte, d'or émaillé de couleur de feu, avec mille devises galantes qui satisfaisaient autant l'esprit que les yeux. Douze chevaux blancs comme la neige, attachés quatre à quatre de front, la traînaient, chargés de harnais de velours couleur de feu en broderie de diamants, et garnis de plaques d'or. La doublure de la calèche était pareille, et cent carrosses à huit chevaux, tous remplis de seigneurs de grande apparence très-superbement vêtus, suivaient cette calèche.
Elle était encore accompagnée par mille gardes de corps, dont les habits étaient si couverts de broderie, que l'on n'apercevait point l'étoffe; ce qui était singulier, c'est qu'on voyait partout le portrait de Chatte Blanche, soit dans les devises de la calèche, ou sur les habits des gardes de corps, ou attaché avec un ruban au justaucorps de ceux qui faisaient le cortége, comme un ordre nouveau, dont elle les avait honorés.
"Va, dit-elle au prince, va paraître à la cour du roi ton père, d'une manière si somptueuse, que tes airs magnifiques servent à lui imposer, afin qu'il ne te refuse plus la couronne que tu mérites. Voilà une noix, garde-toi de ne la casser qu'en sa présence; tu y trouveras la pièce de toile que tu m'as demandée.--Aimable Blanchette, lui dit-il, je vous avoue que je suis si pénétré de vos bontés, que, si vous y vouliez consentir, je préférerais de passer ma vie avec vous à toutes les grandeurs que j'ai lieu de me promettre ailleurs.--Fils de roi, répliqua-t-elle, je suis persuadée de la bonté de ton coeur: c'est une marchandise rare parmi les princes, ils veulent être aimés de tout le monde, et ne veulent rien aimer; mais tu montres assez que la règle générale a son exception. Je te tiens compte de l'attachement que tu témoignes pour une petite Chatte Blanche, qui, dans le fond, n'est propre à rien qu'à prendre des souris." Le prince lui baisa la patte et partit.
L'on aurait de la peine à croire la diligence qu'il fit, si l'on ne savait déjà de quelle manière le cheval de bois l'avait porté, en moins de deux jours, à plus de cinq cents lieues du château, de sorte que le même pouvoir qui anima celui-là pressa si fort les autres, qu'ils ne restèrent que vingt-quatre heures sur le chemin. Ils ne s'arrêtèrent en aucun endroit, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés chez le roi, où les deux frères aînés du prince s'étaient déjà rendus; de sorte que, ne voyant pas paraître leur cadet, ils s'applaudissaient de sa négligence, et se disaient tout bas l'un à l'autre: "Voilà qui est bien heureux; il est mort ou malade, il ne sera point notre rival dans l'affaire importante qui va se traiter." Aussitôt ils déployèrent leurs toiles, qui, à la vérité, étaient si fines, qu'elles passaient dans le trou d'une grosse aiguille, mais pour dans une petite, cela ne se pouvait; et le roi, très-aise de ce prétexte de dispute, leur montra l'aiguille qu'il avait proposée, et que les magistrats, par son ordre, apportèrent du trésor de la ville, où elle avait été soigneusement enfermée.
Il y avait beaucoup de murmure sur cette dispute. Les amis des princes, et particulièrement ceux de l'aîné, car c'était sa toile qui était la plus belle, disaient que c'était là une franche chicane, où il entrait beaucoup d'adresse et de normanisme. 9 Les créatures du roi soutenaient qu'il n'était point obligé de tenir des conditions qu'il n'avait pas proposées. Enfin, pour les mettre tous d'accord, l'on entendit un bruit charmant de trompettes, de timbales et de hautbois: c'était notre prince qui arrivait en pompeux appareil. Le roi et ses deux fils demeurèrent aussi étonnés les uns que les autres d'une si grande magnificence.
Après qu'il eut salué respectueusement son père, embrassé ses frères, il tira d'une boîte couverte de rubis, la noix, qu'il cassa. Il croyait y trouver la pièce de toile tant vantée; mais il y avait au lieu une noisette. Il la cassa encore, et demeura surpris de voir un noyau de cerise. Chacun se regardait; le roi riait tout doucement, et se moquait que son fils eût été assez crédule pour croire apporter dans une noix une pièce de toile: mais pourquoi ne l'aurait-il pas cru, puisqu'il avait déjà donné un petit chien qui tenait dans un gland? Il cassa donc le noyau de cerise, qui était rempli de son amande. Alors il s'éleva un grand bruit dans la chambre; l'on n'entendait autre chose, sinon: "Le prince cadet est la dupe de l'aventure." Il ne répondit rien aux mauvaises plaisanteries des courtisans. Il ouvre l'amande, et trouve un grain de blé, puis dans le grain de blé un grain de millet. Oh! c'est la vérité qu'il commença à se défier, et marmotta entre ses dents: "Chatte Blanche! Chatte Blanche! tu t'es moquée de moi." Il sentit dans ce moment la griffe d'un chat sur sa main, dont il fut si bien égratigné qu'il en saignait. Il ne savait si cette griffade était faite pour lui donner du coeur, ou pour lui faire perdre courage; cependant il ouvrit le grain de millet, et l'étonnement de tout le monde ne fut pas petit quand il en tira une pièce de toile de quatre cents aunes, si merveilleuse, que tous les oiseaux, les animaux et les poissons y étaient peints avec les arbres, les fruits et les plantes de la terre, les rochers, les raretés et les coquillages de la mer, le soleil, la lune et les étoiles, les astres et les planètes des cieux. Il y avait encore le portrait des rois et des autres souverains qui régnaient pour lors dans le monde; celui de leurs femmes, de leurs enfants et de tous leurs sujets, sans que le plus petit polisson y fût oublié. Chacun dans son état faisait le personnage qui lui convenait, et était vêtu à la mode de son pays. Lorsque le roi vit cette pièce de toile, il devint aussi pâle que le prince était devenu rouge de la chercher si longtemps. L'on présenta l'aiguille, et elle y passa et repassa six fois. Le roi et les deux princes aînés gardaient un morne silence, quoique la beauté et la rareté de cette toile les forçât de temps en temps de dire que tout ce qui était dans l'univers ne lui était pas comparable.
Le roi poussa un profond soupir, et se tournant vers ses enfants: "Bien ne peut, leur dit-il, me donner tant de consolation dans ma vieillesse que de reconnaître votre déférence pour moi; je souhaite donc que vous vous mettiez à une nouvelle épreuve. Allez encore voyager un an, et celui qui, au bout de l'année, ramènera la plus belle fille l'épousera, et sera couronné roi à son mariage: c'est aussi bien une nécessité que mon successeur se marie. Je jure, je promets, que je ne différerai plus de donner la récompense que j'ai promise."
Toute l'injustice roulait sur notre prince. Le petit chien et la pièce de toile méritaient dix royaumes plutôt qu'un; mais il était si bien né, qu'il ne voulut point contrarier la volonté de son père, et, sans différer, il remonta dans sa calèche. Tout son équipage le suivit, et il retourna auprès de sa chère Chatte Blanche. Elle savait le jour et le moment qu'il devait arriver: tout était jonché de fleurs sur le chemin, mille cassolettes fumaient de tous côtés, et particulièrement dans le château. Elle était assise sur un tapis de Perse et sous un pavillon de drap d'or, dans une galerie où elle pouvait le voir revenir. Il fut reçu par les mains qui l'avaient toujours servi. Tous les chats grimpèrent sur les gouttières, pour le féliciter par un miaulage désespéré.
"Hé bien, fils de roi, lui dit-elle, te voilà donc encore revenu sans couronne?--Madame, répliqua-t-il, vos bontés m'avaient mis en état de la gagner; mais je suis persuadé que le roi aurait plus de peine à s'en défaire que je n'aurais de plaisir à la posséder.--N'importe, dit-elle, il ne faut rien négliger pour la mériter, je te servirai dans cette occasion; et puisqu'il faut que tu mènes une belle fille à la cour de ton père, je t'en chercherai quelqu'une qui te fera gagner le prix; cependant réjouissons-nous, j'ai ordonné un combat naval entre mes chats et les terribles rats de la contrée. Mes chats seront peut-être embarrassés, car ils craignent l'eau; mais aussi ils auraient trop d'avantage, et il faut, autant qu'on le peut, égaler toutes choses." Le prince admira la prudence de madame Minette. Il la loua beaucoup et alla avec elle sur une terrasse qui donnait sur la mer.
Les vaisseaux des chats consistaient en de grands morceaux de liége, sur lesquels ils voguaient assez commodément. Les rats avaient joint plusieurs coques d'oeufs, et c'étaient là leurs navires. Le combat s'opiniâtra cruellement; les rats se jetaient dans l'eau, et nageaient bien mieux que les chats, de sorte que vingt fois ils furent vainqueurs et vaincus; mais Minagrobis, amiral de la flotte chatonique, réduisit la gente ratonienne dans le dernier désespoir. Il mangea à belles dents 10 le général de leur flotte: c'était un vieux rat expérimenté, qui avait fait trois fois le tour du monde dans de bons vaisseaux, où il n'était ni capitaine, ni matelot, mais seulement croque-lardon. 11
Chatte Blanche ne voulut pas qu'on détruisit absolument ces pauvres infortunés. Elle avait de la politique, et songeait que, s'il n'y avait plus ni rats ni souris dans le pays, ses sujets vivraient dans une oisiveté qui pourrait lui devenir préjudiciable. Le prince passa cette année comme il avait fait les deux autres, c'est-à-dire à la chasse, à la pêche, au jeu; car Chatte Blanche jouait fort bien aux échecs. Il ne pouvait s'empêcher de temps en temps de lui faire de nouvelles questions, pour savoir par quel miracle elle parlait. Il lui demandait si elle était fée, ou si par une métamorphose on l'avait rendue chatte; mais comme elle ne disait jamais que ce qu'elle voulait bien dire, elle ne répondait que ce qu'elle voulait bien répondre, et c'était tant de petits mots qui ne signifiaient rien, qu'il jugea aisément qu'elle ne voulait pas partager son secret avec lui.
Rien ne s'écoule plus vite que des jours qui se passent sans peine et sans chagrin; et si la chatte n'avait pas été soigneuse de se souvenir du temps qu'il fallait retourner à la cour, il est certain que le prince l'aurait absolument oublié. Elle l'avertit la veille, qu'il ne tiendrait qu'à lui d'emmener une de plus belles princesses qui fût dans le monde, que l'heure de détruire le fatal ouvrage des fées était à la fin arrivée, et qu'il fallait pour cela qu'il se résolût à lui couper la tête et la queue, qu'il jetterait promptement dans le feu. "Moi, s'écria-t-il, Blanchette mes amours! moi, dis-je, je serais assez barbare pour vous tuer? Ha! vous voulez sans doute éprouver 12 mon coeur, mais soyez certaine qu'il n'est point capable de manquer à l'amitié et à la reconnaissance qu'il vous doit.--Non, fils de roi, continua-t-elle, je ne te soupçonne d'aucune ingratitude; je connais ton mérite, ce n'est ni toi ni moi qui réglons dans cette affaire notre destinée. Fais ce que je souhaite, nous commencerons l'un et l'autre d'être heureux, et tu connaîtras, foi de chatte de bien et d'honneur, que je suis véritablement ton amie."
Les larmes vinrent deux ou trois fois aux yeux du jeune prince, de la seule pensée qu'il fallait couper la tête à sa petite Chatonne qui était si jolie et si gracieuse. Il dit encore tout ce qu'il put imaginer de plus tendre pour qu'elle l'en dispensât: 13 elle répondait opiniâtrement qu'elle voulait mourir de sa main, et que c'était l'unique moyen d'empêcher que ses frères n'eussent la couronne; en un mot, elle le pressa avec tant d'ardeur, qu'il tira son épée en tremblant, et, d'une main mal assurée, il coupa la tête et la queue de sa bonne amie la Chatte: en même temps il vit la plus charmante métamorphose qui se puisse imaginer. Le corps de Chatte Blanche devint grand, et se changea tout d'un coup en fille; c'est ce qui ne saurait être décrit, il n'y eut que celle-là aussi accomplie. Ses yeux ravissaient les coeurs, et sa douceur les retenait; sa taille était majestueuse, l'air noble et modeste, un esprit liant, des manières engageantes; enfin, elle était au-dessus de tout ce qu'il y a de plus aimable.
Le prince, en la voyant, demeura si surpris, et d'une surprise si agréable, qu'il se crut enchanté. Il ne pouvait parler, ses yeux n'étaient pas assez grands pour la regarder, et sa langue liée ne pouvait expliquer son étonnement. Mais ce fut bien autre chose lorsqu'il vit entrer un nombre extraordinaire de dames et de seigneurs qui, tenant tous leurs peaux de chatte ou de chat jetées sur leurs épaules, vinrent se prosterner aux pieds de la reine, et lui témoigner leur joie de la revoir dans son état naturel. Elle les reçut avec des témoignages 14 de bonté qui marquaient assez le caractère de son coeur. Et après avoir tenu son cercle quelques moments, elle ordonna qu'on la laissât seule avec le prince, et lui parla ainsi:
"Ne pensez pas, seigneur, que j'aie toujours été chatte, ni que ma naissance soit obscure parmi les hommes. Mon père était roi de six royaumes. Il aimait tendrement ma mère, et la laissait dans une entière liberté de faire tout ce qu'elle voulait. Son inclination dominante était de voyager; elle entreprit d'aller voir une certaine montagne dont elle avait entendu dire des choses surprenantes. Comme elle était en chemin, on lui disait qu'il y avait proche du lieu où elle passait un ancien château de fées, le plus beau du monde, tout au moins qu'on le croyait tel par une tradition qui en était restée; car d'ailleurs, comme personne n'y entrait, on n'en pouvait juger; mais qu'on savait très-sûrement que ces fées avaient dans leur jardin les meilleurs fruits, les plus savoureux et délicats qui se fussent jamais mangés.
"Aussitôt la reine, ma mère, eut une envie si violente d'en manger, qu'elle y tourna ses pas. Elle arriva à la porte de ce superbe édifice, qui brillait d'or et d'azur de tous les côtés; mais elle y frappa inutilement: qui que ce soit ne parut, 15 il semblait que tout le monde y était mort. Son envie augmentant par les difficultés, elle envoya quérir des échelles, afin que l'on pût passer par-dessus les murs du jardin, et l'on en serait venu à bout si ces murs ne se fussent haussés à vue d'oeil, bien que personne n'y travaillât; l'on attachait des échelles les unes aux autres, elles rompaient sous le poids de ceux qu'on y faisait monter, et ils s'estropiaient ou se tuaient.
"La reine se désespérait. Elle voyait de grands arbres chargés de fruits qu'elle croyait délicieux, elle en voulait manger ou mourir; de sorte qu'elle fit tendre des tentes fort riches devant le château, et elle y resta six semaines avec toute sa cour. Elle ne dormait ni ne mangeait, elle soupirait sans cesse, elle ne parlait que des fruits du jardin inaccessible; enfin elle tomba dangereusement malade, sans que qui que ce fût pût apporter le moindre remède à son mal, car les inexorables fées n'avaient pas même paru depuis qu'elle s'était établie proche de leur château. Tous les officiers s'affligeaient extraordinairement. L'on n'entendait que des pleurs et des soupirs, pendant que la reine mourante demandait des fruits à ceux qui la servaient; mais elle n'en voulait point d'autres que de ceux qu'on lui refusait.
"Une nuit qu'elle s'était un peu assoupie, elle vit, en se réveillant, une petite vieille, laide et décrépite, assise dans un fauteuil au chevet de son lit. Elle était surprise que ses femmes eussent laissé approcher si près d'elle une inconnue, lorsqu'elle lui dit: "Nous trouvons ta majesté bien importune de vouloir avec tant d'opiniâtreté manger de nos fruits; mais puisqu'il y va de ta précieuse vie, mes soeurs et moi consentons à t'en donner tant que tu pourras en emporter, et tant que tu resteras ici, pourvu que tu nous fasses un don.--Ah! ma bonne mère, s'écria la reine, parlez, je vous donne mes royaumes, mon coeur, mon âme, pourvu que j'aie des fruits; je ne saurais les acheter trop cher.--Nous voulons, dit-elle, que ta majesté nous donne ta fille, dès qu'elle sera née, nous la viendrons quérir; elle sera nourrie parmi nous; il n'y a point de vertus, de beautés, de sciences, dont nous ne la douions: en un mot, ce sera notre enfant, nous la rendrons heureuse; mais observe que ta majesté ne la reverra plus qu'elle ne soit mariée. Si la proposition t'agrée, 16 je vais tout à l'heure te guérir et te mener dans nos vergers; malgré la nuit, tu verras assez clair pour choisir ce que tu voudras. Si ce que je te dis ne te plaît pas, bonsoir, madame la reine, je vais dormir.--Quelque rude que soit la loi que vous m'imposez, répondit la reine, je l'accepte plutôt que de mourir; car il est certain que je n'ai pas un jour à vivre: ainsi je perdrais mon enfant en me perdant. Guérissez-moi, savante fée, continua-t-elle, et ne me laissez pas un moment sans jouir du privilége que vous venez de m'accorder."
"La fée la toucha avec une petite baguette d'or, en disant: "Que ta majesté soit quitte de tous les maux qui la retiennent dans ce lit." Il lui sembla aussitôt, qu'on lui ôtait une robe fort pesante et fort dure, dont elle se sentait comme accablée, et qu'il y avait des endroits où elle tenait davantage. C'était apparemment ceux où le mal était le plus grand. Elle fit appeler toutes ses dames, et leur dit avec un visage gai, qu'elle se portait à merveille, qu'elle allait se lever, et qu'enfin ces portes si bien verrouillées et si bien barricadées du palais de féerie lui seraient ouvertes pour manger de beaux fruits, et pour en emporter tant qu'il lui plairait.
"Il n'y eut aucune de ses dames qui ne crût la reine en délire, et que dans le moment elle rêvait à ces fruits qu'elle avait tant souhaités; de sorte qu'au lieu de lui répondre elles se prirent à pleurer, et firent éveiller tous les médecins pour voir en quel état elle était. Ce retardement désespérait la reine; elle demandait promptement ses habits, on les lui refusait; elle se mettait en colère et devenait fort rouge. L'on disait que c'était l'effet de sa fièvre; cependant les médecins étant entrés, après lui avoir touché le pouls, et fait leurs cérémonies ordinaires, ne purent nier qu'elle ne fût dans une parfaite santé. Ses femmes, qui virent la faute que le zèle leur avait fait commettre, tâchèrent de la réparer en l'habillant promptement. Chacun lui demanda pardon, tout fut apaisé, et elle se hâta de suivre la vieille fée qui l'avait toujours attendue.
"Elle entra dans le palais, où rien ne pouvait être ajouté pour en faire le plus beau lieu du monde; vous le croirez aisément, seigneur, ajouta la reine Chatte Blanche, quand je vous aurai dit que c'est celui où nous sommes. Deux autres fées, un peu moins vieilles que celle qui conduisait ma mère, la reçurent à la porte, et lui firent un accueil très-favorable. Elle les pria de la mener promptement dans le jardin, et vers les espaliers où elle trouverait les meilleurs fruits. "Ils sont tous également bons, lui dirent-elles; et si ce n'était que tu veux avoir le plaisir de les cueillir toi-même, nous n'aurions qu'à les appeler pour les faire venir ici.--Je vous supplie, mesdames, dit la reine, que j'aie la satisfaction de voir une chose si extraordinaire." La plus vieille mit ses doigts dans sa bouche, et siffla trois fois; puis elle cria: "Abricots, pêches, pavis, brugnons, cerises, prunes, poires, bigarreaux, melons, muscats, pommes, oranges, citrons, groseilles, fraises, framboises, accourez à ma voix!--Mais, dit la reine, tout ce que vous venez d'appeler vient en différentes saisons.--Cela n'est pas ainsi dans nos vergers, dirent-elles; nous avons de tous les fruits qui sont sur la terre toujours mûrs, toujours bons, et qui ne se gâtent jamais."
"En même temps ils arrivèrent roulants, rampants, pêle-mêle, sans se gâter ni se salir; de sorte que la reine, impatiente de satisfaire son envie, se jeta dessus, et prit les premiers qui s'offrirent sous ses mains; elle les dévora plutôt qu'elle ne les mangea.
"Après s'en être un peu rassasiée, elle pria les fées de la laisser aller aux espaliers, pour avoir le plaisir de les choisir de l'oeil avant que de les cueillir. "Nous y consentons volontiers, dirent les trois fées: mais souviens-toi de la promesse que tu nous as faite, il ne te sera plus permis de t'en dédire.--Je suis persuadée, répliqua-t-elle, que l'on est si bien avec vous, et ce palais me semble si beau, que, si je n'aimais pas chèrement le roi mon mari, je m'offrirais d'y demeurer aussi; c'est pourquoi vous ne devez point craindre que je rétracte ma parole." Les fées, très-contentes, lui ouvrirent tous leurs jardins et tous leurs enclos; elle y resta trois jours et trois nuits sans en vouloir sortir, tant elle les trouvait délicieux. Elle cueillit des fruits pour sa provision; et comme ils ne se gâtent jamais, elle en fit charger quatre mille mulets qu'elle emmena. Les fées ajoutèrent à leurs fruits des corbeilles d'or, d'un travail exquis, pour les mettre, et plusieurs raretés dont le prix est excessif; elles lui promirent de m'élever en princesse, de me rendre parfaite, et de me choisir un époux, qu'elle serait avertie de la noce, et qu'elles espéraient bien qu'elle y viendrait.
"Le roi fut ravi du retour de la reine, toute la cour lui en témoigna sa joie; ce n'étaient que bals, mascarades, courses de bagues et festins, où les fruits de la reine étaient servis comme un régal délicieux. Le roi les mangeait préférablement à tout ce qu'on pouvait lui présenter. Il ne savait point le traité qu'elle avait fait avec les fées, et souvent il lui demandait en quels pays elle était allée pour en rapporter de si bonnes choses. Elle lui répondait qu'ils se trouvaient sur une montagne presque inaccessible; une autre fois, qu'ils venaient dans des vallons, puis au milieu d'un jardin où dans une grande forêt. Le roi demeurait surpris de tant de contrariétés. Il questionnait ceux qui l'avaient accompagnée; mais elle leur avait tant défendu de conter à personne son aventure, qu'ils n'osaient en parler. Enfin la reine inquiète de ce qu'elle avait promis aux fées, tomba dans une mélancolie affreuse; elle soupirait à tout moment, et changeait à vue d'oeil. Le roi s'inquiéta; il pressa la reine de lui déclarer le sujet de sa tristesse; et, après des peines extrêmes, elle lui apprit tout ce qui s'était passé entre les fées et elle, et comme elle leur avait promis la fille qu'elle devait avoir. "Quoi! s'écria le roi, nous n'avons point d'enfants, et pour manger deux ou trois pommes vous avez été capable de promettre votre fille! Il faut que vous n'ayez aucune amitié pour moi." Là-dessus il l'accabla de mille reproches, dont ma pauvre mère pensa mourir de douleur. Mais il ne se contenta pas de cela: il la fit enfermer dans une tour, et mit des gardes de tous côtés pour empêcher qu'elle n'eût commerce avec qui que ce fût au monde que les officiers qui la servaient; encore changea-t-il ceux qui avaient été avec elle au château des fées.
"La mauvaise intelligence du roi et de la reine jeta la cour dans une consternation infinie. Chacun quitta ses riches habits, pour en prendre de conformes à la douleur générale. Le roi, de son côté, paraissait inexorable, il ne voyait plus sa femme; et sitôt que je fus née, il me fit apporter dans son palais pour y être nourrie, pendant qu'elle restait prisonnière et fort malheureuse. Les fées n'ignoraient rien de ce qui se passait; elles s'en irritèrent, elles voulaient m'avoir, elles me regardaient comme leur bien, et que c'était leur faire un vol que de me retenir. Avant que de chercher une vengeance proportionnée à leur chagrin, elles envoyèrent une célèbre ambassade au roi, pour l'avertir de mettre la reine en liberté, et de lui rendre ses bonnes grâces, et pour le prier aussi de me donner à leurs ambassadeurs, afin d'être nourrie et élevée parmi elles. Les ambassadeurs étaient si petits et si contrefaits, 17" car c'étaient des nains hideux, qu'ils n'eurent pas le don de persuader ce qu'ils voulaient au roi. Il les refusa rudement; et s'ils n'étaient partis en diligence, il leur serait peut-être arrivé pis.
"Quand les fées surent le procédé de mon père, elles s'indignèrent autant qu'on peut l'être; et après avoir envoyé dans ses six royaumes tous les maux qui pouvaient les désoler, elles lâchèrent un dragon épouvantable, qui remplissait de venin les endroits où il passait, qui mangeait les hommes et les enfants, et qui faisait mourir les arbres et les plantes du souffle de son haleine.
"Le roi se trouva dans la dernière désolation: il consulta tous les sages de son royaume sur ce qu'il devait faire pour garantir ses sujets des malheurs dont il les voyait accablés. Ils lui conseillèrent d'envoyer chercher par tout le monde les meilleurs médecins et les plus excellents remèdes, et, d'un autre côté, qu'il fallait promettre la vie aux criminels condamnés à la mort, qui voudraient combattre le dragon. Le roi, assez satisfait de cet avis, l'exécuta, et n'en reçut aucune consolation; car la mortalité continuait, et personne n'allait contre le dragon, qui n'en fût dévoré: de sorte qu'il eut recours à une fée dont il était protégé dès sa plus tendre jeunesse. Elle était fort vieille, et ne se levait presque plus; il alla chez elle, il lui fit mille reproches de souffrir que le destin le persécutât, sans le secourir. "Comment voulez-vous que je fasse? lui dit-elle, vous avez irrité mes soeurs; elles ont autant de pouvoir que moi, et rarement nous agissons les unes contre les autres. Songez à les apaiser en leur donnant votre fille, cette petite princesse leur appartient. Vous avez mis la reine dans une étroite prison: que vous a donc fait cette femme si aimable pour la traiter si mal? Résolvez-vous à tenir la parole qu'elle a donnée; je vous assure que vous serez comblé de biens."
"Le roi mon père m'aimait chèrement; mais ne voyant point d'autre moyen de sauver ses royaumes, et de se délivrer du fatal dragon, il dit à son amie qu'il était résolu de la croire, qu'il voulait bien me donner aux fées, puisqu'elle assurait que je serais chérie et traitée en princesse de mon rang; qu'il ferait aussi revenir la reine, et qu'elle n'avait qu'à lui dire à qui il me confierait pour me porter au château de féerie. "Il faut, lui dit-elle, la porter dans son berceau sur la montagne de Fleurs; vous pourrez même rester aux environs, pour être spectateur de la fête qui se passera." Le roi lui dit que dans huit jours il irait avec la reine: qu'elle en avertit ses soeurs les fées, afin qu'elles fissent là-dessus ce qu'elles jugeraient à propos.
"Dès qu'il fut de retour au palais, il envoya quérir la reine, avec autant de tendresse et de pompe qu'il l'avait fait mettre prisonnière avec colère et emportement. Elle était si abattue et si changée, qu'il aurait eu peine à la reconnaître, si son coeur ne l'avait pas assuré que c'était cette même personne qu'il avait tant chérie. Il la pria, les larmes aux yeux, d'oublier les déplaisirs qu'il venait de lui causer, et que ce seraient les derniers qu'elle éprouverait jamais avec lui. Elle répliqua qu'elle se les était attirés par l'imprudence qu'elle avait eue de promettre sa fille aux fées; et que si quelque chose la pouvait rendre excusable, c'était l'état où elle était; enfin il lui déclara qu'il voulait me remettre entre leurs mains. La reine, à son tour, combattit ce dessein: il semblait que quelque fatalité s'en mêlait, et que je devais être toujours un sujet de discorde entre mon père et ma mère. Après qu'elle eut bien gémi et pleuré, sans rien obtenir de ce qu'elle souhaitait (car le roi en voyait trop les funestes conséquences, et nos sujets continuaient de mourir, comme s'ils eussent été coupables des fautes de notre famille), elle consentit à ce qu'il désirait, et l'on prépara tout pour la cérémonie.
"Je fus mise dans un berceau de nacre de perle, orné de tout ce que l'art peut faire imaginer de plus galant. Ce n'étaient que guirlandes de fleurs et festons qui pendaient autour, et les fleurs en étaient de pierreries, dont les différentes couleurs, frappées par le soleil, réfléchissaient des rayons si brillants, qu'on ne les pouvait regarder. La magnificence de mon ajustement surpassait, s'il se peut, celle du berceau: toutes les bandes de mon maillot étaient faites de grosses perles. Vingt-quatre princesses du sang me portaient sur une espèce de brancard fort léger; leurs parures n'avaient rien de commun: mais il ne leur fut pas permis de mettre d'autres couleurs que du blanc, par rapport à mon innocence. Toute la cour m'accompagna, chacun dans son rang.
"Pendant que l'on montait la montagne, on entendit une mélodieuse symphonie qui s'approchait. Enfin les fées parurent, au nombre de trente-six, elles avaient prié leurs bonnes amies de venir avec elles; chacune était assise dans une coquille de perle plus grande que celle où Vénus était lorsqu'elle sortit de la mer; des chevaux marins qui n'allaient guère bien sur terre, les traînaient plus pompeuses que les premières reines de l'univers, mais d'ailleurs vieilles et laides avec excès. Elles portaient une branche d'olivier, pour signifier au roi que sa soumission trouvait grâce devant elles; et lorsqu'elles me tinrent, ce furent des caresses si extraordinaires, qu'il semblait qu'elles ne voulaient plus vivre que pour me rendre heureuse.
"Le dragon qui avait servi à les venger contre mon père venait après elles attaché avec des chaînes de diamants. Elles me prirent entre leurs bras, me firent mille caresses, me douèrent de plusieurs avantages, et commencèrent ensuite le branle des fées. C'est une danse fort gaie; il n'est pas croyable combien ces vieilles dames sautèrent et gambadèrent; puis, le dragon qui avait mangé tant de personnes s'approcha en rampant. Les trois fées à qui ma mère m'avait promise s'assirent dessus, mirent mon berceau au milieu d'elles; et frappant le dragon avec une baguette, il déploya aussitôt ses grandes ailes écaillées, plus fines que du crêpe; elles étaient mêlées de mille couleurs bizarres. Elles se rendirent ainsi à leur château. Ma mère, me voyant en l'air exposée sur ce furieux dragon, ne put s'empêcher de pousser de grands cris. Le roi la consola, par l'assurance que son amie lui avait donnée, qu'il ne m'arriverait aucun accident, et que l'on prendrait le même soin de moi que si j'étais restée dans son propre palais. Elle s'apaisa, bien qu'il lui fût très-douloureux de me perdre pour si longtemps, et d'en être la seule cause; car si elle n'avait pas voulu manger les fruits du jardin, je serais demeurée dans le royaume de mon père, et je n'aurais pas eu tous les déplaisirs qui me restent à vous raconter.
"Sachez donc, fils de roi, que mes gardiennes avaient bâti exprès une tour, dans laquelle on trouvait mille beaux appartements pour toutes les saisons de l'année, des meubles magnifiques, des livres agréables; mais il n'y avait point de porte, et il fallait toujours entrer par les fenêtres qui étaient prodigieusement hautes. L'on trouvait un beau jardin sur la tour, orné de fleurs, de fontaines et de berceaux de verdure, qui garantissaient de la chaleur dans la plus ardente canicule. Ce fut en ce lieu que les fées m'élevèrent avec des soins qui surpassaient tout ce qu'elles avaient promis à la reine. Mes habits étaient des plus à la mode, et si magnifiques, que si quelqu'un m'avait vue, l'on aurait cru que c'était le jour de mes noces. Elles m'apprenaient tout ce qui convenait à mon âge et à ma naissance. Je ne leur donnais pas beaucoup de peine, car il n'y avait guère de choses que je ne comprisse avec une extrême facilité; ma douceur leur était fort agréable; et comme je n'avais jamais rien vu qu'elles, je serais demeurée tranquille dans cette situation le reste de ma vie.
"Elles venaient toujours me voir, montées sur le furieux dragon dont j'ai déjà parlé; elles ne m'entretenaient jamais ni du roi ni de la reine; elles me nommaient leur fille, et je croyais l'être. Personne au monde ne restait avec moi dans la tour qu'un perroquet et un petit chien qu'elles n'avaient donné pour me divertir, car ils étaient doués de raison et parlaient à merveille.
"Un des côtés de la tour était bâti sur un chemin creux, plein d'ornières et d'arbres qui l'embarrassaient; de sorte que je n'y avais aperçu personne depuis qu'on m'avait enfermée. Mais un jour comme j'étais à la fenêtre, causant avec mon perroquet et mon chien, j'entendis quelque bruit. Je regardai de tous côtés, et j'aperçus un jeune chevalier qui s'était arrêté pour écouter notre conversation; je n'en avais jamais vu qu'en peinture. Je ne fus pas fâchée qu'une rencontre inespérée fournît cette occasion; de sorte que, ne me défiant point du danger qui est attaché à la satisfaction de voir un objet aimable, je m'avançai pour le regarder, et plus je le regardais, plus j'y prenais de plaisir. Il me fit une profonde révérence, il attacha ses yeux sur moi, et me parut très en peine de quelle manière il pourrait m'entretenir; car ma fenêtre était fort haute, il craignait d'être entendu, et il savait bien que j'étais dans le château des fées.
"La nuit vint presque tout d'un coup, ou, pour parler plus juste, elle vint sans que nous nous en aperçussions; il sonna deux ou trois fois du cor, et me réjouit de quelques fanfares; puis il partit sans que je pusse même distinguer de quel côté il allait, tant l'obscurité était grande. Je restai très-rêveuse; je ne sentis plus le même plaisir que j'avais toujours pris à causer avec mon perroquet et mon chien. Ils me disaient les plus jolies choses du monde, car des bêtes fées deviennent spirituelles; mais j'étais occupée, et je ne savais point l'art de me contraindre. Perroquet le remarqua; il était fin, il ne témoigna rien de ce qui lui roulait dans la tête.
"Je ne manquai pas de me lever avec le jour. Je courus à ma fenêtre; je demeurai agréablement surprise d'apercevoir au pied de la tour le jeune chevalier. Il avait des habits magnifiques; je me flattai que j'y avais un peu de part, et je ne me trompais point. Il me parla avec une espèce de trompette qui porte la voix; et, par son secours, il me dit qu'ayant été insensible jusqu'alors à toutes les beautés qu'il avait vues il s'était senti tout d'un coup si vivement frappé de la mienne, qu'il ne pouvait comprendre comme quoi il se passerait, sans mourir, de me voir tous les jours de sa vie. Je demeurai très-contente de son compliment, et très-inquiète de n'oser y répondre; car il aurait fallu crier de toute ma force, et me mettre dans le risque d'être mieux entendue encore des fées que de lui. Je tenais quelques fleurs, que je lui jetai; il les reçut comme une insigne faveur, de sorte qu'il les baisa plusieurs fois, et me remercia. Il me demanda ensuite si je trouverais bon qu'il vint tous les jours à la même heure sous mes fenêtres, et que, si je le voulais bien, je lui jetasse quelque chose. J'avais une bague de turquoise, que j'ôtai brusquement de mon doigt, et que je lui jetai avec beaucoup de précipitation, lui faisant signe de s'éloigner en diligence: c'est que j'entendais de l'autre côté la fée Violente qui montait sur son dragon pour m'apporter à déjeuner.
"La première chose qu'elle dit en entrant dans ma chambre, ce furent ces mots: "Je sens ici la voix d'un homme; cherche, dragon." Oh! que devins-je! j'étais transie de peur qu'il ne passât par l'autre fenêtre, et qu'il ne suivit le chevalier, pour lequel je m'intéressais déjà beaucoup. "En vérité, dis-je, ma bonne maman (car la vieille fée voulait que je la nommasse ainsi), vous plaisantez quand vous dites que vous sentez la voix d'un homme: est-ce que la voix sent quelque chose? et quand cela serait, quel est le mortel assez téméraire pour hasarder de monter dans cette tour?--Ce que tu dis est vrai, ma fille, répondit-elle; je suis ravi de te voir raisonner si joliment, et je conçois que c'est la haine que j'ai pour tous les hommes qui me persuade quelquefois qu'ils ne sont pas éloignés de moi." Elle me donna mon déjeuner et ma quenouille. "Quand tu auras mangé, ne manque pas de filer; car tu ne fis rien hier, me dit-elle, et mes soeurs se fâcheront." En effet je m'étais si fort occupée de l'inconnu, qu'il m'avait été impossible de filer.
"Dès qu'elle fut partie, je jetai la quenouille d'un petit air mutin, et montai sur la terrasse, pour découvrir de plus loin dans la campagne. J'avais une lunette d'approche excellente; rien ne bornait ma vue; je regardais de tous côtés, lorsque je découvris mon chevalier sur le haut d'une montagne. Il se reposait sous un riche pavillon d'étoffe d'or, et il était entouré d'un fort grosse cour. Je ne doutai point que ce ne fut le fils de quelque roi voisin du palais des fées. Comme je craignais que s'il revenait à la tour il ne fut découvert par le terrible dragon, je vins prendre mon perroquet, et lui dis de voler jusqu'à cette montagne, qu'il y trouverait celui qui m'avait parlé, et qu'il le priât de ma part de ne plus revenir, parce que j'appréhendais la vigilance de mes gardiennes, et qu'elles ne lui fissent un mauvais tour.
"Perroquet s'acquitta de sa commission en perroquet d'esprit. Chacun demeura surpris de la voir venir à tire-d'aile se percher sur l'épaule du prince, et lui parler tout bas à l'oreille. Le prince ressentit de la joie et de la peine de cette ambassade. Le soin que je prenais flattait son coeur; mais les difficultés qui se rencontraient à me parler l'accablaient, sans pouvoir le détourner du dessein qu'il avait formé de me plaire. Il fit cent questions à Perroquet, et Perroquet lui en fit cent à son tour car il était naturellement curieux. Le roi le chargea, d'une bague pour moi, à la place de ma turquoise; c'en était une aussi, mais beaucoup plus belle que la mienne; elle était taillée en coeur avec des diamants. "Il est juste, ajouta-t-il, que je vous traite en ambassadeur: voilà mon portrait que je vous donne, ne le montrez qu'à votre charmante maîtresse." Il lui attacha sous son aile son portrait, et il apporta la bague dans son bec.
"J'attendais le retour de mon petit courrier vert avec une impatience que je n'avais point connue jusqu'alors. Il me dit que celui à qui je l'avais envoyé était un grand roi, qu'il l'avait reçu le mieux du monde, et que je pouvais m'assurer qu'il ne voulait plus vivre que pour moi; qu'encore qu'il y eût beaucoup de péril à venir au bas de ma tour, il était résolu à tout, plutôt que de renoncer à me voir. Ces nouvelles m'intriguèrent fort, je me pris à pleurer. Perroquet et Toutou me consolèrent de leur mieux, car ils m'aimaient tendrement. Puis Perroquet me présenta la bague du prince, et me montra le portrait. J'avoue que je n'ai jamais été si aise que je le fus de pouvoir considérer de près celui que je n'avais vu que de loin. Il me parut encore plus aimable qu'il ne m'avait semblé; il me vint cent pensées dans l'esprit, dont les unes agréables et les autres tristes me donnèrent un air d'inquiétude extraordinaire. Les fées qui vinrent me voir s'en aperçurent. Elles se dirent l'une à l'autre que sans doute je m'ennuyais, et qu'il fallait songer à me trouver un époux de race fée. Elles parlèrent de plusieurs, et s'arrêtèrent sur le petit roi Mignonnet, dont le royaume était à cinq cent mille lieues de leur palais; mais ce n'était pas là une affaire. Perroquet entendit ce beau conseil; il vint m'en rendre compte, et me dit: "Ah! que je vous plains, ma chère maîtresse, si vous devenez la reine Mignonette c'est un magot qui fait peur, j'ai regret de vous le dire; mais, en vérité, le roi qui vous aime ne voudrait pas de lui pour son valet de pied.--Est-ce que tu l'as vu, Perroquet?--Je le crois vraiment, continua-t-il, j'ai été élevé sur une branche avec lui.--Comment sur une branche? repris-je.--Oui, dit-il, c'est qu'ils ont les pieds d'un aigle."
"Un tel récit m'affligea étrangement. Je regardais le charmant portrait du jeune roi, je pensais bien qu'il n'en avait régalé Perroquet que pour me donner lieu de le voir; et quand j'en faisais comparaison avec Migonnet, je n'espérais plus rien de ma vie, et je me résolvais plutôt à mourir qu'à l'épouser.
"Je ne dormis point tant que la nuit dura. Perroquet et Toutou causèrent avec moi. Je m'endormis un peu sur le matin; et comme mon chien avait le nez bon, il sentit que le roi était au pied de la tour. Il éveilla Perroquet. "Je gage, dit-il, que le roi est là-bas." Perroquet répondit: "Tais-toi, babillard; parce que tu as presque toujours les yeux ouverts et l'oreille alerte, tu es fâché du repos des autres.--Mais gageons, dit encore le bon Toutou, je sais bien qu'il y est." Perroquet répliqua: "Et moi, je sais bien qu'il n'y est point: ne lui ai-je pas défendu d'y venir, de la part de notre maîtresse?--Ha vraiment! tu me la donnes belle avec tes défenses, s'écria mon chien: un homme passionné ne consulte que son coeur." Et là-dessus il se mit à lui tirailler si fort les ailes, que Perroquet se fâcha. Je m'éveillai aux cris de l'un et de l'autre; ils me dirent ce qui en faisait le sujet, je courus, ou plutôt je volai à ma fenêtre; je vis le roi qui me tendait les bras, et qui me dit avec sa trompette, qu'il ne pouvait plus vivre sans moi, qu'il me conjurait de trouver les moyens de sortir de ma tour, ou de l'y faire entrer; qu'il attestait tous les dieux et tous les éléments, qu'il m'épouserait aussitôt et que je serais une des plus grandes reines de l'univers.
"Je commandai à Perroquet de lui aller dire, que ce qu'il souhaitait me semblait presque impossible; que cependant, sur la parole qu'il me donnait et les serments qu'il avait faits, j'allais m'appliquer à ce qu'il désirait; que je le conjurais de ne pas venir tous les jours; qu'enfin l'on pourrait s'en apercevoir, et qu'il n'y aurait point de quartier avec les fées.
"Il se retira comblé de joie, par l'espérance dont je le flattais; et je me trouvai dans le plus grand embarras du monde lorsque je fis réflexion à ce que je venais de promettre. Comment sortir de cette tour, où il n'y avait point de portes? et n'avoir pour tout secours que Perroquet et Toutou; être si jeune, si peu expérimentée, si craintive! Je pris donc la résolution de ne point tenter une chose où je ne réussirais jamais, et je l'envoyai dire au roi par Perroquet. Il voulut se tuer à ses yeux; mais enfin il le chargea de me persuader ou de le venir voir mourir, ou de le soulager. "Sire, s'écria l'ambassadeur emplumé, ma maîtresse est suffisamment persuadée, elle ne manque que de pouvoir."
"Quand il me rendit compte de tout ce qui s'était passé, je m'affligeai plus que je l'eusse encore fait. La fée Violente vint, elle me trouva les yeux enflés et rouges; elle dit que j'avais pleuré et que si je ne lui en avouais le sujet elle me brûlerait: car toutes ses menaces étaient toujours terribles. Je répondis, en tremblant, que j'étais lasse de filer, et que j'avais envie de petits filets pour prendre des oisillons qui venaient becqueter les fruits de mon jardin. "Ce que tu souhaites, ma fille, me dit-elle, ne te coûtera plus de larmes: je t'apporterai des cordelettes tant que tu en voudras." Et en effet j'en eus le soir même. Mais elle m'avertit de songer moins à travailler qu'à me faire belle, parce que le roi Migonnet devait arriver dans peu. Je frémis à ces fâcheuses nouvelles, et ne répliquai rien.
"Des qu'elle fut partie, je commençai deux ou trois morceaux de filet; mais à quoi je m'appliquai, ce fut à faire une échelle de corde, qui était très-bien faite, sans en avoir jamais vu. Il est vrai que la fée ne m'en fournissait pas autant qu'il m'en fallait, et sans cesse elle me disait: "Mais, ma fille, ton ouvrage est semblable à celui de Pénélope, il n'avance point, et tu ne te lasses pas de me demander de quoi travailler.--Oh! ma bonne maman, disais-je, vous en parlez bien à votre aise; ne voyez-vous pas que je ne sais comment m'y prendre, et que je brûle tout? Avez-vous peur que je ne vous ruine en ficelle?" Mon air de simplicité la réjouissait, bien qu'elle fût d'une humeur très-désagréable et très-cruelle.
"J'envoyai Perroquet dire au roi de venir un soir sous les fenêtres de la tour, qu'il y trouverait l'échelle, et qu'il saurait le reste quand il serait arrivé. En effet, je l'attachai bien ferme, résolue à me sauver avec lui; mais quand il la vit, sans attendre que je descendisse, il monta avec empressement, et se jeta dans ma chambre comme je préparais tout pour ma fuite.
"Sa vue me donna tant de joie, que j'en oubliai le péril où nous étions. Il me renouvela tous ses serments, et me conjura de ne point différer de le recevoir pour mon époux. Nous prîmes Perroquet et Toutou pour témoins de notre mariage. Jamais noces ne se sont faites, entre des personnes si élevées, avec moins d'éclat et de bruit, et jamais coeurs n'ont été plus contents que les nôtres.
"Le jour n'était pas encore venu quand le roi me quitta. Je lui racontai l'épouvantable dessein des fées de me marier au petit Migonnet; je lui dépeignis sa figure, dont il eut autant d'horreur que moi. A peine fut-il parti, que les heures me semblèrent aussi longues que les années; je courus à la fenêtre, je le suivis des yeux malgré l'obscurité. Mais quel fut mon étonnement de voir en l'air un chariot de feu traîné par des salamandres ailées, qui faisaient une telle diligence, que l'oeil pouvait à peine le suivre! Ce chariot était accompagné de plusieurs gardes montés sur des autruches. Je n'eus pas assez de loisir pour bien considérer le magot qui traversait ainsi les airs; mais je crus aisément que c'était une fée ou un enchanteur.
"Peu après, la fée Violente entra dans ma chambre. "Je t'apporte de bonnes nouvelles, me dit-elle, ton amant est arrivé depuis quelques heures; prépare-toi à le recevoir: voici des habits et des pierreries.--Eh! qui vous a dit, m'écriai-je, que je voulais être mariée? ce n'est point du tout mon intention. Renvoyez le roi Migonnet, je n'en mettrai pas une épingle davantage; qu'il me trouve belle ou laide, je ne suis point pour lui.--Ouais, ouais, dit la fée encore, quelle petite révoltée, quelle tête sans cervelle! je n'entends pas raillerie, et je te.....--Que me ferez-vous? répliquai-je, toute rouge des noms qu'elle m'avait donnés? Peut-on être plus tristement nourrie que je le suis, dans une tour, avec un perroquet et un chien, voyant tous les jours plusieurs fois l'horrible figure d'un dragon épouvantable!--Ah! petite ingrate, dit la fée, méritais-tu tant de soins et de peines? je ne l'ai que trop dit à mes soeurs, que nous en aurions une triste récompense." Elle alla les trouver, elle leur raconta notre différend, elles restèrent aussi surprises les unes que les autres.
"Perroquet et Toutou me firent de grandes remonstrances, que si je faisais davantage la mutine ils prévoyaient qu'il m'en arriverait de cuisants déplaisirs. Je me sentais si fière de posséder le coeur d'un grand roi, que je méprisais les fées et les conseils de mes pauvres petits camarades. Je ne m'habillai point, et j'affectai de me coiffer de travers, afin que Migonnet me trouvât désagréable. Notre entrevue se fit sur la terrasse. Il y vint dans son chariot de feu. Jamais depuis qu'il y a des nains il ne s'en est vu un si petit. Il marchait sur ses pieds d'aigle et sur ses genoux tout ensemble, car il n'avait point d'os aux jambes; de sorte qu'il se soutenait sur deux béquilles de diamants. Son manteau royal n'avait qu'une demi-aune de long, et traînait de plus d'un tiers. Sa tête était grosse comme un boisseau, et son nez si grand, qu'il portait dessus une douzaine d'oiseaux, dont le ramage le réjouissait. Il avait une si furieuse barbe, que les serins de Canarie y faisaient leurs nids, et ses oreilles passaient d'un coudée au-dessus de sa tête; mais on s'en apercevait peu, à cause d'une haute couronne pointue qu'il portait pour paraître plus grand. La flamme de son chariot rôtit les fruits, sécha les fleurs, et tarit les fontaines de mon jardin. Il vint à moi, les bras ouverts pour m'embrasser; je me tins fort droite, il fallut que son premier écuyer le haussât. Mais aussitôt qu'il s'approcha, je m'enfuis dans ma chambre, dont je fermai la porte et les fenêtres, de sorte que Migonnet se retira chez les fées, très-indigné contre moi.
"Elles lui demandèrent mille fois pardon de ma brusquerie; et pour l'apaiser, car il était redoutable, elles résolurent de l'amener la nuit dans ma chambre pendant que je dormirais, de m'attacher les pieds et les mains, pour me mettre avec lui dans son brûlant chariot, afin qu'il m'emmenât. La chose ainsi arrêtée, elles me grondèrent à peine des brusqueries que j'avais faites. Elles dirent seulement qu'il fallait songer à les réparer. Perroquet et Toutou restèrent surpris d'une si grande douceur. "Savez-vous bien, ma maîtresse, dit mon chien, que le coeur ne m'annonce rien de bon? mesdames les fées sont d'étranges personnes, et surtout Violente." Je me moquai de ses alarmes, et j'attendis mon cher époux avec mille impatiences: il en avait trop de me voir pour tarder; je lui jetai l'échelle de corde, bien résolue à m'en retourner avec lui; il monta légèrement, et me dit des choses si tendres, que je n'ose encore les rappeler à mon souvenir.
"Comme nous parlions ensemble avec la même tranquillité que nous aurions eue dans son palais, nous vîmes enfoncer tout d'un coup les fenêtres de ma chambre. Les fées entrèrent sur leur terrible dragon, Migonnet les suivit dans son chariot de feu, et tous ses gardes avec leurs autruches. Le roi, sans s'effrayer, mit l'épée à la main, et ne songea qu'à me garantir de la plus furieuse aventure qui se soit jamais passée; car enfin, vous le dirai-je, seigneur, ces barbares créatures poussèrent leur dragon sur lui, et à mes yeux il le dévora.
"Désespérée de son malheur et du mien, je me jetai dans la gueule de cet horrible monstre, voulant qu'il m'engloutît, comme il venait d'engloutir tout ce que j'aimais au monde. Il le voulait bien aussi; mais les fées, encore plus cruelles que lui, ne le voulurent pas. "Il faut, s'écrièrent-elles, la réserver à de plus longues peines: une prompte mort est trop douce pour cette indigne créature." Elles me touchèrent, je me vis aussitôt sous la figure d'une chatte blanche; elles me conduisirent dans ce superbe palais qui était à mon père; elles métamorphosèrent tous les seigneurs et toutes les dames du royaume en chats et en chattes; elles en laissèrent à qui on ne voyait que les mains, et me réduisirent dans le déplorable état où vous me trouvâtes, me faisant savoir ma naissance, la mort de mon père, celle de ma mère, et que je ne serais délivrée de ma chatonique figure que par un prince qui ressemblait parfaitement à l'époux qu'elles m'avaient ravi. C'est vous, seigneur, qui avez cette ressemblance, continua-t-elle: mêmes traits, même air, même son de voix; j'en fus frappée aussitôt que je vous vis, j'étais informée de tout ce qui devait arriver, et je le suis encore de tout ce qui arrivera: mes peines vont finir.
"Et les miennes, belle reine, dit le prince en se jetant à ses pieds, seront-elles de longue durée?--Je vous aime plus que ma vie, seigneur: il faut partir pour aller vers votre père; nous verrons ses sentiments pour moi, et s'il consentira à ce que vous désirez."
Elle sortit, le prince lui donna la main, elle monta dans un chariot avec lui: il était beaucoup plus magnifique que ceux qu'il avait eus jusqu'alors. Le reste de l'équipage y répondait à tel point, que tous les fers des chevaux étaient d'émeraudes, et les clous de diamants. Cela ne s'est peut-être jamais vu que cette fois-là. Je ne dis point les agréables conversations que la reine et le prince avaient ensemble: si elle était unique en beauté, elle ne l'était pas moins en esprit, et ce jeune prince était aussi parfait qu'elle; de sorte qu'ils pensaient des choses toutes charmantes.
Lorsqu'ils furent près du château, où les deux frères aînés du prince doivent se trouver, la reine entra dans un petit rocher de cristal, dont toutes les pointes étaient garnies d'or et de rubis. Il y avait des rideaux tout autour, afin qu'on ne la vit point, et il était porté par des jeunes hommes très-bien faits et superbement vêtus. Le prince demeura dans le beau chariot, il aperçut ses frères qui se promenaient avec des princesses d'une excellente beauté. Dès qu'ils le reconnurent, ils s'avancèrent pour le recevoir, et lui demandèrent s'il amenait une dame: il leur dit qu'il avait été si malheureux, que dans tout son voyage il n'en avait rencontre que de très-laides; que ce qu'il apportait de plus rare, c'était une petite chatte blanche. Ils se prirent à rire de sa simplicité. "Une chatte! lui dirent-ils, avez-vous peur que les souris ne mangent notre palais?" Le prince répliqua qu'en effet il n'était pas sage de vouloir faire un tel présent à son père. Là-dessus chacun prit le chemin de la ville.
Les princes aînés montèrent avec leurs princesses, dans des calèches toutes d'or et d'azur; leurs chevaux avaient sur leur tête des plumes et des aigrettes; rien n'était plus brillant que cette cavalcade. Notre jeune prince allait après, et puis le rocher de cristal, que tout le monde regardait avec admiration.
Les courtisans s'empressèrent de venir dire au roi que les trois princes arrivaient. "Amènent-ils de belles dames? répliqua le roi.--Il est impossible de rien voir qui les surpasse." A cette réponse, il parut fâché. Les deux princes s'empressèrent de monter avec leurs merveilleuses princesses. Le roi les reçut très-bien, et ne savait à laquelle donner le prix. Il regarda son cadet, et lui dit: "Cette fois-ci, vous venez donc seul?--Votre Majesté verra dans ce rocher une petite chatte blanche, répliqua le prince, qui miaule si doucement, qu'elle lui agréera." Le roi sourit, et alla lui-même pour ouvrir le rocher. Mais aussitôt qu'il s'approcha, la reine, avec un ressort, en fit tomber toutes les pièces, et parut comme le soleil qui à été quelque temps enveloppé dans une nue; ses cheveux blonds étaient épars sur ses épaules, ils tombaient par grosses boucles jusqu'à ses pieds. Sa tête était ceinte de fleurs; sa robe d'une légère gaze blanche, doublée de taffetas couleur de rose. Elle se leva et fit une profonde révérence au roi, qui ne put s'empêcher dans l'excès de son admiration, de s'écrier: "Voici l'incomparable, et celle qui mérite ma couronne!"
"Seigneur, lui dit-elle, je ne suis pas venue pour vous arracher un trône que vous remplissez si dignement; je suis née avec six royaumes: permettez que je vous en offre un, et que j'en donne autant à chacun de vos fils. Je ne vous demande pour toute récompense que votre amitié, et ce jeune prince pour époux. Nous aurons encore assez de trois royaumes." Le roi et toute la cour poussèrent de longs cris de joie et d'étonnement. Le mariage fut célébré aussitôt, aussi bien que celui des deux princes; de sorte que toute la cour passa plusieurs mois dans les divertissements et les plaisirs. Chacun ensuite partit pour aller gouverner ses États; la belle Chatte Blanche s'y est immortalisée, autant par ses bontés et ses libéralités, que par son rare mérite et sa beauté.