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Le Calvaire des Femmes

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—Vous avez raison, Jaclard, car si vous continuez à ne faire que des demi-journées, cela ne peut durer; il faut que le métier rapporte.

—La patronne a raison, appuya M. Bonfilon, qui était ordinairement l'écho de sa femme; il faut que le métier rapporte.

—Tiens, tiens, vous êtes profond aujourd'hui, notre patron, et rapace donc! Comment l'idée ne vous est-elle pas encore poussée de le faire marcher la nuit? Il rapporterait bien davantage. Maintenant que vous voilà sur le chemin de la fortune, ce n'est pas le moment d'avoir du cœur. Il faut amasser, amasser. L'argent appelle l'argent. Et plus on en a, plus on est dur au pauvre monde. Et cependant, quoique vous bougonniez toujours, je fais vos affaires sans que vous vous en doutiez.

—Je vois ce que c'est, vous vous êtes encore fourré dans quelque mauvaise société. Ah! mon garçon, je vous le prédis, cela ne vous fera pas rouler carrosse. Vous risquez plutôt d'attraper des horions.

—Nous ne nous occupons pas de politique pour le moment. Nous voulons encore porter plainte au tribunal des prud'hommes contre l'aune à crochet, et demander pour les veloutiers l'augmentation des salaires. Si nous gagnons notre procès, vous y gagnerez vous aussi, madame Bonfilon, puisque vous prélevez la moitié de notre gain.

—Peuh! mauvaise affaire!

—Nous avons pour nous la justice.

—Je ne vous trouve pas justes, au contraire, dit Marie. On connaît bien les fabricants qui se servent de l'aune à crochet. On est bien libre d'accepter ou de refuser leur ouvrage.

—Oui, Mme Bonfilon est libre parce qu'elle a du pain sur la planche; mais nous, compagnons, nous sommes libres d'accepter ou de mourir de faim.

—Ah! vous me faites souffrir avec cette scie-là, s'écria la patronne. Sont-ce deux ou trois sous par jour de plus ou de moins qui pourraient vous empêcher de mourir de faim?

—Je crois bien que vous n'y regardez pas de si près, vous, madame Bonfilon, car vous avez d'autres petits bénéfices. Un peu de piquage d'once par ci...[9].

—Ah! prenez garde, monsieur Jaclard, dit sévèrement Mme Bonfilon, je ne permets pas ces plaisanteries-là.

—Je ne trouve pas si grand mal à cela, madame Bonfilon. Le fabricant, lui, ne se gêne guère pour faire le piquage d'once vis-à-vis des commerçants. Mais lui, c'est en grand. Alors il n'y a rien à dire.

—Comment! Supposez-vous, par exemple! que M. Borel ait jamais trompé quelqu'un? fit Marie indignée.

—Je ne dis pas lui, mais tant d'autres!... Sans doute, aussi, ce n'est pas précisément tromper que de prélever sur notre travail un gain qui dépasse deux ou trois fois notre salaire.

—Et l'intérêt de leur argent? objecta Mme Bonfilon.

—Je le mets au quinze pour cent, et je soutiens que si les Borel n'avaient jamais gagné que le quinze, ils n'auraient pas aujourd'hui tant de millions.

—Osez-vous bien attaquer les Borel? s'écria Marie. Eux qui font tant de charités!

—Ce n'est pas la charité que nous voulons, c'est le prix équitable de notre travail. Je viens de rencontrer tout à l'heure le fils Borel dans une voiture à deux chevaux. Croyez-vous que ça donne du cœur à l'ouvrage et que ça m'amuse de me dire: «Voyons, Jaclard, lance la navette encore... et encore! Il est vrai que tu parviens à manger de la soupe et à acheter des souliers; mais tu as une mission plus noble: tu entretiens les chevaux de ce jeune mirliflore.» Si nous ne gagnons pas notre cause, nous nous mettrons plutôt en grève.

—Ah! la grève! voilà une jolie trouvaille! grommela la patronne.

—Je suis de l'avis de la patronne, reprit Grangoire, le grève est un mauvais moyen. Et vous n'empêcherez jamais, Jaclard, avec tous vos beaux discours, que l'argent ne soit maître, puisqu'on ne peut se passer de lui. D'ailleurs, le fabricant court de grands risques. Pour un qui s'enrichit, combien se ruinent! Ce qu'il faudrait, il en avait été question en 1848, ce serait que les ouvriers et chefs d'atelier pussent s'entendre, se cotiser pour acheter eux-mêmes la soie. De cette façon, nous recevrions tout le prix de notre travail. Au lieu d'aller le jouer et le boire, Jaclard, vous verseriez votre cotisation comme un autre, et vous deviendriez propriétaire[10].

—Ah! les braves gens comme nous, reprit M. Bonfilon, ne font pas tant de raisonnements, et ils arrivent tout de même au bout de leur carrière. Faut pas tant se tourmenter la bile.

—Êtes-vous bien sûr, demanda Marie à Jaclard, d'avoir vu ce matin M. Maxime?

—Oui, de mes yeux vu. Tout à l'heure il descendait la rue Impériale et traversait la place des Terreaux.

—Mais alors les Borel seraient revenus, et Madeleine....»

Au même instant la porte de l'atelier s'ouvrit. Madeleine parut, Madeleine pâle, émue, presque défaillante, qui conduisait sa mère aveugle.

Lorsqu'elles entrèrent, au cri que poussa Marie, les trois métiers s'arrêtèrent. Marie s'élança, et les deux sœurs, les deux nobles filles, s'embrassèrent avec effusion.

Claudine montra un peu moins d'empressement. Elle pressentait que l'arrivée de sa sœur la séparerait de Jaclard.

Mme et M. Bonfilon firent à Madeleine et à la mère Bordier un accueil empressé.

Cependant Claudine ne pouvait quitter l'atelier avant d'avoir terminé son travail. Madeleine prit place à côté de son métier.

«Eh bien! Claudine, lui dit-elle, je viens te chercher, je t'ai trouvé de l'occupation à Paris. Il ne convient vraiment pas qu'une jeune fille soit remetteuse et coure ainsi d'atelier en atelier. Enfin, si tu gagnes parfois de bonnes journées, il y a aussi de fréquents chômages. À Paris, adroite comme tu l'es, tu pourras gagner davantage.

—Je ne m'en soucie pas,» fit Claudine qui leva les yeux sur Jaclard.

Jaclard avait entendu. La surprise autant que la colère lui faisaient monter le sang au visage. Pourtant il n'osa rien témoigner. La présence de la mère Bordier lui imposait silence. Et puis cette belle Madeleine aux formes élégantes, au langage choisi, inspirait à cet ouvrier, dont l'intelligence n'était pas sans culture, un respect involontaire. Cependant, de temps à autre, il levait sur elle un regard où se lisait une sorte de défi.

Madeleine ne connaissait pas Jaclard. Elle ignorait qu'elle avait devant elle l'amoureux de sa sœur. Toutefois ce visage déjà tourmenté par les passions sollicitait son examen de poëte et d'artiste. Et puis elle, lui trouvait avec Maxime une vague ressemblance.

Cet ouvrier, en effet, c'était tout un poëme.

Armand Jaclard était le type de l'ouvrier cultivé, indépendant et révolté, de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Il n'avait pas trente ans, et cependant il semblait déjà fatigué. L'orgie avait laissé ses traces sur ce jeune visage. Il avait le regard voilé et profond, la bouche large et sensuelle, un teint délicat, mais plombé, les paupières assombries par les veilles. Ses cheveux, rejetés en arrière à la manière des artistes, découvraient un front puissant, traversé par une veine saillante qui se gonflait à tous les orages du cœur, à toutes les fièvres du désir ou de la colère.

Une certaine instruction avait développé en lui des aspirations légitimes sans doute, mais dangereuses dans un milieu où elles n'ont aucune chance d'être satisfaites. Cette éducation incomplète lui avait donné non-seulement des aspirations, mais des besoins réels, sans lui procurer les moyens d'arriver à la richesse. Le grand vice de l'éducation actuelle, dans la classe ouvrière comme dans toutes les classes de la société, c'est d'égarer l'esprit, de fausser le jugement par des notions plus métaphysiques que positives; c'est de développer le côté intellectuel sans développer suffisamment le côté moral, c'est-à-dire la dignité et le sentiment de la solidarité.

Jaclard possédait sans doute une intelligence exceptionnelle. Il lui manquait toutefois cette énergie de caractère, et surtout cet esprit de suite qui font les hommes puissants ou seulement ces hommes de fer qu'on appelle les parvenus de la fortune, capables, pour arriver au but, de surmonter tous les obstacles.

Il y avait en effet entre lui et Maxime Borel une certaine ressemblance aussi bien morale que physique. Comme Maxime, il avait de la spontanéité; de l'enthousiasme; comme lui, il n'offrait aucune résistance aux entraînements des sens, et se laissait entièrement dominer par la fantaisie. Mais il existait entre eux cette énorme différence: Maxime était en haut de l'échelle sociale et Armand Jaclard se trouvait en bas. Le vice chez tous les deux était produit par les mêmes causes, des causes inhérentes à leur caractère. Seulement chez l'un le vice était élégant, presque séduisant, parce qu'il se parait de tous les prestiges du luxe; chez l'autre, grâce à la jeunesse, il n'était encore que triste; mais à coup sûr il deviendrait ignoble.

De leur nature faible et capricieuse devait résulter inévitablement le malheur des femmes qui s'attacheraient à eux.

Le regard observateur de Madeleine à la longue embarrassait Jaclard. Il quitta son métier et sortit.

Madeleine alors se leva et alla voir l'étoffe qu'il tissait.

C'était un magnifique velours façonné, une étoffe nouvelle qui réclamait de l'attention et de l'intelligence. Jaclard, dans sa spécialité, était presque un artiste. Il avait plusieurs fois composé des échantillons qui avaient eu de la vogue et qu'on lui avait payés fort cher.

«Voyez, mademoiselle, dit Mme Bonfilon, quelle étoffe superbe! Ce Jaclard est un excellent ouvrier. S'il avait un peu plus de conduite, il gagnerait tout ce qu'il voudrait. Le dernier échantillon qu'il a composé lui a été payé deux cents francs par la maison Borel.

—Oui, reprit Marie, mais au bout de huit jours il ne lui restait pas un centime. Il ne revient à l'atelier que lorsqu'il a épuisé toutes ses ressources. Jamais il n'aura d'avance.»

Madeleine vit des larmes dans les yeux de Claudine. Elle fit à Marie un signe interrogatif auquel la veloutière répondit affirmativement.

C'était donc là l'homme indigne qu'aimait Claudine. Elle compatit profondément à son chagrin; car elle souffrait d'une douleur à peu près semblable.

Lorsqu'elles sortirent toutes ensemble, la mère Bordier voulut faire avec Madeleine quelques visites à ses amies. Les Lyonnais sont pleins de cordialité. Partout la pauvre aveugle et ses filles reçurent un accueil empressé. Elles ne revinrent donc que fort tard à la rue Terraille, une rue étroite et malpropre où se trouvait le taudis des ouvrières.

La mère Bordier, après avoir soigneusement caché dans un bas qui lui servait de bourse l'argent apporté par Madeleine, et avoir enseveli son trésor dans sa paillasse, avait laissé aux voisins la clef de sa chambre, car elle attendait aussi Amélie, l'institutrice de l'Ardèche, à laquelle Madeleine avait écrit de venir la rejoindre.

Amélie n'était pas arrivée; mais il était venu un autre visiteur, un visiteur que l'on n'attendait pas; c'était le père Bordier.

Lorsque la voisine lui annonça cette visite, la pauvre aveugle éprouva une véritable terreur: elle pensa à son argent.

«Est-il resté longtemps? demanda Marie d'une voix altérée.

—Oui; quand il a appris que Mlle Madeleine était ici, il a voulu l'attendre, et nous l'avons laissé entrer.»

Les quatre femmes pénétrèrent dans cette sombre mansarde, en proie à une affreuse appréhension; car ces mille francs, c'était pour elles un bonheur inespéré, le bien-être, l'insouciance pour plusieurs années.

«Va voir, Marie, dit la pauvre mère toute tremblante; tu sais bien, toujours au même endroit.»

Marie y courut

Hélas! il n'y avait plus rien. Elle souleva la paillasse, la secoua, la remua en tous sens, et puis toutes fiévreusement la vidèrent, et brin à brin éparpillèrent la paille. Leur père avait enlevé leur unique, leur suprême ressource.

Les yeux éteints de la vieille mère retrouvèrent des larmes pour pleurer cette nouvelle infortune. Marie et Claudine pleuraient aussi. Madeleine, elle, ne pleurait point; car elle ne connaissait pas encore la valeur de l'argent pour celui qui le gagne sou à sou à la sueur de son front.

Bien qu'elle n'eût cessé de vivre par le cœur au milieu de sa famille, il était cependant une foule de privations, d'angoisses, de tortures, d'humiliations journalières causées par la misère, et qu'elle n'avait pu deviner. Aussi la douleur si grande de sa mère et de ses sœurs lui paraissait presque enfantine. Il lui semblait que les larmes devaient couler seulement pour les souffrances du cœur. Mais la misère ne nous fait-elle pas souffrir à toute heure dans nos affections les plus chères?

«Allons trouver le père, proposa Madeleine, et tâchons de l'amener à nous rendre cet argent.

—Mais nous ne savons pas son adresse, répondit Marie avec accablement; car voilà plus de trois mois que nous ne l'avons vu.

—Quand il a de l'argent, reprit l'aveugle, il va d'ordinaire chez son ami Tribouillard, un mauvais sujet qui a achevé de le perdre. C'est là qu'on le trouvera très-probablement. Mais les Tribouillard demeurent à la Guillotière; et comme les jeunes filles ne peuvent s'aventurer la nuit dans ce quartier-là, je vais vous accompagner.

—Non, mère, repartit Marie; en vous voyant, le père se défierait. Il n'est que sept heures; à neuf heures, nous serons de retour, et ce n'est guère qu'à dix que sortent les mauvais sujets.

—Allez donc, mes enfants, et que le bon Dieu vous conduise!»

Madeleine et Marie se mirent en route.

Claudine paraissait moins atterrée que ses sœurs, car elle pensait: si nous n'avons pas d'argent, je ne pourrai pas partir.


[5]Il y a dans l'industrie de la soierie trois classes bien distinctes: le fabricant, le chef d'atelier et le compagnon. Le fabricant, c'est-à-dire le capitaliste, achète la matière première, la donne à tisser au chef d'atelier et lui paye le tissage à tant le mètre. Le chef d'atelier, c'est-à-dire le propriétaire des métiers, paye aux compagnons ou simples ouvriers la moitié du prix alloué par le fabricant, se réservant l'autre moitié pour la location des métiers et du local. Le chef d'atelier est presque toujours lui-même un ouvrier.

[6]Nom imitatif donné par les canuts à leurs métiers.

[7]L'ourdissoir est le plus joli métier employé dans la fabrication de la soie. Il compte et dispose les fils de la chaîne.

[8]L'apprentissage du métier de tisseuse dure quatre ans. Ce temps est tout à fait disproportionné, car on apprend ce métier facilement en un an.

[9]Le piquage d'once est un dol très-usité dans les diverses branches de l'industrie de la soierie. Le fabricant pèse la soie avant de la livrer. Comme on peut augmenter artificiellement le poids de la soie, il est facile d'en soustraire de petites quantités.

[10]Après la grève des veloutiers de Saint-Étienne, si longue et si désastreuse pour les fabricants et les chefs d'atelier, il vient de se former entre ouvriers veloutiers une société coopérative de production. Enfin, tout récemment, les ouvriers lyonnais ont reconnu que le remède le plus efficace à la crise actuelle serait la fondation de sociétés coopératives pour la fabrication de la soie, et ces sociétés sont dès aujourd'hui en voie de réalisation.




XIII

Si la Croix-Rousse est le faubourg de la population ouvrière, du travail honnête, la Guillotière est en général le refuge des existences tout à fait déclassées, des ouvriers paresseux et débauchés, des gens suspects et des forçats libérés. C'est la misère hideuse, le vice ignoble. La Guillotière! ce mot seul n'a-t-il pas quelque chose de sinistre?

Au lieu de maisons élevées, propres, régulières, ce sont pour la plupart des sortes de cabanes, des masures à un seul étage. Presque à toutes les portes on voit des cabarets ou des étalages de fripier, véritables musées de la misère. Ce sont des pots ébréchés, des haillons sordides, des chaussures déformées; et ces objets de première nécessité ont dû être vendus pour un morceau de pain ou pour un verre d'alcool.

Madeleine et Marie arrivèrent sans encombre à la rue de la Vierge, qu'habitaient les Tribouillard.

Le quartier était sombre, désert. Derrière les vitres éclairées se dessinaient des visages effrayants; et en passant devant les cabarets elles entendaient les verres s'entre-choquer et des voix rauques proférer des paroles obscènes.

Avisant un enfant qui jouait dans la rue:

«Pourrais-tu nous dire, lui demanda Marie, où demeure M. Tribouillard?

—Pardine, si je puis vous le dire: c'est papa. Il est au lit et vient de recevoir l'extrême-onction,» ajouta l'enfant d'une voix dolente.

Les deux jeunes filles se regardèrent consternées. Elles n'osaient demander à entrer.

«Et votre maman? hasarda Madeleine.

—Elle est là-haut, qui soigne papa.

—Pourrait-on lui parler?

—Je ne sais pas trop. Je vais voir, car papa est bien, bien malade.

—Dites-moi, mon petit ami, vous connaissez le père Bordier, n'est-ce pas?

—Pardine, si je le connais! il est chez nous à cette heure; il est venu voir papa.

—Eh bien! comme nous ne voulons pas déranger M. Tribouillard, qui est si malade, veuillez aller dire au père Bordier que ses filles désirent le voir.

—Pardine! s'écria le petit, qui changea de ton. Si vous êtes les filles au père Bordier, vous pouvez bien monter; papa n'est pas si malade que ça pour les amis. Venez, je vais vous conduire.»

Madeleine et Marie suivirent l'enfant, qui les introduisit dans un corridor étroit et sombre.

«Tenez, leur dit-il, c'est là-haut à droite. Moi, il faut que je reste dans la rue pour attendre les visites.»

Arrivées au haut d'un escalier obscur et à demi effondré, elles frappèrent à la porte. À l'instant même, elles entendirent un grand bouleversement dans la chambre, des pas précipités et des chocs de verres et de bouteilles.

Au bout de quelques minutes, une femme vint leur ouvrir.

Une odeur infecte s'échappait de cette chambre étroite et basse de plafond, qu'une lampe posée sur la table éclairait à peine.

Sur cette table souillée se voyait encore la trace humide des verres et des bouteilles qu'on venait d'enlever sans doute.

Tribouillard, étendu sur son grabat et recouvert de haillons, fermait les yeux; sa bouche ouverte faisait paraître ses joues plus creuses, et laissait échapper une respiration rauque, oppressée. On eût dit réellement un moribond.

Mme Tribouillard était une petite femme chétive, à la figure écrasée, au masque astucieux.

«Pardon, mesdames, dit-elle d'une voix douloureuse, de vous avoir fait attendre. Ah! je croyais que mon pauvre homme rendait le dernier soupir; on vient de l'administrer.»

Avec un coin de son tablier elle fit mine de s'essuyer les yeux.

«M. Bordier n'est-il pas ici?» demanda Marie.

En entendant cette voix connue, le père Bordier, accoudé sur la table, leva la tête:

«Tiens! c'est toi, Marie! Dieu vous damne! s'écria-t-il avec humeur. Nous avez-vous fait peur!»

Madeleine s'avança.

«Mon père, dit-elle, comme je sais que vous m'avez attendue, et comme je dois partir demain matin, j'ai tenu à vous voir, et c'est pourquoi je viens si tard.»

Le père Bordier était déjà fort aviné, mais pas cependant tout à fait ivre.

«Allons! c'est vrai, fit-il, c'est pas ta faute. Nous n'avons pas ici, comme chez M. Borel, de grands faignants qui se tiennent à la porte pour annoncer ceux qui se présentent. Dis donc, Tribouillard, tâche de te procurer aussi des laquais pour annoncer le beau monde qui vient, te rendre visite; car c'est embêtant de se bousculer comme ça. À quoi donc, Mme Tribouillard, dressez-vous votre mauvais petit gêne[11]?

—Je l'avais chargé de faire le guet dans la rue; mais je parie qu'il est allé chez le voisin. Il aura une bonne frottée tout à l'heure. Il est assez alerte pourtant, et il commence à pleurnicher pas trop mal.

—C'est tout de même une fière éducation que vous lui donnez là, dit le père Bordier.

—Ça vaut mieux qu'un état, ça rapporte plus et ça donne moins de mal[12].

Voyons, Tribouillard, cria Bordier, relève-toi, mon vieux, et viens dire bonjour à ces colombes. Assez de singeries comme ça. D'ailleurs, ce ne sont pas des richardes, et tu ne gagnerais rien à jouer ta comédie. Vite, rapportez-nous les verres et les bouteilles....

—Voilà aussi des verres pour ces demoiselles, fît Mme Tribouillard. La récolte a été bonne, il faut que tout le monde en profite.

—Vous entendez, reprit Bordier en avalant un grand verre d'eau-de-vie, Tribouillard est propriétaire, il fait ses récoltes.

—Ah! exclama Madeleine, qui essaya de sourire.

—Eh bien! Madeleine, tu ne bois donc pas? fit observer Bordier. Serais-tu devenue fière à Paris?»

Madeleine, pensive, regardait cet intérieur lugubre ou plutôt effrayant.

Ces visages ternes, grimaçants, qui annonçaient une profonde dégradation morale, tout dans ce bouge suait le crime. Elle éprouvait une vague terreur et se demandait: comment ressaisir la somme volée, comment sortir ensuite de ce repaire?

«Fière! dit-elle en faisant un effort pour paraître gaie, je veux vous prouver le contraire.»

Et elle trempa ses lèvres dans le liquide brûlant.

«Madame Tribouillard, cria Bordier à la mégère, qui se disposait à sortir avec des bouteilles, vous savez le marchand du coin: il a un petit bleu qui vous râpe le gosier, mais là, bien gentiment!... et n'oubliez pas le genièvre! Vois-tu, Madeleine, c'est toujours le genièvre qui a toutes mes affections: ça me rappelle la montagne, la jeunesse, l'amour, le bonheur.

—Bon! le voilà qui va pleurer,» fit Tribouillard d'une voix caverneuse.

Madeleine regarda cet homme qui venait de s'asseoir à côté d'elle. Sa figure était réellement celle d'un moribond: un teint verdâtre, des yeux enfoncés, des orbites saillantes, des pommettes osseuses, un front déprimé lui donnaient un aspect sinistre. Évidemment, dans notre civilisation, cette nature inférieure, à demi sauvage, ne pouvait faire qu'un bandit.

«Oui, Tribouillard, j'ai été heureux pendant quelques années: tout me réussissait; mais j'ai eu six filles. Que veux-tu qu'on fasse avec six filles? Il n'y a plus qu'à piquer une tête dans le Rhône.

—Au lieu de la piquer dans l'eau, tu l'as piquée dans le genièvre; ma foi, je comprends ça, répondit Tribouillard. T'as pas eu la chance d'avoir une femme comme la mienne. Six filles! Elle les aurait, fait rapporter autant qu'un domaine de cent mille balles. Nous qui n'avons que quatre gônes, et des garçons encore, nous vivons comme des bourgeois, sans rien faire, en exploitant la bêtise humaine. Mais des filles! Quel parti elle en eût tiré,» ajouta-t-il avec un horrible clignement d'yeux qui donna le frisson à Madeleine.

Mme Tribouillard revint bientôt avec son gône. Tous deux étaient chargés d'une provision de bouteilles.

«Que vous êtes belle, madame Tribouillard, ornée de toutes ces fioles! Arche d'alliance! maison d'or! tour d'ivoire! rose mystique! santé des infirmes! Je voudrais pouvoir vous réciter toutes les litanies.

—Ah! ah! ah! s'écria avec un rire aigu Mme Tribouillard, qu'ils étaient donc drôles tout à l'heure, qu'ils étaient donc drôles avec leurs litanies et toute la rocambole! Ce petit abbé, avec ses onguents, comme il frottait ce pauvre Tribouillard; et qu'il ne riait pas du tout, Tribouillard. Il continuait si bien à contrefaire le trépassé!

—Voyons, mon vieux, dit Bordier en lui versant un plein verre, avale-moi ça. Ça ferait revenir un mort pour tout de bon, à plus forte raison un mort pour de rire.»

Madeleine et Marie, que cette gaieté lugubre terrifiait, ne pouvaient sourire. De temps à autre, elles échangeaient des regards où se peignait leur inquiétude. Ces deux jeunes filles aux traits si purs, aux yeux candides et sur le front desquelles se lisaient l'élévation de l'esprit, la noblesse des sentiments, contrastaient d'une manière saisissante avec ces êtres avilis dont les visages tourmentés, les regards obliques, les rides prématurées, hideuses, révélaient toutes les passions basses, des douleurs méritées, et des existences à jamais flétries.

«On voit bien, fit observer aigrement Mme Tribouillard, que ces demoiselles sont de trop belles dames pour notre société.

—Ah çà, dit Bordier, en se versant une nouvelle rasade, si vous êtes venues pour nous mépriser, fallait plutôt rester chez vous. Voyons, Madeleine, trinque donc un peu avec cette brave Mme Tribouillard qui soigne ton pauvre père quand tout le monde l'abandonne.»

Surmontant de nouveau leur dégoût, les deux sœurs firent un effort pour goûter à cette boisson bleuâtre.

Cependant les bouteilles se vidaient et l'ivresse augmentait.

Tribouillard, d'une constitution débile, commençait à chanceler sur sa chaise. Ses yeux caves prenaient une fixité horrible à voir et semblaient s'arrondir sous l'impression d'une terreur secrète. Était-ce le souvenir de quelque crime qu'évoquait sa pensée troublée? Étaient-ce les fantômes du remords? Il devenait plus pâle, et sa main qui saisissait le verre pour le porter à sa bouche, paraissait n'obéir qu'à un mouvement machinal.

Quant à Bordier, plus robuste, habitué à s'enivrer avec des liqueurs alcooliques, il résistait mieux. Bien que l'ivrognerie eût à la longue déformé ses traits énergiques, cependant l'étincelle de l'intelligence n'était pas complètement amortie. De temps à autre il portait sa main sur sa poche. Se défiait-il de ses filles ou de ses amis?

Mais ce qui était bien autrement douloureux, c'était de voir le petit Tribouillard, un enfant de sept ans, qui buvait aussi. Son visage eût pu être beau et pur; mais on y découvrait une dégradation précoce. Le sourire comme le regard avaient perdu la candeur de l'enfance. Sa tête commençait à osciller et ses yeux étaient mornes.

Mme Tribouillard, à moitié ivre, devenait bavarde et cynique.

«Vous ne savez pas, dit-elle, ce que c'est que la récolte à Tribouillard. Je vais vous raconter ça, parce que vous êtes les filles à Bordier, et qu'un jour ça pourra vous servir. J'ai là, dans mon buffet, un vieux certificat qu'un médecin m'a fait, une fois que Tribouillard était malade pour tout de bon. Ah! le brave homme de médecin! Que je boive à sa santé! Puis il m'a donné plusieurs adresses de personnes charitables qui pourraient m'aider. Comme il y a dans la ville des sociétés de toute espèce, avec le certificat je les visite à tour de rôle. Elles ne donnent pas souvent d'argent, mais on revend les bons; puis, tous les six mois, Tribouillard se met au lit. J'arrange la chambre comme vous voyez: je défonce une marche de l'escalier, je mets sur la paillasse une vieille robe rapiécée en guise de drap et de couverture, je descends le poêle à la cave, et je commence ma tournée; je sais dire, je pleure à volonté; j'amène les gens voir Tribouillard. Ce sont surtout les cagots qui donnent là dedans, mais à la condition qu'on administrera Tribouillard, et l'on administre Tribouillard. S'il ne va pas au ciel tout droit, personne n'ira. Il a déjà bien reçu dix fois l'extrême onction. C'est pourquoi j'envoie le gône guetter dans la rue, afin qu'il vienne nous prévenir aussitôt qu'il entend quelqu'un demander Tribouillard. Et tous les ans nous déménageons, car on ne pourrait pas recommencer souvent dans le même quartier, ça ne prendrait plus. Voilà ce que nous appelons faire la récolte. Avec ça nous pouvons traiter de temps en temps les amis. Tenez, dans ce moment, nous buvons l'argent de son cercueil. Ça ne vaut-il pas mieux, dites, que d'être verrier comme l'était autrefois ce pauvre Tribouillard qui se brûlait le corps et risquait de mourir à la besogne? Au lieu de ça, tous les six mois, il se met au lit, et je le dorlote. Pas vrai, Tribouillard, que ça vaut mieux?»

Tribouillard se pencha en avant avec son regard toujours fixe.

«Tenez, s'écria avec un rire atroce Mme Tribouillard, si on ne dirait pas un vrai mort. À force de faire le mort, il finira par avoir l'air d'un revenant.»

Madeleine et Marie étaient de plus en plus terrifiées. Cette femme qui jouait ainsi avec la mort, avec la religion, avec la charité, avec tout ce qu'on a l'habitude de respecter et de craindre, leur semblait une véritable monstruosité.

Madeleine regardait Marie d'un air anxieux et interrogatif.

Marie, qui observait son père, répondit par un signe d'intelligence qui voulait dire:

«Il faut attendre encore.»

«Moi, je vous assure, madame Tribouillard, dit Bordier avec une voix déjà chevrotante, que vous finirez par vous faire pincer comme escrocs.

—Ah! bien, oui! ils sont si bêtes ces bourgeois! Ils croient qu'en faisant l'aumône ils iront d'emblée au paradis. Ce n'est pas tant qu'ils aient pitié du monde, c'est pour racheter leurs péchés. Faut-il qu'ils en aient commis, des péchés, pour avoir tant à racheter que ça. On n'a qu'à leur dire qu'on va à la messe, et qu'on priera bien pour eux, jamais ils ne refusent.

—Pas moins, répondit Bordier, qu'un jour vous vous êtes joliment mis dedans avec la messe. Un curé demande à Mme Tribouillard si elle va à la messe: «Ah! oui, monsieur le curé, matin et soir.» Il vous a dit votre compte, monsieur le curé!

—Dans tous les métiers, il faut faire des écoles.

—Eh bien! c'est égal, les opinions sont libres. Mais moi, Bordier, tout Bordier que je sois, c'est-à-dire un ivrogne, un pas grand'chose, jamais je ne voudrais jouer cette comédie-là.

—Toi, Bordier, tu deviendras cafard, je l'ai toujours dit, fit Tribouillard qui parlait comme dans un rêve.

—Tout au contraire! reprit Bordier; c'est l'hypocrisie qui ne me va pas. J'aimerais mieux rester huit jours sans boire une pauvre goutte.

—Vous avez raison, mon père, essaya de dire Madeleine; mais ce qui vaudrait mieux encore, ce serait de travailler un peu plus et de boire un peu moins.»

Bordier irrité brandit la bouteille.

«Est-ce que tu viens ici pour faire la morale à papa?

—N'avez-vous pas dit, mon père, répondit Madeleine avec un calme imposant, n'avez-vous pas dit: les opinions sont libres?

—Travailler, repartit à son tour Mme Tribouillard. À quoi ça mène-t-il? À crever sur la paille, ni plus ni moins que les Tribouillard, qui, eux, du moins, auront eu du bon temps. Je vois les voisins qui travaillent: la femme coud du matin au soir; l'homme est employé sur les quais. Eh bien! ça mange, c'est vrai; les enfants vont à l'école; c'est encore vrai; mais est-ce une vie de n'avoir jamais un moment de repos, ni une bouteille de bon vin pour se refaire un peu? Autant les galères. Pas vrai, Tribouillard?

—Pas vrai, Tribouillard? répétait machinalement l'homme lugubre.

—Allons! fit l'horrible femme, Tribouillard en a assez; il va rouler sous la table. Vous, Bordier, ça ne va pas mal non pins; il n'y a que moi...» ajouta-t-elle avec un hoquet qui l'empêcha d'achever sa phrase.

Le gône s'était endormi.

Il était neuf heures. On entendit du bruit dans l'escalier.

«Tiens! voilà déjà les enfants,» s'écria Mme Tribouillard, qui se versait encore un verre de vin.

La porte s'ouvrit, et trois enfants entrèrent. Ils étaient transis de froid.

«Comment, déjà, petits faignants que vous êtes? Voyons ce que vous apportez. Gare si vous n'avez pas bien travaillé. Montre tes crayons,» dit-elle à l'aîné, qui s'avança tout tremblant.

Elle compta les crayons.

«Et tes sous?»

Elle compta les sous. Puis d'un air courroucé:

«Comment, malheureux! sur dix sous que tu devrais me rapporter il en manque quatre?»

L'enfant essaya de se disculper. Elle le frappa violemment.

«Tu iras te coucher sans souper.»

Le second mendiait; il n'avait que cinq sous.

«Qu'as-tu donc fait? Tu as regardé les boutiques au lieu de courir après les passants? Il fallait pleurer et dire que ton papa était à l'agonie. Je t'avais fait ta leçon, ce matin, et voilà ce que tu me rapportes, petit gueux! Je gage que tu as acheté un sucre d'orge.»

Il reçut aussi une correction; mais il eut un morceau de pain.

Quant au troisième, il avait à peine cinq ans. Sa longue blouse, ses cheveux frisés, sa figure fine lui donnaient l'air d'une petite fille. Il tenait à la main quelques bouquets de violette fanée. Sa mère l'avait dressé à présenter ces bouquets aux passants. Il rapportait les violettes; mais il rapportait aussi quinze sous que lui avait valus son joli visage.

La mère le prit sur ses genoux, le caressa et lui fit boire un verre de vin.

«En voilà un, dit-elle, qui vaut son pesant d'or.»

Madeleine regardait cet enfant avec une pitié profonde. Elle pensait:

«On punit de mort le père qui tue son enfant. Et il n'y a aucune loi pour soustraire une âme saine et pure à la gangrène morale que lui communiquent des parents corrompus. N'est-ce donc pas pour la société un mal plus redoutable, puisqu'il est contagieux, que le plus monstrueux infanticide!»

Mme Tribouillard fit coucher ses enfants. L'ivresse la rendait hideuse. Ses yeux saillants paraissaient sortir de leurs orbites. Un rire stupide s'était stéréotypé sur ses lèvres, et, d'une voix rauque, elle chantait des refrains obscènes. De temps à autre elle se levait furieuse pour frapper ses enfants, mais elle retombait lourdement sur sa chaise. Elle était plus effrayante que ces deux hommes. D'après cette loi, que les extrêmes se touchent, la femme, d'une nature plus élevée et plus tendre que l'homme, doit, une fois dégradée, se montrer plus féroce et plus astucieuse.

Madeleine et Marie s'adressaient des regards d'effroi.

Onze heures allaient sonner.

«Il faut partir, dit tout bas Madeleine, et prier notre père de sortir avec nous; autrement nous n'atteindrons pas notre but.

—Non, dans un quart d'heure,» Marie qui observait toujours sou père, et qui savait comment se manifestaient en lui tous les degrés de l'ivresse.

Tribouillard peu à peu glissa sous la table.

Sa femme se leva pour aller se coucher; mais, ne pouvant atteindre son lit, elle s'étendit à terre, chanta encore quelques instants et s'endormit.

Seul, le père Bordier luttait toujours. Il marmottait des phrases sans suite, injuriait ses filles et recommençait à boire.

Sa langue s'embarrassait de plus en plus.

Marie jugea le moment propice.

«Mon père, lui dit-elle avec intention, je pense comme Madeleine, qu'il vaudrait mieux travailler que de dépouiller votre femme et vos filles.

—Moi! dépouiller? J'ai dépouillé? Qu'est-ce qui dit cela? s'écria l'ivrogne qui se redressa et parut avoir recouvré son intelligence.

—C'est trop tôt, dit Marie. Attendons encore.»

Bordier vida de nouveau son verre et retomba dans sa somnolence.

«Le bas plein d'or qui était dans la paillasse, où l'avez-vous mis? interrogea-t-elle alors avec fermeté. Il faut nous le rendre, ou nous allons déposer une plainte en justice.

—Ah! ah! la justice! Elle est pour moi la justice. Tout ce que vous avez m'appartient. Ah! c'est donc ça que vous venez chercher? Eh bien! vous ne l'aurez pas.»

Et il sortit l'argent de sa poche. Il se leva d'un air terrible; mais ses jambes chancelèrent; en retombant, il faillit renverser la lampe. Il appuya ses deux bras sur la table; il serrait l'argent dans ses mains crispées.

Mme Tribouillard s'était éveillée et recommençait à chanter.

Madeleine et Marie tremblaient; leur courage défaillait.

Mais bientôt le silence se fit de nouveau. On n'entendait plus que la respiration calme et régulière des enfants, le hoquet effrayant de leur mère, les ronflements embarrassés de Tribouillard, et les mots entrecoupés que proférait Bordier dans le rêve de l'ivresse.

Peu à peu les doigts qui tenaient le bas rempli d'or se détendaient.

Alors Marie, suspendant sa respiration, se pencha sur lui, et doucement retira la bourse.

Elles avaient l'argent.

Marie se dirigea en toute hâte vers la porte.

«Attends, dit Madeleine, nous ne pouvons le laisser sans un sou.

—Il peut s'éveiller, fuyons.»

Mais Madeleine, n'écoutant que son cœur, ouvrit la bourse, en tira deux pièces d'or, et rendit le sac à Marie.

«Va, maintenant, hâte-toi et attends-moi en bas.»

Elle mit les deux pièces dans son porte-monnaie et le glissa dans la poche de son père.

Il s'éveilla en sentant une main plonger dans sa poche.

«À moi! au voleur! cria-t-il. Ah! c'est toi....»

Et il proféra une horrible injure.

Madeleine put conserver sa présence d'esprit.

«Vous voyez bien, dit-elle; je remets votre bourse dans votre poche, de crainte qu'on ne vous vole.»

Et, pendant que son père ouvrait le porte-monnaie, elle s'esquiva.

À peine eut-elle franchi le seuil, qu'elle entendit le bruit d'une table qu'on renversait, les cris répétés: «Au voleur!» et la voix glapissante de Mme Tribouillard; et puis des chaises qui roulaient à terre et des corps qui tombaient.

Dans la rue, elle retrouva sa sœur, et, serrées l'une contre l'autre pour se soutenir, car elles chancelaient, elles traversèrent de nouveau la Guillotière. Mais alors, le faubourg présentait un tout autre aspect: les rues étaient moins solitaires. Elles rencontrèrent des hommes d'allures sinistres et cauteleuses qui se glissaient le long des murailles, ou des hommes ivres et trébuchants qui chantaient, et des filles en haillons qu'on insultait.

Enfin, tremblantes, brisées d'émotions, elles parvinrent au pont de la Guillotière; puis, ayant traversé le Rhône et longé la courte rue de la Barre, elles se trouvèrent place Bellecour.

Le Rhône est la seule limite qui sépare le quartier le plus somptueux de Lyon de son faubourg le plus misérable.

Elles étaient sauvées!


Quand elles arrivèrent rapportant le trésor de la famille, elles trouvèrent Claudine et sa mère pleurant d'inquiétude.

Depuis quarante-huit heures, Madeleine n'avait dormi. Plus brisée encore par le découragement et les émotions que par la fatigue, en s'étendant à côté de Marie sur une pauvre paillasse, elle se disait: «Voilà donc le lit de repos qu'accorde notre civilisation libérale à l'ouvrière honnête et courageuse qui consume sa vie dans un labeur souvent au-dessus de ses forces! Est-il étonnant qu'un si grand nombre se rebutent à cette existence de privations et de dévouement sans récompense.»

En regardant Claudine qui se déshabillait, en admirant les formes splendides et la complexion éblouissante de la belle ouvrière, elle pensait: «Emmener à Paris cette superbe fille, déjà révoltée, n'est-ce pas la conduire à sa perte? Ne vaut-il pas autant qu'elle épouse Jaclard?»

C'est ainsi que, préoccupée du sort de ses sœurs, elle oubliait ses propres infortunes. Pourtant le souvenir de Maxime lui revint. L'aimait-il réellement, ou avait-il voulu l'offenser? Cette perplexité lui donnait la fièvre.

«En tous cas, se dit-elle, je suis pauvre. Les Borel doivent désirer pour leur fils un grand mariage.» Et, se rappelant les scènes horribles auxquelles elle venait d'assister, «Jamais, ajouta-t-elle, les Borel, quelque désintéressés qu'ils fussent, ne consentiraient au mariage de leur fils avec la fille du père Bordier.»

Pour échapper à toutes ces angoisses, elle appela le sommeil, cette mort momentanée qui apporte l'oubli.

Le lendemain matin, comme Claudine descendait pour aller chercher le déjeuner, elle rencontra Jaclard qui la guettait.

«J'y ai bien songé depuis hier, lui dit-il, et mon parti est pris: si vous allez à Paris, je vous y suivrai; car depuis longtemps le métier de canut m'est insupportable.

—Que ferez vous à Paris? demanda Claudine.

—J'ai de l'instruction. Je me placerai dans un magasin. N'est-il pas bien pénible d'être un simple ouvrier quand on se sent assez d'intelligence pour exercer une profession plus élevée, plus lucrative? C'est là ce qui me décourage et me rend paresseux. Si j'avais un état mieux approprié à mes goûts, je deviendrais, j'en suis sûr, exact au travail, et je perdrais l'habitude du cabaret.

—Moi aussi, dit à son tour Claudine, je pourrais mieux faire, je le sens bien, que de passer ma vie à rattacher des fils de soie.

—Eh bien! donc, partez, puisque votre famille le veut. À Paris, d'ailleurs, vous serez libre; nous n'aurons plus de surveillants incommodes. On croit nous séparer; on prend au contraire le moyen de nous réunir. J'aurai bientôt amassé la somme nécessaire à mon voyage, dussé-je travailler la nuit, et j'irai vous rejoindre. Mais gardez le secret sur nos intentions.»

Les deux jeunes gens se séparèrent avec les plus tendres protestations.

En voyant sa sœur si bien disposée à partir, Madeleine crut à quelque déception de cœur, et elle n'hésita plus à l'emmener à Paris.

Amélie, l'institutrice, ne put se rendre à l'invitation de Madeleine.

Elle écrivit:


«Moi aussi, chère sœur, j'ai mes tracas. Je ne suis pas riche. Mes faibles appointements de 400 francs suffisent à peine pour me nourrir et me vêtir décemment. J'eusse bien désiré me procurer le bonheur d'aller t'embrasser. Je me fusse privée plutôt de manger à ma faim, et j'eusse raccommodé un peu plus mes vieilles nippes; mais, tu le sais, nous avons un curé qui depuis longtemps pétitionne pour mettre une religieuse à ma place. Il me surveille de près. À la moindre infraction au règlement, si par exemple je m'absentais deux fois en quinze jours, mon compte serait bientôt fait.

«Mon sort sans doute serait peu regrettable. Cependant je tiens à ma position. J'aime les enfants; et puis j'ai une très-haute idée de l'enseignement, quoique on le paye si peu. Je renoncerais difficilement à une carrière que je trouve noble et honorable entre toutes, pour redescendre à la condition de simple ouvrière. Hélas! c'est cependant ce qui m'attend. Il faudra bien que je m'y résigne, mais le plus tard possible.

«Combien je te félicite; ma chère Madeleine, de ta belle et généreuse résolution! Inutile de te dire que, si tu me trouvais à Paris, dans l'instruction, une place convenable, je quitterais avec bonheur mon pauvre village de l'Ardèche où l'on me fait tant de misères. Si je n'étais forte de mon droit et de la pureté de ma conduite, je ne pourrais résister à toutes ces petites persécutions.

«Adieu, benne Madeleine; mon affection peut seule égaler l'admiration que j'ai pour toi.

«Dis à la mère et à mes sœurs que je ne vis que pour elles, et qu'il me tarde bien de leur témoigner autrement que par des paroles le dévouement de mon cœur.

«AMÉLIE BORDIER.»


Le lendemain Madeleine et Claudine partirent pour Paris.

Huit jours après leur arrivée, Madeleine était installée chez Mme Daubré comme institutrice de Jeanne, et Claudine, dans une petite chambre d'un pauvre garni de la rue de Venise.


[11]Nom populaire à Lyon pour désigner les enfants.

[12]Chez un grand nombre de familles, dit M. de Watteville dans son rapport général sur la situation du paupérisme, la mendicité est considérée comme une profession, et l'état d'indigent est héréditaire.




XIV

Derrière l'église Saint-Merry, parallèlement à la rue de Rivoli, s'étend un quartier hideux, dont on ne pourrait soupçonner l'existence au centre même du beau Paris. Il y a là un flot de maisons presque en ruines, et de rues si étroites qu'une voiture n'y pourrait passer, et si sombres que le pavé y est fangeux en toutes saisons.

Les rues Maubué, du Poirier, Pierre-au-Lard, Brise-miche, Taille-Pain, de Venise, Beaubourg, etc., peuvent rivaliser, sous le rapport du délabrement et de l'insalubrité, avec les courettes de Lille et les parties les plus misérables de la Guillotière.

Les maisons se pressent les unes contre les autres comme des pauvres qui grelottent. Quelques-unes se penchant sur la rue semblent vouloir se rejoindre au faîte; d'autres se bombent au milieu comme si elles allaient s'éventrer. Aux fenêtres, la plupart dégradées, on voit suspendus des langes ou des lambeaux de linge qui s'essorent.

En bas sont des boutiques sordides où s'étalent les rebuts de la consommation parisienne.

À l'intérieur, les escaliers s'effondrent, les planchers pourrissent. Il pleut dans les mansardes; et, dans les charpentes courbées sous le poids des tuiles, la bise gémit et tousse comme un phtisique agonisant. Les murailles disjointes laissent écouler une sorte d'humidité purulente. Les conduits suintent. Les eaux ménagères forment des mares putrides dans les cours.

Il est telle cage de poutres lépreuses et de plâtras infects où l'on ne voudrait pas compromettre la santé d'une ménagerie. En comparaison de ces affreuses demeures, les hôpitaux sont des résidences de rois.

Faut-il s'étonner si, dans ces habitations nauséabondes, la fièvre, le rachitisme, la phtisie, le typhus, se disputent les malades?

Et personne ne se plaint! Les malheureux qui habitent ces maisons ne sont pas exigeants, quoiqu'ils payent encore fort cher; mais ils demeurent là à la nuit, à la semaine, au mois, et, locataires de passage, ils ne peuvent imposer leurs réclamations. D'ailleurs, quelque dégradées que soient ces maisons, il y a toujours assez de misérables qui s'estiment heureux d'y trouver un abri.

Cependant la commission des logements insalubres surveille ces cloaques avec un zèle incessant. Sans doute elle a produit quelques bons résultats; elle aura fait fermer quelques caves ou quelques soupentes privées de jour; mais elle n'a pas pouvoir d'ordonner la reconstruction des maisons, l'élargissement des rues pour y faire circuler l'air et la lumière.

On tourne toujours dans le cercle vicieux de la misère. Peut-être la classe laborieuse qui remplit ces bouges, regarde-t-elle comme un plus grand mal d'être reléguée au loin que d'habiter un quartier insalubre, mais du moins central.

Vers l'extrémité de la rue de Venise est un hôtel garni où, dit l'enseigne, on loue à la nuit ou au mois des chambres meublées bourgeoisement.

Geneviève Gendoux et son amie Fossette habitaient au cinquième de pauvres mansardes froides et désolées; et, pour y arriver, il fallait gravir un étroit escalier à rampe humide et que des jours de souffrance éclairaient d'une lueur fausse. Sur chaque palier six ou huit portes pour autant de cellules se pressaient dans un maigre corridor. À tous les étages, dans ces trente ou quarante prisons où l'air manquait, des vagissements de marmots, des chants mêlés d'invectives et de pleurs faisaient tressaillir les frêles cloisons. L'âme et les sens étaient également révoltés par ce chaos d'existences à la fois cloîtrées et confuses, qui se coudoyaient à travers toutes sortes d'émanations putrides.

Cet hôtel était pourtant l'un des plus luxueux du quartier.

Geneviève, à peu près abandonnée par M. de Lomas, s'était réfugiée dans ce garni que Fossette habitait depuis quelques mois déjà.

Rien ne rapproche comme l'infortune. Au bout de huit jours, les deux jeunes ouvrières s'étaient liées d'une étroite amitié.

Elles avaient accueilli comme une ancienne connaissance la belle Claudine Bordier.

Madeleine d'abord, en gravissant ce sombre escalier, avait reculé d'horreur. Mais partout ailleurs Claudine ne pouvait obtenir un trou sous les combles à moins de douze à quinze francs par mois; et là, moyennant huit francs, elle aurait assez d'air pour respirer, assez de jour pour travailler. Enfin elle ne serait pas isolée. Elle aurait une compagne obligeante qui paraissait honnête et qui promettait de lui procurer immédiatement de l'ouvrage.

D'ailleurs, entre la rue de Venise à Paris et la rue Terraille à Lyon, il y avait certes peu de différence.

Depuis huit jours, Claudine était donc installée dans sa position nouvelle. Elle avait obtenu de l'ouvrage du magasin de lingerie qui occupait Geneviève. En faisant deux chemises par jour, elle pouvait gagner un franc cinquante centimes; mais il fallait travailler depuis six heures du matin jusqu'à dix heures du soir, et soigner l'ouvrage, ce qui fatiguait les yeux.

Comme remetteuse, Claudine n'était point habituée à un travail très-régulier: aussi l'état de lingère lui parut-il d'abord pénible.

Une femme du monde qui prend une broderie ou un ouvrage de tapisserie, et qui brode en causant, à points interrompus, douillettement étendue dans un fauteuil, ne peut comprendre combien cette besogne est rude, triste et ingrate, pour l'ouvrière qui coud tout le jour, qui coud sans relâche. Cette aiguille, qui le matin paraît si légère, devient bien pesante à la fin de la journée, et c'est à peine si, le soir, la main roidie et gonflée peut la tenir.

L'ouvrière a la tête lourde, le cou s'endolorit, ses yeux rougissent, et, à la longue, l'estomac et la poitrine se resserrent.

Hélas! souvent c'est la faim qui la pousse, cette aiguille. Si seulement elle donnait toujours du pain à la pauvre fille!

Ce qui soutenait Claudine dans son nouvel état, c'était l'espoir de voir bientôt arriver Jaclard. Elle avait écrit pour lui donner son adresse, et, comme il ne répondait pas, elle pensait qu'il ne pouvait tarder à venir.

Par une belle journée de mars, elles étaient toutes trois réunies dans la chambre de Fossette, la plus spacieuse, et qui avait l'avantage de recevoir à midi quelques rayons de soleil.

Elles travaillaient et causaient.

Fossette avait la passion des fleurs: c'était son luxe; sa mansarde en était pleine. Une humble touffe de primevères s'abritait modestement sous un superbe camélia. La jacinthe et la violette mêlaient leurs senteurs.

Ces parfums, ces fraîches corolles, ces trois belles filles, leur babil plus allègre que le chant des moineaux francs qui sautillaient sur les toits, répandaient dans cette mansarde pauvre et glacée comme une chaude lumière, comme un air de fête, un air de printemps.

Fossette était artiste, elle aimait tout ce qui est vraiment beau. De l'artiste elle avait aussi la mobilité, la gaieté, l'insouciance.

Quelle rieuse que Fossette! Le rire, un rire, franc et mutin, creusait, dans ses joues pâlies parle travail et les privations, de gracieuses fossettes. Ces fossettes, c'était toute la physionomie de cette charmante fille, qui semblait faite uniquement pour le bonheur. Elle avait encore une fossette profonde au menton, ce qui est un signe de bonté. Et aux coudes comme aux épaules se modelaient aussi de petits trous rieurs.

Voilà donc ce qui avait valu à cette jolie fille le surnom de Fossette. D'ailleurs, enfant perdue ou abandonnée, elle se rappelait vaguement ses jeunes années, et ignorait son vrai nom.

Fossette avait vingt ans. Quel avait été son passé? Celui de toutes ces pauvres filles jetées sur le pavé de Paris, sans direction, sans principes, n'ayant sous les yeux que l'exemple du vice. Bien que son existence eût été fort tourmentée, si elle avait souffert, sa gaie philosophie l'avait du moins préservée des grandes douleurs.

Une certaine fierté naturelle et sans doute une triste expérience l'avaient aidée à sortir du désordre, et à ne demander qu'à son travail le pain de chaque jour.

Sa beauté n'était pas de celles qui attirent l'attention dans la rue: c'était le minois chiffonné, mais un peu terne de la Parisienne. Tout le charme de ce visage résidait dans le jeu de la physionomie, dans l'expression de ces yeux gris, frangés de cils bruns, et qui pétillaient d'une douce malice; dans ce nez coquettement retroussé, aux narines moqueuses, et dans ces lèvres d'un rose pâle, aux coins relevés, au sourire si fin, si vraiment gai et à la fois si bon.

Elle était de taille moyenne et elle avait l'allure vive et pimpante de la grisette parisienne. Tous ses mouvements avaient une grâce naturelle, exempte de prétentions. Coquette et femme de goût, elle eût porté la soie, les plumes et le cachemire avec autant de distinction qu'une grande dame; mais n'ayant ni robes de soie, ni plumes, ni cachemire pour se parer, c'était elle qui parait ses chiffons. Toutefois, comme elle ne pouvait se passer de luxe, elle s'achetait des fleurs; et souvent pour son dîner elle ne mangeait qu'un petit pain d'un sou.

Un connaisseur, un fin connaisseur, un homme d'esprit, pouvait seul apprécier les qualités féminines de Fossette.

C'était un gracieux tableau que ces trois jolies ouvrières cousant et babillant à travers un rayon de soleil.

Entre elles le contraste était si frappant!

Geneviève était la blonde fille du Nord, à la figure gravé et douce, aux yeux bleus, au regard tendre, avec une magnifique chevelure à reflets d'or; elle était grande et frêle, un peu languissante. Depuis quelque temps son visage avait perdu sa placidité flamande. Dans ses traits amaigris on remarquait une expression inquiète, fiévreuse. Ses yeux brillants, d'un bleu plus sombre, souvent se fixaient dans le vague. Et son teint, autrefois si pur, offrait en plusieurs endroits des marbrures maladives.

Quant à Claudine, c'était la beauté plastique dans toute sa splendeur. Elle était grande et bien développée. Son corps présentait des proportions sculpturales.

De visage, elle ressemblait à Madeleine. Beaucoup, l'eussent jugée plus belle. C'étaient ses traits, avec des lignes moins nobles peut-être, mais plus correctes. Ils n'étaient pas empreints de cette intelligence à la fois puissante et raffinée, qui caractérisait la figure originale de Madeleine. Ses yeux noirs exprimaient plus de volupté que de profondeur. Son front bas, comme celui des statues antiques, était large et bien dessiné. Le front élevé de Madeleine appartenait à l'art moderne plus idéalisé. Claudine avait une chevelure opulente, mais un peu massive. Le menton, quoique très-régulier, était trop matériel.

Elle avait plus de fierté que de dignité réelle. Son geste et son attitude avaient l'abandon des femmes élevées dans un milieu où l'on reconnaît, en fait, sinon en principe, la liberté des relations amoureuses.

Toutes trois portaient dans l'amour la différence qui se remarquait dans leur organisation.

Chez Geneviève, ce qui dominait, c'était la tendresse, une tendresse un peu romanesque, mais exclusive et dévouée. On devinait que l'amour absorberait sa vie.

Claudine était une méridionale passionnée, impétueuse, révoltée contre les entraves.

Fossette, elle, c'était la femme de la fantaisie; frêle, mais nerveuse. Il y avait dans cette mièvre créature des ressorts inouïs; soit pour lutter contre un obstacle, soit pour satisfaire un caprice, soit pour se consoler des revers de l'amour.

Que disaient-elles, là, toutes trois? Ce que peuvent dire des jeunes filles amoureuses; elles s'entretenaient de leurs amoureux.

Malgré ses promesses, M. de Lomas n'était pas revenu. Geneviève était triste; et, en parlant de lui, des larmes tremblaient au bord de ses cils.

«Voyons, Geneviève, disait Fossette, faites la risette, et plus vite que ça. Si tu continues à pleurer ainsi, on ne pourra plus rester dans ton voisinage. C'est affreusement contagieux, la tristesse. Et moi, si j'étais deux jours sans rire, j'en ferais une maladie. Est-ce qu'on se laisse abattre pour un homme qui vous plante là!

—Vous avez raison, appuya Claudine; si Jaclard ne m'aimait plus, je l'aurais bientôt oublié. Mais, je crois que je le tuerais d'abord.

—Dieu! mesdemoiselles, cria une voix mâle de l'autre côté de la cloison, vous bavardez que la langue m'en démange.

—Monsieur Robiquet, repartit Fossette, nous vous prions de respecter notre intérieur.

—Puisque vous me refusez de participer à votre aimable conversation, dit la voix, je vais chanter.

—Accordé, monsieur Robiquet; vous danserez ensuite si le cœur vous en dit.»

Robiquet chanta en fausset:

Pour tant d'amour ne soyez pas ingrate....

«À part mon idole, reprit Fossette, et ce brave Robiquet, tous les hommes sont des infâmes, et ils se prétendent honnêtes! Peut-être ne tromperaient-ils pas un homme; mais ils trompent une femme sans la moindre vergogne, et une femme qui les aime encore! Ils n'ont pas de cœur, mais seulement de la gloriole. Ils n'aiment réellement une femme que si elle flatte leur vanité. Savez-vous pourquoi ils osent nous tromper ainsi? c'est qu'ils savent que nous avons intérêt à nous taire, et que nous n'oserons pas révéler leurs infamies. Non seulement ils nous trompent, mais encore ils nous exploitent. À quatorze ans, je servais un vieil écrivassier qui portait perruque, et qui, sous prétexte que la servante de je ne sais quel grand homme écoutait ses vers et lui donnait des conseils, me faisait asseoir devant lui pendant des heures entières pour me lire ses tragédies. Comme je n'y comprenais goutte, il me maltraitait, et, pour me venger, quand il ne me regardait pas, je lui tirais la langue. Un jour, il y avait plus de quatre heures que je me tenais droite sur une chaise à l'écouter; j'en avais des crampes. Tout à coup il me demande: «Eh bien! comment trouves-tu cela?—Quoi cela? Votre frimousse ou votre perruque? L'une portant l'autre, je les trouve affreuses.» Il devint furieux et me souffleta. Depuis ce moment, je le détestai. Mais je ne savais que devenir. Et puis il me promettait toujours de me mener au spectacle quand il aurait une pièce représentée; et je désirais tant voir un théâtre! Cette pièce ne s'est pas jouée, et jamais ce ladre ne m'a conduite au spectacle. Je l'ai quitté pour servir un peintre qui faisait des tableaux. Celui-là était plus gai que l'autre; mais comme les modèles coûtaient fort cher, il me drapait avec des morceaux d'étoffe et me faisait rester des journées entières dans la même position. Avec cela, jaloux comme un tigre, quand il sortait, il m'enfermait. Toute mon ambition alors était de porter des bottines. Il m'en promettait toujours et ne m'en dormait jamais. Les arts ne m'ayant pas réussi, je me jetai dans, le populaire. Je me disais: «C'est là seulement que je trouverai du cœur, de la franche et bonne gaieté.» J'aimai un serrurier. Ah! j'en ai vu de belles avec celui-là! Il était ivrogne et paresseux. Il me battait plus souvent que son enclume, et me forçait à travailler pour me voler mon gain et le dépenser au cabaret. Voilà donc les hommes! Des hypocrites qui font de belles phrases pour séduire les femmes; des brutaux qui les battent quand ils les ont séduites: en somme, des égoïstes qui ne songent qu'à satisfaire leurs vices. Après le serrurier, je me mis en garni à mon compte, jurant de ne plus aimer que les fleurs, et de ne plus habiter qu'avec elles.

—Et ton aristo, cependant? demanda Claudine.

—Je l'aime, c'est vrai, mais je reste libre, c'est convenu. J'ai fait serment de ne jamais le revoir s'il entreprenait d'attenter à ma liberté.

—Vous ne voulez donc pas vous marier? demanda Claudine.

—Me marier! mais ce serait bien pis. Se lier pour toujours, autant les galères, à perpétuité.

—Robiquet est pourtant un brave garçon, fit observer Geneviève.

—Sans doute. Mais impossible devine décider. Monsieur Robiquet, cria-t-elle de nouveau, assez de musique comme cela! Veuillez maintenant montrer à la société votre galant museau.»

Robiquet ne se fit pas prier. Il entra aussitôt, le sourire sur les lèvres; avec l'air gracieux d'un homme qui veut plaire.

«Monsieur Robiquet, ne confondez pas. Je vous ai dit de vous montrer; mais non pas d'entrer. Mlle Claudine avait oublié que vous avez le nez en trompette. Maintenant; merci; monsieur Robiquet, vous pouvez vous retirer.

—Ah! mais non! on ne met pas comme cela un honnête homme à la porte. Tant pis! Vous m'avez appelé; je m'assieds.

—Vous avez tort, monsieur Robiquet; dit Fossette avec un fin sourire. Je vais continuer mon histoire, et vous n'y êtes pas flatté. Donc, ma chère Claudine, vous avez vu cet excellent Robiquet. Depuis près d'un an, il me harcèle pour que je devienne son épouse devant Dieu et devant les hommes; comme disait dans ses drames le vieux monsieur à perruque. Oui, Robiquet est aussi simple que cela; il s'imagine qu'on se marie par complaisance. Monsieur Robiquet, je vais vous apprendre mon secret tout entier, et vous satires alors pourquoi je refuse l'honneur de m'appeler Mme Robiquet. Depuis que j'ai l'âge de raison, je me suis juré à moi-même de ne jamais épouser un instrument de musique.

—Mes chants vous déplairaient-ils, mademoiselle Fossette? dit anxieusement Robiquet.

—Non, c'est votre nez en trompette.

—Ah! mademoiselle Fossette, vous regardez mon nez avec des yeux mal disposés; car on m'a toujours dit: «Avec ton coquin de nez, Robiquet, tu as tout l'air d'un mauvais sujet.»

—Comme les nez sont trompeurs! reprit Fossette en riant.

—Allons bon! voilà que vous me reprochez ma vertu, à présent?

—Vraiment, j'ai peur que la présence ici d'un pareil mauvais sujet ne nous compromette, monsieur Robiquet.

—Mais qu'avez-vous donc, Geneviève? s'écria Claudine; comme vous pâlissez!

—Moi; dit Geneviève qui passa la main sur son front. Oh! ce n'est rien, un spasme. C'est fini.

—Ce sera vous, monsieur Robiquet, qui l'aurez bouleversée avec vos airs conquérants.

—Allons, mademoiselle Fossette, je retourne à mes chapeaux; mais, puisque vous êtes si méchante, je ne ferai plus vos commissions.

—Ah! une idée, monsieur Robiquet, si vous alliez nous chercher des sucres d'orge, cela remettrait Geneviève. Tenez, voilà trois sous.

—Gardez votre argent, mademoiselle. Vous me permettrez bien de vous faire ce petit cadeau.

—Vous savez, monsieur Robiquet, repartit Fossette en affectant un air sévère, que je n'accepte jamais rien des hommes.

—Jamais rien! murmura Robiquet en se dirigeant vers la porte. Et ces belles fleurs-là que vous apporte tous les huit jours un commissionnaire....

—Comme tu tourmentes ce pauvre garçon, Fossette, dit Geneviève, quand Robiquet fut dehors.

—Si je ne le tourmentais pas un peu, il est si bon, qu'il engraisserait.»




XV

«Comment avez-vous fait la connaissance de votre aristo? demanda Claudine à Fossette.

—Sur la place de la Madeleine, au marché aux fleurs. Je contemplais un magnifique pot d'azalées, et j'en demandais le prix.—C'est trop cher pour moi, dis-je avec un soupir. Lui, il était là qui me regardait tout surpris, et il me pria d'accepter le pot d'azalées.

—Monsieur, lui répondis-je fièrement, comme tout à l'heure à Robiquet, je n'accepte jamais rien des hommes.

—Pourquoi donc, mademoiselle?

—Parce que je les méprise.»

Là-dessus, la conversation s'engagea. Il tenait, disait-il, à me faire changer d'opinion, et il me demanda la permission de venir me voir. Je la lui accordai. Il me traita non pas comme une ouvrière, mais comme une femme de son rang. Je le trouvai original, car il prit la peine de me faire la cour. Ce procédé m'est allé au cœur, et je l'aime tout de bon. C'est bien réellement mon premier amour. Il y a six mois que cela dure. Bon! voilà que moi aussi je deviens triste. Décidément, Geneviève, tu engendres la mélancolie.

—Est-il beau? demanda encore Claudine.

—Non, mais il a de l'esprit. Et pas un défaut, c'est-à-dire qu'il n'est ni peintre, ni écrivassier, ni ivrogne.

—Et pas jaloux?

—Peut-être le serait-il; mais j'ai posé mes conditions. Nous avons passé un contrat sous seing privé. Je vais vous le montrer.»

Elle alla chercher le papier dans son armoire et lut:


«Nous, soussignés, Fossette et Léopold de Barnolf, unis par le caprice, ne croyant ni l'un ni l'autre aux amours éternels, et posant en principe que l'inconstance est aussi involontaire que l'amour, que le cœur se moque des serments aussi bien que de la raison.

«Arrêtons d'un commun accord ce qui suit:

«1° Ne jamais jurer de nous aimer toujours;

«2° Respecter notre liberté mutuelle;

«3° Éviter toute scène de jalousie;

«4° Nous abstenir de tout reproche quand la tiédeur viendra;

«5° Ne jamais habiter ensemble;

«6° Rompre comme nous nous sommes unis, c'est-à-dire en riant;

«7° Rester quand même les meilleurs amis du monde.

«Léopold s'engage en outre à ne jamais offrir d'argent à Fossette, et Fossette à ne jamais broder de pantoufles à Léopold.

«FOSSETTE. LÉOPOLD DE BARNOLF.»


«Eh bien! il n'y a que la liberté pour faire durer l'amour. Elle seule nous enchaîne. Nous nous cramponnons à notre bonheur, comme si chaque jour il allait nous échapper. Il y a des amours, n'est-ce pas? qui s'en vont tout de suite; le nôtre augmente au contraire, au point que cela m'effraye. Le dernière fois que je l'ai vu, j'étais si émue que je ne pouvais plus rire.

—Est-il riche? demanda aussi Claudine, que ce roman intéressait vivement, et qui commençait, au récit de cette aventure et de cette liaison originale, à trouver un peu terne son amour pour Jaclard.

—Je crois que oui; mais je ne m'en inquiète guère. Je n'ai jamais rien accepté de lui que des fleurs. Il m'étonne de mon désintéressement. Chez moi, c'est de la rouerie: si j'acceptais ses présents, il ne m'estimerait plus, et il m'aimerait moins.»

Robiquet entrant:

«Voilà, charmantes tourterelles. Quelqu'un m'a demandé de vos nouvelles. Gare à vos cheveux! ajouta-t-il d'une voix sinistre. On a essayé de me corrompre pour vous en voler à chacune une mèche.

—Qui donc? demandèrent-elles avec une vive curiosité.

—Je pourrais vous faire languir, mesdemoiselles, et me venger ainsi de vos malices; mais Robiquet n'a pas de rancune. C'est.... c'est.... Vous croyez que ce sont des amoureux, hein! Eh bien non! c'est le perruquier du n° 15. Il a des cheveux à rassortir, une commande importante. Il payerait bien.

—Comprenez-vous, s'écria Fossette, qu'on puisse faire ce métier-là, d'acheter les cheveux des pauvres filles pour les mettre sur la tête des femmes riches? Nous qui n'avons déjà que nos cheveux pour toute parure, la parure du bon Dieu!

—Je crois que M. Gorju viendra lui-même vous faire visite.

—J'aimerais autant voir Dumolard en personne, dit Fossette. Celui-là du moins rendait service à ces malheureuses en les débarrassant de la vie. On défend le trafic des nègres et on permet le commerce des cheveux. Des cheveux, n'est-ce pas aussi de la chair humaine? Qu'il vienne, votre M. Gorju, c'est moi qui le recevrai!

—Comme je lui parlais, un homme à museau de fouine, est entré dans sa boutique. Il est aussi maigre que Gorju est gras, mais il est encore plus laid. Il m'a regardé avec des yeux qui m'ont fait froid dans le dos. À eux deux, ils doivent comploter de mauvais coups.

—En effet, monsieur Robiquet, dit Fossette, vous avez l'air tout drôle. À moins que ce ne soit ce beau chapeau neuf qui vous donne cette singulière physionomie.»

Le chapeau de Robiquet, trop grand pour sa tête, lui cachait les sourcils.

«Si vous m'aimez, monsieur Robiquet, dit encore Fossette, vous ôterez ce chapeau, car vous me feriez croire que Gorju vous a enlevé la peau de la tête, comme un sauvage qu'il est, et j'en aurais cette nuit des cauchemars.»

Robiquet posa son chapeau.

«Qu'est-ce qu'il a donc, ce chapeau? n'est-il pas à la dernière mode, et retapé dans le meilleur goût? On nous paye si peu, comme tournuriers-retapeurs, que je veux au moins avoir l'étrenne des chapeaux que je bichonne. Si cela les fane un peu, tant pis pour le fabricant! il gagne assez, lui, en revendant un vieux chapeau tout retapé sept, huit, jusqu'à dix francs. Et pour l'ouvrière en casquettes, c'est encore pis. Elle est payée à raison de un franc cinquante centimes la douzaine pour poser les doublures et les visières. On parle de se mettre en grève; mais moi, ça ne me va pas, la grève. On s'expose à mourir de faim, et, le plus souvent, c'est tout ce qu'on y gagne.

—Tiens, à propos, dit Fossette, si toutes les femmes se mettaient en grève et refusaient de se marier jusqu'à ce que les hommes leur fissent de meilleures conditions!

—Il y aurait toujours, fit observer Claudine, les vieilles et les laides qui profiteraient de la grève pour trouver des maris.

—Et puis les femmes sont trop bêtes, reprit Fossette. Elles ont si bien l'habitude d'être exploitées, qu'elles ne s'en aperçoivent seulement pas.

—Ce n'est pas vous, du moins, mademoiselle Fossette, qui vous laisseriez exploiter, remarqua Robiquet.

—Moi comme les autres, et c'est bien par force. Tenez, monsieur Robiquet, vous qui vous plaignez de votre salaire, comptez un peu les points qu'il nous faut tirer pour gagner dix-huit sous. L'entrepreneuse de lingerie qui nous donne de l'ouvrage est une grande dame à falbalas. Elle ne fait pas autre chose que de recevoir ses amants et ses pratiques. Y compris la broderie, elle dépense cinq francs pour établir une chemise comme celle-ci, et elle la vend douze ou quinze francs. Elle se dorlote dans la moire et le salin. Tandis que nous autres, à quoi arrivons-nous en restant tout le jour et une partie de la nuit courbées sur le travail? à ne pas mourir tout à fait de faim.

—Il y a au quatrième, juste au-dessous de moi, dit Robiquet, une mauvaise tête, un socialiste. Il dit là-dessus bien des choses qui paraissent avoir de la raison. Il est cordonnier de son état, et se plaint aussi de son salaire. Il a cinq enfants et une femme toujours malade à nourrir. Vous pouvez croire qu'ils ne mangent pas toujours à leur faim. Ce malheureux a quelquefois des yeux qui font peur: on dirait qu'il veut dévorer quelqu'un.

—C'est Brisemur? demanda Fossette.

—Oui.

—Pauvres gens! Quand je rencontre ces enfants si déguenillés avec leurs figures de squelette, j'en ai le cœur serré, et je ne puis pas dîner.

—Ne reçoivent-ils pas des secours de la paroisse et de la mairie?

—Oh! qu'est-ce que cela? De temps en temps, pour six, un secours de dix francs ou bien quelques bons de pain. Et puis il est fier, Brisemur. Quand il faut aller au bureau, il dit à sa femme: «J'aime mieux passer deux nuits au travail que de mendier un secours.» C'est sa femme qui y va quand elle peut sortir. Ce qui l'ennuie surtout, ce sont certaines dames de charité qui se croient obligées de leur donner des conseils, et qui veulent mettre le nez dans toutes leurs affaires. Il faut entendre aussi comme il arrange tous ces grands blagueurs qui veulent faire le bonheur des ouvriers sans les consulter, et qui n'ont pas d'autre but que de parader et de poser devant le public. Lui, Brisemur, il a une idée magnifique qui rendrait riches tous les ouvriers.

—Est-ce que les femmes en sont? demanda Fossette.

—Oui, tout le monde.

—Eh bien! parlez, pourvu que ce ne soit pas de la politique.

—Oh! il n'est pas question de politique. Il dit tout bonnement qu'il faudrait, au lieu de travailler pour un entrepreneur, se réunir, former une société, se cotiser pour acheter les outils et les cuirs, avoir un agent qui vendrait les produits et empocherait les bénéfices au profit de tous les associés.

—Tiens! mais au fait! dit Fossette, si nous trois, mesdemoiselles, nous formions une société?»

Geneviève s'était arrêtée de coudre. Elle était fort pâle. Ses yeux fixes, qui semblaient agrandis, avaient une expression singulière. C'était connue une anxiété, suivie tout aussitôt d'un abattement profond.

«Mon Dieu! Geneviève, qu'as-tu donc? s'écria Fossette.

—Vous souffrez, c'est sûr,» dit à son tour Robiquet tout effrayé.

Geneviève ferma les paupières et se renversa sur sa chaise.

«Je suis perdue! murmura-t-elle; il ne vient pas, lui, il m'abandonne!»

Elle avait entendu un pas rapide dans l'escalier. Depuis quinze jours elle attendait vainement Lionel. La veille encore elle lui avait écrit, et il ne venait pas. Cette dernière déception achevait de la briser.

«Elle s'évanouit!» cria Claudine, qui la soutint dans ses bras.

En effet, elle avait perdu connaissance.

On la transporta sur le lit:

«Monsieur Robiquet, courez chercher du vinaigre.»

Robiquet effaré se précipita dehors. Il faillit se heurter dans le corridor avec une dame qui lui demanda si Mlle Claudine Bordier était sortie.

«Non, au fond, la porte à droite,» répondit Robiquet qui poursuivit sa course.

C'était Madeleine qui venait voir sa sœur. Elle la trouva, ainsi que Fossette, en grand émoi auprès du lit où reposait Geneviève.

Madeleine, qui avait plus de sang-froid que les jeunes ouvrières, bassina les tempes de la malade avec de l'eau fraîche et lui frappa dans les mains.

Geneviève recouvra ses sens. Elle ne remarqua pas d'abord la présence de Madeleine.

«Que ne m'avez-vous laissée mourir! s'écria-t-elle en fondant en larmes! Au moins, je ne souffrirais plus. Me délaisser dans un moment pareil! Ô mon père, ma mère, si je vous ai fait souffrir, vous êtes bien vengés!»

Madeleine interrogeait du regard.

«C'est son amant qui l'a abandonnée,» lui dit Claudine à voix basse.

Tout à coup Geneviève se dressa sur son lit.

«Ah! mais.... c'est ma faute s'il n'est pas venu.... Hier, dans ma lettre, j'ai oublié peut-être de lui donner mon adresse. Et je l'accusais!»

Elle riait maintenant d'un rire nerveux qui faisait mal.

«Je t'en prie, Fossette, écris-lui bien vite, et dis-lui que je vais mourir s'il ne vient pas. Tu sais: M. de Lomas, 31, rue Louis-le-Grand.

—M. de Lomas!» s'écria Madeleine stupéfaite.

Et son visage se couvrit de rougeur; ses sourcils se froncèrent.

Quel sentiment l'émouvait?

À cette exclamation, Geneviève regarda Madeleine, et l'ayant reconnue, elle retomba sur son lit, honteuse qu'une étrangère eût surpris son secret.

Fossette cherchait une plume et du papier, lorsqu'on entendit des sanglots dans l'escalier; Robiquet entra tout essoufflé en rapportant du vinaigre.

«Encore une autre histoire! dit-il; vous entendez bien pleurer? C'est la petite danseuse du sixième. Les sergents de ville viennent d'arrêter sa mère, parce qu'ils l'ont surprise qui mendiait dans la rue Quincampoix.»

Fossette courut dans l'escalier et fit entrer celle que Robiquet appelait la petite danseuse du sixième. C'était presque une enfant; elle avait quinze ans à peine. Sa figure brune et pâle rappelait un peu le type passionné de la bohémienne. Ses grands yeux noirs, animés par l'indignation, avaient une vivacité, un éclat sauvages. Elle portait sur sa chevelure épaisse, un peu crépue, une résille de chenille rouge.

Sa taille souple, cambrée, était à la fois énergique et voluptueuse, comme celle de ces filles vagabondes, de sang mauresque, dont les passions brûlantes n'admettent pas d'entraves.

Elle s'appelait Christine Ferrandès. Elle était Espagnole par son père, mais Française par sa mère.

«Mon Dieu! mon Dieu! criait-elle, que va devenir grand'mère et la poverinette? Ah! c'est la petite, surtout!»

Cette douleur était si expansive, si vraie, que tous les cœurs étaient touchés. Geneviève elle-même oubliait sa propre souffrance, et Madeleine avait des larmes plein les yeux.

Elle questionna Christine sur sa position.

Dans un récit entrecoupé de sanglots, la petite danseuse raconta qu'elles étaient quatre là-haut dans un grenier: une enfant de six ans, une aïeule paralytique, elle, qui apprenait à danser, sa mère enfin qui était blanchisseuse et qu'un commencement de phtisie empêchait de laver pendant l'hiver. Le jour, la pauvre femme cousait des chemises de soldat à six sous la pièce, et, vers le soir, en effet, elle allait mendier; car son mince salaire ne pouvait suffire à nourrir quatre personnes.

«Elle est si jolie, ma petite Rita! ajouta Christine avec passion. Sa mère est morte, et on l'avait mise aux Enfants-Trouvés, dans cette grande maison si triste. J'étais allée la voir. Elle demandait toujours sa mère; elle se pendait après moi pour me suivre; et je l'ai emmenée, la pauvre petite. Sans doute elle n'est pas aussi bien nourrie, mais elle a notre amour. Ah! nous l'aimons bien! Si vous voyiez, c'est elle qui est toujours la plus belle. Je travaille aussi, je fais des bonnets. En passant la nuit, je puis gagner trente sous. Là-dessus il faut payer mes leçons de danse; c'est ce qui nous ruine. Mais quand je serai célèbre, ajouta-t-elle en se redressant, j'aurai beaucoup d'argent et nous serons toutes heureuses. Maman!... Ah!... maman!... croyez-vous qu'on me la rendra?»

Et elle se reprit à sangloter.

Madeleine remit à cette enfant son porte-monnaie qui contenait sa dernière pièce de vingt francs.

«Tenez, lui dit-elle, quand voué serez riche, vous me la rendrez.»

Christine remercia avec, une effusion toute méridionale et courut rejoindre sa grand'mère qui ne connaissait pas encore la catastrophe.

Madeleine ne pouvait rester davantage, car Mme Daubré l'attendait aux Tuileries.

Robiquet partit derrière elle, portant le message de Geneviève à M. de Lomas.

«Je ne sais pas trop, fit observer Madeleine à Claudine, s'il convient que tu restes dans cette société-là?

—Comment, se récria-t-elle surprise. Fossette et Geneviève ont des amants, c'est vrai; mais ce sont de très-braves filles; elles ne se vendent pas.

—Ma chère amie, quand on est dans cette voie-là, et qu'on est pauvre....

—D'où sors-tu, Madeleine? interrompit Claudine. À Paris comme à Lyon, une ouvrière sage est une exception. On ne peut pas demander non plus aux ouvrières des grandes villes la même vertu qu'à ces petites demoiselles qui n'ont jamais quitté la robe de leurs mamans. L'amour n'est-il pas leur seul bonheur?

—Tu m'effrayes, Claudine, dit Madeleine émue; comment peux-tu excuser de pareilles mœurs?

—Oh! ne crains rien pour moi. J'ai bien résisté à l'amour de Jaclard. Je saurai donc me garder, malgré tous les conseils et tous les exemples. Et puis je penserai à toi, à Marie, à notre pauvre mère, qui toutes trois auriez tant de chagrin si je me conduisais mal.»

Madeleine, un peu rassurée, embrassa sa sœur en la suppliant de ne jamais manquer à cette bonne résolution. D'ailleurs, dans quelle maison placer Claudine où elle n'aurait pas à courir des dangers peut-être pires?

Commée les deux sœurs s'embrassaient justement en face du n° 15, il y avait sur la porte du perruquier deux hommes qui les observaient attentivement. C'étaient Gorju, le trafiquant de chevelures, et Renardet que Madeleine ne connaissait pas, mais qui, lui, la connaissait depuis le voyage de Lyon.

Renardet était l'homme d'affaires du principal propriétaire de la rue de Venise. Il venait toucher les loyers. Il était en outre en relations suivies et mystérieuses avec Gorju.

«Comment! elle ici? s'écria-t-il.

—Ah! fit Gorju, il y a de jolies filles et de bien beaux cheveux pour le moment dans le garni du 37.

—Je serais curieux d'admirer ces merveilles, monsieur Gorju; mais un autre jour, car pour le moment il faut que je sache où se rend cette beauté, d'un pied si léger,» dit Renardet avec un rire qui découvrait ses dents aiguës, ses dents de carnassier.




XVI

Il était cinq heures. Il y avait foule aux Tuileries. Les rayons dorés du soleil couchant se jouaient dans les bourgeons des marronniers. Ils se réfractaient en brillants arcs-en-ciel dans la pluie fine des jets d'eau et faisaient resplendir les belles toilettes des promeneuses et les visages roses des enfants.

C'étaient une vie, une gaieté, un bruit de caquets, de cris, de rires, de voix fraîches et de chants d'oiseaux. Le printemps n'est pas seulement le rajeunissement de la nature; il se manifeste aussi en nous par un redoublement de vie et par des langueurs, des ivresses, des besoins d'aimer, des joies sans cause, des activités sans but.

C'est la sève qui tressaille, qui monte, qui envahit tous les êtres, depuis le brin d'herbe jusqu'à l'homme, depuis le robuste paysan jusqu'à l'habitant étiolé des villes.

Madeleine chercha des yeux Mme Daubré, et ne la trouva point; mais elle vit à sa place le jeune Albert. Il paraissait plongé dans une de ses rêveries qui lui étaient habituelles. Il tenait à la main un livre qu'il avait laissé tomber sur ses genoux. Ses yeux étaient fixés sur le sommet d'un marronnier, que pourtant il ne regardait point. Quand Madeleine s'approcha de lui, il tressaillit, et pendant quelques secondes il ne put répondre à cette simple question:

«Où trouverai-je Mme Daubré?»

Albert avait l'imagination aussi poétique qu'impressionnable. Madeleine, enveloppée par la lumière du soleil, lui apparaissait alors comme au milieu d'une gloire. Elle avait marché vite. Ses joues étaient animées; ses bandeaux soulevés par la course, dessinaient de petites ondes autour de son front resplendissant. À travers les longs cils de ses paupières à demi fermées par l'éclat du soleil, jaillissaient des rayons à la fois doux et pénétrants.

Depuis huit jours que Madeleine était entrée chez Mme Daubré, Albert avait senti grandir la sympathie qu'elle lui avait inspirée lors de leur première rencontre chez les Borel.

«Ma belle-sœur est allée avec Maxime Borel faire une promenade au bois, répondit-il enfin. Ils ont emmené Jeanne. Vous êtes donc libre, mademoiselle. Je suis venu vous prévenir de ne pas attendre Mme Daubré.

—Combien je vous remercie, monsieur! fit-elle, réellement touchée de cette attention.

—Oh! ne me remerciez pas, j'avais envie de sortir; et, vous voyez, je lisais mon auteur favori.»

C'étaient les poésies d'Henri Heine.

«Je puis donc rentrer,» dit Madeleine, heureuse d'avoir quelques heures de liberté; car depuis huit jours elle n'avait pas trouvé un moment pour se recueillir et travailler.

Elle cumulait en effet chez Mme Daubré les emplois de lectrice, de demoiselle de compagnie et d'institutrice. Que d'exigences n'avait-elle pas, cette coquette désœuvrée et surtout ennuyée!

«Oh! mademoiselle, rentrer déjà? Voyez, il fait si beau! supplia Albert. Votre vie nouvelle paraît vous fatiguer un peu. Je vous trouve pâlie, et vous perdez chaque jour de votre gaieté.

—C'est que maintenant, répondit Madeleine avec un sourire forcé, j'ai de graves fonctions à remplir; Si je riais comme autrefois, Jeanne n'aurait plus de considération pour moi.

—Est-ce bien là la vraie cause de votre air sérieux? demanda Albert avec une émotion dans la voix. Nous serions bien malheureux si vous ne vous plaisiez pas avec nous. Ma belle-sœur vous aime déjà beaucoup, et Jeanne aussi!»

Madeleine lui répondit avec une gravité triste:

«Sans doute, monsieur, je regrette Mlle Borel; mais certes je me trouve heureuse de ma nouvelle position; je suis très-sensible surtout à l'affection que vous me témoignez tous.»

Madeleine, en prononçant ce petit mensonge bienveillant, avait le cœur un peu gros. Elle était loin d'être heureuse chez Mme Daubré, comme elle le disait. Cette position subalterne vis-à-vis d'une femme capricieuse dont elle ne pouvait estimer le caractère, et qui lui était de beaucoup inférieure sous le rapport de l'intelligence, la blessait dans son amour-propre aussi bien que dans sa dignité. Et puis son esprit sérieux et méditatif ne se prêtait qu'avec de pénibles efforts à ces fonctions de surveillante attentive et sévère. Elle ne pouvait s'indigner avec conviction des fautes puériles de Jeanne. Elle sentait qu'elle remplirait mal ses devoirs d'institutrice.

Doué d'une excessive délicatesse de cœur, Albert comprit à l'accent un peu contraint de Madeleine qu'elle n'était pas tout à fait sincère et qu'elle souffrait. Il se tut, car il souffrait aussi.

Albert s'était levé à l'arrivée de Madeleine, et maintenant ils marchaient l'un à côté de l'autre, au milieu d'un massif de marronniers.

«Dans ce moment, reprit-il après un silence, vous paraissez péniblement affectée. Peut-être est-ce moi qui vous ai déplu en venant à votre rencontre. J'ai été élevé au fond de la Bohème, dans un château isolé, entre une vieille tante et un vieux précepteur. Je ne sais donc rien des usages français. Dites-moi, je vous en prie, que je n'ai commis à votre égard aucune inconvenance.

—Oh! monsieur, répondit vivement Madeleine, j'ai toute confiance en votre loyauté; et, pour vous le prouver, je ferai avec vous un tour de promenade.»

Madeleine était très-pure et par cela même très-audacieuse. Mlle Borel lui avait appris d'ailleurs à ne pas se préoccuper des convenances lorsqu'elles gênaient la liberté sans profit pour la morale.

«Je vous remercie, mademoiselle, de cette preuve d'estime, dit Albert un peu troublé.

—En effet, je suis triste, reprit Madeleine. Je viens d'assister à une scène si pénible et si émouvante, que vraiment j'ai besoin pour me remettre de grand air et de distraction.»

Elle conta avec un accent pénétré et plein de chaleur l'histoire de Christine Ferrandès et de la pauvre phtisique qu'on avait arrêtée parce qu'elle mendiait.

«Et vous les croyez en tous points dignes d'intérêt? demanda Albert.

—Je ne les connais pas; mais quelle que soit leur conduite, des femmes aussi malheureuses sont toujours dignes d'intérêt. L'inconduite en pareil cas est la conséquence de la misère.

—Vous avez raison, mademoiselle; et quoique je partage entièrement l'avis de Mlle Borel au sujet de l'aumône, cependant, en face de tels malheurs, comment rester impassible dans ce système et ne pas les secourir! Je ferai donc ce que vous voudrez bien me dicter.

—Merci pour elles, dit Madeleine.

—En ma qualité d'Allemand, je suis un vrai songe-creux. Je crois à la métempsycose. J'ai dû être femme dans une précédente existence, et j'ai dû souffrir beaucoup; car je ressens les souffrances des femmes comme si je les avais éprouvées.»

Madeleine sourit.

«Ces réminiscences ne seraient-elles pas plutôt l'effet de l'imagination que celui du souvenir?

—Peut-être avez-vous raison. Mais c'est là un sujet bien triste. Vous restez ici pour vous distraire et je vous entretiens de pensées douloureuses. La nature pourtant est si gaie! Comme ce jour est pur et ce coucher de soleil resplendissant! L'air est embaumé et il enveloppe comme une caresse. On voudrait, n'est-il pas vrai? s'enfuir au fond des bois, on se baigner dans la rosée des prés. On éprouve le besoin de chanter comme les oiseaux ou encore de faire des vers pour décrire toutes ces ivresses, toutes ces splendeurs.

—Vous faites des vers? interrogea Madeleine.

—Oui, répondit le jeune homme en rougissant. Mais c'est un secret; car je ne veux les montrer à personne. Je les trouve bien beaux mes vers, cependant; mais il me semble qu'aussitôt que je les aurai lus, ils me paraîtront affreux. Et puis maintenant, qui s'intéresse à la poésie?

—Moi, dit Madeleine.

—Vous? Ah! quel bonheur! s'écria Albert avec une naïveté toute germanique. Et vous aussi, vous écrivez en vers?

—Hélas! j'ai aussi ce défaut!» fit-elle en riant.

Et puis tout à coup elle devint grave; son œil inspiré s'arrêta fixe et profond sur le ciel bleu. Elle soupira; car la poésie était maintenant tout son espoir.

«Je vais peut-être vous faire une proposition indiscrète, reprit Albert; mais alors regardez-la comme non avenue. Si vous voulez me lire vos vers, je vous lirai les miens.

—J'y consens, répondit Madeleine en souriant. Puisque nous voilà confrères en littérature, nous nous critiquerons mutuellement. D'abord je serai franche, je vous en préviens. Tant pis si vos vers sont mauvais ou si vous avez de l'amour-propre. Toutefois il faudrait me promettre la même sincérité.

—Sans doute; mais vous, vous ne pouvez faire que de belles choses. Ce soir, ma belle-sœur doit aller au bal; elle m'a prié de l'accompagner. J'ai promis avec regret; car je hais ce qu'on appelle le monde; je n'aime que la lecture, l'étude, la poésie. Je tâcherai de décider Lionel à l'accompagner. Ce soir donc, si vous le voulez bien, nous nous réunirons au salon; je vous soumettrai quelques passages de ma traduction de Heine, et je vous raconterai mes projets pour l'avenir. J'ai de grands projets: je crois qu'il y a une réforme à opérer dans l'art comme dans les mœurs, et qu'il faut remplacer notre charlatanisme littéraire et notre hypocrisie morale par la vérité et la simplicité. La littérature est-elle le miroir des mœurs, ou les mœurs sont-elles le reflet de la littérature? L'une et l'autre proposition peuvent se soutenir. Mais il est certain que les artistes, ces êtres passionnés, à imagination vibrante, arrivent par le sentiment, plutôt que les philosophes par la raison pure, aux grandes intuitions de l'avenir; car leurs aspirations incessantes vers l'idéal leur font concevoir une beauté, une harmonie, une perfection qui doivent être la destinée nécessaire de l'homme dans la carrière immense du progrès.»

En parlant, Albert s'animait; Madeleine l'écoutait sérieuse, et Renardet, qui n'avait cessé de les observer, se disait avec un sourire sardonique:

«Évidemment ce sont deux amoureux. Voilà bien la vertu des femmes!»

Lionel les rencontra comme ils rentraient ensemble; il leur jeta un de ses regards froids et perspicaces. La joie naïve qui éclatait sur le visage d'Albert ne put lui échapper. Il ne s'arrêta pas toutefois à les observer, car il avait hâte de se rendre chez Geneviève, dont Robiquet venait de lui remettre le message.




XVII

Geneviève reposait encore sur le lit de Fossette. Elle éprouvait une si violente anxiété que cette douleur morale absorbait toutes ses forces physiques. Viendrait-il? Ne viendrait-il pas? Elle ne donnait point, mais elle paraissait assoupie. Le moindre bruit la faisait tressaillir et lui serrait le cœur.

Fossette et Claudine continuaient à travailler silencieusement.

Robiquet ne précéda M. de Lomas que de quelques minutes.

Quand Geneviève vit entrer Lionel, elle se souleva, poussa un cri de bonheur et lui tendit les bras.

«Que les femmes sont lâches!» dit Fossette à l'oreille de Claudine, comme les deux ouvrières se retiraient par discrétion dans la pièce voisine.

Geneviève était si reconnaissante de la visite de M. de Lomas, qu'elle ne lui adressa pas un reproche, pas un mot amer. C'était de joie qu'elle pleurait en serrant les mains de son ami.

Ces derniers bonheurs d'une union qui se brise sont souvent plus âpres, plus véhéments, que les félicités d'un amour à son début.

«Calmez-vous, mon amie, lui dit Lionel. Comme vous l'avez pensé, sans mon étourderie qui m'a fait oublier de vous demander votre adresse, je serais venu plus tôt; mais j'ai beaucoup, beaucoup pensé à vous. Je me suis même occupé, ne pouvant vous aider de ma bourse, à vous trouver une meilleure position.

—Oh! que vous êtes bon de songer à moi! Mais ce que je veux de vous surtout, c'est votre affection. Qu'ai-je besoin de luxe? Je gagne à peu près ma vie. Je ne souffre que de votre oubli, de votre froideur.»

Elle se remit à pleurer.

«Voyons! ma Ginevra, tu es une enfant; ne pleure pas. Je ne veux pas que ces beaux yeux soient rouges, entends-tu! Ne vois-tu pas que je t'aime?

—Je ne sais pourquoi, quand je pense à vous, j'ai le cœur serré; et puis, je sens, je devine.... j'ai peur.... Il me semble que le bonheur m'échappe et que.... je vais rester toute ma vie seule avec le remords, avec cette pensée horrible que j'ai torturé le cœur de mes pauvres parents qui m'aimaient tant. Ma mère encore me pardonnerait; mais mon père?...»

Elle se souleva sût son coude.

«Lionel, connaissez-vous Gendoux?

—Oui, j'en ai entendu parler, répondit M. de Lomas en baissant les yeux et la voix.

—Je crois qu'il me tuerait et vous aussi, s'il apprenait... s'il savait...

—Oh! ma chère enfant, on s'habitue à ces douleurs-là.

—Mon père s'habituer à la honte, jamais!

—Quand tu auras ici une position lucrative, tu lui écriras que tu as quitté Lille, parce que cette vie de travail et de pauvreté sans perspective d'amélioration possible t'a rebutée, et que tu es venue chercher à Paris une existence plus conforme à tes goûts. Enfin, dans quelques mois, tu seras majeure et libre par conséquent. Tes parents ne pourront pas s'opposer à tes volontés.

—Il faudra bien me résoudre à leur donner ce grand chagrin, dit Geneviève en soupirant; car je ne puis plus retourner auprès d'eux dans la position où je me trouve. Vous me comprenez, Lionel; il y a quelque temps j'espérais encore me tromper, mais maintenant je ne puis plus douter.»

Elle fondit en larmes.

M. de Lomas ne s'attendait pas à une semblable révélation. Et comme il n'aimait plus Geneviève, il ne chercha pas beaucoup à dissimuler la vive contrariété qu'il en éprouva. Il quitta soudain le ton presque tendre et le tutoiement qu'il venait d'employer, et lui adressa quelques froides consolations.

Il savait bien que Geneviève n'aimait que lui. Mais comme tous les hommes sans conscience, plus coupables cependant que la femme séduite, il voulait douter, afin de rejeter sur Geneviève seule la conséquence de leur faute commune. Il pouvait du moins feindre des soupçons qui donneraient un prétexte à son abandon.

«Quel est ce jeune ouvrier, demanda-t-il, qui vient de me remettre votre lettre?»

Geneviève était si candide dans son amour, que, ne pouvant deviner la pensée injurieuse qui traversait l'esprit de M. de Lomas, elle répondit naïvement à sa question. Elle attribua son refroidissement subit à toute autre cause et regretta presque de lui avoir fait cette révélation.

«Monsieur de Lomas, dit-elle avec dignité, mais avec une émotion concentrée, lorsque vous m'avez arrachée à ma famille, vous m'aviez laissé entrevoir la possibilité d'un mariage. Je ne vous rappellerai pas les subterfuges que vous avez employés pour me séduire. Je vous ai pardonné depuis longtemps, parce que je vous aime. Si j'ai pu croire un moment que vous m'épouseriez après la mort de votre mère, maintenant que j'ai un peu plus d'expérience, j'ai complètement perdu cet espoir. Je sais bien qu'un homme de votre classe, de votre éducation, ne consentira jamais à épouser une pauvre ouvrière, et à la présenter comme son égale dans le monde et dans une famille qui la repousserait. Non, tout ce que j'espère, c'est que ce lien vous attachera à moi, que vous continuerez à m'aimer, à penser quelquefois au milieu de vos plaisirs à la pauvre fille qui vous a donné toute sa vie. Oh! dites, promettez-le moi.»

Lionel prit dans sa main sèche et froide la main fiévreuse que lui tendait la jeune fille.

«Sans doute... sans doute... dit-il avec embarras. Je vous aime, et d'ailleurs je vous le prouverai.

—Oh! Lionel, reprit Geneviève un peu rassurée, quand je pense que je vais avoir un enfant qui sera le vôtre aussi, j'oublie tout mon malheur... j'oublie la honte, et je l'aime déjà, cet enfant qui vous ressemblera. Vraiment, je crois que je vous en aime aussi davantage.»

L'accent plaintif dont elle prononça ces tendres paroles, son regard ému, voilé par les larmes, la rendaient si touchante et si séduisante même que Lionel eût pu en être attendri; mais il était alors trop préoccupé de chercher une combinaison qui lui permît de se débarrasser de Geneviève avec honneur.

«Je suis bien sensible, mon enfant, dit-il, à votre affection. Il faut songer à vous créer une position; et c'est à quoi je vais mettre tous mes soins.»

Il était si éloigné de penser à un mariage qu'il ne s'excusa pas même auprès de Geneviève de manquer à ses promesses.

«Une dame, une amie de ma sœur, poursuivit-il, à qui j'ai parlé de votre position comme ouvrière, m'a promis de s'occuper de vous. En attendant, elle vous a recommandé à sa couturière, qui vous donnera du travail et qui vous procurera une chambre dans sa maison même. C'est un grand atelier et une couturière en vogue. Vous y apprendrez cet état qui, à Paris, avec des protections, peut devenir très-lucratif.

—Quitter mes amies, s'écria Geneviève, Fossette qui est si bonne pour moi?

—Il le faut, mon enfant; d'ailleurs Mme Thomassin demeure rue Neuve-Saint-Augustin, tout à côté de la rue Louis-le-Grand. Nous pourrons ainsi nous voir plus souvent.»

Ce dernier argument décida Geneviève.

«Je vais vous donner l'adresse en question, ajouta Lionel; vous pourrez vous y présenter de la part de Mme de Courcy.

Apercevant sur la table l'encrier et la plume dont Fossette s'était servie, il s'en approcha pour écrire cette adresse.

Il n'y avait qu'une feuille de papier, mais elle était écrite au verso.

Lionel y jeta les yeux et lut avec un vif étonnement.

C'était le contrat de Fossette et de M. de Barnolf.

Il posa le papier sans rien témoigner de sa surprise.

«Mlle Fossette a-t-elle aussi un amant? demanda Lionel.

—Oui, un monsieur fort riche qui l'adore. Mais c'est une singulière fille, cette Fossette, et très-honnête, quoiqu'elle soit très-pauvre.

—Ils se voient souvent?

—Tous les jeudis.

—Ah!

—Ces belles fleurs que vous voyez sont les seuls cadeaux qu'elle lui permette.

—Il ne vient jamais la voir?

—Jamais.»

Voilà donc ce secret qui intrigue si fort Lucrèce, pensa Lionel.

Il ajouta tout haut:

«Votre amie est vraiment une étrange créature. Depuis quand la connaissez-vous?

—Depuis que je suis ici, c'est-à-dire depuis un mois... mais je l'aime, comme si nous nous étions toujours connues. Oh! vraiment, Lionel, si vous pouviez aussi vous intéresser à elle et lui obtenir de l'ouvrage chez la couturière de Mme de Courcy...

—C'est possible, nous verrons cela.

—Elle est très-bonne ouvrière. Elle a quelque instruction et surtout beaucoup de goût. Elle sait s'habiller gentiment avec des loques. L'état de fleuriste lui plairait mieux que la couture et la passementerie; car elle est passementière; mais elle n'a pas d'avances pour faire un apprentissage. Enfin, Lionel, je vous en prie, pensez à elle aussi; car j'aurais un très-grand chagrin de m'en séparer.

—Je vous promets d'en parler, répondit Lionel. Vous irez donc demain sans faute chez Mme Thomassin.»

Geneviève promit.

«Lucrèce sera contente de moi, pensa Lionel en descendant l'humide et sombre escalier du n° 37. Dire que des êtres humains vivent là-dedans! Pouah!»

Et il s'éloigna en fredonnant un air d'opéra.




XVIII

Lucrèce de Courcy, nous l'avons vu, était une courtisane de la haute école, la courtisane prévoyante de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Ce n'était pas seulement une femme, belle, spirituelle, entraînante; c'était surtout un homme d'affaires.

Elle voyait s'approcher le moment où elle devrait renoncer à la vie qu'elle s'était faite; et comme elle ne voulait se retirer du monde qu'avec une fortune considérable, elle jouait à la bourse et plaçait son argent à très-gros intérêts.

Renardet était son factotum; mais elle n'exerçait l'usure qu'avec une extrême circonspection.

Du reste, dans ce milieu de désordre et de luxueuse galanterie, il lui était facile d'épier le moment où un fils de famille commence à descendre la pente de la ruine et peut encore présenter des garanties. Elle lui offrait alors de le mettre en relations soit avec Renardet, soit avec Pinsard, dont elle se servait comme prête-nom, ce même Pinsard, dont la femme était, rue Saint-Roch, marchande à la toilette.

Il était onze heures du matin. La belle Lucrèce était encore au lit. Sa chambre à coucher, fraîche et coquette comme celle d'une jeune mariée, avait des tentures de soie rose recouvertes de guipure; mais peut-être ces draperies aux reflets suaves faisaient-elles un peu trop deviner la femme déjà mûre qui s'entoure de couleurs tendres pour se donner un air de jeunesse.

La beauté de Lucrèce avait encore assez d'éclat pour légitimer cette prétention. Grâce à un demi-jour habilement ménagé, elle pouvait assez bien faire illusion. Cette lumière rosée répandait des teintes exquises sur son visage d'une pâleur mate, et atténuait les lignes qui commençaient à s'accentuer avec trop de vigueur.

La fine dentelle qui encadrait, son ovale, dissimulait des tempes un peu évidées, et les contours déjà massifs du menton. Elle tenait hors du lit ses bras et ses épaules encore admirables comme lignes et comme modelés. Ses yeux à demi clos, exercés aux séductions, brillants d'un certain feu de jeunesse, exprimaient en même temps une voluptueuse langueur.

À voir cette pose, ces teintes, ces ombres et ces reflets artistement étudiés, on eût dit une femme entièrement occupée de plaire. Qui eût supposé que cette créature si féminine, si coquettement enveloppée de ces frais nuages de soie et de dentelles, cachait, sous des apparences aussi gracieuses, une ambition effrénée, une rapacité d'oiseau de proie, une corruption, une sécheresse de cœur enfin qu'on ne rencontre guère que chez ces femmes habituées à simuler tous les sentiments et à exploiter l'amour!

Un homme, aussi répulsif que Lucrèce était attrayante, se tenait assis devant elle. C'était Renardet qui faisait tache dans ce luxe avec son petit habit râpé à manches collantes et ses souliers à clous.

«Décidément, Renardet, disait Lucrèce, je vous proclame un homme de génie. Vous êtes certainement un des produits les plus remarquables de notre civilisation en décadence.»

Renardet, qui commençait à s'incliner, coupa à ce dernier mot son salut par le milieu.

Il se contenta de sourire aussi agréablement que le lui permettaient ses lèvres plates et ses dents pointues.

«Ne vous offensez pas, car, moi aussi, je m'intitule hautement la dernière Française de la décadence. Il n'y a plus de Françaises aujourd'hui, mon pauvre Renardet; on ne voit que de petites écervelées, sans esprit, sans grâce. Il n'y a plus que des jockeys mâles et femelles qui mènent l'amour à coups de cravache et ne comprennent rien à la galanterie. À l'heure qu'il est, je fais type. Et dire que cette Beausire.... Mais laissons cela et parlons d'affaires. Je disais donc que vous êtes un homme de génie. Oui, vous seul savez trouver de semblables combinaisons; vous feriez un héros de drame. Parole d'honneur! c'est du haut comique. Devenir l'homme d'affaires, l'homme de confiance de celui que vous avez pour mission délicate de conduire à la ruine, c'est très-fort. Je m'avoue vaincue: je n'aurais pas trouvé celle-là. Vous croyez donc qu'il n'aurait pas renouvelé les cent quatre-vingt mille francs pour deux cent cinquante mille, comme je l'espérais.

—Non, il aurait trouvé facilement à Lyon au 15 pour 100 les cent quatre-vingt mille francs qu'il vous doit; car il venait de dire à la petite femme qui l'accompagnait que son père avait plus de huit millions de fortune. Enfin, à mon arrivée à Lyon, j'ai pris des informations. Elles sont des plus rassurantes. La maison Borel est bâtie sur le roc; elle fait des affaires colossales avec tous les pays, et il faudrait des faillites dans tous les coins du monde pour ébranler son crédit. Le chiffre exact de sa fortune n'est pas connu; mais certainement il dépasse huit millions. En Amérique seulement, ils exportent pour plusieurs millions chaque année; ils occupent, tant à Lyon que dans la banlieue, près de trois mille métiers à velours et à soierie.

—Mais enfin, avez-vous vérifié par vous-même, visité leur fabrique?

—Oui, selon vos recommandations, j'ai voulu voir par mes yeux, et, sous un prétexte, j'ai pénétré dans les bureaux. Toutes les fabriques de soieries sont concentrées dans le quartier des Terreaux; et à voir ces rues si calmes, on ne pourrait soupçonner que là s'est réfugiée toute l'activité commerciale de Lyon. J'ai été stupéfait en entrant dans la fabrique des Borel. Je croyais trouver de vastes bureaux, un personnel considérable, tout cet appareil dispendieux que supposent d'aussi vastes affaires. Mais non; seulement quelques commis silencieux qui montrent des échantillons; quelques caissiers chargés de la correspondance, un atelier de dessin où travaillent en causant une dizaine de dessinateurs, voilà ce que présente aux regards la puissante maison Borel. J'ai visité d'autres grandes fabriques, et c'est partout de même.

—Mais alors vous êtes sûr?...

—La maison Borel est connue à Lyon comme l'est ici la maison Rothschild. Si vous avez un million, vous pouvez le placer en toute sécurité entre les mains de M. Maxime Borel. Au vingt, c'est déjà assez gentil.

—Je n'ai pas tout de suite deux cent soixante-dix mille francs qu'il doit à ses autres créanciers; mais j'ai donné ordre à mon agent de change de vendre mes Saragosse dès que la plus petite hausse se produira. D'ailleurs, puisque c'est moi qui, sous un nom supposé, le poursuis, je saurai me faire attendre. Assurez-le que dans quelques jours vous lui présenterez les quittances de tous ses créanciers. N'a-t-il pas besoin aussi de quelque argent de poche?

—Oui, il m'a demandé de lui trouver en outre soixante mille francs aux mêmes conditions.

—Une idée! s'écria Mme de Courcy, si je lui vendais pour trois cent mille francs mon petit hôtel de la rue Blanche? Il m'en a coûté cent cinquante mille; ce serait une bonne affaire, car il n'est loué que dix mille francs. Il faut que nous lui trouvions une femme qui ait envie de cet hôtel. Décidément ce jeune homme m'intéresse. Pour le fils d'un fabricant de province, il n'a rien de bourgeois. Il a de l'esprit, il est artiste, il m'amuse. Je veux contribuer à son bonheur.

—En le ruinant, fit Renardet avec son rire satanique.

—Bah! quand je le pousserais à dépenser un ou deux millions pour jouir dans le bel âge, ne lui en restera-t-il pas toujours assez pour grignoter le plaisir quand il n'aura plus de dents? Je veux l'aider à se poser sur un grand pied. Je veux en faire un héros de la haute fashion. Vous savez que je suis un peu artiste en ce genre.

—Je l'ai toujours dit, fit Renardet avec componction, malgré votre réputation de femme d'esprit, vous êtes encore méconnue.

—Voyons, Renardet, il faut découvrir à ce jeune homme quelque beauté capable de produire une vive sensation dans notre monde, ne serait-ce que pour faire sécher un peu la Beausire. Non pas seulement de la beauté, mais de l'esprit, mais du neuf qui étonne; une production de votre invention, quelque chose d'un haut ragoût. Maxime ne peut se contenter d'une femme vulgaire. Il a d'ailleurs sa réputation à soutenir; il a lancé successivement trois femmes qui ont eu quelque célébrité: Colombine, Manon et Pouliche. Lionel m'a dit que Maxime était sur le point d'entamer une intrigue avec Mme Daubré. Voilà ce qu'il faut empêcher; car Maxime aimant sérieusement une femme honnête n'aurait plus besoin d'argent. Eh bien! apercevez-vous une merveille qui pourrait le détourner de cet attachement? Cette jeune fille dont vous me parliez tout à l'heure et qu'il a rencontrée en wagon...

—Oh! affaire de passer le temps en voyage, caprice d'un moment. D'ailleurs elle est pourvue, je l'ai rencontrée hier aux Tuileries en rendez-vous avec un tout jeune homme qui paraissait fort épris.

—Bon! comme je vais intriguer Maxime; sachez-moi le nom du jeune homme!

—Nous le saurons.

—Et la position sociale de la jeune fille?

—Elle a été élevée dans la famille Borel qui l'avait recueillie par charité. Elle est maintenant institutrice chez Mme Daubré.

—Ah! chez Mme Daubré, institutrice? fît Lucrèce, qui resta un moment songeuse.

—Mais cette jolie personne, reprit Renardet, a une sœur qui est une bien belle créature. C'est une simple ouvrière; c'est un peu massif; ce serait à dégrossir.

—Elle est à Paris?

—Oui, rue de Venise. À propos, j'ai vu hier mon ami Gorju. Il y aurait aussi, dans un garni de la même rue, une petite danseuse de quinze ans qui a un cachet extraordinaire, paraît-il. Vous savez que ce pleutre de Gorju s'y connaît.

—Quinze ans, dit Lucrèce, c'est trop jeune pour Maxime, qui n'a pas le temps de s'amuser à faire l'éducation d'une femme.

—Il m'a parlé encore d'une petite grisette très-piquante, et d'une blonde, une Flamande très-jolie.

—La grisette nous irait peut-être. Il faudrait voir cela. Cependant cherchez encore. Vous n'avez pas oublié non plus M. de Barnolf. Avez-vous pu arriver jusqu'à lui? On le dit dans la gêne. En voilà un que j'aurais du plaisir à mettre sur la paille.

—Je me suis informé. Il reçoit très-exactement sa pension et dépense peu. Il a une maîtresse qui ne lui coûte rien.

—Je sais cela. Il me faut à tout prix le nom de cette femme mystérieuse. Voyons, dépistez-moi cela en vrai renard que vous êtes.

—Si c'est possible, c'est fait; si c'est impossible, cela se fera, répondit Renardet en répétant un mot célèbre. Jamais ministre fut-il plus désireux que moi de plaire à sa souveraine?

—Il me semble que vous devenez galant: cela m'inquiète, monsieur Renardet. L'amour nuit aux affaires. J'ai idée qu'en secret vous sacrifiez aux Grâces.

—Euh; euh! on n'est pas tout à fait de bronze. Mais soyez tranquille, l'amour ne me fera jamais commettre de sottise.

—Vous m'assurez que M. de Lomas songe à se marier?

—Avec l'aînée des demoiselles Borel. Je le tiens de M. Maxime lui-même.»

Lucrèce, loin d'en paraître offensée, eut sur les lèvres un sourire de satisfaction.

Au même instant une femme de chambre annonça M. de Lomas.

«Vite, Renardet, passez par ici, dit-elle d'une voix basse et rapide, en lui désignant une autre issue. Descendez par l'escalier de service et sortez par la rue d'Anjou.»




XIX

Pendant son entretien avec Renardet, Lucrèce avait quitté son attitude languissante, mais, lorsque M. de Lomas entra, elle se hâta de reprendre une pose de petite maîtresse.

«Bonjour, cher, dit elle, en laissant tomber nonchalamment sa main mignonne et parfumée dans celle de Lionel. Quel heureux événement vous amène si matin?

—L'impatience de vous voir ne suffit-elle pas?

—Toujours charmant, toujours semblable à vous-même! Ce qui vous manque, Lionel, c'est un peu d'imprévu. La passion vraie ne se sert pas d'expressions aussi polies, aussi gracieuses. Me trompé-je? Hélas! je ne demande qu'à me tromper.

—Enfant! vous savez bien ce qu'est pour vous, au fond du cœur, votre Lionel. Vous savez bien que vous occupez sans cesse ma pensée; que toujours je maudis l'instant qui nous sépare, et que, loin de vous, je n'aspire qu'à celui qui doit nous réunir.

—Tiens! s'écria Lucrèce avec un éclat de rire mutin aussi frais que celui d'une jeune fille, voilà une musique qui aujourd'hui se trouve dans mes cordes. J'ai mal dormi. Je suis éveillée depuis plus d'une heure. Devineriez-vous à quoi je rêvais quand vous êtes entré?

—Ce n'était pas à moi, je le crains.

—Non, je le confesse. Je composais une idylle, une églogue, tout ce qu'on peut imaginer de plus sentimental, de plus champêtre. Mais je m'aperçois que je me meurs de faim. Permettez-moi de manger d'abord, car voilà mon chocolat qui attend. Ah! mon ami, que cette vie me fatigue! Je rêvais.... comme vous allez rire!... je rêvais de me marier vertueusement et de me retirer à la campagne, dans quelque coin ignoré de la France. J'achèterais une grande propriété et je ferais de l'agriculture. Je me livrerais à l'élevage des races ovine, porcine et bovine, à l'engraissage des gallinacés. Car j'ai appris par une dure expérience que les bêtes valent mieux que les hommes. J'exposerais aux concours régionaux, et je ferais dans ma localité la pluie et le beau temps. J'ai toujours eu, vous le savez, des goûts de domination, et je pense, comme César, qu'il vaut mieux être le premier dans son village que le second à Rome. Enfin je veux quitter le monde avant que le monde me quitte. Comme je ne puis plus espérer de régner à Paris, je n'aspire maintenant qu'à gouverner une basse-cour et qu'à goûter les plaisirs innocents de la campagne.

—En effet, ma chère Lucrèce, un changement aussi imprévu dans vos goûts et vos idées m'amuserait, s'il ne m'inquiétait plus encore. Auriez-vous eu la fièvre cette nuit? Quelque cauchemar aurait-il jeté du noir dans votre esprit? J'aime mieux croire cependant que c'est le printemps qui infuse dans votre cœur cet amour des champs et de la vertu.

—Vous l'avez dit, de la vertu. J'éprouve le besoin de me rendre utile à la société. Je fonderai peut-être un hospice, ou bien je deviendrai dame patronnesse d'un bureau de bienfaisance.

—N'avez-vous pas rêvé aussi de couronner des rosières?

—Il se peut.

—Et de doter les jeunes filles de bonne conduite, afin qu'elles trouvent des maris?

—Pas encore; mais cela viendra.

—Enfin, dit Lionel en riant, il faut expliquer toutes les bizarreries des femmes par cet impérieux besoin de changement que je regarde moins comme un défaut que comme une richesse de leur nature, et qui les jette en un moment d'un extrême à l'autre. Et vous épouseriez?

—J'avais d'abord pensé à vous, Lionel; mais je crois que nous nous connaissons trop. Il faut un peu d'inconnu dans l'amour: car je rêve un mariage d'inclination. Je rêve.... vous allez rire encore!... je rêve l'amour dans le mariage; je rêve une lune de miel.

—Mais il me semble que ce ne serait pas la première, et que vous en pourriez compter un certain nombre.

—Toutes manquées, mon cher. J'ai été adorée, je n'ai jamais été aimée. Ah! c'est bien rare, l'amour! Ne sait pas aimer qui veut. L'amour tel que je le conçois est aussi rare que le génie. Il me semble que le bonheur suprême se trouve dans cette union complète, exclusive, indissoluble, que consacre le mariage. Vrai, je ne voudrais pas mourir avant d'avoir été aimée ainsi.

—Tout ce que vous me dites là est peu flatteur pour moi.

—Allons donc! Convenez-en, Lionel, vous êtes trop sceptique pour être jamais sérieusement amoureux. L'amour vrai comporte une jeunesse de cœur, une sincérité, une naïveté d'impressions et en même temps une élévation d'âme, une générosité, qu'on ne peut rencontrer chez des gens comme nous, plus ou moins blasés, qui connaissons à fond le cœur humain et toutes ses petitesses.

—Croyez-vous donc pouvoir trouver le bonheur dans un amour que vous vous reconnaissez incapable de partager?

—Ah! mon cher, j'étais née tendre, avec des sentiments élevés. Mais quel caractère, si fortement trempé qu'il soit, peut résister à ce dissolvant, la misère! Maintenant que je suis riche, je me sens encore le cœur assez jeune pour lui refaire, par l'amour vrai et désintéressé, une virginité.

—Eh bien! ce phénix l'avez-vous déjà rencontré?

—Je le cherche. Savez-vous que ce jeune Daubré est fort bien?

—Ah! ah! fit Lionel avec un sourire contraint. Réaliserait-il votre idéal? Pour de la candeur, il en a, je vous en réponds.

—Quand j'aimerai, je vous le dirai, mon ami. Nous ne devons pas gêner nos inclinations. D'ailleurs, pendant trois ans, nous nous sommes suffisamment prouvé l'estime que nous avions l'un pour l'autre.

—Est-ce mon congé que vous me signifiez?

—Non, ne voyez exactement dans mes paroles que ce qu'elles disent; n'y cherchez aucune arrière-pensée. Avec vous, je suis d'une simplicité antique. Je joue toujours cartes sur table. Je n'ai, certes, aucune raison pour vous ménager, puisque je viens d'apprendre que vous m'avez trompée pour une ouvrière. Vous voyez que je suis bien informée, et que j'y mets de la mansuétude. Je vous pardonne, car on la dit très-jolie. Ah! si vous m'aviez fait une infidélité pour une beauté médiocre, je me montrerais plus sévère!

—Vous me voyez stupéfait de cette accusation! exclama Lionel qui simula fort bien la surprise. Mais je m'explique l'erreur où votre espion sera tombé. Ne m'avez-vous pas ordonné d'envoyer chez votre couturière la petite blonde que vous avez rencontrée, il y a quinze jours, sortant de chez Mme Daubré? Eh bien! j'ai à peu près réussi dans ma négociation. Elle se présentera demain chez Mme Thomassin. Je vous apporte une autre nouvelle qui vous fera également plaisir: j'ai découvert la maîtresse de Barnolf. Me reprocherez-vous encore de manquer de zèle?

—La maîtresse de Barnolf! s'écria Lucrèce qui s'était soulevée sur son coude pour écouter plus attentivement Lionel. Son nom? où demeure-t-elle?»

M. de Lomas lui raconta tout ce qu'il savait de Fossette.

«Et vous dites, demanda Mme de Courcy, qu'elle désire entrer aussi chez Mme Thomassin?

—Non, pas elle; je ne lui ai pas parlé; mais Geneviève, très-probablement, la déciderait. Seulement, avec son amour et ce caractère original, peut-être refuserait-elle toute dépendance.

—Elle gagne, dites-vous?...

—Vingt-cinq sous par jour.

—Oh! alors elle ne refusera pas. Mme Thomassin lui donnera deux francs, quand je devrais même payer de ma bourse. Je veux la voir, lui parler, je jugerai alors de quelle manière me venger de ce Barnolf, qui, avant-hier encore, appelait mon salon un «infâme tripot.»

Lucrèce ajouta, comme se parlant à elle-même:

«Quelque instruction, du goût, de l'esprit, piquante et fantaisiste? Cette Fossette plairait peut-être à Maxime. J'y songerai.

—Maxime! Et Pouliche?

—Il a de cette péronnelle par-dessus les yeux. J'ai mes projets sur Maxime. Veillez à ce que votre sœur ne les entrave pas. À propos, vous venez ce soir. Renardet m'a parlé de votre affaire; elle s'arrangera. Ne manquez pas d'amener M. Daubré.

—Un rival! repartit Lionel avec un accent jaloux. C'est de l'héroïsme que vous me demandez là.

—Lionel, dit Mme de Courcy en souriant finement, je connais votre projet de mariage avec l'aînée des demoiselles Borel. Je vous promets de ne rien faire pour l'entraver.»

M. de Lomas voulut protester.

«Oh! mon cher ami, un homme comme vous, exempt de tout préjugé, c'est si rare! Et puis réfléchissez-y: nous nous tenons réciproquement par la crainte de l'indiscrétion. Nous ne pouvons donc pas nous brouiller. Ce que nous avons de mieux à faire, l'amour s'éteignant, c'est de rester amis. Servez-moi comme je vous servirai à l'occasion.

—Moi, Lucrèce, je vous aimerai toujours; mais je vous montrerai que je sais pratiquer la générosité.

—À propos,... cet Albert Daubré?...

—Votre futur mari?... fit Lionel en souriant.

—On ne peut pas savoir, répondit Lucrèce... Quel homme est-ce?

—C'est une nature tendre, un peu féminine...

—Tant mieux! Seuls ces êtres-là savent aimer d'un amour frais, pur, exclusif. Mon cher ami, je suis dans mes jours d'expansion, je vous ferai toutes mes confidences; je suis altérée de platonisme. Riez maintenant à belles dents, si vous voulez!

—Décidément vous êtes amoureuse d'Albert, car l'amour seul a pouvoir de nous transformer ainsi.

—Je n'en sais rien, c'est possible.

—Mais alors je vais vous percer le cœur.... Oui, vraiment, j'hésite à vous faire cette révélation.

—Quoi! il aimerait?

—Je le crois.

—Qui?

—C'est une supposition: l'institutrice de ma nièce, Madeleine Bordier. Or, l'institutrice de ma nièce, ce sont précisément ces beaux yeux noirs que vous avez un jour rencontrés sous ma porte cochère.»

Lucrèce ferma à demi les paupières; ses lèvres se contractèrent avec dépit; elle pâlit légèrement. Se rappelant soudain les révélations de Renardet, elle venait de faire ce rapprochement: c'est Albert Daubré que Renardet a surpris aux Tuileries avec l'institutrice.

«Ah!... cette Madeleine est très-jeune? demanda-t-elle?

—Vingt ans.

—Vous la trouvez belle?

—Fort belle.

—Spirituelle?

—Plus que cela: c'est une intelligence remarquable.

—Je vous permets de lui faire la cour.

—Je proteste.

—Je l'exige.»

Lionel eut un demi-sourire que ne remarqua point Mme de Courcy, et qui sans doute signifiait: Je n'ai pas attendu votre permission pour dresser mon plan d'attaque.

«Vous êtes séduisant, Lionel.

—Vous êtes bien bonne, fit-il en s'inclinant

—Et puis vous avez peu de scrupules. Lorsque vous voulez plaire, vous avez du feu, sans vous départir de votre diplomatie, vous avez à la fois de la passion et du calcul. Elle vous aimera, je vous le prédis.

—Euh! euh! ces femmes philosophes chez qui la tête domine, c'est de la glace.

—De la glace qui fondra sous l'influence de votre magnétisme. Elle est artiste aussi; et d'ailleurs, avec ces yeux-là...

—C'est très-pur.

—Mais vous l'êtes si peu!

—Très-désintéressé.

—Parce qu'elle n'a jamais souffert.

—Non, vrai, je la crois incorruptible. Vous, savez pourtant que je n'ai pas trop bonne opinion des femmes. Mlle Borel, qui l'a élevée, est un roc de vertu.

—Oui; mais à l'école de votre sœur, qui est coquette....

—Je crois deviner qu'elle n'a pour ma sœur ni admiration, ni sympathie.

—Elle a donc beaucoup de préjugés?

—Elle a plutôt de la fierté.

—Peuh! laissez donc! elle est fière, donc elle a conscience de sa valeur. Elle aura peine à supporter cette demi-servitude. Comme artiste, elle doit aimer le luxe. Elle se fatiguera de sa pauvreté. Libre et entourée de séductions de toutes sortes, comment voulez-vous qu'elle résiste? Elle tombera, c'est dans la force des choses.

—Elle a reçu une éducation à l'américaine.

—Raison de plus.

—Non, car elle pense que les femmes doivent se créer une position indépendante par le travail.

—C'est bon en théorie; mais, dans la pratique, c'est impossible.

—Enfin elle base sa morale, non pas sur des dogmes ou des principes sujets à controverse, mais sur la dignité pure.

—Oh! oh! il est des accommodements avec toutes les morales comme avec le ciel. Et puis, quand le cœur parle, la raison se tait. Dites-moi donc, Lionel, ajouta Lucrèce en attachant sur lui un regard scrutateur, il me semble que vous connaissez déjà beaucoup Mlle Madeleine, et qu'elle vous rend bien pusillanime, tout Don Juan que vous êtes. En seriez-vous amoureux?

—Ah çà! vous me croyez donc amoureux des onze mille vierges? répliqua-t-il avec un rire forcé.

—Au surplus, ce que je veux, reprit coquettement la courtisane, ce n'est point que vous me fassiez une infidélité sérieuse.

—Alors j'essayerai pour vous obéir.

—Il faut d'abord réussir à la compromettre gravement aux yeux de votre sœur et d'Albert; ensuite nous verrons,» ajouta-t-elle en mettant un doigt sur ses lèvres, comme pour souligner ses paroles.




XX

Mlle Borel, depuis que Madeleine l'avait quittée, s'occupait de ses préparatifs de départ. Son frère avait essayé vainement de la retenir. Croyant à la fusion inévitable des peuples, et plaçant l'amour universel au-dessus du nationalisme, elle pensait qu'une œuvre sociale ne peut être vraiment grande et généreuse que si elle embrasse tous les pays du globe. Elle avait toujours critiqué ce travers qu'ont les Français de se renfermer dans la contemplation d'eux-mêmes, sans tenir compte de l'expérience des autres peuples. Afin de ne pas tomber dans ce ridicule qu'elle déplorait, elle voulut voir par elle-même, profiter des progrès accomplis, et juger ceux qu'il serait possible d'accomplir encore.

Sans doute le sort de la Française l'intéressait plus vivement que celui de l'Indienne; car la vivacité des sensations, l'intensité de la souffrance sont en raison directe du développement de l'être, de son raffinement moral et nerveux. Certes, une femme primitive, fortement musclée, ne souffre pas comme une petite maîtresse étiolée au physique, à l'imagination impressionnable; et, parmi les ouvrières la robuste campagnarde est moins à plaindre que la citadine, toujours un peu maladive.

Enfin, si Mlle Borel avait quelques prédilections pour la Française, c'était que le peuple français, nonobstant sa réputation de galanterie, est, en réalité, un des moins libéraux envers la femme. Après la société musulmane, la société française est peut-être celle qui lui accorde le moins de garanties, la traitant, comme on l'a dit, «en mineure pour ses biens, et en majeure pour ses fautes.» N'est-ce pas aussi en France, dans un synode catholique siégeant à Mâcon, que s'agita cette incroyable question: «La femme a-t-elle une âme?» Tel était alors le libéralisme français et chrétien envers les femmes. Depuis lors a-t-il fait beaucoup de progrès? Le moyen âge du moins entourait la femme de vénération et lui adressait un culte. Aujourd'hui les restrictions à sa liberté sont les mêmes, et le respect n'existe plus.

Mlle Borel rêvait l'anéantissement des préjugés locaux, des morales contradictoires, des croyances ennemies, par la science et par un sentiment élevé de la dignité humaine et de la justice. Elle voulait apporter sa pierre à ce vaste édifice qui sera l'œuvre des siècles; elle voulait mettre en présence, à propos de la femme, cette dernière esclave de nos sociétés modernes, les coutumes despotiques, les opinions empreintes encore de barbarie que l'habitude nous empêche d'apercevoir chez nous, mais qui nous révoltent chez notre voisin.

Son livre était surtout adressé aux femmes. Son but était de les instruire de leurs droits, de les relier entre elles, ces martyres de toutes les nations. Ce qu'elle entreprendrait surtout, ce serait l'histoire de la prolétaire dans tous les pays, l'histoire de la majorité enfin. Tel était l'objet de ses études et le motif de ce grand voyage auquel elle comptait consacrer plusieurs années.

Aucune affection personnelle, pas plus son frère que Madeleine, ne pouvait la retenir; et d'ailleurs Madeleine paraissait satisfaite de sa position chez Mme Daubré. Mlle Borel était donc sans inquiétude de ce côté.

Madeleine en effet, par délicatesse, lui avait dissimulé les dégoûts de sa nouvelle position. Certes Mme Daubré était pour elle remplie d'égards, elle lui parlait en amie plutôt qu'en supérieure.

Ainsi elle lui disait avec sa voix la plus mielleuse:

«Ma chère Madeleine, n'êtes-vous pas fatiguée? serait-ce abuser de votre obligeance que de vous prier de me lire quelques chapitres de ce roman que j'ai commencé hier?»

Madeleine ne pouvait refuser; et pendant plusieurs heures qu'elle eût pu consacrer à son travail, elle s'appliquait à lire un mauvais livre, dépourvu pour elle de tout intérêt.

Ou bien encore:

«Madeleine, un peu de musique, s'il vous plaît. Cela me calmerait les nerfs que j'ai très-malades.»

Et Madeleine obéissait.

Ou:

«Si je ne craignais vraiment de vous ennuyer beaucoup, je vous prierais en grâce d'emmener les babies aux Tuileries avec Jeanne; car leur bonne est en course: il serait vraiment cruel de les priver de ce beau soleil.»

Et Madeleine, convertie en bonne d'enfants, emmenait les babies.

Une autre fois, il lui fallait habiller Jeanne. Et puis que de caprices à satisfaire! Jeanne était une enfant gâtée. Si l'institutrice se refusât à tourner la corde, à lui montrer les gravures, à jouer à cache-cache, c'étaient des cris, des trépignements qui donnaient la migraine à Mme Daubré.

Toutefois les exigences de Jeanne étaient loin d'égaler les volontés fantasques qui passaient parfois dans l'esprit de cette coquette désoeuvrée.

Si Maxime n'arrivait pas à l'heure, que d'impatiences comprimées à demi, que de brusques réprimandes faites à l'écolière, mais qui s'adressaient en réalité à l'institutrice! Madeleine souffrait dans son amour-propre et dans sa dignité.

Cependant sa situation chez Mme Daubré offrait d'autres inconvénients plus graves. Albert avait pour elle des attentions, des prévenances exquises; mais ces témoignages naïfs d'un amour naissant embarrassaient Madeleine.

Quant à M. de Lomas, sa conduite envers elle l'inquiétait plus encore: si, devant le monde, il lui montrait une froideur affectée; lorsqu'ils se rencontraient seuls, il attachait sur elle des regards passionnés qui la faisaient rougir. Il lui inspirait plus que de l'antipathie, plus que du mépris, une sorte d'effroi. Elle pressentait que c'était un homme dangereux.

Toutefois, lorsque les regards de M. de Lomas devenaient trop expressifs et trop persistants, elle faisait un effort et levait sur lui ses yeux candides, fermes, imposants. Alors c'était au tour de M. de Lomas de baisser les siens.

Le lendemain de son entretien avec Lucrèce, Lionel entra au salon comme Madeleine s'y trouvait occupée à remplir de fleurs les vases et les jardinières.

Elle s'acquittait de ce soin avec tant de goût! disait Mme Daubré.

Ce jour-là, Madeleine était heureuse. La veille, Albert avait réussi à se débarrasser des instances de Lionel qui voulait le conduire chez Lucrèce, et Mme Daubré avait trouvé un autre patito pour l'accompagner au bal. Il avait passé avec Madeleine une soirée charmante. Il lui avait lu quelques passages de sa traduction de Heine. Ces fragments reproduisaient si heureusement l'esprit tout français et la sentimentalité germanique du poëte allemand, que Madeleine lui avait chaudement exprimé le plaisir très-réel qu'ils lui causaient. À son tour elle avait lu à Albert les passages les plus saillants de son œuvre, et obtenu un succès de larmes et d'enthousiasme. Cette sympathie artistique lui aiderait à supporter les dégoûts de sa situation actuelle et lui donnerait en son talent cette confiance qui parfois l'abandonnait.

Lionel savait par la femme de chambre que Madeleine avait passé toute la soirée en tête-à-tête avec Albert. Sa jalousie, ou plutôt son émulation,—car il n'était pas encore assez épris pour être jaloux,—se trouvait, ainsi que sa curiosité, vivement excitée.

Quand il entra, comme Madeleine répondit froidement à son salut, il s'assit près de la table et prit un journal.

«Il y a courses aujourd'hui, fit-il après un moment de silence. Y viendrez-vous, mademoiselle? Maxime fera courir.

—J'irai si Mme Daubré désire que je l'accompagne.

—Nous allons ce soir aux Italiens. J'espère que vous serez des nôtres.

—Si Mme Daubré le permet, je préférerais rester; car j'ai beaucoup à travailler ce soir.

—Ah! je gage qu'hier Albert vous aura lu ses élucubrations poético-allemandes. Je crains, si vous daignez l'écouter, qu'il n'abuse de votre obligeance et ne vous fasse prendre cette maison en grippe. Les auteurs manquent de discrétion. Il a la manie écrivassière, ce pauvre garçon. Il a toujours Henri Heine à la main, et un manuscrit dans sa poche. Est-ce que vous trouvez cela amusant?

—M. Albert m'a lu en effet, hier au soir, quelques-unes de ses poésies, répondit gravement Madeleine. Je vous assure qu'elles m'ont vivement intéressée.

—Vous vous repentirez de votre indulgence, je vous le prédis.

—Mais alors il pourrait bien également se repentir de la sienne; car je lui ai fait subir aussi la lecture de mes propres poésies.

—Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Lionel en riant. Je ne savais pas que, vous aussi, vous sacrifiiez aux Muses. Jusqu'alors je n'avais rien imaginé de plus comique que deux auteurs se lisant mutuellement leurs œuvres, ne s'écoutant ni l'un ni l'autre, où se trouvant réciproquement détestables, et ne se cassant pas moins l'encensoir sur le nez. «Passe-moi les dragées à la rose, je te passerai les pralines à la violette.» Mais lorsque l'un d'eux est une jolie femme, j'avoue que je trouve la situation fort attrayante et point du tout grotesque. Mademoiselle, si vous voulez m'aider de vos conseils, je renonce au monde, je me fais poëte et en outre votre admirateur à la vie, à la mort.»

Ce compliment, fait d'un ton plaisant et gracieux, n'avait rien qui pût déplaire à Madeleine. Elle sentait pourtant que, sous cette légèreté, M. de Lomas cachait une intention plus sérieuse. Toutefois, elle pensa qu'elle aurait mauvaise grâce de paraître offensée.

«Mais, monsieur, répliqua-t-elle gaiement, n'est pas poëte qui veut. C'est comme si ce camélia, enviant le parfum de la rose, disait: «Il est fort agréable d'être rose; je veux être rose.» J'aurais beau vous conseiller; si vous n'êtes pas né poëte, vous ne ferez jamais autre chose que de la prose en vers.

—C'est bien décourageant, ce que vous dites là. Moi, je ne partage pas votre avis. Je crois que l'être le plus prosaïque devient poëte dans certaines situations, et lorsque s'épanouissent certains sentiments, certaines passions qui développent en lui l'enthousiasme et les aspirations vers l'idéal.»

Et prenant un ton sérieux, il ajouta:

«Hier, j'ai passé la journée au bois de Boulogne, non pas dans cette partie correctement dessinée qui est le rendez-vous du monde élégant, mais dans les endroits les plus sauvages, les moins fréquentés, et j'avais un âpre plaisir à aspirer le parfum de la sève, à contempler ces frêles bourgeons que baignait amoureusement la lumière du soleil. Les gaies chansons des oiseaux, qui autrefois m'étaient insupportables, me semblaient maintenant une délicieuse harmonie. Je me sentais ému de toutes ces splendeurs, que j'admirais pour la première fois. Et cependant mon cœur souffrait.... Ah mais! s'écria-t-il tout à coup en changeant de ton, il est temps que je m'arrête, car je m'aperçois que je divague. Et moi qui me moquais d'Albert! Non, vous avez raison, je ne suis pas né poëte. Mais le camélia ne peut-il du moins, en restant dans le voisinage de la rose, s'imprégner de son parfum?

—Je dirai à M. Albert, reprit Madeleine avec une gravité qui voulait être comprise, que vous le comparez à une rose; il en sera flatté.»

Lionel laissa tomber le journal qu'il tenait à la main, et se renversa sur son fauteuil, comme s'il venait de recevoir un coup en pleine poitrine. Il resta un instant dans cette attitude de découragement. Ses yeux fermés le faisaient paraître plus pâle; ses cils dessinaient au-dessous des paupières une ombre maladive. Ce visage était empreint de fatigue et de chagrin, et la pose semblait si naturelle! Puis Madeleine ne soupçonnait pas l'existence de ces comédiens qui se font un jeu du sentiment et s'appliquent à le feindre. Et d'ailleurs, pour quel motif chercherait-il à la tromper? Dans son inexpérience, elle crut que M. de Lomas souffrait réellement. Mais aussitôt elle se souvint de Geneviève. Comment osait-il lui laisser entendre qu'il désirait lui plaire, puisqu'il aimait cette ouvrière! Cependant, pour rompre un silence embarrassant, elle dit fort naturellement:

«Est-ce Mademoiselle Lucie que fait courir aujourd'hui M. Maxime?»

Lionel se releva en sursaut.

«Pardon, mademoiselle, plus rien au monde ne m'intéresse. Je traverse une de ces crises qui décident de l'existence. D'un côté, tout est clarté, bonheur; de l'autre, c'est la nuit, c'est le désespoir. Que m'importe que Maxime fasse courir Mademoiselle Lucie, Trente-un ou Majesty!»

Il débita cette phrase avec une telle correction de jeu, d'attitude, de regards, qu'une femme plus expérimentée eût deviné là un rôle appris et souvent répété.

Elle ne savait que répondre à cette étrange confidence, lorsqu'on annonça Mlles Borel, Laure et Béatrix.

Mme Daubré les avait invitées à déjeuner; car elles devaient assister ensemble aux courses.

Laure, avec sa pétulance habituelle, courut se jeter au cou de Madeleine et l'embrassa cordialement. Mais Béatrix, la trouvant seule avec M. de Lomas, se montra envers elle plus que froide, presque dédaigneuse.

À la vue de Béatrix, Lionel changea soudain d'attitude. Il fut galant, empressé, et déploya dans la conversation beaucoup de gaieté et de présence d'esprit. Il n'eut plus un seul regard pour Madeleine; mais il prodiguait à Béatrix toutes ces délicates prévenances dont les femmes et les jeunes filles surtout sont si flattées. Laissait-elle tomber un gant, il se précipitait pour le ramasser; il avança un coussin pour ses pieds, un guéridon pour feuilleter un livre de gravures. Et comme elle admirait les fleurs de la jardinière, il dérangea l'harmonie de la corbeille si artistement composée par Madeleine, pour lui former un bouquet des plus jolies fleurs et des plus parfumées.

«Évidemment je me suis trompée. Ce n'est pas moi qu'il aime, pensa Madeleine, c'est Béatrix. Peut-être voulait-il seulement me gagner à sa cause et me disposer à la plaider. Mais Geneviève?»

Elle demeurait très-perplexe, très-embarrassée de se former une opinion sur le compte de M. de Lomas.

Lorsque Maxime arriva, Mme Daubré n'était pas encore prête.

Madeleine ne l'avait pas revu depuis leur rencontre en chemin de fer. Pourtant Mme Daubré recevait souvent Maxime; mais, ces jours-là, elle envoyait l'institutrice conduire les enfants aux Tuileries.

Maxime avait réellement dans le caractère un côté chevaleresque. Il pardonnait aisément à une femme de repousser son amour. D'ailleurs il comptait tant d'autres succès qui rassuraient son amour-propre! Il ne comprenait pas qu'un homme eût la prétention de plaire à toutes les femmes et s'irritât d'un échec comme d'une injure. Il se reconnaissait au contraire des torts vis-à-vis de Madeleine, et il avait à cœur de les réparer. Il la salua avec déférence, en implorant du regard son pardon.

Elle lui tendît la main; mais ses yeux troublés n'osèrent se lever sur lui.

Ce jeu muet, quoique très-rapide, ne put échapper aux regards intéressés et observateurs de M. de Lomas.

«Allons! pensa-t-il, ce n'est pas Albert qui est mon rival le plus redoutable. Si j'échoue, voilà un nœud tout trouvé pour la petite intrigue que Lucrèce m'a si instamment recommandé de mener à bien. Le jour où je le désirerai, Madeleine sera congédiée.»

M. de Lomas, on le voit, n'avait pas la générosité de Maxime. Il ne pardonnait pas aisément une blessure faite à sa vanité. Lui aussi pourtant, il avait obtenu de nombreuses bonnes fortunes; mais, à quarante ans, un échec est beaucoup plus sensible qu'à vingt-cinq.

À quarante ans, un homme se croit et se sent réellement encore jeune. Cependant il a besoin que l'amour même le rassure sur cette jeunesse au déclin. Aussi, comme la femme de trente ans, est-il plus passionné, plus persistant dans ses tentatives de séduction, et, par cela même, plus dangereux.

Mme Daubré arriva enfin. Elle était éblouissante; mais cette femme était une fiction: du rouge aux lèvres et sur les joues, du blanc autour des paupières, un nuage de bleu aux tempes, et aux sourcils trop blonds un peu d'ombre, lui composaient un visage qui, à vingt pas, faisait illusion, mais qui de près ressemblait à une peinture. Des cheveux d'emprunt, flottant en boucles par derrière, dissimulaient son cou trop maigre. Sa toilette, du reste, était aussi simple que celle de Béatrix était chargée: Mme Daubré voulait se rajeunir, Béatrix aspirait au contraire à se donner un ou deux ans de plus. Maxime déclara la simplicité de Mme Daubré adorable, tandis que M. de Lomas s'extasia sur les falbalas de Béatrix. Quant aux femmes, elles s'adressèrent réciproquement sur leurs toilettes des compliments qu'elles ne pensaient pas.

«Comment, chères belles, minauda la coquette, voilà huit grands jours que je ne vous ai vues! Samedi j'ai passé chez vous espérant vous emmener dans ma voiture; vous étiez au sermon.

—Oh! pendant la semaine sainte, nous ne sortons que pour aller à l'église, dit Béatrix; nous nous mettons en retraite.

—Oui, c'était l'habitude au couvent, ajouta Laure; ce n'est pas amusant, mais il faut bien gagner le ciel.

—Avez-vous assisté aux conférences du père X...? demanda Lionel. Elles étaient fort intéressantes; je n'en ai pas manqué une.

—Et moi donc! reprit Maxime en riant... Tiens! maman n'est pas là. C'est inutile de mentir. Comment! mon pauvre diable de Lionel, vous seriez déjà ermite à ce point-là? Vous me faites de la peine.

—Mon cher, il faut être jeune, au contraire, pour sentir toute la poésie et toute la grandeur du culte catholique.

—Oui, en effet, très-jeune ou très-vieux.

—Vous nous scandalisez, monsieur Maxime, fit Mme Daubré avec coquetterie.

—Ce père X..., reprit Lionel, a un esprit si séduisant! Il prêche dans une petite chapelle de la rue de Provence. Les femmes du monde y affluent. Tenez, comment trouvez-vous cela? Peut-on démontrer par une comparaison plus juste, plus attrayante, la nécessité de prier beaucoup, de prier toujours? Il disait: «Quelques esprits sceptiques tournent en ridicule nos plus saintes pratiques, celle du rosaire, par exemple, où 180 fois de suite nous adressons à Marie la même prière. Une maîtresse de maison qui donne une soirée se lasse-t-elle jamais de s'entendre dire par deux ou trois cents personnes: Madame, votre soirée est charmante?»

—Ah! mon cher! qu'il a d'esprit, votre prédicateur! s'écria Maxime en riant aux éclats. Il parle de deux ou trois cents personnes différentes, très-bien! Mais si ces deux ou trois cents personnes se mettaient à dire toutes ensemble deux ou trois cents fois de suite: «Madame, votre soirée est charmante, «cela pourrait devenir plus assourdissant que flatteur.»

Madeleine sourit.

Béatrix prit un air sévère.

«Maxime, dit-elle, nous ne devons pas permettre devant nous des discours qui offensent la religion. Je vous remercie, monsieur de Lomas, de nous avoir indiqué cette chapelle; nous irons habituellement y faire nos prières, car nous assistons chaque matin à la messe de huit heures.»

M. de Lomas comprit qu'on lui donnait indirectement rendez-vous. Et il maudit son zèle religieux, qui allait l'obliger à se lever tous les matins à sept heures.

L'arrivée de M. et de Mme Borel coupa l'entretien.

M. Borel fut assez affable pour Madeleine. Mais Mme Borel affecta vis-à-vis d'elle une réserve un peu dédaigneuse.

Ce changement d'attitude de la part d'une famille qui l'avait si longtemps traitée sur le pied de l'égalité serra péniblement le cœur de l'institutrice. Mais elle se dit confiante dans l'avenir, que la carrière des arts ou des lettres la soustrairait bientôt à cette servitude.

Pendant le repas, elle fut triste, mais personne autre qu'Albert n'y fit attention.

Aussitôt après le déjeuner, on monta en voiture. Jeanne insista pour suivre sa mère. Comme Mme Daubré ne demanda pas à Madeleine si elle désirait les accompagner, l'institutrice resta seule, oubliée. Elle refoula les larmes qui lui vinrent aux yeux. Pourtant elle se consola vite. Elle allait du moins pouvoir se recueillir un moment et travailler un peu.

En passant au salon pour prendre un livre qu'elle y avait oublié, elle fut très-surprise d'y trouver M. Albert Daubré.

«Vous n'êtes pas aux courses? demanda-t-elle avec inquiétude.

—Non, je préfère rester à travailler; et vous-même?

—Moi, répondit-elle froidement, je vais aller voir ma sœur.

—Je n'ose vous demander de vous accompagner, dit Albert tout ému du ton de Madeleine.

—En effet, cela ne se peut pas, monsieur Albert, reprit-elle d'un ton plus doux; ce serait tout à fait contraire à nos coutumes françaises, et Mme Daubré pourrait le trouver mauvais.

—Alors puis-je vous prier de remettre mon aumône à la jeune fille si malheureuse dont vous m'avez parlé avant-hier?

—Volontiers, dit Madeleine.

—Voici deux cents francs; et veuillez lui donner mon adresse, afin qu'elle recoure à moi dans les moments difficiles.»

Madeleine se retira.

Mais cette courte entrevue n'avait pas échappé à une femme de chambre chargée par M. de Lomas de la surveiller.




XXI

Madeleine allait trouver en grand désarroi le cinquième étage du n° 37 de la rue de Venise.

Geneviève était convenue la veille avec Mme Thomassin qu'elle irait travailler à l'atelier et s'installait dans sa maison.

Elle déménageait. Comme elle était souffrante, Fossette faisait la malle, et Robiquet regardait tristement plier les robes, envelopper les bottines et ranger les bonnets dans un petit carton.

Fossette ne se décidait pis encore à suivre son amie. Elle préférait à l'état de couturière celui de passementière comme plus lucratif. Sans doute ce métier subissait, selon les caprices de la mode, de fréquents et longs chômages; mais c'était un joli travail qui demandait un certain goût. C'était aussi moins monotone que d'aligner sans cesse des points sur un morceau de toile. Enfin, quand elle avait amassé un petit pécule, elle pouvait rester quelque temps sans rien faire, acheter de belles fleurs et de jolis bonnets. Mais la couture c'était la vie au jour le jour, sans distraction, sans luxe, sans poésie; c'était du pain à manger, et encore pas toujours à sa faim.

Geneviève avait reçu dans la matinée une lettre de M. de Lomas qui lui faisait espérer l'admission de Fossette, grâce à son instruction, comme ouvrière privilégiée chez Mme Thomassin.

Mais avant d'accepter ces offres avantageuses, Fossette désirait faire une tournée chez les fabricants de passementerie qui lui donnaient habituellement de l'ouvrage, et, selon leur réponse, elle prendrait un parti.

«Je t'en prie, ma chère Fossette, disait Geneviève, décide-toi. Je m'effraye beaucoup d'entrer seule chez cette couturière, qui a des façons de grande dame, et de me trouver au milieu d'une vingtaine d'ouvrières, habillées comme des princesses, et qui regardaient avec mépris ma pauvre robe de mérinos. Avec toi, je serais plus brave. Si elles se moquaient de nous, tu les remettrais d'un seul mot à leur place; tandis que moi, je ne saurai que rougir, ce qui les fera rire encore davantage.

—Eh bien! et moi donc! s'écria Robiquet. Si Mlle Fossette part aussi, que voulez-vous que je devienne? Tuez-moi tout de suite, ce sera plus tôt fait.

—C'est vrai, Geneviève, tu es par trop égoïste. Est-ce que je puis abandonner ainsi cet amour de voisin, qui, pour me plaire, change de chapeau 365 fois par an, et qui, 365 fois par jour, me serine son grand air d'opéra:

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