Le chemin des écoliers: Promenade de Paris à Marly-le-Roy, en suivant les bords du Rhin
The Project Gutenberg eBook of Le chemin des écoliers
Title: Le chemin des écoliers
Author: X.-B. Saintine
Release date: March 24, 2020 [eBook #61666]
Most recently updated: October 17, 2024
Language: French
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LE CHEMIN
DES ÉCOLIERS
OUVRAGES DE M. SAINTINE
PUBLIÉS A LA MÊME LIBRAIRIE.
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Paris. — Imprimerie de Ch. Lahure et Cie, rue de Fleurus, 9.
LE CHEMIN
DES ÉCOLIERS
PROMENADE
DE PARIS A MARLY-LE-ROY
EN SUIVANT LES BORDS DU RHIN
PAR X.-B. SAINTINE
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 77
1862
Droit de traduction réservé
LE CHEMIN
DES ÉCOLIERS
PRÉAMBULE.
.... Je pris ma plume, et, après l’avoir tenue quelque temps suspendue, j’écrivis à Antoine Minorel la lettre suivante, dont, je dois l’avouer, j’avais d’abord esquissé le brouillon en vers.
15 avril 18...
«Ce vieux spectre pâle et frissonnant, le père des brumes et des neiges, a fui devant ce joli enfant nommé Avril. Ami, vois-tu Avril le poursuivre, armé de sa petite houssine, qui va verdir et fleurir entre ses mains? Parfumant l’air de son haleine, il a déjà mis en éveil quelques arbres de nos boulevards, et dans les jardins, les abricotiers, les pêchers s’étalent le long des murs, pétales déployés, pour être passés en revue par lui.
«Les tulipes se mettent sous les armes; les violettes, les cynoglosses bleues, les primevères et les nivéoles, corps d’avant-garde, sont en marche depuis le beau temps; Avril appelle à lui les hirondelles et elles arrivent de confiance; il souffle sur les bourgeons paresseux pour les faire gonfler, désemprisonne les papillons de leur chrysalide, dénoue le gosier des fauvettes et des rossignols et met le couvert pour les abeilles.
«Le gentil mois d’avril achève de tout embellir, de tout transformer dans le ciel comme sur la terre. Hier, il s’occupait de nettoyer la face du soleil, qui, aujourd’hui, a mis son habit des dimanches et ses rayons d’été; il éteint le feu des cheminées, ouvre toutes les fenêtres de Paris, et, dans nos promenades, fait monter une séve rose au visage des femmes.
«Cher Antoine, nous avons assez foulé l’asphalte et le macadam; je t’invite aux fêtes que le printemps donne en ce moment à Marly-le-Roi. Ma maisonnette sera toute joyeuse de s’ouvrir devant toi; puisse-t-elle te retenir jusqu’à l’automne! Demain matin j’irai te prendre.»
Ma missive achevée, revêtue de son enveloppe, illustrée de mon cachet d’ancien poëte démissionnaire représentant une lyre brisée, je sonnai Jean. Au lieu de mon vieux Jean, ce fut Minorel lui-même qui entra.
Minorel avait la figure pâle, le teint marbré et son air grognon des grands jours. Il ne me salua pas autrement qu’en secouant, avec un geste de colère, son chapeau cerclé à sa base d’une légère ligne blanche.
«Voyons, prête-moi un parapluie,» me dit-il brusquement.
Je regardai du côté de la fenêtre; il neigeait.
Le moment ne me sembla pas favorable pour remettre l’épître à son destinataire; j’essayais de la faire disparaître; apercevant son nom sur l’adresse:
«Tiens! tu m’écrivais? Je t’épargne les frais du timbre.»
Il prit la lettre, la décacheta, la parcourut en haussant les épaules et en détournant la tête de temps en temps pour regarder tomber la neige qui tourbillonnait sous le vent. Après quoi il alla s’accroupir devant la cheminée, où quelques charbons brûlaient encore. Et j’entendis une voix grave monter jusqu’à moi:
«Prends-y garde, Augustin; les enfants trop tôt raisonnables cessent de grandir, dit-on; par une loi analogue, il se peut que les hommes restés trop tard poëtes ne deviennent jamais raisonnables.
—J’ai renoncé à la poésie, lui dis-je, et ce ne sont pas là des vers.
—C’est pis que des vers! C’est de la prose soufflée, cannelée, gaufrée. Tu retombes dans tes anciennes lubies, dans le faux, dans l’idylle! N’est-ce pas une honte, à ton âge?
—Quoi! mon âge! Je ne me sens pas déjà si vieux. Si mes cheveux grisonnent, c’est que la pensée....
—Si tes cheveux grisonnent, c’est que tu as quarante-huit ans, jeune fou!
—Quarante-cinq! répliquai-je vivement.
—Va pour quarante-cinq! Mais voilà trois ans que tu me le dis; j’applique la règle du calcul différentiel et je crois mon compte exact. Et quel moment choisis-tu, malheureux, pour enfourcher tes arcs-en-ciel? pour adresser tes hymnes au printemps? pour m’inviter à venir partager tes plaisirs champêtres? Ne sais-tu donc pas qu’avril est le plus traître de tous les mois? Si l’hiver, ce spectre pâle et frissonnant, ainsi que tu le dénommes dans un de tes hémistiches, est le père des neiges et des brumes, avril est le père des bronchites et des rhumatismes. Dans ta simplicité de cœur, doublement crédule et facile à l’illusion, comme poëte et comme bourgeois de Paris, tu as consulté ton almanach; il t’a annoncé le printemps pour le 20 mars; tu te crois déjà en été; tu as rêvé de rossignols et de soleil des dimanches, et aujourd’hui, 15 avril, tu es capable de te mettre en route pour Marly en pantalon de nankin. Miséricorde! Ignores-tu, imprudent, que ton Marly est une véritable Helvétie de banlieue? que c’est sur tes Alpes marlésiennes que Louis XIV attrapa le refroidissement dont il est mort? Ah! tu as raison, tu es jeune, toujours jeune; tu n’as pas quarante-huit ans, tu en as seize, seize pour la troisième fois. Tu ne comprendras jamais rien à la vie positive.»
Minorel aime à gronder; c’est peut-être par là qu’il m’a plu: sa gronderie est parfois si douce, si caressante! Mais ce jour-là, il était en plein dans sa méchante humeur.
Quand il eut lui-même ranimé mon feu, qu’il s’y fut réchauffé tant bien que mal, se levant tout à coup:
«Prête-moi un parapluie? me répéta-t-il impérativement.
—Es-tu si pressé de partir? As-tu déjà fini de m’injurier, chimiste, mathématicien, réaliste?
—Écoute, mon Augustin,» me dit-il, les cordes de sa grosse voix tout à coup détendues et en venant s’asseoir près de moi.
La réaction commençait; je sais par cœur mon Minorel et ne m’en étonnai pas. Il poursuivit:
«Si je sonne ainsi l’alarme devant tes travers, c’est que je t’aime. Quoique tu sois mon aîné de dix ans.... au moins!... mon affection pour toi (chose bizarre!) ressemble à de l’amour paternel. Comme si j’étais ton père, j’aurais voulu te voir bien posé dans le monde; j’y renonce, mais avec regret. Augustin, Augustin, qu’as-tu fait de tes trois adolescences? Tu as de l’esprit, suffisamment; de l’imagination, trop; des connaissances, des aptitudes. Tu pouvais te faire un nom dans les sciences ou dans les arts sérieux; même dans l’administration.
—Dans l’administration, moi?
—Toi! Pour devenir receveur général des finances, ne possédais-tu pas la vertu essentielle: le cautionnement? N’y pensons plus! Tout chez toi avorte par manque de souffle et de persévérance, par ce je ne sais quoi d’inerte et de passif, de casanier, que tu tiens de ta nature parisienne. Tu as cultivé le dessin, la peinture, et n’as jamais exposé que dans les albums de ces dames; les questions de géographie, la lecture des voyages te passionnent, et tu n’as jamais été jusqu’à Fontainebleau; tu prétends adorer la botanique, et, depuis quinze ans que je te connais, tu n’as guère herborisé que sur ta fenêtre ou dans ton jardin; tu te crois littérateur pour t’être essayé dans le conte bleu, et poëte pour avoir rimé des ballades. Je te le répète, c’est ta prétendue poésie, en vers ou en prose, qui t’a perdu. Cela m’irrite, me chagrine! Non que je ne rende justice à tes excellentes qualités! Inoffensif et confiant jusqu’à la crédulité, tu as un cœur d’or, tu es dévoué à tes amis..., et à bien d’autres encore, je le sais; maître d’une jolie fortune, tu en as fait usage plutôt pour augmenter le nombre de tes obligés que celui de tes gens. C’est bien, c’est très-bien! mais tu n’es pas moins condamné à rester à perpétuité un simple amateur, un bourgeois, un bonhomme, ne possédant réellement à fond que la science du bien-être et la règle du whist en dix points. J’ai dit.»
Tout compte fait, dans les gronderies de mon sermonneur, l’éloge était pour le moins aussi exagéré que le blâme. Je n’avais pas lieu d’être mécontent. Néanmoins:
«Bon Dieu! m’écriai-je en gardant mon sérieux, pourquoi donc es-tu si méchant aujourd’hui?
—Pourquoi? me répondit-il; tu oses me demander pourquoi?...»
Puis le sourire lui vint aux lèvres:
«Parce que je suis frileux, parce que j’étrennais mon chapeau neuf, défloré maintenant par tes giboulées d’avril; parce que je suis un mathématicien, un chimiste, incapable d’apprécier tes bucoliques; parce que tu n’as pas le sens commun, parce que tu as comploté contre moi et contre mon chapeau en voulant m’entraîner à Marly par ce temps épouvantable!... Tu ne refuseras pas du moins de me prêter un pa....»
Il n’acheva pas.
Une grande lumière resplendit soudainement dans ma chambre; un soleil ardent nous éblouit. J’ouvris la fenêtre; l’air était tiède, le ciel bleu; le thermomètre marquait dix-huit degrés centigrades, et déjà les trottoirs ne conservaient plus la moindre trace de la neige ou de l’humidité.
«Adieu! me cria Minorel en faisant un rapide mouvement de retraite.
—Antoine, mais tu oublies....
—Quoi?
— Ce parapluie.»
Et je lui présentai le plus long, le plus lourd, le plus imperméable de mes parapluies. Il rit. Nous pactisâmes. Je consentis à retarder d’une quinzaine encore mon départ pour Marly-le-Roi; de son côté, il s’engagea, sous serment, à venir le 1er mai m’y gronder à son aise, longuement, et jusqu’à ce que je crie grâce.
Les jours suivants, le temps donna raison à Minorel; il y eut des alternatives de pluie, de grêle et de soleil. Enfin, le soleil resta maître de la place. Le long des quais et des boulevards, dans les squares publics, la verdure achevait d’envahir les arbres; les fleurs grimpaient aux murs, aux fenêtres, aux balcons, jusque sur le plomb des mansardes; tout Paris était dehors avec des fleurs à la main ou à la boutonnière; les lilas, les narcisses doubles, les jacinthes, se promenaient par charretées à travers les rues, et leurs parfums poussaient à l’émigration.
Cette espèce de frénésie campagnarde, qui vers la fin d’avril s’empare de tous les citadins et de moi plus que des autres, me torturait; je n’y tenais plus! comme une âme en peine, j’errais, silencieux et taciturne, au milieu de cette population en fête, qui semblait aspirer l’air du printemps par tous les pores. Mais m’installer à Marly avant Minorel, le pouvais-je? C’eût été la violation de notre traité, presque un casus belli. Par bonheur, nous touchions aux derniers jours du mois.
Le 29, une idée lumineuse me traversa le cerveau et s’y photographia. J’allais entreprendre une promenade hors Paris, en me dirigeant vers Marly-le-Roi, non par la ligne droite, que je déteste, non par le chemin de fer de Saint-Germain, que je hais non moins cordialement, mais par le chemin des écoliers, en traçant une courbe à ma fantaisie, pédestrement, en flâneur, en touriste. Je serais à Marly le 1er mai, à l’heure du dîner, en même temps qu’Antoine, avant lui peut-être. Qu’aurait-il à dire?
Quand j’annonçai à mon vieux Jean et à Madeleine, ma cuisinière, que le lendemain ils partiraient avec mes bagages pour Marly, où je les rejoindrais bientôt, tous deux ouvrirent des yeux démesurés.
«Monsieur va rester seul à Paris? me dit Madeleine.
—Non, j’ai un petit voyage de trente-six heures qui m’appelle ailleurs.
—Monsieur va voyager seul? me dit Jean, prenant tout à coup l’alarme. Pourquoi n’accompagnerais-je pas Monsieur?
—A quoi bon? Suis-je un enfant?
—Non certes!... au contraire. Mais, quoique Monsieur ait bon pied, bon œil, qu’il ne soit pas encore ce qu’on appelle âgé, quand on a la cinquantaine, est-il bien prudent de courir les routes comme un jeune homme?»
C’est Madeleine qui me fit cette dernière observation.
Je n’avoue que quarante-cinq ans; Antoine Minorel, et à tort, m’en suppose quarante-huit; Madeleine, sans hésitation, m’en infligeait cinquante. De nous trois, qui était dans le vrai? Mais que sert d’approfondir de semblables questions? Les Orientaux se piquent généralement d’ignorer la date de leur naissance. La sagesse nous vient de l’Orient.
Après avoir médité mon itinéraire, j’avais, pour raisons à moi connues, décidé de sortir de Paris par le faubourg du Temple et l’ex-barrière de Belleville. Le 30 avril, de grand matin, coiffé de ma casquette de campagnard, mon album de dessins en poche, portant d’une main le bâton du voyageur, de l’autre la boîte de fer-blanc du botaniste, je me disposai à sortir de mon petit hôtel de la rue Vendôme, et ce fut dans cet équipage que je reçus, comme bordée d’adieux, les nouvelles lamentations de Madeleine et de Jean.
«Est-ce que Monsieur osera traverser le boulevard ainsi fagoté? disait Madeleine.
—Un bourgeois en casquette! ça ne se doit pas, disait Jean; on prendra Monsieur pour un ouvrier; mieux encore, pour un laitier avec sa boîte au lait. Je ne le souffrirai pas; je la porterais plutôt moi-même, quoique j’aie mes douleurs!»
Tandis qu’il tiraillait ma boîte d’un côté, Madeleine, de l’autre, s’emparait de mon bâton:
«Ce n’est pas une canne qu’il faut à Monsieur, c’est un parapluie. Dans cette saison, est-ce que le soir ressemble au matin?
—Non-seulement Monsieur devrait prendre son parapluie, mais son paletot ciré!
—Et une voiture! ajoutait Madeleine; du moins Monsieur ne ferait pas scandale dans la rue.»
Après tout, ces bonnes gens pouvaient avoir raison. J’échangeai mon bâton contre un parapluie (le même que j’avais présenté à Minorel), et je pris mon paletot de caoutchouc.
«Qui soignera Monsieur pendant ces deux jours-là? reprit alors mon vieux Jean d’un air accablé.
—Quelle cuisine vont-ils faire à Monsieur le long de la route?» dit Madeleine avec un gros soupir.
Pour mettre fin à ces doléances, je pris le pas gymnastique. Un instant après, je tournai la tête. Madeleine et Jean stationnaient encore sur le seuil de la maison, me suivant du regard, et je crus voir des larmes dans leurs yeux.
N’était-ce pas là une douleur bien légitime? trente-six heures au plus de séparation! J’aurais dû en rire. Cependant, je me sentis ému de leur émotion.
PREMIÈRE PARTIE.
I
Belleville. — Une maison qui a changé de propriétaire. — Chassé du Paradis terrestre. — L’huile de sureau. — Le Trou-Vassou. — La maison disparue. — Un ancien ami.
Autrefois, Belleville, joyeux village de quelques mille âmes, perché sur sa hauteur, en regardant autour de lui, voyait d’un côté Paris se dérouler comme un immense panorama; de l’autre, les Prés-Saint-Gervais et les bois de Romainville l’encadraient dans la verdure. J’ai passé à Belleville mon enfance et une partie de ma jeunesse, et c’est à l’intention d’y récolter de précieux souvenirs que je l’avais inscrit en tête de mon itinéraire. Je me rappelais ses beaux jardins, ses élégantes maisons de campagne, ses rues bordées de lilas, sa petite église modeste, placée presque en face de l’Ile d’Amour, guinguette célèbre, où le soir, au bruit des orchestres de danse, les arbres s’illuminaient de verres de couleur.
Aujourd’hui le village, à la tête de ses soixante-cinq mille habitants, vient de faire son entrée dans la grande enceinte parisienne; les populations ouvrières des faubourgs, qui, aux jours de fête, comme une marée montante, l’envahissaient naguère, s’y sont fixées; les lilas ont fait place à des murs, les maisons de campagne à des usines; l’Ile d’Amour est une mairie, et la petite église une cathédrale.
Non sans peine je parvins à retrouver la maison construite par mon père, et que j’avais possédée après lui, tant de nombreuses voisines étaient venues s’entasser autour d’elle. Combien l’aspect en était changé! La grande grille, surmontée du chiffre de l’ancien propriétaire, avait disparu. Une horrible et maigre bâtisse, presque neuve, déjà décrépite, s’élevait insolemment aux dépens de la cour, masquant tout ce que j’étais venu chercher.
Je pris mon parti. Au risque d’être indiscret, je sonnai à la petite porte, maintenant l’unique entrée extérieure de l’habitation. Les aboiements d’un chien répondant seuls à mon appel, je tournai le bouton, j’entrai.
Rien ne bougeait dans la maison; le chien, après m’avoir salué d’un nouveau jappement, ayant regagné sa niche, je pus, tristement, à mon aise, prendre note des changements subis par elle depuis tantôt vingt-cinq ans que je ne l’avais revue.
Noircie et lézardée, elle me fit l’effet d’un catafalque. Ce catafalque, il recouvrait la première moitié de ma vie et les dernières années de mon père. Sur sa toiture, où la tuile avait remplacé l’ardoise, s’élevait encore la girouette que j’y avais fait planter. Les persiennes, reconnaissables pour moi à un reste de couleur verte, à moitié désarticulées, en signe de deuil s’inclinaient de haut en bas contre le mur; à la double fenêtre de la chambre qu’avait occupée mon père, et où, plus tard, j’avais installé ma bibliothèque, pendaient de vieux linges et des bas rapiécés.... Cette maison, grande, spacieuse, aérée, mon père en avait disposé les appartements pour ma mère, et ma mère était morte avant que les portes s’en fussent ouvertes devant elle.
Comme je m’abandonnais à ces tristes impressions, le cri d’un oiseau funèbre sembla déchirer l’air et me fit tressaillir. C’était la girouette qui tournait sous le vent.
Le cœur serré, je détournai mon regard et le reportai sur le jardin. Ce beau jardin, le paradis de mon enfance, qu’en restait-il? Qu’étaient devenues ses larges pelouses et ses allées couvertes? Divisé, morcelé par des spéculateurs, la portion minime se reliant encore à la maison ne représentait guère qu’un chantier. J’y voyais plus d’arbres couchés sur terre, ébranchés, que d’arbres debout. Quand le temps ne peut détruire assez vite, les hommes lui viennent en aide. Au milieu de cet abatis, de ce désordre, mon œil plongeait en vain; rien n’y parlait à ma mémoire, rien n’y réveillait pour moi les temps passés. Cependant, ces deux marronniers qui s’élèvent en pyramide, leur force, leur hauteur, le disent assez clairement, ils sont de vieille date implantés dans le terrain.... Je m’orientai, et de leur âge, de la position qu’ils occupaient, je pus conclure avec certitude que c’étaient bien ceux-là qu’un jour, en revenant de l’école, j’avais déposés en terre, simples marrons. Je les avais vus sortir de terre, croître d’année en année, et pour la première fois fleurir sous mes yeux, simples arbrisseaux! Qu’ils étaient grands! qu’ils étaient beaux aujourd’hui! Ne sont-ils donc plus à moi, mes élèves, mes enfants? Ah! devrait-on jamais vendre la maison de son père! Pourquoi me suis-je laissé effrayer par l’invasion des faubourgs?...
Parés de leurs innombrables fleurs en girandoles, murmurant au vent du matin, mes chers marronniers semblaient m’appeler à eux. Je me dirigeai vivement vers le jardin.
A peine avais-je fait quelques pas, le chien, resté muet tant que j’étais demeuré immobile, s’élança de sa niche, en aboyant de nouveau et avec fureur contre moi. C’était une espèce de dogue, à la mine retroussée et hargneuse. Je ne m’intimidai pas d’abord. Le voyant solidement attaché à sa cabane par une chaîne de fer, et l’espace restant libre entre nous, je continuai d’avancer. Mais sous l’élan qu’il prit alors, sa cabane, construite trop légèrement (j’ai tout lieu de le supposer), se déplaça; il la traînait après lui, il me barrait le passage. J’essayai de le calmer du geste; par un second élan, il arriva jusqu’à moi et faillit me mordre. Je reculai prudemment; il me suivit, toujours traînant sa cabane, écumant de rage, prêt à me dévorer. Tout à fait intimidé, je me hâtai de regagner la porte de sortie, et la refermai sur moi au plus vite.
C’est ainsi que je fus chassé de mon ancien paradis terrestre. Et par qui?
Moi, à qui mes amis accordent un heureux caractère, plus enclin à la bonne humeur qu’à l’humeur noire, je me sentais profondément attristé. Pour un voyage d’agrément c’était mal débuter. J’espérai me distraire à la vue des fraîches vallées de Saint-Gervais et du joli bois de Romainville. Pour y atteindre, il me fallut, une demi-heure durant, longer une double file de murs et de maisons. A Saint-Gervais, des murs et des maisons encore; à Romainville, rien que des maisons et des murs. Dans ce dernier village, ce qui me surprit presque autant que la destruction complète de son bois, ce fut d’y rencontrer une boutique d’horloger. Autrefois, on y eût trouvé à peine trois montres disséminées entre tous les habitants. Chez notre horloger de Romainville, il est vrai, s’étalaient le long de la vitrine plus de paires de sabots et de pots de moutarde que de chronomètres.
Devant l’église, je vis un vieux sureau, noueux et rabougri, le seul arbre du pays auquel la hache n’eût osé toucher. Voici l’histoire merveilleuse qui s’y rattache et dont j’avais été bercé dans mon enfance. C’est encore un souvenir que j’évoque.
Il y a un siècle à peu près, le saint homme alors en possession de la cure de Romainville s’était complétement dépouillé de tout en faveur de ses pauvres. L’épicier du village, homme avide et défiant, refusa de lui livrer à crédit la provision d’huile destinée à l’entretien de la lampe du sanctuaire. Bientôt, privée de son alimentation indispensable, la lampe, charbonnant, crépitant, agonisant, jeta ses dernières clartés au milieu d’un nuage de fumée noire.
Pour le bon curé, son extinction était un sacrilége dont il se croyait responsable envers Dieu. Perdant la tête, il quitta l’autel en poussant des cris d’angoisse. Arrivé dans son jardin, les deux genoux en terre, il se frappa la poitrine en répétant des meâ culpâ. Dieu prit pitié de lui.
Le jardin du presbytère, décoré seulement de plantes médicinales, en l’honneur des pauvres, ne recevait d’ombre que d’un tilleul et d’un sureau. Tout éploré, le malheureux tenait ses yeux fixés sur ce dernier arbre, quand il vit l’écorce du tronc s’entr’ouvrir et donner passage à un jet de séve abondante, bien différente de la séve ordinaire. C’était de l’huile. Le ciel venait de faire un miracle en sa faveur.
Le bruit ne tarda pas à s’en répandre dans le village, où jusqu’alors on n’avait jamais entendu parler d’huile de sureau. La sensation y fut grande. L’épicier récalcitrant vint trouver le curé et lui proposa un coup de commerce qui devait les enrichir tous deux. Le bonhomme lui tourna le dos. Sous prétexte d’horticulture et d’expériences à faire, les marguilliers lui demandèrent à mains jointes une bouture de la plante, lui offrant en échange des oies grasses et des pâtés de lièvre; il fit la sourde oreille; l’huile était sainte, destinée seulement à de saints usages.
Chaque jour il visitait son précieux sureau, en pressait l’écorce, et l’huile coulait à flots, comme d’un palmier le vin de palme. Toutefois, même durant le long temps du carême, il se serait bien gardé d’en distraire le superflu pour assaisonner ses maigres repas.
Moins scrupuleuse que lui, sa servante en usa en secret, d’abord pour la salade, puis pour la confection de ses ragoûts. La séve providentielle commença à décroître. Un jour, l’imprévoyante fille en graissa les souliers de son maître. Dès ce moment, le miracle cessa. Il ne s’est point renouvelé depuis.
Quoique toujours stérile, le vieil arbre est encore en honneur dans le pays, où circule volontiers ce dicton: «Rare et précieux comme l’huile de sureau.»
J’aime les légendes (ce que Minorel appelle mes Contes bleus); je suis honteux vraiment de n’en point avoir trouvé une plus digne d’être recueillie; mais les environs de Paris, peuplés de philosophes en blouses, sont pays peu légendaires, et celle-ci, toute minime qu’elle soit, pourrait bien rester unique durant la course que j’entreprends.
Enfin, j’avais franchi cette rue immense de quatre ou cinq kilomètres de longueur, qui, de la Courtille, s’étend à l’extrémité de Romainville; je voyais devant moi s’ouvrir une vaste plaine silencieuse, presque déserte, sans murs ni maisons; je respirais.
Le célèbre voyageur Le Vaillant, en abordant pour la première fois les solitudes de la Cafrerie, dit s’être senti tout à coup pénétré d’une joie inconnue: nulle route tracée ne s’offrait à son regard; l’ombre d’une ville ne pesait plus sur lui; l’air réconfortatif de la liberté pénétrait en plein dans ses poumons; il ne dépendait plus que de lui-même, il en était fier, il en était heureux. J’éprouvai alors quelque chose de semblable. Les derniers liens qui me tiraient encore vers Paris semblaient s’être rompus; mon ardeur de voyage, un instant attiédie, se réveilla. Je songeais à prolonger le cercle de ma promenade jusqu’à Villemonble, Montfermeil, le Raincy, même jusqu’à la forêt de Bondy, ces lieux si chers à ma mémoire de botaniste. C’était trop présumer de mes forces peut-être; mais n’avais-je pas deux jours devant moi? En deux jours aujourd’hui on va de Paris à Florence; j’aurais du malheur si, dans le même espace de temps, je ne pouvais aller de Paris à Marly-le-Roi.
Cependant, je me sentais déjà fatigué, moins par la marche que par la chaleur. Quoiqu’il fût à peine huit heures et demie du matin, le soleil, dans cette plaine découverte, devenait incommode. Mon parapluie nuisait à la liberté de mes mouvements; ma vieille boîte de fer-blanc elle-même pesait plus à mes épaules qu’autrefois. Comme son maître, avait-elle pris du poids en prenant de l’âge?
Sur un tertre sablonneux, je vis une jolie arabette en pleine fleur; je la cueillis, et, comptant l’analyser à ma prochaine station, j’ouvris ma boîte.... j’eus alors le secret de sa lourdeur. Elle contenait trois petits pains de gruau, un poulet rôti, un morceau de veau froid. Madeleine, qui ne s’inquiétait guère de mes conquêtes florales, n’avait vu dans ma boîte de fer-blanc qu’un garde-manger portatif. Excellente fille! elle n’avait pas voulu que je pusse me passer de sa cuisine! Ah! j’ai de bons serviteurs!...
D’ordinaire, je ne déjeune pas avant midi; à mon grand étonnement, l’appétit m’était venu. La vue du poulet y fut pour quelque chose; la marche et le grand air pour le reste. Mais pouvais-je manger sans boire? D’ailleurs, ami du confortable, je ne comprends un repas qu’à la condition d’un siége et d’un abri.
Un souvenir plus que décennal s’éveilla dans mon esprit. Au bout du sentier suivi par moi, j’entrevoyais les collines du Trou-Vassou. J’allais trouver là un asile hospitalier, de bonnes gens qui riraient à ma venue et déjeuneraient avec moi!... Mais dix ans écoulés!
Cette réflexion refroidit mon cerveau. Ralentissant le pas, je cherchai le long de la route une maisonnette où bien des fois j’avais été reçu naguère comme un ami. Je ne la retrouvai plus et m’en inquiétai.
Qu’étaient devenus ses habitants? Thérèse doit avoir de vingt à vingt-deux ans aujourd’hui. Elle est mariée, sans doute; sans doute aussi son mari l’aura emmenée au loin; son père et sa mère l’ont suivie.... Mais la maison, l’ont-ils donc emportée avec eux? Je ne pouvais m’expliquer sa disparition complète.
Je dus chercher un autre abri.
Dix minutes plus loin, sous l’ombre du fort de Noisy-le-Sec, m’apparut un pignon rouge, une enseigne de cabaret. En qualité de touriste, je n’avais pas le droit de me montrer difficile sur le gîte. Quelques soldats du 40e de ligne buvaient et riaient dans un coin; je m’attablai non loin d’eux, et tirai mes victuailles de ma boîte de fer-blanc, qu’ils prirent sans doute pour un bidon de nouvelle espèce. Sans attendre mes ordres, le garçon m’apporta une bouteille de cette rinçure de cuve, décorée du nom de vin de pays. Résigné à tout, et le poulet me semblant un bien noble personnage pour être exhibé en pareil endroit, j’allais entamer mon morceau de veau, quand mes yeux se rencontrèrent avec deux prunelles grises, surmontées de sourcils épais; au-dessus des sourcils se développait une abondante chevelure blanche, qui, grâce à des favoris et à un cordon de barbe de même couleur, encadrait une figure, alors contractée sous une impression de profond étonnement.
Cette figure, c’était celle du cabaretier.
«Comment, c’est vous, père Ferrière? lui dis-je, après une inspection rapide de sa personne.
—Ah! je ne m’étais pas trompé!» s’écria-t-il en frappant dans ses mains; et tout aussitôt faisant lestement disparaître ma bouteille de rinçure, il la remplaça par une autre, à cachet rouge, vin d’officier, mit un second verre sur la table et s’assit en face de moi.
Je demandai au garçon deux assiettes et deux couverts, et tirai le poulet de sa boîte. Les soldats du 40e ouvraient de grands yeux affamés.
«En quelle qualité êtes-vous ici? dis-je à Ferrière.
—C’est moi le chef de l’établissement,» me répondit-il.
Et son front rayonna d’orgueil.
«Voilà donc pourquoi je n’ai plus retrouvé la maisonnette à sa place?
—La maisonnette a descendu dans les fossés du fort, ainsi que le petit lopin de terre; c’est une affaire entre le gouvernement et moi.
—Et l’affaire a été bonne?
—Pas mauvaise, pas mauvaise, dit-il en clignant de l’œil, puisque je ne dois rien sur l’établissement, que la cave est pleine et que je vends en gros et en détail.»
L’orgueil qui tout à l’heure ne rayonnait que sur son front resplendit alors sur toute sa personne.
«Donc, père Ferrière, aujourd’hui vous voilà riche?
—Je ne dépends plus de mon cheval, du moins, et cela grâce à vous et au gouvernement.
—Comment, grâce à moi?
—Eh bien, et les deux poules!»
Ces derniers mots demandent une explication.
II
Misères et splendeurs d’un bohémien français. — L’orphelin. — Une dame charitable. — Petits métiers. — Un cheval au lieu d’une soupe. — Choléra de 1832. — Les deux mendiants. — Un ménage sur la grande route. — Fin de la vie nomade. — Une maison pour dix francs. — La jolie bouquetière.
Avez-vous jamais élevé des poules?... C’est une attrayante occupation. Il fut un temps où, dans ma basse-cour de Belleville, j’avais quarante poules de premier choix: brahma-pootra, cochinchinoises, andalouses; poules de Crèvecœur, de Bréda, de la Flèche; poules cauchoises et poules russes, toutes bien cravatées, huppées, colleretées; des perfections du genre.
Je ressentais pour elles une grande affection qu’aucune idée gastronomique ne venait dégrader; elles le savaient bien, croyez-le. Il m’arrivait parfois d’en céder, d’en échanger, et même d’en vendre; mais me nourrir de mes élèves, grand Dieu! était-ce possible? Il m’aurait semblé entendre un de mes sujets bien-aimés pépier sous ma dent, ou caqueter dans mon estomac. Horreur!
Toutefois, je faisais là un singulier commerce, il en faut convenir. Il m’arrivait de vendre un poulet, mal coiffé il est vrai, un franc, et d’acheter un œuf trois francs.... Oui, trois francs pièce, trente-six francs la douzaine. A ce prix, une omelette eût été un plat de luxe.
J’étais donc marchand de poules, lorsqu’un matin, Jean, mon vieux Jean, m’annonça qu’un individu, conduisant une charrette, demandait à me parler.
A ma porte, je trouvai un homme à la figure intelligente sans être rusée, chose rare parmi les pauvres diables de son espèce; quoique jeune encore, il grisonnait; sa blouse, rapiécée sur toutes les coutures, mais propre et sans déchirure aucune, témoignait que si la misère l’avait éprouvé, il n’en était point au découragement.
«Monsieur, me dit-il, vous aimez les poules; j’en ai une couple à vous vendre; de bien jolies bêtes tout de même.»
Il alla à sa charrette, ouvrit une espèce de grande cage en lattis, qui en occupait la partie postérieure; puis j’entendis de gros soupirs sortir de dessous la bâche qui recouvrait le pauvre véhicule. Je m’approchai; j’aperçus à l’avant de la charrette une jeune femme assez belle, mais d’une grande pâleur. Elle tenait les deux poules sur ses genoux, et les caressait, les baisait, comme pour leur faire ses adieux. L’une était une poule nankin de Crèvecœur, d’une forme élégante et svelte; l’autre, une belle cauchoise ardoisée, à la robe irréprochable, mais dont la huppe laissait échapper quelques petites plumes blanches. Sans cette macule, c’eût été une merveille.
«Combien en voulez-vous? lui demandai-je.
—Faites le prix vous-même, me répondit-il, puisque vous êtes connaisseur.»
Après les avoir examinées, non-seulement au plumage, aux pattes et au bec, mais à la langue et sous l’aile, les reconnaissant jeunes, saines et de race, peut-être aussi tenant compte de l’apparence misérable du vendeur: «Elles valent trente francs pièce,» lui dis-je.
Mon homme fit un soubresaut; un éclair de joie jaillit de ses yeux, où une larme apparut, et j’entendis un sanglot étouffé sortir de la voiture.
«Pourquoi les vendre si vous y tenez tant? Cette somme vous est-elle indispensable? je puis vous en faire l’avance.
—Ah! vous êtes un vrai chrétien, vous! me répondit le brave Ferrière, en s’essuyant l’œil du bout de sa manche; la femme y tient, c’est vrai; dame! c’est elle qui les a élevées et presque couvées, monsieur. Les œufs qu’elles nous pondaient faisaient notre régal dans les jours difficiles; mais, nuit et jour, nous n’avons d’autre logement que notre berlingot; la femme s’apprête à me donner un poupon, et, avant longtemps, il aurait toujours fallu que la jaune et la grise cèdent leur place au berceau de l’enfant. Nous ne pouvons pas tenir tant de monde là dedans.»
Je dus me rendre à cette raison.
Mais, pourquoi ne compléterais-je pas ici l’histoire de mon ami Ferrière? Elle vaut bien une légende.
Né avec le siècle, dans une famille honorable du département de Seine-et-Marne, Ferrière perdit sa mère de bonne heure. Il avait dix ans à peine lorsque son père, ruiné par des spéculations malheureuses, après avoir fait argent de tout, alla chercher fortune à l’étranger. Son fils n’entendit plus parler de lui.
Une dame charitable prit en pitié l’enfant abandonné; mais elle le nourrissait mal et le battait parfois. Le jugeant indocile et ingrat, elle le fit entrer, en qualité de petit clerc, chez un avoué de Fontenay-Trésigny. Celui-ci, ne lui trouvant pas assez d’orthographe pour l’occuper dans son étude, lui faisait faire ses courses, balayer sa maison et cirer ses bottes.
L’enfant ne manquait ni de bon sens, ni de fierté; il échappa à ses bienfaiteurs, résolu d’embrasser un état qui pût le faire vivre honorablement. Par malheur, tout état demande un apprentissage, et cet apprentissage, il faut le payer. Il dut donc se résigner à ces petits métiers qui s’apprennent du jour au lendemain. Si je devais le suivre à travers toutes ses pérégrinations et ses métamorphoses, je le montrerais tour à tour passeur de bac, par intérim, piéton de la poste, comparse et machiniste dans un théâtre de quatrième ordre; casseur de pierres, et se dégoûtant vite de cet ingrat labeur de grande route, plus tard, bedeau, maître d’école, batteur de grosse caisse dans une fête de village, et abandonnant tout à coup son instrument pour se mêler aux danseurs, car il a vingt ans, et comme un autre il aime le plaisir.
Après avoir ainsi sauté de branche en branche, semblable au pauvre oiseau qui ne peut prendre son vol, découragé de ses vaines tentatives de vie sédentaire, n’espérant plus rien que du hasard, il alla droit devant lui, couchant dans les étables, dans les greniers, le plus souvent à la belle étoile; tantôt charitablement hébergé dans une honnête ferme, où il trouvait un emploi de quelques jours; tantôt rudement repoussé comme vaurien et vagabond. Vagabond, il l’était. Il ne savait plus se fixer; il lui fallait la vie errante, le grand air, et son indépendance complète. Il riait à sa misère, pourvu qu’elle changeât de place.
Un jour que le hasard, sa Providence, semblait l’avoir oublié, longeant, l’estomac vide, les murs d’un château, il y vit une affiche placardée. On réclamait des bras inoccupés pour un travail de terrassement. Tout travailleur, avant de se mettre à l’œuvre, avait droit à une soupe. Ce dernier article le tenta.
A la grille dudit château un domestique, en riant aux éclats, lui apprit que l’affiche était apposée là depuis six mois; on n’avait plus besoin de personne. Toutefois, il lui dit de l’attendre, et, un instant après, au lieu d’une soupe il lui donna un cheval. Oui, un cheval, un vrai cheval, en chair et en os; en os surtout.
C’était un pauvre animal, encore jeune, mais quasi étique, véhémentement soupçonné de quelque maladie contagieuse. Ayant reçu l’ordre de le mener à l’abattoir, le domestique, qui, ce jour-là, sans doute, avait autre chose à faire, chargea Ferrière de la commission, lui en abandonnant les bénéfices.
Ferrière ne fit point abattre son cheval; il le soigna, il le guérit. Par quel moyen? Je l’ignore.
On apprend bien des choses en courant les routes, pour peu qu’on ait d’intelligence et de mémoire. Tel bohémien, à force de toucher à tous les pays, à tous les métiers, de frayer avec des gens de toutes sortes, devient, à la longue, une encyclopédie vivante; encyclopédie superficielle, d’accord. Selon moi, les vagabonds de cette espèce se rapprochent assez des philosophes anciens, coureurs de routes aussi, et qui allaient deçà delà recueillir la science éparpillée alors dans le monde.
Aristote, presque seul, fut un philosophe sédentaire; mais il avait pour aide-naturaliste, pour commis voyageur, son élève, Alexandre de Macédoine. Ferrière, lui, voyait tout, apprenait tout par lui-même, comme Démocrite et Platon. Il était observateur, et, dans nos entretiens au Trou-Vassou, je m’étonnai parfois de l’étendue de ses connaissances et de la finesse de ses aperçus. Il possédait les généralités, les points de relation. De notre temps, par malheur, à force de s’accroître, les sciences sont devenues complexes, rayonnantes, obèses. Pour chacune d’elles, l’existence d’un homme suffit à peine. Il n’y a donc plus de généralisateurs, par conséquent de grandes idées relatives, que parmi ceux-là qu’on nomme les ignorants et les désœuvrés: les poëtes et les bohémiens.
Mais j’aborde les considérations, et je veux être bref.
Donc Ferrière a un cheval, et il en tire parti. Il est messager; il exécute des transports de paille, de foin, de paquets, d’un village à un autre. Le fardeau est-il trop lourd au pauvre bidet, l’homme en prend sa part, et tous deux font la route en s’entr’aidant. Grâce à son cheval, à défaut du métier qui lui manque, il a un labeur quotidien et régulier; il a mieux encore, une affection. Il aime son cheval, et son cheval l’aime.
Tous deux étaient en voie de prospérité; vint une époque désastreuse, le choléra de 1832. Dans la contrée que fréquentait le plus volontiers Ferrière, le fléau sévissait avec violence, et chacun barricadait sa porte, espérant l’empêcher d’entrer. Le pauvre messager surtout devint l’objet de la défiance générale; il semblait qu’il n’eût plus que la contagion à transporter d’un village à l’autre. On le fuyait, et en le fuyant on le condamnait à une misère sans issue. S’il avait été seul, il aurait pu se résigner peut-être, et reprendre sa vie d’autrefois en attendant des temps meilleurs; mais il fallait pourvoir aux besoins de son ami, de son cheval. Il prit une grande résolution.
Chose incroyable, au milieu de ses plus rudes épreuves, jamais notre bohémien n’était descendu jusqu’à la mendicité. Quand je m’en étonnais devant lui: «Monsieur, me répondait-il d’un ton passablement burlesque, empreint d’une fierté sincère cependant, je n’aurais pas tant souffert de la faim si j’avais pu me faire domestique ou mendiant. Mais le pouvais-je? je suis gentilhomme.»
Son père, en effet, à tort ou à raison, se faisait nommer M. de Ferrière, et le fils, à raison ou à tort, pensait que d’avoir été saltimbanque, casseur de pierres, vagabond, ne le dégradait point de noblesse comme aurait pu faire la mendicité.
Se préparant à franchir ce Rubicon de la prud’homie, il ne voulait pas mendier là où son nom était connu.
Déjà ces groupes de villages où l’homme et le cheval avaient leurs habitudes étaient loin derrière eux, lorsque, à la nuit tombante, Ferrière vit venir à lui une femme, qui, dans la demi-obscurité, lui sembla une élégante fermière, ou une honnête bourgeoise. Pour un début, l’occasion était favorable. De son côté, la soi-disant bourgeoise, apercevant dans l’ombre un homme traînant un cheval en laisse, crut tout au moins à un valet de bonne maison, et tous deux s’abordèrent en tendant la main l’un vers l’autre.
Ferrière, que j’ai eu tort peut-être de comparer à Démocrite, mais qui, après tout, était philosophe, partit d’un grand éclat de rire, et saisissant la main avancée vers lui, il la secoua cordialement.
La mendiante ne rit pas, elle. Depuis longtemps le sourire s’était effacé de ses lèvres pâles et amincies. Ouvrière en linge, son travail la faisait vivre; tout à coup la paralysie s’était jetée sur sa main laborieuse. Aujourd’hui, pour combler la mesure de ses misères, les premiers symptômes du choléra venaient de l’atteindre.
Ferrière la fit monter sur son cheval, et la conduisit, à une lieue de là, chez un bon curé de village qui lui avait fait faire sa première communion, et dont il était devenu plus tard le bedeau. Le bon curé accueillit tout à la fois l’homme, le cheval et la malade. Pour celle-ci, notre docteur bohémien mit en œuvre toutes les ressources de sa science de rencontre. Au bout d’un mois, elle était guérie et se nommait Mme Ferrière.
Deux misères réunies se portent parfois assistance, tant le principe de l’association est bon dans son essence même. Le mariage de notre ami avait reflété sur sa personne un certain éclat de moralité. Maintenant, les jeunes filles le saluaient quand il traversait le village.
Une chose, cependant, mettait le nouvel époux en grande perplexité. A peine marié, et pas mal amoureux, allait-il installer sa femme, seule, dans quelque pauvre chaumière, et courir les chemins sans elle, ou renoncerait-il à cette vie du grand air qu’il aimait tant?
Un matin qu’il se posait cette embarrassante question, deux vieilles roues, placées à la porte d’un charron, semblèrent d’elles-mêmes y répondre et résoudre la difficulté. Il les acheta et les paya au charron par des journées de travail. Pendant toute une semaine, il tira le soufflet de la forge. Son compte soldé, Ferrière, avec quelques poutrelles qu’il équarrit, quelques planches, quelques cerceaux, qu’il ajusta lui-même, se construisit une voiture.
Ainsi prit naissance ce fameux berlingot dans lequel, durant plusieurs années, vécurent les deux époux, roulant à travers les chemins, à la manière des anciens Scythes, et emportant avec eux, non-seulement leurs pénates, mais leur mobilier, leur poulailler, et leurs ustensiles de cuisine, un fourneau de terre, un poêlon et deux assiettes.
A la traversée des villages, on recueillait ou l’on distribuait les objets de messagerie. A l’heure des repas, le berlingot s’arrêtait sous un arbre. S’il faisait beau, on mettait pied à terre; la dame du logis allumait le fourneau dans un fossé ou derrière une haie; on dînait en plein air; la cage des poules était ouverte, et pas de crainte qu’une d’elles cherchât à fausser compagnie au pauvre ménage. Elles allaient chercher leur picorée en grattant les terrains environnants; mais au premier appel, d’elles-mêmes elles rentraient dans leur cage, non toutefois sans avoir été becqueter les miettes à la table des maîtres.
A ce même appel accourait un autre personnage, le chien de l’habitation, un piteux griffon, borgne et un peu écloppé, mais docile, intelligent, dévoué. Comme son cheval, comme sa femme, comme tous ses autres bonheurs enfin, Ferrière l’avait ramassé sur la route.
Ah! le bon temps! Ah! la rude existence, où les incidents, l’inattendu, le peut-être, remplissent le cœur du nomade d’émotions et de surprises incessantes; où, chaque jour, il laisse derrière lui plus de souvenirs que nous autres sédentaires n’en pouvons récolter dans un mois; où par conséquent il jouit de fait de ces quelques siècles de durée promis par un grand physiologiste à l’espèce humaine, quand elle saura se bien conduire. Sur ma parole, Minorel a raison, et si un sort contraire ne m’avait encotonné dans ce milieu bourgeois, où le mouvement semble être une convulsion, si j’avais été assez heureux pour connaître la misère (passagèrement toutefois!), moi, poëte, moi, artiste, voilà la vie qui m’aurait convenu! Chaque matin s’éveiller avec un nouvel horizon devant soi! avoir le ciel pour baldaquin, la grande route pour salon!... Je sais bien qu’à ce métier on gagne des rhumatismes.... D’ailleurs, pourquoi vais-je entreprendre l’apologie de cette existence de bohémien, juste au moment où Ferrière songe à s’en affranchir?
Ce fut vers ce temps que la vente de la jaune et de la grise vint doter le ménage d’un capital inespéré.
Devenu père, Ferrière avait senti se modifier en lui ses idées d’indépendance absolue; au nom de l’enfant, sa femme le poussait doucement vers le calme et la stabilité. Il s’y laissa prendre. Un beau jour, les joies du propriétaire passèrent devant ses yeux comme un rêve éblouissant.
Avec ses épargnes et la vente de ses poules, il possédait un avoir de cent et quelques francs. Il résolut d’acheter un terrain, de s’y bâtir une maison, et il en vint à bout.
Ferrière fit l’acquisition de quelques ares de terre du côté du Trou-Vassou, et les paya comptant. Une dizaine de francs lui restaient seuls pour entreprendre la construction de sa maison. Ils y suffirent.
Le terrain était inculte et pierreux, quelques arbres rabougris l’ombrageaient. Les arbres fournirent la charpente; la terre les matériaux.
Trois ou quatre ans plus tard, dans mes herborisations, me dirigeant de ce côté, je voyais, au milieu d’un champ de luzerne, une petite chaumière faite de meulière et de torchis; malgré sa maigre toiture de roseaux et de genêts, elle riait à l’œil par son air agreste. Après tout, on ne se bâtit pas un palais de marbre pour dix francs.
Parfois Ferrière et le cheval étaient en course, mais je trouvais là sa femme et sa fille; celle-ci trottait déjà menu, ou se roulant à terre avec le chien grillon; celle-là occupée d’ouvrages de couture. Quoique toujours impotente de sa main droite, elle était parvenue à coudre très-habilement de sa main gauche. Le chien, battant de la queue, venait à ma rencontre; l’enfant poussait des cris de joie en me voyant, et ses petites mains essayaient d’entr’ouvrir ma boîte de fer-blanc, où elle savait trouver pour elle un gâteau et un petit pot de confitures de Bar.
Puis, je quittai Belleville, et les années passèrent. Une dernière fois, me trouvant à Charonne pour certaine affaire contentieuse, je poussai jusqu’à la demeure de mes anciens amis. La chaumière s’était métamorphosée en une maisonnette couverte de tuiles, avec volets verts; elle embaumait. Au champ de luzerne avait succédé un champ de roses. Les roses sont d’un bon produit dans la banlieue parisienne, et le ci-devant bohémien, à ses états de voiturier, de messager, d’architecte et de constructeur, avait ajouté celui de jardinier-fleuriste. Sur le seuil de la porte extérieure, la gentille Thérèse, déjà grandelette, offrait aux passants des bouquets de roses, ce qui lui attirait quotidiennement vingt madrigaux, tous brodés sur un thème invariable.
Tels étaient les souvenirs que j’avais laissés au Trou-Vassou, lorsque, douze ans après, au début de mon voyage de Paris à Marly-le-Roi, sous l’ombre du fort de Noisy-le-Sec, je retrouvai mon ancien Ferrière.
Mais qu’était devenue ma petite marchande de roses?
Tout en déjeunant avec lui, lorsque je parlai d’elle à son père, la figure de celui-ci, un instant auparavant joviale et rayonnante, se crispa tout à coup.
«Thérèse? me dit-il brusquement, comme s’il eût cherché qui je voulais désigner par ce nom. Est-ce de ma femme que vous parlez? Elle se nommait Thérèse, en effet.... Eh! bien, elle est morte; tant mieux pour elle!
—Je vous parle de votre fille, père Ferrière.
— Ah! ah! ma fille?... ma fille Thérèse?... Depuis beau jour elle nous a quittés, pour aller vivre bien loin d’ici, auprès de sa marraine, qui est riche, et qui, n’ayant pas d’enfants, l’avait adoptée pour lui donner une belle éducation.
—Et vous n’avez pas revu votre fille depuis?
—Oh! que si!... Il y a deux ans, elle est revenue.... Son éducation était faite.
—Ne la verrai-je point?
—Elle est repartie.
—Pour rejoindre sa marraine?
—Non! sa marraine ne la recevrait plus.... N’allez pas croire que ce soit une méchante enfant, reprit-il tout à coup; elle, si douce, si bonne, le vrai portrait de la défunte! Vous l’avez connue cette autre Thérèse-là? mais assez causé là-dessus; vous ne voudriez pas me faire de la peine?»
C’est ainsi que mon ancienne connaissance du Trou-Vassou excita ma curiosité sans la satisfaire. Enfin, je dus prendre congé de lui, et, après une double et affectueuse poignée de main, je poursuivis ma promenade en me dirigeant vers Noisy.
III
Les illustrations de Noisy-le-Sec. — La Saint-Athanase. — Des noms de baptême. — Changement de route. — Un Sardanapale en guenilles. — Mystères de la ville d’Épernay. — L’ordre de la Pure Vérité. — Deux mystifiés au lieu d’un.
Le village de Noisy n’a pas traversé les siècles sans quelque éclat. Parmi ses anciens seigneurs il compte un illustre pendu, Enguerrand de Marigny, inventeur de ce fameux gibet de Montfaucon, auquel, pour crime d’exaction, il fut bel et bien accroché lui-même. Coïncidence singulière! le cardinal La Balue, autre seigneur de Noisy-le-Sec, par ordre du roi Louis XI, subit, on le sait, une longue détention dans une cage de fer, et pour ces mêmes cages, l’histoire nous le dit, il était aussi en droit de prendre, sinon un brevet d’invention, du moins un brevet de perfectionnement.
Je venais de traverser le canal de l’Ourcq, me dirigeant sur Bondy, pour redescendre ensuite par Baubigny, où je comptais m’arrêter, et, le lendemain, gagner Marly par Aubervilliers et Nanterre. Chemin faisant, je songeais à Thérèse; à défaut d’une histoire authentique, je lui en composais une à ma guise, lorsqu’une main pesante me tomba sur l’épaule.
«Ah! ah! me dit une voix fortement timbrée, vous venez donc prendre le chemin de fer de Noisy-le-Sec?
—Au diable les chemins de fer! j’essaye au contraire, de me passer d’eux.
—Comptez-vous aller à pied à Épernay?
—Quoi! Épernay?
—Et la Saint-Athanase?
—Quelle Saint-Athanase?
—Comment, reprit mon interlocuteur, qui n’était autre qu’un de mes amis, ingénieur militaire, chargé, pour le moment, de l’inspection des travaux du fort de Noisy-le-Sec, comment, on a cette chance heureuse, et bien rare, d’avoir un intime qui se nomme Athanase; soi-même, et malgré lui, on s’est déclaré son parrain pour un second baptême, et seul on manquerait au serment qu’on a exigé des autres?»
Je me rappelai alors une de mes bonnes soirées de cet hiver.
Nous dînions chez Ernest Forestier, un de mes jeunes amis. J’ai quelques amis dont j’aurais pu être le père. Ils tetaient encore lorsque je prenais ma licence d’avocat; selon moi, ce mélange affectueux de deux générations profite à l’une comme à l’autre. Au dessert, la conversation roula sur les noms de baptême. J’attaquai vertement cet usage ridicule, incommode, dangereux, de donner à tous les enfants les mêmes noms, avarement triés, au nombre de six ou huit, dans le calendrier courant, quand la Vie des Saints et le Martyrologe nous en pourraient fournir par milliers de plus harmonieux et de plus convenables.
«Trouvez-vous dans une réunion d’une trentaine d’individus, disais-je, au nom de Paul, six dressent la tête; six autres au nom de Léon; le reste répond en chœur si on interpelle un Jules, un Charles, un Eugène ou un Ernest. S’agit-il d’une réunion de femmes, prononcez le nom de Marie, vous aurez une levée en masse. Est-ce donc là avoir un nom spécial et individuel? Je sais bien que les jeunes mères commencent à s’apercevoir de la confusion jetée au sein même de leurs propres familles par cette surabondance d’homonymes. Pour parer à l’inconvénient, que font-elles? De leurs nouveau-nés elles font non plus des Léon et des Paul, mais des Maurice et des Albert, rien autre chose; si ce sont des filles, des Jeanne et des Geneviève, le rustique étant à la mode pour les jeunes demoiselles. Mais les dénominations nouvelles, aussi peu variées que les autres, et toujours tirées d’un même sac, amèneront infailliblement les mêmes résultats pour la génération nouvelle.»
J’étais fort gai ce soir-là, et en veine de paradoxe. Je pris à partie les Paul et les Ernest, soutenant qu’avec une armée recrutée parmi les premiers dans nos quatre-vingt-six départements, on pourrait mener à bien une guerre contre une puissance de second ordre; si les Ernest se joignaient aux Paul, la Russie elle-même tremblerait.
Au milieu de ces folies, j’interpellai notre amphitryon, lui demandant s’il ne portait pas un autre nom que ce nom œcuménique d’Ernest:
«Je me nomme aussi Athanase, me répondit-il.
—Bravo! Athanase, voilà une appellation qui désigne non plus un peuple, mais un homme! Ce sera là désormais votre seul vocable! Vous n’êtes plus qu’un Athanase à mes yeux! Jurons tous de souhaiter la fête de notre ami à la Saint-Athanase prochaine!... A la santé d’Athanase!»
On avait ri, on avait trinqué, on avait juré, et, le lendemain, je ne me souvenais guère plus si Forestier se prénommait Ernest Athanase, ou Ernest Chrysostome.
Un peu confus à ce souvenir que me rappelait mon ingénieur:
«J’avais complétement oublié mon engagement, lui dis-je. D’ailleurs, Ernest ou Athanase, vous me le rappelez vous-même, habite présentement Épernay, c’est-à-dire à trente ou trente-six lieues d’ici.
—Dites à trois heures, me répondit-il; on ne compte plus par lieues depuis la création des chemins de fer. Mais n’est-ce point pour satisfaire à votre promesse, mieux encore, à votre provocation, que, la Saint-Athanase venue, vous voici à la station de Noisy-le-Sec? Si vous n’allez à Épernay, où donc allez-vous?
— Je vais à Marly-le-Roi.
—Ah! bah! Ce n’est pas du tout le chemin; vous serez plus vite à Épernay.
—C’est possible.... Mais mon ami Antoine Minorel doit venir demain me rejoindre à Marly; je me suis engagé à l’y attendre; Madeleine, ma cuisinière, y est installée déjà....
—Belles raisons! Vous coucherez ce soir à Paris, et même à Marly, si bon vous semble. Je me souviens de vous avoir entendu maintes fois vous poser comme l’ennemi personnel des chemins de fer; voici le moment de vous réconcilier avec eux. Celui-ci va vous mettre à même de remplir tout à la fois vos engagements envers Forestier et envers Minorel. Voyez-vous là-bas la fumée de la locomotive? Allons, prenez votre billet, et en route!»
L’avouerai-je? l’idée de causer un grand étonnement à Minorel quand, demain, à Marly, je pourrais lui dire en l’abordant: «Très-cher, si je ne reviens pas de Fontainebleau, que tu me reproches de ne point encore avoir exploré, je reviens d’Épernay; c’est deux fois plus loin!» fut peut-être ce qui me décida avant tout.
Il était midi; à trois heures nous devions toucher Épernay. J’en repartirais à cinq; à huit, je serais de retour à Noisy, et, malgré ce crochet vers la Champagne, je comptais ne modifier en rien l’itinéraire de mon voyage de banlieue.
Dieu et le chemin de fer en devaient décider autrement.
Le long de la route, défilèrent devant moi, comme dans un mobile panorama, le Raincy, que j’avais compté visiter à pied ce jour même; la cathédrale de Meaux, devant laquelle je me découvris la tête pour saluer le grand Bossuet; puis se présenta un élégant castel moyen âge, bâti d’hier, aux tours ventrues et rondes comme des tonnes, aux donjons en forme de bouteilles, que des rinceaux de pampre semblaient couronner. C’était le château de Boursault qui venait de s’élever par magie, non aux sons de la lyre, comme les murs de Thèbes, mais au bruit des bouchons de vin de Champagne, faisant retentir dans le monde entier le nom de son illustre fondatrice, la veuve Cliquot.
Enfin, nous entrâmes dans la gare d’Épernay. Là, je reçus un premier choc (choc purement moral, Dieu merci!): le train se dirigeant sur Paris, avec station à Noisy-le-Sec, ne devait pas partir avant huit heures du soir. Avec les chemins de fer, il n’y a qu’à se résigner. Je me résignai donc, sans toutefois renoncer à mon projet primitif.
Notre ami Forestier nous reçut avec plus de surprise encore que de joie. Il n’avait jamais pensé que son second baptême dût porter fruit; il tenait à son joli nom suédois d’Ernest, répudiait hautement son nom grec d’Athanase, et du doigt, en riant, il me fit signe qu’il se vengerait de son malencontreux parrain. D’ailleurs, nous avions fait erreur de date, il nous le prouva. La Saint-Athanase, tombant le 2 mai, ne pouvait tout au plus être fêtée que le 1er. Nous étions au 30 avril! Il nous invita à la célébrer avec lui le lendemain, nous prévenant toutefois que le lendemain il serait en route pour aller visiter la chute du Rhin à Schaffouse.
Nous rîmes beaucoup et de l’invitation, et de la méprise de l’ingénieur, qui m’avait fait opérer un pareil déplacement sur une fausse interprétation du calendrier. Celui-ci m’en fit ses excuses.
Athanase (je lui conserverai obstinément le nom, qui, je le maintiens, lui donne une personnalité plus distincte), Athanase recevait justement ce jour-là à dîner ses futurs compagnons de voyage. On se mit à table à quatre heures, puis, le repas gaiement achevé, nous sortîmes pour faire un tour dans la ville.
La ville d’Épernay ne présente guère de curieux que sa rue du Commerce, bordée de monuments grandioses, et son église, remarquable surtout par son portail renaissance, en complet désaccord avec le reste de l’édifice.
Moins curieux de sculptures et d’œuvres architecturales que d’observations à faire sur le vif, moi, j’y avais tout d’abord découvert un personnage vraiment digne d’être étudié, et dont, certes, on ne trouverait pas l’analogue ailleurs que dans ce bienheureux département de la Marne.
C’était un jeune mendiant en guenilles, portant bissac de toile sur l’épaule.
A notre sortie de chez Athanase, il se tenait devant la fenêtre de la cuisine, donnant sur la rue; le regard intelligent et sensuel du jeune quémandeur attira sur-le-champ mon attention.
La servante venait de lui donner un morceau de pain bis et une pleine tasse de vin de Champagne, le reste de nos bouteilles mal vidées. Un sourire de béatitude s’épanouissait en large sur la figure de l’enfant. Ouvrant son bissac, il y fit entrer la miche de pain bis, en retira un morceau de pain blanc, puis un verre à long col, ébréché et complétement privé de sa base. Alors, avec une pose de Sardanapale, il épancha dans le verre une partie du contenu de la tasse, et porta un premier toast à la servante, ce qui me parut parfait de convenance. Ce garçon-là doit avoir du cœur. Dans sa seconde verrée il trempa d’abord quelques bribes de son pain blanc, et l’acheva ensuite à notre santé; car, à ma prière, ces messieurs avaient bien voulu suspendre leur marche pour me laisser le temps de l’observer. J’étais ravi; je lui donnai cinq francs.
Ce mendiant voluptueux décidait en ma faveur relativement à une thèse soutenue par moi pendant le dîner; c’est que la forme et la matière du gobelet exercent une puissante influence sur la qualité du vin. Dégusté dans un verre mousseline, où les deux lèvres se touchent, l’honnête mâcon devient pomard; bu dans une tasse, le champagne n’est plus que piquette.
Vive la mendicité dans les pays mousseux!
La grande curiosité d’Épernay, son orgueil, sa gloire, ne se montre pas à la surface du sol; elle est intérieure, elle est souterraine; ce sont ses caves. Tant de magnifiques péristyles de la rue du Commerce, ces riches portiques surmontés de frontons triangulaires, grecs ou romains, que représentent-ils? Ils représentent l’entrée des caves.
Je ne pouvais quitter Épernay sans visiter ses caves, Athanase me le déclara; et nous nous acheminâmes vers une des plus renommées. Je ne comptais y voir que des bouteilles rangées en bataille; j’allais y rencontrer Éleusis et ses mystères.
Sous le porche du temple se tenait une figure pâle, avec un nez rouge implanté au milieu. Plusieurs autres personnages, en compagnie de cette figure, nous voyant arriver, nous firent, comme si nous risquions d’interrompre une cérémonie solennelle, des signes auxquels je ne compris rien.
Deux minutes après, un homme tout de noir habillé, portant à la main un masque grillagé de laiton, semblable à ceux dont on fait usage dans les salles d’escrime, en affubla le nez rouge, qui se laissa faire avec une sorte de componction. Tous gardaient un silence empesé, sous le sérieux duquel cependant le froncement des sourcils de quelques-uns, les contractions zygomatiques de quelques autres, trahissaient un rire contenu à grand’peine.
L’homme noir alors frappa trois coups sur un timbre placé au fond du péristyle. De l’intérieur, une voix forte et retentissante cria:
«Qui ose frapper à cette porte?
—Un oiseau de nuit, répondit l’homme noir, qui semblait jouer là le rôle d’introducteur.
—Que peut-il y avoir de commun entre la buse et l’aigle, entre le vermisseau et l’escarboucle, entre le nouveau venu, encore enveloppé de sa gangue profane, et le Vieux de la Montagne, tout resplendissant de vie et de lumière? reprit la grosse voix.
—Maître, c’est de cette lumière sacrée que voudrait s’abreuver le néophyte.»
Après cet échange de demandes et de réponses, qui parodiaient évidemment le catéchisme maçonnique, deux initiés saisirent le nez rouge par les épaules, et la bande, au milieu d’un jet de lycopode enflammé, s’engouffra dans la crypte, autrement dit dans la cave.
«Quelle est cette comédie? demandai-je à Athanase.
—Le masque de fer, me dit-il, est ici un ornement obligé; on va nous en revêtir tous. Sans ce préservatif, en passant entre les rangs de bouteilles de première année, nous pourrions bien recevoir quelques éclats à la figure.
—Et connaissez-vous le soi-disant néophyte?
—Non; ce doit être un étranger.
—Il n’est pas difficile de deviner son origine, interrompit un des nôtres; dans certains pays de l’Orient, les sorcières ont deux prunelles dans chaque œil, dit-on; lui, dans chacun de ses genoux semble loger deux rotules. Le buste carré, le col dans les épaules, long sur pattes comme un héron, j’en réponds, c’est un Hollandais. A coup sûr, reprit-il en ricanant, j’ai déjà vu ce malbâti quelque part.... Ah! oui; dans un tableau de Téniers.»
L’auteur de cette sortie peu charitable était un petit bossu, très-bossu, auprès duquel j’avais dîné, homme d’esprit du reste, ce qui chez lui autorisait la bosse.
Quand nous pénétrâmes enfin dans ces caves immenses, longues comme la rue de la Paix, à Paris, et où circulaient des haquets et de lourdes voitures avec leur attelage, où une voie ferrée était organisée pour le service, ce qui m’y préoccupa le plus, ce fut de savoir ce qui allait advenir à ce pauvre nez rouge.
Le galop d’un cheval se fit entendre, puis ensuite un tintamarre épouvantable. On eût pu croire que dix écoles de tambours venaient de déboucher dans la crypte. C’étaient les futailles vides qui résonnaient sous les palettes à bouchons.
Débarrassé de son masque, mais les yeux bandés, le néophyte, enfourché sens devant derrière sur un cheval qui gambadait, passa devant nous en exécutant une voltige aussi burlesque qu’involontaire. Les Hollandais ne sont généralement pas d’habiles écuyers, surtout dans cette position anomale. Une ruade lui fit perdre l’équilibre; les frères Terribles le reçurent dans leurs bras.
A peine remis de sa secousse, on le replaça en selle; mais, cette fois, la selle n’était plus sur le cheval; elle surmontait un tonneau caparaçonné. Le pied dans l’étrier, la bride en main, la tête tournée du bon côté cette fois, comme il convient à tout vrai gentleman rider, notre Hollandais s’attendait à caracoler encore, quand, à sa profonde stupéfaction, il se sentit, sans ruade aucune, rapidement entraîné sur une pente glissante. Il était sur le petit chemin de fer.
Il subit encore d’autres épreuves, mais à ce moment une discussion s’était élevée entre nous.
«Il ne serait point convenable d’aller plus loin, disait Athanase; sous le nom de l’Ordre de la Pure Vérité, existe à Épernay une société non maçonnique, mais qui, elle aussi, a ses mots de passe, ses signes de ralliement, son secret enfin. Malgré leurs travestissements, j’ai reconnu parmi ces messieurs des membres actifs de la société, entre autres Brascassin, un de nos bons amis....
—Ce ne peut être Brascassin que vous avez vu, dit un des nôtres; il est à Paris.
—Qu’est-ce que ce Brascassin? demandai-je.
—Le meilleur chansonnier d’Épernay; mais il ne s’agit pas seulement de lui; l’ordre de la Pure Vérité a ses rites mystérieux, plus significatifs, plus imposants qu’on ne le suppose généralement.... nous avons mal pris notre temps; allons visiter une autre cave.»
Une opposition se manifestait; les opinions étaient partagées. On me choisit pour arbitre.
Mon âge, mon caractère connu, semblaient me devoir rallier à la sage et discrète proposition d’Athanase. Il n’en fut rien. Je suis curieux à l’excès; la curiosité l’emporta chez moi sur la convenance et la raison. D’ailleurs, ce malheureux néophyte m’intéressait; je voulais savoir ce qu’ils allaient en faire.
Athanase se soumit à l’arrêt.
A l’extrémité d’une des galeries, nous ne tardons pas à voir briller des torches; là se tenait le sanhédrin. Nous dirigeant de ce côté, nous nous abritons derrière une longue file de planches à bouteilles, hors de service et dressées contre le mur.
A travers les trous des planches, nous pouvions tout voir sans être vus. Assis en demi-cercle sur de petites barriques, l’état-major des grands dignitaires se disposait à procéder aux épreuves morales. Debout devant lui, les yeux toujours bandés, le nez rouge gardait un calme imperturbable.
Le président se leva. J’aurais dû dire le vénérable; bien vénérable en effet. Revêtu d’une dalmatique à passements dorés, le front branlant, la barbe blanche, il paraissait âgé de quatre-vingts ans au moins.
A l’aspect de ce vieillard chez qui tout respirait le calme et la mansuétude, j’eus honte de mon rôle d’espion, et j’allais en revenir au bon conseil d’Athanase, lorsque celui-ci, placé près de moi derrière les planches, me poussa du coude:
«C’est Brascassin! me dit-il à voix basse en me désignant le vénérable; je ne m’étais donc pas trompé!»
Cela brouillait mes idées de trouver un vieillard dans le premier chansonnier d’Épernay; mais l’interrogatoire commençant, je ne songeai plus qu’à bien écouter.
«Vos souillures du monde se sont en partie effacées au contact des coursiers apocalyptiques, le cheval sans tête et le cheval sans jambes, dit le vénérable au néophyte; toutefois nous pourrions pousser plus loin les épreuves, et, de gré ou de force, vous faire, séance tenante, avaler des couleuvres ou des lames de sabre.
—Faites, dit le récipiendaire, sans que son nez changeât de couleur.
—Si nous vous demandions la tête de votre meilleur ami, l’apporteriez-vous?
—Je n’ai pas de meilleur ami, répliqua l’impassible néophyte; j’aime tous les hommes également.... également pas beaucoup.
—Nous voulons bien vous dispenser de cette obligation, presque toujours pénible à tout homme doué d’une vive sensibilité, comme vous paraissez l’être.» L’interrogé salua. «Votre nom?»
Il le dit. C’était un nom hollandais, un Van-der quelconque.
«Désormais, parmi nous, vous vous nommerez Baldaboche.
—Van Baldaboche? murmura le Hollandais.
—Non! Baldaboche tout court. Votre état?
—Je suis médecin homœopathe.
—Croyez-vous à l’homœopathie? Soyez sincère; songez que le Vieux de la Montagne vous écoute.»
Le nez rouge mit la main sur son cœur et répondit d’une voix ferme:
«Je crois au savant Hahnemann, et à Mme Hahnemann, son épouse, non moins grand docteur que lui; mais, ajouta-t-il, l’homœopathie est une science encore.... petite.... pas complète. J’ai inventé un système.... tout neuf.... En mêlant l’homœopathie au magnétisme végétal, on obtient....
—Assez! cria le vénérable; les prospectus n’ont pas cours ici. Et qui vous a inspiré la pensée ambitieuse de devenir notre frère?
—Ce sont de jeunes commerçants en vins que j’ai rencontrés à une table d’hôtel; sachant que j’avais désir d’être franc-maçon, et la loge d’Épernay....
—Ces mots de loge et de franc-maçon, dit le vénérable en l’interrompant, ne conviennent pas dans ce temple, qui est celui de la Pure Vérité, rien autre chose; ne l’oubliez pas, Baldaboche!
—Van Baldaboche,» murmura de nouveau le récipiendaire; il lui était pénible de se séparer, de son Van national.
Les dernières épreuves, dites des CINQ SENS, venaient de commencer. Pour l’ouïe, on avait fait entendre au Hollandais un air de serinette, où il avait déclaré reconnaître les sons de la cornemuse; pour le toucher, on lui fit palper tour à tour un caillou, un lingot de fer, une carpe vivante, un petit hérisson empaillé. Il ne s’était étonné de rien, mais n’avait pu assigner à rien son nom véritable. Il prit le hérisson pour un paquet de cure-dents et dit: «Ça pique!»
On venait de lui faire avaler dans un verre, à forme allongée, une affreuse décoction quelconque; il n’avait pas hésité à y reconnaître la saveur du champagne Moët. Après cette épreuve du goût, celle de l’odorat allait suivre, et les faces déjà empourprées des membres du sanhédrin semblaient, par avance, se gonfler sous l’explosion d’une formidable hilarité. C’est qu’alors devait se produire l’arcane important, le grand mot philosophique de cette affiliation mystérieuse.
Je ne suis guère tenté de m’expliquer clairement sur cette épreuve suprême. Quoiqu’admis dans le cénacle seulement par surprise, je ne m’en crois pas moins forcé à une certaine retenue dans mes révélations, retenue imposée autant à mon bon goût peut-être qu’à ma discrétion. Qu’il nous suffise de savoir que cette fois le nez rouge devina juste, et qu’autour de lui toutes les voix, celles des dignitaires comme celles des simples initiés, exclamèrent à l’unisson: C’est la pure Vérité!
Alors son bandeau lui fut brusquement enlevé; il vit la lumière, la lumière des torches, à laquelle s’adjoignit un jet de lycopode enflammé. La comédie était jouée, et tandis que le nez rouge, aveuglé, et n’y comprenant rien encore, semblait être au comble de ses vœux, les rires, jusque-là contenus à grand’peine, éclataient de tous côtés, même derrière les planches à bouteilles.
Hélas! ce jour-là, Van Baldaboche ne devait pas être seul mystifié!
Après être retourné chez Athanase pour y prendre ma boîte de fer-blanc et mon parapluie, reconduit par toute la bande jusqu’à l’embarcadère, et le train de Paris, avec point d’arrêt sur Noisy, se disposant à se mettre en route, je pris place dans un excellent wagon, première classe, où je ne tardai pas à m’endormir.
Le lendemain, je me réveillai.... à Strasbourg!
Mes compagnons d’Épernay, se rendant à la chute du Rhin, avaient voyagé près de moi, dans un wagon voisin.
Athanase était vengé!
IV
Strasbourg. — Courses à travers la ville. — Kléber et le maréchal de Saxe. — Conversation entre le nez rouge et l’habit bleu barbeau. — Leçon de haute géographie. — Comment ce sont les Américains qui ont découvert l’Europe. — Question turque, question indienne, question chinoise. — Quatre hommes pour le service d’une pipe. — Encore Brascassin!
Je n’ai jamais su me fâcher d’une plaisanterie. Celle-ci cependant me parut dépasser les bornes. Athanase lui-même le comprenait; la nuit, sans doute, lui avait porté conseil, et ce fut d’un air embarrassé qu’il m’aborda au débarcadère.
«Vous avez voulu me souhaiter ma fête, me dit-il en essayant de donner à son allocution une forme légère, qui contrastait avec le ton ému de sa voix; nous voici au 1er mai; la Saint-Athanase est venue, et nous la fêterons ensemble, joyeusement, à l’hôtel Weber, face à face avec la chute du Rhin. Vous êtes des nôtres, n’est-il pas vrai, cher parrain?»
Cette date du 1er mai me rappelait suffisamment que ce jour même, mon excellent Antoine Minorel devait me rejoindre à Marly-le-Roi.... et j’étais à Strasbourg!
Je dus répondre, et je répondis par un refus formel. En vain Athanase insista, en vain il me déclara que toute sa vie il se reprocherait de m’avoir amené indûment à Strasbourg, si je ne devais pas l’accompagner à Schaffouse, je demeurai inébranlable. Le pauvre garçon me fit vraiment de la peine, tant il avait l’air contrit.
Je le consolai de mon mieux, et nous nous séparâmes. Accompagné de ses amis, il alla prendre le chemin de fer de Bâle; moi, je restai avec l’ingénieur, que ses devoirs militaires retenaient momentanément dans la capitale de l’Alsace. A son tour, ce dernier me quitta; nous devions nous rejoindre bientôt.
Il était sept heures du matin. Le premier convoi, express, était déjà en route; le second, un convoi omnibus, trajet non direct, ne devait partir qu’à midi quarante-cinq minutes. J’avais cinq heures quarante-cinq minutes à mon entière disposition. Tout en maugréant, il me fallut bien essayer de les mettre à profit.
Strasbourg est une belle et noble ville, une ville généreuse, guerrière, artistique, commerçante, une de ces villes rares qui ont conservé leur physionomie spéciale; elle est par-dessus tout la ville de France où l’on parle le plus allemand.
Je visitai la cathédrale, le palais impérial, le théâtre, l’église Saint-Thomas, la place Kléber, quelques marchés, une brasserie. Dans la cathédrale j’admirai la fameuse horloge astronomique; si j’avais voulu rester là jusqu’à midi, j’aurais vu défiler la procession des apôtres et entendu le coq chanter; sur le théâtre, de forme grecque, je vis six muses dépareillées; à Saint-Thomas, le mausolée du maréchal de Saxe; sur la place Kléber, le vainqueur d’Héliopolis, qui, en sa qualité d’ancien architecte, de l’air un peu matamore qui lui était habituel, semble fulminer contre le peu de symétrie et d’élégance de l’endroit. Dans les marchés, je vis des campagnards avec gilet rouge, culotte courte, petit tablier blanc, et un tiers de leur tricorne abattu sur les yeux; des campagnardes, en larges chapeaux de paille aplatis et enrubannés, ou nu-tête et leur chignon traversé par une flèche d’or. Dans la brasserie, celle du Dauphin, la plus célèbre, je bus d’excellente bière, véritable bière de Strasbourg (j’ai tout lieu de le supposer), et j’eus le bonheur d’y rencontrer trois anabaptistes. J’ai un ami anabaptiste; je le croyais seul de son espèce en France.
A huit heures et demie je me persuadai avoir vu, et bien vu, tout ce que Strasbourg présente de curieux, tant j’avais les pieds endoloris par le pavé.
Je me rendis à la Ville de Paris, du moins à l’hôtel portant ce nom, nom ironique, moqueur, insolent. C’était la seule ville de Paris que je dusse aborder ce jour-là. Mon ingénieur m’y avait donné rendez-vous pour y déjeuner ensemble. En l’attendant, je m’installai dans la salle à manger.
Deux individus y étaient déjà attablés. Dans l’un je reconnus le nez rouge, le récipiendaire de la veille. Était-il donc parti d’Épernay en même temps que nous? Je pris d’abord son compagnon pour un second Hollandais; mais il n’avait pas les deux rotules. D’ailleurs son costume annonçait plutôt un sédentaire qu’un voyageur. Il portait une chemise non fripée, un gilet blanc qui lui remontait jusqu’aux oreilles, et un superbe habit bleu barbeau, orné de boutons de cuivre guillochés. Ce n’est point là un costume de touriste. En effet, j’ai su plus tard qu’il était Lorrain, que depuis vingt ans il habitait Strasbourg, où il professait la géographie et les sciences politiques; ces dernières, le soir seulement, dans les cafés ou dans les brasseries.
«Oui, mon ami, disait le nez rouge à l’habit bleu, depuis hier je suis maçon; j’en ai l’honneur. C’est grande satisfaction pour moi, devant exercer l’homœopathie à Rotterdam, où la franc-maçonnerie est recherchée plus que partout on ne pourrait. Déjà, cette nuit, dans le wagon, j’ai fait connaissance d’un jeune homme aimable, maçon aussi, comme moi.
—Mais, lui dit son compagnon, comment avez-vous pu deviner qu’il était franc-maçon, comme vous?
—Voilà. Je ne pouvais pas beaucoup dormir, parce que, pour mes épreuves, ils m’ont fait boire du champagne Moët, que je n’en ai pas l’habitude, et ça m’agite. Alors, mécaniquement, pour m’occuper, je répétais les signaux qu’ils m’ont appris, pour en prendre mémoire.
—Et quels sont ces signaux?
—On se gratte d’abord le nez, comme si qu’une mouche s’y soit mise; ensuite, on se place un doigt dans la bouche, le pouce.
—Hum! hum! fit l’habit bleu, singuliers signes maçonniques que de se gratter le nez et de teter son pouce! Ensuite?
—Ensuite?... Mais dois-je vous causer de ça, à vous qui n’en êtes pas? Mon jeune homme en est, lui; et, chose drôle! il se nomme Baldaboche, aussi personnellement que moi.
—Vous vous nommez Baldaboche! dit le géographe en faisant un bond sur sa chaise.
—Van Baldaboche, depuis hier; mais pas pour vous, puisque vous n’en êtes pas!
—Et que veut dire ce mot: Baldaboche?
—Je ne sais. Il est peut-être grec.
— Ou auvergnat, repartit l’habit bleu en haussant les épaules.
—Mon bon ami, lui dit le Hollandais avec une grande douceur, mais non sans quelque dignité, vous ne pouvez comprendre puisque vous n’en êtes pas. Le sage se donne le mal d’examiner avant de porter jugement. Mon jeune homme aimable viendra déjeuner ici ce matin; il me l’a promis; attendez. Il vous expliquera la chose plus que moi, qui n’en suis que d’hier.... vous verrez. Tout ça c’est des symboles.
—Ou des bêtises! On s’est moqué de vous, j’en ai peur.»
Le Hollandais redressa la tête, fronça les sourcils, recula sa chaise, puis, après quelques instants d’un silence orageux, se tournant tout à coup vers moi, qui, placé derrière lui, me délectais à l’audition de cette scène, ajoutée à la comédie de la veille:
«Donnez-moi du fromache,» me dit-il brusquement.
Interdit sous l’apostrophe, je restais immobile et les yeux grands ouverts; le géographe intervint:
«Faites donc attention à qui vous vous adressez, dit-il au nez rouge; monsieur n’est point un domestique;» et lui montrant ma boîte de fer-blanc, que j’avais suspendue à l’une des patères de la salle, il ajouta: «Monsieur est herboriste.»
Je suis loin de mépriser les herboristes, quand ils ne confondent point la ciguë et le persil, ou la jusquiame et le bouillon-blanc; les domestiques eux-mêmes ont droit à mon estime lorsqu’ils s’acquittent de leurs difficiles fonctions avec dévouement et probité; cependant je me sentais doublement humilié par l’une et l’autre appellation. Le métier n’est pas la science, et cette belle, cette grande, cette sublime science de la botanique, je la trouvais ravalée en moi, le plus humble de ses représentants. A ce mot malsonnant de domestique, je m’étais aussitôt, des pieds à la tête, examiné dans une vaste glace, pour juger à quel point la méprise du Hollandais pouvait sembler excusable. Je portais nécessairement le même costume avec lequel j’étais sorti de Paris la veille pour faire ma tournée de banlieue: petite redingote marron, à collet de velours, passablement hors de service; une chemise de couleur douteuse, déplissée et fatiguée par la route; gilet et pantalon à l’avenant; le tout largement saupoudré de poussière; ajoutez des cheveux en désordre, une cravate de travers, orientant vers l’épaule gauche. Jamais, au grand jamais, garçon d’hôtel, keller, jeune ou vieux, n’osa se montrer devant le client sous un accoutrement pareil. Pour avoir l’air d’un domestique, j’étais trop mal mis et trop mal peigné. Le nez rouge n’aurait pas dû s’y méprendre.
Me rapprochant de la table, j’y pris place en affectant un air digne qui pût me tenir lieu d’un habit noir et d’une cravate blanche. Pour me racheter de l’accusation, j’étais décidé à me faire servir tout ce que la carte annonçait de plus fin, de plus délicat: poulet à l’estragon, légumes de primeur, bordeaux-Léoville, compote d’ananas au vin de Madère-Ténériffe; j’allais vaniteusement me ruiner pour trancher du gentilhomme ou du millionnaire, lorsque la porte s’ouvrit, donnant passage à un groupe de déjeuneurs.
«C’est lui!... le voilà!» dit le Hollandais, se rapprochant du géographe et lui désignant un jeune homme de trente-deux à trente-quatre ans, en paletot gris, à la figure un peu busquée, mais pleine de finesse et d’intelligence.
Celui-ci, après s’être légèrement gratté le nez, fit un signe de tête au Hollandais, qui, se levant de toute sa hauteur, s’essuya la bouche avec sa serviette, comme s’il s’apprêtait à prononcer un discours. Par bonheur, il se contenta de se gratter le nez à son tour, de saluer profondément, et ce fut tout.
Le nouveau venu, déjà installé, tapait de son couteau sur la table, sur les verres, appelant à haute voix les garçons, demandant tout à la fois du vin, de l’eau, de l’encre, des rognons sautés, du papier à lettre, et des filets à la Châbrillant, non à la Châteaubriand, comme dit le vulgaire. Je fais grand cas du génie inventif de l’auteur des Martyrs, mais je pense qu’en fait de découvertes culinaires, il a toujours été frappé d’incapacité. Rendons à Châbrillant ce qui appartient à Châbrillant.
Je savais gré au paletot gris de ce judicieux emploi des termes; même pour les termes de cuisine, cela prouve de la réflexion, de la conscience. Mon ingénieur survint et nous nous mîmes à table.
Au commencement d’un repas, le plus que je le puis, je m’abstrais, je m’isole, je me fais muet et je n’écoute point; de mes cinq sens l’odorat et le goût sont les seuls à qui je laisse le libre exercice de leurs fonctions; méthode sage et profitante qui permet à l’appétit de se développer avec toutes ses sensualités, à l’abri de distractions trop souvent nuisibles. Donc, pendant quelques instants, l’animal exista seul chez moi. Si l’âme retourna trop vite à son poste, c’est que mon ingénieur lui fit un appel.
«Écoutez.... écoutez! me disait-il à demi-voix en me heurtant le genou. Cela va devenir curieux. Il est fort en train aujourd’hui.»
Le paletot gris, qui déjà avait écrit cinq ou six lettres, et fait disparaître sa part de rognons sautés et de filets à la Châbrillant, venait d’ouvrir, à la grande satisfaction de son entourage, une discussion de haute géographie avec l’habit bleu barbeau.
«La géographie, telle qu’on l’entend en France de nos jours, est fort arriérée, lui disait-il; ainsi, pardon, monsieur, si je semble pour un instant vouloir vous faire redescendre sur les bancs de l’école; mais une simple question, puérile en apparence, va décider si nous pouvons nous comprendre. Combien admettez-vous de parties du monde?
—Six! répondit résolûment le professeur.
—Très-bien! Nous sommes déjà d’accord sur ce point essentiel.
—Six! répéta le Hollandais en témoignant de sa surprise; c’est beaucoup! Je veux bien cinq.
—Pas une de moins! Nous n’en démordrons pas! n’est-il pas vrai, monsieur?» dit l’habit bleu en se tournant vers le paletot gris; et il reprit, en nombrant sur ses doigts: «Nous avons d’abord l’Europe....
—Ah! monsieur!... exclama celui-ci en l’interrompant; comment, vous, un géographe aussi distingué, vous croyez encore à l’Europe? Mais l’Europe n’existe pas!... du moins comme une des parties du monde. Elle n’est, ainsi que vous l’a très-bien fait observer M. de Humboldt dans son Cosmos, que l’extrémité, la pointe septentrionale de l’Asie.»
De la figure du Hollandais la surprise semblait être passée sur celle du Strasbourgeois. Après s’être recueilli un instant:
«Effectivement, dit-il, j’ai lu dans le Cosmos que l’Europe.... Mais alors, monsieur, où diable trouverez-vous vos six parties du monde?
—Comptez, monsieur, l’Asie, — une; l’Afrique, — deux; l’Océanie, — trois; l’Australie, ou Nouvelle-Hollande, — quatre; l’Amérique du Nord, — cinq; et l’Amérique du Sud, — six!
—Vous coupez l’Amérique en deux?
—C’est la nature qui s’est chargée de la besogne. Si toute partie du monde est un continent isolé, c’est-à-dire une île immense, l’Amérique du Sud, à peine rattachée à celle du Nord par un petit bout de terre, que la sape et la mine ont peut-être déjà fait disparaître, ne doit-elle pas former, comme elle, un continent distinct?»
Le professeur se passa la main sur le front à plusieurs reprises.
«Diable! dit-il, c’est logique! Si j’y avais pensé plus tôt! Votre système est hardi, monsieur; il me plaît. Cependant, ajouta-t-il, comme s’il eût craint de trop s’engager, je vous avoue que faire une double Amérique et supprimer l’Europe, quand c’est l’Europe qui a découvert l’Amérique, me paraît.... fort!
—Les Européens n’ont point découvert l’Amérique, répliqua le paletot gris; ce sont les Américains qui ont découvert l’Europe!»
L’habit bleu resta foudroyé; le nez rouge poussa un cri, cri d’admiration sans doute.
«Une colonie américaine était établie en Norvége bien avant l’arrivée de Colomb à Hispaniola, aujourd’hui Saint-Domingue, reprit le jeune homme; qui oserait démentir ce fait quand M. de Humboldt l’affirme? Lisez le Cosmos!
— Diable!... Prodigieux! prodigieux!» répétait l’habit bleu barbeau, à l’instar du Dominus Sampson de Walter Scott.
Le jeune homme poursuivit: «J’ai fait trois fois le tour du monde, monsieur; le globe terrestre a été ma seule carte géographique; j’ai étudié sur place ses caps, ses continents, ses mers, comme les mœurs et la situation politique de ses habitants; je me suis fait affilier à toutes les sociétés secrètes et philosophiques; j’ai reçu l’accolade du grand brahme de Bénarès, du grand pontife de Fô, de l’émir des Druses et du vénérable de l’ordre de la Pure Vérité, qui seuls connaissent le mot de l’avenir; j’arrive de Constantinople, monsieur, après avoir longtemps parcouru l’Inde et la Chine, et, comme Salomon, je puis m’écrier: Vanitas vanitatum!»
Le nez rouge rayonnait, l’habit bleu était près de plier le genou devant le paletot gris. Comme celui-ci soldait sa carte, se disposant à partir:
«Monsieur, lui dit-il, de l’air d’un disciple devant son maître, depuis plusieurs années je travaille à un traité de géographie générale.... Il y aura beaucoup de choses à modifier, je le vois.... Quelques mots encore, quelques mots, je vous prie, sur la question de la Turquie et sur celle de la Chine, qui m’intéressent vivement.
—Monsieur, lui répondit sentencieusement le paletot gris, dans trente ans, le sultan se fera chrétien; ou il n’y aura plus de sultan à Constantinople. Quant à la question de la Chine, c’est celle du chat qui dort. On a eu le tort grave de le réveiller, car ce chat traîne à sa suite trois cents millions de chatons. Avant un siècle, l’Asie entière, avec sa pointe septentrionale que vous vous obstinez à nommer Europe, sera au pouvoir de la Chine, depuis Marseille jusqu’au détroit de Béring! Vos petits-neveux, monsieur, risquent de mourir Chinois.
—Prodigieux! murmurait le géographe....
—Prodigieux!» répétait l’homœopathe.
Moi, je ne soufflais mot, mais je m’amusais infiniment.
Enfin, j’osai prendre la parole, et m’adressant au prétendu disciple des brahmes: «Pourriez-vous nous éclairer, lui dis-je, sur la cause véritable de la dernière révolte des cipayes, aux Indes?
—Oh! oui, dit le géographe d’un air suppliant.
—Oh! oui,» répéta l’homœopathe.
Le paletot gris se tourna vers moi avec un geste d’acquiescement, et après m’avoir fait comprendre par un sourire en dessous qu’il ne me confondait pas avec ceux-là à qui il est si facile d’en faire accroire, il reprit: «La cause véritable de la révolte est que, parmi les cipayes, chaque soldat voulait avoir deux domestiques à son service.
—Pas possible!» s’écria le Hollandais.
Le géographe sembla réfléchir.
«Rien n’est plus vraisemblable quand on connaît le pays, dis-je en me décidant à jouer tout à fait mon rôle de compère. Moi aussi, messieurs, j’ai été aux Indes. J’y ai été pour étudier la flore tropicale, car je suis botaniste (et je regardai fixement l’habit bleu barbeau). Dans l’Inde anglaise, il n’est pas besoin d’être grand seigneur pour avoir cent domestiques sous ses ordres; moi je n’en avais que soixante (et je regardai non moins fixement le nez rouge); c’était peu, puisque ma pipe seule en occupait quatre.
— Oh! fit le Hollandais; je doute. Je comprends mieux le cipaye. Que faisaient-ils les quatre hommes de votre pipe?
—Le premier la préparait, le second l’allumait, le troisième me la présentait, le quatrième la fumait; j’ai horreur du tabac.»
Le mot parut fort plaisant, et j’en riais comme les autres, plus que les autres peut-être, ce qui est toujours un tort pour un faiseur de bons mots, quand le paletot gris se retira avec son escorte. En passant devant nous, il me salua et tendit la main à mon ingénieur.
«Vous le connaissez? dis-je à celui-ci.
—Et vous, me répondit-il, ne le reconnaissez-vous pas? C’est Brascassin.
—Quoi?... Brascassin?... le vénérable d’hier?
—Oui.
—Hier, il était donc déguisé?
—Parbleu!
—Ma foi! tant mieux que ce soit le même. Je commençais à croire ce bon pays d’Alsace tout aussi peuplé de mystificateurs que la Champagne. En tout cas, c’est un garçon fort gai.
—Pas toujours.»
Nous échangions ces quelques mots en franchissant la porte de l’hôtel; une voiture y stationnait, aux ordres de mon compagnon.
«Désolé de vous quitter encore, me dit-il; ce matin j’ai dû me rendre auprès du major Heusch, de l’artillerie badoise, pour mesures relatives à l’établissement de notre pont fixe sur le Rhin; maintenant il me faut rejoindre les généraux Larchey et Borgella, occupés à relier les deux rives du fleuve par un pont volant. Je crains que ce diable de Brascassin ne m’ait mis en retard. Voyons, l’heure vous presse-t-elle à ce point que nous ne puissions faire ensemble une visite au Pater Rhenus?
—J’ai encore deux heures et demie devant moi avant de gagner l’embarcadère.
—C’est le double de temps qu’il vous faut.»
J’étais déjà dans la voiture
V
Kehl. — Le petit homme jaune. — L’île des Épis. — Le pont volant. — Passage du Rhin. — Café de la Cigogne. — Le chevalier de Chamilly. — Un gendarme badois. — Départ de Kehl.
«S’il en faut croire une tradition strasbourgeoise, le roi Louis XIV était quelque peu magicien, et, malgré sa grande dévotion, en rapport avec le diable. Dans un coffret d’ébène, cerclé de fer, fixé par une chaîne au pied de son prie-Dieu, il détenait un petit homme jaune, démon de la plus minime espèce, haut à peine de six pouces. Quand le roi avait besoin de correspondre rapidement avec un de ses généraux ou de ses ambassadeurs, à défaut de la télégraphie électrique, qui n’était pas encore inventée, il décerclait sa boîte d’ébène, en tirait Chamillo (c’était le nom du petit homme jaune), le plaçait dans le creux de sa main, soufflait dessus, et celui-ci, chargé des instructions de son maître, fendant l’air avec la rapidité de la foudre, arrivait en quelques minutes au but qui lui était assigné.
«A Chamillo (on ne s’en doute guère en France cependant) Louis XIV dut la plus grande partie de ses prospérités. Malgré sa nature diabolique, jamais serviteur ne se montra d’abord plus sobre et plus désintéressé. Pour chacun de ses repas, il n’exige que trois grains de chènevis, et la plus grande récompense à laquelle il aspirât était de les recevoir de la main du roi. Certes, pas un courtisan, pas même un perroquet, ne se serait contenté de si peu.
«Quelques années se passèrent ainsi, puis, insensiblement, le petit homme jaune en vint à la friandise, ensuite à l’ambition. Au lieu de ses trois grains de chènevis, il lui fallut pour son dîner trois perles fines. Le monarque souffrit même qu’il se permît parfois de grignoter l’écrin de la reine. Ce ne fut pas tout; bientôt, à chaque service rendu, il exigea un titre ou une décoration nouvelle; tour à tour le roi le nomma gentilhomme de la Chambre, comte, marquis, duc, et le décora de tous ses ordres.
«Un jour, le petit diable-duc Chamillo s’abattit sur la ville, encore libre et impériale, de Strasbourg. Par les fenêtres entr’ouvertes, quelques-uns disent par le trou même des serrures, il s’introduisit chez les principaux magistrats de la cité, et quelque temps après, l’imprenable capitale de l’Alsace ouvrait ses portes devant un semblant d’armée française.
«Pour cette importante besogne, le roi pensa que Chamillo allait réclamer de lui un brevet de prince, peut-être aussi le grand cordon du Saint-Esprit. Il n’en fut rien. Chamillo en avait assez des honneurs séculiers. Il avait vu l’évêque de Strasbourg officier en robe rouge; il voulait être cardinal.
«Louis XIV ne pouvait faire un cardinal à lui seul; il comprit que le pape se refuserait à introduire un diable dans le haut clergé. Il refusa net. Chamillo s’enfuit, et alla offrir ses services au roi de Prusse, le grand Frédéric. (Ne faites point attention à l’anachronisme.) A compter de cette époque, la fortune du roi de France et de Navarre commença à décroître, et la paix de Rysvick faillit lui enlever Strasbourg, que le petit homme jaune voulait restituer à l’Allemagne.»
Nous étions sortis de Strasbourg par la porte d’Austerlitz, et tandis que du coin de l’œil, tout en prêtant l’oreille, j’examinais les abords de la forteresse, les divers accidents du chemin de Kehl, et cette île des Épis, véritable Élysée, où sous la verdure, sous l’ombre des grands arbres, sous un fouillis de hautes herbes, se cache le tombeau de Desaix, tel est le récit populaire dont me fit part mon ingénieur. Il était originaire d’Alsace et connaissait les traditions du pays.
«Voyons, lui dis-je, derrière ce conte il doit y avoir un fait, une anecdote historique; le peuple n’invente pas, il dénature.
—C’est possible, me répondit-il; mais voilà tout ce que j’en sais; à vous de trouver le reste, c’est votre métier.»
Comme il parlait, nous arrivions en vue du fleuve. Déjà le pont volant était presque achevé. En moins de quarante-cinq minutes, cent soixante soldats du génie, commandés par quelques officiers de la même arme, avaient suffi pour l’établir d’une rive à l’autre du Rhin, sur une traversée de deux cent cinquante mètres de longueur. C’était superbe! M. le général de division Larchey paraissait enchanté. Je ne l’étais pas moins que lui.
Devant moi, au delà du Rhin, s’élevait la petite ville de Kehl, ville allemande, où Beaumarchais avait dû se réfugier pour y faire imprimer la première édition complète des œuvres de Voltaire. Un vif désir me prit de visiter Kehl, et dans ce désir Voltaire et Beaumarchais n’entraient que pour une bien faible part.
«On ne voyage pas pour voyager, mais pour dire qu’on a voyagé.» Vraie ou fausse, l’observation est de Pascal, je crois. Mon ambition vaniteuse allait plus loin. Non-seulement je voulais pouvoir dire que j’avais visité Kehl, mais à cette question du premier venu: «Avez-vous jamais été en Allemagne? — Connaissez-vous l’Allemagne, monsieur?» il me plaisait d’être en droit de répondre, d’un air modeste toutefois: «Oh! fort peu.... Je connais l’Allemagne à peine.... C’est un beau pays! J’ai le regret de n’y avoir pas séjourné suffisamment pour en parler ex professo;» et autres phrases à réticences, qui m’aideraient à dissimuler ma honteuse immobilité parisienne.
Un vif désir m’avait donc pris de poser, ne fût-ce que pour cinq minutes, le pied sur la terre allemande. J’avais encore deux heures à ma disposition. Comme passage, un double chemin s’ouvrait ou plutôt se fermait devant moi. En tête de l’ancien pont de bateaux, la douane française était là, visitant les bagages, s’enquérant des passe-ports. Vous le comprenez, pour aller de Paris à Marly-le-Roi, vu que, généralement, on ne traverse pas la frontière, j’avais cru inutile de me munir d’une feuille de route et de lettres de recommandation. Le nouveau pont appartenait à l’armée; pour s’y frayer une voie, il fallait porter le shako ou le casque. Je n’avais qu’une casquette. Mon ingénieur vit mon embarras, devina mon désir; il me glissa sous le bras un rouleau de cartes et de plans; il m’arma d’un mètre et d’une équerre; ma boîte de fer-blanc elle-même aida à me donner une apparence de quelque chose appartenant aux ponts et chaussées. La musique du génie débouchait, se dirigeant vers l’autre rive; je marchai à sa suite. C’est ainsi que je fis mon apparition sur le territoire germanique.
J’étais à Kehl, dans les États badois! Qui me l’eût prédit le matin, quand je pensais me réveiller à Noisy-le-Sec?
Kehl est une ville formée d’une seule rue.... Je n’entrerai pas dans plus de détails topographiques. Cette rue, ou cette ville, à peine l’avais-je parcourue à moitié qu’apercevant un bureau de poste, l’idée me vint d’écrire à Minorel trois mots (je n’avais pas de temps à perdre en correspondance), trois mots datés de Kehl (grand-duché de Bade, Allemagne). Certes, je comptais bien arriver à Marly avant la lettre; mais, si Antoine refusait de croire à mes récits de voyageur, du moins cette lettre, par son timbre, viendrait lui prouver pertinemment que, plus heureux que le grand roi, j’avais franchi le Rhin avec une partie de l’armée française, et musique en tête!
Afin de me procurer promptement papier, plume et encre, j’entrai dans un café, à l’enseigne de la Cigogne. Là, déjà nos soldats, mêlés aux bourgeois de la ville, fumaient à pleine pipe du tabac de contrebande, en buvant de la bière badoise. Je prenais la plume, lorsqu’un individu placé près de moi, à la table voisine, dit à un sien compagnon qui lui faisait face:
«Ne dirait-on pas que les Français arrivent ici en vainqueurs, savez-vous? et s’emparent de Kehl par surprise, comme jadis ils se sont emparés de Strasbourg?
—Ce ne sont pas les Français qui ont pris Strasbourg, lui répliqua son vis-à-vis, c’est le petit homme jaune.»
Je redressai l’oreille; mon voisin, Belge de naissance, ouvrit de grands yeux. Le vis-à-vis, s’apercevant sans doute alors qu’au lieu d’un seul auditeur il en avait deux, raconta dans tous ses détails non plus le conte des paysans alsaciens, que m’avait débité mon ingénieur, mais bel et bien, et à ma grande satisfaction, cette anecdote historique que j’avais soupçonnée devoir être logée sous le conte. Et tandis qu’il parlait, moi j’écrivais; je n’écrivais pas à Minorel, je prenais des notes sur Chamillo, ou plutôt sur M. de Chamilly, et la diablerie devenait simplement un chapitre de l’histoire intime du grand roi, oublié par Saint-Simon.
«M. de Louvois, le puissant ministre, avait fait la promesse au marquis de Chamilly, depuis maréchal de France, d’employer prochainement son neveu dans quelque affaire diplomatique de haute importance, qui ne pouvait manquer de le lancer. Chaque jour, le jeune Chamilly se présentait devant le ministre et n’en recevait que cette réponse: «Attendez; je ne vois pas poindre encore un emploi digne de vous.» Las d’attendre toujours, le jeune homme se désespérait. Vers le milieu de septembre 1681, Louvois lui dit: «Monsieur, le roi vous charge d’une mission de la plus haute importance, qui demande à la fois célérité et discrétion. Vous allez prendre la poste et vous rendre à Bâle, où vous devrez être arrivé le mardi 17 du présent mois; les relais sont préparés; le lendemain, mercredi, 18, de midi à 4 heures, en costume qui ne puisse attirer l’attention, vous vous tiendrez sur le pont de ladite ville; vous prendrez rigoureusement note de tout ce qui s’y passera, de tout, entendez-vous bien, monsieur, et, aussitôt, sans désemparer, vous reviendrez m’instruire du résultat de vos observations. Allez! la façon dont vous vous acquitterez de ce rôle, tout de confiance, décidera de votre avenir.»
«Le chevalier de Chamilly était sur le pont de Bâle au jour et à l’heure indiqués. Il s’attendait à y rencontrer une députation des cantons suisses, le grand landamann en tête. Il vit passer des charrettes, des villageois, des citadins, qui allaient à leurs affaires; des troupeaux de bœufs et de moutons; des gamins qui couraient les uns après les autres; des mendiants, qui, tour à tour, lui demandèrent l’aumône; il la leur fit à tous, pensant que quelques-uns, agents mystérieux des cantons, pourraient bien être porteurs d’un message secret. Une vieille femme traversa le pont sur un âne rétif, qui la jeta par terre; il releva la vieille femme, ne sachant trop si cette chute n’était pas une manœuvre diplomatique, et s’il n’allait point trouver en elle le grand landamann travesti; il eut même la pensée de courir après l’âne; mais l’âne galopait déjà hors des limites assignées au diplomate.
«Le chevalier de Chamilly se damnait pour savoir ce qu’il était venu faire sur le pont de Bâle en Suisse. Il patienta encore; de nouveau passèrent devant lui des ânes, des bœufs, des moutons, des flâneurs, des paysans et des charrettes; mais de députation et de grand landamann, pas l’ombre! Il se dépitait. Comme pour l’achever, vers la fin de sa longue et fastidieuse faction, un petit laquais, grotesquement vêtu d’une casaque jaune, vint au-dessus du parapet secouer et battre des couvertures de laine, et Chamilly en reçut la poussière dans les yeux. Déjà hors de lui, il s’apprêtait à rosser le maroufle, lorsque la quatrième heure sonnant, il reprit la poste.
«Au milieu de la troisième nuit, harassé du voyage, profondément humilié de son insuccès, il reparut devant le ministre, auquel il raconta piteusement sa triste odyssée, sans lui faire grâce du moindre détail, car il avait pris note exacte du tout. Quand il en fut au petit homme à la casaque jaune, M. de Louvois jeta un cri et lui sauta au cou. Sans lui laisser le temps de respirer, il l’entraîna chez le roi. Le roi dormait. On le réveilla par ordre du ministre. Louis XIV se frotta les yeux et passa sa perruque; après quoi, les rideaux de son lit étant tirés, il écouta à son tour le récit détaillé du chevalier de Chamilly. A l’apparition du petit homme jaune, comme son ministre, il poussa un cri, et dans son transport de joie, s’élançant hors du lit, il exécuta une sarabande au milieu de sa chambre à coucher. De tous les gentilshommes de France, l’heureux M. de Chamilly fut le premier peut-être à qui il ait été donné de voir Louis le Grand danser en chemise et en perruque à trois marteaux.
«Ce ne fut pas là sa seule récompense. Le roi le nomma chevalier de ses ordres, comte et conseiller d’État, au grand ébahissement du digne garçon, qui ne comprenait encore rien à l’affaire.
«Le petit laquais du pont de Bâle, en secouant ses couvertures, annonçait à l’envoyé du roi, de la part des magistrats de Strasbourg, que la ville se mettait à sa disposition.
«Voilà comment le petit homme jaune a pris Strasbourg; comment aussi du nom de Chamilly il fut baptisé Chamillo; et comment notre roi Louis XIV passa pour un magicien.»
Je tenais donc une légende! et, avec la légende, sa version explicative. Il m’avait fallu passer le Rhin pour la trouver. Je ne regrettais pas ma course. Combien j’étais loin de prévoir le mauvais tour que Chamillo ou Chamilly allait me jouer!
Tandis que mon voisin de la Cigogne parlait, tandis que j’essayais de sténographier son récit, les soldats avaient cessé de fumer leur pipe et de boire leur bière; le rappel avait battu dans les rues de Kehl; ils étaient partis, et je n’avais rien vu, rien entendu. Je regardai à ma montre, un vrai chronomètre de Poitevin; j’avais encore trois quarts d’heure devant moi pour me rendre à l’embarcadère, plus que le temps nécessaire, mon ingénieur ayant mis sa voiture à ma disposition. Néanmoins je crus prudent de renoncer à écrire à Minorel. Je fis mes adieux à Kehl, et me dirigeai vers le pont nouvellement construit.
Il était déjà en voie de démolition.
Forcément, je gagnai en toute hâte l’ancien pont. Là, ce ne fut plus la douane française qui me barra le passage, ce fut la douane badoise. Le préposé aux passe-ports me demanda mes papiers. Je lui racontai mon histoire, en regardant à ma montre vingt fois par minute.... si le chemin de fer allait partir sans moi! Cette idée me causait une telle irritation que, pour la première fois de ma vie peut-être, il m’arriva d’être inconvenant vis-à-vis de l’autorité.
Le préposé me lança un regard de Sicambre et me tourna le dos, après m’avoir d’un geste recommandé à l’attention de ses subordonnés. Évidemment, j’étais en suspicion. Connaissant ma qualité de Français, on me prenait sans doute pour un réfugié, pour un interné qui cherchait à rompre son ban, à rentrer en France avec les plus coupables intentions. Je le crois fermement, ma chemise de couleur me donnait seule de ces allures équivoques.
Un de mes voisins de la Cigogne, l’historiographe même du chevalier de Chamilly, honnête commerçant de Kehl, avait quitté le café en même temps que moi. Je l’apercevais alors sur le seuil de sa boutique, d’où il semblait m’observer d’un air plein de commisération. Demeurant près de la douane, au courant des mécomptes dont elle est cause, il me fit signe de venir à lui, et me demanda si je ne connaissais pas à Strasbourg deux notables qui pussent me réclamer: «Hélas! monsieur, je n’y connais que le garçon d’hôtel, qui ce matin m’a servi à déjeuner à la Ville de Paris, et le sacristain qui, à Saint-Thomas, m’a fait voir le tombeau du maréchal de Saxe et je ne sais quelles momies dans leurs boîtes.
—Ce ne sont point là des notables, me répondit-il.
—Mais un notable de Kehl, un homme établi, lui répliquai-je en le regardant d’une façon toute particulière, ne pourrait-il, aussi bien que ceux de Strasbourg, me servir de caution?»
Ma question sembla l’embarrasser; il se gratta l’oreille, puis, rompant les chiens: «Mais comment êtes-vous parti de Paris pour Kehl sans vous mettre en règle?» me dit-il.
De nouveau j’entrepris la narration succincte de mon étrange voyage. Il ne parut guère y donner plus de créance que le préposé aux passe-ports, et, après m’avoir mesuré d’un regard empreint moitié de pitié moitié de défiance, je le vis se troubler tout à coup: «Voici un gendarme!» me dit-il brièvement et à voix basse.
Et il rentra dans sa boutique.
Je puis me rendre à moi-même ce bon témoignage: jusqu’alors la vue d’un gendarme ne m’avait inspiré d’autre sentiment que celui de la confiance et de la sécurité. Pour celui-ci ce fut tout autre chose. Quoique bien convaincu de mon innocence, un froid nerveux me prit entre les deux épaules, et comme le gendarme et moi nous avoisinions le chemin de fer badois, j’eus soin de mettre entre nous l’épaisseur des wagons.
Là, pour me donner une contenance, je lisais l’affiche des principales stations échelonnées de Kehl à Francfort. Semblable au Sésame, ouvre-toi, de la lampe merveilleuse, le mot Carlsruhe m’apparaît. Grâce à lui, tous les obstacles vont disparaître!
Je me rappelle avoir un ami dans la capitale du grand-duché de Bade, M. Junius Minorel, cousin germain de mon ami Antoine Minorel, et attaché de la Légation de France à Carlsruhe. On me demande une autorité, en voilà une! Je vais lui faire parvenir une dépêche télégraphique, un télégramme, comme on dit aujourd’hui. Dans dix minutes j’aurai sa réponse, et mon attestation de bonne vie et mœurs.
Misère!... Le guignon s’attache après moi! La correspondance électrique est interrompue par la rupture d’un fil. Je ne puis cependant rester ainsi confisqué par la douane badoise! Je prends un grand parti. La locomotive du chemin de fer de Kehl à Carlsruhe s’apprête à se mettre en route; je monte résolûment dans un des wagons.
Trois heures après, j’étais à Carlsruhe.
Pour un homme ennemi juré des chemins de fer, c’était peut-être en abuser. J’ai déjà pris celui de Noisy-le-Sec à Épernay, celui d’Épernay à Strasbourg. Je me vois forcé de prendre celui de Kehl à Carlsruhe, ayant en expectative celui de Carlsruhe à Kehl, puis celui de Strasbourg à Paris; cela pour n’avoir point voulu prendre le chemin de fer de Paris à Saint-Germain, par lequel il me faudra passer cependant!
VI
Carlsruhe. — De la difficulté de changer de chemise. — La sentinelle du parc. — Je vais prendre un bain en chaise de poste. — Closerie des Lilas. — L’hôtel de la Légation et le Théâtre. — M. Junius Minorel, s’il vous plaît? — Déceptions sur déceptions. — Je couche dans la capitale des États de Bade.
En arrivant à Carlsruhe, je compris qu’il serait peu convenable à moi de me présenter à la Légation de France dans mon fâcheux état de toilette. J’achetai dans une maison de confection une chemise non de couleur, mais blanche et fine; une cravate de satin, un faux-col, des gants et un mouchoir de poche. La difficulté était de passer ma chemise. Je ne le pouvais en pleine rue. Pour tout au monde, je n’aurais mis le pied dans une auberge: on n’eût point manqué d’y flairer mon passe-port absent, de m’y faire inscrire mon nom sur un registre; je suis étranger, sans suite, sans bagages, suspect par conséquent. La police mise en éveil, c’est avec accompagnement de gendarmes que je me serais présenté à la Légation de France.... Fi d’un pareil cortége!
Heureusement, l’invention ne m’a jamais fait défaut.
En parcourant la ville pour mes emplettes, j’avais avisé le parc du château, avec ses épais massifs d’arbres et ses rares promeneurs. Je prends la route du parc. A la grille d’entrée, le soldat en sentinelle me fait signe d’arrêter. Va-t-il aussi me demander mon passe-port? Non; du doigt il frappe sur ma boîte de fer-blanc, mon unique valise. Pensant qu’il veut en connaître le contenu, je m’apprête à l’ouvrir. Il me répond par un branlement de tête négatif et un bon gros rire de brave homme. Il paraît que dans les États de Bade il est permis de rire sous les armes. Cependant, tout en riant, il continuait de frapper sur ma boîte. A ses yeux, ma boîte était un paquet, et dans le parc grand-ducal, pas plus que dans nos parcs impériaux, il n’est permis de passer avec bagage; je le compris. Qu’à cela ne tienne! je me débarrasse de ma boîte, et par une pantomime expressive, je demande à ce gai militaire la permission de la déposer dans sa guérite; je la reprendrai en sortant. Il ferme les yeux, fait une inclinaison de tête et sourit.... C’est un consentement! Je le remercie de la main. Mais au moment de déposer ma boîte de fer-blanc, je songe que ma chemise, mon faux-col, ma cravate y sont renfermés. Or, je ne voulais pénétrer dans le parc que pour y chercher un endroit solitaire où je pusse changer de linge sans blesser la pudeur publique. Par ma foi! je ne songeais guère alors à la promenade; je songeais à la Légation de France, à mon passe-port à obtenir, à mon départ de Carlsruhe surtout, à mon ami Antoine Minorel, à Madeleine, ma cuisinière, et à mon vieux Jean, qui, tous trois, devaient commencer à s’inquiéter de mon retard. Je reprends brusquement ma boîte; je vais m’éloigner.... Témoin joyeux de mes évolutions et contre-évolutions, la sentinelle riant encore, riant toujours, m’annonce, par un dernier geste, que ma boîte et moi nous pouvons passer.
Brave soldat! au besoin, je témoignerais, main levée, de l’excellence de ton caractère comme de ton intelligence. Du premier coup d’œil, tu as deviné qu’un pur natif de Paris était devant toi, incapable d’articuler ou de comprendre un mot de ta langue caillouteuse; par la mimique tu as suppléé à la parole inutile; par la science du physionomiste, tu as su reconnaître à qui tu avais affaire, et, sans ouvrir la bouche, tu t’es montré à la fois perspicace, charitable et de belle humeur. Puisses-tu bientôt devenir caporal, et même capitaine! Si les soldats badois avaient, comme les nôtres, les grosses épaulettes dans leur havre-sac, je te souhaiterais le généralat. Certes, le grand-duché aurait alors en toi un des généraux les plus gais qu’il ait eus jamais.
Me voici donc dans le parc. J’épie un endroit favorable. Mon premier coup d’œil m’avait abusé. La journée avait été chaude; le soleil couchant conservait encore une partie de sa force; si les promeneurs ne m’étaient point apparus d’abord dans les allées découvertes, je les trouvais de tous côtés maintenant sous l’ombre des massifs.
Leur présence me gênait, je l’avoue. J’allais de ci de là, pour l’éviter. Tenus en éveil par mes manœuvres stratégiques, les inspecteurs du parc me regardaient d’un air quelque peu inquisiteur. Enfin le soleil baisse de plus en plus, la solitude se fait autour de moi; je trouve un bosquet désert, un cabinet de verdure; je me dispose à le changer en cabinet de toilette. A peine me suis-je débarrassé d’une manche de mon habit, un de mes argus en uniforme se montre tout à coup. Il pouvait se méprendre sur mes intentions; il m’apostrophe en allemand; je recommence pour lui mon histoire dans le meilleur français possible, et comme la faculté de nous comprendre nous est également refusée à l’un et à l’autre, je repasse la manche de mon habit, et le quitte, en lui adressant un salut, qu’il ne me rend pas.
Il me faut sortir d’embarras cependant. Les cabinets de verdure m’étant interdits, j’aurai recours aux cabinets de bains. Là je pourrai tout à loisir changer de linge, et prendre quelque repos avant de me présenter à la Légation.
Arrivé à la place de l’Obélisque, j’y trouve une station de voitures, mais de voitures point. Passe une chaise de poste qui rentrait chez elle à vide.
«A fot’ serfiche, meinchir!» me crie le postillon.
Pourquoi pas? Après mon bain, ma transformation accomplie, si je descendais à la Légation en chaise de poste? Oui; cela aura bon air. Plus économe de temps que d’argent, je prends mon postillon à l’heure, et m’élance dans sa chaise en lui jetant ces mots: «A la maison de bains la plus proche!» Il me conduit hors de la ville. Je me fâche et à tort. Il n’y a pas de maisons de bains à Carlsruhe, ville essentiellement aristocratique, où chacun a sa baignoire à domicile.
A l’extrémité d’un boulevard, que longe une eau courante, existe un grand jardin parsemé de tables et de lilas en fleurs; sous les lilas se promènent des amoureux; autour des tables se tiennent des buveurs devant leur chope mousseuse. C’est là que s’arrête ma voiture. Je m’apprêtais à gourmander encore mon conducteur, qui, au lieu de me conduire à une maison de bains, m’avait mené à une Closerie des Lilas, quand, au fond du jardin, sur la face d’un bâtiment carré, je vois, inscrit en grosses lettres, ce mot: Baden, qui décidait en sa faveur. En pays étranger, il faut bien se garder d’avoir trop tôt raison.
Je traverse le jardin, j’entre dans ladite maison, je monte au premier étage; un garçon se présente; je lui commande un bain tempéré, vingt-huit à trente degrés centigrades, pas plus. «Cela suffit,» me répond-il en très-bon français. Il m’installe dans un charmant cabinet, orné d’une baignoire vide, et je reste un quart d’heure sans plus entendre parler de lui. Je sonne, j’appelle.... Le silence le plus profond règne dans la maison de bains, qu’on pourrait prendre pour un cloître abandonné, tandis qu’au dehors, dans la closerie, commencent à s’élever des chœurs d’une excellente exécution, où de jeunes voix, fraîches et alertes, brodent de charmantes mélodies sur des basses vigoureuses et bien tenues.
Ce sont les buveurs et les amoureux qui se répondent.
J’aime la musique, surtout la musique inattendue, celle qui vient nous charmer à l’improviste, sans prospectus, sans programme. Celle-là, l’Allemagne et la Suisse en sont prodigues, dit-on; mais, pour le moment, j’y avais peu l’oreille. J’écoutais surtout le bruit de mes sonnettes dont je commençais à jouer avec fureur, avec emportement. Las de carillonner en vain, je mets le nez à la fenêtre qui donne sur le jardin. A la lueur de quelques lanternes (car la nuit était venue), je vois mon garçon tranquillement occupé à distribuer des pots de bière de droite et de gauche, tout en chantant avec les autres. Ouvrant brusquement la fenêtre, je l’appelle, je crie, au risque de rompre l’harmonie du choral; il se retourne, lève la tête vers moi, et, après être resté quelque temps la bouche ouverte, sans doute pour achever sa phrase musicale: «On le prépare,» me dit-il avec un reste de modulation dans le gosier.
J’aurai occasion de revenir bientôt sur cette question de la vivacité allemande et en particulier sur celle des garçons de bains. La placidité de celui-ci m’avait désarmé. Je passai ma chemise neuve, je mis mon faux col, ma cravate de satin, je me gantai, opération d’autant plus nécessaire que dans ce Baden je n’avais pu même me laver les mains, et songeant à l’heure qui menaçait, je descendis rapidement l’escalier, au bas duquel je trouvai mon chanteur, fredonnant encore et portant sous son bras un peignoir et des serviettes.
«Combien vous dois-je? lui dis-je.
—Est-ce que monsieur ne prendra pas son bain?
—Non.
—Eh bien, c’est un demi-florin, le linge compris.»
Je lui donnai le demi-florin. Comme je regagnais ma voiture: «Et le trinkgeld! Le pourboire!» me cria-t-il.
Dix minutes après, ma chaise s’arrêtait devant la Légation de France.
Sans même attendre ma question, le concierge me déclara que, si je venais pour affaires, les bureaux étaient fermés et que ces messieurs étaient tous au spectacle.
«Au théâtre!» dis-je à mon cocher.
Le buraliste dormait dans sa petite logette. Je le réveillai pour lui demander un billet d’orchestre, ce qui ne sembla pas médiocrement le surprendre.
Lorsque j’entrai dans la salle, on jouait le dernier acte de je ne sais quel opéra allemand auquel je ne compris rien, paroles et musique, tout occupé que j’étais d’inspecter autour de moi pour y découvrir ma Providence, sous les traits de M. Junius Minorel. J’y perdis mes peines. Je me promis, durant l’entr’acte, de me faire indiquer la loge de la Légation, où je ne pouvais manquer de le trouver. Nouvelle déception! Ledit opéra composait à lui seul tout le spectacle. A Carlsruhe, le théâtre s’ouvre à cinq heures et se ferme à neuf; après quoi chacun rentre chez soi pour y souper et se coucher. O Parisiens! ne blâmez pas trop légèrement ces usages, ils valent bien les vôtres. Les jours de spectacle vous dînez mal et vous ne soupez pas.
Le train direct partait à dix heures dix-sept minutes.
Je n’avais pas un instant à perdre; deux minutes après, ma chaise de poste me ramenait à l’hôtel de la Légation.
Vis-à-vis du concierge, cette fois, je fus plus explicite. Je demandai si M. Junius Minorel était rentré du spectacle. Le concierge me répondit que, pour le moment, M. Junius de Minorel habitait la ville d’Heidelberg, où il était en train d’achever sa cure de petit-lait.
J’étais atterré. Qu’allais-je faire? où me réfugier?
Témoin de ma torpeur et bientôt mon confident, le postillon, le quatrième individu à qui, dans cette même journée, j’avais raconté mon histoire, me proposa de me conduire sur le boulevard d’Ettlingen, à la maison Lebel, pension bourgeoise, où je trouverais une chambre à la journée, avec table d’hôte. La logeuse était Belge et veuve, à ce qu’il croyait.
«Boulevard d’Ettlingen!» lui dis-je.
Nous nous arrêtâmes devant une petite maison de bonne apparence. On me donna une chambre, je m’y installai, sans songer à souper. Rendu de fatigue et d’émotions, à peine pouvais-je rassembler assez nettement mes idées pour me rendre compte des événements écoulés et de leur ordre depuis mon départ. Il me semblait être parti de chez moi depuis quinze jours.
Le philosophe a dit vrai: «Les voyages allongent la vie.» Il aurait dû ajouter qu’ils rétrécissent la bourse.
Voici le compte de mes dépenses depuis mon départ de Paris:
| Donné à une pauvre femme, qui, à Ménilmontant, m’a indiqué le sureau merveilleux | 1f | »c |
| Au garçon du cabaret Ferrière | 5 | » |
| Chemin de fer de Noisy à Épernay | 15 | 90 |
| A un commissionnaire qui a voulu absolument porter ma boîte de fer-blanc jusque chez Athanase | » | 50 |
| Au petit mendiant voluptueux | 5 | » |
| Visité l’église d’Épernay, à une heure indue | 1 | » |
| Visite aux caves | 2 | » |
| Chemin de fer d’Épernay à Strasbourg | 38 | 30 |
| A un monsieur qui m’a nommé les six Muses, Calliope, Euterpe, Érato, Thalie, Melpomène et Tisiphone, placées sur le théâtre de Strasbourg | 1 | » |
| A reporter | 69f | 70c |
| Report | 69f | 70c |
| Au sacristain de Saint-Thomas, qui m’a montré le tombeau du maréchal de Saxe | 2 | » |
| A un autre sacristain, pour la momie du duc de Nassau | 1 | 50 |
| A un jeune ouvrier sans ouvrage, qui, à la cathédrale, m’a conseillé de revenir à midi pour entendre sonner la fameuse horloge | 2 | » |
| A la Brasserie du Dauphin, une chope | » | 50 |
| Déjeuner, à la Ville de Paris | 4 | 50 |
| Au garçon | » | 50 |
| A la fille qui m’a apporté l’eau pour laver mes mains | » | 50 |
| Au café de la Cigogne, à Kehl, bière bavaroise | 1 | » |
| Au garçon | » | 25 |
| Chemin de fer de Kehl à Carlsruhe | 8 | 45 |
| A l’employé du chemin de fer qui s’est emparé de mon parapluie | » | 50 |
| Chemise, cravate de soie, mouchoir et gants | 22 | 65 |
| Pour le bain que je n’ai pas pris (sans trinkgeld au garçon), un demi-florin | 1 | 08 |
| Stalle d’orchestre, un florin et demi | 3 | 23 |
| Chaise de poste à l’heure, trois florins | 6 | 45 |
| Pourboire au postillon | 2 | » |
| Total | 126f | 81c |
Cent vingt-six francs quatre-vingt-un centimes!
Et j’avais emporté des provisions! j’avais déjeuné chez Ferrière, dîné chez Athanase et passé la nuit en chemin de fer! Le lit d’auberge m’était encore inconnu!
A peine si je possédais la somme suffisante pour retourner à Kehl dans le cas où j’aurais pensé que le plus sage parti à prendre était d’aller me livrer aux autorités françaises pour me faire reconduire à Marly-le-Roi de brigade en brigade. Il me restait ma montre; c’était une ressource. Néanmoins, je ne ressentais plus la moindre indulgence pour la plaisanterie d’Athanase, qui, à Épernay, m’avait subrepticement enwagonné pour Strasbourg, quand je pensais retourner à Paris.
VII
Notes de voyage. — Observations de mœurs. — Des serrures, du poêle et des miroirs obliques. — Perrette, la laitière. — Le vaudeville et la romance. — Un maçon badois. — Bain à domicile. — Table d’hôte académique. — Ma jolie hôtesse. — Suppositions insensées. — La chambre aux sonnettes.
Aujourd’hui, 2 mai, je me suis éveillé au chant des fauvettes et des pinsons, ce qui, en partie, a dissipé les brumes de mon cerveau. Mon premier soin a été d’écrire aux deux Minorel, à l’un à Marly-le-Roi, à l’autre à Heidelberg. A Minorel Ier, j’ai raconté, et, ma foi! fort gaiement, comment, depuis Épernay, j’avais joué le rôle du voyageur malgré lui. Pauvre humanité! nos désastres de la veille deviennent facilement pour nous, le lendemain, un sujet de plaisanterie. Je l’engageais à planter son pavillon chez moi, à m’y attendre, et je le confiais aux bons soins de Madeleine et de mon vieux Jean. A Minorel II, j’ai annoncé mon arrivée à Carlsruhe et reproduit exactement, pour les détails plaisants, ce que je venais d’écrire à son cousin. Dans le cas où il devrait rester à Heidelberg plus de deux jours encore, je l’ai prié de correspondre en ma faveur avec la Légation, pour la délivrance de mon passe-port.
Voici mes deux lettres en route pour la poste. Je me sens tout à fait soulagé; je respire plus librement; je reprends possession de moi-même! Chantez joyeusement petits oiseaux; un ami est là qui vous écoute!
Avec deux jours de loisirs devant soi, peut-être trois, il est permis de songer à tirer parti de certaine dose d’observation dont, en pays étranger, le voyageur, volontaire ou involontaire, se croit toujours suffisamment pourvu.
Le voyageur à poste fixe, celui qui durant des mois entiers séjourne dans un pays, peut juger sainement de ses institutions, de ce qui fait sa force et son essence, étudier à fond son organisation morale ou politique; mais pour juger des surfaces, des oppositions de mœurs et d’habitudes avec les autres pays, le voyageur au pied levé a l’avantage. Il n’a pas eu le temps de participer aux coutumes de la localité, de s’y faire; tout ce qui est étrangeté (j’emploie ici le mot dans sa bonne acception) le saisit brusquement et au vif.
Sans sortir de ma chambre, allons à la découverte! Je regarde ma porte, et déjà je m’étonne. A la partie supérieure de ma serrure s’élève horizontalement une branche de fer, qui joue là le rôle du pêne chez nous. Vous laissez tomber votre main dessus, la porte s’ouvre. Vous n’avez pas à tirer un bouton, souvent rétif, ou à tourner une poignée qui vous laisse aux doigts une odeur de cuivre. Le poids de la main suffit; au besoin on ouvrirait avec le coude.
Je trouve ce mécanisme bien supérieur aux nôtres dans les instruments du même genre. Autre perfectionnement! Ma serrure est compliquée d’un verrou, placé en dessous, à la place du pêne, et qui glisse facilement dans la gâche. Par ce moyen si simple on évite ces verrous massifs qui encrassent et fatiguent les chambranles de nos portes.
Immédiatement je pris note de ma serrure.
Ma chambre est à la fois décorée d’un poêle et d’une cheminée. La cheminée ressemble à toutes les cheminées et ne mérite aucune remarque particulière. Il n’en est pas ainsi du poêle. Étroit et grêle, montant du parquet au plafond, comme un pilastre de faïence, que fait-il là, engagé dans la muraille? Je ne lui découvre d’autres ouvertures, de mon côté, que des bouches de chaleur. On l’allume (et c’est là ce que je glorifie en lui!), on l’allume en dehors, par la galerie qui règne le long des chambres. Si vous mettez à profit cette excellente invention, mes chers compatriotes, je ne regretterai pas ma station forcée à Carlsruhe; vous ne risquerez plus de voir votre domestique venir, le matin, troubler et enfumer votre sommeil. Après une nuit froide ou humide, vous vous réveillerez, comme par enchantement, au milieu d’une douce atmosphère, et si vous jugez à propos de faire flamber votre cheminée, ce sera seulement par sybaritisme et pour vous réjouir la vue.
Quoique né curieux, très-curieux (c’est mon vice radical; mais je lui ai dû tant de jouissances que l’heure du repentir n’a pas encore sonné pour moi), je signalerai moins honorablement cette petite glace oblique placée en dehors de la vitre, et commune à toutes les maisons de Carlsruhe, meuble commode, distrayant, mais immoral, qui vous met à même de voir sans être vu, et livre à votre merci les mystères de la voie publique. Il présente toutefois cet avantage réel. Un visiteur vous arrive; prévenu par votre espion, vous avez tout le temps nécessaire pour vous préparer à le recevoir convenablement, et mieux encore, si c’est un fâcheux ou un créancier, pour lui faire défendre votre porte.
Après ce mûr examen de mon mobilier, n’y trouvant plus rien à relever, la main sur la conscience, à mon poêle en pilastre je donne le premier prix, le second à la serrure à verrou et au pêne horizontal; quant à la glace oblique, je la mets hors de concours.
A mon retour à Paris, cependant, il se pourrait bien que j’en fisse orner les deux côtés de la fenêtre de mon cabinet, qui donne sur la rue Vendôme.
Pour m’essayer au jeu du miroir, tout en faisant ma barbe devant la croisée, je jette de droite et de gauche un regard dans ma double glace; de droite et de gauche le joli boulevard d’Ettlingen se développe à mes yeux dans une partie de sa longueur.
Comme M. de Chamilly sur le pont de Bâle, je ne vois d’abord que des paysans et des moutons, des vieilles femmes et des ânes qui passent. Attendez!... Sur les bas côtés de la route quelles sont ces filles blondes, traînant après elles de petits chariots semblables à des chariots d’enfants? Ce sont les laitières du pays. Ici, Perrette ne porte plus son pot au lait sur sa tête; elle peut rêver à son aise, si rêver lui est doux, sans crainte de voir, sous une cabriole, s’écrouler ses châteaux en Espagne.
Parmi ces blondes filles, j’en remarque une; avec plus de nonchalance, mais aussi avec plus de grâce que les autres, elle tire à elle son petit chariot, laissant volontiers ses compagnes la devancer. Demeurée en arrière de la bande, elle s’arrête. Un grand garçon sort alors d’une futaie qui longe le boulevard, et, lui venant charitablement en aide, il remplace Perrette au timon du chariot, poussant l’attention jusqu’à lui enlacer la taille de son bras resté libre, sans doute pour la soutenir dans sa marche. La route se fait déserte un instant. Il penche sa tête vers celle de la jolie laitière, qui lui sourit, et je vois.... je ne vois rien! Par l’effet des distractions que me causait ma glace moucharde, mon rasoir venait de tourner entre mes doigts, et je m’étais fait une entaille au menton; juste punition d’une curiosité que je déplore, mais dont je ne suis pas près de guérir.
Mon voyage autour de ma chambre terminé, mes observations notées sur mon carnet de touriste, j’ouvris ma fenêtre, et, machinalement, mon regard se dirigea vers la place où j’avais laissé les deux amoureux. Douce surprise! j’y pus embrasser dans toute son étendue la futaie, ou plutôt le charmant petit bois, déjà verdoyant et rempli de clartés joyeuses, d’où le grand garçon était sorti pour aller à la rencontre de Perrette. Quel voisinage pour un botaniste! Je rêvais déjà d’y rencontrer toute la flore printanière de l’Allemagne. J’arrêtai mes yeux, remplis d’espoir, sur ma boîte de fer-blanc piteusement rencognée contre la cheminée.
«Sois tranquille, ma vieille compagne! ton rôle humiliant de valise va cesser!»
Mais avant de me livrer à mes recherches botaniques, j’allais avoir à signaler de nouvelles observations, non moins importantes, et d’un ordre plus élevé peut-être que les premières.
Sorti de la maison, je gagnais le petit bois, quand la vue de trois grandes banderoles tricolores, qui flottaient près d’une usine avoisinante, m’arrêta court. L’usine appartient à la maison Ch. Christofle et Cie. M. Charles Christofle, qui, en France, confectionne depuis les simples couverts d’argent jusqu’aux pièces de canon en bronze d’aluminium, était en train de conquérir l’Allemagne à la dorure et à l’orfévrerie artistique. Il y avait eu je ne sais quelle inauguration la veille, et la maison française, comme un vaisseau dans une rade étrangère, s’était pavoisée aux couleurs nationales. Mon cœur battit; je crus être en France, dans une France où l’on peut voyager sans passe-port; j’entrai, et là je fus à même de comparer entre elles l’activité allemande et l’activité française. Cette fois, la comparaison était tout à l’honneur de la France.
Dans les ateliers occupés par nos compatriotes le travail marchait au pas accéléré; les maillets, les marteaux, en tombant sur le métal, marquaient une mesure leste et rapide, qui semblait servir d’accompagnement à quelque gai vaudeville; dans les autres, peuplés d’ouvriers allemands que M. Christofle avait initiés à son œuvre d’alchimiste, la mesure lente, presque mélancolique, martelait le Roi des Aulnes ou le Chasseur noir.
Dans le même espace de temps, le vaudeville français fera deux fois la besogne de la romance allemande.
Autre tableau pris sur les mêmes lieux.
Des maçons badois s’occupent d’une construction annexée à l’usine. Un jeune manœuvre va à cinquante pas de là chercher des briques, dont le besoin se fait sentir parmi les travailleurs. Après s’être arrêté quelque temps en route à une petite fontaine, dont il fait jouer la pompe pour se désaltérer à un mince filet d’eau, si mince qu’il est forcé de s’y reprendre à diverses reprises pour étancher sa soif, il arrive enfin au tas de briques, le but de sa promenade. Il en prend six, pas davantage! et, d’un véritable pas de flâneur, les porte aux ouvriers. Alors, se croisant les bras, témoin impassible, il assiste au scellement des six briques. Quand il se décide à reprendre son tranquille mouvement de va-et-vient, c’est le tour des ouvriers de se croiser les bras, en attendant que leur approvisionneur de briques ait fait retour vers eux. Il est rare que le jeune manœuvre passe devant la petite fontaine sans s’y désaltérer de nouveau, et pas un reproche ne lui est adressé, pas une parole excitante, pas un geste d’impatience ne le troublent dans son indolence, tant les allures engourdies sont dans les habitudes de tous.
Troisième tableau! Parfois, à la lenteur de l’individu vient s’ajouter la complication des moyens. J’ai déjà parlé du garçon baigneur servant dans son baden, voyons-le portant à domicile.
Une grande voiture s’arrête devant votre logis; vous y voyez figurer douze petits tonneaux, bien bondés. Étranger, français, vous croyez à l’arrivée du brasseur, avec ses quartauts de bière; mais près des tonneaux est une baignoire: ceci vous éclaire. Le garçon de bain prend d’abord soin de son cheval; il l’examine; si la course l’a mis en sueur, il le caparaçonne d’une couverture et l’empanache de quelques branches de feuillage, pour le garantir de l’importunité des mouches. Ces préliminaires indispensables achevés, après une petite causerie avec la servante, votre homme apporte la baignoire. Il retourne ensuite à sa voiture, donne à son cheval quelques poignées d’herbes, et, si la maison est hospitalière, il le dételle et le conduit à l’écurie; car, pour se dispenser d’une course nouvelle, il compte bien attendre que le client ait pris son bain pour rentrer en possession de sa baignoire.
Ceci fait, il se décide enfin à enlever un des petits tonneaux, le porte dans votre chambre, le débonde, ce qui parfois exige du temps si la bonde résiste; puis il verse le liquide, qui aussi en prend à son aise pour passer de la douve dans la baignoire. Cette opération, interrompue par une nouvelle causerie avec la servante, ou une nouvelle visite au cheval, doit se reproduire douze fois.
Généralement, il en résulte ce petit inconvénient qu’au lieu d’un bain chaud c’est un bain froid que vous prenez. Voilà ce qui m’est arrivé à moi-même ce deuxième jour du mois de mai. Je n’ai pas de bonheur avec messieurs les garçons de bains.
Je ne donne point ici des tableaux de fantaisie, mais des tableaux photographiés sur nature. Patience! tel est le mot d’ordre que doit adopter tout Parisien voyageant dans cette partie de l’Allemagne.
J’en ai fini de mes observations ethnologiques. J’emploie ce mot grec avec intention; il est fort à la mode.
Comme je sortais de mon bain, l’heure du dîner sonnait à ma pension bourgeoise.
A la table d’hôte, je me trouvai avec huit ou dix individus, tous parlant français ou s’évertuant à le parler. La maison ayant pour spécialité d’être le rendez-vous de la langue française, les Français et les Belges y viennent naturellement; quelques Badois se joignent à eux pour y faire des exercices de linguistique; les domestiques et même la cuisinière jargonnent à l’unisson, ce qui ne laisse pas que d’étonner beaucoup les servantes du voisinage, lesquelles s’imaginent qu’aux maîtres seuls est réservé le droit de se servir de ce noble idiome et que, même en France, tous les domestiques ne parlent que l’allemand.
Pendant quelque temps je me mêlai, et avec plaisir, à la conversation générale. Je me sentais heureux de faire ma partie dans un concert de langue française; je n’y réussis pas trop mal, si j’en juge d’après les coups d’œil approbatifs qu’échangeaient entre eux mes nouveaux compagnons, surtout les badois, qui se délectaient à ma prononciation parisienne. Mais bientôt je devins plus attentif et moins disert.
Placée en face de moi, jeune, jolie, charmante, notre hôtesse, que j’avais entrevue à peine jusqu’alors, me regardait d’un air singulier, presque inquisitorial. Je songeai à mon passe-port. Avait-elle reçu quelque avis officiel de la police? Mon postillon de la veille avait-il abusé de ma confiance en lui pour me dénoncer? Je ne m’alarmai pas trop cependant. La réponse de Junius Minorel ne pouvait tarder; elle me servirait de sauvegarde. Je m’imaginai ensuite que, ne m’étant présenté chez elle que sous la caution de mon cocher, qui ne me connaissait pas, l’hôtesse concevait quelques doutes sur ma solvabilité, surtout m’ayant vu arriver sans autres bagages que ma boîte de fer-blanc, mon caoutchouc et mon parapluie. Pour mettre fin à ses appréhensions, assez naturelles du reste, je tirai négligemment de mon gousset mon superbe chronomètre-Poitevin et semblai vérifier s’il était d’accord avec le cartel de la salle à manger. Cette adroite manœuvre me parut avoir réussi complétement.
Tout à coup, à mes idées de crainte et de défiance, en succédèrent d’autres d’un caractère tout opposé. La physionomie de la jeune femme non-seulement s’était adoucie à mon égard, mais elle se montrait, peu à peu, empreinte d’une bienveillance telle qu’il m’était impossible d’admettre que la vue d’une montre, cette montre fût-elle de Bréguet, à sonnerie, à musique, avec un entourage de diamants, eût opéré une métamorphose semblable.
Évidemment, son regard m’épiait, me parcourait, m’enveloppait, me demandant une explication dont je ne pouvais deviner le premier mot. De mon côté, je me mis à l’examiner avec plus d’attention. De l’examen, il résulta clairement pour moi que mon gracieux vis-à-vis ne m’était pas inconnu. Mais où l’avais-je déjà rencontré?... dans quelles circonstances?... Quoique physionomiste, je brouille assez volontiers les visages, et souvent il m’est arrivé de changer une tête de place. Celle-ci, sur les épaules de qui m’était-elle d’abord apparue? Grave question! et pour la résoudre, croyant consulter ma mémoire, c’est mon cœur que j’interrogeai sottement; je me mis à le fouiller jusque dans ses plus lointains souvenirs.
Fou! vieux fou que j’étais! Mon hôtesse a de vingt-deux à vingt-quatre ans, le front lisse, les cheveux immaculés, complétement bruns, et si, aujourd’hui, mes anciennes amours ne sont pas toutes grisonnantes c’est que le cosmétique y a passé.
J’étais hors de voie. Décidément, je ne connaissais la jolie brune que pour l’avoir entrevue, sans doute, la veille, en arrivant.
Mais, alors, que me voulait-elle?
Seul, entre tous les convives, j’étais de nouveau l’objet de son inspection souriante et obstinée. A plusieurs reprises nos yeux se rencontrèrent; elle baissa lentement les siens, mais pour les relever presque aussitôt.
Y avait-il encore à s’y tromper? n’était-ce pas là une provocation flagrante? ma vanité redressa l’oreille. Légèrement animé par la bonne chère, et par un délicieux petit vin de Muskateller, il me passa par la tête des rêves d’autrefois; j’oubliai ma retenue habituelle, la date de mon acte de naissance; j’oubliai même la balafre faite par mon rasoir, et qui, recouverte alors d’une bande de taffetas d’Angleterre, devait, pour un galant, me donner une figure passablement grotesque. Je redevins jeune, je redevins poëte; mon regard flamboya; ma tête se remplit de vapeurs à reflets roses ou dorés; il ne me répugnait plus trop de prolonger mon séjour à Carlsruhe. J’étais décidé à y attendre patiemment le retour de Junius Minorel.... Qui me pressait?...
Mes fatuités allaient encore recevoir un nouvel encouragement.
Tandis qu’on prenait le café, ma jolie hôtesse, passant rapidement près de moi, moins de la voix que du geste, m’invita à la suivre. Mon bonheur prenait des allures tellement vives que j’en restai interdit. Mes compagnons de table me regardaient, et se regardaient entre eux en clignant de l’œil. Mon visage s’empourpra comme celui d’un écolier à sa première bonne fortune.
L’hôtesse et moi nous entrâmes dans un petit salon attenant à la salle à manger. C’est là qu’elle se tenait d’ordinaire. L’ameublement en était des plus simples; le cadre des plaques à timbre correspondant aux cordons des sonnettes; celui des clefs, rangées par échelons numérotés; quelques registres, alignés sur une planche, en formaient la principale décoration. Elle tira un registre, l’ouvrit, et me le présenta, en m’indiquant du doigt le bas de la page:
«Monsieur, me dit-elle, voulez-vous bien inscrire ici votre nom, le lieu de votre départ et celui où vous vous rendez.»
Et, après avoir elle-même trempé une plume dans l’encrier, elle me la présenta. Je pris la plume et restai immobile, sans avoir l’air de comprendre. Ce que je comprenais, c’est que, d’un mot, elle venait de faire crever toutes les bulles de savon dont ma tête s’était gonflée.
Cette femme n’était plus à mes yeux que la personnification de la police, de l’affreuse police!
Cependant, elle paraissait émue:
«Oh! signez, je vous en prie,» reprit-elle d’un ton presque suppliant, qui m’étonna.
Ne voyant pas ce que je pouvais gagner à déguiser mon nom, je signai: «Augustin Canaple, propriétaire — venant de Paris — se rendant à Marly-le-Roi.»
Je n’avais pas achevé, qu’abaissant sa jolie tête sur le registre, car elle est un peu myope:
«M. Canaple!... c’est donc bien lui!... Je ne m’étais pas trompée! s’écria-t-elle avec un éclat de joie.
—Vous me connaissez? lui demandai-je tout ahuri.
—Si je vous connais?... Et les deux poules!»
Juste l’exclamation du père Ferrière lors de notre dernière rencontre.
C’est que mon hôtesse n’était autre que Thérèse Ferrière, la fille de mon brave bohémien, cette gentille Thérèse à qui je portais des gâteaux lorsqu’elle n’était encore qu’une enfant; cette belle fillette que, douze ans auparavant, j’avais vue débiter ses fleurs devant la maisonnette du Trou-Vassou. Je ne pouvais revenir de ma surprise; c’était Thérèse! Voilà pourquoi il m’avait semblé la reconnaître; mais douze ans, à cet âge, amènent tant de changements, et de si heureux!
La connaissance renouée, je me souvins alors des dernières questions adressées par moi au père Ferrière à son sujet, et des réponses pleines de réticences de celui-ci. Me posant le plus adroitement, le plus courtoisement possible en juge d’instruction, donnant à ma curiosité une honnête apparence d’intérêt:
«Comment vous trouvez-vous ici? dis-je à Thérèse; êtes-vous mariée?
—Non.
—Êtes-vous veuve?
—Non. Et elle rougit.
—On vous appelle madame, cependant!
—Envers toute maîtresse d’hôtel, cela est d’habitude.
—Cette marraine qui vous avait recueillie.... vous voyez que je suis au courant de votre histoire.... est-elle donc morte?
—Non; Dieu merci, elle se porte bien.
—C’est donc à Carlsruhe qu’elle demeure?
—Non; à Bruxelles.
—Alors, pourquoi l’avez-vous quittée? Pourquoi?...»
J’allais poursuivre mon inconvenant interrogatoire, quand, à l’arrivée d’un nouveau voyageur, elle me laissa là, brusquement, en me disant: «A ce soir!»
Après avoir, comme je l’avais promis à ma boîte de fer-blanc, fait une longue visite au petit bois, notre voisin, le soir venu, je me retrouvai encore avec ma charmante Thérèse, dans ce même salon aux registres, aux clefs et aux sonnettes.
De son propre mouvement, elle ordonna aux domestiques de ne pas venir nous troubler. Cela n’était-il pas du meilleur augure? aussi, plus convenable cette fois, je la laissai reprendre d’elle-même notre conversation, si fâcheusement interrompue; mais, tout d’abord, elle me parla de son père, que je venais de voir, multipliant tellement ses questions sur lui qu’il semblait que j’eusse dû passer ces douze dernières années dans sa société intime; elle me parla longuement aussi de sa mère, que j’avais connue; puis vinrent avec une incroyable surabondance les souvenirs de Belleville et du Trou-Vassou, et, malgré les efforts que je fis ensuite pour détourner le courant, M. et Mme Ferrière, le cheval, la maisonnette, le berlingot, le champ de roses, le petit chien borgne, les deux poules et même ma boîte de fer-blanc, furent seuls le sujet de notre long et mystérieux entretien.
Mes compagnons de table, tous plus ou moins épris de la maîtresse de céans, comme cela se pratique d’ordinaire dans les pensions bourgeoises lorsque l’hôtesse est jolie, parurent fort intrigués de mes tête-à-tête avec elle. On m’en plaisanta durant le souper, auquel elle n’assista pas; mais je restai invinciblement sur la plus stricte réserve vis-à-vis d’eux, n’ayant jamais eu pour habitude de compromettre les femmes.
VIII
Nouvelles notes de voyage. — Carlsruhe et le Hartwald. — Un pâtre musicien. — Tarif des voitures. — Une brasserie. — Les propos de table. — La grammaire en hors-d’œuvre. — Prodigieux effet causé par un nom. — Quadruple consultation. — Les verlobtes.
Quand on visite Carlsruhe, non plus en courant, effaré, du débarcadère au parc, du parc à la Légation de France, de la Légation au Théâtre, mais en touriste consciencieux et calme, on se demande quel temps il a fallu à ce petit peuple, si lent au travail, si compassé dans ses mouvements, si ami de ses aises, pour construire cette longue suite d’hôtels et de palais qui composent la plus élégante, la plus symétrique, la plus monumentale comme la plus jeune de toutes les capitales de l’Europe.
La ville est bâtie en forme d’éventail, dont chaque rayon aboutit au palais ducal, qui en représente le manche, le pivot; et si le prince ordonnait aux habitants de se tenir, à une heure convenue, sur le pas de leurs portes ou à leurs fenêtres, il pourrait, du haut de son balcon, faire le recensement de toute la population à l’aide d’une longue-vue. Peut-être une bonne lorgnette de spectacle y suffirait-elle.
La forêt qui cercle Carlsruhe du côté de l’est, le Hartwald, continue, avec une régularité parfaite, les rayonnements de l’éventail.... J’étais en plein Hartwald....
Depuis une heure, je m’efforçais d’admirer, lorsque les sons d’un instrument étrange, inconnu, tenant du hautbois et du clairon, vinrent frapper mon oreille. Dans une grande prairie, où paissait un troupeau de moutons, je vis un vieux pâtre s’exerçant sur une espèce de cornet à piston, d’un tuyautage assez compliqué. Adossé contre un arbre, il avait fixé sur un buisson de ronces son papier de musique. Je crus d’abord à de la mendicité en ré mineur; nous autres Parisiens, nous sommes si souvent exposés à voir notre bourse couchée en joue par des instrumentistes! (Je ne parle pas de ceux qui donnent des concerts à dix francs le billet.) Rien de semblable pour celui-ci. Dès qu’il me vit approcher de lui, l’artiste redevint pâtre tout à coup. Il se tut, siffla ses chiens et rejoignit son troupeau.
La rencontre du vieux pâtre fut ce qui me charma le plus dans cette froide et belle forêt si bien alignée.
Au milieu de ces immenses et noirs massifs de sapins, de chênes séculaires, de ces avenues ombreuses, étendant devant moi leur ligne droite à perte de vue, je ne sais pourquoi je fus saisi tout à coup d’un vif désir de me trouver entre quatre murs, à huis clos, et un livre à la main. Un journal venant de France, de cette France d’où je commençais à me regarder comme exilé, m’aurait affriandé surtout. J’invitai mon cocher à rebrousser chemin. Vous l’ai-je dit? c’est dans une voiture de place, et au trot de deux petits poneys gris pommelé que je contemplais les austères et fastidieuses beautés du Hartwald.
J’ordonnai donc à mon cocher de me descendre dans un café de la ville où je pusse trouver un journal français.
Si j’en puis juger par moi-même, il y a ainsi des instants où notre regard est avide de s’arrêter sur des caractères d’imprimerie, quels que soient leur signification et le genre de l’ouvrage qu’ils interprètent. Fût-ce le journal des coiffeurs ou même un abécédaire pour les enfants, il nous faut y jeter les yeux. Que demandons-nous à cette lecture si peu attrayante? Je ne sais! peut-être une phrase, un mot, pris au hasard, qui remette en mouvement une des séries de nos idées engourdies, une distraction, un ennui qui nous repose d’un autre ennui.
Quoi qu’il en soit, chemin faisant, mon impatience, ma frénésie de lecture devint telle, que je m’emparai d’une pancarte suspendue dans la voiture. C’était le tarif des prix, soit à la course, soit à l’heure, avec la traduction française en regard du texte allemand. Faute de mieux, je m’en contentai; je lus mon tarif des voitures avec attention, et, le dirai-je? avec intérêt et profit. Il m’aida d’abord à régler mes relations avec mon cocher; faute d’y voir clair, j’aurais pu être prodigue envers lui, ce qui ne me convenait nullement, vu l’état présent de mes finances; j’y pus ensuite étudier la valeur des monnaies, en comparant entre eux le florin, le demi-florin et les kreutzers de l’Allemagne, équilibrés avec nos francs et nos centimes. Étude importante et dont je n’eus qu’à m’applaudir. Bien plus, grâce à la traduction française, dans ce même tarif, je pris ma première leçon de langue allemande. Enfin, il posa pour moi comme la base d’une statistique curieuse, d’un parallèle philosophique entre les deux villes de Carlsruhe et de Paris. A Paris, le prix des voitures change et augmente de minuit et demi à six heures du matin; à Carlsruhe, c’est à partir de neuf heures et demie du soir que le cocher a droit à sa haute paye. N’y a-t-il pas là, contenue entre deux chiffres, toute l’histoire morale des deux capitales?
Au-dessous de cette partie officielle et sérieuse de mon tarif se trouvait la partie comique, dans cet appendice y accolé en manière de note finale:
«A partir du mois d’avril au mois d’octobre (vous croyez qu’il ne s’agit que de la saison d’été?), et du mois d’octobre au mois d’avril, ajoute naïvement la pancarte, mêmes prix.»
Que de choses peuvent se trouver dans un tarif de voiture!
Mes deux poneys s’étaient arrêtés devant une vaste maison, toute décorée à son entrée d’arbustes en caisse; je descendis. J’étais non dans un café, mais dans une brasserie. Les cafés sont rares à Carlsruhe, à ce qu’il paraît. J’appelai un garçon, qui accourut aussitôt armé d’une chope de bière.
«Savez-vous le français? lui demandai-je.
—Ia, meinherr.
—Avez-vous ici des journaux français?
—Ia, meinherr.
—Apportez-m’en un, n’importe lequel.
—Ia, meinherr.»
Le journal ne venant pas assez vite au gré de mon impatience, j’appelai de nouveau le garçon, le même, celui qui savait le français; il m’apporta une seconde chope de bière, que je refusai.
«C’est le journal que je demande, lui dis-je; je suis pressé; procurez-le-moi tout de suite.
—Ia, meinherr.» Il s’éloigna, et je ne le revis plus.
Il paraît qu’il ne savait de français que ces deux mots: ia meinherr.
Forcé de renoncer à mon journal, je me mis à observer ce qui se passait autour de moi. Pendant mon séjour à Carlsruhe il m’est arrivé, soit comme curieux, soit comme consommateur, je le dis sans honte, de visiter des brasseries et même des cabarets fréquentés par le menu peuple. Selon moi, on a fait aux Allemands une réputation d’ivrognerie peu méritée. Pour ma part, je n’en ai pas rencontré un seul flageolant sur ses jambes.
Dans le grand-duché l’ivresse est punie de la prison, et, par une loi quelque peu draconienne, avec l’ivrogne on enferme le cabaretier qui lui a fourni trop abondamment de quoi tomber en faute. Si cette loi est applicable, elle tend à confirmer ce que j’avance.
A Carlsruhe, le peuple ne boit guère que de la bière. L’absorption de la bière constitue plutôt le buveur que l’ivrogne proprement dit. Il est vrai que les buveurs de vin (j’ai pu vérifier le fait à ma table d’hôte) le boivent pur, repoussant avec horreur son mélange adultère avec l’eau. Ont-ils tort? Ceci demande une explication.
Chaque convive a deux verres posés devant lui: un grand pour l’eau, un petit pour le vin; et il boit alternativement à l’un et à l’autre; excellente habitude, qui satisfait au goût sans nuire à la santé. J’ai essayé de ce système, et le crois bon. Qu’importe, en effet, pour la raison d’hygiène, que le confluent des deux liquides ait lieu dans la bouche ou dans l’estomac?
Les brasseries badoises sont presque toujours en plein air, avec abris pour les buveurs en cas de mauvais temps; dans plusieurs il y a bal chaque soir. Le plein air leur est indispensable pour éviter les inconvénients qui pourraient résulter de tant de pipes flambantes à la fois.
Si l’Allemagne n’est pas le pays des ivrognes, elle est celui des fumeurs. La figure d’un Allemand se compose invariablement de deux yeux, d’un nez, d’une bouche et d’une pipe. La pipe y paraît être à poste fixe, tout aussi bien que les autres organes naturels.
La brasserie où je me suis arrêté est une des plus renommées de Carlsruhe. Au milieu des bourgeois, des étudiants, des ouvriers, des soldats, attablés pêle-mêle, j’y ai vu de belles dames, avec plumes et dentelles sur leur grand chapeau de paille, venir y boire leur chope de bière, sans être même sous la protection d’un cavalier. Cette dernière circonstance surtout m’a beaucoup étonné; mais ce qui m’a plus étonné encore, c’est qu’autour de moi chacun s’étonnait de mon étonnement.
Peut-être ne suis-je pas encore apte à distinguer une belle dame allemande d’une grisette endimanchée.
A une heure de relevée, heure invariable du dîner en tout pays badois, je me mis en route pour le logis avec un certain sentiment de satisfaction, dans lequel l’appétit n’avait pas la plus large part. Non-seulement je commençais à m’intéresser vivement à Thérèse, mais aussi aux habitués de la maison, compagnons de table fort agréables, pleins de prévenances pour moi. Je n’avais qu’un reproche à leur faire: ils poussaient trop loin l’amour de la langue française. Leurs discussions grammaticales interrompaient parfois le repas d’une façon fâcheuse.
De même qu’il y a un genre de conversation pour les salons, il en existe un pour la table. A table, après un premier quart d’heure de recueillement et de silence, quart d’heure indispensable pour la saine appréciation des choses, et la mise en train de l’organe appelé à fonctionner, quand la causerie s’engage, il est bon de ne mettre en avant que des propos tempérés, plaisants sans excès, ne provoquant ni l’émotion, ni même une attention soutenue; quelques brèves anecdotes au dessert, un peu de science au sujet des vins, des fruits, sur leur origine et leur conservation; tel est à peu près, sauf les cas extraordinaires, tout ce que j’admets. Ce genre de conversation, purement hygiénique, distrait sans préoccuper et devient presque un digestif utile.
En fait de propos de table, je proscris ceux de Martin Luther, malgré ses quolibets; il y parle trop de Dieu et du diable; je leur préfère ceux de Plutarque, quoique dans le chapitre de l’œuf et de la poule il tourne aux systèmes philosophiques. La philosophie, la religion, la politique et la morale, dont je fais d’ailleurs grand cas, sont déplacées à table; mais non moins qu’elles, je le déclare, la règle des participes français et autres aménités littéraires. Je l’ai dit, c’était là une des spécialités de la maison Lebel.
Quand j’y arrivai, j’étais de dix minutes en retard: le potage était enlevé; on en était déjà à la grammaire, en guise de hors-d’œuvre.
«Monsieur Canaple, me dit un des convives en m’interpellant aussitôt par mon nom (car depuis que je l’avais apposé sur le grand registre il était à l’ordre du jour dans la maison), monsieur Canaple, doit-on écrire cuiller avec un e ou sans e?
—Monsieur Canaple, me dit un autre, sans me donner plus que le premier le temps de prendre place et de déplier ma serviette, doit-on dire caparace ou carapace? Caparace, n’est-ce pas? On dit caparaçon.» Puis un troisième, un Badois celui-là:
«Doit-on mouiller les ll dans le mot baïonnette?
—On doit boire frais et manger chaud, répondis-je avec assez de présence d’esprit; et je fis revenir le potage. Pardon, messieurs, ajoutai-je, pour m’excuser de la brusquerie de ma réponse, mais je crois les conversations sérieuses bonnes seulement post prandium; sans quoi on ne sait ce qu’on mange et on ne sait pas toujours ce qu’on dit. J’ai déjà, en route, en déjeunant à Strasbourg, assisté à une leçon de géographie, leçon très-peu pédantesque, je l’affirme, et cependant j’ai mal déjeuné.
—Quel était le professeur? me demanda un Allemand, du ton d’un homme à qui pas un professeur de géographie n’est inconnu.
—Le professeur, répondis-je en souriant, était un certain Brascassin....»
Je n’achevai pas ma phrase. A ce nom de Brascassin, il se fit autour de la table comme un mouvement électrique; tous les regards se dirigèrent vers Thérèse, qui, pour déguiser son trouble, enleva le rôti placé devant elle, quoiqu’on n’eût pas encore touché aux entrées, et se mit à le découper menu, menu, avec une vivacité fébrile, convulsive, peu en rapport avec les sages ordonnances de l’Ecuyer tranchant. Durant le reste du repas le nom de Brascassin ne fut plus prononcé, et les questions grammaticales reprirent leur cours, sans opposition de ma part; mais j’avais hâte de connaître le mot de cette énigme!
Quand on se fut levé de table, quand il ne restait dans la salle que deux Belges et un Badois qui discutaient pour savoir si on devait dire saigner du nez, saigner au nez, ou saigner par le nez, je me glissai dans le petit salon, y croyant rencontrer Thérèse. Elle n’y était plus.
En l’attendant, je me mis à feuilleter curieusement le registre des voyageurs. Qu’y cherchais-je?... J’y cherchais Brascassin. Je ne tardai pas à l’y trouver. Remontant à l’année précédente, j’y vis la signature de Brascassin en mars et avril; à la date de juillet et de septembre, Brascassin! en octobre, encore Brascassin! même en décembre, au cœur de l’hiver, Brascassin, deux fois!
Décidément mon grand mystificateur d’Épernay et de Strasbourg était un des habitués les plus assidus de la maison Lebel, de Carlsruhe. Malgré la grande émotion de Thérèse à ce nom, je n’en préjugeai rien encore contre sa vertu. Sur ce point, je ne voulais devoir les éclaircissements qu’à elle-même. Mais Thérèse ne revenait pas. J’interrogeai un des gens de la maison. Elle était sortie et ne devait rentrer que tard.
Vers les six heures du soir, me promenant dans le petit bois appelé bois des Chênes, je vis sur le lac en miniature, situé à l’une de ses extrémités, quatre individus qui regagnaient la rive, après avoir inutilement essayé de faire mouvoir l’unique batelet qui se prélasse dans ses eaux. C’étaient justement ceux de nos convives pour lesquels je me sentais le plus de sympathie. Je continuai ma promenade avec eux, crochant tour à tour le bras de l’un et le bras de l’autre, et je parvins ainsi à les interroger tous quatre en particulier sur le sujet qui me préoccupait depuis l’heure du dîner. Chacun d’eux m’affirma connaître parfaitement Brascassin, et pouvoir sciemment me renseigner sur lui.
Voici le résumé de cette quadruple consultation:
1er RENSEIGNEMENT: Brascassin, ancien élève de l’École polytechnique, est un homme fort instruit et d’un caractère grave.
2e RENSEIGNEMENT: Brascassin est un marchand de vins, bon vivant, aujourd’hui associé à une maison d’Épernay. Il est poëte, mais dans l’intérêt de son négoce. Il fait des chansons à boire.
3e RENSEIGNEMENT: Brascassin, spéculateur malheureux, a été exécuté à la Bourse de Paris, et s’est vu contraint de se réfugier d’abord en Belgique, puis dans les États de Bade, où le jeu lui a été favorable.
4e ET DERNIER RENSEIGNEMENT: Brascassin n’est allé en Belgique qu’en qualité de démagogue furieux. Il fait partie de toutes les sociétés secrètes, françaises et italiennes; entre autres de celle de la Pure Vérité, une des branches de la Marianne. S’il a pu rentrer en France, c’est qu’il est affilié à la police.
Je ne me sentais pas encore assez éclairé. Je posai à mes aréopagistes cette dernière question: «Pourquoi Brascassin fréquente-t-il avec tant d’assiduité la maison Lebel?»
Tous quatre, unanimes cette fois, répondirent: «C’est que notre hôtesse est jeune et jolie, et que Brascassin lui a fourni les fonds nécessaires à l’achat de la maison.»
Je compris, ou crus comprendre alors la valeur des réticences du père Ferrière à l’égard de sa fille, et cessai d’interroger. Thérèse n’était plus digne de mon estime, par conséquent de mon intérêt.
Heureusement, une scène assez curieuse vint me distraire de ces pensées moroses.
La soirée était magnifique; au-dessus de notre tête, dans un beau ciel bleu, s’épanouissait une bonne grosse lune allemande; près de nous passaient, se tenant par la main, de jeunes couples d’amoureux: ceux-ci, la tête baissée, semblaient prendre plaisir à rêver à deux, et peut-être à s’oublier, pour avoir le plaisir de se retrouver réunis et les doigts entrelacés; ceux-là, moins silencieux, caquetaient, riaient, appuyés l’un sur l’autre de l’épaule et de la tête, et ne se gênaient pas pour se faire face de temps en temps.
«La lune est indiscrète ce soir, dis-je.
—Oh! nos amoureux, ici, ne redoutent guère plus le soleil que la lune, me fut-il répondu; ils y vont franchement, en plein jour comme en pleine rue, et personne ne songe à s’en offusquer.
—Cela ne prouve nullement en faveur de la moralité du pays.
—Pourquoi? puisqu’ils sont verlobtes.
—Verlobtes! qu’est-ce que cela?
—Cela signifie quelque chose comme votre mot fiancés, en France; mais l’usage, en Allemagne, lui donne une valeur tout autre. Une fois verlobtes, nos amoureux débutent par se tutoyer; il leur est permis d’aller seuls errer à leur aise à travers la ville, et même sous l’épaisseur des bois. Aucun danger ne menace la jeune fille; l’honneur allemand la protége.»
Je songeai alors à Perrette et au grand garçon qui l’avait aidée à tirer son chariot. Peut-être, dans ma pensée, avais-je porté contre eux un jugement trop sévère; peut-être en était-il de même pour Thérèse....
«Dans ce pays, poursuivit mon interlocuteur, les fiançailles, tout aussi bien qu’en Chine, sont prises au sérieux; la jeune fille qui perd son verlobte devient une veuve. Malheur à elle si elle songe à le remplacer trop promptement; la déconsidération publique l’atteindra bientôt; elle risque même de n’épouser qu’un mort, si l’on en croit l’histoire de Bettina, d’Ettlingen, histoire récente, qu’on prendrait pour une légende ou un fabliau du treizième siècle.»
A ce mot: légende, j’avais fait le mouvement d’un chien braque tombant en arrêt devant le gibier.
Le ciel s’était parsemé de quelques nuages fauves, derrière lesquels la bonne grosse lune allemande, amortissant son éclat, avait pris tout à coup des teintes dorées de choucroute; le feuillage léger des arbres semblait s’être épaissi, et à travers ces demi-ténèbres les couples amoureux, moins distincts, figuraient des ombres errantes au milieu d’un élysée quelconque.
Le moment était favorable aux histoires légendaires. Celle-ci ne se fit pas attendre.
IX
Wilhem et Bettina. — Fleurs de cimetière. — Un nouveau verbe français. — Explication avec Thérèse.
«Entre Carlsruhe et Rastadt, à une heure de marche en retournant vers la route de Kehl, existe une petite ville, autrefois importante: c’est Ettlingen, qui a donné son nom à notre joli boulevard. Là, dans une charmante vallée, traversée par la rivière d’Alb, florissait, il y a une dizaine d’années peut-être, Bettina, la fille d’un simple jardinier. Le bonhomme, du reste, faisait bien ses affaires, et sans trop de fatigues, car dans notre grand-duché les fleurs se sèment d’elles-mêmes, et poussent sans y penser.
«Bettina était jolie; ses cheveux surtout la rendaient attrayante; ils étaient noirs, couleur peu commune dans cette patrie des blondes chevelures; de plus, ils étaient lisses, abondants et soyeux, ce qui partout est dignement apprécié.
«Tel était le refrain d’un lied, ou chansonnette, naguère composé à son intention, et ce fut cette chansonnette qui décida du sort de Bettina.
«Elle était alors verlobte avec Wilhem le boulanger, un bon travailleur, qui se serait jeté dans son four pour elle, et appartenait à une des familles les plus aisées d’Ettlingen. Le jour de leur mariage approchait lorsque arriva au pays le beau Frank. Celui-ci s’éprit soudainement de la fille du jardinier.
«Wilhem était bon et dévoué, mais timide à l’excès, souvent silencieux et songeur; Frank, tout au contraire, garçon à la haute encolure, à la langue dorée, se montrait sans cesse d’humeur joyeuse. Il avait même un certain air mauvais sujet par lui rapporté de France, où il venait de se perfectionner dans son état de teinturier en suivant les cours de M. Chevreul; puis enfin Frank était poëte et il portait des gants.
«Sous ce dernier article peut-être bien se cachait un mystère; peut-être le poëte-teinturier ne se sentait-il pas désireux d’étaler aux regards de Bettina ses mains tantôt bleues, tantôt vertes. Cependant la comparaison qu’elle faisait de l’un et de l’autre tournait à l’avantage de ce dernier. La chanson surtout lui avait été au cœur.
«Elle allait encore se promener avec Wilhem sous cette double et magnifique allée de marronniers à fleurs rouges qui entoure les anciennes fortifications d’Ettlingen, mais plus rarement; elle y marchait encore près de lui, sa main dans celle de Wilhem, mais quand il essayait d’entrelacer ses doigts aux siens, elle résistait, lui trouvant les doigts durs et raboteux; elle le regardait encore, mais d’un air distrait, presque sévère; Wilhem était toujours son confident, mais elle ne l’entretenait que de ses tristesses insurmontables; elle n’avait pas cessé de le tutoyer, mais elle lui disait: «Tu devrais renoncer à moi, ami; cherche une autre fiancée; je ne me sens guère capable de te rendre heureux.»
«Le bon Wilhem comprit qu’il n’était plus aimé; sans lui adresser un reproche, il lui rendit son anneau de fiançailles, et quitta brusquement le pays.
«Son départ, qui causa une grande rumeur dans Ettlingen, fut pour Bettina plus un remords qu’un regret.
«Pendant trois mois, pendant six mois peut-être (mois d’hiver, il est vrai), elle se tint à l’écart. Enfin, n’entendant plus parler de lui, elle commença à reparaître sur la promenade, mais en costume sombre, sans bagues, sans boucles d’oreilles ni autres ornements.
«Frank n’essaya pas de l’aborder ouvertement, au regard de tous, mais pour se mettre en mesure contre la concurrence, il alla trouver le bonhomme de jardinier, lui porta trois bouteilles de vin rouge d’Affenthaler, trois, idem, de Margrafft, lui demandant la faveur d’y goûter avec lui. Tout en trinquant, il lui rappela qu’il était contre-maître à la grande teinturerie, et termina en sollicitant l’autorisation de se poser comme verlobte de sa fille, Wilhem ayant renoncé à elle. Touché de cette bonne façon d’agir, le père donna son consentement. Restait à obtenir celui de Bettina.
«Le soir de ce même jour, Frank, en habit de conquérant, frisé, ganté, son chapeau sur l’oreille, alla sur le pont de l’Alb, à l’entrée de la ville, où il savait devoir rencontrer Bettina. Dès qu’il l’aperçut, après l’avoir amoureusement arquebusée du regard, il se disposa à lui faire sa demande. Déjà renseignée par son père, Bettina l’interrompit au premier mot: «Pas encore! lui dit-elle; attendez que j’aie repris les fleurs.»
«En Allemagne, comme en Suisse et en Italie, les fleurs naturelles sont un ornement indispensable à la toilette de toute jeune fille; elles s’en tressent des couronnes pour leurs chapeaux; elles en placent à leur corsage et dans leurs cheveux. Ne point porter de fleurs dans les assemblées est chez elles le témoignage de quelque deuil dans la famille, ou que leur mère est malade ou que leur verlobte est à l’armée. Fille d’un jardinier, Bettina aurait pu se procurer facilement les plus belles et les plus rares; elle avait toujours préféré celles des champs, dont les pétales sont mieux soudés, les tiges plus allongées et plus solides. C’était d’ailleurs une preuve de bon goût. Elle ne voulait combattre avec ses compagnes qu’à armes égales.
«Depuis une quinzaine déjà Frank observait strictement, quoique à contre-cœur, la défense à lui faite. De son côté, Bettina commençait à penser que six mois de retraite, puis quinze jours en sus, étaient bien suffisants pour des fiançailles brisées d’une volonté mutuelle.
«Vers ce temps, il y eut grande fête à Dourlach, près Carlsruhe. Une partie de la population d’Ettlingen s’y rendit; Bettina fut du nombre; cependant elle n’avait pas repris les fleurs. Cette fois encore, elle était résolue à rester simple spectatrice durant les danses. Mais quand elle fut là, clouée sur son estrade, la joie des autres lui fit mal, et elle déserta l’emplacement du bal pour se dépiter à son aise.
«Elle suivait, rêveuse, la lisière d’une colline, lorsqu’à l’extrémité d’un chemin creux, elle aperçut de loin son beau Frank. Pauvre Frank! il se refusait aussi le plaisir du bal, qu’il ne pouvait partager avec elle. Ah! c’en est fait! sa patience est à bout! l’heure des temporisations est passée! Ce jour même, aux yeux de tous, ils danseront ensemble, et on le reconnaîtra pour son verlobte!
«Elle chercha aussitôt autour d’elle des fleurs qui devaient annoncer à son poëte qu’il pouvait parler enfin. La colline était aride, crayeuse, et le chemin creux seulement parsemé de pierres. Elle se jeta vivement dans un enclos ouvert à sa gauche; les fleurs y abondaient.
«C’était un cimetière.
«Son désir surexcité l’aveuglant, ou ne lui permettant pas de songer à la profanation, elle dépouilla à la hâte la première tombe qui s’offrit à elle, et un bouquet à la main, le front orné de quelques touffes de rouges coquelicots, sous lesquels ressortait vivement le noir lustré de ses cheveux, elle apparut aux regards de l’heureux postulant.
«Ce jour-là les habitants d’Ettlingen, venus à Dourlach, purent voir, à trois reprises consécutives, Frank, l’air radieux et vainqueur, tenant Bettina pressée contre sa poitrine, l’entraîner avec lui dans les tourbillons vertigineux de la valse allemande.
«Durant la nuit, épuisée par les fatigues de la route et du bal, comme la fille du jardinier dormait, Wilhem, ou plutôt son ombre, lui apparut:
«Tu as cueilli les fleurs qui croissaient sur mon tombeau, lui dit-il; Bettina, ces fleurs, nées de moi, nourries de moi, tu en as respiré le parfum et tu les a posées sur ton cœur; tu es redevenue mienne; dès ce jour je reprends vis-à-vis de toi mon droit de verlobte.»
«En s’éveillant Bettina crut avoir fait un rêve, un rêve sinistre. La présence du joyeux Frank ramena le sourire sur ses lèvres. Il venait lui apporter l’anneau d’argent des fiançailles, et réclamer en échange celui que Wilhem lui avait rendu; mais elle eut beau le chercher, elle ne le retrouva pas. «Je l’ai trop bien serré,» se dit-elle; et elle remit au lendemain pour le passer elle-même au doigt de Frank.
«La nuit suivante, de nouveau Wilhem se leva devant elle et lui montra l’anneau, qui avait repris sa première place.
«Elle conta son double rêve à Frank; il en rit beaucoup, et la força même d’en rire avec lui, tant il lui débita de gais propos à ce sujet. Selon son dire, Wilhem, très-bien portant, habitait Strasbourg, où quelqu’un l’avait rencontré dernièrement et avait failli ne pas le reconnaître à cause de son embonpoint, de son air guilleret, de son teint fleuri. Il n’était plus boulanger, mais pâtissier. Il excellait surtout dans les tartelettes, et toutes les filles de Strasbourg étaient folles de lui.... à cause de ses tartelettes.
«Malgré ces assurances, Bettina écrivit à sa maîtresse d’apprentissage, retirée à Dourlach; elle la priait de s’informer à qui appartenait le tertre tumulaire placé à la porte du cimetière, en tête de la première ligne de droite. Il lui fut répondu:
«Sous le tertre de droite repose le corps d’un certain Wilhem Haussbach, d’Ettlingen, où il exerçait l’état de boulanger.»
«A partir de ce moment, quand Bettina se trouvait seule, elle tombait dans de longs accès de tristesse noire. Wilhem avait cessé de venir troubler ses nuits, mais cette pensée qu’il l’avait aimée, que peut-être il était mort de son amour pour elle, et qu’elle avait dépouillé de fleurs son tombeau pour s’en faire une parure aux yeux d’un nouvel amant, lui revenait sans cesse à l’esprit.
«A force de songer à lui, à défaut de rêves, elle eut des visions. Lorsqu’elle travaillait, le matin, près de sa fenêtre, à travers la vitre obscurcie par la brume, elle apercevait le visage de Wilhem. Il la regardait avec son air timide et retenu d’autrefois.
«Le soir, sous l’allée des marronniers, quand Bettina se promenait avec Frank, Wilhem venait se mettre en tiers avec eux. Elle marchait ainsi entre ses deux verlobtes, l’esprit troublé et le cœur en défaillance.
«Quoique d’une condition médiocre et n’ayant reçu qu’une éducation incomplète, Bettina ne manquait ni de bon sens ni de logique; sa raison entrait en lutte contre le témoignage même de ses yeux; elle se disait que ce n’était là qu’une maladie de son cerveau, une vision où rien n’était réel. Dans le cours d’une de ses promenades, s’armant de courage, il lui était arrivé de vouloir toucher ce fantôme qui l’obsédait, et elle n’avait rien senti; son geste s’était perdu dans le vide.
«Donc, espérant guérison, elle ne voulut point attrister Frank par des confidences peut-être dangereuses, tout au moins inutiles.
«Le jour de son mariage arrivé, Bettina, après avoir, avec les gens de la noce, fait sur l’Alb une joyeuse promenade en batelet, se présenta résolûment à l’autel. Elle était dans toute sa splendeur de beauté; ses magnifiques cheveux noirs ressortaient si bien sous son voile blanc, sous sa couronne blanche de myrtes! Un rayon de bonheur illuminait sa figure, car elle aimait Frank. Le prêtre murmurait déjà les paroles sacramentelles, lorsqu’il s’interrompit en voyant Bettina, pâle et les yeux hagards, s’agiter convulsivement.
«Wilhem était encore près d’elle, agenouillé à sa gauche, comme Frank à sa droite; il avait revêtu ses habits de noce et lui présentait un bouquet de fleurs de cimetière, parmi lesquelles ressortaient la scabieuse, l’immortelle et surtout le Vergiss mein nicht (ne m’oubliez pas). Quand Frank se leva et lui passa au doigt la bague nuptiale, à sa profonde épouvante, elle sentit, elle sentit cette fois! une main glacée s’emparer de sa main, en retirer l’anneau de Frank pour le remplacer par un autre. Alors, avec un vif mouvement d’horreur, se rejetant en arrière, faisant de deux côtés à la fois un geste de répulsion, en proie à une sorte de délire, haletante, désordonnée, elle s’enfuit de l’église en poussant des cris lamentables.
«Telle est, me dit, en terminant, mon narrateur, l’histoire vraie et authentique de Wilhem et de Bettina; vous pouvez l’appeler une légende, si bon vous semble, mais Bettina habite encore Ettlingen; c’est aujourd’hui une vieille fille de trente ans; et quoiqu’elle ait toujours longs cheveux noirs sur blanche peau, elle n’a plus songé à prendre un autre verlobte que son défunt Wilhem. Tous les dimanches elle va entendre une messe à Dourlach, et passe le reste de sa journée à soigner, à refleurir le tertre placé à la droite de la porte du cimetière.»
J’étais ravi; non-seulement je venais de recueillir une légende contemporaine, chose rare! mais j’avais fait connaissance avec un des mots les plus intéressants de la langue allemande, le mot Verlobte.
Je me hâtai de le franciser, et même à tout hasard, je le transformai de substantif en verbe: le verbe verlobter. Je verlobte, tu verlobtes, nous verlobtons, ils verlobtent; que je verlobtasse; verlobtant. De ce verbe nouveau je comptais faire hommage aux grammairiens de la maison Lebel.
Rentré au logis, je m’informai d’abord s’il était venu pour moi une lettre d’Heidelberg. Rien! Ce silence devenait inquiétant. Non-seulement j’espérais en Junius Minorel pour la délivrance de mon passe-port, mais aussi pour le ravitaillement de ma bourse.
Après le souper, auquel je fis peu honneur, j’avais déjà à la main mon bougeoir et ma clef, me disposant à regagner ma chambre, quand Thérèse passa devant moi avec un petit hochement de tête familier. La mémoire encore fraîche de l’opinion unanime de mes compagnons, j’essayai de garder vis-à-vis d’elle un maintien digne et sévère. Tout aussitôt, je me demandai pourquoi je la tiendrais en mépris plus aujourd’hui qu’hier, où je la soupçonnais véhémentement de provocation galante envers ma personne, ce qui n’avait nullement excité mes fureurs vertueuses.
Notre conscience est assez semblable au chien de la maison qui aboie contre les étrangers, et se montre toujours souple et accommodant envers le maître du logis.
Ces réflexions faites, je crus convenable de ne jouer vis-à-vis de Thérèse que le rôle d’un moraliste indulgent, et après l’avoir rejointe dans son petit salon aux sonnettes, d’un air aussi paterne que possible, ses mains dans les miennes: «Écoutez, mon enfant, lui dis-je; prenez mes observations en bonne part. A votre âge, une liaison imprudente....»
Elle baissa la tête et rougit. Sautant alors par-dessus toutes les préparations oratoires:
«M. Brascassin, repris-je, est un garçon d’esprit, mais d’un esprit léger. Serait-il prudent de vous fier trop à lui? Connaissez-vous ses antécédents?
—Ils ne peuvent être qu’honorables, me répliqua-t-elle en redressant la tête. Il est d’humeur joviale, sans doute, même un peu moqueur, on me l’a déjà dit, mais si bon, si bon! si généreux! Ah! monsieur, sans lui je serais morte de chagrin et de découragement! Je lui dois tout!»
Nous autres observateurs exercés, nous avons souvent le défaut de vouloir trop vite deviner la pensée sous l’enveloppe qui la couvre encore. J’interprétai la dernière phrase de ma jeune hôtesse dans le sens de mes idées préconçues.
«Oui, lui dis-je, il vous a fait des avances de fonds, je le sais. D’un homme encore jeune à une jeune fille cela a pu paraître étrange, compromettant pour votre réputation. Ah! si, dans un besoin d’argent, vous vous adressiez à moi, à moi votre vieil ami, à moi qui ai deux fois votre âge, personne n’y trouverait à redire....»
J’allais continuer, mais, ma proposition à peine formulée, il me sembla entendre une voix frêle et grondeuse sortir de la poche de mon gilet. C’était celle de mon porte-monnaie chétif; cette voix me taxait d’imprudence et de fanfaronnade en tranchant ainsi du généreux quand moi-même je songeais à faire un emprunt.
Sans attendre la réponse de Thérèse: «Ce Brascassin, me hâtai-je d’ajouter, à quel titre, sous quelles conditions êtes-vous devenue son obligée?» Et mettant à profit ma récente conquête sur le vocabulaire du pays: «Est-il votre verlobte du moins?»
Elle me regarda avec stupéfaction, puis portant les mains à son visage: «Lui, mon fiancé! s’écria-t-elle: y a-t-il jamais songé! y peut-il songer jamais! Suis-je digne d’un pareil bonheur!» Et elle se mit à pleurer à sanglots.
Je le compris, de nouveau j’avais été maladroit, ou mal renseigné; la laissant se soulager par ses larmes, je repris mon bougeoir et regagnai ma chambre, tout à fait désorienté sur l’histoire de la fille du père Ferrière.
Pendant une heure encore je restai à ma croisée, aspirant l’air, méditant sur Thérèse, sur Brascassin, sur Junius Minorel, sur mon passe-port, sur l’état de mes finances, et, tout en songeant, je suivais machinalement du regard la bonne grosse lune allemande, qui se disposait à se coucher et semblait me conseiller d’en faire autant.
X
Souvenirs de Châlon-sur-Saône. — Arrivée de Junius Minorel. — L’Anglais phénoménal. — Le chronomètre Poitevin. — Un accident de chemin de fer. — Départ de Carlsruhe.
L’intérêt, l’affection que nous portons à nos amis se mesure souvent en raison des circonstances et même des localités; souvent l’ennui que nous éprouvons aide à nous donner les apparences des meilleurs sentiments. Ainsi, les ennuyés, faute de savoir à quoi employer leur temps, deviennent facilement obligeants, serviables, et même hospitaliers. Voilà pourquoi en province le visiteur est toujours le bienvenu.
Il y a quelques années, je me trouvais à Châlon-sur-Saône (car, quoiqu’en ait dit Antoine Minorel, j’ai déjà voyagé, rarement il est vrai). A Châlon, j’avais à traiter d’une affaire contentieuse; je n’y connaissais personne; je n’y voyais que mes hommes de loi, tous aussi rogues, aussi maussades, aussi codifiés les uns que les autres. Au bout de trois jours de cette solitude, j’aurais donné tous mes amis pour faire la rencontre d’une simple connaissance. Au détour d’une rue, ô bonheur! un visage m’apparaît, visage connu, visage parisien. A l’aspect de cet ami tant désiré, je fais un geste de joie radieuse. De son côté, il ne paraît pas moins ravi de me voir; nous marchons l’un vers l’autre, la main tendue. Tout à coup, un doute semble nous venir à tous deux à la fois; il ralentit son pas, je modère le mien, et, après nous être salués silencieusement, nous continuons notre route, en nous tournant le dos.
Ce monsieur n’était pour moi ni un ami, ni une simple connaissance. Jamais je ne lui avais parlé; je ne savais ni son nom, ni son état, ni sa moralité; c’était un de ces visages qu’on rencontre fréquemment à Paris, sur le boulevard, voilà tout. Pour le moment, il était sans doute aussi seul, aussi ennuyé, aussi dépaysé que moi à Châlon-sur-Saône.
Eh bien, aujourd’hui, je me suis de nouveau laissé prendre à quelque chose, non de tout à fait semblable, mais dérivant de ce même ordre d’entraînement et d’émotions.
Je m’étais levé dans des dispositions assez maussades; les oiseaux se taisaient; une brume me cachait le petit bois; je trouvais que mon séjour dans le grand-duché se prolongeait outre mesure, lorsque mon nom prononcé monta jusqu’à moi du bas de l’escalier.
C’était Junius Minorel. Je pousse un cri; à peine vêtu, je descends les marches quatre à quatre, je me précipite vers lui, et je l’embrasse avec tous les témoignages de l’affection la plus tendre.
Or, jusque-là, mes relations avec Junius n’avaient jamais été des plus intimes. Je l’avais rencontré deux fois chez son cousin Antoine, mon ami; à chacune de nos rencontres, une discussion assez vive s’était élevée entre nous sur des questions philosophiques ou littéraires; une autre fois, j’avais été d’une partie de whist avec lui et contre lui; les atouts s’étaient rangés de mon côté, et je l’avais fait chelème. A vrai dire, je ne devais donc le classer que dans la catégorie des simples connaissances.
Le calme parfait qu’il opposa à mes démonstrations, la froideur, empreinte d’étonnement, avec laquelle il répondit à ma chaleureuse accolade, me le rappela aussitôt. Je venais de presser un glaçon sur mon cœur, un glaçon en cravate blanche. Sous ce réactif réfrigérant, mon cœur et mon imagination, un instant surexcités, reprirent leur niveau; mais alors je me trouvai complétement ridicule. Pourquoi m’étais-je ainsi laissé emporter? C’est que, à Carlsruhe comme à Châlon-sur-Saône, l’ennui commençait à me talonner, c’est que j’avais besoin de voir un visage de Paris, c’est aussi que j’attendais de Junius Minorel, avec le passe-port qui devait me rouvrir les portes de la patrie, l’argent nécessaire pour reprendre ma route. Quand je songeai que sous mon explosion de sentimentalité se cachait une question d’argent, d’argent à emprunter, j’eus honte de moi-même.
«Comptez-vous bientôt quitter la résidence, monsieur? me demanda Junius avec une espèce de roideur que ces messieurs de la diplomatie revêtent à défaut de costume officiel.
—Aujourd’hui même, dès le prochain départ du chemin de fer, si cela est possible, lui répondis-je.
—Permettez, monsieur; un passe-port vous est d’abord indispensable, et le vôtre ne sera guère prêt avant le train d’une heure vingt minutes.»
Il prit son agenda de poche, et, après m’avoir demandé mes nom et prénoms, mon âge, ma profession, comme si je lui étais complétement inconnu: «Notre ministre plénipotentiaire, me dit-il, n’est pas visible avant midi; venez donc à midi et demi donner votre signature.»
Il m’envoya, de la tête et de la main, un salut protecteur et partit.
Et voilà l’homme dans les bras duquel je venais de me jeter si bêtement! un homme qui me disait monsieur! à moi, le meilleur ami de son plus proche parent! Et c’est à lui que je m’adresserais pour un emprunt? Jamais!
Sans cette somme, nécessaire, indispensable, cependant, à quoi me servira mon passe-port? Je m’habillai et courus en toute hâte à Carlsruhe, résolu de mettre ma montre Poitevin en gage. Elle valait mille francs; on me prêterait bien trois cents francs dessus; c’était plus qu’il ne me fallait.
Pendant une heure je parcourus la ville, cherchant un bureau du mont-de-piété, n’osant prendre des informations, tant je me sentais humilié et mal à mon aise dans ce rôle piteux d’un propriétaire aisé allant mettre sa montre en gage. J’inspectais une à une toutes les enseignes des maisons que mes faibles connaissances dans la langue allemande ne me permettaient pas toujours de traduire avec exactitude. J’y cherchais vainement l’équivalent de notre mot: Mont-de-piété.
Au bout d’une heure de ce travail, mes idées s’étaient engourdies; je regardais encore, mais sans voir; je ne savais même plus ce que j’étais venu faire dans Carlsruhe. Malgré moi, mon attention se fixait non plus sur des enseignes, mais sur un homme, le seul homme qui parût vivre et s’agiter dans toute la ville.
C’était un Anglais. Jamais Anglais ne fut aussi curieux à observer. Que vient-on nous dire de messieurs les Grands-Bretons, qu’ils sont tous empesés, gourmés, compassés, bonshommes de bois? Celui-là, tout au contraire, était vif, alerte, remuant; rien d’automatique n’accusait la race; il devait être l’exception à la règle. O l’aimable petit Anglais!
Je l’avais rencontré d’abord du côté du château, dans le manche de l’éventail; les yeux en l’air, les mains derrière le dos, il semblait, comme moi, déchiffrer des enseignes. Une jeune fille, au pied leste, portant sur la tête un paquet de linge, passe devant lui; il court après elle; une conversation assez vive s’engage entre eux. «Bon! me dis-je, c’est sa bonne amie!» A dix minutes de là, je le retrouve causant gaiement avec une autre; puis, un peu plus tard, avec une troisième. «Bon! il leur demande son chemin, ou des renseignements sur la ville. Peut-être, encore ainsi que moi, veut-il mettre sa montre en gage et est-il à la recherche d’un mont-de-piété.»
Un quart d’heure à peine écoulé, je le vois sortir du temple protestant, accompagnant une jolie servante. Tous deux s’arrêtent sur la place du Marché, près de la statue du margrave Charles-Guillaume; comme avait fait mon jeune diplomate, mon Anglais tire un calepin de sa poche, et semble prendre des notes. Ah! il tient donc ses renseignements enfin!... non complets, puisque je le retrouve bientôt devant l’église catholique, abordant une jeune femme qui s’y rendait. Celle-ci ne lui permit pas de s’expliquer longuement. Elle l’interrompit par un signe négatif, accompagné d’une révérence, à laquelle il répondit en lui envoyant un baiser; puis, tournant sur ses talons, il fit claquer ses doigts.
Ah! le singulier petit Anglais! Pourquoi ne s’adresse-t-il ainsi qu’aux femmes? Est-ce un marchand courant après la pratique? Mais il ne porte avec lui ni marchandises ni cartes d’échantillons; est-ce un galant cherchant les aventures? Alors, quel Lovelace!
Avec ma sentinelle du parc, de si belle humeur sous les armes, cet Anglais phénoménal est, certes, ce que je vis de plus récréatif à Carlsruhe.
Décidément, la capitale du grand-duché est une des villes les plus belles et les plus monotones que l’on puisse voir; monotone comme toutes les villes sans échoppes et sans boutiques. Figurez-vous notre rue Saint-Dominique, à Paris, se multipliant sur douze lignes obliques, reliées entre elles par d’autres rues Saint-Dominique, demi-circulaires. N’y aurait-il pas de quoi y gagner le spleen? Non! je ne resterai pas un jour de plus à Carlsruhe. Mais, pour en sortir, qui me procurera l’argent nécessaire?... Une idée subite m’éclaire; je puis me passer de ce mont-de-piété invisible, introuvable!
Un de mes grammairiens de la maison Lebel est chef de gare au chemin de fer; que me faut-il? un crédit sur le chemin de fer. Grâce à lui, ma montre me servira suffisamment de caution.
Combien j’étais loin de prévoir alors les tristes événements qui, pour moi, allaient signaler le cours de cette journée néfaste!
Ravi de l’idée, je me dirige à grands pas vers la porte d’Ettlingen, devant laquelle passe la voie ferrée. Sur l’horloge de l’embarcadère, je règle d’abord mon chronomètre à l’heure du pays, pour qu’on ne puisse mettre en doute sa parfaite régularité. Je le tenais à la main, et, les yeux encore fixés sur l’horloge, je franchissais les premiers rails... un cri, mêlé d’imprécations, se fait entendre; un bras vigoureux me saisit par le collet, me repousse rudement, la montre m’échappe, et le train de Francfort, qui entrait en gare en ce moment, ne me la rend que broyée, écrasée, laminée.
Au lieu de mille francs, mon fameux Poitevin n’en valait plus que trente.
A la suite de cette déplorable catastrophe que me restait-il à faire? Il me restait à appeler à mon aide mon courage et ma philosophie, à vaincre une fausse honte, à triompher de mes répugnances. Sur-le-champ, je me présentai à l’hôtel de la Légation, bien décidé à instruire M. Junius Minorel et de l’accident du chemin de fer et de la triste situation pécuniaire à laquelle il me réduisait.
Je le trouvai bouclant une malle de voyage: «Je pars avec vous,» me dit-il aussitôt, sans remarquer mon air contrit et abattu, et me tendant un beau passe-port tout neuf, bien en règle; il ajouta: «Rien ne me retient impérieusement ici; je vous accompagnerai donc jusqu’à la station d’Oos, et tandis que vous continuerez votre route vers notre cher Paris, j’irai finir mon congé à Bade, où quelques soins de santé me réclament.»
Bade!... ce mot me sonna dans l’oreille avec un bruit argentin. A Bade, il y a une maison de jeu célèbre.... J’ai toujours eu du bonheur au jeu.... au whist surtout. Le whist ne ressemble guère à la roulette; n’importe! j’ai un pressentiment, et mes pressentiments ne me trompent jamais. Je n’ai plus besoin de m’humilier comme emprunteur devant qui que ce soit!... J’irai à Bade!
Je courus chez Thérèse pour régler mes comptes avec elle. Elle se montra chagrinée de mon départ. Avec moi, elle avait pu causer de son père et de sa première jeunesse.
Quand elle me vit tirer mon mince porte-monnaie pour solder sa note, sa note si modérée que, de fait, j’avais reçu sous son toit moins un refuge salarié comme voyageur qu’une hospitalité libérale comme ami: «Monsieur Canaple, me dit-elle avec son doux air suppliant, restez mon débiteur pour cette petite note, je vous en prie; je le sais, vous avez quitté Paris sans penser devoir franchir la frontière; si vous avez besoin de quelque avance, je suis en fonds; disposez de moi; je vous en serai bien reconnaissante.»
Chère âme! cet argent après lequel j’avais tant couru, elle me l’offrait en me parlant de sa reconnaissance. J’étais ému, attendri. Qu’avais-je de mieux à faire que d’accepter? Pour moi toutes les difficultés se trouvaient aplanies.... Mais je me rappelai mes propositions de la veille; moi aussi, je lui avais offert de puiser dans ma bourse, déjà à sec; ne semblerais-je pas avoir voulu par une feinte générosité la pousser à me faire une offre semblable? Après mon sermon de pédant, allais-je consentir à prendre ma part de l’argent de Brascassin? Cette idée me révolta.
D’ailleurs, de quoi avais-je à m’inquiéter? Ne possédais-je point une lettre de change tirée sur Bade? Chez moi l’espérance fleurit toujours en certitude; je suis ainsi fait, et ne me fût-il resté que la valeur de deux florins ils m’auraient suffi à faire sauter la banque du jeu, si tel avait été mon bon plaisir!
A une heure vingt minutes, je quittais Carlsruhe avec Junius Minorel.
Lorsque nous descendîmes à Bade, à l’hôtel du Cerf (Gasthof zum Hirsch), j’étais, grâce à la vente des débris de mon chronomètre, à la tête de cinquante-trois francs quatre-vingt-dix centimes. Une heure plus tard, je ne possédais plus que trente-huit sous dont le croupier de M. Bénazet n’avait pas voulu.