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Le Calvaire des Femmes

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Geneviève, elle, pleurait plus qu'elle ne riait; car il était un secret, une honte qu'elle n'osait confier à Claudine.

«Pourquoi es-tu triste, Geneviève? interrogeait Claudine d'un ton boudeur. Ne serons-nous pas bien ensemble? Si tu veux, nous aurons la même chambre. Vois-tu, on peut mettre encore un lit ici, sous l'appentis. Si tu crains d'être mal, j'y coucherai, moi, ça m'est égal. À Lyon, nous n'avions pas non plus toutes nos aises. Moi, pourvu que j'aie quelqu'un à aimer, quelqu'un avec qui causer quand je m'ennuie, c'est tout ce qu'il me faut. C'est affreusement triste d'être seule quand on a du chagrin. Si nous vivions dans la même chambre, ce serait dix francs par mois d'économie. Avec cela nous pourrions nous donner quelque douceur.

—Pas pour ce mois-ci. Le propriétaire vient de me louer la chambre de Fossette. Ah! pauvre Fossette! que n'est-elle avec nous?

—Non, je t'aime mieux à moi toute seule,» dit Claudine dont le sourcil se fronça.

Chez elle l'amitié même prenait le caractère exclusif de la passion.

«Tu verras, reprenait-elle, nous serons bien heureuses. À nous deux nous pouvons gagner cinquante sous par jour; en travaillant bien, peut-être trois francs, et, si l'ouvrage est avantageux, quatre francs. Nous ne dépenserons que moitié pour notre nourriture. Tu le vois, nous pourrons encore nous acheter de jolis bonnets et des bottines.

—Oui, mais, fit observer Geneviève, je ne me porte pas bien; si j'allais tomber malade!

—Oh! je te soignerai, tu verras, repartit Claudine en l'embrassant.

—Que tu es bonne! soupira Geneviève. Je voudrais être moins malheureuse, afin de pouvoir me réjouir d'un meilleur cœur de ton amitié.»

Comme elles devisaient ainsi, Madeleine et Mlle Borel entrèrent.

Madeleine venait faire ses adieux à sa sœur. Elle avait désiré que Mlle Bathilde, avant son départ, l'accompagnât chez Claudine, afin de lui donner des conseils qu'elle-même, à cause de son âge, ne pouvait lui adresser.

Mlle Borel venait aussi pour voir Brisemur et lui parler de ce projet de société coopérative dont elle voulait connaître les bases. Elle désirait se renseigner auprès de l'ouvrier sur les essais de ce genre tentés en 1848.

Elle pensait que ces essais, interrompus par les événements politiques, allaient se reproduire avec plus de maturité et dégagés de tout esprit de secte et de parti. Ces essais, basés sur l'association, consistaient surtout à fonder pour le prolétaire le crédit mutuel, et à affranchir l'ouvrier du capitaliste et de l'intermédiaire.

Elle était donc fort curieuse d'étudier, partout où elle les rencontrait, les germes de cette nouvelle organisation qu'elle croyait appelée à transformer le monde économique. Elle-même se donnait la mission de fonder pour les femmes des sociétés de production, afin de les soustraire à l'exploitation de tant d'entrepreneurs et d'entrepreneuses, qui, sans engager un bien gros capital, s'enrichissent réellement du travail de l'ouvrière.

Claudine était radieuse. Elle leur présenta son amie, et leur raconta le projet qu'elles venaient de former de vivre et de travailler ensemble.

Geneviève, par discrétion, se retira sous prétexte de défaire sa malle.

Mlle Borel, profondément touchée de l'héroïsme de ces jeunes filles, se disait:

«Sans doute, tant qu'elles auront de l'ouvrage, elles ne mourront pas de faim; mais, s'il arrive un chômage, si l'atelier qui leur fournit du travail se ferme, que deviendront-elles?

«Avez-vous pensé, mon enfant, demanda-t-elle à Claudine, à quoi vous pourriez vous occuper si vous veniez à manquer d'ouvrage dans votre spécialité?

—Non,» répondit Claudine, étonnée de cette question.

L'insouciance est caractéristique chez toutes les ouvrières. Il semble qu'elles soient d'autant plus imprévoyantes que leur situation est plus précaire. Au reste, n'est-ce pas là plutôt un bienfait de la nature, et faut-il accuser ces pauvres filles de ne point prévoir ce lendemain si incertain, qu'un caprice de l'entrepreneur ou un caprice de la mode peut faire soudainement plein d'angoisse, horrible de misère!

Mlle Borel soupira.

«Cette imprévoyance est navrante, pensait-elle. Ce n'est pas seulement la répartition des produits du travail qu'il faut changer; il faut encore donner à l'ouvrière une éducation plus complète, et lui enseigner les éléments de plusieurs professions.

«Écoutez-moi, mon enfant, dit-elle à Claudine, je reviendrai dans deux ans. J'espère vous trouver encore sage et bonne ouvrière; mais pour vous rendre la vertu possible, je vais placer en votre nom cinq cents francs à la caisse d'épargne. Vous y recourrez dans les moments difficiles, c'est-à-dire dans les maladies ou les chômages forcés; mais seulement dans ces moments-là. Ce n'est pas une aumône que je vous fais, c'est un prêt; car, si vous perdiez l'habitude d'un travail régulier, vous ne pourriez que très-difficilement la reprendre.»

Depuis un instant on entendait parler dans le corridor, et Madeleine, croyant reconnaître une voix, avait tressailli et prêtait l'oreille.

On frappa à la porte.

Elle alla ouvrir et se trouva en face de Mme de Courcy et d'Albert Daubré.

Claudine, reconnaissant la belle visiteuse qui était venue demander Fossette huit jours auparavant, se présenta pour lui répondre.

Albert avait soudain pâli. Il n'osait lever les yeux sur Madeleine.

Quant à Madeleine, en le voyant accompagner cette femme élégante et encore jeune, et en remarquant son trouble, elle avait tout compris, et ses préoccupations et sa résolution subite de rester à Paris.

Albert, en effet, était fort perplexe. Son embarras n'était point seulement causé par la présence de Madeleine, à laquelle, après tout, son cœur pas plus que ses lèvres n'avaient jamais rien promis. Mais que devait-il faire? Présenter à Madeleine et à Mlle Borel, Mme de Courcy, une femme galante, c'était commettre une grave infraction aux lois du monde. Ne pas la présenter, c'était blesser Lucrèce qu'il jugeait plus malheureuse que coupable. Bien qu'elle vécût dans une société interlope, il la regardait comme une femme si supérieure, qu'avec sa justice prime-sautière, il préféra commettre une inconvenance plutôt qu'une cruauté. D'ailleurs Madeleine et Mlle Borel avaient l'âme assez haute pour la lui pardonner.

«Mademoiselle, dit-il, je vous présente Mme de Courcy, une de vos admiratrices, et qui depuis quelque temps partage toutes nos idées.»

Madeleine, avec sa nature vibrante, ressentit pour Lucrèce une très-vive répulsion.

Mlle Borel, qui possédait un grand tact d'observation, devina que cette femme aux allures un peu hardies, et dont la jeunesse paraissait conservée à force d'artifices, exploitait Albert Daubré.

Elle se tint donc sur la réserve, tout en répondant avec politesse et bienveillance.

Lucrèce avait entraîné Albert chez sa protégée, la petite Ferrandès, à qui elle apportait la promesse d'un engagement pour les Folies-Dramatiques.

Mais la conversation commençait à peine, qu'un cri déchirant retentit dans la mansarde voisine.

Et puis on entendit un bruit sourd comme celui d'un corps qui tombait.

«Ah! mon Dieu!» s'écria Claudine.

Et elle s'élança. Toutes les autres personnes la suivirent.

Geneviève était étendue à terre, privée de sentiment. Un journal déployé, qui avait servi à envelopper un paquet, se trouvait sur la table.

Or, ce journal contenait le jugement qui condamnait Gendoux, selon l'ancienne loi sur les coalitions, à une année d'emprisonnement.

Quand Geneviève reprit ses sens, la première figure que rencontrèrent ses regards fut celle de Lucrèce. Elle arrêta sur Mme de Courcy des yeux surpris, presque égarés.

«Prenez garde! prenez garde! balbutia-t-elle. Cette femme vient ici pour vous perdre!»

Et de nouveau elle s'évanouit.




Le lecteur trouvera la suite et la fin de cette étude de mœurs dans un volume qui paraîtra incessamment sous le titre de:

LES RÉPROUVÉES.




Note de l'éditeur. Nous croyons devoir reproduire ici une lettre adressée, le 22 décembre 1866, au directeur-gérant du journal le Siècle, pendant la publication de la seconde partie du Calvaire des femmes. Cette lettre témoigne que ce roman, par ses qualités d'observation et de style, a fait sensation parmi l'élite de la classe ouvrière.


À M. le directeur-gérant du SIÈCLE.

«Monsieur,

«La lecture des œuvres de littérature, même futiles, quand toutefois elles ne sont pas corruptrices, est assurément la plus agréable comme la moins coûteuse des distractions. Le succès populaire de certaines publications périodiques à bon marché en est la preuve incontestable. Or, ce succès même est pour les auteurs un éloge qui peut suffire, et il y aurait de la part des lecteurs une sorte de prétention ridicule à vouloir le formuler d'une manière explicite. Mais il n'en saurait être de même lorsqu'il s'agit d'ouvrages qui, sous la forme la plus attrayante, se proposent un but éminemment utile.

«Tels sont la Croisade noire et le Calvaire des femmes.

«Depuis les romans d'Eugène Sue, qui ont si puissamment contribué aux améliorations déjà obtenues dans la condition des travailleurs, aucun ouvrage de ce genre n'aura prêté, selon nous, un concours aussi efficace à la réalisation de celles qui restent à accomplir.

«Les idées sociales ont cessé d'être un vague idéal. Nous avons passé à la pratique. Le nombre des associations coopératives en activité en est la preuve éclatante. Tout le monde peut s'en convaincre en parcourant la liste qu'en publie, à chacun de ses numéros, le journal la Coopération. Cinquante sociétés de production à Paris, autant en province, et un plus grand nombre de sociétés d'épargne pour arriver à la production, plus de deux cents sociétés de crédit mutuel et de consommation, tout ce mouvement ne témoigne-t-il pas du profit moral et matériel que l'on peut tirer des œuvres de l'esprit créées pour élever l'éducation sociale de tous?

«Voilà pourquoi nous vous prions, monsieur le directeur, de faire parvenir à l'auteur de ces deux ouvrages, non-seulement l'hommage de notre admiration pour son beau talent d'écrivain, mais encore et surtout l'expression de notre gratitude pour le notable service qu'il rend à la cause du progrès. Nous avons la conviction d'être ici les interprètes de tous les travailleurs.

«Agréez, monsieur le directeur, nos fraternelles salutations.»


Suivent une trentaine de signatures de chefs d'associations ouvrières.




FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.




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