Le Calvaire des Femmes
Je suis habituée à cette scie. Je l'aime, cette scie, et je ne pourrais plus m'endormir s'il ne me berçait pas avec son grand'air. Voyons, ineffable Robiquet (battant la mesure), une, deux, trois.»
Geneviève s'efforçait de rire des plaisanteries de Fossette, mais elle ne pouvait vaincre sa tristesse.
«Reste avec nous, dit Fossette.
—C'est cela, mademoiselle, restez avec nous, répéta Robiquet. Mlle Fossette m'a volé cette idée-là. Voilà plus d'une heure que je la rumine sans oser vous la dire. Vous êtes un peu malade, nous aurons bien soin de vous. Il n'y a que les pauvres, voyez-vous, pour s'aimer et s'aider entre eux. Là-bas, tout ce beau monde vous laisserait mourir sans vous offrir seulement un bol de tisane. Et puis nous sommes si malheureux de votre départ!»
Geneviève restait rêveuse, indécise; Claudine, Fossette et Robiquet insistaient.
«C'est impossible, mes bons amis, dit-elle enfin. Les personnes qui s'intéressent à moi me retireraient leur protection, et.... Je ne puis tout vous dire, mais je suis bien à plaindre!»
Elle continuait à chercher dans tous les coins pour s'assurer qu'elle n'oubliait rien, lorsqu'elle découvrit au fond de l'armoire, à demi enseveli sous la poussière, son ancien carreau de dentellière.
Ce carreau lui rappelait sa jeunesse heureuse, pleine de tendresse et de rêves dorés. Il lui rappelait les beaux soirs d'été où, assise devant la porte, elle répondait, tout en jetant ses fuseaux, aux amicales salutations des passants; puis encore les longues veillées d'hiver où sa mère cousait à ses côtés, où son père, si grave et si bon, lisait en face d'elle et la contemplait avec des yeux pleins d'orgueil.
Il n'était pas jusqu'à cette cave sombre qui ne lui parût pleine de soleil, parce qu'alors le bonheur l'habitait, ce bonheur que donnent l'affection et la jeunesse. En quelques secondes tous ces tableaux passèrent devant ses yeux. À tous ces souvenirs, son cœur se gonfla et ses larmes coulèrent abondamment. Ses amis s'empressèrent autour d'elle pour la consoler.
Madeleine arriva au milieu de ce petit drame, comme Geneviève et Robiquet descendaient ensemble la malle et les paquets. Ils étaient tous deux arrêtés devant une sombre ouverture pratiquée dans l'épaisseur de l'escalier, et qui n'avait ni porte ni fenêtre.
«Madame Blancheton!» criait Robiquet.
Mais celle qu'on appelait ainsi ne put répondre tout d'abord. Un accès de toux l'empêchait de parler. Quand elle eut cessé de tousser, elle avança sa tête à l'ouverture. Et Madeleine, que l'encombrement de l'escalier empêchait de passer, vit une de ces figures blafardes, malpropres, hideuses, véritables créations de la nuit et de la misère.
«Qu'y a-t-il? fit une voix rauque, éraillée.
—Croyez-vous, madame Blancheton, que le maraîcher du n° 16 de la rue Maubuée voudra nous prêter votre charrette pour conduire ces effets?
—Prêter! Ah bien oui! Il faudra payer, mes enfants. Le père Crochard est un gredin d'usurier qui ne prête jamais, mais qui loue fort cher.
—Allons toujours voir,» dit Geneviève.
En se retournant, elle reconnut Madeleine.
Madeleine lui demanda si elle trouverait Claudine en haut.
«Oui; elle est dans la chambre de Fossette.»
La mère Blancheton, en apercevant Madeleine, était rentrée dans son antre, semblable à un oiseau de nuit qu'eût effrayé la lumière. Elle avait pris Madeleine pour une dame de charité. Elle se trouvait là en contravention. Le propriétaire du garni ne lui louait ce trou que quatre francs par mois; mais il ne fallait pas se laisser surprendre par la commission des logements insalubres.
En passant devant cette ouverture, d'où s'échappait une odeur nauséabonde, Madeleine eut le temps de jeter un regard dans ce bouge. Un grabat se trouvait à droite du trou, mais on ne pouvait s'y asseoir sans toucher la poutre de l'escalier; sur ce lit, on entrevoyait un amas de guenilles.
Quand Madeleine arriva auprès de sa sœur, elle était fort émue, et elle demanda ce qu'était cette mère Blancheton.
«La mère Blancheton, lui dit Fossette, est une malheureuse, qui, toute sa vie, a sué au travail et n'a pu faire un sou d'épargne. Elle a toujours été dans le guignon; et, comme la pierre va toujours au tas, la misère amène toujours la misère. Comment sortir de la pauvreté, quand on n'a pas un sou d'avance? On est forcément exploité par celui qui a l'argent. Ainsi l'usurier Crochard lui loue sa charrette un franc par jour; c'est une infamie; cela lui fait trois cent soixante-cinq francs par an pour une charrette qui coûte au plus cinquante francs. Comment voulez-vous qu'elle s'en tire, la pauvre femme, après avoir tout le jour roulé sa charrette, et tout le jour crié: «Un sou les radis! un sou la botte!» ou «Deux sous les oranges! deux sous!» Il ne lui reste quelquefois pas cinq sous de bénéfice quand elle a payé Crochard.
—Elle n'a donc jamais eu cinquante francs pour acheter une charrette?
—Il n'y a pas longtemps qu'elle fait ce métier-là. Elle avait un fils qu'elle destinait à l'état de graveur; elle a dépensé beaucoup d'argent pour lui, mais, dès que son apprentissage a été terminé, il s'est engagé comme soldat. Elle en a fait une maladie qui l'a retenue longtemps à l'hôpital. En sortant de l'hôpital, à moitié guérie, elle est venue s'installer ici. Tout le monde a des bontés pour elle. Mais au n° 37 de la rue de Venise il n'y a pas de Crésus. Quand elle ne peut se lever, je lui porte du lait chaud ou je lui fais de la tisane de réglisse. Et encore je me reproche de la soigner, car certainement elle serait plus heureuse, comme elle dit, à dix pieds sous terre. Mais comment voir cette malheureuse, et l'entendre tousser surtout, sans avoir le cœur déchiré? C'est comme les Brisemur: j'ai passé toute la nuit à veiller la femme, qui est à l'agonie, au milieu de cinq enfants dont le plus jeune a trois mois. Il n'y a pas un sou dans ce pauvre ménage. On voudrait être riche; mais pour un qu'on tire de la peine on en voit cent à côté qui meurent, non pas de faim peut-être, mais d'affreuses maladies occasionnées par les privations de toutes sortes.
—Il est certain, remarqua Claudine, qu'on ne voit pas à Lyon de misères pareilles.
—On en voit moins peut-être, repartit Madeleine, parce que Lyon est moins grand et qu'on y est moins isolé.»
Puis, s'adressant à Fossette:
«Seriez-vous assez bonne, mademoiselle, pour me conduire chez la jeune Christine Ferrandès? J'ai deux cents francs à lui remettre; mais je compte partager entre elle, les Brisemur et la mère Blancheton.
—Voulez-vous venir voir d'abord ces pauvres Brisemur? demanda Fossette. Brisemur est intelligent. Il a beaucoup lu les journaux en 48. Il parle politique comme un ministre. Et puis ses pauvres petits vous intéresseront aussi. Enfin Brisemur est un bon ouvrier et un honnête homme, ce qui est bien méritoire, allez, quand on est si malheureux.»
Madeleine redescendit au quatrième étage avec Fossette.
En pénétrant chez les Brisemur, elle eut le cœur serré. On devinait une de ces pauvretés, si complètes qu'elles ôtent à l'être humain tout respect et tout souci de sa personne. Lorsque au milieu du plus grand dénûment, on voit les malheureux conserver quelque soin de leur habitation et de leurs vêtements, c'est qu'ils n'ont pas perdu tout espoir; ils ont encore à descendre; ils n'appartiennent pas encore tout entiers à l'affreuse misère.
Chez les Brisemur, on n'apercevait plus trace de propreté. Le plancher était recouvert de cendres, de charbons épars, de débris de vêtements. Quatre enfants en bas âge rampaient dans cette fange. On comprenait que ces malheureux n'avaient plus d'autre ambition que celle de vivre.
Depuis huit jours la femme était au lit.
«Je vous amène une belle visite, monsieur Brisemur,» dit Fossette.
Brisemur leva sur Madeleine ses yeux sombres, et puis sans parler continua son ouvrage.
«Ce n'est pas une dame de charité, monsieur Brisemur, c'est la sœur de Claudine.
—Ah!» fit le pauvre homme en soupirant.
Il essaya de se lever, mais il retomba comme si ses jambes refusaient de le soutenir. Ses joues creuses, ses yeux enfoncés et brillants, donnaient à son visage quelque chose de sinistre.
«Mademoiselle, à qui j'ai parlé de votre désir de fonder une société pour la cordonnerie, croit qu'elle vous trouverait une somme suffisante.
—J'en suis presque certaine, monsieur, dit Madeleine; si vous vouliez seulement m'expliquer de quelle manière vous compteriez opérer?
—Oh! c'est bien simple, répondit-il. Il y a eu déjà en 1848 plusieurs fondations de ce genre, notamment pour la cordonnerie. Mais la plupart n'ont pu se soutenir, soit par inexpérience, défaut de gestion ou insuffisance du capital, soit à cause de la stagnation des affaires ou de la dispersion des membres lors des événements politiques. En outre, les six fondations pour la cordonnerie avaient eu le tort d'adopter le système de répartition égalitaire qui dominait alors. Il s'agit aujourd'hui de réunir un certain nombre d'ouvriers cordonniers, laborieux et honnêtes, pouvant apporter chacun une centaine de francs. Nous achèterions nous-mêmes la matière première, et nous ouvririons un magasin commun pour vendre nos produits directement aux consommateurs. Cent ouvriers à cent francs chacun forment un capital de dix mille francs. C'est suffisant pour commencer. Voilà ce que je prêche dans toutes nos réunions. Un grand nombre déjà ont compris l'avantage de cette combinaison; mais un plus grand nombre n'ont pas cent francs disponibles. Quant à moi, je ne les aurai jamais, ces cent francs, qui, pour un oisif, n'ont qu'une valeur insignifiante; ces cent francs qui pourraient me tirer moi et ma famille de cette horrible misère.
—Les voici,» dit Madeleine, qui remit entre les mains du malheureux cinq pièces d'or.
Brisemur regarda cet or sans oser y toucher. Jamais peut-être il n'avait tenu entre ses mains une somme aussi forte. Il ne pouvait croire à un changement de fortune aussi subit.
«Je vous les prête au nom de M. Daubré, reprit Madeleine, jusqu'à ce que vous puissiez les lui rendre.»
Le pauvre Brisemur prit la somme, et son émotion avait été si grande que ses yeux s'emplirent de larmes.
«Enfants, les enfants, dites merci à cette dame. Ah! je puis vous dire cela maintenant, ces pauvres petits n'ont pas mangé d'aujourd'hui, ni moi depuis hier matin.»
Madeleine s'approcha du lit où la malade était endormie de ce sommeil de la fièvre profond et agité. À côté d'elle gisait, plutôt qu'il n'était couché, non un enfant, mais un squelette; de temps à autre sa petite figure décharnée se contractait comme s'il voulait crier. Mais aucun son ne sortait de ses lèvres décolorées, étirées déjà comme celles des moribonds.
«Il faut qu'il meure, dit Brisemur avec une sombre résignation, puisque depuis huit jours sa mère ne peut le nourrir.
—Ô mon Dieu, c'est affreux! s'écria Madeleine. Je vous en prie, monsieur, n'épargnez rien pour sauver cet enfant.
—Le médecin des pauvres est venu hier et l'a condamné.
—Et la mère?
—La mère vivra, puisque je vais pouvoir la soigner.
—Et alors vous vous étiez résignés?
—Oh! chez nous la résignation est facile. Qu'avons-nous à regretter? c'est le seul instinct de la conservation qui nous soutient. Ne vaut-il pas mieux, par exemple, que cet enfant meure avant d'avoir conscience de la vie, que de vivre comme nous vivons?
—M. Daubré s'intéressera, je n'en doute pas, à la fondation de votre société. Voici mon adresse, monsieur Brisemur: Mlle Bordier, chez Mme Daubré, 31, rue Louis-le-Grand.»
Et elle sortit.
«Chez Mme Daubré! dit vivement Fossette en remontant l'escalier; vous demeurez chez la sœur de M. de Lomas. Mais Geneviève sait-elle?... Vous connaissez M. de Lomas?
—Sans doute, fit Madeleine.
—Eh bien! si vous en trouvez l'occasion, dites-lui que c'est un indigne scélérat, et qu'il fera certainement mourir de chagrin cette pauvre Geneviève.»
Madeleine questionna Fossette, qui lui raconta l'histoire de la fille de Gendoux.
À ce récit, l'indignation contractait le visage de Madeleine.
«Dans ma position, fit-elle observer, je ne puis parler de cela à M. de Lomas. Mais peut-être un peu plus tard....
—C'est lui qui la force à nous quitter, je ne sais pourquoi: pour la faire mourir plus vite sans doute, parce qu'elle l'embarrasse.»
Madeleine et Fossette montèrent alors chez Christine. Là, un autre tableau non moins navrant les attendait.
La mansarde était petite, mais propre, quoique misérable. L'air et le soleil y pénétraient par la lucarne entrouverte, lucarne si étroite pourtant qu'une partie de la mansarde se trouvait plongée dans l'ombre. Quatre personnes vivaient habituellement dans ce réduit. Une fillette au doux regard, vêtue avec goût, presque avec recherche, assise sur un tabouret, tenait à la main une poupée de deux sous.
Christine, installée sous la lucarne, cousait des bonnets.
L'aïeule, paralysée du côté droit, se tenait dans un fauteuil de paille, les mains croisées et baissant la tête avec stupeur.
De temps à autre, Christine levait sur l'enfant des yeux rougis par les veilles et le chagrin, et poussait un soupir. Aux coquettes agaceries que lui faisait la fillette, elle ne pouvait répondre que par des larmes. On devenait toutefois à ses regards si tendres que cette enfant était sa passion.
Dès que la jeune danseuse aperçut Madeleine, elle se précipita à sa rencontre.
«Je viens, lui annonça l'institutrice, vous remettre une offrande de la part d'une personne qui s'est beaucoup intéressée à votre sort.»
Christine remercia avec une sorte de véhémence.
«Mademoiselle, lui dit-elle, je ne puis rien faire aujourd'hui pour vous témoigner ma reconnaissance; mais rappelez-vous que vous avez une amie qui se jetterait à la Seine pour vous rendre service. Ah! si ma pauvre maman, reprit Christine, était du moins ici pour vous remercier avec moi! Mais nous vous reverrons, n'est-ce pas?
—Et quand pensez-vous que votre mère vous sera rendue?
—Je suis allée hier à la préfecture de police. On ne m'a rien répondu de positif mais j'ai pu voir maman. Ah! pauvre, pauvre maman! Si vous saviez avec quelles femmes elle se trouve! Et puis être en prison, c'est affreux. Elle avait tant de chagrin qu'elle voulait mourir. Je l'ai consolée de mon mieux: mais pouvais-je lui donner courage, puisque moi-même j'étais désespérée?
—Combien gagnait-elle dans son état de blanchisseuse?
—Cinquante sous par jour. Cela suffisait pour nous faire vivre toutes. Mais, comme elle a une mauvaise toux, le médecin lui a défendu d'aller laver pendant l'hiver sous peine d'en mourir. On ne peut cependant pas, pour vivre, s'exposer à la mort. Moi, je ne gagne que vingt-cinq sous avec mes bonnets, quelquefois un peu plus, quand je réussis un modèle.»
Fossette prit un bonnet que venait d'achever Christine.
«Voyez donc, dit-elle, comme celui-là est coquet! Un chou de veloutine dans la garniture à droite, ce serait un petit chef-d'œuvre.
—Je suis un peu artiste, fit Christine avec un orgueil enfantin. Mais les ouvrières de Picardie, d'Arras surtout, nous font une si rude concurrence! C'est mal fait, sans goût; mais c'est si bon marché! On leur paye onze sous de façon pour un bonnet, et nous ne pouvons en établir un semblable au-dessous de dix-huit sous. Sans doute nous travaillons mieux; mais les femmes qui achètent cela ne font aucune différence. Heureusement j'espère avoir l'année prochaine un engagement dans un théâtre de province, et alors... Peut-être même dans un théâtre de Paris.
—Ne gagne-t-on pas fort peu dans ces premiers engagement objecta Madeleine.
—Oh! sans doute, répondit Christine avec une très-grande naïveté. Le théâtre rapporte fort peu. Mais, comme je suis gentille, peut-être trouverai-je un homme riche qui mimera et nous rendra toutes heureuses; et, comme je suis sage, peut être m'épousera-t-il. Alors je serai une grande dame.»
Madeleine était stupéfaite, presque indignée. Elle regarda l'aïeule; mais l'aïeule, sourde et paralytique, restait dans la même immobilité.
«Ne vaudrait-il pas mieux, mademoiselle, reprit Madeleine d'un ton sévère, chercher à vous tirer d'affaire d'une manière plus honorable?
—Plus honorable! repartit Christine très-surprise. Mais c'est impossible. Je vous assure que je suis très-honnête; je n'ai jamais eu d'amants.
—À votre âge on peut le croire, fit en souriant Fossette.
—Je prends des leçons avec plusieurs demoiselles, de mon âge à peu près. Elles ont toutes des amants, et même elles se moquent beaucoup de moi parce que je n'en ai pas. Mais la dernière fois je leur ai répondu de façon à les écraser: «Mesdemoiselles, leur ai-je dit, une femme qui se respecte et qui a de la conduite ne doit pas donner son cœur pour rien. Moi, je serai plus exigeante, parce que je m'estime beaucoup.» Elles n'ont su que répondre.
—C'est une singulière morale,» dit Fossette en souriant.
Madeleine ne riait pas. Elle était navrée d'entendre cette enfant de quinze ans, qui lui avait paru si candide, parler avec une telle impudence et se vanter ainsi de sa vénalité. Elle regretta presque de s'être aussi vivement intéressée à une famille qui maintenant lui semblait le mériter si peu.
Fossette devina se qui se passait en elle, et dit:
«Chacun comprend la vertu comme il peut: chez les riches, les jeunes filles se marient généralement sans amour à des hommes qui ne les aiment pas non plus. C'est une affaire d'argent pure et simple. On trouve cela très-moral, parce qu'on est convenu depuis longtemps de le trouver ainsi. On a dit à Christine qu'il fallait se vendre cher ou ne pas se vendre du tout. On ne lui a jamais enseigné autre chose; et, comme elle assurerait ainsi le sort de toute sa famille, elle croit bien faire. Et puis elle n'a jamais aimé. Elle verra bien plus tard. Car, au fond, c'est une bonne et honnête fille.
—Moi aimer un homme, jamais! dit-elle en se redressant fièrement. Maman et grand-mère prétendent qu'ils sont tous méchants. Papa était jaloux, buvait et battait maman tous les jours. Il lui prenait tout ce qu'elle gagnait. Grand-mère ne s'est pas mariée, mais elle a été tout aussi malheureuse. Enfin, d'après tout ce que je vois, je ne me marierai jamais avec un homme pauvre. Avec un riche, je ne dis pas; car, s'il me maltraitait, au moins j'aurais de belles robes, du pain à manger, et quelque chose avec. Maman dit qu'elle a eu assez de misères comme cela, et que, si sa vie était à recommencer, elle s'y prendrait autrement. Elle veut au moins que son expérience me profite.
—Évidemment, se dit Madeleine, certains principes de morale ne varient pas seulement selon les peuples et selon les temps, mais encore au milieu du même peuple, selon les conditions sociales. La pratique de la morale chez une grande dame n'est pas toujours la même que chez une bourgeoise; la morale d'une ouvrière qui peut gagner sa vie ne ressemble pas toujours à celle d'une malheureuse, incapable de subvenir à son existence. C'est désolant, mais presque inévitable! Le malheur abaisse le niveau moral de l'individu, et les sentiments élevés disparaissent devant l'impérieux instinct de la conservation. Il faut vivre! telle est trop souvent la loi unique de celui qui est la proie de la misère. Chez cette enfant, l'affection, le dévouement palliaient au moins une perversité précoce. En lui donnant de bons conseils, en lui indiquant un moyen honnête de gagner sa vie, peut-être était-il temps encore de la sauver de la dégradation. Madeleine voulut le tenter.
—Voyons, mon enfant, dit-elle après un moment de réflexion, si l'on vous procurait une place, soit dans un magasin, soit dans un atelier de modiste, cela ne vaudrait-il pas mieux que d'être danseuse et que de vendre votre affection, comme une marchandise?
—Maman a pensé à tout cela; mais elle désire que je sois riche. Et moi aussi je veux être riche; je veux être heureuse; je veux une voiture doublée de soie pour me promener avec Bichette et grand-mère; je veux que Bichette ait des robes superbes et des poupées aussi grandes qu'elle, et ma pauvre maman une bonne chambre, avec d'épais rideaux et un grand feu qui flambe. Et puis abandonner mon art! Je l'aime, mon art! Renoncer aux applaudissements du théâtre; car je serai applaudie, je ne le puis pas, je ne le veux pas! L'autre jour, Gorju, le perruquier, disait à quelqu'un, comme je passais: «Voilà une fille qui vaut son pesant d'or.» Vous voulez que j'aille m'enterrer dans un atelier quand je peux, rien qu'en me montrant, gagner tant d'argent! D'ailleurs, maman ne voudrait pas.
—Mais c'est mal, mon enfant.
—C'est mal? répéta-t-elle surprise, c'est mal de vouloir le bonheur de toutes celles que j'aime?»
Madeleine se retira navrée.
En lui laissant cinquante francs, elle chargea Fossette de remettre les cinquante francs qui restaient à Mme Blancheton pour acheter une charrette.
Elle trouva Claudine un peu triste; mais elle ne put deviner la cause de cette tristesse. Sa sœur regrettait-elle Lyon ou bien pensait-elle à Jaclard?
«Je ne suis pas encore habituée à la couture, et je ne sais pas vraiment si je pourrai me faire à ce travail, dit Claudine en se renversant en arrière, en étendant les bras comme pour les déroidir; je n'aurais jamais cru qu'il fût aussi pénible de coudre tout le jour.
—On s'y fait, repartit Fossette, c'est un pli à prendre. Mais ce qui fatigue toujours et fait mal aux yeux, c'est le travail du soir.»
Claudine poussa un soupir qui gonfla sa poitrine, et son œil ardent se fixa dans le vague. Un seul espoir pouvait la soutenir dans son rude labeur, cette fille voluptueuse, cette fille de luxe et d'amour, c'était de revoir bientôt celui qu'elle aimait. Mais le matin une lettre de Jaclard lui annonçait l'ajournement de son départ. Telle était la cause de son découragement.
Madeleine quitta ce misérable garni, l'âme abattue par la vue de tant de malheurs. En traversant ce quartier immonde, en longeant ces maisons noires d'où s'échappaient des exhalaisons fétides, elle se disait:
«Il n'y a peut-être pas une de ces croisées qui n'éclaire des douleurs pareilles à celles que je viens de voir. Et cet ulcère est bien petit en comparaison de la lèpre immense du paupérisme. Que peut, en effet, l'organisation actuelle de l'assistance privée et publique, organisation purement palliative, pour guérir un mal aussi étendu, aussi profondément enraciné! Comme le dit Mlle Borel, l'aumône sera toujours impuissante, si l'on ne transforme les conditions mêmes du travail.»
XXII
Mme Thomassin occupait, au premier étage d'une maison de la rue Neuve-Saint-Augustin, un appartement somptueusement meublé.
Cette femme n'était plus jeune, mais elle avait été fort belle et avait obtenu naguère quelque réputation dans le demi-monde. La fréquentation d'hommes distingués lui avait communiqué un certain vernis de bonne société.
C'était en outre une femme de tête. Elle tenait sa maison sur un grand pied, occupait une trentaine d'ouvrières. Fréquemment, elle donnait des soirées où le monde le plus mêlé se trouvait réuni. Elle avait de l'esprit, beaucoup d'intrigue; et, comme elle se tenait fort au courant de la chronique scandaleuse, ses anciens amis continuaient à la voir. D'ailleurs elle avait toujours de fort jolies ouvrières, et les amateurs du beau venaient de temps à autre admirer de charmantes figures dans ce sérail mobile, c'est-à-dire souvent renouvelé.
Mme Thomassin jouissait d'une certaine considération dans le quartier. Son concierge toujours grassement payé, les notes des fournisseurs très-régulièrement acquittées, une clientèle très-nombreuse de dames à équipage, lui attiraient le respect de ses voisins.
Depuis quinze ans, cette célèbre couturière habitait la même maison et le même numéro; et jamais son crédit ne s'était démenti. Elle possédait une maison de campagne à Montmorency, où, tous les dimanches, pendant l'été, elle se rendait avec ses enfants, car Mme Thomassin était mariée; mais son mari était un mythe. On ne l'avait jamais entrevu. Quoi qu'il en fût, ce qui achevait de poser Mme Thomassin dans l'esprit de tous les épiciers et merciers du quartier, comme une femme de mérite, c'est qu'elle recevait quelquefois des ecclésiastiques, qu'elle était membre de plusieurs confréries et quêtait à l'église.
Les ouvrières de Mme Thomassin travaillaient dans un vaste atelier situé à l'entresol, fort bas de plafond et un peu sombre, ce qui rendait le travail pénible et malsain.
Ces demoiselles se divisaient en deux catégories: les ouvrières du dehors et celles de la maison. Pour être admises parmi ces dernières, il fallait être jeune, avoir de bonnes manières et parler à peu près le français.
Les ouvrières du dehors étaient là, comme partout ailleurs, de pauvres filles d'une conduite douteuse, qui venaient travailler à l'atelier pendant douze heures par jour pour gagner trente sous. Il y en avait de tout âge: de très-jeunes, presque des enfants, et des vieilles, de très-vieilles, ridées, édentées, portant des lunettes. Quelques-unes étaient jolies, ou plutôt avaient dû l'être, car à vingt ans leur visage avait déjà perdu la fraîcheur, et leurs yeux, l'éclat de la jeunesse. Le travail, l'inconduite, la veillée à l'atelier ou la veillée au bal, avaient marbré leur teint.
Les vêtements n'offraient pas moins de variété: les unes portaient des falbalas, les autres des robes d'une simplicité qui touchait à la misère. Celles-ci étaient reléguées près de la porte, et cousaient pour ainsi dire avec les yeux de la foi. Les élégantes s'établissaient près des croisées et écrasaient les plus pauvres de leur luxe. C'est dans le monde des petits comme dans le monde des grands: les femmes entre elles ne cherchent et ne reconnaissent qu'une sorte de supériorité, celle que donnent les chiffons.
Dans toute réunion de femmes la préoccupation exclusive c'est la rivalité de la toilette. Là est tout le mal. Cette émulation dans la futilité devient une véritable passion. Les hommes, qui aujourd'hui crient si fort contre le luxe effréné des femmes, et qui en sont les premières victimes, ne sont-ils pas aussi les premiers coupables?
De tout temps, aujourd'hui comme au siècle de Molière, ils ont ridiculisé les aspirations de certaines femmes vers les occupations intellectuelles. Les moralistes, les dramaturges ont déployé beaucoup plus de verve satirique contre les femmes fortes que contre les femmes futiles. Le futile, voilà selon eux, au contraire, le véritable domaine de la femme. Mais n'est-ce pas toujours le même mobile qui pousse les unes vers les études abstraites, les autres vers les excentricités de la toilette?
Ce mobile, c'est l'ambition de briller, d'attirer les regards à quelque titre que ce soit. Est-ce à dire qu'il faille supprimer le mobile? On ne peut ainsi supprimer les passions humaines. Le seul but de la morale doit être de les diriger. Il s'agit donc de placer sur un autre terrain toutes ces rivalités féminines, en donnant aux femmes une éducation plus sérieuse, plus positive, plus complète, en leur inculquant un sentiment plus élevé de leurs devoirs et de leur destinée.
Peut-être l'excès du mal, contre lequel tonnent aujourd'hui nos moralistes, était-il nécessaire; peut-être les hommes reconnaîtront-ils enfin qu'ils ont eu tort d'encourager les femmes dans l'essor de leur ambition vers la frivolité.
Il est temps aussi que la femme, mieux instruite de sa mission, comprenant mieux sa véritable dignité, cherche ailleurs que dans le culte du chiffon un aliment à son intelligence, à son activité, à ses goûts véritablement artistiques.
Sans doute nous ne prétendons pas que la majorité des femmes soit apte à l'abstraction et aux fortes études; car il faut une certaine vigueur nerveuse pour une longue et profonde concentration de la pensée. Cependant il y a dans l'un et dans l'autre sexe des êtres de transition, des hommes avec un esprit et des goûts tout féminins, et des femmes avec une intelligence et une fermeté entièrement viriles.
Ces natures mixtes, plus nombreuses qu'on ne pense, sont en général plus riches, plus complètes; car souvent elles possèdent les facultés opposées des deux sexes. Presque tous les poëtes et les artistes de génie ont réuni la puissance créatrice qui appartient à l'homme et l'impressionnabilité nerveuse ordinaire chez la femme; comme aussi toutes les femmes qui se sont distinguées dans les arts et dans les lettres joignaient aux qualités de leur sexe cette force de cerveau qui, le plus ordinairement, est l'attribut de l'homme.
Loin de chercher à comprimer ces organisations en les stigmatisant par le ridicule, on devrait les encourager, et favoriser ainsi leur développement normal. Car tout ce qui est dans la nature est dans l'ordre.
Ce n'est donc pas à dire que toutes les femmes doivent être reçues bachelières; mais toutes ont droit à l'éducation que comporte la nature de leur intelligence.
Aujourd'hui, cette idée, dégagée des théories exagérées qui prétendaient établir l'identité absolue de l'intelligence des deux sexes, cette idée, disons-nous, qui rend à la femme son véritable rang, a fait de grands progrès; mais il s'en faut qu'elle soit devenue populaire. Hommes et femmes doivent la propager; les uns, dans l'intérêt de leur fortune et de leur bonheur intime menacés par la frivolité ruineuse des femmes; les autres, dans l'intérêt de leur dignité, de leurs droits moraux et sociaux.
Il n'est pas question seulement de la classe éclairée; c'est parmi les femmes des classes laborieuses surtout qu'il faut porter la réforme en cultivant leur esprit et leurs aptitudes particulières par l'enseignement professionnel.
Possédant ainsi des moyens honnêtes de gagner sa vie et de satisfaire dans une mesure convenable ses goûts de luxe, l'ouvrière acquerra plus de moralité; les notions générales qu'elle aura reçues lui permettront d'apprendre avec plus de facilité un état supplémentaire, afin de parer aux conséquences désastreuses des chômages. Elle pourra aussi faire concurrence à l'homme dans plus d'une profession, comme l'homme aujourd'hui la supplante dans une foule de travaux qui, par leur nature, n'appartiennent qu'à la femme. La formidable armée des ouvrières en couture serait diminuée d'autant et les salaires deviendraient plus rémunérateurs.
Sans doute il est facile de prêcher la morale; mais avant de dire à ces pauvres filles: «Soyez vertueuses,» il faudrait leur procurer un travail qui leur assurât la satisfaction de leurs besoins légitimes.
Geneviève, pour se présenter chez Mme Thomassin, avait mis sa plus belle robe, celle qu'elle portait à Lille dans les solennités; mais encore cette robe, bien qu'elle fût de mérinos, n'avait pas la coupe distinguée qui donnait un cachet aux vêtements de ces demoiselles. Et puis, au lieu d'une résille coquettement posée sur la tête, un simple bonnet enfermait entièrement sa belle chevelure blonde.
Quand elle entra dans l'atelier, les babils s'interrompirent. On regarda la nouvelle venue. À la vue de son modeste bonnet, de la coupe arriérée de sa robe, de son air endimanché surtout, les élégantes sourirent; les autres éprouvèrent pour elle de la sympathie et se dérangèrent pour lui faire une place.
«Tiens! dit tout haut une princesse en robe de soie, elle serait gentille si elle était un peu mieux ficelée.»
Geneviève rougit beaucoup à cette remarque.
«D'où venez-vous? demanda une seconde péronnelle; de Carpentras ou de Quimper-Corentin?
—Je suis de Lille, répondit modestement Geneviève.
—Dans ce pays-là, on porte encore des manches pagodes?
—Où donc est située cette ville? en Chine? ajouta une autre ouvrière qui portait un repentir derrière l'oreille.
—Non, c'est encore plus loin que Pontoise.
—À Lille! Est-ce l'Isle-Adam ou une île en Amérique.
—Non, répondit Geneviève, c'est Lille, dans le département du Nord.
—Elle a de la géographie, la petite.
—C'est égal, reprit une autre, je retiens la coupe de ses pointes.
—Il y a de fameuses couturières dans votre pays!
—Y porte-t-on des crinolines?
C'est un pays froid, puisqu'il est dans le nord. On n'y porte, comme en Russie, que des peaux de bêtes.
—Voyons, mesdemoiselles, un peu de charité,» recommanda la première, qui taillait et préparait l'ouvrage sur une grande table placée devant les fenêtres.
Mais on ne l'écouta point, et les épigrammes ne se croisèrent qu'avec plus de vivacité.
Ces railleries, ces rires malins, ces regards espiègles causaient à la pauvre Geneviève comme des éblouissements, comme des tintements dans les oreilles; elle perdait contenance, elle se sentait ridicule, et son embarras augmentait.
Les ouvrières dans les ateliers, comme les écolières dans les pensionnats, se montrent sans pitié pour les nouvelles venues, surtout quand celles-ci prêtent le flanc au ridicule, par un si petit côté que ce soit. Il s'en trouve toujours de réellement méchantes qui ouvrent le feu, et d'autres qui, excitées par le rire, renvoient la balle. Plus celle que l'on persifle est douce et timide, plus on la malmène. D'un mot Fossette eût fait passer les rieuses de son côté, par une riposte bien lancée; mais Geneviève ne savait que rougir.
L'arrivée de Mme Thomassin mit fin à sa torture. Elle lui adressa un regard amical.
«Eh bien! ma chère enfant, vous voilà des nôtres. Heloïse, donnez-lui quelque chose à faire. Mais peut-être est-ce un peu tard pour vous mettre à l'ouvrage. Allez ranger votre malle.
—Tiens! dirent tout bas ces demoiselles, elle sera de la maison!
—Joséphine, menez-la dans la chambre voisine de la vôtre.
—Avec plaisir, dit Joséphine. Voilà enfin une nouvelle! Ce ne sera plus moi qui balaierai l'atelier tous les matins.»
Joséphine la conduisit dans une mansarde située sous les combles, et dont la lucarne avait vue sur les toits. Ce réduit était au moins aussi désolé que celui de la rue de Venise.
Restée seule, Geneviève s'assit sur sa malle au lieu de l'ouvrir, et se mit à pleurer. Combien la vie lui parut alors triste et sombre! Elle pensa qu'elle ne s'habituerait jamais à vivre au milieu de toutes ces pécores, et elle ne rangea point ses effets.
Quand elle redescendit, plus personne ne fit attention à elle. Toutes ces ouvrières étaient de vraies Parisiennes; elles en avaient la mobilité caractéristique.
En ce moment, un autre sujet de distraction les occupait. Une de ces demoiselles racontait sa soirée de la veille.
Elle avait fait la connaissance d'un monsieur très bien, qui l'avait conduite à Valentino. La soirée avait été charmante. Elle avait bu du champagne avec des femmes très-distinguées, que connaissait beaucoup son monsieur très-bien, des dames du plus grand chic. Puis suivait la description minutieuse des toilettes.
«Et tout cela ne leur coûtait rien ou presque rien, fit observer l'une d'elles. Nous, pour gagner une robe un peu propre, il faut piocher pendant des mois. A-t-on jamais compté combien de points il faut tirer pour attraper une malheureuse pièce de quarante sous! Ah! si seulement j'avais le nez un peu moins en pied de marmite et les bras un peu moins maigres, je pourrais faire des caprices aussi bien qu'une autre.
—Et tes cheveux rouges?
—Il y a maintenant une dame qui fait fureur et qui a les cheveux rouges.
—Et les petites rides que tu as sous les yeux?
—Oh! cela, avec un peu de peinture... La mode est au plâtre pour le moment.»
Mme Thomassin était absente et la première en course.
La première est l'ouvrière chargée de bâtir et de distribuer l'ouvrage. Elle fait partie de la maison et reçoit un bon traitement, c'est-à-dire de mille à douze cents francs par an. Elle dîne avec madame quand madame est seule.
Dans tous les ateliers, la maîtresse s'appelle madame.
On redoute la première presque autant que madame. En leur présence, tous les yeux sont baissés, et, bien qu'on parle, l'aiguille marche toujours. On chante quelquefois, on chante beaucoup même. L'ouvrière a la passion de la romance sentimentale et de la chanson grivoise. Madame le permet et même quelquefois mêle sa voix au refrain. Mais il faut coudre, coudre sans relâche.
Dès que les surveillantes ont disparu, comme les esclaves prennent leur revanche! Les aiguilles s'arrêtent, les langues s'aiguisent, les historiettes et les propos lestes circulent gaillardement. Presque toutes ont de l'esprit, de l'esprit vif, du véritable esprit gaulois; et que de malices se débitent sur la première, sur madame, ses pratiques et ses habitués!
Malheur surtout aux ouvrières laides ou contrefaites! Ce sont de véritables martyres de la gaieté satirique de ces demoiselles.
La jeune fille la plus pure, après avoir passé quinze jours dans l'un de ces ateliers parisiens, est perdue d'imagination, et bientôt sans doute elle le sera de fait. Là s'érige en principe la vénalité dans l'amour, là règne un cynisme dans la corruption qui altérerait même le caractère le plus fortement trempé.
Au ton dont madame avait parlé à Geneviève, toutes avaient deviné que ce serait une favorite; car madame, ainsi que la première, ont des favorites à qui elles donnent l'ouvrage facile, et dont elles se montrent toujours satisfaites.
Geneviève, tristement assise au milieu de ces groupes divers, occupée à sa besogne et écoutant sans intérêt les anecdotes scabreuses qui se racontaient autour d'elle, se disait avec désespoir: «En effet, comment m'aimerait-il, puisque je suis si ridicule?»
Un groom, le groom de madame, vint l'appeler.
«Mademoiselle Geneviève Gendoux, on vous demande au salon.
—Moi?» dit-elle stupéfaite.
Tous les visages se tournèrent de son côté: c'était un événement.
«Eh bien! elle a une jolie toilette pour se présenter devant la pratique!
—Dis donc, Joseph, qui est-ce qui demande cette petite mijaurée? dit la demoiselle à repentirs.
—Mme de Courcy, répondit Joseph.
—Une amie de madame, ajouta la première qui rentrait.
—Cette dame a sans doute besoin d'une femme de chambre,» insinua une autre d'un ton persifleur, comme Geneviève fermait la porte et suivait Joseph au salon.
Mme de Courcy avait hâte de voir Geneviève. Malgré les dénégations de Lionel, elle conservait des soupçons qu'elle voulait éclaircir. Il lui tardait aussi de connaître cette Fossette, la mystérieuse maîtresse de son ennemi déclaré.
Dans l'après-midi, elle avait assisté aux courses. Elle y avait vu Mme de Beausire, sa rivale, dans un équipage à la Daumont, entourée par la jeunesse la plus brillante, tandis qu'elle, la célèbre Lucrèce, n'avait produit aucune sensation. De Lomas lui-même l'avait délaissée pour s'occuper exclusivement de Béatrix. Elle venait donc, la rage au cœur, chercher un moyen de se venger.
Elle regarda Geneviève assez longuement, de cet air observateur qui ne craint ni d'intimider, ni d'offenser.
La pauvre ouvrière rougit et perdit toute contenance.
«Mon enfant, dit-elle, satisfaite sans doute de son examen, M. de Lomas m'a parlé de vous en termes si flatteurs, que je vous ai très-chaudement recommandée à Mme Thomassin. Elle m'a promis d'avoir pour vous des égards. Je vous en prie encore, madame Thomassin, gâtez un peu cette jolie fille. Elle a l'air souffrant: ménagez-la. Ne lui faites pas coudre des étoffes trop dures, cela lui gâterait la main qu'elle a si fine. Vous savez, cela grossit les jointures. Il conviendra aussi de renvoyer quelquefois en courses pour prendre de l'exercice; car il faut conserver votre fraîcheur, mon enfant: la beauté et la santé sont des dons précieux qu'on n'estime a leur juste valeur que lorsqu'on les a perdus. Êtes-vous malade? vous avez les traits un peu fatigués.»
Geneviève rougit encore davantage.
«Non, madame, répondit-elle; j'ai pleuré tout à l'heure en me séparant de mes amies.
—Mlle Fossette, n'est-ce pas! Et elle n'a pas voulu vous accompagner?
—Elle a préféré rester libre.
—Ah! fit Lucrèce avec quelque dépit. Voyons, reprit-elle plus doucereuse, venez-vous asseoir à côté de moi. Regardez donc, madame Thomassin, cette jolie veine bleue qui traverse la tempe. Et quel profit de Niobé! Comme c'est pur de lignes, et quelle douceur dans le regard! Savez-vous, Geneviève, que vous êtes très-jolie?
—Oh! madame, vous êtes bien bonne, dit Geneviève avec un accent de reconnaissance; vous me voyez intimidée, et vous me louez pour me donner un peu de courage.
—Vous, avez bien fait de venir à Paris, poursuivit Lucrèce, car une fille comme vous doit y faire sa fortune. Depuis quand avez-vous quitté Lille?
—Depuis décembre dernier.»
L'époque du retour de Lionel, pensa Mme de Courcy.
«Et comment y êtes-vous venue?»
Geneviève rougit de nouveau, mais elle ne voulait pas mentir à cette dame qui lui montrait tant de bonté.
Sur un signe de Lucrèce, Mme Thomassin disparut.
«Ayez confiance en moi, reprit Lucrèce, car je vous affectionne déjà. Racontez-moi votre histoire. Vous fais-je peur?
—Oh! non, madame; mais, en vérité, je ne le puis pas, car ce secret n'est pas le mien seulement; il appartient à un autre.
—Je comprends. Votre histoire est celle de toutes les pauvres filles qui gagnent si péniblement leur vie, et ne sont pas toujours assez fortes pour résister aux tentations que les séducteurs étalent à leurs yeux.
—Oh! madame! s'écria Geneviève avec une fierté révoltée; vous vous trompez. Ce n'était pas l'argent qui pouvait me faire abandonner mon pays et ma famille: j'aimais....
—Et il vous a délaissée?
—Non, car il est généreux; pourtant je sens bien qu'il ne m'aime plus comme autrefois.
—Pauvre petite! Mais peut-être, si c'est un homme de votre condition, l'amènerait-on à vous épouser.
—Il n'est pas de ma condition.
—Est-il riche?
—Non, au contraire; mais sa famille, son éducation, tout le sépare de moi.
—Vous vous exagérez sans doute la distance qui existe entre vous. Si je le connaissais, je suis sûre que je le déciderais à vous épouser; vous êtes si charmante!»
Geneviève regarda Lucrèce avec quelque défiance, et crut deviner qu'elle ne la flattait ainsi que pour obtenir le nom de son séducteur.
Mme de Courcy entrevit ce soupçon.
«Eh bien! non, remettez à plus tard vos confidences, dit-elle avec bonhomie. Vous m'intéressez beaucoup. Je viendrai vous voir quelquefois; et..., lorsque vous me connaîtrez mieux...
—Oh! madame, interrompit l'ouvrière avec élan, je voudrais vous prouver ma reconnaissance en m'ouvrant entièrement à vous. Mais il faut que je sache s'il approuve cette confidence.
—C'est inutile, mon enfant, répondit avec quelque froideur Mme de Courcy. Je désire, au contraire, que vous ne parliez pas de tout ceci à M. de Lomas. Vous voyez que j'ai deviné votre secret.»
En disant ces derniers mots, elle observait attentivement Geneviève, qui ne put soutenir son regard scrutateur et baissa les yeux.
«En effet, poursuivit Lucrèce, il y aura beaucoup à faire pour convertir ce mauvais sujet. Toutefois, je ne désespère pas d'en venir à bout. Par exemple, il faudrait être un peu plus coquette, et faire valoir les charmes de votre personne.
—Je suis très-pauvre, balbutia Geneviève avec confusion.
—Je le sais; mais une résille vous coûterait moins cher qu'un bonnet. Ôtez-moi donc cet affreux bonnet!»
Geneviève obéit. Mme de Courcy lui enleva son peigne, et un flot d'or se répandit sur ses épaules.
«Mon Dieu! que c'est beau! fit Lucrèce, qui admirait en artiste les teintes riches et soyeuses de cette magnifique chevelure. Et elle pensait:—Quel fin connaisseur que ce Lomas! Cette fille est à cent piqués au-dessus de la Beausire. Elle la supplanterait.
«Mon enfant, dit-elle, il est impossible, belle comme vous êtes, que M. de Lomas vous ait déjà abandonnée. Laissez-moi faire. Il vous manque trois choses pour lui plaire tout à fait: de la toilette, de l'éducation et les manières du monde. Je me charge de vous procurer tout cela.
—Oh! madame, que vous êtes bonne! Je ne sais si je rêve.
—Je parlerai de vous à un respectable monsieur, fort riche, qui a eu dans sa jeunesse une grande peine de cœur. Il aimait une jeune fille pauvre qui l'aimait aussi. Ses parents s'opposaient à leur mariage, et la jeune fille en mourut de chagrin. Vous voyez que cette histoire offre quelque analogie avec, la vôtre. Ce monsieur, qui est le duc de Lormond, en a été inconsolable, et il consacre chaque année une partie de son revenu à établir des jeunes filles sans fortune.»
Comme Geneviève la regardait avec quelque hésitation, elle ajouta:
«Il y a, à Paris, une foule de personnes bienfaisantes qui s'occupent de secourir et d'instruire la jeunesse. Voilà pourquoi je vous disais tout à l'heure: vous avez bien fait de venir à Paris, vous y ferez fortune.»
Geneviève ne conserva plus la moindre arrière-pensée.
Mme Thomassin rentrait en ce moment, apportant une robe de bal de moire cerise, recouverte d'un volant en point d'Angleterre.
«Que c'est beau ce que vous nous apportez là, madame Thomassin, et que ce corsage est coquet! Combien cette merveille?
—Très-bon marché. Avec les volants, 1800 francs.
—L'effet aux lumières doit être splendide; et comme c'est simple! Je voudrais voir cette robe à notre belle Geneviève. Faites donc allumer les bougies, que nous la lui essayions.»
Geneviève voulut s'en défendre.
«C'est une grâce que je vous demande.»
Toute rougissante, l'ouvrière se déshabilla.
Ses épaules et ses bras étaient un peu maigres, mais les lignes en étaient sculpturales. Mme Thomassin lui releva les cheveux de façon à découvrir ses tempes si pures, et lui fit deux grosses coques qui retombaient sur le cou. Puis on passa la robe.
Geneviève se trouvait devant une psyché. En se voyant si belle, elle ne put retenir un cri d'admiration; et elle regarda derrière elle si elle n'apercevait pas l'autre Geneviève Gendoux, la pauvre ouvrière de Lille.
«C'est bien moi,» dit-elle avec un rire frais et coquet, le rire d'un enfant qui n'aurait jamais souffert.
Depuis si longtemps elle n'avait ri ainsi, qu'elle en fut toute soulagée; et son visage, maintenant rasséréné et tout rose de plaisir, de vanité peut-être était si gracieux, si jeune, si suave qu'on lui eût donné quinze ans au plus.
Mme Thomassin et Mme de Courcy étaient émerveillées, presque jalouses de leur création.
«Quelle jolie femme Lomas aurait là pourtant! fit Lucrèce.
—C'est vraiment bien beau, la toilette!» dit Geneviève.
Et elle pensa avec orgueil; «Si ces demoiselles de l'atelier me voyaient ainsi, elles ne me railleraient plus.»
Quand il fallut remettre sa pauvre robe de mérinos qu'elle trouvait si belle autrefois, elle en éprouva une véritable honte. Et maintenant elle cherchait à retrouver sous ce vêtement modeste la Geneviève qui l'avait tout à l'heure éblouie.
Geneviève n'avait jamais été coquette; jamais elle n'avait désiré d'être vêtue avec plus de luxe que ne le lui permettait sa position d'ouvrière. Mais le venin si habilement préparé par Mme de Courcy commençait à s'infiltrer en elle.
«Aimez-vous la toilette? lui demanda Lucrèce.
—Sans doute, madame; mais je ne porterai jamais une robe pareille.
—Savez-vous ce qu'était la personne à qui cette robe est destinée? reprit la couturière. Une piqueuse de bottines qui, il y a six mois, gagnait vingt-cinq sous par jour.
—Elle est mariée? fit Geneviève.
—De la main gauche....
—Elle est belle? interrogea Lucrèce à son tour.
—Pas si belle que cette enfant.
—Madame Thomassin, reprit Mme de Courcy, je vous recommande de nouveau ma protégée. Faites-lui une jolie robe grisaille que vous porterez sur mon mémoire. Et vous, Geneviève, achetez une résille et apprenez à vous coiffer autrement. Quand vous serez présentable, je vous enverrai mon vieux duc; et je suis sure que, dès qu'il vous verra, il s'intéressera à vous. Pour vos heures de leçons, nous nous arrangerons avec Mme Thomassin.»
Elle se leva comme si elle voulait partir, puis elle se rassit.
«Ah! dites-moi donc, ma belle enfant, j'ai, moi aussi, un service à vous demander. M. de Lomas m'a recommandé également votre amie Fossette; donnez-moi donc quelques renseignements sur elle, sur ses fréquentations, sur sa manière de vivre. Elle est, paraît-il, fort intéressante.»
Geneviève, qui croyait servir son amie, raconta tout ce qu'elle savait: la liaison de Fossette avec M. de Barnolf, la passion aussi qu'elle avait inspirée à son voisin, M. Robiquet, ouvrier chapelier, et l'intimité amicale qui était résultée du voisinage.
Mme de Courcy se rappela avoir vu aux courses M. de Barnolf dans la voiture de Mme de Beausire. Ce fut un trait de lumière. Elle entrevit immédiatement le moyen de se venger.
«Je veux connaître cette charmante fille, dont vous dites tant de bien. Il faut qu'elle ait du mérite pour inspirer de telles amitiés. Dès demain j'irai la voir.»
Et Geneviève lui donna l'adresse de Fossette.
XXIII
M. de Barnolf habitait la rue d'Isly. Son appartement était à la fois élégant et sévère. Les meubles étaient de chêne sculpté, et les tentures de velours bleu clair, avec des bandes à fond noir, recouvert d'arabesques d'or. Des panoplies d'armes anciennes ou étrangères, des tableaux, appartenant à l'école espagnole ou hollandaise, achevaient de donner à cet appartement un cachet artistique.
M. de Barnolf s'harmonisait avec ce cadre un peu sombre.
Il était Hongrois par son père et avait le type énergique de la race magyare. Son teint était bronzé; sa barbe et ses cheveux, épais et noirs, se roulaient sur eux-mêmes en boucles serrées et vigoureuses. Ses yeux bleus éclairaient d'une expression douce et tendre cette figure un peu farouche, presque dure. Souvent même son regard avait de la finesse; mais quand la colère l'animait, il devenait terrible: la prunelle pâlissait.
M. de Barnolf était petit, maigre et nerveux. Il tenait de son père un caractère violent et passionné; de sa mère, qui était Française, un esprit vif, sceptique et mobile. On le disait fort riche. Sa beauté étrange, son éducation soignée, ses manières très-aristocratiques, sa générosité, son esprit, lui avaient valu de nombreuses bonnes fortunes. Il avait acquis le titre d'homme à la mode, aussi bien dans le faubourg Saint-Germain que dans le demi-monde.
C'était un jeudi. Il attendait Fossette, et Fossette était en retard.
Il parcourait sa chambre avec une agitation singulière. À chaque minute il jetait les yeux sur la pendule.
Pourtant il n'était que onze heures un quart, et Fossette n'arrivait jamais avant onze heures. Quelquefois même elle avait tardé davantage.
Pour se calmer, Léopold prit un livre, essaya de lire; mais les mots dansaient sous ses yeux et n'avaient pas de sens.
«Pourquoi ne vient-elle pas? Cette lettre.... serait-elle vraie?»
Et le sang lui montait au visage, et ses mains brûlantes et moites se crispaient d'impatience.
Puis tout à coup il se mettait à rire.
«Ah çà! voyons, j'aime à ce point-là, qui? Une petite ouvrière sans éducation, sans manières, une grisette enfin, qui me fait attendre, qui me fait souffrir ainsi. Tu es fou, mon pauvre Barnolf.»
Midi sonna.
L'angoisse lui tordit les nerfs. Il alluma un cigare, le mâcha entre ses dents, puis le lança au feu avec colère.
«Si elle vient maintenant, je la jette à la porte.»
Au même instant la sonnette retentit dans l'antichambre.
Son émotion fut si violente qu'il se laissa tomber dans un fauteuil, et, renversant la tête, il ferma les yeux.
Mais dès qu'il entendit la voix fraîche de Fossette, il courut à elle, l'enlaça et tomba à ses pieds.
Fossette, elle aussi, en entrant chez M. de Barnolf était grave et émue.
«Tu m'aimes donc, mon Léo? dit-elle.
—Fossette! ma Fossette, pourquoi viens-tu si tard? Un quart d'heure de plus, je serais mort.»
Deux petits trous moqueurs se dessinèrent dans les joues de la jeune fille.
«Tu ne me crois pas, méchante? J'ai bien souffert, je te le jure. Je croyais ne plus te voir. Je sais maintenant combien je t'aime, combien je suis lié à toi.»
Fossette regardait Barnolf avec un sourire sceptique et un regard scrutateur.
Elle se demandait: «Est-il sincère? Soupçonne-t-il que j'ai pu savoir?... Joue-t-il la comédie? Mais pourquoi me tromperait-il? Cependant, cette lettre....»
«Je le vois dans votre regard, s'écria Léopold, vous ne m'aimez plus.
—Vous avez bien douté de moi tout à l'heure, monsieur de Barnolf, repartit Fossette avec dignité. Au surplus, ajouta-t-elle avec son sourire mutin, nous violons notre contrat. Il me semble que nous sommes bien près de nous faire une scène. Voyons, reprit-elle en se débarrassant de son chapeau et de son manteau, revenons à la confiance et à la gaieté.»
M. de Barnolf ne riait point. Il continuait à se promener dans sa chambre, et sa lèvre frémissait.
Fossette se rapprocha, et, tendant son visage aux lèvres de Léopold:
«Léo, ne boude pas. Une autre fois je viendrai plus tôt. Comment! tu aurais un vilain caractère? Avec quels yeux méchants tu me regardes, moi, ta Fossette qui t'aime, qui t'aime tant qu'elle ne peut plus rire. Autrefois, quand j'étais insouciante, je riais toujours, je riais follement; et maintenant, quand je pense à vous, quand je vous vois, Léo, mon cœur est si plein qu'il étouffe, et je comprends qu'on puisse pleurer par excès de bonheur. Je vous aime bien, Léo!»
Et, en parlant ainsi, elle attachait sur lui un regard extatique. Sa voix avait des vibrations émues qu'on n'aurait pu feindre, et sa bouche sérieuse exprimait une si véritable tendresse que Barnolf vaincu rejeta tout soupçon.
Il la fit asseoir, et s'assit à côté d'elle. Il prenait sa petite main dans les siennes et la baisait respectueusement, comme un amoureux qui ne s'est pas encore déclaré.
La fièvre était calmée.
«Voyez un peu, disait Fossette, ce que produit la liberté. Nous nous aimons d'autant plus que nous sommes moins engagés vis-à-vis l'un de l'autre.»
Barnolf soupira.
«Soyez sincère, Léo; vous n'êtes donc pas heureux? vous me cachez quelque chose? C'est bien mal d'avoir des secrets à vous tout seul.
—Non, mon amie, je ne suis pas heureux. J'ai quelque chose sur le cœur. Je suis un grand coupable. Si je te dis ma faute, me la pardonneras-tu?
—Je vous pardonne d'avance.
—Je n'ose pas, devine.
—Auriez-vous laissé faner mon dernier bouquet?
—Non.
—Ah! j'y suis! vous avez oublié, monsieur, dépenser à moi tous les soirs, à l'heure convenue.
—Non.
—Vous ne vous êtes pas informé de ce beau géranium rose, comme je vous en avais prié?
—C'est plus grave encore.
—Alors vous avez....»
Elle voulut sourire, mais ses lèvres tremblèrent, son gosier se serra.
«Vous ne m'avez pas trompée, puisque vous ne m'avez rien promis. Mais c'est donc vrai, vous aimez une autre femme?»
Elle était maintenant toute pâle, et ses mains étaient froides, comme si soudain la vie l'abandonnait.
«Non, non, ma Fossette, ce n'est pas cela; c'est encore plus mal. Je doute de toi, je suis jaloux.
—Vrai? bien vrai? Alors, nous sommes quittes; car moi aussi je suis jalouse, et je n'osais pas vous le dire.»
Ils essayaient de rire; ils ne le pouvaient pas.
«Fossette, dit M. de Barnolf avec gravité en lui présentant un papier, j'ai une lettre pour vous.
—Pour moi? et moi une pour vous. Comme c'est étrange!» s'écria-t-elle en tirant de sa poche une lettre décachetée.
Ils regardèrent les deux suscriptions. Elles étaient de la même écriture, une écriture inconnue.
«C'est évident, fit observer Léopold, on s'est trompé d'enveloppe.»
Voici la lettre écrite pour Fossette, et qu'avait reçue Barnolf:
«Mademoiselle,
«Un ami qui s'intéresse à votre bonheur croit devoir vous prévenir qu'on s'occupe actuellement beaucoup de vous dans une certaine société où M. de Barnolf est très-connu. On y donne pour rival au noble Hongrois, qui? un ouvrier chapelier portant le nom grotesque de Robiquet, et dont la mansarde n'est séparée de la vôtre que par une mince cloison.... Faites attention!»
La lettre écrite pour M. de Barnolf, mais adressée à Fossette, était ainsi conçue:
«Un ami inconnu qui s'intéresse à votre bonheur, croit devoir vous prévenir que vos assiduités auprès de Mme de Beausire font jaser beaucoup. Hier, aux courses, on a remarqué votre présence dans sa voiture et l'absence du duc. Que deviendrait Mlle Fossette, qui vous aime si tendrement, si elle apprenait votre infidélité? Une femme a beau être sceptique, voire même un peu philosophe, il est de ces blessures de cœur ou d'amour-propre qu'elle ne saurait pardonner. Si vous ne mettez pas plus de prudence dans vos relations avec Mme de Beausire, vous pourriez non-seulement vous attirer une affaire avec le duc, mais encore compromettre votre bonheur intime, et désespérer une charmante fille qui ne le mérite pas.
«Vous avez, je vous en préviens, des ennemis acharnés qui pourraient fort bien vous jouer un mauvais tour. «Prudence et mystère!» comme on dit dans les mélodrames.»
«Ce changement d'enveloppe a-t-il été volontaire ou involontaire? Ces lettres nous viennent-elles d'un ami ou d'un ennemi? se demandait M. de Barnolf. Si c'était un ennemi, pourquoi ce subterfuge? Une lettre anonyme adressée directement eût suffi pour nous inspirer des doutes l'un sur l'autre.
—Oh! non, c'est beaucoup plus adroit; c'est diabolique,» fit observer Fossette qui cherchait à deviner l'auteur des lettres.
Un instant elle soupçonna Geneviève, puis Claudine, et Robiquet lui-même.
«Tenez, reprit-elle tout à coup, si vous m'en croyez, brûlons ces lettres et n'y pensons plus. Nous arriverions à douter de tous nos amis et à douter l'un de l'autre.»
Elle prit les deux lettres, et, sans attendre l'assentiment de Barnolf, les jeta au feu.
M. de Barnolf regardait brûler les lettres d'un air songeur et défiant.
«Comment! s'écria Fossette en riant d'un franc rire, vous seriez jaloux? Que ne pouvez-vous voir ce pauvre Robiquet avec son nez qui menace le ciel et ses grands chapeaux qui touchent le bout de son nez! Si je l'aimais, chanterait-il du matin au soir en fausset:
Pauvre Robiquet! quel excellent domestique! et attentif et désintéressé surtout! Avec quelle joie il dégringole mes cinq étages pour aller me chercher un sucre d'orge ou un pot d'eau fraîche! C'est lui qui tous les matins descend ma chaufferette et m'apporte mon lait; et souvent c'est lui encore qui arrose les fleurs que vous m'envoyez. Et pourtant il se doute de qui elles me viennent; mais il sait aussi que j'aurais tant de chagrin si je les voyais languir! Il les soigne en maugréant.»
Barnolf, peu rassuré par les explications de Fossette, restait sombre et froid.
«Comment, vous doutez encore, reprit l'ouvrière. Venez donc voir Robiquet, et vous ne douterez plus.
—Fossette, dit M. de Barnolf avec un tremblement dans la voix, je vous aime plus, je vous le jure, que je n'ai jamais aimé aucune autre femme. Je ne sais: vous avez plus de noblesse, plus de distinction réelle, plus d'esprit, plus de charme, plus de cœur surtout. Et si gaie, si espiègle, si douce! Vous vous amusez aux dépens de ce Robiquet, soit! Mais aussi vous êtes trop bonne pour le faire souffrir. Enfin je suis malheureux depuis que j'ai reçu cette lettre. J'ai la fièvre. Sans doute, puisque vous me le dites, je vous crois, vous ne m'avez fait aucune infidélité. Mais Robiquet va chez vous à toutes les heures du jour. Ces mille services que vous en recevez vous rendent son affection précieuse. Et moi je ne vous vois qu'une fois par semaine. Je vous veux à moi tout entière, à moi toujours! Voulez-vous habiter ici? Dites, le voulez-vous? Et puis vous êtes pauvre, malheureuse, vous souffrez peut-être. Cette chaufferette, ce sucre d'orge, ce lait dont vous parliez tout à l'heure m'ont révélé une situation à laquelle je n'avais jamais songé. Et encore ces heures que vous me donnez, c'est votre pain, tandis que moi qui vous aime et qui devrais confondre mon existence avec la vôtre, je vis dans un luxe égoïste; je dépense en bagatelles des sommes qui vous feraient riche pendant plusieurs années. Je vous en supplie, essayons de vivre ensemble. Vous me quitterez quand vous le voudrez. Ne serez-vous pas libre toujours?»
Il s'était mis à genoux et baisait ardemment les mains de l'ouvrière.
Fossette l'avait écouté sans l'interrompre.
«Mon ami, c'est impossible, dit-elle avec résolution. Je ne veux plus de cette vie-là. Oh! j'ai trop souffert, voyez-vous, trop souffert dans ma fierté pour recommencer jamais.
—Alors vous ne m'aimez pas! s'écria Barnolf blessé, puisque vous ne faites aucune différence entre moi et un rapin ou un serrurier. Vous refusez parce que vous me préférez Robiquet.
—Vous n'avez donc pas, monsieur de Barnolf, la générosité que je vous supposais?
—Pour le moment, je n'ai que de l'amour, et je suis jaloux. Ou venez habiter avec moi, ou quittez Robiquet.
—Non, je veux que vous ayez confiance en moi comme j'ai foi en vous.
—Je vous croyais bonne, reprit le Hongrois avec colère; mais non, vous n'avez pas de cœur; autrement vous ne me feriez pas souffrir.
—Je vous l'ai dit dès le premier jour de notre rencontre, repartit Fossette avec fermeté, jamais je ne consentirai à retomber sous la dépendance d'un homme. Croyez-vous qu'il ne m'ait pas fallu un grand courage pour en sortir et renoncer à l'oisiveté? Sans parents, abandonnée dans la rue dès l'âge de quatorze ans, j'ignorais ce que c'était que l'honneur. Seulement, j'avais ma fierté qui se révoltait contre cette ignoble exploitation de l'amour et contre la brutalité de l'homme. Je me sentais avilie et j'ai voulu me relever. Je me suis relevée seule, par le travail. Mais les commencements ont été durs; je n'avais pas toujours du pain; le travail me répugnait et me fatiguait; j'avais des crampes dans tous les membres. Vous ne pouvez savoir ce que c'est que travailler tout le jour, sans relâche, pour qui n'y est point habitué. J'ai lutté, je me suis roidie, et j'ai vaincu ma paresse. Maintenant j'y suis faite. Ce travail, toujours le même, est pénible sans doute, mais il ne me paraît plus un supplice. Enfin, et surtout, je suis libre, libre! je ne dois à personne ma subsistance. Et puis, savez-vous, Barnolf, maintenant je m'estime. Ce sentiment que je n'avais pas connu jusqu'alors, je ne pourrais plus y renoncer. Sans doute j'ai eu beaucoup de chance, puisque depuis six mois je n'ai jamais manqué d'ouvrage, que j'ai mangé à peu près à ma faim. Je n'espère pas être aussi heureuse toujours; mais j'y ai bien réfléchi, car l'ouvrage peut me manquer d'un jour à l'autre; je me laisserais plutôt mourir que de retomber jamais dans cet avilissement.»
Barnolf ne se fût point attendu à cette vertueuse déclaration de principes chez une fille de mœurs aussi peu rigides. En tout autre moment, peut-être eût-il souri de cet alliage de dignité et de légèreté, de cette morale à la fois austère et par trop indépendante.
«Quelle importance attachez-vous donc à l'argent? lui dit-il. Accepter les présents d'un homme qu'on aime, ce n'est, pas s'avilir.
—Et vous, accepteriez-vous les présents d'une femme? Vous admettez donc deux règles de conduite, une pour les hommes et une autre pour les femmes? Moi, j'attache de l'importance, non pas à l'argent, mais à la liberté. Si j'acceptais vos bienfaits, je ne serais plus libre.
—Oui, oui, c'est cela! libre, dit Barnolf avec sarcasme, libre! Est-ce qu'on est libre, quand on aime? Mais je comprends: vous préférez votre liberté. Vous voulez être libre d'aimer M. Robiquet, ouvrier chapelier, et d'autres peut-être de même acabit?»
Fossette pâlit. Elle hésita; et M. de Barnolf la regardait en cet instant avec une expression si haineuse qu'elle crut de sa dignité de le braver.
«M. Robiquet, ouvrier chapelier, répondit-elle, a cent fois plus de cœur et de vraie noblesse que M. Léopold de Barnolf. Il n'insulterait pas une femme.»
Barnolf, offensé et terrible, s'avança vers Fossette et leva la main pour la frapper.
Mais Fossette le contint par un tel regard qu'il laissa retomber sa main.
«Vous croyez donc, monsieur de Barnolf, que, parce qu'une femme vous aime, vous avez le droit de l'insulter et de la battre? Adieu, vous ne me reverrez plus!»
Et elle se dirigea vers la porte.
Fou, désespéré, il s'élança vers elle, la saisit dans ses bras, implora son pardon et lui baisa les pieds.
Elle resta; mais au fond du cœur elle ne pardonnait pas.
En la quittant, il lui fit promettre de revenir.
Elle promit, mais faiblement.
«Si tu ne viens pas....» dit-il.... Il s'arrêta; la passion le suffoquait et le blanc de ses yeux rougit.
«Eh bien? demanda Fossette avec un rire forcé.
—J'irai te chercher, répondit-il en se dominant.
—Si je pardonnais aujourd'hui, se dit Fossette, demain il me battrait; et, de lâcheté en lâcheté, je deviendrais son esclave.»
XXIV
Quand Fossette rentra chez elle triste et désolée, Claudine lui apprit qu'une très-belle dame était venue la demander de la part de Geneviève, et qu'elle avait paru fort contrariée de son absence.
«Je l'ai conduite chez les Ferrandès, ajouta Claudine. Elle nous a beaucoup questionnées, Christine et moi, sur notre salaire et sur notre manière de vivre. Ce doit être une dame de charité.»
Fossette n'écouta qu'à demi le récit de Claudine. Elle avait hâte de se trouver seule pour donner cours à son chagrin.
Robiquet l'entendit rentrer. Il entre-bâilla sa porte; mais Fossette ne lui rendit pas son salut amical.
Au bout d'une heure, inquiet du silence prolongé de Fossette, il vint frapper à sa porte:
«C'est moi, Robiquet. Est-ce que je puis maintenant arroser vos fleurs?
—Non, merci.
—Elles n'ont pas eu la moindre goutte depuis hier matin. Elles doivent avoir terriblement soif.
—Qu'importe!» repartit Fossette avec quelque impatience dans la voix.
Robiquet rentra chez lui tout déconcerté.
«Qu'importe! elle a dit qu'importe! Qu'importe que ses fleurs aient soif? elle qui aime ses fleurs comme on aime des enfants! Il faut qu'il lui soit arrivé une catastrophe. C'est cet inconnu, bien sûr, ce lâche, cet infâme, qui lui aura fait du chagrin. Si je le tenais!...»
Et, de désespoir, il donna un terrible renfoncement au chapeau tout neuf qu'il avait mis pour se présenter chez Fossette.
Le bon Robiquet reprit son travail. Mais il s'arrêtait à chaque instant pour écouter. Il colla son oreille contre la cloison, et entendit très-distinctement de gros soupirs, presque des sanglots.
Il n'y put tenir.
Pour la seconde fois il alla frapper à la porte de sa voisine.
«Mademoiselle Fossette, je vous en supplie, permettez-moi d'entrer. Vous avez du chagrin. Peut-être en suis-je cause; car tout à l'heure vous ne m'avez pas dit bonjour, comme d'habitude. Je suis bien malheureux!
—Entrez, monsieur Robiquet.»
Et Robiquet entra.
Fossette était étendue sur son lit avec accablement. Des larmes ruisselaient sur ses tempes et mouillaient le traversin.
En la voyant ainsi, Robiquet s'arrêta. Il devint pâle.
«Vous! c'est-il possible! Je ne me trompais donc pas! Vous pleurez! Ah! je disais bien, une catastrophe, un cataclysme! Vrai, mademoiselle Fossette, si ma vie peut vous servir à quelque chose, prenez-la.
—Merci, mon bon Robiquet. J'ai, en effet, besoin de vos services. Je désire quitter cette maison demain, si c'est possible.
—Quitter cette...! s'écria Robiquet, qui eut le gosier tellement serré par l'émotion qu'il ne put achever sa phrase.
—Oui, il le faut absolument.
—Et moi, et moi, qu'est-ce que je vais devenir, mademoiselle Fossette!
—Vous serez quand même et toujours mon ami, n'est-ce pas? Moi, je vous garderai toujours la même amitié. Demain matin, pendant que je ferai ma malle, seriez-vous assez bon pour aller me chercher, je ne sais où, dans la Cité peut-être, une petite chambre comme celle-ci, à peu près, et dans les mêmes prix? Vous savez qu'il me faut du soleil pour mes fleurs.
—Ah! mais.... alors.... ce n'est donc pas...?»
Il s'arrêta.
«Quoi?
—Pour nous quitter tout à fait et vous en aller dans les beaux quartiers avec.... Pardonnez-moi.... J'avais cru.... Oh! pardonnez-moi d'avoir un instant pensé cela. Le chagrin me faisait perdre la tête. Je sais bien que vous êtes incapable de ces choses-là.... quoique, si vous vouliez.... suffit! je me comprends. J'irai, oui, j'irai vous chercher une belle petite chambre dans les prix de...?
—Dix francs par mois, pas davantage.
—Mais alors.... mais alors....»
Il tortillait son chapeau, un autre chapeau tout neuf.
—Quoi, mon pauvre ami?
—Si je trouvais deux petites chambres comme ces deux-là, l'une à côté de l'autre?»
Fossette sourit tristement.
Encouragé par ce demi-sourire:
«Oh! mademoiselle, reprit-il, je vous en supplie!... pour faire vos commissions, soigner vos fleurs et un peu aussi pour m'empêcher de.... de passer l'arme à gauche; car, voyez-vous, je ne pourrais plus vivre loin de vous.»
Il pleurait.
«Pauvre garçon, pensait Fossette, s'il savait qu'il est cause de mon chagrin! Faut-il donc le punir de l'injustice d'un autre? Je le veux bien, répondit-elle. Au surplus, je ne pourrais me passer moi-même de votre amitié; car vous m'avez gâtée; vous êtes si bon pour moi!»
Elle lui tendit la main.
«C'est donc vrai! C'est donc possible! Vous me permettez de vous suivre!»
Il se laissa tomber à genoux. Il pleurait, il riait, il ne savait que faire de cette main qui le brûlait.
Il la baisa avec respect.
«Vraiment! dit Fossette avec un soupir, il n'y a qu'une chose excellente au monde, c'est l'amitié d'un être bon et affectueux comme vous, Robiquet. J'accepte vos services, parce que je les crois tout à fait désintéressés. Je ne veux plus aimer.
—Oh! mademoiselle, je n'ai jamais espéré que vous pourriez m'aimer comme je vous aime. Je ne vous demande que la permission de vous servir. Je vous respecterai toujours, vous le savez bien.»
Le surlendemain, Fossette quittait le garni de la rue de Venise. Son départ fut une désolation pour la maison; car tous les locataires la connaissaient et la chérissaient. Plusieurs raccompagnèrent jusque dans la rue. La mère Blancheton était rentrée tout exprès pour lui prêter sa charrette, une belle charrette neuve achetée avec les cinquante francs de Madeleine.
«Cette fille-là, disait-elle de sa voix rauque en essuyant une larme, ça vous a des façons de demoiselle avec le cœur d'une ouvrière. Et puis c'est aussi gai qu'un rayon de soleil. Quand elle m'apportait un peu de lait ou un bol de tisane: Sans doute, que je lui disais, ça me ravigote, ce que vous me donnez là; mais ce qui me guérit, c'est plutôt de penser qu'on n'est pas tout à fait un chien perdu dans le monde, et que quelqu'un s'intéresse à moi.
—C'est comme nous, reprenait la femme Brisemur qui commençait à se lever, sans elle nous serions tous morts. Elle a passé toute une nuit à me soigner. C'est si pauvre chez nous, que personne autre n'aurait voulu rester au milieu d'une pareille désolation.»
Quant à Christine, elle pleurait à sanglots. Claudine aussi était désolée, car elle allait rester seule.
«Au moins, lui demandait-on, saurons-nous votre adresse?
—Je ne puis la donner, car je pars pour qu'on ne me trouve pas. Mais dans un mois peut-être reviendrai-je, si ma chambre est encore libre.
—On vous la gardera tant qu'on pourra, mademoiselle Fossette, répondit le concierge, propriétaire du garni, car on n'a pas souvent d'aussi aimables logeuses, ni d'aussi honnêtes.»
Robiquet marchait devant, conduisant la charrette, et Fossette, qui suivait, se retournait de temps en temps pour envoyer encore des saluts à ses amis.
XXV
Geneviève, vêtue d'une jolie robe grisaille et coiffée à la grecque avec une résille de velours cerise, était complètement transformée; et, comme elle se sentait belle et admirée, ses gestes mêmes étaient devenus plus dégagés, plus coquets; son regard avait plus d'assurance. Elle s'exprimait avec moins de timidité et plus d'à-propos. Mais que d'ennemies lui fit dans l'atelier cette métamorphose! Il n'était pas jusqu'à la demoiselle à repentirs, bien sûre de ses charmes pourtant, qui ne se sentît écrasée par la beauté de la jeune Lilloise.
Aussi, pendant plusieurs jours, Geneviève fut-elle le point de mire de toutes leurs malices. La première elle-même commençait à s'inquiéter de la faveur dont la nouvelle jouissait auprès de madame.
«Il faut avouer que cette mijaurée, qui le premier jour n'osait lever les yeux, a eu vite fait son éducation, dit l'une de ces demoiselles. Maintenant elle a l'air de se moquer de nous.
—Et ça ne sait pas même tenir proprement une aiguille! reprit une autre. Il est vrai que pour le commerce qu'elle fait....
—Mademoiselle, repartit Geneviève avec dignité, je ne fais aucun commerce; et, si vous continuez à me tourmenter, je me plaindrai à madame.
—Rapporteuse et moucharde! il ne vous manquait plus que ça, ma mie. Si nous disions, nous, qu'il vous faut une demi-heure pour coudre un lé!
—C'est une ouvrière amateur, quoi! Vous avez donc quelqu'un qui paye pension à madame?»
Geneviève ne répondit plus, mais elle rougit d'indignation.
«Mesdemoiselles, elle a rougi; preuve qu'on a tapé juste.»
Une ouvrière belle parleuse, se croyant un peu de littérature (par rapport, disait-elle, à un jeune homme de lettres qui lui adressait des vers), prit à son tour la parole:
«Voyons, jeune mystérieuse, raconte-nous ton roman. Ton héros est-il brun ou blond? est-il sentimental ou badin? T'écrit-il des épîtres passionnées? Chacune, en entrant à l'atelier, raconte sa biographie, et après on la laisse tranquille. Mais toi, tu ne veux rien dire, tu fais la pimbêche, c'est vexant.
—Que voulez-vous savoir? reprit Geneviève les larmes aux yeux.
—Eh bien! qui t'a donné cette robe? car enfin une ouvrière ne peut pas, avec ses quarante sous par jour, se nourrir, payer son loyer et son blanchissage, et s'acheter, pour tous les jours, une robe de quatre francs le mètre.
—C'est une dame,» répondit Geneviève.
On se récria de tous les coins de l'atelier.
«À qui croit-elle en conter? dit l'une.
—C'est du dernier rigolo, exclama une autre, dans ce jargon d'atelier que nous reproduisons comme caractéristique.
—Une bienfaitrice? Touchant! touchant! Passe-moi ton mouchoir.
—De quelle couleur est sa barbe, à cette dame?
—Je retiens celle-là!
—Voudrais-tu nous faire poser, ma fille? reprit la littératrice. Tes révélations sont par trop saugrenues. Parbleu! nous savons toutes ce que c'est, va! On passe sur le boulevard; on s'aperçoit qu'un monsieur bien mis, portant des gants et des breloques, vous suit. On s'arrête devant un magasin de nouveautés. On a l'air de faire un choix, puis on soupire. Le monsieur bien mis offre la robe et son cœur. On minaude un peu, on accepte, et tout est dit.
—Avouez donc, fit à son tour la demoiselle à repentirs, et on vous laissera tranquille.
—Je ne puis avouer ce qui n'est pas. Je vous répète que c'est une dame qui....»
Ce fut un effroyable vacarme dans l'atelier. On trépignait. Quelques-unes tirèrent leurs clefs et se mirent à siffler.
«Silence, mesdemoiselles! s'écria la première. Madame va venir.
—Parole d'honneur! reprit la demoiselle à repentirs, elle voudrait se faire passer pour une rosière.
—À Nanterre ça se voit, et encore!... Mais à Paris.... zut!
—Ma fille, reprit l'ouvrière orateur, tu fais fausse route; tu t'égares dans un système qui n'aura pas de succès; ce que tu nous dis n'a pas le sens commun; cependant nous userons de condescendance pour tes drôleries. Mais dis-nous du moins quelle est la position de cette dame phénomène? où demeure-t-elle? quels sont ses moyens d'existence?
—Je n'en sais rien,» répondit naïvement Geneviève.
Le tapage recommença plus fort.
«Bravo! bravo!
—Bis! bis!
—Elle est d'un cocasse splendide!
—Mesdemoiselles, il faut la porter en triomphe.
—Moi, je vais écrire au maire de Nanterre.
—Oui, c'est cela, reprit la littératrice. Adressons toutes une pétition au maire:
«Monsieur,
«Une jeune personne, dont la vertu et la candeur sont dignes de Nanterre, se trouve égarée dans un atelier de modes rue Neuve Saint-Augustin. Il est de votre devoir, respectable patriarche, de venir réclamer cette infante, qui ne peut sortir que de votre village, célèbre par ses vertus, ses brioches et sa bêtise.»
En cet instant, la porte de l'atelier s'entrouvrit discrètement, et l'on vit apparaître une espèce d'Hercule à large figure blafarde, avec un grand tablier et un bonnet blanc sur l'oreille.
«Voilà M. Édouard. Monsieur Édouard! crièrent toutes les ouvrières.
—Ah çà! les petites chattes, dit M. Édouard d'une voix de basse-taille, vous faites un tapage infernal. Le patron menace de déménager.»
Les ouvrières parisiennes se nourrissent fort mal; aussi, à l'occasion, se montrent-elles fort gourmandes; souvent même c'est la gourmandise qui les perd.
M. Édouard était garçon pâtissier, et, à ce titre, avait gagné toutes les sympathies de ces demoiselles.
«Oh! mon bon monsieur Édouard, une brioche!
—Un savarin!
—Une génoise! supplièrent en chœur plusieurs voix.
—On m'embrassera? dit Édouard.
—Oui, toutes nous vous embrasserons, même les vieilles à lunettes, qui raffolent de vous, ô Édouard, répondit l'ouvrière bas bleu.
—Tiens! tiens! je n'avais pas encore vu cette jolie blonde, s'écria-t-il en désignant Geneviève.
—C'est la nouvelle qui demeure au sixième; seulement elle a fait peau neuve, répondit Joséphine.
—Diable! rien que ça de chic! Et elle m'embrassera aussi?
—Oui, oui! Elle vous embrassera.
—Non! repartit Geneviève, je n'embrasserai pas monsieur.
—Alors pas de gâteaux,» dit Édouard.
Un nouvel ouragan se déchaîna contre Geneviève.
«Combien vos gâteaux, monsieur? demanda-t-elle.
—Je ne vends pas mes gâteaux aux petites chattes, je les donne.
—Je n'ai pas encore payé ma bienvenue, insista Geneviève, en tirant son porte-monnaie. J'ai cinq francs dix sous.
—Cinq francs cinquante, ce n'est guère pour porter des robes comme celle-là. Mais enfin, voyons, monsieur Édouard, que pouvez-vous nous donner pour cette somme?» demanda la demoiselle à repentirs.
Ici un débat s'engagea.
Pour trancher la question, il fut résolu qu'on apporterait des gâteaux assortis et deux bouteilles de sirop.
Ces cinq francs cinquante centimes étaient tout ce que possédait Geneviève; mais ce n'était pas acheter trop cher un peu de tranquillité.
Certes, Geneviève, comme ouvrière de fabrique, n'était pas habituée à une grande délicatesse de langage. Cependant un pareil cynisme la révoltait.
Sans doute, pour la fille du peuple, il n'y a pas d'innocence possible. Elle vit dans un milieu qui ne respecte ni ses oreilles ni ses yeux. Et la chute, considérée par les classes élevées comme un déshonneur irrémédiable, est à peine regardée, dans la classe laborieuse, comme une faute grave. Souvent même l'ouvrière, au lieu d'en rougir, s'en fait gloire et s'enorgueillit de la générosité de ses amants.
À Paris, les ouvrières se divisent en deux camps: celles qui se cachent et celles qui font parade de leurs désordres. Ces dernières appellent les autres des mijaurées. Quant à l'ouvrière jeune et belle, restée entièrement honnête, si elle se rencontre encore, c'est malheureusement une exception.
Est-ce à dire qu'il faille renoncer à moraliser ces pauvres créatures privées d'enseignement, entourées de mauvais exemples et de séductions de toutes sortes? Non, sans doute; mais la moralisation doit entrer dans une tout autre voie.
Aujourd'hui les moralistes comme les économistes se sont gravement émus de la situation de l'ouvrière, de sa dépravation précoce et anormale. Aujourd'hui l'opinion admet, en morale, comme en législation, le bénéfice des circonstances atténuantes. On ne se borne plus à prêcher ou à anathématiser les pauvres femmes qui tombent dans le vice. Des recherches consciencieuses ont constaté que, le plus souvent, elles succombent parce qu'elles manquent de pain, et aussi parce que leur travail ingrat et pénible ne peut leur procurer aucun luxe, aucune satisfaction. Or, on commence à reconnaître que chaque être a droit, non-seulement à la subsistance, mais à une part de bonheur. Ce n'est donc plus avec des sermons qu'on doit chercher à moraliser, c'est en découvrant et en appliquant les moyens d'augmenter l'instruction et le bien-être.
Il y a loin cependant d'une jeune fille que l'amour entraîne à celle qui se vend. Sans doute un premier désordre conduit souvent à de plus graves; mais la femme qui aime réellement n'a pas perdu tout sentiment de dignité. Chez Geneviève, ce sentiment était encore élevé; elle était douée d'un caractère réservé et d'un esprit délicat. Capable d'affections profondes, la frivolité dans l'amour la révoltait. Et depuis huit jours, malgré les propos licencieux dont on l'ahurissait, malgré les épigrammes dont on l'accablait, sa tenue était restée la même, sérieuse et digne.
Mais combien de temps, exposée à ce contact continuel avec la corruption, pourrait-elle lutter contre l'entraînement de l'exemple! Ce qui la soutenait alors, c'était l'espoir que lui avait donné Mme de Courcy d'épouser M. de Lomas. Mais une fois certaine de son abandon, ne chercherait-elle pas dans le désordre l'oubli de son chagrin et de son abaissement? Car la débauche est pour les femmes ce que l'ivrognerie est pour les hommes. Afin de s'étourdir, l'homme boit, la femme se donne ou se vend.
Le bon Édouard fit bien les choses. Il apporta une pleine corbeille de gâteaux de la veille et deux bouteilles de sirop.
Plusieurs des plus gourmandes lui sautèrent au cou.
«Mes petites chattes, vous voyez que je suis bon prince et pas cruel. Ne vous gênez pas; que celles qui ont envie de m'embrasser se présentent, je ne les repousserai pas.
—Est-il fat et pacha, ce M. Édouard! fit, en grignotant une madeleine, une fille très-brune, habituée de Mabille. Il est capable de croire que c'est lui qu'on embrasse. Amour de pâtissier, va!
—Les pachas, hein! En voilà-t-il des hommes heureux! exclama le bon Édouard. Supposons que je sois, un pacha. Je m'assieds sur un divan, là, au beau milieu de vous, à la façon d'un tailleur. Je fume une grande pipe. Derrière moi, se tient une esclave en pantalon de zouave, avec un éventail pour me donner de l'air et pour chasser les mouches de mon auguste nez. C'est pas des contes, ce que je vous dis là. J'ai vu jouer ça à l'Opéra-Comique, une fois que j'ai paru sur la scène, habillé en mamelouk. J'ai été un peu pacha, tel que vous me voyez.
—Moi, mon rêve, ce serait d'entrer comme comparse dans quelque théâtre, car je raffole du spectacle, dit une jeune fille très-laide qu'on appelait la liseuse, parce qu'elle avait toujours ses poches bourrées de vaudevilles ou de petits journaux.
—Et tous les soirs on a la chance de rencontrer un avenir parmi les spectateurs, ajouta la demoiselle à repentirs.
—Quel est votre idéal comme avenir, mademoiselle Léocadie? demanda Édouard; est-ce le bois de rose ou le palissandre?
—Pour commencer, je me contenterais du noyer.
—Monsieur Édouard, continuez donc votre histoire de l'Opéra-Comique.... Il était assis sur un divan?...
—C'est moi qui suis le pacha. Et vous êtes toutes, comme moi, assises sur des divans, dans des poses plus ou moins gracieuses et nonchalantes. Tableau. Hein! ce serait-il gentil! Alors, avisant du regard cette princesse blonde qui ne daigne pas même goûter à mes brioches, je lui jette le mouchoir en l'appelant Fatmé, Haydé, Azora. Ce sont tous des noms comme ça dans ce beau pays. Aussitôt, au lieu de me regarder avec ses yeux farouches, elle sourit.
—Monsieur Édouard, monsieur Édouard, cria une de ces demoiselles, on vous rappelle à l'ordre! Vous corrompez nos âmes candides avec vos discours immoraux.
—Immoraux! ce sont les mœurs les plus pures du pays. C'est leur bon Dieu qui veut ça.
—Où donc est-il ce pays? est-ce en Cochinchine?
—Je ne sais pas, mais pour sûr il existe, puisque je l'ai vu à l'Opéra-Comique. Et même qu'on appelle un sérail l'endroit où le pacha enferme toutes ses femmes.
—Et y a-t-il aussi un pays où les femmes ont des sérails d'hommes? demanda l'habituée de Mabille.
—Ça, ma petite chatte, je crois que ça ne se voit qu'à Paris; vous ferez donc bien d'y rester. J'ai toujours entendu dire que, pour les femmes comme pour les chevaux, Paris était un vrai paradis. J'entends les beaux chevaux et les jolies femmes, car pour tout ce qui est vieux et laid, Paris, c'est l'enfer.»
En cet instant, le petit Joseph entra, et dit:
«Mademoiselle Geneviève, on vous demande au salon.»
Comme la première fois, la curiosité et la jalousie de ces demoiselles furent vivement excitées.
«Joseph! Joseph! qui donc la demande encore?
—Un vieux monsieur.
—De quoi a-t-il l'air, ce vieux?
—Il a du chic.
—Comment, mesdemoiselles, fit Édouard, vous n'avez pu savoir encore ce qu'est cette jolie blondine et ce qui se mijote par là-bas?
—Dame! répondit une ancienne, je suppose, moi, qu'elle est bien recommandée et qu'on veut lui faire un sort. Vous vous rappelez Zoé, Lucile, Amélie et tant d'autres qui ont travaillé ici, et qui sont aujourd'hui des princesses pour qui nous travaillons.
—Voilà ce qui est souverainement injuste. Pourquoi ne nous ferait-on pas un sort, à nous aussi? Ne valons-nous pas cette campagnarde, qui dans son pays cardait du coton, et qui ne sait pas seulement dire un mot sans rougir?
—Mes petites chattes, voilà sans doute ce qui plaît à ce vieux, c'est qu'elle rougit; tandis que vous, il y a longtemps que vous ne rougissez plus....
—Monsieur Édouard, fit la littératrice, si vous n'étiez pas un généreux pâtissier, nous ne souffririons pas cette insulte. On vous la pardonne en considération de vos brioches.
—C'est vexant de la voir préférée à nous, ajouta Joséphine; il faut la forcer à quitter l'atelier. Tous les jours nous lui monterons une nouvelle, jusqu'à ce qu'elle parte.
—Pas besoin, pas besoin, mes petites minettes. Elle est trop jolie pour rester longtemps à la paye de quarante sous par jour.
—Eh bien! voilà encore un fameux compliment que nous adresse M. Édouard, fit observer aigrement la demoiselle à repentirs. Et nous, vous nous trouvez donc laides?»
L'ouvrière placée près de la porte entendit le frôlement d'une robe de soie dans l'escalier et dit à demi-voix:
«Voilà madame!»
Édouard s'esquiva prestement avec sa corbeille et ses deux bouteilles vides.
Toutes ces demoiselles baissèrent les yeux et semblèrent profondément absorbées par leur couture.
Quand madame entra, on eût entendu voler une mouche.
On sait que madame ne plaisante pas, et que l'ouvrière surprise en flagrant délit de paresse est bientôt congédiée. Et, de fait, pourquoi Mme Thomassin serait-elle indulgente? Elle paye généreusement quarante sous. C'est l'élite des ouvrières qui gagne pareille somme, et il y a sur le pavé tant de pauvres filles qui, en cousant même une partie de la nuit, arrivent à grand'peine à en gagner vingt-cinq.
XXVI
Avant de descendre à l'atelier, Mme Thomassin avait fait passer Geneviève par sa chambre, lui avait lissé les cheveux, avait donné une grâce à la résille, et lui désignant la porte du salon, elle lui avait dit:
«Ma chère enfant, soyez aimable avec M. le duc, car votre avenir dépend de cet entretien. Surtout ne soyez pas si morose. M. le duc aime la gaieté.»
Geneviève entra toute tremblante au salon. Elle vit un homme d'une soixantaine d'années qui lui désigna amicalement un siège.
Geneviève s'était représenté sous des dehors austères ce personnage bienfaisant, qu'un chagrin d'amour, au dire de Mme de Courcy, torturait depuis sa jeunesse.
Elle s'étonna donc de le trouver vêtu avec une élégance de bon goût, mais un peu prétentieuse pour un homme de cet âge. Le sourire de ce vieillard était fin et sceptique, et son regard s'arrêtait sur elle avec une persistance qui l'embarrassait.
«C'est vous, ma belle enfant, dont m'a parlé Mme de Courcy?
—Oui, monsieur; elle m'a aussi parlé de vous, de votre bonté. Soyez persuadé que je ferai tous mes efforts pour mériter votre intérêt.
—Voilà une charmante petite réponse, fit le duc. On dirait.... Mais non, personne ne vous l'a apprise, n'est-ce pas, mon enfant?»
L'ouvrière rougit, car elle crut avoir été maladroite.
Il lui tendit la main, et Geneviève lui donna la sienne.
«Mme de Courcy ne m'avait pas trompé, vous êtes adorable. De la beauté, de la candeur et une main de patricienne. Mais, ma fille, il faudra soigner un peu mieux vos ongles; je tiens beaucoup à ce détail.
—Je vous remercie de m'en avertir, monsieur, dit Geneviève.
—Elle est ou très-rouée, ou très-candide, ou stupide, pensa le duc. Voyons lequel.»
Et il reprit:
«Vous me plaisez déjà beaucoup, je vous assure; mais ce que j'aime par-dessus tout, c'est la sincérité. Ouvrez-vous donc à moi comme à un confesseur. Combien de fois déjà avez-vous aimé?»
Geneviève rougit encore, baissa les yeux et ne répondit pas.
«Je suis très-indulgent, je vous en préviens; deux ou trois fois, n'est-ce pas?
—Non, monsieur, répondit Geneviève avec dignité.
—Quatre ou cinq alors?
—Non, monsieur; Mme de Courcy a dû vous le dire, une seule fois.
—Et vous avez quel âge?
—Vingt ans.
—Et vous aimez depuis combien de temps?
—Depuis huit mois.
—Et jusqu'à dix-neuf ans, jamais, jamais ce petit cœur-là n'avait battu pour personne?
—Pour personne.
—Vous êtes pourtant de Lille, une ville de manufactures.
—Oui, monsieur, mais j'allais depuis fort peu de temps à la fabrique. Auparavant, je travaillais à la maison.
—Et vous aviez sans doute une mère pieuse? Êtes-vous dévote?»
Geneviève hésita. Elle craignait de donner une mauvaise idée d'elle à ce bienfaiteur, religieux peut-être.
«Non, monsieur, dit-elle enfin. Ni mon père pi ma mère ne vont à la messe, et moi, je n'y allais pas davantage. Mon père est un très-honnête homme; mais c'est une idée comme cela, il ne peut souffrir les capucins.
—Ah! ah! c'est un esprit fort? Tant pis, ma fille! Pour les femmes comme pour le peuple, la religion est un frein nécessaire. Je désire que vous ayez un peu de dévotion. Sans doute je ne veux pas faire de vous une religieuse. Cependant j'aimerais mieux trouver en vous ces sentiments qui élèvent l'âme et l'esprit, et préservent des honteux désordres.
—Ah! monsieur, s'écria Geneviève, certainement j'ai commis une faute grave; aux yeux de bien des gens, j'ai perdu le droit de me dire une honnête fille; cependant, si vous voulez vous informer, vous saurez que j'ai toujours eu une bonne réputation.»
Elle avait des larmes dans les yeux.
«Comment, fillette, vous pleurez! Dépêchez-vous d'essuyer ces beaux yeux-là. Je vous déclare que je ne puis supporter les pleurs. J'ai les nerfs très-impressionnables. Cela pourrait même troubler ma digestion.»
Geneviève essaya un sourire.
«À la bonne heure! Riez toujours! Vous êtes cent fois plus belle. Et puis vous avez de si jolies petites dents! Voyons, regardez-moi; croyez-vous que je ne vous déplairai pas trop?
—Oh! monsieur, comment ne vous aimerais-je pas? Vous paraissez si bon!
—Euh! euh! j'ai bien mes défauts. Je suis impatient, et, dans ces moments-là je déchire, je casse tout. Mais on ne se plaint pas trop, car je répare si bien les dégâts! Je suis du reste un bon enfant, vous verrez: pas tracassier du tout! Vous serez libre de vivre à votre guise. Je ne vous ferai pas espionner. Voilà pourquoi je vous ai adressé tant de questions: c'est que je désire avoir confiance en vous. Enfin, je ne suis plus jeune, et je veux maintenant que ma vie s'écoule sans émotions, sans tracas. Ainsi, pas de scènes, pas de petites roueries. Je ne puis souffrir que les femmes s'avilissent ainsi. D'ailleurs je ne vous refuserai jamais rien; car je ne suis point ladre, et j'aime à voir le bonheur auteur de moi. Soyez toujours franche aussi. Il ne servirait à rien de me tromper. Je connais les femmes sur le bout du doigt; et, si adroites soient-elles, je les devine toujours. Ainsi vous avez aimé quelqu'un. Est-il à Paris?»
Geneviève hésitait à répondre. Le langage du duc la surprenait et l'inquiétait; mais elle ne soupçonnait pas encore que Mme de Courcy eût pu la tromper. Elle repoussa le doute qui lui vint.
«Oui, monsieur, dit-elle, il est pour le moment à Paris.
—Et vous le voyez toujours?
—Rarement.
—Il vous aime encore, cependant?
—Hélas!
—Vous l'aimez donc?
—Oui, monsieur.
—Oui! s'écria le duc stupéfait, presque irrité.
—Je l'ai dit à Mme de Courcy, et je n'ai pas d'autre désir que de le ramener à moi et de l'épouser.»
Le duc fronça le sourcil. Il craignit d'avoir été le jouet d'une mystification. Puis remarquant la candeur de Geneviève, il éclata de rire.
«Je vois que nous ne nous entendons pas du tout. En quels termes Mme de Courcy vous a-t-elle parlé de moi?»
Geneviève lui raconta sa conversation avec Lucrèce.
«Écoutez, mon enfant, il y a eu malentendu. Vous êtes peut-être une brave fille, et je ne veux ni vous tromper ni vous séduire. Je ne suis pas le moins du monde un homme occupé de bonnes œuvres, mais je suis moins encore capable d'une mauvaise action. Si j'étais jeune, j'entreprendrais peut-être de me faire aimer de vous, car vous êtes charmante; mais à mon âge je n'ai plus de temps à perdre. Je vous dis donc simplement: Si vous voulez tenir ma maison, je vous donnerai un hôtel, une voiture, une grande existence. Robes, cachemires, bijoux, vous pourrez vous passer toutes vos fantaisies. Je suis marié, sans enfants, et je vis séparé de ma femme. Voyez donc si cela vous convient.»
Étonnée, bouleversée par cette offre inattendue, Geneviève hésita un moment; mais elle fut vite remise, et, se levant fièrement:
«Non, monsieur, dit-elle, cela ne peut me convenir.»
Le duc la considéra, comme s'il doutait de ce qu'il entendait. C'était la première fois peut-être qu'il trouvait une femme rebelle. Piqué au jeu par cette résistance, il voulut insister, et lui prendre la main; mais Geneviève la retira vivement. Alors le duc, à son tour, se leva, et, la saluant avec déférence:
«Adieu, dit-il; je vous ai prise un peu à l'improviste; réfléchissez à ma proposition.»
Il sortit, laissant Geneviève atterrée.
Lorsque Mme Thomassin la rejoignit au salon, Geneviève était assise, morne et le visage inondé de larmes.
Voilà donc pourquoi on l'avait habillée, pourquoi on s'intéressait à elle, pourquoi on l'avait entourée de soins et d'égards! Mais qu'était donc cette Mme de Courcy, à laquelle Lionel l'avait recommandée? qu'était donc la maison de Mme Thomassin?
Cette maison ressemblait à beaucoup d'autres. C'était un atelier de couture dirigé par une ancienne lorette. Quand on voit des jeunes filles, souvent même des enfants, poussées à l'inconduite par les personnes mêmes qui devraient les protéger, les défendre, faut-il s'étonner de l'effroyable dépravation d'une trop grande partie de cette classe d'ouvrières? C'était surtout cette dissolution des moeurs, véritable fléau social, que voulait dénoncer et combattre Mlle Borel. C'était la mission à laquelle elle avait voué sa vie.
«Eh bien! mon enfant, qu'y-a-t-il? Pourquoi ce chagrin?» demanda à Geneviève Mme Thomassin avec une voix attendrie.
Autant Mme Thomassin se montrait dure, hautaine même vis-à-vis de ses ouvrières, autant elle savait être câline et gracieuse lorsque son intérêt l'exigeait.
«C'est une infamie, madame, c'est une infamie! répétait Geneviève; je ne me serais jamais attendue, en entrant ici, à de pareilles humiliations!
—Expliquez-vous, mademoiselle,» dit la couturière qui voulut paraître ignorer ce qui s'était passé.
Geneviève raconta son entretien avec le duc.
«De quoi vous plaignez-vous, ma fille? reprit Mme Thomassin. Le duc s'est conduit envers vous en parfait galant homme. Ne vous a-t-il pas montré une grande bienveillance? Il est marié, il ne peut vous épouser; mais, d'après tout le bien qu'on lui a dit de vous, il offre de vous prendre pour tenir sa maison. Cela se voit dans la société élégante. Je comprends combien votre refus a dû le surprendre; car enfin, ne vous abusez pas sur votre situation: vous vous êtes enfuie de chez vos parents avec un jeune homme qui vous a abandonnée; votre réputation est à jamais perdue.
—Mais si M. de Lomas consentait à m'épouser, comme me l'avait fait espérer Mme de Courcy....
—Vous épouser! lorsqu'il ne vous aime plus! vous êtes insensée! interrompit en riant Mme Thomassin, qui voulut lui ôter tout espoir de ce côté. Vous voilà donc sans appui sur le pavé de Paris. Maintenant vous gagnez à peu près pour vivre; mais aurez-vous toujours une position aussi avantageuse?»
Elle s'arrêta, comme pour lui faire comprendre que cette position dépendait d'elle, et qu'elle pouvait d'un mot la lui retirer.
«Qu'espérez-vous donc? vivre de votre travail? Vivre est impossible, vous végéterez. Et il peut survenir une maladie, un chômage qui vous réduise à la dernière misère. Que deviendrez-vous alors? Après avoir refusé la richesse, et, je l'affirme, une existence qui peut être honorable, car vous avez affaire à un honnête homme, vous vous verrez réduite peut-être, dans un moment de détresse, à quelque honteuse extrémité.
—Oh! jamais! jamais! s'écria Geneviève. J'aimerais cent fois mieux mourir!
—Soit! vous n'en arriverez jamais là, quoique bien d'autres y soient venues, qui étaient aussi fières et aussi résolues que vous l'êtes en ce moment. Ah! vous ne savez pas encore ce que c'est que la faim! Il semble même que plus on est pauvre et malheureux, plus on aime la vie. On ne se tue pas, allez; on fait comme les autres. Croyez-moi, mon enfant, j'ai de l'expérience, j'ai vu le monde de près, et je vous dis, parce que je m'intéresse à vous: Ne repoussez pas la fortune quand elle se présente d'elle-même et tout d'un coup. Tant d'autres la cherchent toute leur vie sans la rencontrer jamais! Ce que vous refusez là, c'est une position stable qui équivaut presque à un mariage; car M. le duc n'est pas le premier venu: c'est un homme qui assurera votre avenir, si vous vous conduisez convenablement avec lui. Enfin c'est un moyen de venir en aide à vos parents, de leur procurer une vieillesse heureuse, exempte de privations.
—Vous ne connaissez pas mon père, dit Geneviève; jamais il n'accepterait un centime provenant d'une source pareille.
—Ta, ta, ta! c'est bon pour le discours. On se fait à tout, il quitterait Lille, viendrait habiter Paris auprès de vous. Et quand il aurait tous les jours sa demi-tasse, sa petite bouteille, il ne s'occuperait guère de la source.
—Vous ne le connaissez pas, madame, vous dis-je.
—Eh bien! admettons que ce soit un papa butor, d'une vertu farouche: il resterait à Lille, voilà tout. Et quand vous serez riche, vous trouverez un mari, un vrai mari, car avec de l'argent on en trouve toujours. Une fois mariée légitimement, que pourrait dire votre père? Vous épouseriez, n'est-ce pas, M. de Lomas? Eh bien! sachez que c'est un vrai libertin, qui ne vous rendrait pas même heureuse pendant quinze jours; et il n'a pas le sou, tandis que le duc a cinq cent mille francs de rentes. Songez donc! vous porteriez des robes comme celle que vous avez essayée l'autre jour, comme celle-ci, ajouta-t-elle en lui désignant une toilette éblouissante, et des bijoux semblables à ceux que vous voyez étalés rue de la Paix! Et puis une maison à vous toute seule, avec des tapis, des tableaux, des glaces sur tous les murs! Songez donc, tout ce bonheur pour vous, petite masque, et vous hésitez!
—Non, je ne veux pas, répondit Geneviève, comme si elle était éblouie par la tentation. Mon père viendrait à Paris tout exprès pour me tuer. Et puis c'est impossible, parce que je l'aime, lui.
—Voyons! attendez encore quelques jours, car en refusant vous faites une irréparable sottise. Réfléchissez.
—C'est inutile.
«Est-elle bête! pensa Mme Thomassin à bout d'arguments. C'est une vraie buse.»
—Pensez-y toujours. La nuit porte conseil.»
Geneviève remonta dans sa chambre. Elle écrivit à M. de Lomas ce qui venait de se passer. Puis, à la faveur de la nuit, elle se glissa jusqu'au n° 31 de la rue Louis-le-Grand et y déposa sa lettre.
XXVII
Sans doute Geneviève souffrait cruellement; mais combien plus grande eût été sa douleur si elle eût appris que son père était en prison, sa mère malade de chagrin, et que sa faute était la cause première de tant de malheurs!
L'arrestation de Gendoux avait tellement bouleversé la pauvre Thérèse qu'elle s'était mise au lit; et les faibles épargnes, amassées avec tant de peines, s'épuisaient chaque jour. Elle n'avait pour la soigner, dans sa cave sombre, que la voisine, le soir, au retour de la fabrique, et les deux petits, qui lui présentaient sa tisane quand elle avait soif. Contracté par le chagrin, son estomac refusait toute nourriture, et chaque jour elle s'affaiblissait davantage. De temps à autre pourtant elle se tramait jusqu'à la prison pour aller voir Gendoux. Ces entrevues étaient toujours douloureuses, et elles achevaient d'ébranler l'organisme de la pauvre femme.
On ne laissait pénétrer auprès du prisonnier aucun de ses camarades.
Cependant la coalition, comprimée à son début par l'emprisonnement de son chef et le retour de M. Daubré, était loin d'être complètement étouffée. Il soufflait dans les fabriques, et particulièrement dans celle de M. Daubré, comme un vent de révolte. Quelques personnes sages conseillaient au riche manufacturier de solliciter l'élargissement de Gendoux, ou du moins, si son affaire devait être jugée, de s'entendre avec lui pour sa défense. C'était le meilleur moyen de calmer l'irritation des esprits.
Il se résolut donc à tenter cette démarche, quoi qu'il en coûtât à sa dignité de patron offensé. Il espérait ainsi gagner la reconnaissance de Gendoux, qu'il savait être un brave cœur, incapable de fausseté ou d'ingratitude.
Depuis son incarcération, Gendoux avait laissé pousser sa barbe, ce qui imprimait à son visage hâve et vieilli quelque chose d'inculte, de sauvage.
Thérèse était auprès de lui. Elle semblait une ombre. Sa bouche triste, son regard abattu, désespéré, accusaient une de ces douleurs si complètes qu'elles attendrissent les âmes les plus rebelles à la pitié.
À la vue de ces deux vieillards si malheureux et si dignes, M. Daubré s'arrêta sur le seuil de la cellule, saisi d'une sorte de respect.
Il avait préparé un préambule sévère; mais il ne trouva que de la commisération pour cette navrante infortune.
Dans le commerce ordinaire de la vie, M. Daubré passait pour un excellent homme. Mais c'était un Flamand, un homme du Nord, froid, placide plutôt que bon. Incapable d'aucun effort pour secourir son semblable, il avait cette bonté neutre, cette passivité qui n'est le plus souvent qu'une forme de l'égoïsme.
Gendoux, qui le connaissait bien, ne se méprit pas sur cette démarche; il le reçut avec défiance.
Thérèse sortit.
Gendoux et M. Daubré restèrent en face l'un de l'autre.
Quel contraste entre ces deux hommes!
M. Daubré était rose, replet. Sur son visage s'épanouissaient la quiétude de l'homme bien calé dans la vie, et la sérénité parfaite de l'être vulgaire et satisfait, sans vices, mais aussi sans vertus. D'ailleurs, quelle vertu lui faut-il, à cet homme auquel tout a souri dès le premier jour de sa vie? Cerveau étroit, cœur inerte, bien douillettement emmailloté dans sa médiocrité et son égoïsme, M. Daubré trouvait, lui aussi, que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. À l'aide de quelques lieux communs, comme il critiquait les aspirations du peuple vers le mieux être! Les ouvriers ont-ils jamais été plus heureux qu'aujourd'hui? disait-il. Que ne demandent-ils tout de suite à devenir les propriétaires de nos fabriques? Si l'on voulait les écouter, ils ne mettraient plus du bornes à leurs exigences. Les révolutions succéderaient aux révolutions. L'anarchie échevelée et sanglante se déchaînerait par toute la France.
L'esprit de cet homme n'avait jamais franchi l'horizon de sa fabrique et de la brasserie où chaque jour il allait lire son journal ultra-conservateur, fumer sa pipe et boire son pot de bière.
Il possédait une spécialité pourtant qui dominait en lui, non-seulement toute autre faculté intellectuelle, mais tout sentiment élevé et affectif, c'était l'esprit des affaires, lequel se réduit à peu près à ceci: savoir acheter et vendre en temps opportun. Sur ce calcul unique, depuis vingt ans, il avait constamment tendu toutes les forces de son cerveau; c'était donc avant tout un marchand, un marchand habile.
Gendoux, lui, c'était l'ouvrier intelligent, fier de sa valeur morale, et qui ne se prosterne point devant la supériorité de la fortune, quand à celle-là ne s'en joint aucune autre.
La souffrance n'avait pas altéré la noblesse native de ses traits. Sur cette figure énergique, presque hautaine, on lisait une grande élévation morale et un sentiment un peu brutal peut-être de la justice.
La misère avait usé, vieilli, déformé même le corps de Gendoux; mais elle avait respecté son âme. Quoique aigri par le malheur, il conservait le culte de l'idée, tout prêt encore à se dévouer pour elle.
Certes, il admettait les inégalités sociales. S'il rêvait d'améliorer le sort de l'ouvrier, il respectait aussi les droits du patron. Il comprenait que les questions ne peuvent se résoudre que par de nouveaux procédés d'organisation, et point par la violence; mais il était aussi absolu dans ses rancunes que dans ses principes.
«Croyez, mon ami, lui dit M. Daubré, que j'ai éprouvé un chagrin réel de votre détention. Depuis si longtemps vous travaillez pour moi, que j'étais loin de m'attendre à votre tentative séditieuse.
—Vous trouvez donc, monsieur Daubré, que parce qu'on souffre depuis vingt ans, c'est une raison pour souffrir sans se plaindre pendant vingt années encore?
—Oublions, Gendoux, ce qui s'est passé. Vous n'ignorez pas les rigueurs de la loi contre les coalitions, contre les chefs surtout. Vous allez être condamné à deux ou cinq années d'emprisonnement.
—Je le sais, répondit dédaigneusement le prisonnier.
—Il faut donc vous tirer de là; et c'est pourquoi je viens convenir avec vous d'un système de défense.»
Gendoux se tenait sur la réserve, car il pensait: Pour faire une semblable démarche, il faut qu'il ait besoin de moi.
«Un système de défense? dit-il. Mais je n'ai pas l'intention de me défendre. Je dirai la vérité, toute la vérité; les juges me condamneront selon leur conscience.
—Selon leur conscience? repartit M. Daubré. C'est là précisément qu'est le danger.
—Peu importe! Quel que soit leur jugement, je le subirai, j'y suis résolu.
—Il ne faut pas seulement penser à vous, Gendoux; il faut penser à votre femme, qui paraît si affectée de votre réclusion. N'avez-vous pas aussi des enfants sur lesquels rejaillirait votre condamnation?
—Ma condamnation! s'écria Gendoux avec sarcasme. Ah! plût à Dieu que ma famille ne fut jamais autrement déshonorée!
—Vous avez une fille, je crois, cela pourrait l'empêcher de s'établir.»
Gendoux pâlit. La veine qui traversait son front se gonfla, et, regardant M. Daubré d'un air terrible:
«J'avais une fille, mais je n'en ai plus.
—Ah! vous l'avez perdue! reprit M. Daubré frappé du ton de Gendoux; ne travaillait-elle pas dans ma fabrique?
—Oui, elle travaillait dans votre fabrique, et un lâche, un libertin l'a enlevée. Je ne la reverrai jamais.»
M. Daubré se souvint vaguement d'avoir entendu parler de la disparition de Geneviève.
«Auriez-vous donc quelques soupçons sur l'un de mes contre-maîtres?
—Je ne parlerai pas, parce que le moment n'est pas venu. Et puis il me faut des preuves; mais je les aurai.
—Vous devriez du moins me faire part de vos soupçons; je pourrais vous aider à retrouver votre enfant.
—C'est inutile: elle est perdue pour moi, perdue sans retour. Je ne la reverrais pas sans avoir envie de la tuer.
—C'est là une sévérité excessive.
—Je ne puis m'accoutumer à rougir.
—Certes, vous avez un caractère fort estimable, et vous méritez la considération dont vos camarades vous honorent. Cependant il ne faut pas outrer des sentiments bons en eux-mêmes, mais qui, poussés à l'extrême, deviennent de la cruauté.
—Il y a deux choses avec lesquelles on ne peut, on ne doit jamais transiger: c'est la justice et l'honneur.»
M. Daubré, interloqué par ce début, ne savait plus à quel sentiment s'adresser pour se faire écouter.
Mon ami, reprit-il avec beaucoup d'aménité, nous voulons vous sauver malgré vous. Je tiens à vous, vous le savez.
—Comment pouvez-vous tenir à moi, qui viens d'organiser une coalition contre vous? Je ne suis pour vous qu'une force de tant, pouvant produire une valeur de tant.
—Quel butor que cet homme! pensa M. Daubré, et que les maîtres de fabrique sont malheureux d'avoir à employer des gens pareils!
—Non, reprit Gendoux, c'est votre intérêt et non le mien qui vous amène ici. Mon arrestation a, je le sais, produit un mauvais effet parmi les camarades, et, pour apaiser les esprits, vous voudriez me rendre à la liberté.
—Ce que nous voulons tous, dit M. Daubré, c'est l'ordre, c'est la bonne harmonie entre les patrons et les ouvriers. Voyons, sur quels points portaient vos réclamations, et je verrai ce que je puis faire.
—Voici, répondit Gendoux. Nous demandons pour les hommes une demi-heure de plus à midi, afin que chacun puisse aller prendre son repas dans sa famille, et nous demandons à quitter le métier une heure plus tôt le soir sans diminution de salaire.
—Rien que celai fit ironiquement M. Daubré. Pourquoi ne me demandez-vous pas de vous payer pour ne rien faire?
—Ce n'est pas tout, reprit Gendoux irrité de cette plaisanterie.
—Voyons, continuez.
—Nos enfants meurent ou dépérissent, faute des soins de leur mère. Nous demandons que les femmes aient, comme à Sedan, une heure au milieu du jour pour préparer le repas, soigner et allaiter leurs enfants, et qu'elles sortent comme nous à huit heures au lieu de rester au travail jusqu'à neuf. En un mot, nous voulons qu'ayant travaillé tout le jour comme de véritables machines, nous puissions le soir cultiver notre intelligence et vivre un peu par le cœur au milieu de nos familles. Autrement la manufacture tuera la famille, tuera l'être sociable, l'être moral surtout; car, faute de développement intellectuel, l'ouvrier s'abandonne à ses penchants les plus vils, à la débauche et à l'ivrognerie. Voilà ce que nous voulons. Est-ce juste?
—Mais à supposer que j'accorde, moi, ce que vous demandez, est-il certain que les autres fabricants suivent mon exemple?
—Accordez toujours; les autres seront bien forcés de vous imiter.»
M. Daubré parut réfléchir.
«Non, c'est impossible, dit-il. Ce serait pour moi chaque jour un déficit considérable. Mieux vaudrait vendre mes filatures et placer mes capitaux au 5 0/0. Tout ce que je puis faire, tout ce qui me paraît juste, ce serait d'accorder, comme à Sedan, une demi-heure et non pas une heure, aux femmes qui allaitent leurs enfants.
—Alors c'est inutile, repartit Gendoux; nous ne pouvons nous entendre. Je préfère être condamné. Mon jugement du moins sera une protestation de plus. Les patrons ne pourront-ils jamais comprendre qu'en nous laissant le temps nécessaire pour nous reposer et nous instruire, notre travail deviendrait plus actif et plus intelligent, et qu'ils trouveraient dans la reconnaissance et l'affection de l'ouvrier une compensation à leurs sacrifices!
—C'est un exalté, pensa M. Daubré, je n'obtiendrai rien de lui. D'ailleurs, avec de pareilles doctrines, cet homme est fort dangereux dans une fabrique. Il vaut mieux qu'il reste en prison.»
M. Daubré sortit. Ayant vainement tenté une conciliation, il prit le parti de laisser la justice suivre son cours.
Sans doute M. Daubré, en faisant une semblable démarche, avait agi en homme populaire. Bien que la bonté n'eût pas été son mobile unique, cependant il avait montré vis-à-vis d'un simple ouvrier une déférence que certains maîtres de fabrique eussent réprouvée, sans être pour autant injustes ou cruels. Car, pour juger sainement les relations entre patrons et ouvriers, il faut se mettre au point de vue, non pas du droit pur, mais de la justice relative.
«Si les classes privilégiées, dit Robert Peel, abusent fatalement, à l'état corporatif, de leurs privilèges, les individus qui les composent peuvent être personnellement très-désintéressés et excusables.»
C'était un jour néfaste pour M. Daubré; et sa sérénité habituelle allait se trouver singulièrement troublée.
En rentrant chez lui, vivement contrarié de l'insuccès de sa tentative, il trouva sa belle-mère, Mme de Lomas, qui l'accueillit avec solennité. De quelles affaires graves ou ennuyeuses venait-elle encore l'entretenir? Dans la disposition d'esprit où il se trouvait, Mme de Lomas ne pouvait tomber plus mal.
Comme elle semblait hésiter ou chercher une entrée en matière:
«Quoi? venez-vous encore quêter pour vos pauvres? demanda M. Daubré avec impatience. Je vous avoue que j'en ai assez des pauvres, des ouvriers et du peuple. On s'extermine à chercher leur bonheur; on se saigne aux quatre membres; on leur bâtit des ateliers qui ressemblent à des palais; on leur donne des salaires tels qu'il y a trente ans ils n'eussent osé les rêver; et, plus on leur témoigne de sollicitude, d'affection même, plus ils se montrent ingrats, exigeants, intraitables. Vraiment, je ne sais plus quel moyen employer pour les gouverner. En les traitant à peu près en égaux, on leur donne une si haute idée de leur valeur qu'on ne peut plus s'en faire respecter ni obéir.
—Non, monsieur, là n'est pas la cause du mal, répondit sentencieusement Mme de Lomas; le mal, c'est qu'on ne croit plus, c'est qu'il n'y a plus de religion dans le peuple. Et pourquoi n'y a-t-il plus de religion parmi le peuple? C'est que les grands, les riches eux-mêmes l'ont abandonnée.»
Mme de Lomas était une ancienne coquette convertie à la dévotion vers la cinquantaine. Ne pouvant plus avoir une cour d'adorateurs, elle s'en était formé une d'ecclésiastiques et de saints personnages. Comme elle était sans fortune, elle recourait à M. Daubré pour ses aumônes. Grâce à ses libéralités, elle avait acquis une certaine influence.
Toutefois M. Daubré se trompait: elle ne venait point quêter. Un motif plus important l'amenait. Lionel lui avait écrit que sa sœur se compromettait gravement et qu'il était de toute urgence que M. Daubré revînt à Paris.
Plusieurs considérations avaient motivé cette lettre. Lionel, on s'en souvient, avait reçu ordre de Lucrèce d'entraver l'amour de Maxime et de Mme Daubré. Mais il désirait la présence à Paris de M. Daubré pour le charger de demander la main de Béatrix. Enfin il avait besoin d'argent, et il comptait obtenir de son beau-frère la somme nécessaire à l'achat de la corbeille.
Mme de Lomas était adroite. Elle sut présenter à son gendre une peinture saisissante des dangers auxquels le séjour de Paris exposait une femme aussi jolie que Géraldine.
Mais M. Daubré, qui aimait le calme, et qui, à Paris, se trouvait condamné par sa femme aux plaisirs forcés des bals et des soirées, repoussa énergiquement les suggestions de sa belle-mère.
«Que venez-vous me raconter? s'écria-t-il presque irrité. Géraldine est une très-honnête femme, très-attachée à ses devoirs d'épouse et de mère. Et puis elle n'est plus jeune, et sa beauté commence à se faner un peu.
—Peut-on être mari à ce degré-là? pensa Mme de Lomas.
—Elle n'est plus jeune! dit la dévote. Elle a trente ans, et à cet âge....
—Dites trente-six, reprit M. Daubré.
—Trente-six, soit! mais c'est précisément l'âge le plus dangereux pour les femmes. C'est le moment des grandes passions.
—Ta ta ta! Géraldine n'est point passionnée, vous dis-je. Qui diable le sait mieux que moi?»
Mme de Lomas leva les yeux au ciel.
«Ayez pitié de lui, mon Dieu!» soupira-t-elle.
«Mais enfin sur quoi basez-vous vos soupçons?
—Depuis un mois vous lui écrivez de revenir, et elle ne revient pas. Elle trouve des prétextes.
—D'excellents prétextes, et que j'ai approuvés.
—Elle lit beaucoup de mauvais livres, car, malgré mes avis, vous n'avez point assez surveillé ses lectures.
—Ah! il ne manquerait plus que cela! J'ai bien autre chose à faire, vraiment. D'ailleurs je lui ai interdit Lélia et la Physiologie du mariage. Dernièrement encore, elle me jurait qu'elle ne les avait pas lus.
—Il y a tant d'antres ouvrages encore plus dangereux que ceux-là, lesquels s'adressent au cœur et poussent à l'adultère.
—Si vous n'avez pas de meilleures raisons à me donner, dit M. Daubré avec froideur, je continuerai à avoir confiance; car la confiance, voyez-vous, peut seule enchaîner les femmes.
—J'ai de meilleures raisons. Ses dernières lettres sont empreintes de je ne sais quelle tristesse vague. Croyez-en mon expérience. Certainement elle lutte, elle souffre. Il vous faut courir à son secours et la ramener ici. Vous négligez votre femme, monsieur Daubré, et cette pauvre enfant est si tendre, si impressionnable! Est-il étonnant qu'elle cherche ailleurs un bonheur que son cœur réclame et que vous ne lui donnez pas?
—Allons! bon! je suis un mauvais mari, à présent! Est-ce que je lui refuse quelque chose? Dites tout de suite que je suis un abominable tyran et qu'elle est la plus malheureuse des femmes.
—Croyez-moi, partez au plus tôt. Tenez, puisqu'il faut tout vous dire, Lionel m'a écrit aussi, et comme moi il désire vivement votre présence à Paris.
—Ils me feront damner! s'écria M. Daubré. C'est bon, je partirai, je ramènerai Géraldine. Mais il me semble, madame, que si vous l'aviez un peu mieux élevée; que si, au lieu de l'habituer à l'oisiveté, vous aviez su lui inspirer le goût du travail, Géraldine ne chercherait pas aujourd'hui dans des émotions coupables un aliment à l'activité de son imagination. Car son cœur n'a-t-il pas assez de son mari, de sa mère, de ses trois enfants à aimer?
—Ah! monsieur, répliqua vivement Mme de Lomas qui voyait pour la première fois son gendre en colère, ma fille a été élevée au Sacré-Cœur. Elle a reçu l'éducation qui convenait à son rang. Elle sait coudre et broder. Fallait-il lui enseigner la cuisine ou les soins du ménage, ou la tenue des livres, ou les affaires, ou le latin?
—Certes, madame, un peu d'entente des affaires, un peu de tenue de livres, auraient pu me servir. Ne pouviez-vous du moins lui apprendre à tenir sa maison et à élever ses enfants?
—Ma fille, bien qu'elle vous ait épousé, monsieur, n'est point une bourgeoise. C'est une de Lomas. Veuillez, je vous prie, vous en souvenir. D'ailleurs, tout le monde s'accorde à dire que c'est une femme accomplie. Il n'y a que vous, monsieur, qui lui trouviez des défauts.
—Au diable les femmes et les belles-mères!» pensait M. Daubré, qui ordonna pourtant ses préparatifs de départ.
M. Daubré, toutefois, aimait sa femme. Après la brasserie et ses fabriques, sa femme était certainement ce qui l'intéressait le plus au monde. Mais comme il voulait la paix à tout prix, il la laissait à peu près libre.
Si parfois il lui arrivait de faire une observation avec quelque vivacité, Mme Daubré se renversait sur son fauteuil comme si elle tombait en faiblesse, et disait d'une voix douloureuse:
«Ah! monsieur, vous me ferez mourir avec vos brutalités!»
M. Daubré supportait donc très-patiemment la séparation conjugale. Sans doute sa femme voudrait rester à Paris quelque temps encore; et l'idée des luttes, des scènes peut-être qu'il allait avoir à soutenir troublait très-désagréablement sa placidité.
«Surtout, lui dit Mme de Lomas, pas de reproches! Ne laissez rien paraître de votre jalousie.
—De ma jalousie! Mais, encore une fois, je ne suis pas jaloux.
—Alors c'est peut-être votre indifférence qui déplaît à Géraldine.
—Allons, bon! maintenant, il faut que je sois jaloux.
—Non, pas sérieusement, seulement pour lui faire croire que vous l'aimez toujours avec passion.
—Mais je ne l'aime pas avec passion; je l'aime avec respect, comme on doit aimer la mère de ses enfants.
—À la grâce de Dieu! dit Mme de Lomas en poussant un énorme soupir. Je vais prier, mon gendre, prier pour la continuation de votre bonheur. Et je vais commander une neuvaine aux rédemptoristes pour que Marie protège ma pauvre Géraldine contre les embûches du démon.
—Chère enfant! pensait la dévote en se retirant, comment ai-je pu la marier à ce butor, qui ne comprend rien aux délicatesses du cœur féminin? Si ma fille est coupable, ce sera bien lui qui l'aura voulu!»
XXVIII
Le retour imprévu de son mari causa en effet à Mme Daubré une vive contrariété. Mais elle était forte quand elle le voulait. Elle supporta sans émotion apparente cette surprise désagréable.
La veille, Maxime lui avait dit:
«Pourquoi faut-il que le destin nous ait séparés! Nous étions si bien faits pour nous comprendre! Passer ma vie à vos pieds, Géraldine, c'eût été pour moi le suprême bonheur.»
Et Géraldine, qui à vingt-cinq ans eût souri peut-être de l'éloquence moulée de cette phrase, à trente-six ans s'était laissé persuader. Comment eût-elle pu supposer que Maxime ne prenait pas au sérieux cet amour qui l'absorbait elle-même tout entière, et qu'elle regardait comme le dernier de sa vie?
M. Daubré ne pouvait donc arriver en un plus fâcheux moment. Aussi jamais ne parut-il à sa femme plus lourd, plus trivial, avec sa figure épaisse, avec son intelligence commune, bourrée de chiffres, enfoncée dans les tripotages du commerce. Jamais il ne l'avait autant choquée par ses airs de Prudhomme, ses façons bourgeoises et ses opinions toutes faites auxquelles il tenait avec l'opiniâtreté de la sottise. Essayait-on de combattre ses affirmations sans preuves, par paresse d'esprit il s'abstenait de répondre. On le croyait convaincu. Mais si, une heure après, on revenait sur le sujet discuté, on demeurait stupéfait de l'entendre répéter son affirmation avec le même aplomb, avec une égale confiance en lui-même. C'était cette impassibilité dans la bêtise que ne pouvait lui pardonner Mme Daubré, surtout quand elle le comparait au brillant Maxime, d'un esprit si souple, si alerte, et dont la beauté originale et délicate resplendissait de passion et d'intelligence.
M. Daubré ne suivit nullement les conseils de sa belle-mère. Il ne témoigna ni jalousie, ni colère, ni recrudescence de tendresse. Il dit simplement à sa femme qu'il venait la chercher.
Mme Daubré lui répondit qu'elle suivait un traitement pour ses nerfs, et que le médecin lui ordonnait le séjour de Paris pendant quelque temps encore.
Il ne fit aucune objection, et reprit docilement sa chaîne. Il accompagnait sa femme quand elle le lui demandait, et le reste du temps s'ennuyait le plus pacifiquement du monde.
Géraldine lui présenta Madeleine. Il approuva ce choix. Il essaya bien quelques objections sur la manière de diriger Jeanne, qu'il trouvait déjà trop coquette; mais Mme Daubré se borna à répondre: «Il faut bien qu'elle soit habillée comme ses petites amies. Plus de simplicité serait ridicule.» Il s'inclina.
Du reste, comme jamais sa femme ne lui avait montré autant de prévenance et d'affection, que jamais il ne l'avait vue moins nerveuse, moins rêveuse, plus gaie, mieux portante, il se dit que Mme de Lomas était folle ou qu'elle avait pris ce prétexte pour hâter le retour de sa fille.
Géraldine rencontrait Maxime au Bois, au spectacle ou en soirée; ces jours-là elle disait à son mari d'une voix câline:
«Mon ami, ce soir vous avez congé. C'est Lionel ou c'est Albert qui m'accompagnera.»
Et M. Daubré allait tranquillement à la brasserie fumer sa pipe, boire son pot de bière et lire le Constitutionnel.
Avant de risquer sa demande en mariage, Lionel chargea Maxime de sonder le terrain.
M. de Lomas était à peu près certain de plaire à Béatrix et à sa mère. Mais il fallait l'assentiment de M. Borel.
Un jour que toute la famille, y compris la tante Bathilde, se trouvait réunie à déjeuner:
«Quel homme charmant que ce Lionel! dit Maxime. Vraiment, quoiqu'il ait peu de fortune, je serais très-flatté de l'avoir pour beau-frère.»
Béatrix rougit, mais elle adressa à son frère un regard de remerciement.
«Certainement, repartit Mme Borel, c'est un homme très-distingué. Et puisque vous appréciez son caractère, vous devriez l'imiter, Maxime; car où le voit tous les matins à la messe de la petite chapelle de la rue de Provence. Lui du moins sait allier aux manières et à la conversation du meilleur monde un esprit sérieux et une piété exemplaire.
—En effet, répliqua M. Borel, je crois m'apercevoir que depuis quelque temps il fait à Béatrix une cour très-assidue. Sans doute la piété et la distinction sont d'excellentes qualités, que j'apprécie comme vous; mais je me suis informé: il est complètement ruiné.
—Avec un homme qui me plairait, je serais toujours assez riche, dit Béatrix.
—Il faudrait au moins, reprit M. Borel, qu'il nous apportât quelques compensations. S'il obtenait un poste important dans une ambassade; ou seulement s'il était décoré....
—Mais son nom, répliqua vivement Béatrix, ne vaut-il pas mieux que toutes les décorations? Il appartient à l'une des plus anciennes familles de la Flandre. Il porte de gueules à bandes de sable avec un croissant d'or en pointe.
—Vous aurait-on enseigné le blason au couvent? demanda Bathilde avec un sourire d'ironie.
—Certainement, on nous en donne quelques notions; car c'est de l'histoire. N'est-il pas fort intéressant pour ces demoiselles, qui la plupart sont nobles, de connaître l'origine et les armes de leur famille?
—Alors je ne m'étonne plus, ma pauvre Béatrix, de ton enthousiasme pour M. de Lomas.
—Je ne suis pas non plus de ton avis, ma chère enfant, reprit M. Borel. En ma qualité de commerçant, je n'attache qu'une médiocre importance à la gloire nobiliaire. Je suis à cet égard un enfant de 89. Pour moi, le mérite personnel est tout. Ce n'est pas que je trouve M. de Lomas dépourvu de mérite; mais vous, Bathilde, qu'en pensez-vous?
—Oh! ma tante doit le trouver fort mal, dit aigrement Béatrix. Un homme qui va à la messe!
—Puisque vous me demandez mon avis, répondit Mlle Borel, je pense tout simplement que c'est un homme ruiné qui est à la poursuite d'une dot, et qui n'a ni valeur morale, ni valeur intellectuelle. Il faudrait précisément savoir, ma chère Béatrix, si, avant de songer à t'épouser, il allait à la messe.
—Peut-être bien, allégua Maxime, ne pratiquait-il pas autrefois avec autant de ferveur; mais il a toujours eu des sentiments chrétiens. À supposer qu'il aille un peu plus souvent à la messe pour plaire à Béatrix qu'il aime, le mal ne serait pas grand.
—Moi, j'avoue, fit Laure étourdiment, que le petit Daubré me plairait davantage. M. de Lomas ne me parait pas toujours très-sincère.
—Ah! ma chère, si tu penses à M. Albert, tu as tort; car Madeleine est là qui le soigne, insinua Béatrix, comme pour se venger de la tante Bathilde.
—Ma chère Béatrix, répliqua sévèrement Mlle Borel, Madeleine est une noble fille, tout à fait incapable d'un calcul de ce genre.
—Madeleine est impie et mes filles sont dévotes, fit observer Mme Borel avec sarcasme; voilà pourquoi vous la vantez à leurs dépens.»
M. Borel coupa court à la conversation, qui commençait à s'envenimer. Mais après le déjeuner, Béatrix rejoignit Maxime et lui dit à voix basse:
«Engage M. de Lomas à attendre, pour faire sa demande, le départ de la tante Bathilde.»
D'un autre côté, Lucrèce avait dit à Renardet:
«Il m'importe beaucoup de retarder le mariage de M. de Lomas. Sachez donc de Maxime où en est l'affaire, afin que je mette, s'il y a lieu, des bâtons dans les roues.
Mme de Courcy comptait sur Lionel pour séparer Madeleine et Albert.
XXIX
Certain de réussir, puisqu'il avait l'assentiment de Béatrix, M. de Lomas répondit à Geneviève:
«Ma chère enfant,
«Je ne puis plus longtemps vous cacher la vérité; mais d'abord, croyez-le bien, je vous conserverai toujours une affection profonde et une reconnaissance très-vive pour l'attachement que vous me témoignez. Je veux surtout que vous soyez bien persuadée que je ne vous abandonnerai jamais. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour assurer votre bonheur.
«Je vais me marier. Combien je souffre de tracer ces mots en pensant au chagrin qu'ils vous causeront; mais à quoi bon vous entretenir plus longtemps dans des espérances irréalisables? Ce serait peut-être entraver votre avenir, et plus tard vous rendre la déception encore plus douloureuse. Des considérations toutes puissantes de famille, de position nous séparaient à jamais. Un mariage entre nous étant impossible, ma conscience me fait un devoir de cesser des relations qui pourraient compromettre toute votre existence.
«Je m'abstiendrai de vous donner un conseil au sujet du duc. C'est un galant homme; et la carrière du travail que vous avez embrassée avec tant de courage est si difficile! Mais je comprends votre délicatesse. Votre désintéressement me touche. Cependant il faut envisager les choses sous leur vrai jour, et ne pas sacrifier à des sentiments, très-nobles assurément, mais peut-être un peu romanesques, les côtés positifs de notre misérable vie.
«Vous êtes un grand cœur, Geneviève, et, dans quelque position que vous vous trouviez jamais, vous saurez vous faire aimer et respecter.
«C'est avec ces sentiments d'affection, et, j'ose le dire, de vénération, que je vous prie de compter toujours sur mon amitié inaltérable et sur mon entier dévouement.»
Cette lettre n'était pas signée, et l'écriture, qui paraissait très-hâtée, était un peu contrefaite.
Lorsque Geneviève la reçut, elle était à l'atelier. Depuis la visite du duc, elle semblait si triste et si peu glorieuse de sa beauté, que ses compagnes, ordinairement impitoyables, respectaient cette douleur secrète. Dans ces têtes légères, les impressions comme les sentiments sont de courte durée. D'ailleurs, Geneviève, absorbée par ses préoccupations, ne prêtait aucune attention aux lazzis que de temps à autre encore on décochait contre elle.
Cette impassibilité avait achevé de désarmer les malicieuses filles, qui cherchèrent quelque autre sujet sur lequel elles pussent exercer plus efficacement leur verve caustique.
Elle ouvrit la lettre en tremblant, et, dès les premiers mots, ses yeux se troublèrent. Elle se renversa sur sa chaise et s'évanouit. On la ranima, et on la conduisit dans sa chambre, où elle se mit au lit.
Dès qu'il fit un peu sombre, elle se leva et se rendit à la rue Louis-le-Grand.
Elle était bien malade. Ses jambes la soutenaient à peine. La fièvre faisait claquer ses dents, et sur ses joues pâles se dessinaient des marbrures violettes.
De temps à autre elle s'arrêtait et s'appuyait aux murailles pour ne pas tomber.
À mesure qu'elle approchait, une angoisse horrible lui étreignait le cœur. Elle hésitait.
«Que lui dirai-je? pensait-elle; je ne le ferai point changer de résolution.»
Mais, poussée par le désespoir, ou plutôt par quelqu'une de ces espérances insensées telles qu'en peuvent concevoir les condamnés à mort, elle continuait d'avancer.»
Craignant d'être arrêtée ou reconnue dans l'escalier, elle fit un effort suprême, monta rapidement les trois étages et sonna.
Lionel vint ouvrir. Elle tomba mourante à ses pieds.
Lionel s'habillait pour aller dîner chez les Borel.
Grâce aux soins excessifs qu'il prenait alors de sa personne, grâce aussi à une vie un peu plus régulière, il semblait rajeuni.
Depuis qu'il adressait ses hommages à Béatrix, il mettait un soupçon de rouge. Aujourd'hui ce ne sont plus seulement les femmes qui se maquillent. Il en est parmi nos dandies qui ne dédaignent pas les précieux services du fard, du cold-cream et de la poudre de riz.
Ce brillant séducteur, en face de sa victime que la douleur rendait méconnaissable, eut-il du moins un remords, un mouvement de pitié?
«Quelle tuile! pensa-t-il en regardant la pendule. Je n'ai qu'un quart d'heure pour m'en débarrasser.
—Voyons, Geneviève, remettez-vous. Tenez, buvez un peu d'eau fraîche.
—Oh! je n'ai pas soif, dit-elle en repoussant le verre qu'il lui tendait. Est-ce bien vous qui m'avez écrit cette lettre? N'est-ce pas un rêve? J'ai cru que j'en deviendrais folle. Vous vous mariez, vous ne m'aimez plus, vous m'abandonnez! Est-ce bien vrai? répétez-le-moi, car je ne puis le croire encore.»
Elle prononça ces mots d'une voix brève, saccadée, et puis elle éclata en sanglots.
«Ma pauvre enfant, j'en suis désolé, je vous assure. Vous ne sauriez croire combien cette séparation me coûte à moi-même.»
La pauvre fille se jeta de nouveau à ses genoux. Elle les embrassait.
«Lionel, mon Lionel, moi qui vous aimais tant! Moi, qui vous ai tout sacrifié, l'amour de ma mère et l'amour de mon père; qui vous ai sacrifié leur bonheur, leur gloire, mon repos, ma conscience, mon honneur; moi qui encore maintenant donnerais ma vie pour vous; je vous en supplie, ne me laissez pas, ne vous mariez pas. Oh! aimez-moi, aimez-moi encore: car, si vous ne m'aimez plus, je le sens, je vais mourir.
—Mais, mon enfant, je vous aime; je vous l'ai dit, je vous le répète, je vous garderai toujours un excellent souvenir. Vous avez été si bonne pour moi, si tendre! Comment pourrais-je jamais l'oublier?»
Geneviève écoutait, l'œil hagard, ces froides protestations.
«C'est donc fini, bien fini, dit-elle lentement. Adieu, vous ne me reverrez plus.»
Il la retint.
«Quoi! Où allez-vous? Que voulez-vous faire? Écoute-moi, Ginevra.»
Ce nom, qu'il lui donnait autrefois quand il l'aimait, la fit tressaillir; et, se rattachant à ce frêle espoir, elle resta.
Debout, le regard morne, la bouche impassible et serrée, elle attendit. Mais son attitude exprimait une résolution désespérée.
«Il faut raisonner, mon enfant, dit Lionel, en prenant dans les siennes la main glacée de la jeune fille. Où cet amour nous mènerait-il? Jamais ma mère ne consentirait à cette union. Jamais Mme Daubré ne vous accepterait pour sa belle-sœur. Je suis sans fortune, je vous le répète. Que ferions-nous donc? Habitué à l'oisiveté, je ne puis songer à gagner ma vie à la sueur de mon front. En vous épousant ou en continuant nos relations, je perds mon avenir comme je perds le vôtre; car c'est un avenir que le duc vous offre, un brillant avenir. Ce n'est pas une position tout à fait régulière, je le veux bien; pourtant ces unions illégitimes sont si communes aujourd'hui que l'usage les a presque consacrées. Vous êtes si bonne, si charmante; avec un peu plus d'éducation, vous seriez une femme accomplie. Le duc vous appréciera, vous aimera; et peut-être, plus tard.... Sa femme est âgée, maladive; si vous savez vous rendre indispensable à son bonheur....
—Ah! oui, il m'épousera, n'est-ce pas? dit-elle avec amertume. Je sais maintenant le cas qu'il faut faire de semblables espérances. Non, je n'accepterai pas cette position humiliante. Vous m'avez trompée, vous êtes lâche, vous êtes sans excuse!
—Vous me faites cruellement sentir, Geneviève, la malheureuse et fausse situation dans laquelle je me trouve placé. Le mariage qui s'offre à moi est inespéré; et il est certaines dettes d'honneur que je ne pourrai jamais payer autrement. Or, vous le savez, on doit sacrifier à l'honneur son bonheur même.»
Geneviève retira sa main. L'indignation fui prêta des forces. Ses larmes se séchèrent. Son œil brillant toisa le fourbe avec mépris. En cet instant ce n'était plus l'ouvrière humiliée, suppliante, c'était la digne fille de Gendoux.
Sous ce regard, de Lomas baissa le sien.
«Vous vous mariez, dites-vous, pour payer une dette d'honneur; mais de quel nom appelez-vous donc la dette que vous avez contractée envers moi! Vous appelez dettes d'honneur les dettes de jeu, n'est-ce pas? celles que tout le monde connaît. Mais vous séduisez une pauvre fille, vous l'arrachez à sa famille, vous l'abandonnez, et, ce qui est plus vil encore, vous la poussez à se vendre pour vous débarrasser d'elle. Vous commettez toutes ces lâchetés sans scrupule, et vous croyez rester un homme d'honneur; car vous savez bien que je n'irai pas raconter votre infâme conduite, que je suis trop fière pour me venger ainsi, que j'aime mieux mourir, moi et mon enfant.»
Lionel essaya de quelques mots encore pour l'apaiser, mais elle refusa de l'entendre et sortit brusquement. Il ne tenta plus de la retenir. Le quart d'heure était écoulé.
«Enfin, exclama-t-il quand elle eut fermé la porte, m'en voilà délivré! Elle a encore mieux pris cela que je ne l'aurais cru.»
Et, tranquillisant ainsi sa conscience, facile d'ailleurs à calmer, il continua sa toilette.
Il tira sa raie au milieu de la tête, ce qui lui donnait un air d'innocence, et, quand il fut pommadé, frisé, lissé et fardé dans toutes les règles de la dernière mode, il se regarda complaisamment au miroir, se sourit à lui-même pour s'étudier à sourire avec esprit. Rien de sa laideur morale ne se trahissait au dehors, car il savait attendrir quand il le voulait son regard sec et pâle, son regard d'acier. Rarement il s'était trouvé plus satisfait de lui-même, plus certain de son succès.
Geneviève ne fut pas plutôt dehors, que l'énergie qu'avait un instant surexcitée en elle le désespoir, l'abandonna. Elle marchait éperdue, sans savoir où ses pas la dirigeaient.
Il faisait froid. Une pluie fine et glacée mouillait ses vêtements. Que lui importait! Elle allait, elle allait toujours, sans se soucier des voitures et des passants.
Elle longea les boulevards. Ils resplendissaient de lumière. Mais elle ne vit ni les gerbes de gaz, ni les rayonnements des cafés ouverts, ni les éblouissements du luxe qui s'étalaient aux vitrines des boutiques. Elle n'entendit ni les bruissements de la foule, ni le galop des chevaux. Tout entière à sa douleur, elle semblait morte à tout ce qui l'entourait.
Arrivée sur la place de la Madeleine, elle tourna à gauche et descendit la rue Royale. Elle traversa la place de la Concorde. Elle se trouvait sur un pont désert. Il faisait tout à fait nuit. La rivière était grosse et rapide. Cette masse d'eau jaunâtre qui marchait vite, qui marchait toujours, était effrayante à voir, Geneviève se pencha pour la regarder.
Est-ce le froid qui la saisit, ou la peur, ou bien le vertige? Anéantie par la douleur physique, brisée par toutes ces émotions, elle s'affaissa sur elle-même.
Elle éprouva comme un immense soulagement.
«Quel bonheur! murmura-t-elle, je vais mourir!»
Elle pensa à sa mère et elle ferma les yeux.
Dix minutes plus tard, un passant, voyant cette femme étendue à terre, prévint un sergent de ville.
On la releva.
Au premier moment elle ne se souvint de rien. Elle indiqua sa demeure et on l'y transporta; elle était si faible de corps et d'esprit qu'elle n'opposa aucune résistance.
Elle se mit au lit avec une fièvre brûlante.
Le lendemain, Mme Thomassin la questionna et apprit ce qui s'était passé.
Dans l'après-midi le duc vint. Geneviève se laissa conduire au salon par Mme Thomassin.
Ce n'était plus la jeune fille de la veille, fraîche, gracieuse, encore enfant; c'était une femme qui avait souffert.
Grave, presque sévère, elle parut au duc si imposante qu'il resta un moment interdit devant elle.
«Sommes-nous enfin décidée? dit-il.
—Non, monsieur.
—Vous aimez donc encore M. de Lomas?
—Non, monsieur, je le méprise.
—Mais alors qu'espérez-vous faire?
—Mourir!»
Le duc crut à une comédie. Il éclata de rire. Mais quand il vit des larmes rouler sur les joues pâles de l'ouvrière, il ne rit plus.
«Écoutez-moi, mon enfant, reprit-il, vous m'intéressez réellement. Pour la première fois je crois à la vertu. Voilà cent francs. Retournez chez vos parents. Croyez-moi, cette maison n'est pas convenable. Paris offre trop de dangers. Vous résistez parce qu'à votre insu vous aimez encore. Mais dans six mois, peut-être auparavant, vous succomberiez. Vraiment vous êtes héroïque. J'en ai les larmes aux yeux. Prenez ces cent francs. Quand vous le pourrez, vous me les rendrez.
—Décidément je me fais vieux, se disait le duc en sortant. Encore quelques années, et je couronnerai des rosières.»
XXX
Madeleine recevait nécessairement le contre-coup des contrariétés amoureuses de Mme Daubré. Si Maxime se faisait attendre, ou si M. Daubré ne sortait pas quand il le fallait, l'institutrice comme les domestiques souffrait de sa mauvaise humeur.
Mais Albert, par ses prévenances délicates, par la sympathie admirative qu'il lui témoignait, la dédommageait des humiliations, des tracasseries que lui faisait subir le caractère maladif de cette femme inoccupée. Aussi commençait-elle à s'habituer à sa position.
Albert recherchait l'occasion de la voir, de lui parler. Certes, Madeleine lui était supérieure comme intelligence et comme sentiment poétique. Mais loin de se trouver blessé de cette supériorité, il la reconnaissait avec bonheur.
Sans doute il était amoureux; mais il ne pensait point à analyser le sentiment qu'il éprouvait. D'ailleurs il avait rêvé l'amour tel que se le représentent les jeunes gens qui n'ont point aimé, comme une sorte de délire, un vertige des sens et de l'imagination, comme une violente crise de l'âme, qui vivifie ou qui tue.
Ce qu'il ressentait, au contraire, pour Madeleine, c'était une calme affection, si respectueuse qu'il n'éprouvait loin d'elle, comme en sa présence, ni trouble, ni fièvre, mais une ivresse aussi pure que profonde. Il aimait à se sentir enveloppé dans le rayon de ce regard limpide et sincère. Sous ce regard, son cœur ne brûlait pas. Il était au contraire comme rafraîchi et doucement bercé.
L'eût-on questionné sur ses sentiments pour Madeleine, il eût de bonne foi certifié qu'il ne l'aimait pas d'amour, mais d'une sainte affection de frère ou de cette adoration qu'un fanatique a pour un fétiche.
Cependant s'il passait plusieurs heures sans la voir, il était malheureux; il souffrait d'une sorte d'angoisse; il la cherchait avec inquiétude; et, quand il la retrouvait, c'était un bonheur si grand que son visage en était tout transfiguré.
Quant à Madeleine, elle était profondément touchée et heureuse de cette affection, et elle le lui disait, car elle croyait toujours aimer Maxime Borel.
Elle pensait que le cœur ne peut changer; qu'une femme, sous peine de déchoir, de se dégrader, ne doit aimer qu'une fois. Mais était-ce bien son cœur qui avait aimé Maxime? Ce sentiment n'était-il pas plutôt un de ces amours de tête si communs chez les jeunes filles?
Maxime était beau, généreux, séduisant. C'était surtout le seul homme jeune qu'elle eût connu dans l'intimité. Sans doute elle le jugeait frivole, homme de luxe et de plaisir avant tout. Sans doute elle se disait que cette intelligence peu cultivée ne s'élevait jamais dans des sphères bien hautes, et que peut-être même ce caractère n'était pas tout à fait estimable. Mais, avec sa vive imagination, elle se le représentait comme une de ces organisations exubérantes, enthousiastes, qui se jettent dans les excès parce que notre société étroite et comprimante refuse tout essor fécond à leurs énergiques facultés. Elle en avait fait un héros, une sorte de demi-dieu auquel elle vouait un culte dans son cœur.
Elle ne pouvait donc reconnaître ainsi du jour au lendemain, que Maxime n'était point taillé dans ces proportions héroïques, que c'était tout simplement une belle et sincère nature, un charmant garçon qui, moins comprimé par les jésuites, moins gâté par ses parents, moins gâté par les femmes surtout, eût pu devenir, comme son père, avec l'âge et la réflexion, bon citoyen, bon époux et bon père de famille.
M. de Lomas surveillait Albert et Madeleine, et leur amour naissant, aussi pur que naïf. Et, s'il souriait parfois de leur ingénuité, lui, blasé, sceptique, incapable de tendresse, il jalousait leur bonheur.
Toutefois, craignant de faire manquer son mariage, il n'avait point renouvelé vis-à-vis de Madeleine ses tentatives de séduction; mais il ne renonçait pas à poursuivre cet amour qui l'attirait violemment; il attendrait d'être marié. D'avance, il calculait le temps que pourrait demander et son mariage et une lune de miel raisonnable. Or, dans six mois, il aurait satisfait à toutes les convenances, et pourrait très-décemment reprendre sa liberté.
En attendant, il fallait séparer Albert et Madeleine. D'ailleurs c'était l'ordre que lui avait donné Lucrèce.
Malgré les sollicitations de Lionel, Albert n'avait assisté que rarement aux soirées de Mme de Courcy. Son cœur était trop plein de Madeleine pour prêter la moindre attention aux coquetteries provocantes de la courtisane. Pudique comme une jeune fille, il ne comprit pas ou ne voulut pas comprendre l'amour peu voilé que lui promettait Lucrèce par ses regards langoureux et ses paroles à double entente. Ce monde bruyant, futile, vicieux, tout élégant qu'il fût, ne pouvait convenir à cette âme délicate et rêveuse. Quand il rentrait chez lui, il se sentait mal à l'aise, mécontent de lui-même. Il lui semblait qu'il eût mieux employé son temps à lire quelques pages de poésie ou seulement à contempler le front pur de Madeleine. Il ne voulut plus retourner chez Mme de Courcy.
Cependant Lucrèce, blessée dans son amour-propre, irrité des dédains de cet enfant, sentait grandir en elle une passion qui, satisfaite, n'eût été peut-être qu'un caprice. Maintenant cette pensée l'absorbait comme une idée fixe. Il semble que ce soit le juste châtiment réservé à ces natures perverses que d'éprouver, à un moment donné de leur existence, un de ces amours violents et pleins de souffrances qui vengent d'un seul coup tontes les victimes de leurs artifices diaboliques.
Comme Albert avait reçu de fréquentes invitations de Mme de Courcy, Lionel lui persuada que les convenances l'obligeaient, s'il ne voulait pas assister à ses soirées, à lui faire du moins une visite de politesse.
Il s'y rendit seul.
Lucrèce, prévenue par Lionel, l'attendait.
Elle le reçut dans un boudoir coquet, un boudoir pompadour avec tentures de soie à fond vert pâle, semé de bouquets de roses. Les meubles Louis XV étaient de véritables objets d'art. Une statue en pied de Mme de Pompadour ornait l'appartement. La lumière, tamisée par des stores de guipure, répandait sur toutes ces élégances un demi-jour voluptueux qui fondait les teintes trop crues ou les lignes trop dures.
Albert la trouva à demi couchée sur une chaise longue. Un guéridon placé à côté d'elle était couvert d'ouvrages allemands.
Elle tenait à la main un livre qu'elle ne lisait pas. Ses yeux élevés mélancoliquement regardaient dans le vague.
Elle entendit parfaitement annoncer M. Daubré; mais elle resta quelques secondes encore dans cette attitude sentimentale, car elle voulait être vue. La glace qui était devant elle lui avait appris que ses yeux noirs, à demi clos par une tendre rêverie et brillant à travers ses cils, paraissaient ainsi plus jeunes et plus beaux.
Puis, tressaillant tout à coup:
«Ah! c'est vous! quel bonheur! Merci d'être venu, dit-elle en lui tendant gracieusement la main. Vous ne me gâtez pas, et cependant je.... Mais qu'allais-je dire? une sottise.
—Pardonnez-moi, madame, répondit Albert, un peu troublé de cet accueil si empressé; mais je suis timide et même un peu sauvage. Il y a toujours tant de monde chez vous, et puis j'ai la passion de l'étude, de la littérature surtout.
—Croyez-vous, s'écria Lucrèce avec enthousiasme, que je n'avais pas encore lu les œuvres de Henri Heine? Depuis deux jours je les dévore. Quel poëte! Vous qui êtes à moitié Allemand et qui vous occupez de littérature, vous devez connaître ses poésies. Y a-t-il un esprit plus français que le sien, une âme plus allemande? Comme il savait aimer! Quelle impressionnabilité et quel sentiment élevé du beau, du noble, du juste! Quelle nature complexe! Quel artiste et quel philosophe! Vous me voyez émue et émerveillée. Comme il comprenait la femme! Mais enfin quelle est votre opinion sur Heine?
—J'éprouve, madame, en ce moment, une des plus douces émotions de ma vie; et vous la comprendrez lorsque vous saurez que depuis deux ans je m'occupe à traduire en vers ses poésies.
—Vraiment! fit-elle avec une feinte surprise, car Lionel l'en avait instruite. Que vous êtes heureux de connaître l'allemand! Je ne croyais pas que cette rude langue tudesque pût s'assouplir ainsi, et rendre les nuances les plus délicates de notre esprit français, les images les plus gracieuses, les peintures les plus coquettes. Le croiriez-vous? vous allez penser que c'est bien là une fantaisie de tête folle et désœuvrée: depuis que je lis Heine, je désire étudier l'allemand; et si ce n'eût été la terreur de m'entendre dire par mon professeur: Ponchour, montâme, dès aujourd'hui j'aurais commencé mes leçons. Mais ma subite passion pour l'allemand ne résisterait pas à ces accents barbares.
—Combien je regrette, madame, dit Albert, de quitter Paris sitôt, je vous aurais offert mes services! car je parle et j'écris l'allemand aussi facilement que le français. L'hiver prochain, si vous daignez les accepter, je serai très-heureux d'initier une aussi fervente admiratrice de Heine aux splendeurs de sa poésie.
—Hélas! soupira Lucrèce, il en est de tous les projets comme de l'amour: partie remise est partie manquée. Merci toutefois de votre proposition; je l'accepterai si nous sommes en vie tous les deux, si le destin ou la fantaisie ne nous pousse pas, vous au nord et moi au sud, si mon enthousiasme germanique se soutient; car l'enthousiasme, aussi bien, plus même que tout autre sentiment, a besoin d'être alimenté, et je suis femme. Or, souvent femme varie; mais non, je suis sûre que vous n'avez pas mauvaise opinion de nous, et que vous croyez à notre constance.
—Madame, répliqua Albert sérieusement, je crois la femme capable de tous les dévouements et de toutes les noblesses. Et, quand elle tombe, la faute n'en est pas à elle, mais à l'homme. Ses vertus lui appartiennent. Tous ses vices lui viennent de nous.
—Il y a de la partialité dans ce jugement, et sans doute de la galanterie. Peut-être est-ce tout simplement un sentiment d'équité, le besoin de réagir contre les injustices des hommes à notre égard. Mon opinion à moi, c'est qu'on ne peut nous juger. Pour savoir au juste ce que la femme pourrait être et ce qu'elle pourrait produire, il faudrait lui laisser une entière responsabilité d'elle-même et lui permettre une complète liberté de développement.»
On le voit, Lionel avait mis Lucrèce au courant de ce qu'il appelait les toquades d'Albert.
«C'est aussi ma pensée, madame, repartit Albert. Seulement vous l'avez formulée plus nettement que je ne l'aurais fait. Vraiment, vous me voyez ravi. Chaque fois que je rencontre une femme supérieure, et il y en a plus qu'on ne pense, loin de m'en sentir humilié j'en éprouve comme un triomphe; car je ne trouve rien d'injuste, de brutal même, rien qui prouve mieux la faiblesse morale de l'homme, l'infériorité réelle de son caractère, que les railleries jalouses dont il accueille la femme supérieure. Y a-t-il une rivalité, possible entre l'homme et la femme? Le ton naturel ne nous place-t-il pas à vos genoux? Ce n'est pas de la part de la femme que la lutte est ridicule, c'est de la part de l'homme. Sans doute les femmes en général n'ont pas la même aptitude pour les études abstraites; mais n'arrivent-elles pas, par l'intuition, à la compréhension de toutes choses? Ne s'élèvent-elles pas plus haut que nous dans les sphères de l'idéal! Et quand elles admettent un principe, elles le suivent jusque dans ses dernières conséquences. Je l'affirme, la femme est plus logique que nous, et surtout elle est plus juste. L'homme a bien raison vraiment d'être fier de son aptitude philosophique. À quelle vérité absolue, religieuse ou métaphysique est-il arrivé avec ses belles facultés pour l'abstraction? A-t-il prouvé l'existence de Dieu ou l'existence de l'âme? En ces matières, la femme, qui raisonne moins, est plus avancée que lui, car elle se laisse guider par le sentiment qui seul peut résoudre autant que possible de si grandes questions. Un de ces orgueilleux champions de la supériorité masculine me disait un jour: «Une femme pourrait-elle jamais produire les ouvrages de Kant?» Mais d'abord, lui répondis-je, vous-même, tout homme que vous soyez, les produiriez-vous? Le cerveau de Kant est une exception. Il y a aussi des femmes exceptionnelles qui pourraient penser plus fortement que vous et moi. Mais, à supposer qu'elles n'arrivent jamais à une telle concentration de la pensée, est-ce là une preuve de réelle infériorité, et le monde serait-il moins avancé s'il n'avait pas produit ces systèmes à peu près incompréhensibles, ou tout au moins fort controversables? Elles ont trop le sentiment du beau, ces chères et aimables créatures, et de l'utile aussi, quoi qu'en disent leurs adversaires, pour se barbouiller l'âme dans tout ce charabia.»
Lucrèce avait écouté Albert avec recueillement; car elle savait que, pour un jeune homme qui débute dans la carrière des lettres, cette attention admirative est la plus séduisante des flatteries.
Quand il eut fini, elle lui tendit la main.
«Quel noble et grand cœur vous faites, et que je suis heureuse de vous connaître! Vous, vous n'êtes qu'au début de la vie; moi, j'ai beaucoup étudié, beaucoup vu, et cependant nous sommes exactement au même point. Deux seules choses maintenant m'intéressent, la poésie et le sort des femmes.
—Oh! madame, repartit Albert entièrement dupe de cette habile comédienne, il faut que je vous confesse mon erreur, je dirai plus, mon crime. Me pardonnerez-vous d'avoir pu vous méconnaître? En vous voyant si belle, si fêtée, jetée au milieu d'un monde....»
Il hésita.
Lucrèce poussa un soupir.
«Dites le mot, monsieur, je ne vous en voudrai pas: d'un monde encore plus vicieux que frivole.
—Eh bien! reprit Albert, je n'aurais jamais cru rencontrer en vous cet esprit élevé. Je n'imaginais pas d'ailleurs que vous pussiez trouver le temps de penser quelquefois.
—Si vous saviez ce que j'ai souffert pour en arriver là! dit Lucrèce en fermant les yeux, comme pour repousser le souvenir de ses souffrances.
«Vous avez souffert? vous souffrez?» s'écria Albert réellement ému.
Lucrèce se tut un instant. Son visage prit une magnifique expression de douleur. Elle pâlit, car il est certainement des femmes qui pâlissent quand elles le veulent. Et puis tout à coup elle releva la tête avec l'étincelle de la colère dans les yeux.
«Comment te souffrirai-je pas dans la position fausse et humiliante où je me trouve placée? Ah! le monde est bien dur, bien injuste envers les pauvres femmes. Restée seule à seize ans, belle, instruite, sans fortune, comment aurais-je pu résister aux séductions qui m'entourèrent? Une première faute suffit à perdre une femme. De cruels préjugés lui rendent la réhabilitation impossible. Sans doute j'aurais pu me relever à mes propres yeux et sortir de l'opprobre. Une fois je l'essayai. J'avais vingt ans; je commençais à penser; je voulus me tirer de cette fange. Je quittai héroïquement un appartement somptueux pour une mansarde misérable. Tout un hiver je luttai contre le froid, contre la faim, contre les répugnances du travail; mais mes forces trahirent ma résolution. Je fis une maladie. Mon courage d'ailleurs était à bout. Après une première chute, la pente au vice redevient si facile! Et je n'avais pas le choix. Il fallait y retomber ou mourir; car toute carrière honorable m'était fermée. Mourir à vingt ans, ou, ce qui était pis que la mort; endurer la longue agonie de la misère, je n'en eus pas la force. Ceux qui nous flétrissent de leur mépris se sont-ils jamais trouvés dans cette horrible alternative? Et, à supposer que j'eusse résisté, quelle compensation m'eût offert la société? Qui seulement eût connu mon héroïsme? qui m'en eût su gré? Depuis six mois que je luttais, que je jouais ma santé, ma beauté, ma vie elle-même, dans ce combat de toutes les heures, aux yeux de quel monde m'étais-je réhabilitée? Si mon concierge était honnête homme, peut-être avais-je conquis son estime. Tandis qu'en reprenait ma vie passée, avec plus d'expérience, je pouvais me faire dans un certain monde une position brillante. N'ayant pu me relever par la vertu et le travail, je voulus ensuite me relever par l'amour, ou tout au moins par un attachement sérieux. J'eus le bonheur de rencontrer un véritable honnête homme. C'était le prince Dorowski. Il m'aimait éperdument. Mon affection pour lui était une reconnaissance passionnée plutôt que de l'amour. Nous devions nous marier. Hélas! je le perdis. Alors je pensai mourir de douleur; et je me demande encore comment j'eus le courage de vivre. Depuis lors, je suis restée dans cette société interlope, puisque c'est la seule qui puisse m'admettre. Mais, Dieu merci! mon ami revînt-il en ce monde, je pourrais lui dire: Je suis encore digne d'être votre femme.»
Elle cessa un instant de parler; de vraies larmes roulaient dans ses yeux. Albert respecta son silence.
«Mais je suis folle vraiment, reprit-elle avec un sourire forcé. Je ne sais pourquoi je vous confie ainsi ma vie et mes plus secrètes souffrances, à vous que je connais à peine. C'est sans doute que j'ai deviné en vous une âme assez noble, un cœur assez généreux pour me comprendre et m'absoudre. Dites-moi que vous me pardonnez de vous ennuyer ainsi.
—Je dirai plutôt, madame, que je vous dois des remerciements pour la confiance dont vous daignez m'honorer.
—Vous du moins vous ne ressemblez pas aux autres hommes. Vous vous intéressez à ces pauvres femmes dont la vie est aussi flétrie, plus douloureuse peut-être que celle des condamnés au bagne.
—Je ne sache pas, en effet, de situation plus digne d'indulgence et de commisération, repartit Albert.
—Quel homme bon et juste êtes-vous donc, qui savez aimer et plaindre la femme tombée! Ceux-là mêmes, au contraire, qui nous ont perdus nous, insultent et rient de notre malheur. Ils nous disent avec cruauté: «Si vous souffrez de votre dégradation, pourquoi rester au milieu de ce monde qui vous foule aux pieds? N'y a-t-il donc pas un coin de terre où vous puissiez vivre inconnue, oubliée? Vous le voyez bien, le vice vous plaît, le vice vous attire, le vice est votre élément. Vous n'avez pas de cœur. Vous aimez mieux être méprisée, insultée, que de renoncer à cette vie folle. Car ce qu'il vous faut à vous, c'est la joie bruyante qui étourdit, ce sont les plaisirs qui avilissent.» Ah! sans doute, cela est triste à dire: il y a du vrai là dedans, la femme la plus dégradée souffre de son opprobre, souhaite la possibilité de la réhabilitation; mais toutes ou presque toutes aiment cette existence vertigineuse et n'y peuvent renoncer que lorsque la vieillesse les condamne à la retraite. Ce qu'il y a de plus affreux pour ces malheureuses victimes du vice, ce n'est pas cela encore, c'est qu'elles ne peuvent plus être aimées. Sans doute on les désire, sans doute on se ruine pour elles; mais les aimer avec cette estime, ce respect qui accompagne l'amour véritable; non, pour elles ce bonheur est à jamais perdu. Et cette femme faite pour l'amour, dont le cœur était pur, dont le cœur peut-être est vierge encore, car il se peut qu'il n'ait jamais aimé, cette femme qui malgré sa souillure a conservé le souvenir de la vertu, le culte du beau, cette femme ne connaîtra jamais les ivresses pures, les joies profondes et douces d'un amour élevé, d'un amour partagé. Oh! c'est affreux, c'est affreux? Et c'est là, croyez-le, notre plus cruel supplice.»
En parlant ainsi, Lucrèce était superbe, on l'eût dite inspirée.
Albert l'écoutait tout palpitant. Il était trop confiant et trop naïf pour découvrir dans cette tirade un peu déclamatoire, dans ce mélange de réalités et de mensonges, des effets habilement préparés.
Lucrèce cacha sa figure dans ses mains comme pour voiler sa douleur; mais elle écartait un peu les doigts pour observer Albert.
Albert était troublé. Involontairement, il comparait cette femme et Madeleine.
Madeleine, sans doute, était aussi belle. Mais, avec sa pureté virginale, elle ne lui avait jamais causé une émotion aussi vive; jamais en sa présence il n'avait ressenti ces chaudes effluves, ni cet attrait violent qu'exercent les amours impurs.
«Oh! madame, dit-il tout tremblant, ne désespérez point. Vous trouverez certainement un cœur assez bon, assez tendre pour vous absoudre, pour vous aimer comme vous le désirez, et, j'ose le dire, comme vous le méritez.
—Merci de votre prédiction,» dit-elle.
Elle lui tendit la main. Albert la baisa respectueusement en rougissant.
«Je vous en supplie, reprit Lucrèce, accordez-moi votre amitié. Elle me relèvera déjà à mes propres yeux. Soutenue, encouragée par vous, j'arriverai certainement à me dégager tout à fait de ce milieu de corruption. Ah! sans doute un pressentiment m'attirait vers vous. Dès le premier jour que je vous vis, je reconnus en vous mon sauveur; et depuis ce moment j'ai fait des efforts pour devenir meilleure. Je m'occupe de bonnes œuvres. Je m'intéresse particulièrement au sort des jeunes ouvrières sans protection et qui manquent d'un travail suffisamment rétribué. Au n° 37 de la rue de Venise habite une jeune fille du nom de Christine Ferrandès. J'ai su par M. de Lomas que vous vous étiez intéressé à elle. Je compte obtenir pour votre protégée un engagement dans le ballet qu'on monte en ce moment aux Folies-Dramatiques. Sans doute la carrière du théâtre offre beaucoup d'écueils. Mais cette petite Ferrandès, quoique dans une mauvaise voie, a du bon, et j'espère l'arracher aux pernicieux conseils que lui donne son entourage. Qu'en dites-vous? Ai-je bien fait?
—Sans doute, madame, répondit Albert, flatté et même un peu confus de cette déférence; je comprends votre pensée: vous voudriez persuader à cette jeune fille qu'une actrice peut rester digne, et lui donner une si haute opinion de l'art dramatique qu'elle en arrivât à le respecter, à le relever dans sa personne par une conduite honorable. Comment ne vous approuverais-je pas? Cependant je crois que la bienfaisance privée est impuissante pour l'amélioration morale et matérielle du sort des femmes. Il faut qu'elles s'unissent, s'associent entre elles pour lutter contre les préjugés qui les asservissent et contre les diverses exploitations dont elles sont victimes. Si vous le permettez, madame, dans un prochain entretien, je vous émettrai là-dessus mes idées. Ou du moins ce ne sont pas mes idées, mais celles de Mlle Borel, une femme aussi très-supérieure.»
Lucrèce saisit avec empressement ce prétexte pour réclamer instamment une nouvelle visite.
XXXI
En sortant de ce boudoir parfumé et un peu sombre, Albert se sentit plus à l'aise. Il passa la main sur son front brûlant comme pour en chasser la fièvre. Il ne voulut point reparaître immédiatement devant Madeleine, car il s'en jugeait indigne. Que lui inspirait donc Lucrèce? C'était un sentiment étrange. Elle l'attirait et l'effrayait en même temps. Il admirait son esprit et sa beauté; mais il ne l'aimait point, et cependant l'émotion qu'il éprouvait ressemblait à l'idée qu'il s'était faite de l'amour.
Croyant retrouver son calme habituel, il descendit aux Tuileries et s'assit sur un banc solitaire. Il resta rêveur, mais il ne pensait pas. Son cerveau, envahi par l'image de Lucrèce, était comme frappé de stupeur; et son regard voilé, ses lèvres frémissantes attestaient le trouble profond qui régnait en lui.
«Est-il assez innocent!» pensa Mme de Courcy avec un sourire à demi attendri, à demi railleur. Pauvre enfant! il est vraiment délicieux. Et à côté du diplomatique Lomas, cette candeur ne manque pas de sel.»
Comme elle répétait devant son miroir quelques-unes des poses et des expressions de visage qu'elle avait prises pendant cette scène de haute comédie, on annonça Renardet.
«Hé bien! quelles nouvelles? Comment vont les affaires de Maxime?
—Il a perdu avant-hier quarante mille francs au baccarat. Il nous les faut d'ici à demain matin.
—Aïe! Nous n'avons pas de temps à perdre. Les Romains sont en hausse. Je vendrai. À six heures il aura l'argent. Et d'ailleurs est-il content de vous?
—Ce matin encore, il médisait: «Ah! monsieur Renardet, que n'êtes-vous une jolie femme! Je vous embrasserais.»
—Et Fossette?
—Déménagée.
—Déménagée! s'écria Lucrèce qui pâlit, pour habiter avec M. de Barnolf?
—Non, avec son petit chapelier.»
Une joie haineuse illumina la prunelle de Lucrèce.
«J'ai réussi! Mais je ne suis pas encore assez vengée. Car j'ai une longue rancune à satisfaire. Où demeure cette Fossette maintenant?
—Elle est partie sans donner sa nouvelle adresse.
—Sans donner son adresse! exclama Lucrèce avec désappointement.
—Oui, mais nous l'avons. Gorju, qui a l'esprit aussi fin que son ventre est gros, l'a fait suivre par son moutard, comme elle déménageait.
—Bon! et combien vous a-t-il demandé pour cela?
—Vingt francs.
—C'est raisonnable. Fait-il au moins ses affaires, ce Gorju? Son commerce va-t-il?
—Mais oui, il est content. Il ne peut suffire aux commandes qui lui arrivent de tous côtés. La mode des faux chignons fera sa fortune. Et il est bien situé, dans ce quartier de meurt de faim. Il paye une chevelure 2 ou 3 francs au plus, et il la revend 10, 20, 30, 50 francs même.
—Eh bien! où demeure Fossette? Car ce n'est pas assez de les avoir brouillés; je veux que, sous les yeux mêmes de M. de Barnolf, elle lui donne un successeur de notre monde. Que penseriez-vous de Maxime?
—Je crois qu'il serait mieux d'attendre. Cette Fossette est une étrange fille. Il faudrait lui faire la cour. Or, Maxime a l'esprit et le cœur trop occupés en ce moment, et par Mme Daubré, qui le harcèle d'épîtres sentimentales, et par Pouliche, qui feint la jalousie et le désespoir pour le ressaisir. Il hésiterait pour le moment à se mettre encore une femme sur les bras.
—Soit! nous attendrons. Aussi bien la fuite mystérieuse de Fossette doit exaspérer encore l'amour de M. de Barnolf. Je sais que, depuis quelques jours, il joue chez Mme de Beausire un jeu d'enfer. Sans doute il cherche à s'étourdir par les émotions du jeu.
—Eh bien! et la petite blonde, refuse-t-elle toujours le duc?
—Je ne puis comprendre, repartit Lucrèce avec dépit, que M. de Lomas ait pu aimer cette fille-là; elle est idiote. Avant six mois elle sera à l'hôpital, car elle est d'une faible santé. Gorju surveille-t-il aussi cette belle Claudine? C'est la sœur d'une fille que je hais. Et à un moment donné il pourra m'être utile de savoir ce qu'elle est devenue.
—Il paraît qu'elle commence à dépérir. Elle est pâle, ses traits sont tirés. On ne lui connaît aucune affection.
—Fatalement cette fille-là, avant six mois, sera une femme galante, aussi bien que Christine et Fossette, aussi bien que....»
Elle hésita.
«Aussi bien que cette superbe institutrice dont vous me parliez l'autre jour, continua-t-elle; car, s'il y a des natures faites pour la pauvreté, il en est d'autres qui ne peuvent vivre que dans le luxe et la joie. Quand elles ne succombent pas à la fascination de la richesse, elles succombent à l'entraînement de l'amour. Je vous assure, Renardet, que ces belles créatures m'intéressent, et que, indépendamment de mes projets personnels, je voudrais les empêcher de compromettre leur avenir dans des liaisons de bas étage. Je voudrais en faire des princesses à la mode. Vous le voyez, je deviens philanthrope.
—Ah! ah! ah! fit Renardet. Il en est de la philanthropie comme de la morale: on en voit de tout acabit.
—Et tenez, reprit Lucrèce avec une sorte d'inspiration; une idée me vient. Tout à l'heure, M. Daubré me parlait d'associer les femmes. Il avait raison. L'association est une force toute-puissante pour le bien comme pour le mal. Supposez que vingt, cinquante, cent, deux cents jolies femmes, créatures endiablées, prêtes à tout, intelligentes comédiennes, habiles en l'art de duper et de ruiner les hommes, s'associent dans une même pensée, la haine et le mépris pour ceux qui les perdent et les foulent aux pieds. Vous figurez-vous quelle puissance pourrait acquérir dans le monde des arts, des lettres, de la politique, de la finance, une telle association dirigée par une forte tête: la mienne, par exemple? Cette idée me paraît grandiose, et j'y songerai. En tous cas, Renardet, je compte sur vous pour le recrutement. Les femmes ne savent pas tout ce qu'elles pourraient, si elles voulaient s'entendre. Ah! continua-t-elle avec sarcasme, je comprends: ce petit Daubré est un utopiste. Il veut améliorer le sort de la femme, il veut régénérer la société. Mais que peut-on édifier avec toutes ces pourritures, ces difformités, ces monstruosités morales? Pallier le mal, c'est l'entretenir. Non, ce n'est que par le débordement du vice et par l'excès de la souffrance qu'on arrivera au bien et qu'on reconnaîtra les droits de tous au bonheur. On ne peut plus la guérir, cette société infecte, car elle porte dans toutes ses artères le virus de la corruption. Comme le dit Émile Augier, il faut qu'elle crève.
—Je comprends, dit Renardet avec son sourire aux dents aiguës; vous voulez lâcher sur elle deux cents diablesses aux griffes roses, aux crocs de perle pour la dévorer.
—Oui, vous l'avez dit, deux cents réprouvées; car la vie d'une lorette, c'est l'enfer. Est-il un métier plus terrible, plus rempli d'exigences, de déboires, de soucis, d'angoisses même? Ces malheureuses, elles voulaient être libres; elles ne sont que des esclaves et des servantes. Elles n'ont pas faim, il faut qu'elles mangent; elles n'ont pas soif, il faut qu'elles boivent; elles sont malades, il faut qu'elles jouent; elles sont tristes, il faut qu'elles chantent. Mais, si avilies qu'elles soient, croyez-vous qu'elles ne ressentent pas les outrages? Je le sais, bien, elles ne demanderaient pas mieux que de se venger.
—Moi aussi, fit Renardet, j'ai bon nombre de petites vengeances à exercer. Dans mon métier, on est exposé aux rebuffades; et, ma foi! on a beau mettre sa fierté dans sa poche, cependant à la longue on amasse de la haine contre les individus, aussi bien que contre les hommes en bloc, c'est-à-dire contre la société. Je me mets donc aux ordres de votre association.»
Lucrèce sourit.
«En attendant, reprit-elle, surveillez-moi Barnolf et Fossette; il ne faut pas qu'ils se rejoignent.»
XXXII
Pendant huit jours, M. de Barnolf ne pensa qu'à Fossette. Reviendrait-elle? Il était impatient, fiévreux. Vingt fois, pour connaître plus tôt sa résolution, il prit le chemin de la rue de Venise; toutefois il hésitait.
«Elle m'a défendu d'aller la voir, pensait-il, ma visite pourrait lui déplaire. Mais pourquoi cette défense, si ce n'était son amour pour ce chapelier?»
Et de nouveau la jalousie lui étreignait le cœur. Puis il s'indignait contre lui-même; son orgueil se révoltait de cette humiliante rivalité.
Le jeudi suivant, dès neuf heures, il endura de nouveau toutes les tortures de l'attente. Son estomac était crispé; sa bouche était sèche; ses mains, moites et glacées.
Il attendit jusqu'à trois heures.
Il alluma plusieurs cigares, il les broyait entre ses dents et les jetait au feu. Il cassa deux chaises. Puis il prit un poignard, et, pour échapper à la tentation qui l'envahissait, il en brisa la lame contre le marbre d'une console. Saisissant ensuite un pistolet, il l'arma; et, le spasme de la colère passé, il s'asseyait comme un désespéré, et des larmes de rage et d'amour coulaient de ses yeux.
«Fossette! ô ma Fossette!» s'écriait-il.
Il s'emparait de son portrait, le regardait longtemps, le baisait avec transport, et, l'instant d'après, le jetait loin de lui. Puis il le ramassait pieusement et le plaçait sur son cœur.
À le voir se livrer à de tels enfantillages on eût souri, si ses prunelles qui pâlissaient, si les veines gonflées de ses tempes, si le mouvement sauvage des narines ne l'eussent rendu terrible.
À trois heures et demie, il n'attendit plus. Sa fièvre parut se calmer.
«C'est fini, dit-il, je ne la reverrai de ma vie. Je ne puis m'exposer à souffrir deux fois un pareil supplice.»
Il sonna.
«Faites préparer mon coupé,» dit-il à son valet de chambre.
Il s'habilla lentement. On eût dit qu'il espérait encore.
«Où va monsieur? lui demanda le domestique; car si quelqu'un venait....»
Il pensa à Fossette, qui pouvait arriver encore, et, dans le désir de se venger:
«Vous répondrez, dit-il, que je suis allé chez Mme de Beausire.»
Il voulait en effet se rendre chez Mme de Beausire; mais au lieu de dire au cocher: «rue de la Madeleine, 12,» il lui cria cette adresse: «rue de Venise, 37.»
Il se jeta dans son coupé. Brisé par de si violentes anxiétés, il ferma les yeux comme s'il voulait recueillir ses forces pour les émotions qui l'attendaient encore.
Pendant ce temps, Fossette, elle aussi, souffrait cruellement. Il semblait qu'elle ressentît à distance toutes les tortures de M. de Barnolf. Elle luttait contre sa bonté, qui la poussait à pardonner, et contre son amour aussi, qui l'entraînait vers lui. Bien que sa fierté se révoltât contre l'outrage qu'elle avait subi, elle aimait toujours; elle se représentait les souffrances de Léopold.
Elle se mit à coudre, mais son ouvrage tombait de ses doigts. Elle restait rêveuse, la prunelle fixe, comme si une vision passait devant elle.
Puis elle essaya de chanter pour chasser cette obsession, mais son gosier refusait d'articuler aucun son.
Elle se leva et mit son chapeau. C'était comme un charme qui l'attirait.
Pourtant elle voulut résister. Elle appela Robiquet.
«Voyons, mon ami, dit-elle, tâchez de me distraire un peu; et, si je sortais tout à l'heure, retenez-moi afin de m'empêcher de commettre une sottise et une lâcheté.»
De nouveau, elle s'efforça de lutter. Elle parlait avec volubilité. Elle riait aussi, mais d'un rire nerveux et strident qui faisait mal.
Tout à coup elle rejeta son ouvrage, remit son chapeau et son châle.
Robiquet tâcha de la retenir.
«Il faut que j'aille, il faut que j'aille, dit-elle fiévreusement; il me semble qu'il va mourir.»
Et elle se précipita dehors.
Il était quatre heures lorsqu'elle arriva chez M. de Barnolf. Depuis vingt minutes il était sorti.
Quand elle apprit qu'il n'était pas chez lui, sa douleur fut si vive qu'elle tomba sur un siège, ne pouvant plus se soutenir.
Elle questionna le domestique.
«Il est allé chez Mme de Beausire,» répondit-il.
Elle ressentit au cœur une souffrance aiguë, comme si une lame d'acier l'eût traversé.
«Ah! dame! mademoiselle, reprit le domestique, il vous a assez attendue, et même qu'il était fort en colère. La chambre est dans un bel état, allez!»
Elle demanda à entrer dans sa chambre.
Elle vit les tronçons du poignard, et sur une table le pistolet armé; puis elle aperçut à terre son portrait froissé et lacéré.
«C'est un brutal, pensa-t-elle, qui tôt ou tard m'eût traitée comme mon portrait. Tout est fini entre nous. D'ailleurs il ne m'aime plus: cette visite chez Mme de Beausire le prouve assez.
Le cœur navré, elle prit néanmoins son parti.
«Je vous en prie, dit-elle au domestique, M. de Barnolf ne doit pas savoir que je suis venue. Cela le contrarierait, et moi aussi.»
Il promit de se taire.
Elle rentra bien triste, bien désespérée, dans son lugubre taudis de la rue Notre-Dame.
Cependant M. de Barnolf était arrivé rue de Venise.
Il ne soupçonnait pas l'existence de cet horrible chancre du paupérisme qui s'étend au centre même de Paris. Moins préoccupé, il eût reculé d'horreur; et Fossette vivant au milieu de ce cadre hideux lui eût peut-être semblé plus digne de pitié que d'amour. Mais, tout entier à son émotion, il ne vit rien. Il gravit les degrés de l'escalier sans même s'apercevoir que ses pas les faisaient trembler.
Le concierge était au premier. Il s'arrêta pour l'interroger.
En apprenant que Fossette était partie sans laisser sa nouvelle adresse, il lui parut que la terre se dérobait sous lui.
Machinalement il se retourna pour redescendre; mais une idée lui vint.
Il demanda si la chambre qu'elle avait habitée, était déjà louée.
«Non, répondit le propriétaire du garni. Nous la lui gardons, car nous espérons toujours qu'elle reviendra. Tout le monde ici l'aimait tant!
—Tenez, dit M. de Barnolf, je vous loue sa chambre pour une heure.»
Et il lui glissa dans la main une pièce d'or.
Le maître du garni s'empressa de le conduire avec force révérences à la mansarde de Fossette.
En pénétrant dans ce réduit misérable, le riche Hongrois frissonna.
«C'est bien là, vous ne vous trompez pas?» interrogea-t-il avec défiance.
Il ne pouvait croire en effet que l'insouciante et charmante fille qu'il aimait, eût pu vivre an milieu d'une telle pauvreté.
«Mais c'est une de nos plus belles chambres, répondit le logeur; regardez, Mlle Fossette avait le soleil: cette fenêtre lui a économisé bien du charbon; elle voulait du soleil, surtout pour ses fleurs. Ah! dame! nous qui sommes les propriétaires, nous ne le voyons jamais; et même que le médecin nous a dit que c'était par rapport à cela que tous nos enfants mouraient avant l'âge de sept ans. Il paraît que les enfants c'est comme les fleurs, il leur faut du soleil.»
M. de Barnolf n'écoutait pas; il ne pouvait croire ce qu'il voyait.
«Mais, dit-il, il y avait du moins d'autres meubles?
—Ah! monsieur, il ne faut pas s'imaginer que, pour huit francs par mois, on peut avoir de l'acajou ou du palissandre. Cette chambre maintenant n'est pas magnifique, j'en conviens; mais quand Mlle Fossette l'habitait, elle l'arrangeait si bien! Elle avait d'abord des fleurs superbes, et tout de suite ça meublait. Et puis il fallait la voir tourner là dedans. Elle était si gaie, si vive, si jolie! Ah dame! on ne s'amusait pas à regarder ses meubles; on avait assez à faire de l'admirer, de l'écouter et de rire avec elle. Il y a la mère Blancheton, une pauvre asthmatique qu'elle soignait, et qui se désole de ne plus la voir passer chaque matin. Elle me disait encore hier: «C'est fini, monsieur Grinchu, on ne peut on plus vivre dans votre cassine depuis que Mlle Fossette n'y est plus.»
—C'est bien, fit M. de Barnolf, laissez-moi.»
Et il resta seul.
Il était profondément attendri.
«Pauvre et vaillante fille! pensait-il. C'est là qu'elle vivait, qu'elle travaillait. En sortant de mon luxueux appartement, elle rentrait dans cette froide mansarde; et, plutôt que d'accepter un bien-être qui l'eût avilie et privée de sa liberté, elle endurait une horrible misère.»
M. de Barnolf s'inclinait devant cet héroïsme qu'une heure auparavant il eût déclaré impossible.
«On admire ces héros, poursuivait-il, qui dans un moment d'enthousiasme ont accompli des actes de courage et de dévouement. La gloire, et souvent la fortune, les en récompensèrent. Qu'est-ce pourtant qu'un trait de bravoure qui ne demande qu'un effort passager, à côté de la force de volonté qu'il faut à une pauvre fille pour lutter, non pas un moment, non pas un jour, mais tous les jours et tous les instants de sa vie, contre les défaillances morales, et contre les défaillances physiques, contre le froid et contre la faim, contre les répugnances du travail et contre les séductions dont elle est environnée? Faut-il s'étonner qu'elles soient si rares celles qui résistent! Sont-ils donc si communs les héros?»
Mais soudain une idée, lui traversant l'esprit, vint couper court à son admiration. Il essuya les larmes qui lui emplissaient les yeux.
Il descendit, remit la clef au propriétaire, et lui demanda, sans paraître y attacher aucune importance:
«N'est-ce pas chez vous que demeure M. Robiquet, chapelier?
—Non, monsieur, il ne demeure plus ici; il a déménagé en même temps que Mlle Fossette.»
En regagnant son coupé, M. de Barnolf avait sur les lèvres un sourire amer et sarcastique.
«Elle n'habitait ce taudis que pour vivre plus près de cet ouvrier! Et moi qui m'apitoyais sur son courage et sur sa vertu! Il y a des femmes bien perverses!»
Il se crut guéri.
XXXIII
Cependant il survint un événement qu'on ne croyait pas aussi prochain. C'était l'explosion de la guerre civile en Amérique.
Cette guerre frappait à la fois l'industrie cotonnière et la fabrication de la soierie française, dont le principal débouché est aux États-Unis.
Du jour au lendemain, M. Borel perdait plus d'un million, et restait avec des commandes importantes sur les bras.
Son commis principal lui écrivait:
«Les nouvelles d'Amérique sont désastreuses. La maison de New-York qui nous devait 300000 francs, vient de se déclarer en faillite. Les Smith de Washington nous écrivent de retarder l'envoi; ils ne seraient pas en mesure de le solder. Enfin les Stormer de la Nouvelle-Orléans, pour lesquels nous avions sur le métier deux mille pièces de petits et grands façonnés, viennent de fermer leur comptoir. Si la guerre intercepte les communications avec l'Amérique, il est également à craindre que les autres maisons avec lesquelles nous sommes en affaires ne rompent leurs engagements. Nous devons nous attendre à une crise terrible dans le commerce lyonnais.»
M. Borel partit immédiatement pour Lyon, et décida que sa famille le rejoindrait dans la huitaine.
Le projet de mariage entre Béatrix et Lionel se trouvait nécessairement ajourné.
Cette guerre modifia aussi l'itinéraire que s'était tracé Mlle Borel. Au lieu de se rendre immédiatement en Amérique, comme elle l'avait projeté d'abord, elle visiterait pendant l'été le nord de l'Europe, séjournerait quelque temps en Angleterre, et ne s'embarquerait pour le nouveau continent que vers la fin de l'automne, si toutefois les communications étaient possibles.
De son côté, M. Daubré recevait des nouvelles peu rassurantes de Lille.
«Sur le marché, lui écrivait-on, les transactions sont arrêtées. Il y a panique. Les fabricants s'attendent à une crise. La population s'inquiète. Le procès de Gendoux agite les ouvriers. Des menaces ont été faites contre votre fabrique du quartier Saint-Sauveur.»
La maison Daubré allait donc subir aussi un désastre. Avant la guerre, dans le commerce du coton, tous les symptômes étaient à la baisse. M. Daubré n'avait donc fait aucune provision. Si, selon tout pronostic, la guerre déterminait une hausse subite, qu'allait-il faire avec ses trois fabriques?
Il se montra énergique, et ordonna le départ.
Mme de Lomas écrivait aussi une longue lettre à sa fille pour presser son retour.
Le départ des Daubré coïncida ainsi avec celui des Borel.
Albert toutefois déclara qu'il prolongerait un peu son séjour à Paris.
Depuis quelques jours, Madeleine observait avec chagrin qu'il ne lui montrait plus la même amitié, non qu'il fût moins respectueux et moins admiratif; mais, à côté d'elle, il était distrait, il ne recherchait plus sa présence comme autrefois. Il s'enfermait dans sa chambre ou s'absentait longtemps. Enfin, il ne travaillait plus. S'il prenait un livre, il ne tardait pas à le laisser tomber sur ses genoux, et ses regards troublés restaient fixes et rêveurs.
Elle lui croyait quelque secret chagrin, mais elle n'osait l'interroger.
Ce refroidissement, qu'elle n'avait en rien motivé, la préoccupait péniblement, et l'absorbait à ce point que le souvenir même de Maxime en était effacé.
De son côté, M. de Lomas, voyant son mariage retardé, devait également retourner à Lille. D'ailleurs Lucrèce l'avait ainsi ordonné.
Il partit donc sans donner un souvenir à Geneviève.
La pauvre fille avait accepté les cent francs que lui avait offerts le duc à titre de prêt. Toutefois, elle ne pouvait suivre les sages conseils qu'il lui avait donnés et rentrer chez ses parents dans la position où elle se trouvait. C'eût été leur porter la honte.
Mais elle quitta la maison de Mme Thomassin, et reprit le chemin de la rue de Venise, espérant y retrouver ses amis, Fossette, Claudine et le bon Robiquet.
Sans doute elle était bien malheureuse. Cependant, en sortant de cette maison où elle avait tant souffert, elle éprouva une sorte d'allégement et de bien-être. À l'atmosphère de corruption morale où pendant quinze jours elle avait vécu, elle préférait encore l'air méphitique de la rue de Venise.
Elle ne trouva plus que Claudine.
Pauvre Claudine! elle aussi était bien découragée. Elle n'avait reçu encore qu'une lettre de Jaclard; dans laquelle il lui annonçait son arrivée; et il n'arrivait point. Elle pensa qu'il était retombé dans la débauche. Elle passait les nuits à pleurer et à chercher, avec une fiévreuse inquiétude, la cause de son silence.
Grâce à cet amour, grâce surtout aux exhortations de sa mère et de Madeleine, jusqu'alors elle était restée pure. Mais combien de temps cette belle et ardente fille conserverait-elle la dignité dans un milieu où elle est à peine regardée comme une vertu!
«Paris est la forêt de Bondy de la vertu, a dit un auteur moderne; on y arrête à tous les carrefours.»
En effet, depuis son arrivée à Paris, Claudine ne sortait jamais sans se voir obsédée par les propos galants de ces Lovelaces de trottoir, pour qui suivre les femmes est un passe-temps, une manie. Nulle femme n'est à l'abri de leurs grossièretés; mais les ouvrières surtout sont l'objet de leurs poursuites. Elles sont si pauvres! Elles ont tant de désirs qu'elles ne pourront jamais réaliser! Quelle proie facile pour ces messieurs qui s'intitulent «chasseurs d'ouvrières.»
La veille, Claudine avait été accompagnée jusqu'à la rue de Venise par un monsieur d'an certain âge qui l'avait assaillie de déclarations sentimentales et d'offres de tous genres, depuis le dîner à quarante sous au Palais-Royal jusqu'au dîner chez Brébant; depuis la robe d'alpaga jusqu'au cachemire de l'Inde. Arrivé à sa porte, il lui proposait un mobilier en noyer et cent francs par mois.
Le matin même, elle avait reçu une lettre de ce séducteur tenace.
Cette lettre contenait des phrases toutes faites sur l'amour. Elle répétait cet éternel refrain que chante le séducteur à l'oreille des ouvrières: «On ne travaille pas quand on est si jolie. Le sort est injuste envers vous. La nature vous avait faite pour la soie et le velours, et vous portez des robes d'indienne. Vous végétez dans une mansarde, quand vous pourriez briller dans un palais. Il y a plus d'un million dans vos yeux. Quel cou plus digne que le vôtre de porter des rivières de perles et de diamants!»
La lettre se terminait par l'offre d'un mobilier d'acajou avec deux cents francs par mois.
Elle était signée: «RENARDET.»
Combien peu l'eussent déchirée, cette lettre qui venait, au milieu d'une pareille misère, apporter le scintillant mirage d'un luxe que toutes ont rêvé!
Pourquoi Claudine la conservait-elle depuis le matin? Elle l'avait lue bien dès fois; et, après l'avoir lue, elle se regardait au miroir et se disait:
«Cet homme a raison, je suis belle, je pourrais être riche. Si je le voulais, je porterais, moi aussi, de ces longues robes à falbalas; au lieu d'aller à pied dans la boue, j'aurais une superbe voiture. Non, c'est impossible; ma mère me maudirait, et Madeleine ne voudrait plus me voir. Elle m'oublie, Madeleine. Voilà plus de huit jours qu'elle n'est venue. Ah! il lui est facile, à elle, de résister. Elle est heureuse, tandis que moi.... Du moins elle mange à sa faim; elle n'a pas, comme moi, un chagrin de cœur qui l'empêche de dormir. Elle n'est pas, comme moi, seule tout le jour, sans une distraction, sans un plaisir. Ah! voir le soleil et ce beau temps si bleu, et rester là, toujours sur sa chaise, à tirer son aiguille, quel supplice!»
Un instant elle cessait de coudre. On eût dit que le printemps lui envoyait d'enivrantes effluves. Son teint se colorait, ses narines palpitaient; et la poitrine gonflée par un ardent soupir, le regard troublé:
«Armand, disait-elle à demi-voix, m'as-tu donc oubliée et ne viendras-tu pas?»
Elle reprenait son travail; mais bientôt encore l'étoffe tombait de ses doigts. Elle se levait, marchait dans sa chambre, étendait les bras. Elle avait besoin de parler, de crier, de rire. Elle prenait la lettre de Jaclard, la baisait, et au lieu de rire elle pleurait.
Puis le démon de la coquetterie la saisissant de nouveau, elle relisait encore la lettre de son amoureux de hasard; et, fermant les yeux, elle se voyait parée comme ces femmes quelle avait rencontrées la veille et dont la beauté faisait retourner les passants.
Et puis, c'étaient des dîners exquis, des bals, des spectacles. Elle désirait tant aller au théâtre! C'était la vie active, bruyante, la vie folle. Ah! tout au moins elle pourrait s'étourdir et ne plus penser à Jaclard, si Jaclard, comme elle le craignait, l'avait oubliée.
Geneviève vint l'arracher à ses rêves, à ces tentations dangereuses; car l'isolement, l'ennui ont perdu plus de femmes que les tendres propos des séducteurs, que les suggestions mêmes de la coquetterie.
«Mon Dieu! comme vous êtes changée! s'écria Claudine en voyant entrer Geneviève. Avez-vous été malade?
—Oui, bien malade, répondit la jeune ouvrière, qui pendant un instant essaya de retenir les pleurs qui lui remplissaient les yeux.
—Vous avez donc eu du chagrin?» reprit Claudine en posant affectueusement sa main sur celle de Geneviève.
Alors Geneviève fondit en larmes, et, cédant aux sollicitations amicales de Claudine, elle lui ouvrit son cœur, lui confia l'abandon de M. de Lomas et l'odieuse machination qu'on avait organisée pour la perdre.
«Est-ce possible! exclama la sœur de Madeleine avec stupéfaction. J'avais bien entendu dire qu'il existait à Paris des maisons où, sous prétexte de les faire travailler, on attire les pauvres ouvrières pour les pousser au mal; mais vous êtes bien courageuse d'avoir résisté.»
À son tour, ne voulant pas être en retard d'héroïsme, elle montra la lettre qu'elle avait reçue.
Elle aussi, elle saurait repousser toutes les séductions.
Elle confia à Geneviève ses appréhensions au sujet de Jaclard, et déclara énergiquement qu'elle abhorrait tous les hommes, qui étaient lâches, égoïstes, corrompus, employant le mensonge pour tromper les pauvres filles, et les rejetant comme un bout de cigare éteint, quand elles ont cessé de leur plaire.
«Si tu veux, ma chère Geneviève, ajouta-t-elle en la tutoyant pour la première fois, nous ne nous quitterons pas; puisque nous avons le même chagrin, nous en parlerons ensemble.»
Geneviève soupira.
«Plût à Dieu que je ne fusse pas plus à plaindre que toi, Claudine! Merci de ton amitié. Elle me fait tant de bien! Elle me sauve du dernier désespoir.»
Claudine, répandant toute l'ardeur de son cœur dans ce nouveau sentiment, serra avec effusion dans ses bras l'infortunée fille de Gendoux.
Elle se trouvait presque heureuse. Isolée, elle avait un instant senti chanceler sa vertu. Maintenant qu'elle avait une amie pour la soutenir, pour l'encourager, elle serait forte contre la tentation.
Le contraste de leurs natures, l'opposition même de leur beauté, garantissait la durée de leur affection.
C'était un charmant tableau que ces deux belles jeunes filles qui se tenaient les mains, se confiant leurs peines, formant mille projets, riant et pleurant tour à tour.