Le Calvaire des Femmes
The Project Gutenberg eBook of Le Calvaire des Femmes
Title: Le Calvaire des Femmes
Author: M.-L. Gagneur
Release date: August 11, 2021 [eBook #66035]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
Credits: Laura Natal Rodrigues at Free Literature (Images generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale de France.)
LE
CALVAIRE DES FEMMES
PAR
M.-L. GAGNEUR
PARIS
ACHILLE FAURE, LIBRAIRE-EDITEUR
18, RUE DAUPHINE, 18
1867
Tous droits réservés
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE I
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
CHAPITRE XIII
CHAPITRE XIV
CHAPITRE XV
CHAPITRE XVI
CHAPITRE XVII
CHAPITRE XVIII
CHAPITRE XIX
CHAPITRE XX
CHAPITRE XXI
CHAPITRE XXII
CHAPITRE XXIII
CHAPITRE XXIV
CHAPITRE XXV
CHAPITRE XXVI
CHAPITRE XXVII
CHAPITRE XXVIII
CHAPITRE XXIX
CHAPITRE XXX
CHAPITRE XXXI
CHAPITRE XXXII
CHAPITRE XXXIII
LE
CALVAIRE DES FEMMES
PREMIÈRE PARTIE
I
«La classe ouvrière est comme un peuple d'ilotes au milieu d'un peuple de sybarites; il faut lui donner une place dans la société.... Elle est sans organisation et sans lien, sans droits et sans avenir; faut lui donner des droits et un avenir, et la relever à ses propres yeux par l'association, l'éducation, la discipline.
«Aujourd'hui la rétribution du travail est abandonnée au hasard ou à la violence; c'est le maître qui opprime ou l'ouvrier qui se révolte.
«La pauvreté ne sera plus séditieuse lorsque l'opulence ne sera plus oppressive.»
L.N. Bonaparte.
(Extinction du paupérisme.)
Le 25 janvier 1844, il se passait dans une chaumière de Monestier, l'un des plus pauvres villages de l'infertile et montagneuse Ardèche, un drame intime et poignant.
C'était vers le soir. Le vent soufflait avec violence dans les châtaigneraies et ébranlait la masure. La neige, tombant à flocons pressés, hâtait la nuit.
Une chambre unique servait de cuisine, de dortoir, de cave, de grenier et d'étable à la famille qui l'habitait. La seule richesse de ces malheureux, c'était une chèvre efflanquée couchée dans un coin.
Un feu de bois mort glané la veille dans la forêt, un feu parcimonieux, jetait une clarté rougeâtre qui rendait encore plus triste le jour blafard.
Dans leurs châssis vermoulus, les vitres tremblaient, laissant passer le vent. Deux carreaux cassés étaient masqués par des haillons.
Cet antre, dont on ne saurait peindre la couleur sombre et la misère sordide, était habité par Jacques Bordier, sa femme et ses cinq enfants, cinq filles, dont l'aînée n'avait pas neuf ans.
L'enfance, si gracieuse avec ses joues roses, ses rires naïfs et ses yeux candides, qui laissent voir l'âme à fleur du regard, se présentait là repoussante, presque hideuse. Ces enfants, c'étaient des animaux humains grouillant dans l'immondice. Et cependant de ces visages barbouillés et comme hébétés il jaillissait parfois des éclairs d'intelligence; on devinait, sous cette couche de malpropreté, des formes qui peut-être eussent été exquises, si déjà la souffrance ne les eût flétries.
Jacques Bordier, accoudé sur une table, était pensif. Sa figure énergique, presque sauvage, exprimait à la fois l'amertume et l'abattement.
Une bouteille était devant lui. Fréquemment il emplissait son verre et buvait une gorgée de genièvre.
Sa femme, étendue sur un misérable grabat, de temps à autre faisait retentir la cabane de cris déchirants.
Une voisine, remplissant les fonctions de garde, rôdait dans cet intérieur lugubre, attisait le feu, secourait la malade.
Un des enfants dit tout à coup:
«J'ai faim.»
Et les autres répétèrent:
«J'ai faim».
La vieille ouvrit un bahut, en tira un morceau de pain noir qu'elle partagea entre les cinq enfants.
La petite Marie, qui était l'aînée, voyant les portions si minces, refusa la sienne pour la distribuer aux autres.
Elle alla s'asseoir devant le feu, qu'elle contempla tristement, et à la dérobée elle jetait un regard avide sur ses sœurs qui mangeaient.
Jacques Bordier se détourna pour ne pas voir.
La voisine, ayant examiné la malade, dit à Marie:
«Dépêche-toi, ma fille, de coucher les enfants.»
Il n'y avait qu'un lit pour les cinq petites. C'était un cadre de bois qui contenait une paillasse recouverte de guenilles.
Marie plaça les trois plus grandes au pied, coucha la plus jeune à la tête et s'étendit à côté d'elle.
Bientôt les enfants s'endormirent, excepté Marie, qui, chaque fois que sa mère faisait entendre un nouveau cri de douleur, soulevait sa tête, effrayée et curieuse, et, les yeux pleins de larmes, regardait.
«Si c'est encore une fille, dit Jacques d'une voix sourde, dès demain je pars.
—Vous ne ferez pas cela, répondit la mère Michu. Le bon Dieu ne vous abandonnera pas.»
Jacques hocha la tête.
«Le bon Dieu!
—J'ai fait prévenir hier Mlle Borel de votre malheureuse position. Elle vous viendra en aide; car ce sont de braves gens, ces Borel.
—Si j'allais à la messe, à la bonne heure; mais Mme Borel est dure pour ceux qui ne fréquentent pas l'Église. Moi, faire des momeries, jamais!
—Mme Borel, je ne dis pas; mais sa belle-sœur, Mlle Bathilde, n'est guère dévote; c'est à elle que j'ai fait parler. Elle viendra, vous verrez.
—Ah! c'est toujours l'aumône, l'humiliation.... J'ai du courage cependant, et deux bras pour travailler. Mais voilà vingt jours que la neige nous ôte le pain! Et cinq filles à nourrir! Si cela continue, il faudra bien faire comme les autres, partir et aller mendier. Mendier[1]!!!»
Il se cacha la tête dans les mains.
La malade écoutait, le regard fixe. La souffrance physique et l'excès du désespoir semblaient avoir pétrifié son visage dont les lignes, dans cette immobilité, revêtaient une distinction peu commune.
Cependant la douleur grandissait. On l'entendait aux vibrations de plus en plus stridentes de la voix.
Enfin un cri suprême annonça la fin de la crise.
Un enfant était né.
«Eh bien! demanda Jacques en se soulevant avec anxiété.
—C'est une fille, répondit à demi-voix la voisine.
—Encore une fille!»
Et il se laissa retomber avec accablement. Puis, l'instant d'après, il se redressa, la colère au visage. Il saisit la bouteille, la brandit avec menace, comme s'il voulait la lancer au nouveau-né, et la brisa contre terre en proférant une horrible malédiction.
Après avoir maudit l'enfant, il invectiva la mère.
La pauvre femme sanglotait.
L'enfant criait de froid; car rien n'était préparé pour la recevoir.
Marie se souleva et tendit les bras.
«Donnez-la-moi, mère Michu, je la réchaufferai.»
En cet instant entra Mlle Borel, accompagnée d'un domestique qui portait un paquet.
Mlle Borel pouvait avoir vingt ans. Bien qu'elle fût petite, ses traits étaient grands, nobles et sérieux. L'œil, profond et ferme, au premier abord semblait un peu sévère; mais cette sévérité était tempérée par l'aménité du sourire et la douceur de la voix.
À son arrivée, Jacques Bordier releva la tête. Des larmes brillaient dans son regard farouche.
D'un coup d'œil, Mlle Borel vit ces larmes et toute cette misère. Elle se sentit navrée, mais elle réprima vite la compassion qui se peignit sur son visage. Elle savait que la pitié blesse les âmes fières. Elle pensait que ce n'est pas seulement la misère qui dégrade, mais que c'est plutôt l'aumône qui place le pauvre dans une humiliante infériorité. Or, la pitié, n'est-ce point l'aumône du cœur?
«J'ai appris, dit-elle, que Françoise devait accoucher plus tôt qu'elle ne l'avait pensé, et j'apporte du linge pour le nouveau-né, une couverture et du vin pour la malade.
—Ah! mademoiselle, que vous êtes bonne!» soupira Françoise.
Jacques essuyait ses larmes à la dérobée, et son visage trahissait l'embarras.
«Voyez, mademoiselle, dit la mère Michu, qui venait d'envelopper l'enfant dans des langes propres, la belle petite fille! Et Jacques qui se désespère!
—Combien donc avez-vous d'enfants? demanda Mlle Borel en se tournant vers Bordier.
—Je n'ai pas d'enfants, je n'ai que des filles.»
Mlle Borel ne releva point cette singulière réponse, qui ne parut pas même la surprendre.
Le paysan, en effet, ne considère que la force. Comme il n'a d'autre richesse que ses bras, la naissance d'un garçon qui pourra l'aider dans ses travaux, c'est dans l'avenir une augmentation de bien-être; mais la naissance d'une fille, c'est plutôt, en perspective, un accroissement de pauvreté.
«J'ai maintenant six filles, reprit-il avec un rire sardonique. Six filles! Et cette baraque est toute ma fortune. On pioche, n'est-ce pas, comme des galériens tout le long du jour: les galériens, eux, sont nourris; pour nous, il n'y a pas toujours du pain noir sur la planche. Jamais de vin, ni de pitance; à peine buvons-nous de mauvaise genevrette[2]. Nous couchons sur la paille comme des animaux; pour vêtements, nous avons des guenilles. Mais encore j'ai beau suer à la peine, je ne puis gagner pour sept, pour huit maintenant. D'ailleurs il faut trouver de l'ouvrage. Si la neige, la pluie, la glace, la maladie suspendent la besogne, que devenir? Ah! le malheur s'acharne après moi. Un garçon serait venu, ça m'eût donné du courage. Je me serais dit: «Eh bien! si tu le nourris maintenant, plus tard il te nourrira.» Mais des filles, que voulez-vous que j'en fasse? Les envoyer à Lyon ou à Saint-Étienne? Ah! on sait ce qu'elles deviennent là-bas.... La honte, quoi! ou la misère, et plus souvent encore toutes les deux à la fois. Ça, c'est l'avenir. Pour le moment, si ce temps-là se prolonge, il faudra que je parte avec mon aînée, une besace sur le dos. Moi, Jacques le terrassier, qui ai toujours gagné mon pain et porté la tête haute, j'irais frapper à toutes les portes, essuyer les rebuffades et le mépris, et peut-être m'entendre traiter de paresseux! Est-ce bien possible? Il le faut, pourtant. Les petites ont mangé ce soir le dernier morceau de pain. Ah! tous les riches ne vous ressemblent pas, mademoiselle! Vous me croyez, vous, parce que vous avez bon cœur; mais combien penseront que je les trompe pour avoir quelques sous!»
Mlle Borel écoutait Jacques avec une émotion grave et contenue.
«Mon ami, dit-elle simplement, voulez-vous me confier votre dernière fille? je l'adopterai. Je ne yeux point vous faire l'aumône. Venez demain à la maison, je vous donnerai du travail.
—Oh! merci, mademoiselle! s'écria Françoise en pleurant.
—Vous ne me devez aucune reconnaissance, repartit la jeune fille. J'ai un travail très-pressant à faire exécuter dans la serre, et Jacques m'obligera au contraire de vouloir bien s'en charger.
—J'irai demain, mademoiselle, dit le terrassier, si ému que sa voix tremblait.
—Eh bien! me donnez-vous la petite?
—Dès qu'elle pourra marcher,» répondit la mère. Mlle Borel prit l'enfant, la regarda longtemps, et, à mesure qu'elle la regardait, son visage aux lignes si graves s'attendrissait. Il avait un rayonnement qui ressemblait à la joie maternelle.
«Ma chère petite Madeleine, dit-elle, que tu seras belle!»
Elle la baisa pieusement et sortit.
[1]D'après M. de Watteville, il est des localités dans la partie montagneuse de l'Ardèche dont presque tous les habitants quittent leur domicile pendant l'hiver pour se livrer à la mendicité, soit dans les communes de ce département, soit dans celles du Dauphiné, où la température est moins rigoureuse.
[2]Boisson qu'on fait dans les montagnes avec le genièvre.
II
Dix-neuf ans se sont écoulés.
En 1863, M. Borel, fabricant de soieries, jouissait sur la place de Lyon d'une réputation qu'il devait autant à la supériorité de ses produits qu'à l'étendue de ses relations commerciales.
Il occupait à la Croix-Rousse près de trois mille métiers; il faisait l'exportation sur une grande échelle, principalement en Amérique. Paris recherchait ses velours et ses façonnés; la Prusse et l'Angleterre copiaient ses dessins.
M. Borel était en outre un industriel intègre, justement considéré. À Lyon, d'ailleurs, ce proverbe: «Que le bien mal acquis ne profite pas,» est passé à l'état d'axiome et presque de croyance superstitieuse. Une fortune consolidée est une fortune légitimée dont on ne doit pas chercher à vérifier la source. Fortune entraîne donc essentiellement considération.
M. Borel possédait à un haut degré l'intelligence des affaires et une aptitude particulière pour l'industrie de la soierie, qui est surtout une industrie de détails. Incapable d'embrasser une idée d'ensemble, une idée de quelque élévation, il passait cependant pour un homme supérieur; et, grâce à l'importance que lui donnaient ses millions, il exerçait au conseil municipal, dont il faisait partie depuis 1848, une influence non contestée.
Il se disait libéral, entièrement dévoué aux intérêts de la classe ouvrière. C'était, il est vrai, un cœur généreux. Survenait-il une crise commerciale, il était le premier à organiser des quêtes auxquelles il souscrivait largement. À Lyon, les sociétés de bienfaisance sont innombrables. M. Borel en fonda une nouvelle sous le patronage d'un saint quelconque: car, à Lyon, la charité ne va point sans la superstition. Cette société avait pour but de secourir les ouvriers sans travail.
Toutefois, M. Borel n'admettait que l'aumône pour remédier au paupérisme, qu'il regardait comme un mal fatal, nécessaire même à l'équilibre social.
Il dépensait chaque année à soulager les ouvriers nécessiteux une somme considérable; mais il n'eût pas augmenté d'un centime leur salaire. Quoiqu'il mit son orgueil et qu'il éprouvât une satisfaction véritable à faire le bien, il voulait aussi que le bien lui profitât, soit en considération, soit en influence. Peut-être pratiquait-il un peu, à son insu, ce système de bienfaisance calculée qui consiste à placer l'obligé dans la dépendance du bienfaiteur.
Ainsi, comme il arrive souvent, l'esprit de conservation étouffait parfois en lui le sentiment de la bienveillance et de la justice.
M. Borel avait environ soixante ans. Il était grand, d'un blond grisonnant. Il possédait l'embonpoint qui sied à un homme de cet âge et de cette importance. Sur sa figure douce se lisaient les vertus domestiques. Tout en se targuant de libéralisme, il se disait chrétien; car il regardait la religion comme un frein nécessaire. Il allait aux offices les jours de grande fête. Ses deux filles avaient été élevées au Sacré-Cœur, et son fils au collège des Jésuites.
Mme Borel était une nature passive, religieuse jusqu'à la superstition. Elle était dame patronnesse d'une foule d'associations pieuses, et chaque année elle faisait quelque vœu à Notre-Dame de Fourvières.
Professant au plus haut degré le respect pour le sexe fort, elle admirait toutes les idées de son mari sans chercher à les comprendre; mais en revanche elle critiquait avec âpreté, sans les comprendre davantage, les opinions généreuses et avancées de Mlle Bathilde sa belle-sœur.
Il y avait entre Mlle Borel et son frère une complète dissemblance de pensée et de caractère.
Indifférente aux questions de détail, son intelligence élevée ne se plaisait qu'aux vastes synthèses. C'était non-seulement un esprit supérieur, mais un grand caractère, passionné pour la justice, inaccessible aux préoccupations égoïstes.
On lui refusait la tendresse; on l'accusait parfois d'insensibilité; mais elle avait au suprême degré cette bonté réfléchie qui excuse toutes les faiblesses parce qu'elle tient compte des luttes entre les organisations et les milieux où ces organisations se développent, parce qu'elle tient compte surtout des déviations causées par la contrainte qu'imposent souvent à nos penchants les lois morales ou sociales.
Dans sa jeunesse, Mlle Borel avait, elle aussi, pratiqué la charité chrétienne, c'est-à-dire l'aumône; mais elle eut bien vite reconnu l'impuissance de ces secours isolés. Son esprit avait mûri, et son cœur s'était ouvert à de plus larges sentiments. Une souffrance individuelle l'affectait sans doute, mais surtout comme symptôme social. Le dévouement à l'individu lui paraissant stérile, elle fut entraînée vers les études et les spéculations qui remontent aux causes mêmes du mal afin de les détruire.
Ainsi préoccupée d'intérêts généraux, elle n'avait jamais pensé au mariage. Sa supériorité et ses idées indépendantes très-connues avaient aussi effrayé les prétendants que sa fortune eût pu attirer. Elle était assez forte pour supporter l'isolement, et les affections intimes ne lui étaient point indispensables. D'ailleurs l'adoption de Madeleine Bordier, le soin qu'elle avait pris de l'éducation de cette enfant, avaient occupé son cœur. Cette maternité élective satisfaisait son caractère élevé mieux que ne l'eût fait peut-être la maternité du sang.
Mlle Bathilde montrait une grande indulgence pour l'infériorité intellectuelle des personnes qui l'entouraient. Cependant la fermeté qu'elle mettait à défendre ses opinions, faisait dire parfois que, semblable à toutes les vieilles filles, elle tournait à l'aigreur. Elle était respectée, mais non point aimée de son neveu et de ses nièces, dont elle critiquait l'éducation ultra-catholique.
Mlles Laure et Béatrix, au sortir du couvent, avaient une tenue modeste, c'est-à-dire compassée, parlaient à demi-voix, connaissaient un peu d'arithmétique, de géographie, un peu d'histoire profane d'après le père Loriquet, beaucoup d'histoire sainte et de catéchisme, tapotaient un quadrille, solfiaient un cantique, brodaient admirablement une chasuble, possédaient en un mot de ces petits talents dits d'agrément juste ce qu'il en faut pour obtenir dans le monde la réputation de jeunes personnes accomplies.
Lorsque Mlle Bathilde s'élevait contre cet enseignement, Mme Borel lui répondait d'un ton sec:
«Croyez-vous que je veuille faire de mes filles des voltairiennes ou des socialistes?»
M. Borel aurait désiré que son fils Maxime continuât son industrie et profitât du capital de considération que lui-même s'était acquis parmi ses concitoyens. Mais Maxime, au collège des Jésuites, s'était lié avec des jeunes gens de famille noble qui lui avaient communiqué des idées de grandeur. Il voulut entrer dans la diplomatie; il obtint donc d'aller à Paris pour y faire des études spéciales.
À Paris, Maxime, au lieu de viser au ministère des affaires étrangères, se fit admettre dans les clubs de la fashion; au lieu d'étudier les langues orientales, il ne cultiva guère que cette sorte d'argot qui est la langue du quartier Bréda.
Comme la pension fournie par son père ne lui suffisait pas, il emprunta. Mme Borel, confiante dans l'éducation religieuse qu'avait reçue Maxime, croyait à la vertu de son fils comme à un article de foi. Quand elle acquit la preuve qu'il avait dépensé trois cent mille francs en cinq ans, et perdu son innocence baptismale avec des Coralies, des Madelons et des Rigolboches, elle faillit en mourir de douleur.
Elle obtint de M. Borel d'aller avec ses filles passer dorénavant l'hiver à Paris, afin d'y surveiller la conduite et les études de Maxime.
Au mois de mars 1863, la famille Borel se trouvait réunie au grand complet dans le luxueux appartement qu'elle occupait rue de la Chaussée-d'Antin. C'était une soirée tout à fait intime. Il n'y avait là que la famille Daubré de Lomas.
M. Daubré était un riche manufacturier de Lille. Sa femme, fort coquette, habitait Paris pendant la saison des bals.
Elle s'était éprise de Maxime, et, pour le rencontrer, elle venait chez les Borel, qu'en sa qualité de Lomas elle trouvait pourtant bien bourgeois.
M. Borel, arrivé de Lyon la veille, transmettait à M. Daubré les nouvelles commerciales. Ils devisaient ensemble sur les probabilités d'une guerre civile aux États-Unis. Ces bruits de guerre alarmaient également les deux industriels. En effet, un conflit en Amérique fermerait le principal débouché de l'industrie lyonnaise, et amènerait nécessairement pour la fabrication lilloise la hausse des cotons.
Mlle Bathilde causait en aparté avec un tout jeune homme, le frère de M. Daubré.
Mme Daubré coquetait avec Maxime.
Mme Borel les observait attentivement. Elle avait fait un vœu à Notre-Dame de Fourvières pour la conversion de son fils, et elle s'étonnait que tant de vœux et de neuvaines eussent encore produit si peu de résultats.
Laure feuilletait un album, et Béatrix, au piano, déchiffrait une romance à demi-voix. À côté d'elle se tenait le frère de Mme Daubré, Lionel de Lomas, un gandin de la seconde jeunesse, qui lui débitait des fadeurs en veloutant son regard. Lionel était pauvre et Béatrix aurait un million de dot. Mais, à la dérobée, il contemplait Madeleine Bordier avec une expression singulière.
Madeleine brodait une tapisserie, et, plus rapprochée de la lampe que les autres personnages, elle se trouvait en pleine lumière. Parfois elle relevait la tête. Cette tête, resplendissante de vie, de réelle jeunesse, jetait comme un rayonnement sur cette société plus ou moins guindée et factice.
«Ces crises commerciales qui nous sont si funestes, disait M. Borel, ont cependant leur utilité, car elles matent la classe laborieuse. Depuis la guerre d'Italie, il s'est produit à Lyon, parmi les anciens voraces, je ne sais quelle sourde fermentation qui ne laisse pas que d'être inquiétante. On dit que la misère seule pousse le peuple à l'insurrection; mais trop de bien-être a aussi son danger: il développe chez l'ouvrier l'esprit d'indépendance et des idées ambitieuses; plus l'ouvrier possède, plus il devient difficile à gouverner; enfin, quand il a devant lui quelque avance, il n'hésite point à se mettre en grève pour obtenir une augmentation de salaire. Chez vous les grèves sont-elles fréquentes?
—Nous en avons eu une en 49, répondit M. Daubré.
—Et vous avez cédé?
—Il le fallait bien alors. D'ailleurs, dans nos filatures, nous ne pouvons laisser chômer, sans une perte considérable, un matériel qui représente un capital énorme.
—Quand je devrais y perdre jusqu'à mon dernier sou, reprit avec force M. Borel, moi, je ne céderais jamais.
—Mais votre industrie n'offre pas les mêmes inconvénients que la nôtre.
—C'est vrai, nous avons moins à redouter que vous les grèves et les crises industrielles. La soierie se tisse dans des ateliers avec un outillage qui n'appartient pas au fabricant. Quand une crise se manifeste, nous suspendons nos commandes, et, n'ayant aucun capital engagé, nous perdons seulement l'argent que nous ne gagnons pas. Mais aussi le mauvais côté de cette organisation, c'est que, ne demandant que de faibles capitaux, elle permet à une foule de petits industriels de nous faire concurrence. Pour se soutenir, ils fabriquent à tous prix et fabriquent mal, gâtent les ouvriers et compromettent la haute considération dont la fabrique lyonnaise jouissait naguère. Beaucoup même ont adopté l'aune droite au lieu de l'ancienne aune à crochet. C'est depuis longtemps un grave sujet de conflit entre l'ouvrier et le fabricant.
—Et l'ouvrier a raison, dit Mlle Borel d'un ton cassant.
—«L'ouvrier a tort; l'usage fait loi,» répliqua sur le même ton M. Borel.
Béatrix avait cessé de chanter, et Lionel était venu s'asseoir à côté de Madeleine.
Madeleine, qui écoutait la conversation, avait interrompu son travail.
«Comment, mademoiselle, dit Lionel, d'un ton à demi railleur, vous vous intéressez à de pareilles questions?
—Monsieur, répondit Madeleine avec quelque émotion, ma sœur aînée est ouvrière en velours, et c'est elle qui nourrit ma mère.
—C'est-à-dire, reprit Mlle Borel en s'animant, que l'ouvrier subit la loi du plus fort. L'ouvrier a droit à une mesure plus équitable. Or, votre aune à crochet n'est pas équitable, puisqu'elle le prive d'une partie de son salaire.
—Ma chère Bathilde, sur ce sujet nous ne nous entendrons jamais. Rompons donc là cette discussion. Vous êtes toujours dans la théorie pure; moi, je reste dans la pratique, par conséquent dans le vrai.
—Ma théorie, c'est le droit; votre pratique, c'est l'abus, repartit avec fermeté Mlle Borel.
—Ah! que ces utopistes nous font de mal! soupira M. Borel. Avec ces grands mots de droit, d'abus, d'exploitation, de privilège, ont-ils assez perverti le sens moral de la classe ouvrière, qui n'en est certes pas plus heureuse!
—Assurément, appuya M. Daubré, si Mlle Borel venait à Lille, elle verrait ce que produit l'augmentation des salaires. Chez nous un bon ouvrier peut gagner aisément quatre francs par jour, et une habile tisseuse deux et trois francs. Il y a peu de chômages. Et que voit-on chez nous? Une population abâtardie, livrée à la débauche. L'ouvrier est imprévoyant. S'il gagne au delà de ses besoins réels, il dépense son salaire au cabaret, et la famille n'en est que plus pauvre. Quant aux femmes employées dans nos manufactures, elles sont pour la plupart perverties dès l'âge de quinze ans, et leur gain se gaspille en colifichets.
—Monsieur, répondit Mlle Borel, il y a à cela d'autres causes que l'augmentation des salaires. C'est l'organisation même du travail manufacturier, c'est-à-dire la dispersion de la famille dans les manufactures, l'extrême division du travail; puis aussi le défaut d'éducation, l'exiguïté et l'insalubrité des logements; mais par-dessus tout, le sentiment de l'impuissance où sont les ouvriers d'améliorer leur position. Comment voulez-vous que cette femme qui, dès l'âge de huit ans, est réduite à l'état de machine, dont on n'a jamais cherché à développer le cœur ni l'intelligence, ait des instincts affectifs bien élevés, qu'elle exerce sur l'ouvrier une influence bienfaisante et sache le retenir dans des liens sérieux? Tant qu'on ne changera pas la condition de l'ouvrière, il n'y aura pas de salut possible pour l'ouvrier.
—Oui, ajouta le jeune Daubré d'un ton rêveur. En cela, l'idée chrétienne est juste: c'est la femme qui sauvera l'humanité.
—Enfin, ma sœur, c'est là votre dada!» repartit M. Borel avec humeur.
Madeleine regarda anxieusement Mlle Borel, qui ne répondit pas.
«L'ouvrier, l'ouvrière, la femme! dit Mme Daubré en se drapant coquettement dans la gaze qui l'enveloppait. Tous nos écrivains aujourd'hui se croient une mission sociale. À les lire, on dirait vraiment que l'ouvrier est une invention toute moderne, et qu'ils viennent de découvrir la femme.
—Ils la cherchent sans la trouver, répondit gravement Mlle Borel, ainsi que Diogène cherchait un homme. La femme n'existe pas encore.
—En vérité? Mais alors, ma tante, que sommes-nous donc?» demanda, en raillant, Béatrix qui visait à l'esprit.
—Des poupées dont les ressorts sont plus ou moins perfectionnés, selon l'habileté de vos institutrices; des poupées plus ou moins bien vêtues, selon votre bourse et le génie de vos modistes. Vous a-t-on jamais appris à occuper utilement votre intelligence? A-t-on jamais ouvert votre cœur aux idées grandes, généreuses? Mais tandis que la frivolité et l'oisiveté perdent la femme des classes supérieures, l'excès du travail et l'insuffisance des salaires avilissent l'ouvrière. En haut comme en bas, le défaut d'éducation est le plus grand mal. Quelle instruction lui donne-t-on à cette femme qui doit élever ses enfants? On ne connaîtra la femme que lorsqu'elle pourra développer ses facultés et s'affranchir, en gagnant honnêtement sa vie, de la dépendance matérielle de l'homme, dépendance qui l'annihile et la dégrade. Jusque-là, elle passera pour un être inférieur, frivole, corrompu ou corruptible.
—Ma chère Bathilde, interrompit M. Borel, vous n'êtes pas Française. Vous êtes digne d'être quakeresse et de prêcher en Amérique.
—En France comme en Amérique, et pour la femme comme pour l'homme, il n'y a de dignité possible qu'avec la liberté. La femme ne doit point être placée sous la tutelle absolue de l'homme. On doit surtout assurer, à celle qui travaille, l'indépendance qu'elle gagne à la sueur de son front.»
Madeleine, en écoutant Mlle Borel, avait rougi et pâli tour à tour. Elle abaissa les yeux sur sa tapisserie, et l'on vit au bord de ses cils trembler une larme.
«C'est à l'homme à travailler pour la femme,» objecta M. Borel.
«Non, jamais, dit Maxime en lançant une œillade à Mme Daubré, nous n'habituerons nos Françaises à ces idées d'indépendance. Elles n'ont que faire de la liberté. Ce sont des autocrates qui veulent régner à tout prix. Ravissantes hypocrites, elles acceptent leur esclavage afin de mieux assurer leur empire.
—Je suis de votre avis, reprit Mme Daubré en minaudant: je trouve que nos bas-bleus sont injustes. Les hommes ne sont pas si ogres que certaines femmes, vieilles et laides, veulent bien nous les représenter. Et quand on sait les prendre....
—Pardon, madame, si je vous interromps, dit Mlle Bathilde. Quand on sait les prendre, dites-vous? Par ces mots seuls ne reconnaissez-vous pas une dépendance? Vous parlez pour la petite exception des femmes, jeunes et jolies, qui sont au-dessus du besoin, et qui ont le temps d'être coquettes. Moi, je parle pour le grand nombre: je parle de l'ouvrière, de celle qui n'a que ses yeux et ses doigts pour toute fortune, et qui se demande souvent, le soir, comment ses enfants mangeront le lendemain. Sans doute, madame, vous n'avez jamais pénétré dans ces bouges immondes où habitent la misère et le vice; vous y auriez rencontré souvent, bien souvent, hélas! des femmes battues par leurs maris ivrognes, privées de tout jusqu'à leur propre gain, par celui-là même qui devrait pourvoir à leur existence; vous les auriez vues désespérées en face de leurs enfants pleurant de faim. Toutefois, sont-ce les hommes qu'il faut condamner? non, ce sont les causes mêmes du mal. Vous dites que c'est à l'homme de travailler pour la femme; mais d'abord savez-vous ce que c'est que travailler du matin au soir à une besogne souvent répugnante? Vous faites-vous une idée de la souffrance morale et physique qu'il faut endurer pour gagner son pain? Vous qui passez votre vie dans l'insouciance, dans le plaisir, vous blâmez, n'est-ce-pas, sans miséricorde, le malheureux qui, un jour sur sept, va au cabaret, se laisse entraîner et dissipe son gain de la semaine? Assurément cet homme est égoïste, qui, par une coupable imprévoyance, laisse une famille dans la détresse; mais représentez-vous donc cette nature vigoureuse qui réclame, elle aussi, ses heures de liberté, d'expansion, de plaisir. Sans doute l'ivrognerie et la paresse engendrent de grands malheurs; sans doute il faut les combattre par tous les moyens; mais ce n'est pas à nous, oisifs, qui ne savons rien des tortures du travail et de la misère, de les condamner sans pitié, ces martyrs.
—Euh! euh! fit M. Daubré, voilà des maximes qui mèneraient loin!
—Moi, avec mes nerfs, dit Mme Daubré, je ne puis songer à ces choses-là. Comme on ne saurait y remédier, le mieux est d'y penser le moins possible.
—Mais ma sœur y remédie, repartit M. Borel avec raillerie. L'augmentation des salaires est au bout de ses tirades. De nos capitaux engagés, de nos risques, elle ne tient aucun compte.
—L'augmentation des salaires est un moyen insuffisant, répliqua Mlle Borel.
—Alors, voyons ta panacée.
—Je n'en ai pas. Je crois seulement qu'il est très utile de poser ces formidables problèmes, et d'appeler sur eux, dans l'intérêt de la classe riche, l'attention des législateurs. Je crois aussi au progrès de toute science; je crois qu'après des tâtonnements nécessaires, on trouvera cette panacée, et qu'on arrivera à régler, d'une manière plus équitable, les conditions du travail. Au siècle dernier, le Contrat social de Jean-Jacques était une théorie audacieuse. Quel est aujourd'hui l'homme de bon sens qui croie au droit divin? Il viendra un temps, qui n'est pas éloigné, sans doute, où l'on reconnaîtra à tout homme et à toute femme son droit à une existence proportionnelle à ses besoins et en rapport avec ses facultés.»
Madeleine et le jeune Daubré écoutaient Mlle Borel avec admiration, tandis qu'un sourire ironique effleurait les lèvres des autres auditeurs.
«Eh bien! mademoiselle, dit tout bas Lionel à Madeleine, auriez-vous envie de devenir aussi économiste et bas-bleu? Ce serait dommage. Vous êtes si jolie et vous brodez si bien!»
Madeleine rougit et reprit sa broderie.
Béatrix observait le jeu de Lionel, et Lionel remarqua l'inquiétude de Béatrix.
«Elle est jalouse, pensa Lionel, c'est bon à savoir: je tiens la dot.»
Il se pencha de nouveau vers Madeleine.
«Je gage, lui dit-il toujours à voix basse, que vous aimez la toilette?
—J'aime tout ce qui est beau, répondit-elle: les belles robes, comme les belles et généreuses pensées.
—J'avoue, moi, dit Béatrix en se rapprochant, que je n'entends rien à tous les beaux discours de ma tante. Mais, par exemple, j'adore les chiffons.
—Et moi les chevaux, ajouta Laure. Maxime, comment va Mademoiselle Lucie?»
Maxime possédait une jument qu'il appelait Mademoiselle Lucie; mais, en revanche, sa maîtresse se nommait Pouliche.
«Mademoiselle Lucie avait aujourd'hui ses nerfs, exactement comme une jolie femme, répondit Maxime. Les beaux chevaux et les jolies femmes, voilà mes passions. Ah! par ma foi! s'il est vrai que l'horizon soit chargé de nuages, jouissons toujours, et après nous le déluge! Louis XV était un philosophe qui valait bien Jean-Jacques. Vos idées d'amélioration, ma tante, me semblent impraticables. Si toutes les femmes allaient devenir indépendantes, dignes, quakeresses, ce serait la mort de notre société qui vit de luxe, d'oisiveté, de raffinement, j'oserai même dire de galanterie. J'espère que nos adorables Françaises y regarderont à deux fois avant de se laisser endoctriner. Ne faut-il pas que de mauvais sujets comme moi, qui ne saurions être autre chose, trouvent aussi une existence en rapport avec leurs facultés?
—Vous déraisonnez, Maxime, interrompit sévèrement Mme Borel, jusque-là silencieuse. Sans doute il y aura toujours des privilégiés et toujours des malheureux; non pas afin que vous puissiez satisfaire vos mauvais penchants, mais parce que Jésus-Christ a dit: «Il y aura toujours des pauvres parmi vous.»
—C'est évident, s'écria Mme Daubré. S'il n'y avait plus de pauvres, nous n'aurions plus de domestiques. Qui laverait ma vaisselle? Qui brosserait mes souliers? Je ne puis cependant pas brosser mes souliers.»
Elle agitait, pour la faire admirer, sa main blanche et effilée.
«Et, reprit Maxime avec ironie, quels moyens, nous, riches, aurions-nous de faire notre salut? Nous n'avons que l'aumône pour racheter nos péchés. À chacun son lot: les pauvres se sauvent par la souffrance; nous nous sauvons, nous, par le plaisir de faire le bien. Dieu est juste, tout est pour le mieux.
—Ne plaisantez pas avec ces choses-là, Maxime, dit encore Mme Borel.
—Il est certain, reprit hypocritement Mme Daubré, qui voulait gagner la mère de Maxime, que l'aumône est sainte, et que la charité chrétienne a plus avancé le progrès que tous les discours des philosophes.
—C'est ce que je nie, repartit Mlle Borel. Avec l'aumône, peut-être sauve-t-on son âme; mais, à coup sûr, on perpétue le paupérisme.
—Et cependant sans l'aumône, se récria vivement M. Borel, que deviendraient toutes ces familles qu'une maladie, un chômage, la mort de leur chef réduisent à la dernière misère?
—À Lyon, répliqua Bathilde, vous avez au moins quatre-vingts associations charitables, qui toutes fonctionnent admirablement. Quand l'industrie est prospère, elles suffisent à peine; mais vienne une crise commerciale, et vous voyez combien le charité privée est impuissante contre un tel flot de misères. Sans doute, l'aumône est louable au point de vue de l'intention; mais, comme tous les palliatifs, elle entretient le mal au lieu de le guérir. Je pense comme M. Wolowski, que «l'aumône est une sorte de régime protecteur de la misère.» Elle avilit les âmes et développe la paresse. Loin de resserrer les intérêts des classes, comme vous paraissez le croire, elle inspire le mépris chez celui qui donne et la haine chez celui qui reçoit. La doctrine religieuse de l'aumône et de la résignation a produit beaucoup de mal. Voyez le moyen âge et aujourd'hui l'Espagne avec ses légions de mendiants!
—Je vous en prie, Bathilde, s'écria avec indignation Mme Borel, ne dites pas devant mes filles des choses semblables!
—Vos filles sont aujourd'hui des femmes, et pourquoi ne seraient-elles pas initiées à des problèmes qui préoccupent tous les esprits?»
Mme Borel haussa les épaules. Le front placide de M. Borel s'assombrit. Madeleine, émue, regardait Mlle Bathilde d'un air suppliant. M. et Mme Daubré avaient l'attitude embarrassée de gens qui vont assister à une scène de famille; car tous connaissaient le caractère entier de Mlle Borel.
Mais la porte du salon s'ouvrit; un domestique entra fort à propos et remit à M. Daubré une large enveloppe cachetée. C'était une dépêche télégraphique ainsi conçue:
«Agitation parmi les ouvriers. Tentative de coalition. Prompt retour.»
M. Daubré pâlit et tendit la dépêche à sa femme.
«Voilà, s'écria-t-elle, le résultat des discours de nos utopistes.»
Il était tard. Comme M. Daubré devait partir de bonne heure le lendemain, il désira se retirer.
Le jeune Daubré serra affectueusement la main de Mlle Borel, et lui exprima avec chaleur ses sympathies. Il salua respectueusement Madeleine.
«À propos, dit Mme Daubré en partant, j'ai besoin d'une institutrice pour Jeanne. Je voudrais trouver une jeune fille douce et bien élevée. Jeanne est déjà un peu grandelette, et il faut commencer son éducation.
—Nous nous informerons, répondirent Mlles Borel; et si, parmi nos connaissances, nous découvrons un phénix, nous vous l'adresserons.»
III
Lille est la cité industrielle la plus importante du nord de la France. Là, comme dans tous les centres de grande industrie, l'économiste est frappé du contraste choquant que présente l'opulence et l'excès de la misère.
C'est une triste, mais inévitable conséquence de notre ère de féodalité industrielle. L'application des forces mécaniques à l'industrie, dont le résultat ultérieur sera certainement pour l'homme l'affranchissement de tout travail dégradant ou pénible, le place aujourd'hui dans un esclavage plus douloureux qu'autrefois le travail isolé.
L'homme, confondu pour, ainsi dire avec la machine, qu'il sert en instrument plutôt passif qu'intelligent, ne prenant à son travail, ordinairement divisé à l'extrême, qu'un intérêt secondaire, s'atrophie peu à peu, et ses instincts moraux s'affaiblissent d'autant plus aisément que son intelligence est plus annihilée.
Dans la manufacture l'homme perd sa liberté. Il est caserné en quelque sorte, et placé jusqu'à un certain point sous l'autorité arbitraire du patron.
Sans doute cette féodalité n'a pas à beaucoup près des résultats aussi abusifs, aussi désastreux que jadis la féodalité territoriale; mais elle produit cependant ce que produisent toutes les oppressions, des essors subversifs de liberté, autrement dit une profonde démoralisation engendrant une ignoble misère; et vice versa, cette misère engendrant la corruption.
Cependant, en face des conquêtes de la civilisation, qui pourrait nier le progrès moderne, même au point de vue moral? et qui songerait à confondre ces deux époques dans une même réprobation?
Aujourd'hui, à la place des tours orgueilleuses du château féodal, à la place de ces engins stériles ou plutôt destructeurs, s'élèvent les murailles pacifiques de l'usine; de l'usine, avec ses machines puissantes, fécondes, avec son armée de travailleurs. À la place de ce seigneur oisif, ignorant, hautain, toujours prêt à abuser de sa force, c'est le patron intelligent, actif; c'est même assez souvent un ancien ouvrier presque toujours bienveillant pour l'ouvrier.
Mais l'époque que nous traversons est transitoire, et comme toutes les transitions, douloureuse. Les abus mêmes de cette féodalité nouvelle suscitent déjà et susciteront de plus en plus des tentatives d'affranchissement. Le perfectionnement des machines et de nos systèmes économiques amènera certainement pour l'ouvrier, qui sera un jour associé et non plus simplement salarié, une ère de liberté, de dignité moralisatrice et de bonheur relatif.
Aujourd'hui, un certain nombre de grands industriels comprennent les devoirs de la richesse, et se préoccupent incessamment d'améliorer les conditions hygiéniques de leurs établissements, aussi bien que le sort des travailleurs.
Mais, à côté de ceux-là, il en est d'autres que domine l'esprit du temps, et qui veulent s'enrichir vite et à tout prix. Leurs capitaux, disent-ils, ne peuvent dormir; et, par conséquent, pas de repos pour le travailleur. Ceux-là entassent les ouvriers dans des établissements insalubres, leur mesurant avec parcimonie l'air et l'espace. Ils exigent plus de travail et ils payent moins.
Ainsi se montrait M. Daubré. C'était pourtant un homme compatissant, qui s'intéressait au bonheur de ses ouvriers. Mais il était pressé par la nécessité. Les goûts aristocratiques et luxueux de sa femme l'entraînaient à des dépenses excessives qu'il fallait couvrir.
Il possédait deux filatures, l'une dans le quartier Saint-Sauveur, et l'autre en dehors de la ville. Il y avait joint tout récemment un tissage mécanique.
Quiconque n'a pas traversé les courettes de Lille, quiconque n'a pas visité ces caves malsaines et nauséabondes où croupissaient, il y a quelques années, les ouvriers de cette ville, la plus riche de la Flandre, celui-là n'a point vu la misère dans toute sa hideur, celui-là ne peut se représenter l'état de dégradation morale et physique où elle fait descendre l'être humain.
On se souvient encore de l'émotion produite par les révélations navrantes d'un illustre économiste; on n'a pas oublié le sombre tableau qu'il traça de ces logements souterrains.
Aujourd'hui la plupart de ces caves ont été détruites; mais en 1863 un assez grand nombre existaient encore.
Vers le milieu de la rue des Étaques, rendue célèbre par la description qu'en a faite Blanqui, se trouvait un de ces bouges. Il était habité par un fileur du nom de Gendoux.
Un soupirail fermé par une trappe servait à la fois de fenêtre et de porte. Il n'y avait d'autre escalier qu'une mauvaise échelle appuyée contre l'entrée. Ce jour parcimonieux, arrivant d'en haut, rendait plus lugubres encore des murs noircis par le temps et la malpropreté. Le mobilier était sordide.
Cependant, quelques objets de luxe à bon marché, un miroir sur un bahut entre deux vases dorés, des fleurs en papier, des images encadrées, attestaient qu'une jeune fille avait paré naguère ce triste intérieur. Maintenant il y régnait ce désordre et cette incurie qui accusent l'abandon bien plus encore que la misère.
Une femme déjà vieille, Thérèse Gendoux, était assise au-dessous du soupirail. Elle cousait un sarrau. À peine recevait-elle un jour suffisant pour ce travail grossier. Deux enfants étiolés, au visage blafard et boursouflé, aux membres amaigris, se tenaient à côté d'elle.
Le plus jeune était âgé de quatre ans; mais on lui en eût donné deux au plus. Il se traînait à terre et fouillait dans les immondices qui couvraient le sol. L'autre, une fille de sept ans, ourlait un carré de grosse toile. À ce travail, elle gagnait environ deux sous par jour.
Ces enfants appartenaient, non pas à Thérèse, mais à une ouvrière de fabrique qui s'absentait tout le jour et habitait la même cave.
En effet, dans le fond de cette cave, déjà si sombre, se trouvait encore un réduit, et celui-là était tout à fait obscur. Il y avait place à peine pour un lit, une table et deux chaises.
L'humidité suintait le long des murs, dont la couleur primitive avait entièrement disparu. On devinait, à l'entassement indescriptible de vêtements ou plutôt de haillons, d'ustensiles brisés, de débris informes, qu'on n'entrait là que pour passer la nuit. C'était plus triste et plus horrible qu'une prison; car on se disait: «Dans cet air putride vivent des êtres libres, qui n'ont commis aucun crime, qui ont droit à l'air, à l'espace, au soleil; c'est la misère seule qui les a relégués dans ce cachot infect.»
En pénétrant là, on avait le cœur serré par l'angoisse, et la poitrine oppressée par une atmosphère méphitique. Un petit enfant s'y trouvait couché. Il dormait. Son visage livide ressemblait à celui d'un vieillard avec ses traits étirés, ses orbites creusées, ses lèvres décolorées. C'était effrayant à voir.
Depuis quand dormait-il? Depuis le matin, depuis que sa mère était partie pour la fabrique, et maintenant il était cinq heures!
Sa mère lui avait fait prendre un dormant[3] qui devait le plonger dans le sommeil jusqu'au soir.
Cet enfant avait deux ans. Peut-être n'avait-il jamais respiré le grand air. Peut-être jamais ses pauvres petits membres n'avaient-ils senti la chaleur vivifiante du soleil. Et l'on se demandait tout d'abord s'il était bien possible qu'il y eût une mère assez cruelle pour condamner son enfant à ce sommeil, à cette réclusion.
Hélas! cette femme avait trois autres enfants, et son mari ne revenait au logis que lorsque son gain de la quinzaine était épuisé. Elle emmenait avec elle à la fabrique son fils aîné qui avait huit ans. À eux deux, ils gagnaient un franc cinquante par jour. Avec ces trente sous, elle devait loger, nourrir et vêtir cinq personnes.
Le soir, ces cinq êtres, semblables à des animaux, dévoraient quelque nourriture indigeste, car le feu ne s'allumait jamais; puis ils s'étendaient sur la paille humide qui leur servait de lit[4]. La mère Gendoux avait pitié d'eux. Quelquefois elle leur faisait de la soupe ou donnait aux enfants un peu de bière. Elle avait pris de l'affection pour ces petits qui demeuraient avec elle tout le jour, et elle devait chercher l'affection, car sur son visage triste et austère, plein de bonté pourtant, se lisait une douleur profonde. De temps à autre, un soupir s'échappait de ses lèvres, elle essuyait une larme et murmurait:
«Pauvre Geneviève! que fait-elle? Mon Dieu! qu'est-elle devenue?»
Quand la nuit fut close, la mère Gendoux alluma la lampe, monta l'échelle vermoulue, ferma la trappe, puis alluma le feu et prépara le souper pour Gendoux qui allait venir.
L'enfant cessa de coudre et joua avec son petit frère.
La mère Gendoux, inquiète, prêtait l'oreille à tous les bruits. Enfin elle entendit battre la retraite.
«C'est bientôt l'heure; ils vont arriver,» pensa-t-elle.
Elle mit un peu d'ordre dans ce souterrain. On ne tarda pas à frapper au soupirail. La trappe s'entr'ouvrit.
C'était un homme de soixante ans environ. Encore robuste, il marchait cependant avec quelque difficulté; et sa taille était un peu déviée. Depuis longtemps il était fileur. Or, avant l'invention du renvideur mécanique, ce travail très-fatigant produisait souvent des déformations corporelles. Cet homme avait néanmoins dans le maintien et dans la démarche une distinction qu'on trouve rarement chez l'ouvrier, courbé toute sa vie sur le même travail.
«C'est bon, tout est prêt. Thérèse, sers-moi la soupe, dit Gendoux d'une voix brève, car ils vont venir.»
Il s'accouda sur la table, et parut préoccupé.
La vieille femme servit le repas, et resta debout, les deux mains sur les hanches, baissant la tête dans une attitude inquiète, en face de Gendoux, qui ne la regardait point.
«Ils vont venir? répéta-t-elle d'un ton interrogatif.
—Oui, va chercher les tabourets de la voisine, car ils seront bien une trentaine.
—Une trentaine! s'écria-t-elle effrayée. Ah! Gendoux, prends bien garde à ce que tu vas faire! Si on allait te mettre en prison! Es-tu sûr au moins de tous ceux que tu attends?
—Je suis sûr de tous les camarades. Ce sont des mécontents. Il y va d'ailleurs de leur intérêt comme du mien.
—Mais tous n'ont pas les mêmes motifs, murmura Thérèse.
—Sans doute, pas tous les mêmes; mais pourtant, combien auraient à se plaindre comme moi. Si ce ne sont pas les maîtres, ce sont les contre-maîtres qui, les premiers, corrompent nos filles et nos femmes; car ces manufactures, c'est trop souvent pour elles l'infamie.
—Au moins, reprit encore la femme de Gendoux, ne parle pas de Geneviève; c'est bien assez qu'elle nous ait quittés. Il ne faut pas qu'on sache tout notre malheur.
—Ah! tu crois qu'on l'ignore! répliqua le fileur dont le visage devint pourpre. Geneviève était la plus belle fille de la fabrique. Tout le monde la connaissait, et tout le monde savait bien que ce libertin de Lomas ne venait visiter la carderie que pour la voir. Depuis longtemps ses amies, et les hommes aussi, enrageaient contre elle parce qu'elle était sage. À la fabrique, un air modeste c'est un scandale! Aussi maintenant que ne dit-on pas? Parfois, il m'en arrive des bruits jusqu'aux oreilles, et elles me tintent à m'étourdir; le sang me monte aux yeux; je vois tout rouge, et je voudrais tuer quelqu'un. Mais il y a une meilleure vengeance. Je la tiens.»
Thérèse s'était assise, et elle essuyait avec le coin de son tablier les larmes qui roulaient sur ses joues.
«Ah! je te le disais bien, Gendoux, il ne fallait pas l'envoyer dans ce gouffre. Si elle était restée dentellière!
—Tu ne te souviens donc pas? J'étais malade; mon genou m'empêchait de travailler. Comme sarrautière tu gagnais douze sous, et Geneviève un franc avec sa dentelle. Encore lui fallait-il passer une partie de la nuit. Et quand je la voyais pâle, les yeux fatigués, toujours courbée sur son carreau, avec cette petite toux qui m'inquiétait, je me disais: «À la fabrique, elle peut gagner trente sous sans trop de peine; les couleurs lui reviendront aux joues.» Il y avait une place chez M. Daubré, à l'atelier des préparations, comme soigneuse de carderie, un métier propre et sain. Et puis elle était si fière! Qui aurait pu se douter jamais que ce Lomas aurait raison de cette vertu-là!
—Et tu es sûr que c'est lui qui a fait partir Geneviève?
—Je n'ai pas de preuves, malheureusement; mais j'en suis sûr, oui, sûr.
—Au moins il ne la laissera pas mourir de faim. Pauvre petite, que fait-elle là-bas? Ah! si seulement je savais son adresse! j'irais, vois-tu, et je la ramènerais. Car je ne dors plus, je ne mange plus, je n'ai de cœur à rien. Une enfant qui ne nous avait jamais quittés! Gendoux, si elle ne revient pas, je crois que j'en mourrai.»
En cet instant, la trappe se souleva.
«Ce sont eux! s'écria Thérèse avec effroi.
—Non, c'est la Bourgeat et son petit,» dit Gendoux.
En effet, c'était leur locataire. Ses enfants la regardèrent entrer avec cet air morne et hébété, cette immobilité torpide que donne l'appauvrissement excessif de la constitution.
Cette femme avait le type des ouvrières lilloises: blondes, maigres, au teint hâve. Elle était encore jeune, mais des rides nombreuses annonçaient une vieillesse hâtée par le travail et les privations. Ses vêtements ou plutôt ses haillons étaient malpropres, et recouverts, aussi bien que ses cheveux, de fragments d'étoupes; car elle était employée à l'atelier d'épluchage d'une filature de lin.
Elle vivait donc tout le jour les pieds dans l'eau, au milieu d'une poussière épaisse et malsaine, dans une atmosphère empestée et chauffée à vingt-cinq degrés. Après une journée de treize heures, elle rentrait dans son réduit sombre, où il n'y avait pas de feu, où elle trouvait quatre enfants qui avaient faim.
Quel courage, quel amour maternel ou quelle inertie lui fallait-il pour accepter une pareille existence?
«Vous viendrez tout de suite, qu'on vous trempe la soupe, lui dit Thérèse. Nous aurons du monde ce soir. Si vous entendez parler un peu tard, il ne faudra pas vous en étonner.
—Ah! que je vous remercie, madame Thérèse. Et les petits ont été sages?
—Oui, bien sages. Et l'autre n'a pas bougé.»
L'ouvrière sourit avec tendresse à ses deux enfants. Puis elle alluma sa lampe à celle des Gendoux et passa dans le réduit que nous avons décrit.
L'enfant dormait toujours. Elle le prit et le baisa. Mais son corps était roidi et son front glacé.
À ce contact, elle éprouva un horrible frémissement. Elle poussa un cri, et, l'œil dilaté, la figure contractée par l'épouvante, elle se précipita chez les Gendoux.
Elle tenait son enfant dans ses bras et le serrait convulsivement sur son sein. Elle ne put qu'articuler un gémissement rauque, et elle s'affaissa sur une chaise.
Gendoux et sa femme n'osaient questionner.
«Mais voyez donc, voyez donc! s'écria-t-elle enfin d'une voix déchirante. Il est mort, mon Dieu! il est mort! Et c'est moi, c'est moi peut-être qui l'ai tué! Je suis allée ce matin chez le pharmacien.... Hier, la dose n'était pas assez forte, et aujourd'hui....»
Sa tête se renversa et elle s'évanouit.
En cet instant, trois ouvriers entraient et descendaient l'escalier de bois. L'un d'eux alla chercher le médecin, et les autres aidèrent les Gendoux à transporter l'ouvrière sur son lit.
Le médecin déclara que l'enfant n'avait pas succombé à l'ingestion d'une dose trop forte de thériaque, mais que la vie s'était éteinte par manque de soins, d'air et de nourriture suffisante.
«Pourquoi donc, demanda-t-il à la mère, ne portiez-vous pas cet enfant à la crèche?
—Quand j'y suis allée, il n'y avait pas de place, et tant d'autres étaient inscrits avant le mien! Enfin, là comme ailleurs, il faut des protections, et je n'en avais pas.»
Les trois enfants entouraient le grabat de leur mère, toujours mornes et impassibles. Qui donc aurait éveillé la sensibilité chez ces jeunes cœurs?
La mère aussi était calme maintenant. Tout à l'heure, à la vue de son enfant inanimé, l'instinct maternel s'était soulevé.
Dans son désespoir, il y avait eu peut-être plus d'effroi que de douleur réelle. À présent elle pouvait penser, et elle faisait ce raisonnement horrible de la part d'une mère: «N'est-il pas heureux pour lui comme pour nous qu'il soit mort?»
Devant tant de misères, le médecin était à peine ému. D'ailleurs, que pouvait-il? Chaque jour il rencontrait des malheurs semblables.
Les amis de Gendoux continuaient d'arriver. Ils étaient déjà nombreux. Le médecin les regarda avec surprise.
«Voyons, dit-il, il faut se cotiser.»
Les ouvriers, avec un élan unanime, portèrent la main au gousset, et remirent leur petite offrande à la pauvre femme.
Cependant cette scène avait vivement impressionné tous les assistants.
Quand la réunion fut au complet, les ouvriers se comptèrent. Ils étaient trente. Chacune des principales filatures de Lille avait un représentant.
Gendoux se leva.
Sa tête rejetée en arrière n'avait point le flegme des gens du Nord. Elle accusait au contraire une rare énergie. Un feu méridional éclatait dans ses yeux noirs et perçants.
En 1848, membre d'un club, il s'était acquis une réputation d'orateur. Dans toutes les circonstances où s'agitaient les intérêts des ouvriers, c'était lui qui portait la parole. Il passait pour un esprit turbulent, dangereux.
C'était un homme juste, intelligent, aimé et respecté de ses camarades. On l'écoutait avec déférence. Il possédait réellement quelques talents oratoires. Sa parole, vive, expressive, frappait juste et fort. Il avait de la mise en scène, un geste abrupt, éloquent.
Son discours fut à la fois une revendication énergique des droits du travail et un exposé douloureux et sévère des misères morales de la manufacture.
Ce discours, qui rappelait un peu trop les déclamations révolutionnaires de 1848, fut cependant ce qu'il pouvait être de la part de cet ancien clubiste, de ce père mortellement offensé dans ses plus chères affections. Sans doute il ne prit guère de précautions oratoires pour stigmatiser l'injustice de certaines conventions, de certains privilèges. Il fut acerbe dans sa critique, et se montra d'une exigence relativement excessive dans ses réclamations.
Se basant sur les prétentions de quelques corporations ouvrières d'Amérique qui réduisaient à huit heures par jour le temps du travail, il émit des propositions qu'il savait être inadmissibles; car, disait-il, il fallait demander des concessions exagérées pour en obtenir de moindres. Enfin, rappelant l'incident douloureux qui avait ému l'assemblée quelques instants auparavant, il réclamait pour les femmes, qu'il voulait attirer aussi dans la coalition, deux heures au milieu du jour pour préparer le repas de la famille et soigner leurs enfants.
Il termina par ces paroles, qui impressionnèrent vivement les assistants:
«Ah! s'écria-t-il, ils nous refusent l'augmentation des salaires et la diminution des heures de travail, sous prétexte que ce temps et cet argent nous les dépenserions au cabaret à nous enivrer. Mais comment emploient-ils, eux aussi, leur temps et leurs richesses, si ce n'est à satisfaire leurs vices?
«Nous, il est vrai, quand nous sommes ivres, nous tombons dans le ruisseau, on nous ramasse et l'on nous jette au violon; c'est un scandale. Mais, eux, quand ils sont ivres, ils roulent sur des tapis, et leurs laquais les emportent dans leurs carrosses: personne ne les a vus.
«Ils parlent de nos débauches, de nos désordres! D'où nous vient l'exemple? d'où nous vient la corruption? Que font-ils de nos filles?»
À cette dernière phrase, répétée deux fois avec un regard sombre et une voix vibrante de colère, il sembla voir courir un frisson dans l'auditoire, car tous connaissaient le malheur de Gendoux.
Ce discours, qui flattait adroitement les instincts populaires, fut vivement applaudi.
Quelques autres ouvriers, grisés par l'éloquence de Gendoux, prirent la parole pour appuyer ses conclusions, et la grève fut décidée à l'unanimité. Dès le lendemain, chacun de son côté opérerait dans ce sens. Tous étaient des compagnons influents, qui disposaient d'un groupe plus ou moins nombreux.
Comme ils allaient se retirer, trois grands coups frappés contre la trappe retentirent sous la voûte et firent tressaillir les assistants.
Thérèse devint livide.
«Chut! fit Gendoux, qui pâlit aussi. Pas un mot, nous sommes vendus!»
Un profond silence régna.
En ce moment, onze heures sonnaient à l'église voisine.
«Au nom de la loi, cria-t-on du dehors, ouvrez!»
Il était inutile de résister.
Gendoux monta à l'échelle et se présenta.
«C'est vous, Gendoux, le fileur?
—Oui, c'est moi.»
Le commissaire de police se montra, accompagné de deux gendarmes. Il observa pendant quelques instants la réunion, comme s'il en comptait les membres.
«Allons, dit-il à Gendoux, suivez-nous. Nous vous arrêtons pour avoir enfreint les articles 414, 415 et 416 du Code, prohibant les coalitions, et l'article 291 du Code pénal, défendant toute réunion au-dessus de vingt personnes. Or, vous êtes trente ici.»
Gendoux atterré suivit le commissaire.
Lorsque Thérèse vit disparaître son mari entre les gendarmes, elle poussa un cri, voulut s'élancer, mais ses jambes faiblirent, et elle retomba privée de sentiment.
C'était cette scène, si brièvement relatée dans la dépêche télégraphique, qui rappelait à Lille M. Daubré.
[3]Potion composée de thériaque, que les ouvrières des manufactures donnent trop souvent à leurs enfants pour les assoupir.
[4]Les ouvrages de MM. Blanqui, Villermé, Jules Simon, etc., abondent de tableaux plus effroyables encore que celui-ci. En peignant toute la réalité, nous craindrions d'être accusé d'exagération ou d'invraisemblance; nous craindrions surtout de tomber dans un réalisme par trop abject. Nous reproduirons seulement ce passage que Jules Simon emprunte à Blanqui: «Le foyer domestique des malheureux habitants de ces réduits se compose d'une litière effondrée, sans draps ni couvertures; et leur vaisselle consiste en un pot de bois ou de grès écorné qui sert à tous les usages. Les enfants les plus jeunes couchent sur un sac de cendres; le reste de la famille se plonge pêle-mêle, père et enfants, frères et sœurs, dans cette litière indescriptible, comme les mystères qu'elle recouvre. Il faut que personne n'ignore qu'il existe des milliers d'hommes parmi nous dans une situation pire que l'état sauvage....» «Ce tableau est encore vrai, ajoute Jules Simon. «On a fait de grands efforts, mais le nombre des pauvres croit dans une proportion effrayante.
IV
Après la retraite si brusque de la famille Daubré et la discussion un peu orageuse de la soirée, les Borel se séparèrent avec quelque froideur.
Mlle Borel se trouvait blessée par l'attitude railleuse de sa famille.
Maxime appréhendait l'éloignement de Mme Daubré. Béatrix, jalouse de Madeleine, affecta de ne pas lui souhaiter le bonsoir. Madeleine se retira triste et pensive. Elle se répétait avec amertume ces paroles de Mlle Borel: «Il n'y a pas de dignité possible sans l'indépendance matérielle.»
C'était une nature fière et fortement trempée que cette fille d'ouvriers; et Mlle Borel s'était appliquée à développer chez elle la dignité et la force de caractère, qui sont la meilleure sauvegarde pour une femme.
«En effet, se disait Madeleine, que suis-je ici? Une enfant recueillie par charité. Mlle Bathilde est trop généreuse sans doute pour me faire jamais sentir ma position dépendante; mais le langage et les regards parfois méprisants et protecteurs de Laure et de Béatrix me rappellent trop que je suis une étrangère dans la maison. Mme Borel aussi ne me témoigne plus la même bienveillance. Enfin il me semble que parfois Maxime me parle avec une légèreté....»
À cette pensée, une rougeur brûlante lui monta au visage. Elle s'assit sur son lit.
«Malgré l'affection que me porte Mlle Borel, peut-il oublier que je suis la fille du père Bordier, de la pauvre Françoise, la sœur de Marie la veloutière? Je suis folle de penser si souvent à lui. Mme Daubré l'aime, c'est certain. Comment serait-il insensible à cet amour qui flatte toutes ses vanités! Elle est belle, spirituelle.... Non, elle n'est pas belle, elle n'a pas d'esprit, et elle n'a pas de cœur; ce n'est qu'une coquette.... Mais c'est une grande dame, riche, élégante, et Maxime aime tant le luxe! Ah! mon Dieu! comme je souffre!»
Elle cacha sa tête dans ses mains et pleura.
Tout à coup elle se redressa.
«Est-ce que je suis jalouse, moi? Et de qui? De Maxime qui ne m'aime pas, qui ne peut m'aimer? Allons, je suis vile. Non, je ne penserai plus à lui, je ne le veux pas.»
Elle se leva, alluma sa bougie et passa un peignoir. Elle se trouvait devant une psyché. Artiste, elle ne put s'empêcher d'admirer son image.
La passion éclatait dans ses yeux, animait ses joues. De son bonnet dénoué par l'agitation ruisselait une magnifique chevelure. Son petit pied cambré aux veines bleues, au talon rose, que la fièvre brûlait aussi, reposait nu sur le parquet sans en ressentir le froid.
Madeleine possédait une très-riche et très-complète organisation. Sans doute l'éducation est transmissible, puisqu'à la longue elle modifie et améliore les races. Pourtant on voit assez souvent parmi les demi-sauvages de nos campagnes surgir des êtres susceptibles d'un très-grand perfectionnement artistique et intellectuel.
Quoique née de parents incultes, Madeleine était douée d'aptitudes très-variées et fort étendues. Cette intelligence, à la fois prime-sautière et cultivée, se reflétait dans sa beauté, qui frappait bien plus par l'originalité que par la parfaite correction des lignes.
Sa peau brune, ses grands yeux de gazelle, un peu sauvages, le carmin éblouissant des lèvres, les frémissements voluptueux de la narine, sa taille cambrée et souple dénotaient la vigueur des races primitives; mais on trouvait aussi chez elle les caractères distinctifs des générations raffinées: un profil droit, le fini des modelés, la petitesse des mains et surtout l'expression méditative du regard.
Ces contrastes, qui se heurtaient dans son visage, causaient au premier abord une sorte d'inquiétude. Sa figure paraissait étrange, et cependant elle attirait. Songeuse, elle semblait dure; mais le sourire l'illuminait et lui prêtait une grâce, une douceur captivantes.
Les femmes délicates et nerveuses la déclaraient laide, car il y avait entre ce type et le leur une trop complète dissemblance. Mais les hommes, les hommes blasés surtout, à première vue en tombaient épris.
Après s'être admirée, elle se détourna du miroir avec impatience.
«Que ne suis-je blonde, maigre et riche comme Mme Daubré? soupira-t-elle.... Mais je serai célèbre, riche peut-être, et alors....»
Et, faisant un effort, elle se mit à travailler.
Sa bouche devint sérieuse, sa narine se souleva, son œil humide prit soudain de la fixité et de la profondeur. On l'eût dite inspirée.
À quoi donc travaillait-elle? La pauvre enfant écrivait un poëme, et sur ce poëme elle basait ses espérances de fortune.
Elle avait entendu parler cependant des difficultés de parvenir par la littérature, soit à la célébrité, soit à la richesse. Mais ces difficultés, tous les poëtes les connaissent, les uns par ouï-dire, les autres par expérience; et ils conservent quand même la foi au succès. C'est cette foi, ou plutôt cet orgueil sublime qui fait les grandes personnalités.
Madeleine était brave, parce qu'elle avait vingt ans.
Comme elle sentait la vie puissante en elle, elle ne pensait pas que son courage pût faiblir. Enfin, ayant un grand amour de l'art, elle ne soupçonnait rien des dégoûts du travail; et son imagination se formait sur le monde des artistes les plus chimériques illusions. Ainsi, elle se refusait à croire que les déboires d'amitié, les injustices, les critiques jalouses fussent ordinairement le dot du talent.
Elle ignorait également que, si cette carrière est difficile pour l'homme le plus intrépide, elle est presque impossible à la femme; car elle a de plus à lutter contre l'ironie masculine et contre le préjugé qui veut limiter ses facultés à l'art de plaire, à la science du ménage.
Élevée par Mlle Borel, qui réclamait hautement pour la femme son droit au développement et à l'exercice complet de son intelligence et de son activité, elle ne tenait aucun compte du préjugé. Elle ne prévoyait pas ce que la société inflige de tortures à quiconque veut lutter contre elle. Si, pour une femme riche, ces luttes peuvent être indifférentes, pour une femme pauvre, elles sont souvent mortelles. Aussi devant la confiance et la bravoure de cette enfant, on se sentait pris d'une immense pitié.
Elle se disait: En attendant que j'obtienne le succès littéraire, je ferai de la peinture pour gagner ma vie, car elle était peintre aussi. Elle possédait cette mémoire de l'image et de la couleur, cette vivacité d'impressions, ce sentiment énergique de la réalité et cette force créatrice qui font les peintres comme les poëtes.
Cependant était-il certain qu'elle eût du talent? Assurément elle avait le jet de l'inspiration; mais c'est là le diamant brut que le travail taille et polit. Il lui manquait cet autre génie plus sage, plus robuste qui, selon Buffon, s'acquiert avec la patience, et qui s'affine au creuset de la critique.
Quelques succès de salon l'avaient enivrée. On avait admiré ses vers et ses tableaux, qui surprenaient en raison de sa jeunesse. Mais comme elle trouvait ses essais encore imparfaits, comme elle sentait en elle tout un monde d'ébauches vagues et d'idées incomplètes, elle pensait: «Si je parviens à débrouiller ce chaos, à condenser mon inspiration, à fixer mon rêve, j'arriverai certainement à produire un jour des chefs-d'œuvre.»
Et, forte de cette espérance, elle croyait pouvoir surmonter toutes les entraves.
Elle travailla jusqu'au jour sans ressentir ni froid, ni fatigue; car elle éprouvait cette excitation cérébrale, cette fièvre brûlante de la composition qui est bien véritablement le feu sacré.
Cependant, de temps à autre, elle s'arrêtait d'écrire. Son beau corps s'alanguissait; ses yeux se fermaient à demi; elle restait immobile et rêveuse; puis tout à coup elle se redressait, écartait le bras comme pour chasser une image importune.
«Oh! laissez-moi travailler!» murmurait-elle.
C'était le souvenir de Maxime qui l'obsédait.
Lorsque les premiers rayons du jour firent pâlir sa bougie, elle se glissa dans son lit pour se réchauffer, et, brisée de fatigue, s'endormit.
Madeleine s'éveilla fort tard et descendit vers la fin du déjeuner.
Mme Borel lui en témoigna une mauvaise humeur qui la bouleversa et surtout l'humilia.
«Il paraît, lui dit Béatrix d'un ton aigre-doux, que vous veillez toute la nuit. J'ai entendu du bruit dans votre chambre jusqu'à six heures.»
Madeleine rougit, car elle travaillait en secret à son poëme.
«Pourquoi donc rougissez-vous? remarqua Laure étourdiment. Lisiez-vous de mauvais livres?
—Je me suis relevée parce que je ne pouvais dormir, balbutia Madeleine encore plus confuse.
—Étiez-vous souffrante, mon enfant? demanda Mlle Borel.
—Un peu de fièvre, je crois; mais, ce matin, je suis mieux.»
En cet instant, on apporta une lettre à Madeleine. En lisant la suscription elle parut émue, prit un prétexté et se retira.
«Je trouve, dit Béatrix d'un ton sec, que Madeleine a d'étranges allures depuis quelque temps. Elle se couche à des heures indues, s'enferme toute la journée dans sa chambre. Enfin c'est une existence tout à fait mystérieuse.
—Il faut convenir, Bathilde, appuya Mme Borel, que vous donnez à cette jeune fille une singulière éducation. Vous l'autorisez à sortir seule, à lire des romans et des livres contre la religion, vous lui permettez de recevoir des lettres et d'en écrire sans vous les soumettre.
—Pourquoi n'ajoutez-vous pas de penser toute seule? Il faut juger un système d'éducation d'après les résultats qu'il produit. Qu'avez-vous à reprocher à Madeleine? N'est-elle pas parfaitement sincère, bonne et modeste?
—Oui, c'est vrai, confirma M. Borel.
—Cependant, ma tante, ajouta Maxime, laissez-moi vous dire que si je rencontrais dans la rue, se promenant seule, une fille avec ces yeux-là qui vous attirent comme l'aimant, avec des lèvres aux tons violents, avec cette démarche d'une réserve si provocante, j'en tomberais éperdument amoureux. Elle est horriblement séduisante, votre petite Madeleine, et si ce n'était la vénération que je vous dois....
—Taisez-vous, Maxime, interrompit vivement Mme Borel. N'oubliez pas devant qui vous parlez.
—Je l'observais hier au soir, insinua Béatrix, qui ne pardonnait pas à Madeleine le sentiment de jalousie qu'elle lui avait inspiré la veille, je crois que sous sa simplicité elle cache beaucoup de prétentions et d'orgueil.
—Et sur quoi appuyez-vous votre jugement? repartit sévèrement Mlle Borel.
—Moi, je la crois bonne fille, dit Laure; mais elle m'agace avec ses airs de muse.
—Je vous assure, Bathilde, reprit encore Mme Borel avec un peu d'aigreur dans la voix, que je ne suis pas sans inquiétude à l'égard de votre protégée. S'il lui arrivait quelque aventure, mes filles, qui la traitent presque en amie, pourraient s'en trouver compromises. Avec cette imagination, ces idées d'indépendance....
—Vous jugez la femme, ma chère sœur, interrompit Mlle Borel, telle que l'ont faite les préjugés et une éducation fausse, incomplète. Vous ne songez pas à critiquer une femme mariée qui sort seule, n'eût-elle que seize ans.
—Une femme mariée a son mari pour la protéger, pour l'avertir des dangers qu'elle doit craindre.
—C'est cela, comme la femme pauvre a son mari pour la nourrir, répliqua Bathilde. Mais quand le mari ne remplit pas son devoir, et combien le remplissent? que devient cette femme habituée à la protection et tout à coup privée d'appui? Si Madeleine était restée dans la condition d'où je l'ai tirée, elle sortirait seule, n'est-ce pas? et personne ne songerait à la blâmer.
«Or, je ne veux pas faire de Madeleine une de ces femmes s'étiolant dans l'inertie, dans une vie dépendante, futile, pleine de souffrances intimes, souffrances de cœur, souffrances d'imagination, souffrances physiques même, et qui sont le produit de l'oisiveté.
«Le moment est venu où l'éducation et la destinée des femmes doivent se modifier. Dans nos sociétés libres modernes, les femmes ne peuvent plus être tenues en lisière, ni exclusivement enfermées dans le gynécée. Elles doivent avoir leur part dans l'activité sociale, selon la mesure de leurs facultés; mais elles sont d'abord et avant tout appelées au gouvernement d'elles-mêmes, ce qui est leur vraie, leur unique émancipation.
«Il faut qu'elles sortent seules, agissent seules, pensent et se déterminent seules; que leur libre arbitre et leur moralité personnelle les soutiennent, les fortifient, les conduisent dans la vie. Il faut davantage: elles doivent pourvoir à leur existence, préparer leur avenir, au lieu de l'attendre de la vente de leur personne au plus offrant par des liaisons honteuses ou des mariages intéressés.
«En développant chez elles ces sentiments de dignité, on leur donne une tout autre attitude en présence des hommes. Au lieu de les élever dans une ignorance systématique du monde, montrez-leur les pièges qu'on leur tend, les précipices où l'on cherche à les attirer. Elles sauront, ne serait-ce que par un intérêt bien entendu, résister aux séductions. Or, c'est dans ces principes que j'ai élevé Madeleine, et je réponds d'elle.
—Assurément, repartit Mme Borel avec l'opiniâtreté irraisonnée d'une bonne catholique, s'il ne s'agissait de la compagne de mes filles, je me fusse abstenue de toute observation; car je sais que sur ce terrain nous ne nous entendrons jamais. Moi, je veux faire de mes filles des femmes du monde, vivant selon le monde, comme tout le monde; tandis que vous élevez Madeleine pour une société qui n'existe pas.
—Eh bien! Euphémie, puisque nous sommes sur ce chapitre, soyez tout à fait sincère. La présence de Madeleine vous importune, n'est-ce pas? la mienne aussi peut-être? Vous craignez sans doute que, à la longue, mes idées voltairiennes, comme vous les appelez, ne compromettent le salut de vos enfants, et peut-être craignez-vous encore que la beauté de Madeleine ne nuise à leur établissement dans ce monde. Aussi bien j'ai des projets de voyage. Quant à Madeleine, je la caserai convenablement.
—Voyons, voyons, ma chère Bathilde, interrompit M. Borel qui pâlit un peu, il ne s'agit pas de cela. Euphémie est allée trop loin. Tu sais que, malgré nos dissentiments, nous avons pour toi un attachement profond. Tout le monde ici est heureux de ta présence, et nous serions désolés si tu nous quittais pour quelques discussions sans importance.»
Il se tut; mais ni les deux jeunes filles, ni Mme Borel, ni Maxime lui-même, qui pensait en ce moment à Mme Daubré, ou à Pouliche ou à Mademoiselle Lucie, ou peut-être à toutes les trois à la fois, n'appuyèrent les paroles conciliatrices de M. Borel.
«Mon cher Théodore, répondit Bathilde, je te remercie de ces bons sentiments; mais je t'assure que je parle sans colère. Je suis fort indulgente, tu le sais, pour les opinions d'autrui; je comprends donc que vous combattiez les miennes. Seulement à quoi bon ces luttes qui fatiguent sans profit pour personne? Quand on ne peut s'entendre, ne vaut-il pas mieux se séparer?»
Elle se leva et sortit. Mais elle avait prononcé ces derniers mots avec un léger tremblement dans la voix.
«Vous faites des sottises, Euphémie, dit M. Borel fort ému. Puisque Bathilde ne surveille pas Madeleine, ne pouviez-vous la surveiller vous-même sans faire tant de tapage? Vous savez que j'aime beaucoup ma sœur, malgré ses extravagances. Enfin, s'il faut vous le dire, la plus grande partie de sa fortune est engagée dans mon industrie. En ce moment-ci, une rupture entre nous pourrait me gêner beaucoup.»
Toute la famille demeura interdite.
V
Cependant Madeleine était remontée dans sa chambre, et, toute tremblante, elle lisait la lettre qu'elle venait de recevoir.
Cette lettre était de sa seconde sœur, Amélie, institutrice dans l'Ardèche. En voici le contenu:
«Lyon, mars 1863.
«Ma chère Madeleine,
«J'ai un grand malheur à t'apprendre: notre mère est aveugle. Elle en est inconsolable. Elle appelle la mort. Elle ne peut se résoudre à tomber entièrement à notre charge et à devenir pour nous un surcroît de misère. Bien que sa vue fût depuis longtemps affaiblie, cependant elle pouvait encore gagner quelques sous en cousant des sacs; maintenant, elle ne peut plus enfiler son aiguille.
«Ce n'est pas tout; Marie est au lit, Marie, la Providence de la maison. Comme veloutière, elle gagnait de bonnes journées; mais c'est un métier au-dessus de ses forces. Tu sais que les veloutiers doivent avoir l'estomac appuyé sur la barre. Or, depuis quelque temps elle éprouve de si grandes douleurs d'estomac qu'elle ne peut continuer son travail.
«J'ai obtenu de venir passer deux jours à Lyon pour consoler un peu ces pauvres désolées. Hier, j'ai conduit notre mère au médecin. Il ne nous adonné aucun espoir de guérison. Les yeux sont usés par le travail à la lumière et par les larmes. En effet, elle a tant pleuré, cette martyre! Mon père lui a causé tant de chagrins!
«Il y a assez longtemps qu'il n'est venu la tourmenter. Sans doute il est malheureux, lui aussi; je le plains et je l'excuse dans mon cœur; car c'est le découragement qui l'a poussé d'abord à s'enivrer; mais n'est-il pas affreux de penser que ce vice ait étouffé en lui l'amour paternel, et que ses enfants se réjouissent de son absence!
«Enfin un autre malheur nous menace. Notre belle Claudine s'est éprise d'un canut du nom de Jaclard. C'est un dissipateur qui s'enivre aussi, et qui joue tout ce qu'il gagne. Elle veut absolument l'épouser. Mais notre mère s'y oppose. Elle a tant souffert avec notre père qu'elle tremble de voir Claudine tomber dans un malheur pareil. Épouser un ivrogne, un débauché, ma mère aimerait autant la voir morte!
«Il n'y aurait, pensons-nous, qu'un moyen de la sauver, ce serait de l'éloigner. Autrefois, elle avait désiré aller à Paris; car son métier de remetteuse ne lui a jamais plu: il a trop de chômages. Penses-tu qu'à Paris elle trouverait facilement de l'occupation? Tu sais qu'elle coud parfaitement, qu'elle est adroite et intelligente. Mais comment trouver de l'argent pour son voyage?
«C'est à toi, chère Madeleine, que nous recourons pour nous tirer de cette douloureuse situation. Nous savons combien ta position chez les Borel est délicate; et tu as déjà tant fait pour nous! Cependant ne pourrais-tu encore obtenir de M. ou de Mlle Borel une avance de cent francs pour payer le voyage de Claudine? Nous nous engagerions, Marie et moi, à les rembourser dans un an.
«Il n'y a vraiment que ce moyen de sauver notre chère Claudine, qui est comme ensorcelée par ce mauvais sujet.
«Nous connaissons ton cœur, ma bonne Madeleine; nous savons que tu feras peut-être l'impossible pour nous tirer toutes de la désolation. Mes appointements d'institutrice sont si minimes que je puis fort peu par moi-même, et j'ai bien, moi aussi, mes tracas.
«Il n'est pas certain que je conserve longtemps cette place qui me donne à peine du pain. Je te conterai cela une autre fois. Pour le moment, je ne m'inquiète que du sort si malheureux de ces chères affligées.
«À bientôt de tes nouvelles, bien aimée sœur. Nous t'embrassons comme nous t'aimons, de tout cœur.
«AMÉLIE BORDIER.»
Bien que Madeleine connût peu ses parents, elle éprouvait pour eux une très-vive affection. Comme le sort l'avait privilégiée, elle croyait aussi devoir à sa famille restée pauvre plus de dévouement.
Cette lettre, empreinte du calme et de la résignation que donne l'habitude de souffrir, accusait pourtant une situation si douloureuse que plusieurs fois, en la lisant, Madeleine eut le cœur serré, et ses yeux s'emplirent de larmes.
Ayant achevé cette lecture:
«Que puis-je, dit-elle avec accablement. Mon Dieu! que puis-je? M'adresser à Mlle Borel, qui a déjà tant fait pour nous; je n'oserais pas. Demander à M. Borel une avance pour Marie, ce serait lui demander un secours. Je ne puis cependant me résoudre à mendier, quand j'ai de l'éducation, de l'intelligence et des bras, quand je puis travailler en un mot.
«Pauvre Marie! pauvre mère! bonnes et chères âmes, qui souffrez depuis que vous êtes au monde, et qui avez encore la force d'aimer et de vous dévouer. Oui, il faut sauver Claudine d'un malheur certain et pire que la mort.
«Voyons, dois-je mettre un sentiment d'orgueil au-dessus d'un intérêt si cher; et, pour rendre un peu de bonheur à toute cette famille désolée, ne dois-je point abaisser ma fierté? Oui, sans doute, si je ne trouve pas d'autre ressource.
«Et cependant, après l'investigation si peu bienveillante dont je viens d'être l'objet, puis-je croire qu'on me regarde encore ici comme l'enfant de la maison? Et qu'ai-je fait pour démériter? Mme Borel aurait-elle découvert mon secret? ou Maxime lui-même.... Je ne sais pourquoi, lorsqu'il me regarde, j'éprouve un si grand trouble. Tout à l'heure, il m'a semblé que lui aussi.... Non, il ne pense pas à moi. Il faut que je sorte d'ici. Mais songeons au plus pressé. Comment me procurer l'argent nécessaire au voyage de Claudine?»
Elle se leva, prit dans un tiroir les quelques bijoux qu'elle possédait.
Puis elle retourna une toile qui était encore sur le chevalet, et elle la regarda longtemps.
C'était un petit tableau de genre. Il y avait de la naïveté sans doute dans cette composition, et peut-être quelques fautes de dessin. Mais c'était plein de lumière, de poésie, d'expression.
La veille, Madeleine avait beaucoup admiré son tableau. Elle avait mis sur cette toile, comme dans son poëme, son âme d'artiste. Maintenant elle doutait. C'est que l'heure présente était un moment décisif. Jusqu'alors elle n'avait eu que des juges bienveillants. Elle allait savoir ce que valait au juste son talent; car elle pensait à vendre cette peinture.
Elle s'habilla modestement, dissimula sa toile sous son manteau et sortit.
C'était par une froide journée de mars, brumeuse et sombre, que Madeleine descendit des hauteurs de ses rêves pour aborder le monde réel.
Arrivée sur le boulevard, elle avisa un magasin où, dans une riche devanture, brillaient des tableaux anciens et modernes, fraîchement vernis, encadrés de dorures éclatantes.
Au moment d'entrer, elle s'arrêta. Elle n'osait point; son cœur battait violemment. Mais, ayant jeté un coup d'œil sur sa toile, elle s'enhardit et entra.
«Je voudrais vendre cette toile,» dit-elle d'une voix si faible qu'on lui demanda de nouveau ce qu'elle désirait.
Le commis prit le tableau et le porta au marchand, occupé alors avec d'autres personnes, et qui répondit d'un ton rude: «Faites attendre.»
Au bout d'un quart d'heure, il s'approcha de Madeleine, regarda attentivement son tableau, mais sans proférer une parole.
Madeleine l'observait avec autant d'anxiété que s'il eût dû prononcer un arrêt de vie ou de mort. Mais le marchand demeurait impassible.
«De qui est cette peinture? dit-il enfin.
—Elle est de moi,» répondit Madeleine en rougissant beaucoup.
Le marchand lui rendit sa toile.
«J'en suis fâché mademoiselle; mais nous n'achetons pas ces sortes de tableaux. Cela manque de manière; ce n'est d'aucune école.»
À ces paroles, qui détruisaient toutes ses espérances, Madeleine éprouva comme une défaillance.
Elle se disposait à sortir.
«Je vous en donne dix francs, fit le marchand, qui la rappela.
—Non, répondit-elle.
—Eh bien, vingt, et je vous assure que personne ne vous les offrira.»
Madeleine s'éloigna, navrée.
«C'est donc bien mauvais, pensait-elle, qu'on m'en offre si peu! Et c'est là-dessus que je comptais pour soutenir ma famille, pour me créer une position, pour....»
Elle allait au hasard, perdue dans ses tristes pensées, accablée par le découragement.
Elle descendit la rue de Choiseul, puis la rue Neuve-des-Petits-Champs, et se trouva dans la rue Saint-Roch. Elle se souvenait y avoir vu un grand nombre de marchands de bric-à-brac. Peut-être trouverait-elle à vendre là ses bijoux et son tableau.
Elle entra dans plusieurs boutiques, ou du tableau et des bijoux on ne lui offrit pas au delà de quarante francs. Elle était désespérée.
Enfin elle aperçut une devanture de chétive apparence dans laquelle s'étalaient d'anciennes peintures, de vieux bijoux et des dentelles surannées.
Elle se hasarda sur le seuil de la porte, où pendaient des robes fanées à falbalas, et elle pénétra dans une boutique sombre, encombrée des mille et un trésors, des mille et une misères du bric-à-brac, tristes épaves d'un luxe éphémère, d'existences brisées. Que de drames dans ces monceaux de chiffons malpropres! Cette paire de bottines, cette robe modeste étaient peut-être la dernière richesse d'une pauvre fille qui mourait de faim. Et ces dentelles, et ces bijoux, quels bouleversements de fortune les ont amenés là!... Et jusqu'à ce bois de lit, jusqu'à ce poêle rouillé qui racontent d'horribles misères!
En entrant là, Madeleine se sentit oppressée, comme si elle s'était fourvoyée dans un mauvais lieu.
Au comptoir se tenait un petit vieillard occupé à examiner avec une loupe quelque bijou microscopique. Il s'harmonisait si parfaitement avec tout ce qui l'entourait, il s'était si bien approprié les teintes, les formes concassées et tremblotantes des objets antiques dont il était environné, qu'on l'eût pris volontiers pour une curiosité automatique ou pour, quelque vieux portrait de l'école flamande.
Quand Madeleine lui présenta son tableau tout frais verni, aux couleurs vives et lumineuses, la vue du petit homme parut singulièrement offensée de cet éclat. Aussi s'empressa-t-il de le rendre à Madeleine.
Alors elle lui proposa ses bijoux de jeune fille.
«Ah! ceci c'est autre chose,» dit-il.
Il prit les bijoux. Mais il regarda aussi celle qui les lui offrait. Après un examen attentif qui inquiétait Madeleine, le petit vieillard alla au fond de la boutique et appela:
«Anastasie!
—On y va! répondit de l'entresol une voix éraillée.
—Ma femme, dit-il à Madeleine, vous dira mieux que moi ce que cela vaut. Nous sommes d'honnêtes gens, voyez-vous. Le premier marchand venu vous pèserait cela et vous donnerait juste le poids de l'or. Mais nous, nous estimons le travail du bijou. Votre bracelet, qui est très léger, n'a guère que cette valeur.»
Anastasie entra; et Madeleine à sa vue éprouva une impression si désagréable qu'elle fut tentée de reprendre ses bijoux et de sortir.
Cette femme pouvait avoir cinquante-cinq ans. Son menton avancé, son nez crochu, ses yeux petits et perçants, relevés vers les tempes, le ton violacé de son visage large à la base, étroit au sommet, exprimaient la rapacité et l'astuce.
Elle examina Madeleine comme l'avait examinée le vieillard. Cette inspection embarrassait la jeune fille, qui dit un peu sèchement:
«Combien, madame, estimez-vous ce bijou?
—Ah! c'est vous, ma petite mère, qui voulez vendre cela?» fit-elle en affectant la bonhomie.
Madeleine fut choquée de ce ton de familiarité.
«Oui, madame, répondit-elle avec quelque hauteur.
—Quel prix faites-vous cela? demanda le petit vieillard.
—Cent francs.
—Ça ne les vaut pas, mon cher cœur, repartit vivement la mégère.
—Je vous donnerais également le tableau», hasarda Madeleine.
Les deux époux parurent se consulter du regard.
«Voyons, mademoiselle, reprit la vieille un peu interdite par le ton et les manières de Madeleine, vous vous trouvez, à ce qu'il paraît, dans un mauvais moment? Vous êtes donc seule, puisque vous venez vous-même vendre ces bijoux, ou bien y a-t-il là-dessous une petite affaire de cœur?»
Madeleine répugnait à confier à cette femme sa situation. Cependant, craignant de perdre par trop de fierté une occasion peut-être unique, elle répondit:
«Il y a en effet une affaire de cœur. Ma mère et ma sœur sont malades loin d'ici, et je tiens à leur envoyer immédiatement un secours.
—Ah! vous n'êtes pas de Paris! Où demeurez-vous? Car nous sommes obligés de prendre le nom et l'adresse des personnes qui nous offrent des objets de prix. C'est une mesure de police, vous comprenez.»
Madeleine donna son nom et son adresse.
«Ah! vous n'êtes pas chez vous? Vous êtes chez des amis.
—Chez des amis, répondit-elle froidement.
—Si je vous fais toutes ces questions, reprit Anastasie, c'est que vous êtes si jolie, et puis vous avez bon cœur. Voilà pourquoi nous voudrions faire quelque chose pour vous. Nous nous intéressons à nos pratiques. Ah! bien sûr, on ne fait pas ses affaires de cette manière-là. Aussi, vous le voyez, nous sommes restés pauvres.
—Ce tableau n'est pas signé, dit le petit vieux qui examinait la toile.
—Il est d'un artiste inconnu.
—De vous, peut-être?»
Madeleine ne répondit pas.
«Je suis un peu connaisseur. Dans notre métier, nous ne pouvons guère payer cela beaucoup plus cher que la valeur du châssis. Mais, voyons, si jamais vous avez quelques autres petites affaires à traiter, donnez-nous la préférence. Si nous perdons avec vous aujourd'hui, nous gagnerons une autre fois.»
Il compta cent francs à Madeleine et lui remit son adresse.
Madeleine lut:
M. Pinsard, rue Saint-Roch, marchand de bric-à-brac, et Mme Pinsard, marchande à la toilette.
Quand elle fut sortie:
«C'est de l'or en barre, cette fille-là, dit le vieillard à Anastasie.
—Oui, mais c'est bien élevé, c'est honnête. Sa mise décente prouve qu'elle a de l'ordre. La débine commence seulement. Les bijoux, c'est la première chose qu'on vend.
—Elle avait l'air bien triste, bien abattu.
—Quelque chagrin d'amour.
—Tu verras qu'elle nous reviendra.
—J'en doute; car c'est fier.
—Euh! euh, la misère. Et puis elle est peintre. On sait ce que vaut la vertu d'une artiste.
—C'est égal, je crois que tu as fait un mauvais marché.
—Non, te dis-je. Le travail seul du bracelet a coûté deux cents francs. Nous le revendrons au moins quatre-vingt. Quant à ce tableau, en le faisant vieillir, on pourrait le donner pour une ancienne copie du Corrège.»
Pendant que les deux vieillards devisaient ainsi, Madeleine revenait bien triste, en effet, bien découragée. Maintenant elle doutait de son talent, elle doutait de l'avenir. Elle pensait aussi à la détresse de sa famille, et elle ne possédait que cent francs pour la soulager. Dans son ignorance des choses, elle avait compté que son tableau et ses bijoux lui rapporteraient au moins trois cents francs.
Il lui restait encore son poëme. Mais il n'était pas terminé. D'ailleurs, où le porter? Comment l'accueillerait-on? Après la rude déception qu'elle venait d'éprouver, elle sentait faiblir son courage, et s'évanouir ses illusions.
En réfléchissant ainsi, elle était arrivée rue Louis-le-Grand. En face du n° 31, elle s'arrêta, frappée d'une idée subite.
C'était là que demeurait Mme Daubré.
Madeleine venait de se rappeler que Mme Daubré avait demandé la veille une institutrice pour sa fille.
«Elle me connaît, se dit Madeleine, elle m'agréera; mais me présenter seule ainsi? Ne conviendrait-il pas d'en parler d'abord à Mlle Borel? Non. Par affection peut-être, elle voudrait me retenir auprès d'elle, et je ne pourrais lui dire ce que je souffre des dédains de Laure et de Béatrix, des critiques blessantes de leur mère. Je n'oserais non plus lui parler de Maxime. Si je lui raconte les misères de ma famille, elle m'offrira de la secourir. D'ailleurs, ne m'a-t-elle pas enseigné à me conduire seule? Quand il s'agit d'aider ma mère et mes sœurs, de sauvegarder ma dignité, pourrait-elle m'en vouloir de n'avoir écouté que ma fierté et mon cœur?»
Au moment où elle allait entrer, elle hésita. Habiter comme subalterne chez cette femme qu'elle n'aimait pas, être témoin de son amour pour Maxime, lui semblait une souffrance au-dessus de ses forces. Mais le souvenir de ses deux chères malades lui revint, et elle s'indigna qu'il y eût place dans son cœur pour une autre douleur, pour une autre affection.
Elle s'engagea résolument sous la porte cochère.
Au même instant, une jeune fille modestement vêtue et portant un paquet, ce qui révélait sa condition d'ouvrière, entrait dans la loge du concierge et demandait M. de Lomas.
Ainsi que Madeleine, elle semblait fort perplexe. Elle était pâle, chancelante et s'appuyait à la rampe de l'escalier.
Madeleine la vit serrer ses mains contre sa poitrine, comme pour y comprimer une angoisse, puis fermer ses beaux yeux d'un bleu sombre et les élever ensuite en un regard douloureux.
Évidemment cette jeune fille était aussi en proie à une torture morale, et Madeleine se disait:
«C'est encore une martyre.»
Elle se sentait émue de pitié et de sympathie.
Toutes deux, elles montaient côte à côte.
De temps à autre, la jeune ouvrière jetait dans l'escalier un regard à la fois honteux et effrayé.
Madeleine semblait plus calme. Cependant, à mesure qu'elle avançait, son cœur se serrait.
Comment Mme Daubré allait-elle l'accueillir? Sa démarche ne lui paraîtrait-elle pas inconsidérée?
Elle sonna.
Sa compagne monta un étage plus haut.
Madeleine entra et demanda Mme Daubré.
Mme Daubré était encore au lit. Son mari avait voulu l'emmener à Lille, et, pour rester à Paris, elle avait prétexté une indisposition subite.
Madeleine s'étant annoncée comme une institutrice, on l'introduisit dans l'antichambre.
Mme Daubré, subitement rétablie depuis le départ de son mari, fit répondre qu'elle allait se lever.
Pendant que Madeleine attend, nous suivrons la jeune ouvrière à l'étage supérieur.
VI
Ce fut Lionel qui vint lui ouvrir.
«Comment, c'est vous, Geneviève?» s'écria-t-il.
Ce vous, l'étonnement désagréable qu'exprimait le visage de Lionel, bouleversèrent la pauvre fille.
Il l'introduisit dans un appartement de garçon fort coquet: panoplies, objets d'art, riches tentures, meubles de prix, tout était disposé avec goût et sobriété.
Il offrit une chaise à la jeune fille, qui s'assit avec embarras; car elle sentait que sa pauvre robe faisait tache au milieu de toutes ces élégances.
Lui, Lionel, reprit son fauteuil au coin du feu, posa ses pieds sur le marbre de la cheminée, ralluma sa cigarette, et attachant ses yeux sur la corniche du plafond, par son attitude il semblait dire: Voyons, parlez, je vous écoute avec résignation.
Lionel de Lomas était un homme du meilleur monde, élégant, spirituel, fort intrigant, pour ne pas dire fort corrompu. Son type régulier offrait beaucoup de distinction et de finesse. Ses yeux bleus, ordinairement froids comme l'acier, savaient prendre, selon la circonstance, une expression rêveuse ou lascive. Grâce à de réelles bonnes fortunes, à quelques indiscrétions habiles, à quelques extravagances calculées, il s'était acquis une réputation d'homme irrésistible.
Il affectait encore le ton et les allures d'un jeune homme. Cependant, aux rides qui commençaient à cerner ses paupières, on devinait aisément qu'il approchait de la quarantaine.
Il était vêtu, comme une femmelette, d'un gracieux costume du matin, veste et pantalon de drap blanc avec agréments bleu ciel. Ce vêtement seyait aux lignes féminines de son visage, à son teint pâle, à sa jolie chevelure blonde.
La jeune fille demeura interdite devant ce luxe qu'elle ne soupçonnait point. Honteuse d'abord de sa pauvreté, elle se remit pourtant et s'écria avec un accent de reproche, presque d'indignation:
«Oui, c'est moi, moi que vous abandonnez. Oui, je viens, quoique vous me l'ayez défendu, car je meurs d'inquiétude, de chagrin et de misère aussi. Enfin, puisque je ne vous vois plus, il faut bien que je vienne, moi, pour vous dire.... pour vous apprendre....»
Elle éclata en sanglots.
Lionel avait toujours traité l'amour assez légèrement, et n'avait guère aimé que des femmes légères.
Cette explosion de douleur le surprit et le déconcerta. Il jeta sa cigarette avec impatience.
«Il faut que je la calme et que je la renvoie,» pensa-t-il.
Il approcha son fauteuil de Geneviève, et lui prenant les mains:
«Voyons, voyons, mon enfant, dit-il avec un ton de caresse, pourquoi ce chagrin, pourquoi douter de mon affection? Si vous saviez combien vous occupez ma pensée, et combien je suis privé moi-même de ne plus vous voir! Ne vous avais-je pas prévenue que mes affaires me retiendraient pendant quelque temps éloigné de vous? Mais, vilaine enfant gâtée, vous ne tenez aucun compte des affaires.»
Geneviève releva vers lui son visage encore humide, mais rasséréné.
«Vous m'aimez encore! Bien vrai? dit-elle avec un sourire attendri. Et moi qui vous accusais! Ah! sans doute, j'avais tort de m'inquiéter, car vous êtes bon. C'est que je suis seule, voyez-vous, toute seule, sans autre distraction que votre amour; et tout le jour, et toute la nuit, je pense à vous. Et c'est bien long, bien long, quinze jours sans vous voir.»
Lionel jugea qu'il l'avait trop consolée. Il retira son fauteuil, reprit sa première attitude et dit:
«Maintenant, mon enfant, causons raisonnablement. Je vous parlais de mes affaires. Je vais vous donner une grande preuve de confiance, à condition toutefois que vous me garderez le secret. Vous me croyez riche parce que vous me voyez dans un riche appartement avec une mise élégante. Eh bien! ma chère enfant, ce luxe couvre une profonde misère. J'ai cent mille francs de dettes, et parfois j'éprouve de très-graves embarras. Car j'ai un rang à soutenir, une position à me créer. Vous le voyez bien, il n'y a pas de ma faute si je ne vais pas vous voir. Vous êtes jeune, vous aimez la gaieté. Je craindrais de vous apporter un visage fatigué et morose.
—Oh! mon Lionel, s'écria Geneviève en tombant à ses genoux et en l'entourant de ses bras, je vous aime assez pour partager vos ennuis, vos inquiétudes. Et si vous êtes pauvre, tant mieux, cela vous rapproche de moi. Oh! que je vous aime mieux ainsi! Je me disais souvent que, riche et beau, jamais vous ne pourriez aimer comme elle vous aime, la fille de Gendoux le fileur; mais aujourd'hui j'ai un peu d'espoir. Quelle bonne nouvelle vous me donnez là!
—Décidément, pensa Lionel, c'est un vrai crampon, cette fille-là.
—Petite égoïste, va, fit-il à haute voix en frappant à petits coups sur la tête de Geneviève.
—Oui, c'est vrai, je suis égoïste de te vouloir pour moi seule.
—Je ne vous ai pas encore tout dit, reprit Lionel. J'ai souscrit des lettres de change, et je suis menacé de la prison. Mes créanciers me poursuivent, et voilà pourquoi je ne puis sortir.
—De la prison! s'écria Geneviève, qui pâlit. Ah! alors, que ne venez-vous chez moi; je vous cacherais, et personne ne viendrait jamais vous y chercher.
—Tu es charmante, mon enfant, mais c'est impossible, répondit-il d'un ton qui n'admettait pas l'insistance. Voyons, raconte-moi maintenant ce que tu fais. Qu'est-ce que ce paquet?
—C'est de l'ouvrage que je reporte à l'atelier.
—Comment, pauvre Geneviève, dit le gandin devenu sentimental, tu travailles? Ah! que je regrette d'être sans argent!
—J'aime à travailler, reprit simplement Geneviève. Ainsi, ne vous inquiétez pas. D'ailleurs, loin de vous, que deviendrais-je sans occupation?
—Combien gagnes-tu par jour? Peux-tu vivre, au moins?
—Oh! je suis riche, va! À la rigueur même, je pourrais faire des économies. Je gagne vingt-cinq sous par jour et trente sous quand l'ouvrage donne; mais il faut passer une partie de la nuit. Seulement, ajouta-t-elle en tâchant de rire, il y a des jours où forcément c'est fête chômée.
—Avec cela tu peux te nourrir?
—Oui; je fais ménage avec Fossette, tu sais, cette jolie ouvrière que tu as rencontrée une fois dans l'escalier. Ah! quelle bonne fille! et toujours si gaie, même quand elle n'a pas mangé depuis vingt-quatre heures. Sans doute, nous ne faisons pas bombance; mais, de temps à autre, quand il faut veiller tard, par exemple, nous nous payons un petit noir.
—Un petit noir?
—Oui, c'est la petite tasse de café de deux sous que les ouvrières appellent comme cela.»
Dans son égoïsme, Lionel ne devina point les mensonges héroïques de cette enfant. Il ne devina pas des souffrances matérielles d'autant plus horribles qu'elles étaient accompagnées des souffrances du cœur. Lui qui dépensait peut-être cent francs par jour, il crut, parce qu'il avait intérêt à le croire, qu'une pauvre fille pouvait vivre avec un franc. Et il se disait, la conscience calme, sans chercher à sonder cette énigme: Sont-ils heureux, ces gens-là, d'avoir si peu de besoins et si peu de désirs!
Satisfait d'être délivré d'un remords qui parfois lui pesait, il devint plus tendre.
«Eh bien! maintenant, apprends-moi ce que tu voulais me dire en arrivant, explique-moi tes sanglots.»
Geneviève rougit. Puis elle se mit à rire; mais c'était un rire nerveux, un rire forcé qui faisait mal.
«Non, pas aujourd'hui, j'ai tant de joie de vous revoir et d'apprendre que vous ne m'avez pas oubliée. Et d'ailleurs, j'espère encore..., peut-être me suis-je trompée!...»
Lionel tenait ses yeux opiniâtrement fixés sur la pendule, et Geneviève remarqua qu'il l'écoutait à peine.
«Mon Dieu! je vous gêne sans doute, peut-être attendez-vous quelqu'un?
—Non, pas immédiatement, mais tout à l'heure. Reste encore un instant, ma chère enfant.
—Comment! il est déjà si tard! il faut aussi que je parte; car on m'attend à deux heures. Au revoir, dit-elle; jurez-moi que vous viendrez bientôt.»
Lionel jura. Mais il lui fit promettre aussi de ne plus revenir. Les domestiques de M. Daubré pouvaient la rencontrer dans l'escalier. Elle se trouverait compromise.
Geneviève sortit presque heureuse.
«Ouf! s'écria Lionel, la voilà partie. Pauvre enfant; elle serait charmante si elle était moins ennuyeuse. Que n'ai-je le temps et la fortune! Ce serait une femme à former et à lancer. Elle est assez belle pour éclipser Pouliche et Fleur-de-Botte. Elle a de la distinction, de jolies mains. Dans un équipage à là Daumont, avec un chapeau à la dernière mode, elle ferait sensation; mais pour cela il faudrait cent mille francs de rente.
«Il faudrait aussi l'aimer un peu. Et, ma foi! depuis quelque temps elle est si larmoyante.... Non, elle n'aura jamais l'esprit et la désinvolture de ces femmes-là. Elle a trop de cœur. Elle prend l'amour au sérieux. Je sais bien qu'on pourrait la corriger de cela. C'est charmant l'amour quand on le partage; mais quand on n'aime plus, brrrr.... que c'est assommant! Et puis les parents qui sont par derrière, s'ils allaient apprendre que c'est moi.... Il faut rompre au plus tôt. D'ailleurs, dans ma position critique, je n'ai plus qu'une ressource, me marier.
«Béatrix n'est pas, certes, l'idéal de mes rêves. C'est un peu sec, guindé, puéril, une élève du Sacré-Cœur confite en bigoterie. Ah! si elle avait seulement les yeux de Madeleine! Qu'y a-t-il donc dans ces yeux-là qu'ils vous prennent ainsi! Quel regard caressant et fier, ouvert et profond! Quel magnétisme il projette! Comme il vous enveloppe, comme il vous saisit! il semble qu'on s'y abîme. Est-ce que Maxime.... Je saurai cela. Allons, allons, à quoi vais-je penser? Béatrix aura un million de dot, et pour le moment cela doit me suffire.
«Ah çà! que fait donc Lucrèce? il est deux heures et demie, dit-il en arrangeant ses cheveux devant la glace. Lucrèce!... ajouta-t-il avec une expression de fatigue. Il faut que je me marie, ne serait-ce que pour me délivrer de cette servitude. Mais si je lui recommandais Geneviève! Elle la placerait peut-être chez sa couturière. Oui, mais elle est jalouse.... Nous verrons.»
VII
Mme Daubré, née de Lomas, était une Lilloise blonde et frêle, avec de grands yeux vert de mer, un peu rêveurs et couverts; des yeux perfides, des yeux félins en un mot. La figure fine, allongée, le nez aquilin, d'une courbe délicate, la narine nerveuse et transparente, des mains diaphanes, blanches et effilées, en faisaient un type vraiment aristocratique. Tout cet ensemble accusait une impressionnabilité presque maladive, jointe à une grande sécheresse de cœur, résultats ordinaires d'une vie oisive et du développement excessif de la personnalité.
Mme Daubré posait en vaporeuse, ce qui, malgré les tendances ultra-réalistes de notre époque, est encore bien porté, dans certaines provinces du moins. Elle affectait donc de s'envelopper de gaze, de tulle et d'étoffe légère. Ce goût pour le nuage tenait-il à la disposition poétique de son esprit? Non, elle était maigre et cherchait à fondre des lignes un peu trop anguleuses.
Cette femme n'était ni bonne, ni mauvaise, ni vieille, ni jeune, ni laide, ni jolie, ni sotte, ni spirituelle. Et cependant, à force d'artifices, de poudre, de cold-cream et de mots appris, elle réussissait à passer pour une jeune et jolie femme de beaucoup d'esprit.
Mme Daubré avait trente-huit ans, et, sentant que son règne allait bientôt finir, elle redoublait de soins et de coquetterie pour le maintenir quelques années encore. Son amour pour Maxime, le dernier peut-être, était devenu presque une passion. Cependant elle avait adopté cette devise, que pour conserver sa beauté, il ne faut aimer, pleurer et rire qu'à moitié, trois choses, ajoutait-elle, qui plissent horriblement.
Comme son frère, nature très-mobile, elle portait la même ardeur dans la coquetterie, et montrait la même dureté de cœur quand l'amour s'éteignait. C'était le même goût pour le luxe et la même morgue aristocratique.
À Lille, il y a fort peu d'aristocratie. Elle est pauvre et d'autant plus entichée de ses titres de noblesse. Malgré son horreur pour la roture, à trente ans, Mlle de Lomas avait épousé M. Daubré. En philosophe elle avait jugé qu'un million vaut bien une particule.
Mme Daubré se montrait à Lille fort exigeante pour la composition de son salon; mais à Paris elle prenait plus de latitude et allait dans toutes les maisons où elle pouvait trouver des admirateurs.
Elle avait rencontré dans le monde Maxime Borel, et par l'attrait des contrastes sans doute, elle s'était éprise de ce bouillant jeune homme, dont l'esprit sceptique et les façons de sportsman l'avaient subjuguée.
Coquette même devant sa femme de chambre, Mme Daubré n'avait pas voulu paraître aux yeux de Madeleine sans avoir fait un bout de toilette.
Madeleine attendait anxieusement. C'était la première fois qu'elle se présentait en solliciteuse. Elle éprouvait au cœur cette angoisse qui rend les mains moites, dessèche les lèvres et contracte si douloureusement l'organisme.
Au bout d'un quart d'heure, on l'introduisit au salon.
Albert Daubré, le jeune admirateur de Mlle Borel, s'y trouvait assis, plongé dans une rêverie si profonde qu'il ne s'aperçut pas de l'arrivée de la jeune fille.
Madeleine prit un fauteuil, et comme Albert, qu'elle n'avait vu qu'une fois, gardait le silence, elle s'approcha de la table pour feuilleter un album.
À ce mouvement, M. Daubré sortit de sa méditation, tourna la tête, et voyant Madeleine debout devant lui, il demeura stupéfait.
La jeune fille s'excusa de l'avoir dérangé.
«Mademoiselle, balbutia-t-il, vous me voyez interdit. Je croyais faire un rêve. C'est bien vous que j'ai rencontrée hier chez M. Borel?
—C'est bien moi, répondit Madeleine en souriant.
—Excusez, je vous en prie, mon impolitesse. C'est que, voyez-vous, je suis un rêveur. Élevé en Allemagne, j'ai pris du caractère allemand, les manières gauches, la timidité et jusqu'à l'esprit nuageux. Or, à l'instant même, je pensais à Mlle Borel, dont l'intelligence remarquable et les idées généreuses m'ont vivement impressionné. Je pensais.... Mais pourquoi ne l'avouerais-je pas? je pensais à vous aussi qui aviez le courage de l'applaudir.
—Ah! monsieur, quel courage faut-il pour approuver ce qui est noble et juste?» interrompit Madeleine.
Albert la contempla un instant avec respect, puis il ajouta:
«Donc, mademoiselle, je pensais à vous, et, comme un Allemand superstitieux que je suis, j'ai cru, en vous voyant, que ma pensée avait évoqué votre fantôme. Mais, puisque vous n'êtes pas un pur esprit, fit-il gaiement, veuillez donc vous asseoir, je vous en prie.»
En ce moment, on vint prévenir Madeleine que Mme Daubré était levée et l'attendait dans sa chambre à coucher.
La coquette, enveloppée d'une élégante robe de chambre, se tenait sur une chaise longue, dans une attitude languissante. Une guipure était jetée négligemment sur ses cheveux blonds et crêpés, qui formaient autour de son front comme une auréole.
Les rideaux de mousseline, abaissés, ne laissaient arriver qu'un demi-jour propre à adoucir les angles, à dissimuler les rides ou les taches de la peau.
En pénétrant dans ce sanctuaire parfumé, en voyant cette femme vraiment belle alors et séduisante, Madeleine ressentit un mouvement de jalousie qui lui fit monter le rouge au visage.
Elle pensait à Maxime.
«Comment ne l'aimerait-il pas! se dit-elle.
—C'est vous, mademoiselle? fit Mme Daubré d'une voix dolente; pardonnez-moi de vous avoir fait attendre. Ma femme de chambre s'était mal expliquée d'abord, et l'on vous a reçue dans l'antichambre.»
Madeleine lui exposa sommairement sa requête.
Un instant, Mme Daubré resta pensive, inquiète même; elle observait Madeleine.
Avec sa finesse, son instinct de femme jalouse, elle avait cru deviner le penchant de Madeleine pour Maxime.
«Pourquoi cette étrange détermination, se demandait-elle? Serait-ce pour me surveiller?»
Elle la questionna adroitement sur les motifs de sa démarche.
Madeleine lui exposa avec tant de candeur et de simplicité sa position délicate, la situation précaire de sa famille, son désir de la soulager, que Mme Daubré ne conserva aucune défiance.
Toutefois, elle hésitait encore: Madeleine si jolie, si jeune surtout, lui paraissait une dangereuse rivale. D'un autre côté, en la laissant chez les Borel, elle craignait que Maxime, qui la voyait chaque jour, à toute heure, n'en tombât amoureux.
Cette dernière considération l'emporta.
«Je serai très-flattée, mademoiselle, dit-elle avec une grâce charmante, que vous veuillez bien m'accorder vos bons soins pour l'éducation de mon enfant; mais c'est à la condition que Mlle Borel y consentira.
—C'est ainsi que je l'entends,» repartit Madeleine qui prit congé de Mme Daubré.
Depuis une heure qu'elle était là, le temps avait changé. Il faisait une de ces tempêtes passagères si fréquentes en mars, et elle retrouva sous la porte cochère Geneviève, qui attendait la fin de la bourrasque.
Madeleine prit aussi le parti d'attendre.
Elles étaient là toutes deux regardant tomber la grêle que fouettait le vent.
Mais si le ciel s'était assombri, leurs cœurs comme leurs visages s'étaient rassérénés. Elles semblaient maintenant soulagées, presque heureuses.
Madeleine se souvint que sa sœur lui recommandait de chercher du travail pour Claudine. À qui s'adresser? Elle ne connaissait personne à Paris capable de la renseigner. Elle glissa son regard dans le paquet que portait Geneviève. Il contenait du linge neuf. Ce devait être une ouvrière. Elle engagea donc la conversation.
Geneviève, qui était une nature confiante, s'abandonna à la sympathie que lui inspirait Madeleine. Elle la renseigna sur son travail et sur sa manière de vivre.
«Au surplus, mademoiselle, ajouta-t-elle, il y a de la place dans notre garni, et si la personne à laquelle vous vous intéressez veut y descendre, mon amie et moi nous la traiterons en voisine.
—Veuillez alors me donner votre adresse.
—Rue de Venise, n° 37, répondit Geneviève. Ce n'est pas une belle rue, tant s'en faut; mais elle est située dans le quartier Saint-Merry, à deux pas de la rue de Rivoli. C'est central, et les logements n'y sont pas chers.»
Au moment où les deux jeunes filles se séparaient en se saluant amicalement, un élégant coupé s'arrêtait devant la porte. Une femme encore belle en descendit. Son embonpoint, modéré il est vrai, accusait une jeunesse problématique. Elle était mise avec cette recherche coûteuse qui dénote presque toujours des mœurs galantes.
En passant, elle donna un regard aux deux jeunes filles, et parut frappée de leur beauté, car elle se retourna pour les regarder encore.
VIII
Cette femme monta rapidement l'escalier.
C'était la Lucrèce qu'attendait M. de Lomas.
«Quelles jolies créatures je viens de rencontrer sous votre porte cochère! exclama-t-elle en entrant. Une blonde ravissante et une brune avec des yeux grands comme ça qui jettent des rayons. Je me suis dit tout de suite: Cela sort de chez de Lomas; mais où a-t-il déniché ces oiseaux rares?
—Vous vous trompez, ma chère enfant,» dit Lionel.
En raison de ses quarante-cinq printemps, Lucrèce aimait à s'entendre appeler «ma chère enfant.»
«Ah! attendez, reprit-il; cette blonde portait un paquet. Je viens en effet de rencontrer tout à l'heure, chez M. Daubré, une de ses anciennes ouvrières qui est maintenant à Paris, et à laquelle ma sœur porte quelque intérêt.
—Et à laquelle vous n'êtes pas non plus tout à fait indifférent, ajouta vivement Lucrèce.
—Que vous êtes sceptique et prompte à vous alarmer!
—Je vous assure, Lionel, que je ne m'alarme pas. Ah ça! voyons! Croyez-vous donc que je me fasse illusion? Je connais trop le cœur masculin en général et le cœur de mon Lionel en particulier pour m'abuser sur sa fidélité. Je ne suis plus une ingénue. Si je vous disais que j'ai vingt-neuf ans, vous souririez, n'est-ce pas? et dans votre for intérieur vous m'en donneriez au moins trente-neuf. J'ai donc encore du bénéfice à être sincère, puisque je n'en ai que trente-sept. Or, à trente-sept ans, on a quelque expérience, et l'on sait ce qu'il faut croire de toutes ces comédies sentimentales entre amants qui depuis trois ans déjà se jurent une fidélité éternelle.
—Où veut-elle en venir? se demandait Lionel avec perplexité. Ménage-t-elle une rupture? Non, puisqu'elle n'accuse que trente-sept ans. Voudrait-elle m'éprouver? Tenons-nous ferme.
—L'amour n'a pas d'âge, répliqua-t-il. C'est toujours un enfant. Mais c'est à tort qu'on le représente avec un bandeau sur les yeux. L'amour est très-clairvoyant au contraire, puisqu'il découvre dans l'être aimé des perfections inaperçues par le vulgaire.
—Tiens! c'est assez joli ce que vous dites là.
—À voir cette petite main potelée, reprit-il en la baisant, d'une blancheur nacrée et rose en dedans comme une coquille, à voir ces yeux toujours si lumineux et si tendres, et ces dents éclatantes, et vos lèvres vermeilles, qui peut songer à s'inquiéter de votre âge? Et celui qui a eu le bonheur d'être distingué par vous, peut-il se demander depuis combien de temps il vous aime? Auriez-vous donc découvert quelque langueur dans mon amour? Et tenez, tout à l'heure encore, j'éprouvais toutes les fièvres de l'attente. Avez-vous jamais eu un fervent plus soumis, plus respectueux? Car je vous respecte, Lucrèce.»
Lucrèce écoutait Lionel, le regard attaché sur les arabesques de la tapisserie. À ces mots: «Je vous respecte,» ses paupières eurent une légère contraction.
«Bon! je fais fausse route, elle ne tient pas au respect, pensa Lionel, qui aperçut le mouvement des yeux. Je respecte en vous, reprit-il, un esprit vraiment supérieur, mais j'adore la femme. Que parlez-vous de jeunes filles? Est-ce assez fade? assez ennuyeux? Une jeune fille peut-elle avoir la saveur d'une femme de trente ans, qui connaît tous les raffinements de la coquetterie, et qui possède, comme vous l'avez au suprême degré, le génie de l'amour?
—Ouf! s'écria Lucrèce en riant d'un rire juvénile, dites ouf! je le veux, vous l'avez bien gagné. En voilà une tartine! Lionel, regardez-moi en face. Vous avez reçu ce matin du papier timbré, n'est-ce pas? Vous avez, je le sais, le créancier très-sentimental. Mais, pour le moment, trêve de sentiment et parlons raison. Je rêve de ces deux charmantes filles que j'ai rencontrées tout à l'heure sous votre porte cochère. Il nous faudrait quelques belles femmes comme celles-là pour ramener dans mon salon la vogue qui s'en va, qui s'en va! Lionel, nous ne pouvons nous faire illusion. La baronne de Villarès retenait bien quelques habitués indécis; car elle avait de l'esprit comme un démon: un prince russe nous l'enlève. Ah! la Russie nous fait bien du mal. Elle ensevelit dans ses glaces nos plus jolies fleurs. Le boyard est à la hausse. Aujourd'hui une femme à la mode regarde l'existence comme incomplète, tant qu'elle n'a pas traversé la Bérésina. Si elle ne reste pas ensevelie dans les glaces, elle revient pauvre et fanée, sans compter qu'elle a couru le risque d'avoir le nez gelé. Tandis qu'à Paris, avec un peu de conduite, elle aurait pu amasser des lingots.
—Vous avez raison, dit Lionel; pour une jolie femme, il n'y a que Paris.
—La beauté, reprit Lucrèce, ne suffit pas pour réussir. Il faut avoir de l'esprit et rester maîtresse de son cœur. Moi, à dix-huit ans, après la mort de mon père, un vieux commandant de la vieille, au sortir d'un pensionnat où j'avais reçu une éducation brillante, peu en rapport avec mes moyens d'existence, je me trouvai sur le pavé de Paris sans un sou vaillant. J'aurais pu sans doute épouser vertueusement un employé à quinze cents francs qui m'adorait; j'aurais pu encore obtenir, dans le fond d'une province, un bureau de poste où je ne serais pas tout à fait morte de faim; mais, pourvue de quelque intelligence, je fis ce raisonnement: deux voies me sont ouvertes, celle du vice et celle de la vertu. Que me rapportera la vertu? quinze cents francs de rente, au maximum, c'est-à-dire la médiocrité, pire pour moi que la misère; une vie terne, effacée, douloureuse, pour moi pire que la mort; les petits tracas, les humiliations de la pauvreté, toutes mes aspirations refoulées. Il est vrai que je jouirais de l'estime du petit monde au milieu duquel je serais condamnée à vivre. Mais quel monde! j'aimais autant ses dédains. D'un autre côté, c'était le vice, c'est-à-dire l'aventure, l'inconnu, la possibilité d'épouser un prince et de gagner des millions; c'était la vie enfin, la vie brillante et joyeuse; c'était un monde élégant, artiste, spirituel. Ah! je savais bien que cette vie-là peut avoir aussi ses revers. Les moralistes nous montrent la courtisane vieillie avec une hotte et un crochet. Voilà ce que j'éviterai, me dis-je. J'étais ambitieuse. Étant données les exigences de mon organisation, je ne pouvais me résoudre à passer ma vie dans une condition inférieure. Il fallait un aliment à mon activité et à mon intelligence. Il me fallait une position élevée, la richesse surtout qui est aujourd'hui la seule puissance.
«Or, dites-moi, quelle carrière honnête notre société ouvre-t-elle à l'ambition d'une femme pauvre? Il n'y en a qu'une, absolument qu'une, le trafic de ses charmes, soit par contrat indissoluble, soit par engagement temporaire. De quel côté se trouve réellement la vertu, c'est-à-dire la sincérité dans la qualité de la marchandise? Bien habile serait celui qui pourrait résoudre ce problème.
«Je savais que j'allais divorcer avec une partie de la société; mais je m'appliquerais à gagner l'estime de l'autre. Je calculai qu'on ne peut vivre complètement à Paris dans ce monde-là à moins de cent mille francs de rente. Je gagnerais donc cent mille francs de rente; après quoi je me retirerais des affaires.»
Elle fit une pause.
«Eh bien! dit Lionel, qui ne comprenait pas où Lucrèce voulait en venir avec ce long préambule.
—Eh bien! ce but n'est pas encore atteint. J'ai éprouvé des pertes, j'ai eu des déboires. J'ai failli, vous le savez, épouser le prince Dorowski. J'ai consacré à gagner sa confiance et son affection une partie de ma jeunesse. C'eût été une grande position; mais le prince est mort au moment même où le mariage allait se conclure. Il m'a fallu recommencer le travail de ma fortune. C'est alors que j'ai ouvert un salon qui a obtenu une grande vogue et m'a donné une véritable notoriété. Mais aujourd'hui nos actions baissent, et je n'ai pas encore mes cent mille francs. Lionel, vous ne m'aimez plus. Vous jouez la comédie,» ajouta-t-elle en changeant brusquement de conversation.
Lionel, à cette apostrophe, fit un soubresaut, et, avec un air de dignité offensée:
«Madame, je ne vous comprends pas.
—Bon! tout à l'heure c'était le sentiment, maintenant c'est la révolte. Voilà le second acte. Mon pauvre Lionel, je les connais toutes, vos petites ficelles. Ne prenez donc pas tant de peine. Après cela, est-ce beaucoup de peine? Vous devez le savoir par cœur?
—Quoi?
—Le rôle. Eh bien! moi aussi. Causons donc là gentiment, en vieux camarades. Lionel, je trouve que vous vieillissez.»
M. de Lomas eut un haut-le-corps.
«Oui, mon cher, vous vieillissez: vous répétez vos mots, vous n'inventez plus rien. Autrefois les femmes raffolaient de vous; maintenant, ah! maintenant, je veux être sincère, elles vous.... recherchent un peu moins. Je crois, entre nous, que votre profession d'homme à la mode vous fatigue; enfin je ne m'étonnerais pas si l'on m'apprenait que vous songez à vous marier.
—Nous y voilà, pensa Lionel; elle aura su par Pouliche, à qui Maxime l'aura dit en confidence, que j'avais des vues sur Béatrix Borel.
—Eh bien! qu'avez-vous donc? reprit la courtisane, vous semblez interloqué.
—En effet, je suis ahuri. Je cherche à vous comprendre. Je vois bien qu'il y a dans vos regards, dans votre ton une animosité contre moi; mais je ne me l'explique pas.»
Ils s'observaient tous deux avec défiance.
Le visage de la courtisane avait en cet instant une expression sévère, presque vindicative.
Placée dans un autre milieu, avec son intelligence, ses passions ambitieuses, ses facultés complexes, Lucrèce de Courcy, autrement dite Catherine Lemoine, eût été vraiment une femme remarquable. Sur un trône, elle eût fait peut-être une Catherine de Russie ou une Élisabeth.
Sa beauté était incontestable. Un profil de camée, un menton sensuel et proéminent, de grands yeux fermes ou tendres, secs ou veloutés, sagaces ou naïfs, selon les sentiments qu'elle voulait exprimer, une bouche fine et caustique, des épaules superbes, un buste antique et une attitude pleine de noblesse, c'était plus qu'il n'en fallait pour lui faire parmi les plus belles une célébrité.
Son esprit sceptique, moqueur devenait au besoin sérieux ou sentimental. Il savait prendre, ainsi que son visage, tous les masques et tous les tons.
Positive comme un agent de change, elle était cependant susceptible d'enthousiasme et de générosité. Elle disait avoir eu quelques faiblesses et de réelles amours.
Dévoyée, cette femme devait produire autant de mal qu'elle eût pu produire de bien en se développant dans des circonstances favorables. Car souvent ces puissantes organisations destinées à agir dans une large sphère, quand elles sont resserrées dans d'étroits milieux, ne s'ouvrent des issues qu'en produisant d'effroyables malheurs.
Intrigante, véritable diplomate, possédant une grande connaissance du monde, elle avait entrepris de régner dans une certaine société. Son salon, en effet, avait acquis une notoriété artistique et même littéraire. Quelques-uns de ses admirateurs l'avaient appelée Ninon II. Les plus fanatiques l'acclamaient Lucrèce Ire.
Mais en vieillissant, elle avait vu diminuer le nombre de ses assidus. Alors, pour retenir son monde, elle avait fait jouer; et, ne comptant plus guère sur ses propres charmes, elle recourait aux attraits de plus jeunes. Elle avait produit de la sorte deux ou trois femmes qui obtinrent une renommée passagère dans ce monde interlope.
À quarante-deux ans, elle s'était liée avec M. de Lomas, un homme taré de cœur comme de conscience. Cette fange morale l'avait attirée. Quoique sans fortune, il était bien posé parmi l'aristocratie jeune et élégante. Elle espérait le faire servir à son ambition; car elle le tenait dans une véritable dépendance par des services que ses besoins de luxe et ses embarras d'argent le forçaient d'accepter.
«Songerait-il réellement à se marier? pensa Lucrèce. J'éclaircirai cela; mais ce n'est pas le moment. Voyons, cher, reprit-elle avec un accent de tendresse, vous dites que vous m'aimez; je veux bien vous croire, mais alors prouvez-le-moi en montrant un peu plus de ferveur dans mon service.
—Parlez; je suis, comme toujours, à vos ordres.
—Eh bien! Mme de Beausire a juré qu'elle ferait tomber mon salon. D'abord elle a pris mes jours. Elle est intrigante, adroite. Par haine contre moi, M. de Barnolf la soutient à outrance. M. de Saint-Julien, Mme de Saint-Ange m'ont déjà fait infidélité. Le duc de Cerny vient de lui acheter un magnifique hôtel rue de la Madeleine. Elle a des salons superbes. On y joue un jeu d'enfer.
—Reçoit-elle des artistes, des littérateurs?
—Ah bien oui! vous savez qu'elle est ignorante comme une grue. Ce sont ses cheveux rouges qui l'ont mise à la mode, et ses yeux brun clair qui l'ont fait surnommer, comme une héroïne de Balzac, la Fille aux yeux d'or. Mais elle n'a ni esprit ni distinction; ce n'est qu'une fille, et du plus mauvais genre. Sa mère, marchande à la toilette, rue Saint-Roch, a été autrefois écaillère à la halle. Sa bouche molle, son regard inexpressif et son teint blafard lui donnent en effet quelque chose du mollusque que sa mère a passé sa jeunesse à contempler. Comme elle est massive et sans grâce, ses admirateurs la comparent à une femme de Rubens. Comme elle a des pieds énormes, j'entendais dire l'autre jour à l'un de ses fervents que la beauté réside dans la proportion, et que rien n'est plus laid qu'un pied trop petit. Voilà ce que c'est que la vogue. Si elle était boiteuse, on la comparerait à Mlle de la Vallière. On prétend qu'elle reçoit les plus jolies femmes de Paris, et ne me laisse que les rebuts, les rossignols. À ce propos, M. de Barnolf disait hier que mon salon ressemble à une galerie de figures de cire, tellement les femmes sont badigeonnées; ou bien encore à une exposition de fossiles, et qu'il demanderait à l'Académie la permission de me présenter au prochain concours paléontologique. Eh bien! Lionel, cela ne vous indigne pas? Vous m'écoutez avec un calme....
Lionel prit un air de courroux concentré.
—Ce Barnolf!... soyez tranquille, j'en fais mon affaire.
—Vous battre avec lui ce serait bête; car il est très-fort à l'escrime. Mais il a dans quelque coin une femme qu'il cache, m'a-t-on dit. Je vous charge de me découvrir cela. Nous nous vengerons sur la belle mystérieuse. Enfin il me faut des femmes jeunes et des hommes jeunes. Ce que je veux surtout, c'est une femme plus jeune, plus belle que la Beausire, une femme enfin capable de l'éclipser. Je la désirerais blonde comme elle, avec plus de distinction et de tenue. J'ai un duc fort riche qui se chargerait de la lancer. Voyez donc; il me semble que cette petite Lilloise que je viens d'entrevoir et que vous connaissez ferait notre affaire. N'est-ce pas vous déjà qui avez inventé Fleur-de-Botte et Pouliche?
—Je les ai découvertes, c'est vrai; mais je les ai ramassées dans le ruisseau; c'était déjà gangrené jusqu'à la moelle; tandis que Geneviève Gendoux est une très-honnête fille.
—Vous aurait-elle résisté?
—Depuis que je vous connais, Lucrèce, les autres femmes n'existent pas pour moi.
—J'en suis persuadée, mon cher, fit Lucrèce avec un sourire ironique; cependant, s'il le fallait absolument, je vous permettrais.... un semblant d'infidélité.
—C'est difficile, vous dis-je. Elle a été élevée par des parents qui passent pour les plus braves gens de Lille.
—Mais elle est pauvre, seule à Paris, et ne m'avez-vous pas dit qu'elle cherche à s'occuper?
—Oui.
—Eh bien! envoyez-la chez ma couturière, Mme Thomassin, à qui je vais la recommander chaudement. Là, en un mois, au contact de toutes ces petites ouvrières, elle sera vite dégourdie.
—J'essayerai.
—Il faut réussir.
—Alors je réussirai,» répondit-il en baisant la main de la courtisane.
Elle se leva.
«À ce soir, dit-elle. Le lansquenet sera très-animé. Nous aurons des Brésiliens riches comme.... des Brésiliens. Je vous les recommande. M. de Vaumal sera là.»
S'arrêtant:
«Et comme homme, ne m'amènerez-vous personne?»
Lionel cherchant:
«Si! je tâcherai de vous amener le beau-frère de ma sœur, un jeune homme à former.
—Et vous n'y pensiez pas! Vous voyez bien que vous me négligez.
—C'est naïf, candide, sentimental.
—Vous ne connaissez plus que des gens comme cela. Je ne désespère pas de vous voir entrer à la Chartreuse. Ce jeune bipède a-t-il au moins des plumes?
—Albert sera plus riche que M. Daubré, car il héritera d'une tante allemande qui l'a élevé et qui raffole de lui.
—Oh! avec nous, les espérances.... Il nous faut du comptant, espèces sonnantes et ayant cours: Combien a-t-il à dépenser par an?
—Soixante mille.
—Il a de quoi vivre, voilà tout. Est-il rangé?
—C'est une demoiselle.
—On connaît cela: une eau dormante, des passions qui couvent sous la cendre. Est-il joli garçon?
—Joli comme une jolie femme: des yeux tendres et pensifs et le sourire d'un enfant qui rêve; une barbe et des cheveux châtains.
—Amenez-le-moi donc; c'est une trouvaille, ce garçon-là. Il amusera, ou peut-être fera-t-il des passions. À propos, que devient Maxime?
—Maxime est amoureux de ma sœur.
—Comment! vous êtes au cœur de la place et vous tolérez cela? Maxime amoureux en dehors de notre monde est un homme perdu pour nous. J'aimerais autant apprendre qu'il se marie. Vous savez bien que je tiens à Maxime. Il a de l'esprit, de l'entrain, il est beau joueur, il amuse enfin. Comment n'y avez-vous pas songé? Vous voyez bien que vous oubliez tout à fait mes intérêts, qui cependant sont un peu les vôtres. Adieu! rappelez-vous toutes mes instructions; ce soir, je compte sur vous pour un éreintement complet de la Beausire. Je rédige un petit bout d'article bien pimenté, que j'espère faire passer dans un petit journal. Il faut qu'avant l'hiver prochain elle ait quitté la place.
—Soyez tranquille, ma belle Lucrèce, nous écraserons votre ou plutôt notre rivale; car je ne saurais souffrir qu'on eût la prétention d'éclipser mon étoile.»
Au moment de sortir, Lucrèce se retourna.
«Sachez donc aussi à qui appartiennent les beaux yeux noirs que j'ai vus tout à l'heure. La blonde parlait à la brune: elles doivent se connaître.
—Je tâcherai.
—À propos, ajouta la courtisane, votre affaire avec Pinsard est-elle en règle?
—Pas encore.
—Ne vous en occupez pas, je chargerai mon homme d'affaires de terminer cela.»
Après le départ de Mme de Courcy, Lionel descendit chez sa sœur, et là il apprit la visite de Madeleine Bordier.
«C'est elle que Lucrèce a rencontrée, pensa-t-il. Le sort en est jeté: l'occasion est trop belle, je serai amoureux de cette fille-là.
Et il engagea fortement Mme Daubré à aller le soir même chez Mme Borel retenir Madeleine comme institutrice de sa fille.
IX
Madeleine rentra chez elle, non pas complètement heureuse, mais sûre du moins de pouvoir gagner honorablement sa vie.
Cependant, à la pensée de quitter cette famille au milieu de laquelle s'était écoulée son enfance, à la pensée surtout de se séparer de Mlle Borel, elle sentait chanceler sa résolution et son cœur se serrer douloureusement.
Pour sortir plus vite de cette inquiétude, elle résolut d'aller raconter immédiatement à Mlle Bathilde son entrevue avec Mme Daubré.
Comme elle montait, encore hésitante, dans la chambre de sa mère adoptive, elle rencontra Béatrix, qu'elle salua amicalement. Mais Béatrix évita de lui rendre son salut.
Cette froideur lui donna du courage.
L'absence aussi prolongée de Madeleine avait causé dans la maison un véritable scandale. La famille s'était réunie et avait décidé qu'elle s'interdirait de faire de nouvelles observations à Mlle Borel; mais que Laure et Béatrix s'abstiendraient dorénavant de toute relation intime avec Madeleine.
Madeleine trouva Mlle Borel dans son cabinet de travail, compulsant divers livres épars sur son pupitre.
Elle écrivait un ouvrage sur la destinée de la femme dans le passé, le présent et l'avenir. Elle croyait le moment venu de revendiquer pour les femmes la liberté qui est reconnue aujourd'hui, par tout esprit logique et avancé, comme la base légitime et nécessaire des sociétés. Dans l'après-midi, elle avait demandé plusieurs fois Madeleine, qui l'aidait ordinairement dans ses recherches, et elle s'étonnait aussi de ne pas la voir rentrer.
Elle accueillit Madeleine avec cet air de gravité affectueuse qui lui était habituel.
«D'où venez-vous donc, mon enfant?» lui demanda-t-elle, non pas d'un ton inquisiteur, mais avec l'accent d'une curiosité tout amicale.
Mlle Borel avait un esprit si sérieux, une âme tellement inaccessible aux petits intérêts et aux préoccupations mesquines, elle avait des principes si austères, en un mot, elle planait dans des sphères si vastes et si hautes que, malgré sa bonté, Madeleine avait toujours eu pour elle un respect poussé jusqu'à la crainte.
En outre, Mlle Borel, dans ses affections, n'était nullement démonstrative. Comme elle les témoignait par des actes, il lui semblait superflu de les exprimer par des caresses. Sa fille adoptive ne se rappelait point qu'elle l'eût jamais embrassée.
Madeleine lui raconta donc avec quelque timidité sa visite à Mme Daubré.
«Vous m'avez donné, ajouta-t-elle, une éducation et une force morale que j'étais impatiente d'employer. L'oisiveté, l'inutilité de ma vie m'étaient devenues insupportables.
«Comme vous le disiez encore hier au soir: «Il n'y a pas de dignité ni de liberté possibles sans l'indépendance matérielle.» Je le sais, mademoiselle, vous n'êtes pas généreuse à demi. Jamais vous ne m'avez fait sentir le poids du bienfait. Pour moi, le plus grand bonheur eût été de passer ma vie à vos côtés. Une telle dépendance m'eût relevée à mes yeux, au lieu de m'humilier; mais il me semble que, depuis quelque temps, Laure et Béatrix ne m'aiment plus et supportent impatiemment ma présence. D'un autre côté, je voudrais arriver à soutenir ma mère et épargner ce soin à mes sœurs qui gagnent à peine de quoi se nourrir. Ah! dites-moi que vous me pardonnez d'avoir pris une semblable résolution sans vous consulter?»
Elle était tombée aux genoux de Mlle Borel.
Mlle Bathilde ne répondait pas; mais elle serrait contre son cœur les mains de Madeleine. L'héroïsme de cette enfant lui cassait un attendrissement qu'elle ne pouvait dominer. Elle pleurait. C'était la première fois que Madeleine surprenait une émotion chez ce cœur qu'elle croyait impassible, qu'elle aussi avait accusé parfois d'insensibilité.
À la vue de ses larmes, elle se jeta à son cou par un élan irrésistible; et, pendant un instant, ces deux nobles âmes se confondirent dans une sainte effusion.
«Oh! mademoiselle, s'écria Madeleine, je suis à vous, je suis votre chose, car c'est vous qui m'avez tirée du néant. Si mon départ doit vous causer la moindre peine, parlez, je vous obéirai, vous le savez bien.
—Ce sont, ma fille, les plus douces larmes que j'aie versées en ma vie. Je suis fière d'avoir formé ton cœur. Tu es bien réellement ma fille, la fille de mon âme. Mais, tu le sais, mon enfant, les affections individuelles ne peuvent m'absorber entièrement. Ma vie et ma fortune ne m'appartiennent plus. Je les ai consacrées au triomphe d'une idée.
«Je veux entreprendre une nouvelle croisade, la croisade des femmes contre les préjugés qui les oppriment, et contre cette injustice qui place la femme pauvre, l'ouvrière, dans cette alternative effroyable: l'ignominie ou la misère. Il faut que la femme puisse conquérir la liberté par son travail. Il ne s'agit pas encore pour elle, tu le conçois, de droits politiques; il faut avant tout la tirer de cet esclavage quotidien qui la livre à une révoltante exploitation; et, pour atteindre ce but, nous ne devons plus nous borner à des protestations stériles. Il faut agir, il faut fonder des institutions qui garantissent la femme contre toutes les oppressions: la misère, la concurrence masculine, et surtout la corruption. C'est à cette grande œuvre, mon enfant, que je me suis vouée. Je veux d'abord publier cet ouvrage où j'expose toute ma pensée: la critique et l'organisation. Mais avant de le terminer, il faut que je fasse un long voyage pour étudier dans les principaux pays d'Europe et d'Amérique la situation de l'ouvrière. Or, je ne voudrais pas te faire partager les fatigues et peut-être les périls de cette entreprise.
«J'avais pensé déjà à te placer, avant mon départ, soit dans une maison honorable, soit dans un pensionnat. Je n'aperçois donc aucun inconvénient à ce que tu entres chez Mme Daubré. Je vois avec plaisir, au contraire, que tu sentes le besoin du travail, et que tu te formes à la rude expérience de la vie. Car les individus subissent les mêmes nécessités que les sociétés. On n'est grand, on n'est fort qu'à la condition d'avoir souffert, qu'à la condition d'avoir travaillé. Je vais maintenant hâter mon départ. Quand je reviendrai, j'aurai besoin de ta jeune activité.»
Madeleine avait écouté Mlle Borel avec une religieuse admiration.
«Alors, comme aujourd'hui, mademoiselle, lui dit-elle, je serai fière d'être l'humble instrument de votre grande pensée.
—Cependant, mon enfant, ajouta Mlle Borel, je ne veux pas te laisser dans l'inquiétude relativement à ta famille. J'ai cherché à la tirer de la misère en donnant à tes sœurs des professions. J'ai cherché aussi à guérir ton père de son malheureux penchant en lui procurant de l'ouvrage. Il était trop tard. Puisque ta mère et tes sœurs sont encore dans une position si précaire, je te remettrai mille francs pour elles, afin que Claudine puisse venir à Paris, afin que Marie et ta pauvre mère reçoivent les soins que réclame leur état.
—J'accepte, mademoiselle, ce dernier bienfait. J'irai leur porter cette somme moi-même. En partant demain pour Lyon, je pourrai être de retour au commencement de la semaine prochaine. Je ramènerai Claudine.»
Mlle Borel applaudit à cette pensée affectueuse, et le voyage de Madeleine fut décidé.
Le soir même, Mme Daubré vint chez les Borel.
Madeleine fut définitivement engagée comme institutrice de Jeanne.
Incitée par Maxime, Béatrix s'était réellement éprise de M. de Lomas. Aussi, dès qu'elle apprit que Madeleine, dont elle redoutait déjà la rivalité, allait justement s'établir chez M. Daubré et se trouver en relations intimes et journalières avec M. de Lomas, éprouva-t-elle un vif désappointement et un ressentiment même qu'elle ne put dissimuler.
Quand Madeleine et Mlle Borel se furent retirées:
«Oh! je sais bien, insinua Béatrix à Mme Daubré, pourquoi Mlle Bordier tient à entrer chez vous.
—Pourquoi donc?
—La charité m'ordonne de me taire; et cependant, depuis que M. de Lomas vient à la maison, il est assez facile de voir....
—Comment! vous croyez? interrompit Mme Daubré. Soyez tranquille, je la surveillerai, et si je m'apercevais de quelque intrigue de ce genre....
—Ah! je ne vais pas aussi loin que cela, reprit Béatrix d'un ton jésuitique, et je craindrais vraiment de vous avoir donné une mauvaise opinion de Madeleine, qui est une très-bonne fille.
—C'est égal, j'y veillerai, dans son intérêt comme dans celui de mon frère. Je vous remercie d'avoir appelé mon attention sur ce danger-là.
—Certainement, reprit Mme Borel, Madeleine est une charmante fille que nous aimons beaucoup; et c'est pourquoi je vous engage à veiller sur elle un peu plus que ne l'a fait Bathilde jusqu'à présent. Je ne la crois pas légère, mais elle est jolie, et elle a peu de piété. Elle serait donc plus exposée qu'une autre.
—Ah! par exemple, reprit Béatrix, je ne sais trop si elle supportera aisément les observations et pourra se soumettre aux exigences de sa position nouvelle.
—Je suis moi-même si facile à vivre; et j'ai si peu d'exigences vis-à-vis de mes domestiques,» dit en minaudant Mme Daubré, qui déjà assimilait Madeleine à sa femme de chambre.
Béatrix s'abstint de rien ajouter à ces dernières paroles, car elle savait bien que Madeleine, ne resterait pas longtemps dans une maison où elle serait traitée à l'égale d'une domestique.
X
Le lendemain soir, à huit heures, Madeleine partait pour Lyon. Il y avait affluence de voyageurs. Comme elle n'avait pas trouvé de place dans le compartiment réservé aux dames, elle cherchait un wagon qui lui offrit à peu près la même sécurité, quand elle s'entendit appeler par une voix qui la fit tressaillir.
«Eh! mais, c'est bien vous, Madeleine, je ne me trompe pas.»
C'était Maxime, qui, un sac de voyage à la main, se disposait à monter dans le même compartiment.
Madeleine, bouleversée de cette rencontre inattendue, restait immobile, indécise, quand un employé vint la presser de monter. Elle entra dans le wagon, et Maxime la suivit.
Maxime, sorti depuis la veille, ne connaissait ni le changement de situation de Madeleine, ni son projet de voyage à Lyon.
Naturellement Madeleine ignorait aussi le départ de Maxime.
En quelques mots elle lui apprit ses nouvelles fonctions d'institutrice.
«Comment! vous nous quittez! dit Maxime avec une tristesse réelle. Ah! c'est bien mal d'avoir pensé que vous étiez de trop parmi nous. Moi qui croyais que vous aviez du cœur et que vous nous aimiez! Je gage que cette belle idée vient de la tante Bathilde avec ses fameuses théories de dignité, d'indépendance, de travail. Ma tante est un pur esprit, un esprit systématique qui peut avoir sa grandeur, mais qui n'est pas divertissant du tout. Comment, vous qui êtes artiste, c'est-à-dire un être vibrant, tout nerfs et tout cœur, vous êtes-vous laissé séduire par ces doctrines arides et desséchantes?»
Quoique fort émue de ces affectueux reproches, Madeleine sut néanmoins conserver un air calme.
«Pourquoi, répondit-elle avec un triste sourire, jugez-vous aussi légèrement des idées que vous n'avez jamais cherché à comprendre? C'est là un travers tout français qu'il m'est toujours très-pénible de rencontrer chez mes amis.
—Allons! c'est décidément une petite quakeresse, pensa Maxime. Quel dommage, avec ces yeux-là!
—Eh bien! reprit-il, puisque vous attaquez mes travers, permettez-moi aussi, chère petite sœur, de me moquer un peu des vôtres. Une personne faite comme vous ne devrait songer qu'à plaire, et laisser aux femmes vieilles et laides les prétentions à la littérature et à la philosophie transcendante. Voyez-vous, nous ne pouvons souffrir les femmes qui veulent empiéter sur notre domaine.
—Mais alors, monsieur Maxime, soyez assez bon pour tracer une ligne de démarcation bien nette autour de vos terres, afin qu'il ne nous prenne point la fantaisie d'y aller braconner. Je croyais que la puissante jeunesse française, la jeunesse masculine, n'avait aujourd'hui d'autre domaine que le sport et le jockey-club. Quant à la philosophie transcendante, quant à la poésie, elle ne s'en soucie guère. Faut-il donc nous en vouloir si nous osons défricher quelques pauvres petits coins de ce domaine abandonné par son seigneur?
—À tort ou à raison, de tout temps nous nous sommes adjugé le monopole des travaux de l'intelligence.
—C'est cela! vous vous êtes dit par exemple: «Moi homme, je suis le roi de la création; à ce titre, je me réserve le domaine le plus élevé, le plus noble, celui de la pensée. Si la femme, cet être inférieur que j'ai longtemps dominé par la seule force physique, veut empiéter sur mes attributions, veut développer son intelligence, exercer ses facultés, qui ont bien, il est vrai, quelque rapport avec les miennes, si surtout elle veut se soustraire à sa destinée qui est de me servir et de m'amuser, je la couvrirai de ridicule, je l'accablerai de mon mépris; et, pour la réduire à l'obéissance, je lui dirai ces mots sans réplique: «Dès lors vous cessez de me plaire.» Mais si aujourd'hui la femme, plus dégagée de ces préjugés antiques, faisait à son tour ce petit raisonnement et disait: «Je suis la reine de la création, et à ce titre, j'ai droit de faire ce que bon me semble. J'ai des facultés que je sens puissantes et que je veux développer. Quelles que soient les prétentions du sexe fort, je ferai de la poésie parce que je suis poëte, de la peinture parce que je suis peintre, de la philosophie parce que je suis philosophe. Et si l'homme, cet être orgueilleux et brutal, que j'ai si longtemps dominé par la seule force de ma beauté, le trouve mauvais, je lui dirai ces mots sans réplique: «Dorénavant vous cessez de me plaire.» Si un beau jour toutes les femmes raisonnaient de la sorte, je serais curieuse de savoir qui le premier se rendrait, du roi ou de la reine.»
Pendant que Madeleine parlait ainsi, son visage avait pris une expression que Maxime ne lui connaissait pas. Ses yeux pétillaient d'une douce malice, et sur sa bouche se dessinait un sourire fin et moqueur qui faisait paraître ses lèvres plus rouges et ses dents plus éclatantes.
«Ah! je suis bien obligé de le confesser, s'écria Maxime, ce serait le roi!»
Mais il répondit avec un regard et un ton de galanterie qui déplurent à Madeleine. Elle conçut quelque inquiétude et voulut savoir les causes du départ de Maxime.
«Aujourd'hui à dîner, lui dit-elle, Mme Borel exprimait sa surprise de ne vous avoir pas vu depuis hier. Le domestique interrogé a répondu que vous n'étiez pas rentré cette nuit. Vous vous êtes donc décidé bien promptement à partir? En avez-vous du moins prévenu votre mère?
—Je lui ai écrit que j'allais passer quelques jours chez un de mes amis; mais j'ai intérêt à cacher ce voyage, à mes parents surtout. Je vous prierai donc de n'en parler à personne, pas même à Mme Daubré.
—Comme vous devenez mystérieux! Alors, il ne s'agit pas d'un pèlerinage à Notre-Dame de Fourvières?
—Pas précisément. Vous êtes intriguée, n'est-ce pas? dit Maxime qui devina l'appréhension de Madeleine. Je vais vous confier mon secret afin que vous en compreniez l'importance et ne me trahissiez pas. Il s'agit d'une affaire d'argent.
—Encore! Il y a trois ans vous avez déjà causé tant d'inquiétude à M. Borel!
—Voyons, soyez raisonnable: est-ce une modique pension de trente mille francs qui peut me permettre de vivre à Paris?
—Trente mille francs! Mais il me semble que c'est beaucoup d'argent. Pour tant de malheureux ce capital serait la richesse.
—C'est possible; mais moi je ne puis vivre à bon marché. Il y a telles dépenses que vous ne soupçonnez pas et qui sont considérables. Mon écurie seule me coûte ces trente mille francs. Enfin, ce que mon père ignore, c'est que j'ai un train de maison à soutenir.
—Un train de maison! s'écria Madeleine qui allait de surprise en surprise.
—Ce n'est pas que je sois précisément marié. Vous qui êtes une femme forte, vous devez me comprendre.»
Madeleine eut froid entre les épaules.
«Eh bien! ma maison me coûte environ 80 000 francs par an. Maintenant, il y a mes dépenses personnelles. Vous voyez que je suis un homme d'ordre et que je tiens régulièrement mes comptes. Or, depuis trois ans que mon père m'a mis à la portion congrue de 30 000 francs, j'ai emprunté 280 000 francs, avec lesquels j'ai pu vivre à force d'économies. Mais, comme je les ai empruntés à des usuriers, je dois près de 450 000 francs. Il y a des lettres de change protestées et prise de corps. J'ai à mes trousses un certain Renardet qui a, je crois, une vengeance particulière à exercer; car il me poursuit avec une âpreté qui ne me laisse ni repos ni trêve. Je vais à Lyon, où ma famille est connue et où j'espère trouver ces 450 000 francs à des conditions plus douces, car il faut absolument que je me tire de là.
—Pauvre monsieur Maxime! fit Madeleine avec une réelle pitié. Vous êtes bien malheureux de vous créer ainsi des besoins factices que vous ne pouvez satisfaire qu'au prix de mille tracas. Et songez-vous au mécontentement de votre père et de votre mère?
—J'y pense sans doute; mais ils se conduisent à mon égard avec tant de lésinerie! Mon père a 400 000 francs de rentes, je le sais pertinemment, et il me laisse végéter dans une misère relative, on ne peut plus humiliante.
—N'est-ce pas pour vous qu'il conserve cette fortune?
—Mais si je ne profite pas de cette fortune pendant ma jeunesse, quel besoin en aurai-je lorsque je serai vieux, cacochyme, édenté, perclus de rhumatismes, racorni au moral comme au physique?
—Ce sont là des lieux communs que vous vous plaisez à répéter, parce qu'ils flattent vos passions.
—C'est possible. Mais j'ai pris à Paris une position que je ne puis abandonner. C'est presque une question d'honneur.
—Oh! ne vous trompez-vous pas sur les mots? Dites plutôt de vanité.
—Je le veux bien. Mais la vanité, n'est-elle pas le plus impérieux de nos mobiles? N'est-ce pas la vanité qui, vous aussi, vous pousse à écrire?
—Non, c'est autre chose.
—L'amour de l'art? Et moi ne pourrais-je dire également: C'est l'amour de l'art? Car l'amour du luxe n'est pas autre chose. Mais je suis plus sincère; Oui, c'est la vanité. Une fois lancé dans un certain monde où l'on a obtenu des succès, on ne peut pas plus renoncer à ces satisfactions, qu'un poëte parvenu à la célébrité ne peut renoncer aux émotions de la gloire.
—On le peut; il s'agit seulement de le vouloir.
—Je forme de bonnes résolutions, je vous assure.
—Permettez-moi de vous donner un conseil, dit Madeleine avec une onction partie du cœur. Vous le savez, nous nous sommes toujours traités comme frère et sœur. Vous avez bientôt vingt-huit ans, vous n'êtes donc plus un enfant. Renoncez à ces jouissances puériles, malsaines, indignes d'un esprit qui pourrait aspirer à des satisfactions d'un ordre plus élevé. Vous allez au gouffre, et peut-être y entraînerez-vous des êtres que vous devez chérir. Enfin, dans cette oisiveté ruineuse, vous laissez s'étioler votre intelligence.
—Il faut travailler, n'est-ce pas? interrompit gaiement Maxime. Je connais cette guitare. Je crois entendre la tante Bathilde. De grâce, Madeleine, ne prêchez pas. Cela me gâte le plaisir très-vif et très-réel que j'éprouve à vous avoir pour compagne de voyage. Pas plus que la tante Borel et Notre-Dame de Fourvières, vous ne réussirez à me convertir. Je suis un endurci. Écoutez, ma chère petite Madeleine, ajouta-t-il en lui prenant la main avec affection; savez-vous ce que je pense en ce moment?
—Non.»
Ils n'étaient plus que trois dans le compartiment. Mais le troisième voyageur était tellement enveloppé de manteaux, de foulards et de couvertures, qu'on ne pouvait même distinguer à quel sexe il appartenait. Enfin il semblait si profondément endormi que Maxime et Madeleine parlaient avec autant de liberté que s'ils eussent été seuls.
«Eh bien! je pense que vous êtes charmante, dit Maxime, plus charmante que je ne m'en serais douté. Je vous voyais trop facilement pour vous apprécier à votre valeur. Je vous croyais un peu sèche et pédante, comme la tante Bathilde, tandis que vous me paraissez au contraire simple et bonne enfant. Peut-être aussi cette rencontre, ce demi-mystère sont-ils pour quelque chose dans l'impression que j'éprouve. Plusieurs fois déjà, depuis que nous causons, je me suis senti le cœur vraiment touché.»
Madeleine retira doucement sa main qui frémissait dans celle de Maxime. Elle appuya sa tête dans l'angle de la voiture, et, pour dominer l'émotion qui l'envahissait, elle ferma les yeux.
«Ne vous fâchez pas, Madeleine, laissez-moi achever. Jamais peut-être nous ne nous retrouverons ainsi. Eh bien! je pense que pour un cœur jeune et honnête, le bonheur suprême serait d'être aimée de vous. Pour mon châtiment, je vous le confesserai: tout à l'heure l'occasion se présentait si favorable; j'ai songé un instant à vous faire la cour. Nous sommes si pervers! Mais depuis j'ai réfléchi. Maintenant je crois qu'un homme ne pourrait pas vous aimer à demi, et que si l'on était aimé de vous, il faudrait vous consacrer sa vie. Eh bien! même avec un tel bonheur en perspective, il me serait impossible de renoncer à mes habitudes de dissipation. Je suis déjà la proie du gouffre; ma vie ne m'appartient plus; elle appartient à mon tyran, le monde, c'est-à-dire le cercle, le sport et les courtisanes. Je ne pourrais plus vous aimer comme vous le méritez. Je vous ferais souffrir sans être heureux moi-même. Alors je me suis dit: «Je serai honnête une fois en ma vie, je ne troublerai pas cette candeur.» Et cependant, croyez-le, Madeleine, je fais un sacrifice, un sacrifice dont je me croyais incapable, et je vous remercie, ma charmante petite sœur, de me l'avoir inspiré.»
Madeleine, les yeux toujours fermés, les lèvres émues, ne répondit pas.
«Eh bien!» reprit Maxime en posant sa main sur celle de la jeune fille.
À ce contact elle éprouva comme un frémissement électrique.
«Je.... je.... vous disiez.... Je crois que je rêvais! s'écria-t-elle avec un rire nerveux. Oui, je m'endormais.»
Et elle retomba, presque défaillante, dans l'angle de la voiture.
«Ah çà! pensa Maxime piqué au vif, serait-elle coquette! C'est un peu fort! S'endormir au milieu d'une déclaration si respectueuse! Ah!... elle s'endormait!...» répétait-il profondément blessé dans son amour-propre.
Maintenant il attachait sur Madeleine un regard de dépit et de convoitise. Il mordillait sa moustache et souriait avec une expression sarcastique.
«Où sommes-nous donc? fit Madeleine, qui, cherchant à lutter contre son émotion, se pencha à la portière.
—C'est décidément une coquette, pensa de nouveau Maxime. Et je ne m'en étais pas aperçu! Ah çà! serais-je sérieusement amoureux? Soyez donc vertueux avec les femmes! La meilleure.... Comme elle évite de me regarder! Elle s'amuse à me faire poser. Je me sens ridicule. Mais nous allons voir tout à l'heure.
—Dites-moi, Madeleine, avez-vous déjà écrit des vers sur l'amour? C'est là le thème éternel de toute poésie.
—Oui. Pourquoi?
—Parce qu'il doit être assez curieux de voir comment une jeune fille de vingt ans, qui est censée ignorer ce sentiment, peut en parler en vers. Voyons, traitez-moi en camarade et récitez-m'en quelques-uns. Je ne supporte pas la poésie, mais la vôtre m'intéressera. Faites-moi la charité d'une petite strophe.
—Non! répondit gravement Madeleine.
—Remarquez bien que dans ce moment-ci nous parlons raison et faisons une étude psychologique. Voilà encore un de ces mots barbares dont abuse la tante Borel, et qui doivent vous êtes familiers. Je voudrais savoir comment aime une jeune fille pour la première fois. C'est un véritable service que je vous demande, car un homme ne peut être certain de la justesse de ses propres études, attendu qu'il n'est jamais sûr d'être le premier. Voilà pourquoi sans doute nous préférons à ces prétendues ingénues des femmes qui ont du moins le courage du vice et le mérite de la sincérité. Vous comprenez: être le trentième ou le troisième, il n'y a pas une si grande différence que l'on croit.
—Je désire que nous changions de conversation, dit Madeleine offusquée du ton léger que prenait Maxime.
—De quoi voulez-vous donc que parlent un homme et une femme qui n'ont pas soixante ans, si ce n'est d'amour?
—Restons sur votre domaine et parlons philosophie.
—Je préfère la littérature qui fait aussi partie de nos possessions. Or, la littérature de nos jours ne pivote-t-elle pas uniquement sur l'amour?
—Soit! je vous laisse parler, fit Madeleine avec quelque sévérité. J'ai sommeil, et, si vous le permettez, je vais dormir.
—Dormons donc,» repartit ironiquement Maxime;
Et il se rejeta dans un coin de la voiture. Il pensait qu'en affectant l'indifférence, il l'amènerait à renouer elle-même la conversation.
«Ah! quel supplice!» se disait Madeleine.
Elle se sentait faiblir sous le choc d'émotions aussi diverses et aussi prolongées.
Maxime, de temps à autre, entrouvrait les paupières et regardait Madeleine. Madeleine aussi l'observait à la dérobée.
Maxime passait pour joli garçon. Il n'avait cependant ni cette régularité ni ce poli qui constituent ordinairement la beauté. Sa figure même n'offrait pas de caractère bien accusé. Elle séduisait plutôt par une expression à la fois mobile et passionnée.
Ses yeux gris-bleu prenaient au soleil des reflets verdâtres, et paraissaient noirs aux lumières. Quand un sentiment violent les animait, ils projetaient un éclat puissant, et la colère les faisait étinceler comme l'acier. Ce regard lumineux, plein d'acuité, aux tons changeants, révélait sa nature véhémente et par-dessus tout fantaisiste, s'abandonnant à tous ses caprices et poussant le caprice jusqu'à la passion.
Sa bouche au sourire sceptique, son nez trop grand, sa peau très-brune et pourtant d'un grain délicat, ses cheveux noirs, fins et soyeux; son geste ample, élégant; des mains de femme, nerveuses et molles, tout cet ensemble séduisait le physionomiste, qui découvrait en lui une de ces organisations pleines de contrastes et de spontanéité: un caractère généreux, mais sans énergie; une intelligence vive, sans profondeur; des goûts artistiques, un certain idéal, mais des penchants voluptueux qui rendent peu susceptibles d'une grande élévation dans l'amour; en un mot c'était une nature mixte qui tenait à la fois de la femme et du lion.
Madeleine était fort pâle, et ses paupières entourées d'ombre donnaient à sa tête penchée en arrière une expression si singulière de volupté et de douleur, que Maxime se sentait en réalité plus ému qu'il ne se l'avouait à lui-même.
«Il n'y a qu'une coquette endiablée, se disait-il, qui ait pu trouver une attitude aussi provocante.»
Et cependant les lèvres contractées de Madeleine trahissaient tant de tristesse, il y avait tant de pureté sur ce front et dans les contours de ce visage, que Maxime restait incertain.
«Ah bien oui! reprenait-il, de la pureté chez une femme qui lit les philosophes, qui écrit des poëmes, des romans peut-être! Est-ce que cette petite fille réussirait à m'en imposer avec ses airs de madone endormie?»
La fièvre l'empoignait, l'incertitude même aiguisait son caprice.
«Ah çà, Madeleine, s'écria-t-il tout à coup d'une voix émue et vibrante qui fit tressaillir la jeune fille, j'ai été franc tout à l'heure, je le serai jusqu'au bout. Eh bien! maintenant je crois que vous vous moquez de moi. Depuis bientôt huit heures que nous sommes en tête à tête, vous m'avez fait passer par toutes les émotions possibles, depuis la chaste tendresse de l'amitié jusqu'à l'amour le plus véhément. À présent, je suis amoureux de vous, mais amoureux jusqu'à la folie. Que vous disais-je tout à l'heure? Je n'en sais plus rien. Je cherchais à m'abuser sur le sentiment violent que vous m'inspirez. Je le sens, je vous aime, non pas d'aujourd'hui, mais depuis longtemps. Depuis longtemps votre regard m'attirait. Je résistais à cet attrait qui me semblait une impiété, parce que je vous avais connue toute petite, et qu'on m'avait habitué à vous traiter en sœur. Mais aujourd'hui, aujourd'hui que je vais vous perdre, mon cœur se déchire, et je sens combien je vous aimais. Que disais-je donc tout à l'heure? Ah! je m'en souviens: je disais que je ne pourrais sacrifier le monde à votre amour. Madeleine, ce n'est plus le monde que je veux vous sacrifier, c'est ma vie entière. Dites, ordonnez. Que faut-il faire pour vous plaire, pour vous obtenir? Pourquoi cet air si grave et cet effroi que je lis dans vos yeux, ma belle Madeleine? Mon amour vous fait peur? Oh! pardonnez, je vous en supplie, à l'explosion d'une passion trop longtemps contenue. Si vous repoussiez mon affection, je crois que j'en deviendrais fou.»
Maxime avait joué son rôle en comédien convaincu. Sa voix réellement attendrie, son regard passionné pouvaient persuader à Madeleine qu'il ressentait réellement ce qu'il disait. Bien qu'elle n'eût aucune expérience dans les choses du cœur, son instinct de femme l'avertissait cependant que cet amour si brusque n'était pas tout à fait sincère. Il lui semblait qu'un homme vraiment épris eût mieux su dominer un entraînement qu'il ne savait point être partagé. Mais, dans le premier moment, elle fut tellement bouleversée par cette violence d'expressions qu'elle ne songea pas à retirer ses mains que Maxime couvrait de baisers.
«Oh! dites, m'aimez-vous? Pourrez-vous m'aimer? suppliait-il.
—Laissez-moi, laissez-moi!» s'écria-t-elle enfin. Elle éclata en sanglots.
Et puis, relevant bientôt son visage digne et attristé:
«Vous oubliez, monsieur Maxime, dit-elle, que je suis une pauvre fille, et qu'à ce titre du moins j'ai droit à votre respect.»
On arrivait à Mâcon. Le jour commençait à paraître.
«Dix minutes d'arrêt,» cria l'employé.
Madeleine mit son chapeau, rejoignit ses effets, et se disposait à quitter le wagon.
Maxime était bon. Il aimait réellement cette jeune fille, et il éprouvait un vif regret de l'avoir offensée.
«Restez, je vous en prie, Madeleine, c'est moi qui descendrai.»
Madeleine ne l'écoutait pas.
«Du moins, avant de me quitter, dites-moi que vous me pardonnez, et adressez-moi un adieu fraternel.»
Il lui saisit la main. Madeleine répondit à son étreinte; mais elle descendit sans lui adresser une parole ni un regard.
En la voyant toute chancelante, le visage encore humide de pleurs, Maxime sentit aussi les larmes lui monter aux yeux.
«Je suis un lâche, se disait-il; comment avais-je pu supposer que cette brave fille s'occupait d'un libertin comme moi?
Le voyageur si bien emmailloté; qui jusqu'alors s'était tenu immobile dans son coin, se remua. Il fit tomber le foulard qui lui cachait entièrement le visage, et Maxime, découvrant ses traits, demeura comme frappé de stupeur.
Cet homme, c'était Renardet, celui-là même qu'il fuyait.
XI
M. Renardet était un petit homme maigre qui tenait à la fois du renard et de la fouine. Son nez long et pointu, ses lèvres minces et rentrantes, ses cheveux d'un ton fauve, ses doigts crochus, ses yeux, petits et couverts, dont la prunelle pâle et avide se fixait parfois avec une acuité terrifiante, l'eussent fait prendre pour un usurier ou un limier de police. Il n'était pourtant ni l'un ni l'autre, bien qu'il tînt de tous les deux. M. Renardet était simplement agent d'affaires, rue Richer, 53.
Agent d'affaires! Quelles affaires? Toutes les affaires possibles et impossibles, difficiles et véreuses. De la finesse poussée jusqu'à l'astuce; une persistance opiniâtre; une activité incessante; un manque absolu de conscience ou de sentiments généreux, telles étaient les qualités qui faisaient de M. Renardet un précieux serviteur du vice, un fripon accompli.
Maxime à sa vue était devenu pâle. Évidemment ce n'était point le hasard qui avait conduit Renardet dans le même compartiment; et un pareil homme n'avait pas dû s'endormir. Il avait donc entendu toute sa conversation avec Madeleine, il savait maintenant que son père était fort riche et ne le laisserait pas en prison.
«Je suis pincé, se dit Maxime, il faut prendre mon parti en brave.
—Eh bien! monsieur Renardet, je vous félicite, vous avez admirablement tendu vos filets. Nous venons de traverser la dernière station. Vous avez sans doute vos gardes du commerce dans le compartiment voisin, ou ils m'attendent à la gare; je suis donc un homme coffré, et à Lyon encore, où mon incarcération fera scandale. Ma foi! vous êtes artiste, et, quoique victime de votre talent, je suis forcé de reconnaître que voilà un coup de génie.
—Eh! eh! fit le Renardet avec un rire sec qui découvrait de petites dents aiguës et espacées comme celles d'un limier. N'est-ce pas, c'est adroit?
—Je ne me répète pas, monsieur Renardet, repartit Maxime avec un ton méprisant; je vous ai offert mes compliments une fois, c'est assez.
—Je vois, monsieur Borel, que vous me jugez mal. Je suis moins terrible que vous ne le pensez. Quoique je sois depuis longtemps dans les affaires, on a des entrailles. Tenez, vous me croirez si vous voulez, mais j'ai de la sympathie pour les mauvais sujets et les beaux garçons comme vous. Attrait de contraste sans doute. Hi! hi! hi! (Il tira sa tabatière et offrit une prise à Maxime qui refusa.) Eh bien! ce que je suis venu faire, ce n'est point vous coffrer, mais vous proposer un traité de paix.
—Un traité de paix! fit Maxime qui observait Renardet avec défiance.
—Cela vous surprend, n'est-ce pas? Vous allez ce matin de surprise en surprise; car tout à l'heure cette petite femme, elle aussi, vous a bien étonné. Pauvre, et vous résister! Savez-vous que, si j'avais vingt-cinq ans de moins, je m'intéresserais à cette vertu phénoménale. Il serait peu à souhaiter toutefois qu'il y en eût beaucoup ainsi.
«Qu'est-ce qui fait aller les affaires? c'est le vice. Supprimez le vice, supprimez les jolies petites femmes qui l'entretiennent, et voilà une foule d'industries ruinées, complètement ruinées. Sans doute, il en faut quelques-uns de ces petits dragons de vertu pour mieux nous faire sentir le prix du vice et nous apprendre aussi que la vertu n'est pas un vain mot. Mais il n'en faudrait pas beaucoup, sapristi! ou Renardet n'aurait plus qu'à fermer boutique. Je suis également agent d'affaires dans la spécialité; et j'ai pu faire des études qui, ma foi! ne sont pas à l'honneur de la morale. Tenez, dernièrement, j'avais été chargé de porter des consolations, c'est-à-dire l'offre d'un cœur, d'un mobilier en noyer et de douze cents francs de rente à une pauvre ouvrière qui n'avait rien mangé depuis quarante-huit heures. Une belle créature! et pas vingt ans. Tout d'abord elle refusa. Quand j'ai vu cela, moi, Renardet, j'en avais les larmes aux yeux. J'ai su depuis qu'elle avait un amoureux. C'est égal, cette fidélité, c'est encore très-beau.
—Mais a-t-elle fini par accepter?
—Parbleu! que vouliez-vous qu'elle fît? Sur le théâtre on dirait: «Qu'elle mourût.» Vous voyez qu'on sait ses auteurs. Sur le théâtre, bon! Mais dans la vie réelle on ne se laisse pas mourir comme cela. Elle a fait des façons; heureusement j'ai de l'éloquence.
—Et quand on jeûne depuis quarante-huit heures, ajouta Maxime, on est peu difficile sur les métaphores.
—Monsieur Borel, je mets mon éloquence à votre service, si jamais vous en aviez besoin.
—Oh! ces sortes d'affaires, je les traite moi-même.
Vous avez tort; soi-même on n'ose pas marchander, tandis qu'un tiers....
—Je ne marchande jamais.
—Mais enfin, vous les manquez quelquefois vos affaires, témoin cette petite femme de tout à l'heure. Ainsi, règle générale....
—Monsieur Renardet, le traité, le traité que vous vouliez me proposer tout à l'heure! interrompit Maxime avec impatience.
—Laissez-moi achever: règle générale, quand une femme résiste à un joli garçon qui l'aime et qui lui déclare son amour, il y a une raison pour cela. Cette raison, ce n'est pas toujours la vertu, c'est souvent l'occupation de la place par un autre amoureux. Ah! on connaît un peu son cœur féminin. Ça vous étonne, n'est-ce pas? J'entends rabâcher sans cesse: «Le cœur de la femme, quelle énigme!» Savez-vous pourquoi on ne conçoit rien à la femme? C'est que, la plupart du temps, ceux qui font ces sortes d'études ont un intérêt d'amour-propre à ne pas voir clair. Ainsi vous êtes resté convaincu que cette demoiselle était parfaitement incorruptible parce que vous-même n'aviez pu la corrompre. Cependant, mettez un instant de côté votre amour-propre et cherchez bien. N'en aimerait-elle pas un autre?»
Maxime contemplait Renardet avec stupéfaction.
«Dans son genre, se disait-il, cet être ignoble n'est pas sans quelque valeur.»
Mais, à cette dernière supposition, il sentit le rouge lui monter au visage. Si réellement elle avait joué la comédie de la vertu, et s'il avait été dupe! Il éprouvait, non pas de la jalousie, mais une vive souffrance de vanité. Néanmoins il ne se fut pas abaissé à faire des confidences à Renardet.
«Peu m'importe!» répondit-il froidement.
Mais Renardet ne fut pas dupe de cette feinte indifférence.
«Voyons, ajouta-t-il, vous faut-il des renseignements positifs sur la jeune personne?
—Non, merci, je ne l'aime pas. Mais laissons cela; mon cœur est pourvu pour le moment, trop pourvu, car cela me coûte horriblement cher, plus cher même que vous ne le supposez, puisque cela m'oblige à écouter le verbiage d'une fouie de gens qui ne m'amusent pas du tout.
—Bon! voilà une parole qui lui coûtera deux mille francs,» pensa l'agent d'affaires.
Et son regard devint si aigu que Maxime en eût été effrayé, s'il l'eût observé en ce moment.
«Voyons le traité de paix,» reprit-il avec insistance.
M. Renardet renouvela l'air de ses poumons ainsi que le tabac dont il se bourrait les narines. Il frappa plusieurs coups sur sa tabatière, comme si le préambule l'embarrassait, et il commença ainsi:
«Je serai bref et explicite; vous êtes un homme d'esprit, vous me comprendrez. Le sieur Pinsard, qui m'a chargé de vous poursuivre, ne m'alloue que cinq mille francs d'honoraires si j'obtiens le payement intégral des cent quatre-vingt mille francs que vous lui devez. C'est assez maigre, convenez-en, pour toute la peine que vous m'avez déjà donnée. Ce Pinsard, vous le connaissez?
—Beaucoup trop.
—Un usurier de la pire espèce, qui ne se contente pas de gros bénéfices, et qui tondrait sur un œuf. Vous êtes de cet avis?
—Entièrement. Toutefois, vous vous assimilez à un œuf; je ne saisis pas bien l'analogie.
—C'est une métaphore pour exprimer ma pauvreté. Quand on est honnête et qu'on a du cœur, on reste pauvre. C'est ce qui m'arrive. Eh bien! je parie qu'il vous gruge, ce Pinsard, d'une manière révoltante. Combien vous a-t-il pris pour ces cent quatre-vingt mille francs?
—Soixante mille.
—C'est une indignité; prêter aussi cher avec une presque certitude de remboursement! Vous voyez bien! si vous aviez un homme d'affaires, on ne vous exploiterait pas ainsi. Moi, par exemple, je vous aurais trouvé cette somme à 20 pour 100. Je sais bien que vos parents peuvent vous faire interdire; mais c'est là une extrémité à laquelle on ne recourt pas souvent, et vos parents vous aiment.
—Mes parents m'adorent.
—Je le sais, Pinsard le sait aussi, le coquin. Mais c'est un madré compère, malheur à ceux qu'il tient entre ses pinces de vautour!
—Eh bien! voyons! quelles autres griffes me proposez-vous? demanda Maxime, qui jeta involontairement un regard sur les mains crochues de Renardet.
—Là n'est pas encore la question. Faisons d'abord nos conventions personnelles. Je veux être coulant avec vous et vous prouver que je ne cherche pas à vous exploiter. Voulez-vous m'allouer dix mille francs par an, et je ferai toutes vos affaires. D'abord, pour cette somme, je mets dedans le Pinsard; je vous préserve des gardes du commerce, qui en effet voyagent dans le compartiment voisin; je vous trouve de l'argent au vingt pour payer toutes vos dettes. Et par-dessus le marché, avant un mois, je vous saurai le nom du mortel heureux que vous préfère votre jolie petite cruelle.»
Entre la prison, ou Renardet pour homme d'affaires, Maxime n'avait pas le choix.
«J'accepte vos conditions, dit-il; mais je ne veux pas d'espionnage vis-à-vis de cette jeune fille.
—Je travaillerai donc pour ma propre satisfaction; car je fais quelquefois de l'art pour l'art. Elle demeure....
—Vous ne saurez rien de moi.
—Ah! ah! vous êtes chevaleresque. Eh bien! revenons au traité; c'est conclu?
—Conclu, répondit Maxime.
—Oui, mais il faut payer un semestre d'avance.
—Dès ce soir, vous viendrez place Bellecour, n° 7, je vous remettrai cinq mille francs.
—C'est entendu.»
En cet instant, le train arrivait à la gare de Perrache. Les deux voyageurs se séparèrent.
XII
Lyon est la seconde ville de France. Elle a une population considérable, de belles rues, des quais spacieux, des édifices somptueux, un bois de Boulogne en miniature, une situation admirable au confluent de deux grandes rivières. Comme Paris, Lyon s'est annexé ses faubourgs qui étaient des villes. Cependant Lyon ne plaît pas aux touristes. Que lui manque-t-il donc? Ce qui manque à ces belles femmes qu'on admire et qui ne charment pas: la physionomie, le pimpant, le coquet, le je ne sais quoi. Lyon ressemble à Londres, par l'impression qu'il cause. On y sent l'influence prépondérante et desséchante du commerce; et, comme Londres, c'est une ville de brouillards.
Enfin Lyon est à la fois grande ville et province. Le cancan s'y colporte comme dans le moindre village, et la corruption lyonnaise n'a rien à envier à la corruption parisienne. Mais elle est plus couverte, plus hypocrite; elle coûte aussi moins cher, ce qui la rend plus laide. Cette corruption s'allie d'ailleurs assez bien avec l'excessive bigoterie de la population.
Lyon possède de nombreuses bibliothèques, des musées remarquables, une école des beaux-arts, quelques journalistes de talent, quelques poëtes classiques, romantiques, réalistes. À Lyon, la musique est représentée par trois mille exécutants ou professeurs vivant de cet art; et pourtant l'esprit lyonnais n'est ni artistique, ni littéraire, il est essentiellement mercantile.
Or, l'activité commerciale paralyse nécessairement l'élan de la pensée vers l'idéal. Aussi Lyon a-t-il beau prêcher la décentralisation littéraire et artistique, Paris sera toujours sans rival. Là seulement se produisent ces larges courants électriques que dégage l'agglomération des intelligences et qui font jaillir l'inspiration.
Paris sera toujours aussi la première par ses femmes, qui, elles aussi, naissent artistes; car elles possèdent au suprême degré le génie de la coquetterie. La coquetterie, c'est l'art de la futile Parisienne, c'est sa poésie. Cependant les Lyonnaises ont de l'esprit, de la vivacité, de la grâce même, comme toutes les femmes qui veulent plaire; mais elles n'ont pas cette sorte de distinction, ni cet entrain humoristique, moitié railleur, moitié sentimental, qui sont les plus grands charmes de la Parisienne.
Où Lyon est seulement incomparable, c'est dans la fabrication des étoffes de soie façonnée. Toujours son commerce s'est relevé avec honneur des crises terribles qui, à diverses époques, l'ont paralysé. Malgré les causes graves et nombreuses qui aujourd'hui le menacent de ruine, longtemps encore Lyon tiendra le premier rang dans cette fabrication, qui est sans contredit l'une des plus intéressantes de l'industrie française.
Jadis le succès de la soierie lyonnaise jeta la plus grande partie de la population dans cette industrie, qui occupait toute une armée d'ouvriers et surtout d'ouvrières. Là, comme partout ailleurs, les hommes ont fait aux femmes une rude concurrence. Il est toutefois certaines branches de la fabrication de la soie, réclamant une très-grande souplesse de la main, et dans lesquelles les hommes n'ont pu encore les supplanter.
La soie, en effet, ne semble-t-elle pas être le domaine exclusif de la femme? Ces métiers si propres, ces belles étoffes si souples et si brillantes, lui offrent une occupation aussi attrayante pour les yeux que pour la main. Elle y trouve du travail, depuis la feuille de mûrier sur laquelle on élève le ver, jusqu'à l'atelier où l'on façonne la robe et le chapeau.
Que de mains occupées sur ce frêle brin de soie! Les femmes du monde seraient bien surprises si on leur apprenait quelle variété de travaux, que de soins minutieux il a fallu pour leur tisser les plus simples robes! Mais où l'homme véritablement excelle et surpasse la femme, c'est dans le dessin. Le dessinateur lyonnais est un véritable artiste. Dans les autres pays on copie ses modèles. Mais pour le goût, l'habileté, l'invention, on ne peut l'égaler.
La Croix-Rousse, un ancien faubourg maintenant annexé, est particulièrement le quartier des canuts.
Avant d'arriver à Lyon, le touriste se figure cet antique Lugdunum avec une figure sombre, austère, tourmentée, et la Croix-Rousse comme un faubourg immonde et délabré, aux rues étroites et tortueuses. Il existe encore quelques parties du vieux Lyon et de l'ancienne Croix-Rousse; mais ces quartiers ont presque entièrement disparu pour faire place à des quartiers neufs, largement ouverts et régulièrement bâtis, trop régulièrement même, car ils donnent à Lyon l'aspect d'une ville de châteaux de cartes.
En effet, toutes ces maisons sont semblables; tous les étages ont à peu près la même hauteur, et toutes les fenêtres sont également rapprochées. Le caprice n'a point présidé à leur construction. L'architecte n'a obéi qu'à une nécessité, l'installation des métiers. C'est surtout à la Croix-Rousse que cette régularité est choquante, car dans toutes les maisons et à tous les étages se trouvent des ateliers.
En arrivant à la Croix-Rousse, on remarque d'abord avec surprise le peu d'animation qui règne dans les rues. En effet, toute la vie est dans l'intérieur des maisons. On entend du dehors le bruit étourdissant que font des milliers de métiers et de mécaniques qui battent, frappent, glissent, tournent, roulent mille fois à la minute sous les mains et sous les pieds des ouvriers.
C'est un bruit confus, sourd, merveilleux. Il semble que ce fracas, ce soit la grande voix du travail, de l'industrie, du génie et de la gloire de Lyon. C'est la vie, toute la vie de la Croix-Rousse. C'est sa prospérité, sa richesse. Le silence, c'est l'inaction, le chômage, la misère.
La Croix-Rousse contient à elle seule près de trente mille métiers.
Deux sœurs de Madeleine, ouvrières en soierie, Marie et Claudine, travaillaient à la Croix-Rousse, chez M. et Mme Bonfilon, chefs d'atelier.
Les Bonfilon logeaient au cinquième étage, et pour y arriver, il fallait gravir un long escalier étroit et mal-propre, avec balcon à chaque étage. Ces escaliers à balcons, communs à Lyon, empruntés peut-être à l'architecture italienne, sont d'un aspect fort gracieux, lorsqu'ils n'ouvrent pas toutefois, comme celui des Bonfilon, sur une cour sombre et infecte.
Les Bonfilon avaient un atelier prospère. Ils possédaient six métiers à tisser, un ourdissoir et deux dévidoirs.
Mme Bonfilon était une maîtresse femme, un peu grondeuse, bonne toutefois pour le compagnon. Ces chefs d'atelier n'avaient pas entièrement oublié les anciennes traditions.
Autrefois, il y a quelque trente ans, le patron logeait et nourrissait le compagnon, le traitait pour ainsi dire comme un membre de la famille. C'était encore l'époque du labeur résigné. On s'attachait au patron, on se mettait de bonne heure au travail, on le quittait tard. Aujourd'hui, le canut est un ouvrier nomade, qui va où la besogne se présente la plus lucrative. Logé loin de l'atelier, prenant ses repas au dehors, il rencontre, dans ses sorties fréquentes, des occasions de distractions et souvent de débauche. C'est là une des principales causes de la décroissance qu'on observe dans la prospérité de l'industrie lyonnaise.
Cependant Mme Bonfilon, âpre au gain comme toutes les Lyonnaises, se montrait fort exigeante à l'égard des apprenties.
La maison Borel lui donnait de l'ouvrage et la favorisait en lui confiant des pièces à longue chaîne, d'un montage facile, et se montrait envers elle moins sévère pour la rendue des pièces. On lui faisait ces avantages en considération de Madeleine. Aussi les Bonfilon traitaient-ils les filles Bordier avec un peu plus de déférence que de simples ouvrières[5].
Il était huit heures du matin. C'était un lundi. L'atelier de Mme Bonfilon, qui chômait rarement, offrait cependant l'aspect du plus complet désarroi. Mais si les bistanclacs[6] se taisaient, Mme Bonfilon faisait retentir le vaste atelier de sa voix aigre et forte.
«Il est huit heures et personne n'est encore arrivé! Je sais bien que Marie Bordier est malade; mais Claudine, pourquoi ne vient-elle pas? Et Jaclard? Et Grangoire?
—Présent! dit une voix qui fit retourner Mme Bonfilon. Bonjour, patronne! vous maugréez contre les paresseux?
—Eh! ne faut-il pas que les métiers marchent! Quand ils s'arrêtent, c'est de l'argent qui dort. Et puis il y a des pièces qui sont pressées; il faut que votre façonné soit rendu demain; Jaclard aussi devrait avoir terminé cet échantillon qu'on attend depuis huit jours.
—Oh! pour lui, n'y comptez pas; il fait le lundi.
—Et Claudine qui avait promis de venir de bonne heure nous rattacher cette pièce!
—Claudine Bordier, n'est-ce pas cette belle fille qui a donné dans l'œil à Jaclard? dit Grangoire encore nouveau à l'atelier. Ce Jaclard, avec son air moribond, a autant de bonnes fortunes qu'un bourgeois.
—Oui! ça vous a une langue dorée, et c'est si corrompu!
—Est-ce qu'il vous aurait manqué, madame Bonfilon!
—À moi, il aurait fallu voir! Monsieur Bonfilon! Ah çà, Bonfilon, vous en mettez du temps à manger la soupe; vous donnez le mauvais exemple.
—Voilà, voilà, patronne, dit M. Bonfilon, qui apporta sa figure ronde et réjouie dans l'entrebâillement de la porte.
—Allons, un peu plus vite que ça, hein! Si nous ne travaillons pas, nous, qui est-ce qui travaillera? Vous voyez que je suis à mon ourdissoir[7] depuis six heures. Adrienne, attention! je vois deux canettes qui ne marchent pas. Dieu! que cette petite me donne de tracas! Il faut toujours avoir les yeux sur ses canettes. Et puis, c'est mou, c'est mou!»
Ces paroles, prononcées d'une voix rude, s'adressaient à une jeune apprentie canetière occupée silencieusement devant un de ces petits métiers qui prennent la soie déjà enroulée sur de longues bobines, pour la placer sur les canettes, bobines plus petites qui s'attachent à la navette du tisseur.
Cette apprentie n'avait pas quatorze ans. C'était une jolie Arlésienne au visage d'enfant, au corps de jeune fille. Sa figure pâlie, son regard doux et tendre, son sourire attristé inspiraient la sympathie et l'intérêt. Elle travaillait depuis six heures du matin jusqu'à huit heures du soir, sans autre distraction que les causeries de l'atelier, sans autre exercice que le mouvement du pied faisant tourner les canettes et le mouvement des doigts qui rattachaient les fils rompus.
Elle restait pendant treize heures attentive, inquiète, avec cette appréhension terrible d'entendre la voix acariâtre de Mme Bonfilon[8].
Marie Bordier entra.
«Comment! vous voilà, Marie? Ça va donc un peu mieux?
—Pas beaucoup mieux; mais si l'on s'écoutait....
—Cependant, il ne faut pas vous forcer, mademoiselle Marie, dit Grangoire en arrêtant son métier. On sait bien que vous êtes courageuse, et qu'il y a force majeure quand vous ne venez pas.
—Mais aujourd'hui, répondit Marie avec un sourire navrant, il y a force majeure. La mère est au lit, il faut bien manger, et nous avons un terme à payer dans huit jours.
—Pourquoi, fit Mme Bonfilon, n'avez-vous pas écrit à votre sœur qui est chez les Borel?
—Nous avons écrit. Nous attendions une lettre d'elle ce matin; mais nous n'avons rien reçu. Il lui sera arrivé quelque chose; car Madeleine nous aime bien, quoique elle soit riche.
—Cependant, Marie, ce n'est pas une raison pour vous rendre malade. Vous savez bien que nous ne regardons pas à faire une avance à une ouvrière courageuse et rangée comme vous.
—Je le sais, madame Bonfilon, mais les avances, voyez-vous....
—Ça, c'est vrai, interrompit Grangoire, il n'y a rien qui mette en retard comme ça.
—Mais Claudine, comment n'est-elle pas encore ici! s'écria Marie avec inquiétude. Il y a plus d'une heure qu'elle s'est mise en route pour venir.
—Elle aura rencontré quelque connaissance, dit Bonfilon.
—Pourvu que ce soit une bonne connaissance! soupira Marie. Je crains plutôt qu'elle n'en ait rencontré une mauvaise; car Jaclard n'est pas ici non plus.
—Ça, mademoiselle Marie, objecta Grangoire, vous êtes donc bien sage, vous, que vous ne voulez pas permettre à votre sœur la plus petite amourette?
—Ah! on sait bien où ça conduit, et ma pauvre sœur est ensorcelée.»
Marie s'était installée à son métier, voisin de celui de Grangoire. Ils travaillaient ainsi côte à côte. Depuis huit jours seulement, Grangoire venait à l'atelier. Il connaissait donc fort peu Marie; mais, d'après les récits de Mme Bonfilon, il avait appris à estimer cette vaillante fille, qui, quatorze heures par jour courbée sur la barre, lançait et relançait la navette, sans repos ni trêve, pour nourrir sa vieille mère infirme.
Ce n'est guère que dans les classes laborieuses, endurcies à la souffrance, qu'on rencontre cette abnégation, ce dévouement de toutes les heures, cet héroïsme qui dure toute la vie, héroïsme aussi modeste qu'il est sublime.
Marie Bordier était une de ces natures admirables, plaçant toute leur religion dans un sentiment élevé du devoir. Elle s'était de bonne heure consacrée à sa famille. Sans consulter ses forces, car elle était assez chétive, elle avait choisi le pénible état de veloutière, comme plus lucratif. Avec ses trois francs par jour, elle payait le loyer et soutenait sa vieille mère; souvent même elle aidait Claudine, que son métier de remetteuse exposait à de fréquents chômages.
Elle avait près de trente ans. Ses traits fatigués, ses yeux noirs voilés, accusaient aussi bien les luttes morales que la souffrance physique.
«Mais l'amour peut conduire au mariage, mademoiselle Marie, reprit Grangoire.
—Croyez-vous donc que le mariage soit toujours le bonheur pour une femme? S'il s'agissait d'un honnête homme, rangé, laborieux, je ne dis pas.
—Et si vous en rencontriez un comme cela, vous marieriez-vous?
—Moi, d'abord, je suis trop vieille, répondit Marie avec dignité: et puis mes sœurs, ce sont mes enfants. Enfin tous les mariages que je vois autour de moi ne m'en donnent guère envie. Mon père n'est pas un mauvais homme. Il était fier, il avait du cœur; mais la misère, voyez-vous, ça change le caractère. D'abord il a bu du genièvre pour s'étourdir et aussi pour tromper la faim. Maintenant, c'est irrémédiable, et jusqu'à son dernier jour il boira toutes les ressources de la famille. Vous autres hommes, vous n'avez pas notre patience. Et puis vous ne savez pas aimer comme nous. C'est pourquoi nous pouvons résister au vice, tandis que vous, vous ne le pouvez pas. Mon père nous a toutes rendues très-malheureuses. Les hommes sont maîtres de tout dans la maison, et c'est une grande injustice; car une femme peut être dépouillée par son mari sans avoir seulement le droit de réclamer. Un jour, mon père, pour payer des dettes de cabaret, a vendu tout notre pauvre mobilier qui nous avait coûté tant de peines, tant de sueurs, et il nous a laissées sur la paille. Comment une femme peut-elle se mettre de gaieté de cœur dans un pareil esclavage?
—Ça, mademoiselle, c'est l'exception.
—Ah! il y en a trop comme cela. Précisément, Jaclard est paresseux, débauché. Si ma sœur l'épouse, elle mourra à l'hôpital.
—C'est vrai, dit à son tour Mme Bonfilon; Jaclard n'est pas un marieur sérieux; il a de l'esprit; c'est même un très-bon ouvrier quand il s'y met; mais ça aime la bouteille et la goguette; et puis ça veut faire le monsieur.
—Voilà ce qui flatte Claudine; elle est fière de se promener à son bras le dimanche, au parc de la Tête-d'Or, quand il a mis sa redingote et son pantalon de drap noir.
En cet instant la porte s'ouvrit, et Claudine parut.
«Sapristi! le beau brin de fille tout de même! s'écria Grangoire. Faut avouer que le bon Dieu est un fier canut, et qu'il travaille joliment dans le satin! Quel teint et quels yeux!... Il n'est pas difficile, Jaclard!
—Allons! allons! s'écria Mme Bonfilon, n'arrêtez pas le métier. Faut pas qu'un tisseur regarde tant que ça les demoiselles.»
Claudine entreprit de raconter à sa sœur quelque odyssée impossible pour expliquer son retard.
«C'est bon! c'est bon! interrompit Marie; tu as rencontré Jaclard. Il est bien temps que cette vie-là finisse, car la mère en mourrait, vois-tu.»
Claudine rougit.
«Quand j'aurais rencontré Jaclard? répondit-elle avec humeur. Je ne suis plus une enfant, et je sais me conduire.
À cette réponse, la bonne Marie eut des larmes dans les yeux.
Claudine se mit au travail.
Elle était à la fois tordeuse et remetteuse, c'est-à-dire qu'elle posait une nouvelle chaîne sur le métier dès qu'une pièce d'étoffe était terminée; ou, si la pièce nouvelle était de même largeur, elle se bornait à la rattacher sur la même lisse.
À voir Claudine manier ces fils si ténus avec une agilité prestigieuse, on se rappelait involontairement cette ancienne métaphore: elle a des doigts de fée.
Le silence s'était rétabli. On n'entendait plus que le fracas des métiers, et de temps à autre la voix sévère de la patronne criant a la petite Arlésienne:
«Un fil, deux fils cassés! Voyons! plus vite que ça.»
Enfin Jaclard parut.
Claudine et lui s'adressèrent un regard d'intelligence.
«Comme vous venez tard, Jaclard! dit Mme Bonfilon.
—Je n'ai pu venir plus tôt. Le lundi, tout le monde flâne un peu. Un camarade par ci, un petit verre par là. Quatre ou cinq heures sont bientôt passées. Je louerai une chambre plus près d'ici; lorsque la route est longue, on rencontre trop de pierres d'achoppement.