Le chemin des écoliers: Promenade de Paris à Marly-le-Roy, en suivant les bords du Rhin
QUATRIÈME PARTIE.
I
L’airelle-myrtille. — Embarcadère d’Oos. — Rencontre d’un homme effaré. — Grand scandale dans la maison Lebel. — Enlèvement de Thérèse. — Traité d’alliance entre l’homme et la cigogne. — Arrivée à Heidelberg. — L’enfant prodigue.
Il existe une petite plante, haute à peine de douze à quinze centimètres, aux feuilles ovales, luisantes, légèrement dentées, aux fleurs en grelot, et d’un blanc rougeâtre; cette plante, c’est l’airelle-myrtille. Elle croit généralement dans les pays montagneux, sous l’ombrage des bois, dont elle décore la lisière comme d’un tapis de myrtes nains; de là, en France, son nom de myrtille.
J’avais déjà rencontré le myrtille dans les montagnes des environs de Bade, à Aller-Heiligen; les pentes de la forêt Noire en sont couvertes; aussi les industriels du grand-duché ont-ils trouvé moyen de tirer de sa petite baie noirâtre un parti considérable. On en fait un hors-d’œuvre vinaigré qui se trouve sur toutes les tables d’hôte; on en compose des gâteaux, des confitures, voire même du vin, et du vin dont nous autres Parisiens, qui volontiers vivons dans l’ignorance complète du vaccinium myrtillus aussi bien que du vaccinium oxiccoccos, avons pu goûter, car il nous est destiné spécialement. Un de mes grands amis du casino de Hollande m’affirmait que, dans une de ces années malencontreuses où l’oïdium avait détruit chez nous l’espoir de la vendange, quarante mille barriques de baies de myrtilles, rien moins, avaient été expédiées de la forêt Noire pour France.
Le myrtille ne se transforme pas seulement en gâteaux, en hors-d’œuvre, en confitures et en vin, on l’emploie aussi en médecine et en teinturerie; les plus grands docteurs de l’Allemagne recommandent son fruit comme un puissant antiscorbutique, ses feuilles comme un diurétique excellent, ses racines comme un fébrifuge incomparable.
Ce qu’en laissent messieurs les confiseurs, pâtissiers, marchands de vins, teinturiers et pharmaciens, est employé par messieurs les tanneurs.
Tant de services rendus à l’humanité méritaient une récompense glorieuse. Le myrtille a donné son nom à une des villes les plus célèbres de l’ancien Palatinat, à Heidelberg, située entre Carlsruhe et Francfort, à Heidelberg, l’Universitaire, la Savante, l’Impériale!
Le mot Heidelberg signifie la montagne aux Myrtilles.
Eh bien, en ce moment, je suis à Heidelberg!
A la station d’Oos, où l’on passe d’un train dans un autre, quand je m’apprêtais à changer de wagon, un homme effaré, le front perlé de sueur, sortait de l’embarcadère comme j’y entrais; cet homme effaré poussa un cri, et s’arrêta devant moi dans une pose cataleptique. En devais-je croire mes yeux? c’était Jean, mon vieux Jean!
J’eus peine à le reconnaître d’abord; je m’attendais si peu à le rencontrer en Allemagne! A ma vue, son émotion se traduisit par un tremblement dans tous ses membres et une impossibilité complète de parler; j’étais ému moi-même; je lui tendis la main; je n’en ai pas regret. Jean fait partie de ma famille de garçon; il est pour moi aussi bien un ami qu’un serviteur; sous ce dernier rapport, Jean laisse beaucoup à désirer; comme ami, il est parfait. La main que je lui tendais, il la baisa et j’y sentis tomber une larme. Je n’affirmerais point cependant que cette larme fût une larme. Peut-être était-ce une perle de son front. Enfin, non sans peine, il se calma et parvint à m’expliquer les causes de notre rencontre.
Depuis plus de quarante-huit heures, Jean courait après moi comme Télémaque après Ulysse. Une lettre de Junius Minorel adressée à son cousin Antoine avait instruit celui-ci de mes fredaines. Il lui apprenait que j’étais à Bade, sans argent, que j’y avais joué, que j’avais perdu. Antoine, ne me voyant pas reparaître, résolut de se mettre à ma recherche; mon vieux Jean voulut l’accompagner. De son côté, Madeleine, ma cuisinière, s’engagea à leur écrire chaque jour pour les instruire de mon retour à Marly, si je devais y revenir jamais.
Déjà deux lettres de Madeleine étaient arrivées par le chemin de fer, ne contenant que ces mots: «Pas de nouvelles de monsieur!» Antoine s’assombrissait et articulait d’horribles blasphèmes contre les jeunes cervelles couvertes de cheveux gris. Junius, qu’il avait retrouvé à Bade, ne pouvant comprendre comment je n’étais pas encore à Marly, quand quatre jours auparavant je lui avais fait mes adieux, prêt à monter en wagon, pensa que j’étais retourné à Carlsruhe, où, disait-il, une certaine Thérèse semblait me tenir au cœur. Le matin même, les deux cousins étaient partis pour Carlsruhe, abandonnant à Jean la surveillance du chemin de fer badois. Il avait pour mission d’inspecter au visage tous les voyageurs qui traversaient la voie, venant de France, ou s’y rendant.
Pauvres amis! combien je me reprochais alors de les avoir laissés si longtemps sans nouvelles!
Avant la fin de son récit, mon vieux Jean, fort distrait de sa nature, paraissait préoccupé de tout autre chose que de ce qu’il avait à me raconter. D’un air inquiet et surpris, il m’examinait de la tête aux pieds. N’y pouvant tenir, s’interrompant tout à coup:
«Monsieur n’a donc plus son parapluie ni sa montre? me dit-il.
—Non; je les ai perdus.
—Au jeu?»
Le mot lui échappa. Contrit de son irrévérence, il baissa la tête; aussi ne put-il voir le coup d’œil sévère que je lui adressai. Sa narration achevée, me regardant en dessous, il reprit d’un ton apitoyé: «Il faut que monsieur ait bien souffert pour en avoir été réduit à acheter un vieux chapeau comme celui qu’il porte!»
C’est de mon chapeau neuf, déjà tant éprouvé il est vrai, qu’il parlait avec ce dédain.
Jean tomba ensuite dans de nouvelles perplexités; il me proposait de se rendre seul à Carlsruhe pour prévenir les deux cousins de mon arrivée, tandis que je l’attendrais à Bade. Sa phrase n’était pas achevée que l’idée de me laisser seul dans ce lieu de perdition, où déjà la roulette m’avait été fatale, la lui faisait modifier dans une foule de sens amphigouriques.
Pour le rassurer: «Nous partirons ensemble, lui dis-je. D’ailleurs, j’ai laissé à Carlsruhe une dette que je suis bien aise d’acquitter.
—Monsieur a fait des dettes?... Puis, avec un hochement de tête significatif, il murmura: Décidément, nous n’avons pas été sage!»
Si j’avais à supporter déjà les gronderies de M. Jean, à quoi devais-je m’attendre de la part de mon terrible et cher Antoine Minorel?
A sept heures du soir, nous arrivons à Carlsruhe. Je me rends aussitôt à l’hôtel de la Légation. Au nom de Junius Minorel, le concierge me répond absolument dans les mêmes termes que la première fois: «M. de Minorel est à Heidelberg, où il achève sa cure de petit-lait.» Je demande s’il n’a point passé aujourd’hui par Carlsruhe en revenant de Bade. Réponse affirmative. Je m’enquiers si un de ses parents n’a point fait route avec lui pour Heidelberg. Nouvelle réponse affirmative. «Je crois, ajoute le concierge, que ces messieurs sont allés y chercher quelque chose qu’ils ont perdu.»
J’étais ce quelque chose. Satisfait de mes renseignements, je cours à la maison Lebel.
A ma gentille pension bourgeoise du boulevard d’Ettlingen tout est en rumeur. La grammaire et la langue française ont été rayées de l’ordre du jour. On y parle dans toutes les langues pour proclamer le grand événement. Thérèse est partie, Thérèse a été enlevée! «Par un vieux monsieur,» disent les uns; et je suis véhémentement soupçonné d’être le ravisseur. On se rappelle les agaceries de Thérèse à mon égard et nos entretiens secrets dans le petit salon aux sonnettes. Si je reparais aujourd’hui, lorsque depuis douze jours j’étais censément rentré en France, mon but est évidemment de détourner les soupçons.
Jean, qui m’a accompagné à la maison Lebel, pousse des soupirs à faire trembler les vitres. Que devait-il penser de moi, mon Dieu!
Les autres affirment que le séducteur n’est pas aussi vieux qu’on veut bien le dire; il est jeune au contraire, et ce jeune homme n’est autre que Brascassin. Thérèse et lui, le jour de l’enlèvement, on les a vus franchir la porte de Dourlach, en voiture close et les stores abaissés.
Les stores étant abaissés, comment les a-t-on vus? Mais si la médisance ne manquait parfois de logique, elle deviendrait trop redoutable.
Devant les uns et les autres, je tentai de me justifier, et même de justifier Brascassin; je ne l’avais point quitté depuis trois jours, et venais de le laisser à Wildbad.
«C’est cela! bien joué! crie une voix. La porte de Dourlach est justement sur la route de Wildbad. A Wildbad, il aura d’abord laissé Thérèse s’établir seule, pour sauver les apparences, et sera venu l’y rejoindre ensuite. Nous connaissons donc enfin le lieu de leur cachette! Ils sont à Wildbad!
—Ils sont à Wildbad! quelle immoralité!» répètent en chœur tous les habitués de la maison Lebel.
Le dirai-je? Cette supposition invraisemblable, absurde, fit naître en moi non une conviction, mais un doute. Je me rappelai l’air indifférent et désintéressé avec lequel Brascassin, la veille, avait d’abord répondu à mes questions sur Thérèse, puis l’emportement qui s’en était suivi. Évidemment, elle ne lui était pas aussi étrangère qu’il avait essayé de me le faire accroire.
Le temps me manquait pour réfléchir longuement sur ce sujet; je pris à la hâte congé de MM. les grammairiens, en cherchant du coin de l’œil mon vieux Jean. Il n’était plus là. Je le rejoignis à la porte d’entrée, où il se tenait, la tête appuyée contre le mur, gémissant, j’en suis convaincu, de voir son maître mêlé à tant d’intrigues, et devenu un garnement.
J’avais fait quelques pas sur le boulevard lorsque deux voix m’apostrophèrent inopinément:
«Monsieur Canaple, est-il vrai qu’il faut dire courbatu et non courbaturé?
—Monsieur Canaple, pourquoi le verbe admonester ne se trouve-t-il pas dans le dictionnaire? Vaut-il donc mieux dire admonéter?
—Dites ce que vous voudrez!» Et je pressai le pas.
Chassée du temple, la pauvre grammaire en était réduite à demander l’aumône aux passants.
Peut-être ai-je un peu sévèrement parlé de la lenteur allemande; je n’ai eu qu’à m’en louer aujourd’hui. En gagnant le chemin de fer, je craignais de me voir forcé d’attendre pendant deux heures un nouveau convoi se dirigeant sur Heidelberg. Dans la gare, j’en trouvai un prêt à partir. C’était celui qui nous avait amenés d’Oos. A la station de Carlsruhe, on donne au voyageur tout le temps nécessaire pour bien dîner.
Je pris deux places de première, ne voulant pas, sitôt après notre réunion, me séparer de mon vieux Jean. Par un sentiment de convenance exagérée, quoique nous fussions seuls dans le wagon, il se tint aussi éloigné de moi qu’il le put et ne desserra pas les lèvres. J’eus donc tout loisir de me livrer à mes méditations.
Je songeais à la réception qu’allait me faire Antoine, au départ inexplicable de Thérèse, au silence de Brascassin à son sujet; je songeais aussi à Madeleine, l’excellente fille, à mes voisins de Marly, à mon jardin dont les iris et les lilas fleurissaient sans moi, à mon chien, qui devait hurler jour et nuit pendant mon absence; puis, j’en revenais à Antoine. Il m’apparaissait en Jupiter tonnant.
Au milieu de mes songeries, mes yeux ne restaient point inactifs. A travers le crépuscule du soir, qui donnait au paysage une teinte mystérieuse, la ville de Dourlach, et son cimetière, où repose le bon Haussman, le boulanger d’Ettlingen, Brouchsal, avec ses charmantes collines boisées, me saluaient en passant; à l’extrémité d’une allée de verdure, une petite église solitaire semblait me suivre du regard; longtemps je l’aperçus voyageant avec moi. Sur ma gauche, s’alignaient de longs peupliers, bordant la route de terre; entre leurs flèches espacées se déroulait une vaste plaine semée de bouquets d’arbres, éclairée à revers par la lune qui semblait se baigner dans le Rhin; figurant des meules de foin ambulantes, de solides charrettes, surchargées des récoltes de l’année précédente, la traversaient avec leur escorte de travailleurs. C’était le dernier labeur de la journée. Plus loin, un pâtre à cheval courait au galop en sonnant du cor pour rappeler ses troupeaux dans l’étable. Tout à coup, débouchant d’un buisson, un chevreuil égaré bondit en entendant souffler la locomotive, et des cigognes, perchées sur leurs longues jambes, nous regardèrent passer d’un air stupéfait.
Elles arrivaient de loin peut-être et n’avaient pas encore vu un chemin de fer.
Pourquoi jusqu’à présent, sinon à Kehl, où une cigogne peinte sert d’enseigne au cabaret dans lequel je me suis arrêté, n’avais-je pu encore rencontrer cet oiseau familier, si commun, m’avait-on dit, en Alsace et dans le grand-duché? A Strasbourg, chaque cheminée devait avoir pour ornement son nid de cigognes; pourquoi n’en ai-je pas découvert un seul?
Le traité de paix et de bonne amitié, passé de temps immémorial entre l’homme et la cigogne, aurait-il été rompu dans ces pays pour infraction à quelque clause importante? La cigogne a-t-elle cessé de manger les vers de terre? ou l’homme, qui songe aujourd’hui à se nourrir même de son cheval, aurait-il commencé à manger des cigognes?
Ces diverses élucubrations de mon cerveau défilaient devant moi au milieu des ombres du soir et peuplaient le paysage, alors presque désert; grâce à elles, grâce à Thérèse, à Brascassin, à Madeleine, grâce aux cigognes, je croyais sortir à peine de Carlsruhe, et j’oubliais Antoine, lorsque les montagnes, graduellement effacées à ma droite, reparurent tout à coup plus hautes, plus rapprochées. Sur la principale d’entre elles, à son point culminant, les rayons de la lune illuminaient une vieille tour; nous arrivions à Heidelberg.
Je me fis indiquer l’hôtel du Prince-Charles, situé à l’extrémité de la ville. Là, mon juge m’attendait.
Je n’ai jamais pu me défendre de cette autorité magistrale (paternelle, comme il le dit lui-même) qu’Antoine exerce sur moi; l’ai-je jamais essayé? Je me sentais coupable envers lui; je l’étais. Sur mon invitation expresse, il avait consenti à passer avec moi la saison du printemps dans ma maison de Marly; au jour dit, il s’y était présenté, et n’y avait trouvé que mes domestiques. Une seule lettre de moi lui était parvenue, datée de Carlsruhe; elle l’invitait à m’attendre; il m’avait attendu, et vainement, et sans plus recevoir d’autres nouvelles. Des deux autres lettres à lui adressées, la première figurait toujours parmi les notes de mon histoire de Louis-Guillaume, le vainqueur des Turcs; la seconde, écrite de la scierie de *** (forêt Noire), je l’avais encore dans ma poche. Est-ce ainsi qu’un galant homme devait en agir envers son meilleur ami?
A mesure que j’arpentais la longue rue d’Heidelberg, mes torts me paraissaient plus grands; quand j’arrivai devant l’hôtel du Prince-Charles, ils étaient irrémissibles. Je connaissais la susceptibilité d’Antoine sur tout ce qui touche aux devoirs de l’amitié.
M’arrêtant au seuil de la maison, j’envoyai Jean s’informer si MM. Minorel y étaient descendus. Je me rappelais que Junius l’habitait volontiers durant ses stations à Heidelberg. Jean me rapporta qu’en ce moment ces messieurs étaient à l’hôtel, appartement no 7, au premier. J’avais espéré une tout autre réponse; j’aurais laissé ma carte ou la lettre restée dans ma poche, et je serais parti.... pour quel pays? je n’en sais rien.... par le premier convoi, n’importe dans quelle direction. Je n’ai pas l’habitude des souffrances morales; j’étais au supplice. O nature pusillanime! Lâche! lâche que je suis! Mais il n’y avait plus à reculer.
Avec un peu de brusquerie, j’ordonnai à Jean de passer le premier; je le suivis à distance. En arrivant sur le palier, je haletais. Un escalier de vingt marches! Il ouvrit la porte du no 7; je m’arrêtai.
Les deux cousins se tenaient dans un petit salon, devant une table à jeu, ornée de ses bougies. Antoine lisait; Junius faisait une patience. Au bruit de la porte qui s’ouvrait, ils ne bougèrent point, croyant sans doute à l’entrée d’un domestique de la maison. Jean, ne sachant trop en quels termes annoncer ma venue, se mit à tousser. Antoine redressa la tête, m’aperçut dans la pénombre de la porte, se leva et vint droit à ma rencontre sans articuler un mot; puis il m’ouvrit ses bras, et longtemps me pressa contre sa poitrine, où je sentis son cœur battre à tout rompre.
«Enfant terrible, va!» Tel est le seul reproche qui soit sorti de sa bouche.
O mon Antoine! mon cher Antoine! que tu es bon! que tu es généreux! J’éprouvais le besoin de pleurer; mais je retenais mes larmes. Qu’aurait pensé Jean? Il aurait cru que je pleurais sur mes fautes.
Junius interrompit sa patience, se leva à son tour, après avoir laissé toutefois ses cartes dans l’ordre voulu, et m’aborda en se frisant la moustache; c’était chez lui l’annonce de quelque apostrophe railleuse; mais de celui-là je ne redoutais rien.
«Parbleu! monsieur de Canaple, me dit-il, quel homme étrange faites-vous! au commencement de ce mois j’étais à Heidelberg; vous m’avez forcé d’y interrompre ma cure de petit-lait, pour aller la continuer à Bade, et de Bade me voici contraint de revenir l’achever à Heidelberg, toujours grâce à vous!»
Je le saluai et lui serrai la main. Dans mon trouble d’esprit c’est la seule réponse que je trouvai à lui faire.
De nous quatre, mon vieux Jean était le seul qui gardât encore un maintien grave et sévère. Je crois qu’il n’eût pas été fâché de voir Antoine me gronder un peu vertement.
Quand la parole me fut revenue, j’essayai d’entamer le chapitre de ma justification:
«Plus tard, me dit Antoine; tu parais fatigué; tu vas te coucher. J’ai une chambre à deux lits: le meilleur est pour toi; mais je ferai mettre le verrou à toutes les portes de communication; tu n’aurais qu’à m’échapper encore!»
Enfin, je me couchai, et dans un lit! Depuis trois jours c’était la première fois. Mon sommeil fut calme et heureux; je sentais auprès de moi mon vieux Jean, et mon adorable ami Antoine Minorel. Je dormis quatorze heures; et voilà comment, le lendemain, je me réveillai à Heidelberg, la montagne aux Myrtilles.
II
Historique de la ville d’Heidelberg. — Historique de mon vieux Jean et de Madeleine, ma cuisinière. — Wolfsbrunnen. — La fontaine de la Louve. — Rencontre avec un Écolier. — Molkenkur (la cure au petit-lait). — Une vision.
Je crois devoir sans plus tarder prévenir une erreur grave que pourrait causer l’étymologie du mot «Heidelberg.» Ce mot s’applique à l’emplacement du vieux château bien plus qu’à celui de la ville. La ville d’Heidelberg, quoi qu’en dise sa douce appellation de montagne aux Myrtilles, n’est point située sur une hauteur; elle s’enfonce, au contraire, dans une étroite vallée creusée par le Necker entre le gigantesque Kœnigstuhl et la montagne de tous les Saints (Heiligenberg), qui lui fait face de l’autre côté du fleuve.
Peu de temps après l’ère chrétienne, les Romains, maîtres de la Germanie, avaient visité les bords du Necker, portant d’une main un épi de blé, de l’autre un cep de vigne. Sur les collines, rameaux inférieurs de Kœnigstuhl, ils avaient trouvé de pauvres pâtres conduisant de maigres troupeaux; dans la vallée, de misérables pêcheurs se nourrissant moins de poissons que de galette de sarrasin: de la plupart ils firent des laboureurs et des vignerons. Avec le vin, avec le blé, la vie facile, l’abondance, le commerce y étaient nés. Vers le troisième siècle, les Romains, qui colonisaient le monde au bénéfice de tous, peu semblables, sous ce rapport, à certaine autre nation colonisatrice, avaient, en faveur de ce commerce naissant, dépierré le Necker, l’avaient endigué, rendu navigable. Sur ses bords, ils élevaient des retranchements; sur les montagnes qui l’avoisinent, des forts, pour protéger les vallées contre les invasions de ces terribles Allamanni, aujourd’hui refoulés dans les profondeurs de la forêt Noire sous forme de bouviers, de charbonniers, de bûcherons, de fabricants d’horloges en bois et de boîtes à musique.
Les cabanes des vignerons et celles des laboureurs se rapprochaient l’une de l’autre; Heidelberg était là en germe.
Au neuvième siècle, c’était un village carlovingien, que traversa le roi des Français, Louis le Débonnaire; au douzième, Conrad de Hohenstaufen, premier comte palatin du Rhin, s’y créa une résidence. Louis de Bavière vint plus tard, qui l’agrandit et l’embellit. De ce moment, Heidelberg fut la capitale du Palatinat. Aujourd’hui, elle n’est comptée qu’au troisième rang parmi les villes du grand-duché; mais combien par la splendeur de ses souvenirs, par sa science, par ses monuments, par ses ruines même, elle efface ses deux pâles et fastidieuses compétitrices, Mannheim et Carlsruhe!
C’est en 1803 qu’Heidelberg, avec le Palatinat du Rhin, devint partie intégrante des États badois.
Junius, de qui je tiens ces détails, ainsi que bien d’autres qui viendront à leur place, pendant ses longues résidences dans ce pays, en a sérieusement étudié l’histoire et la topographie, tout en prenant son petit-lait.
Vu les hautes montagnes qui entourent la ville, le soleil se lève tard à Heidelberg. Lorsque je m’éveillai, il était près de midi; le jour n’avait pas encore pénétré dans ma chambre. Les persiennes étaient fermées il est vrai, et aussi, je crois, les draperies de la fenêtre. Je sonnai; au lieu de Jean, ce fut mon ami Antoine qui entra.
Levé depuis six heures du matin, quoiqu’il eût rendez-vous avec un chimiste de ses amis, Antoine était resté dans le petit salon attenant à notre chambre. La nuit, il m’avait entendu m’agiter en grommelant de confuses paroles; il me croyait enfiévré, et veillait sur mon sommeil comme une mère sur celui de son enfant. O cœur de femme dans une poitrine d’ours! Cher Antoine!
Quand je l’eus rassuré pleinement sur l’état de ma santé, profitant du moment où nous étions seuls, je voulus reprendre l’explication justificative interrompue par lui la veille, lui prouver que je n’avais voyagé que sous l’impulsion d’une force majeure....
«Lève-toi et allons déjeuner, me dit-il rudement; sais-tu qu’il est midi?»
Junius nous attendait dans le petit salon, où le couvert était mis. Jean, une serviette sous le bras, s’y tenait dans une posture pleine de dignité; il salua lorsque j’entrai, mais ne me demanda même pas des nouvelles de ma santé. Évidemment, il y avait du froid entre nous.
Quelle que soit ma préférence pour les tables d’hôte, je compris cette fois le déjeuner en tête-à-tête; nous avions tant à nous dire! D’ailleurs, je connaissais les délicates susceptibilités de notre diplomate, qui ne se fût point risqué à s’attabler avec des commis voyageurs.
Pendant le repas, une lettre arriva à l’adresse d’Antoine. Il la parcourut et me la passa. C’était la troisième missive quotidienne de Madeleine, ma cuisinière. Je la lus à voix haute. Elle contenait ces mots: «Monsieur n’a pas reparu encore. Que ça dure huit jours de plus et j’aurai perdu ma main à ne faire la cuisine que pour Minet et Toto. Je vais me mettre en quête d’une autre place.»
Jean fit un geste de désespoir; la serviette qu’il tenait à la main, lui échappant, faillit passer à travers la fenêtre. Cependant, il était sans cesse en désaccord et même en querelle avec Madeleine. Selon toute probabilité, ce souvenir lui revint à l’esprit, car presque aussitôt: «Au surplus, monsieur n’aura pas grand’peine à trouver mieux qu’elle,» dit-il.
Les idées de mon vieux Jean, loin de bien emboîter le pas, presque toujours se suivent en se contredisant. Un moment après, comme par remords de conscience, il reprenait: «Quant à son dévouement pour la personne de monsieur, il n’y a rien à dire.
—Il y paraît! lui répliquai-je.
—Ah! dame! c’est que depuis que monsieur a pris le goût des longs voyages, son service n’est pas commode.»
Je fronçai le sourcil; mais alors Jean se tenait derrière ma chaise, et cette fois encore ma démonstration de réprimande resta non avenue pour lui.
Pendant que je suis sur ce chapitre de Jean et de Madeleine, il me semble indispensable d’ajouter ici quelques mots touchant ces deux fidèles serviteurs.
«Aimes-tu ton papa? demandait-on à un charmant petit garçon de ma connaissance.
—Oui, je l’aime, et beaucoup.
—Et pourquoi l’aimes-tu beaucoup?
—Parce qu’il est bien obéissant,» répondit l’enfant.
Si on demandait à Madeleine et à mon vieux Jean pourquoi ils aiment leur maître, ils seraient en droit de faire la même réponse.
Madeleine est Picarde, par conséquent fort vive, puisqu’il est vrai que parmi nos qualités ou nos défauts il en est de terroir, comme il arrive pour le vin et autres produits. Par suite de cette vivacité naturelle, autrefois ma Picarde ne manquait pas de me mettre le marché à la main dès que je m’avisais de faire montre d’autorité envers elle. Dans l’intérêt même de ma dignité personnelle, que des discussions avec ma cuisinière pouvaient compromettre, je dus donc prendre plus souvent en considération ses raisons que les miennes propres. Peu à peu ses pleins pouvoirs dépassèrent les limites de sa cuisine; rien ne se fit plus au logis sans sa permission; Jean, à son tour, dut se soumettre; il le fit avec moins de bonne grâce que moi. De là, entre eux, des querelles auxquelles j’eus soin de ne pas me mêler. J’avais la paix; Madeleine administrait en bonne ménagère, et ne recevait pas trop mal mes amis; de quoi me serais-je plaint? Si cette paix fut un instant troublée, c’est lors de mon projet de voyage pédestre de Paris à Marly-le-Roi. L’excellente fille semblait avoir la prévision de ce qui devait arriver.
Quant à mon vieux Jean, c’est là un précieux serviteur dont je ne saurais trop me louer. Il est loin d’avoir la vivacité de Madeleine; bien au contraire; après une longue expérience, je crois pouvoir affirmer que la lenteur, et même la paresse, forment le fond essentiel de son caractère. Mais que de résultats heureux cette paresse invétérée n’a-t-elle pas produits pour moi?
Jean m’a habitué tout doucement à la patience, sans laquelle il n’est pas de vrai philosophe pratique; je lui dois de savoir me suffire à moi-même, et, dans la plupart des détails de la vie, «de n’avoir pas besoin, comme a dit Rousseau, de mettre, pour me servir, la main d’un autre au bout de mon bras.» L’exercice est utile à ma santé; Jean me le rend indispensable par la lenteur et la maladresse qu’il met à s’acquitter des commissions dont je le charge. Grâce à lui, j’ai conservé l’élasticité de mes jambes; je n’engraisse pas trop, quoique mon tempérament me pousse un peu vers l’obésité. Si les défauts de Jean m’ont profité, il a tiré aussi bénéfice des miens, ce qui l’a complété et en a fait pour moi un être à part, qu’il me serait impossible de remplacer.
Ce fut de ma curiosité qu’il tira d’abord parti, ensuite de ma vanité. Je me laissai aller trop facilement à écouter ses divagations, ses bavardages sur les uns et sur les autres; c’était l’admettre dans ma familiarité; un grand tort! Il en vint bientôt à me donner des conseils; le droit de conseil entraîne celui de remontrance.... Halte-là!...
Mon vieux Jean avait servi d’abord chez mon père, peu de temps, et seulement en qualité de petit domestique, bon à tout et propre à rien; toutefois ma vanité s’accommodait à voir en lui un de ces anciens serviteurs de la famille qui donnent à une maison certain relief aristocratique. Je répétais volontiers que Jean m’avait connu enfant, ce qui était vrai; il m’appelait son jeune maître, comme je l’appelais mon vieux Jean; plus nous avancions dans la vie l’un et l’autre, plus il avait soin d’antidater son acte de naissance et de rajeunir le mien pour garder devers lui, à défaut d’autre autorité, celle de l’âge. S’il ne me dominait pas encore, il me résistait du moins, n’en prenant qu’à son aise, et alléguant comme excuse les infirmités de la vieillesse qui commençaient pour lui, disait-il.
La vérité est que mon vieux Jean et moi nous sommes nés dans la même année. Or, par une singulière anomalie, il se trouve avoir aujourd’hui cinquante-cinq ans passés, et je n’en ai que quarante-cinq à peine.
Le lustre dont il m’a débarrassé, il l’a gardé pour lui.
Voilà comment, outre quelques qualités utiles, je dois encore à Jean un reste de jeunesse.
Pour compléter le portrait, passons au physique. De taille moyenne, Jean a le cou épais, les épaules rondes, ce qui lui permet d’y appuyer facilement sa tête quand il veut dormir sans qu’il y paraisse, et lui donne en même temps ce petit air vieillard qu’il ambitionne..... Ses cheveux, d’un blond pâle et grisonnant, son nez tout d’une pièce, ses petits yeux gris, ses lèvres épaisses lui composent, après tout, sinon une figure agréable, du moins la figure d’un excellent homme.
Mais j’oublie un détail essentiel. Jean a la prétention d’avoir été un superbe enfant, et pense qu’il lui en reste encore quelque chose. Il a au-dessous de la pommette gauche une petite verrue couverte de poils, et qu’il se plaît à appeler un grain de beauté.
Madeleine ayant avancé un jour cet axiome douteux, auquel Polichinelle eût applaudi: «L’homme qui a un grain de beauté sur la figure ne peut jamais être laid,» Jean se l’est tenu pour dit, et depuis ce temps revient à tout propos sur sa bienheureuse verrue. «Tu t’es levé bien tard aujourd’hui, Jean? — Monsieur saura que le barbier m’a entamé avec son rasoir mon grain de beauté; j’ai saigné abondamment; rien ne saigne aussi longtemps qu’un grain de beauté, et je n’aurais osé me présenter devant monsieur en cet état. — Je ne mettrai point mon pardessus aujourd’hui, Jean; il fera beau, le baromètre monte. — Si monsieur veut m’en croire, non-seulement il mettra son pardessus, mais ses socques; mon grain de beauté m’élance. Il pleuvra à coup sûr.»
Ainsi le grain de beauté de Jean joue un rôle important dans sa conversation. Mais assez parlé de Jean et de sa verrue.
Je tenais donc à la main la lettre de Madeleine; je ne la lisais plus, j’en examinais la suscription; le timbre de la poste de Marly-le-Roi exerçait sur moi une puissance fascinatrice. Je ressentais un désir impérieux de revoir mon jardin, mes bons voisins, devenus mes bons amis, et d’aller rassurer ma cuisinière.
De ce désir je fis part à Antoine, en lui proposant de nous mettre en route sur-le-champ.
Antoine, le plus fougueux comme le plus aimé de mes despotes, donna un terrible coup de poing sur la table, puis se tournant vers moi d’un air menaçant:
«Te moques-tu? Penses-tu donc que j’aurai franchi d’un trait trois cents kilomètres sans devoir reprendre haleine un instant? Me prends-tu pour un de ces cuistres lancés après un échappé de collége, et qui le ramènent incontinent par les oreilles? Qui te presse tant? est-ce la crainte de perdre ta cuisinière? Calme-toi, jeune homme impétueux; dès hier au soir je lui ai écrit; dans trois jours les cloches de Marly pourront sonner ton retour; allons, achève de déjeuner, et en route pour les ruines de l’ancien château! Junius assure que j’y trouverai une collection de médailles curieuses, et toi des mauves et des coquelicots de quoi remplir ton herbier.»
Il ordonna à Jean d’aller nous chercher une voiture. Jean, qui pense ne devoir obéissance qu’à son maître, me regarda d’un air interdit, sonna un garçon d’hôtel et le chargea de la commission.
«Je viens de traverser la forêt Noire à pied, dis-je à Antoine; la voiture est-elle bien nécessaire? Me crois-tu encore un Parisien?»
Il sourit, me prit la main, me tâta le pouls, et dit:
«Ouvrez les barrières! Laissez aller!»
Je proposai à Jean de nous accompagner; il me fit observer que le château était sur une montagne; grimper sur les montagnes, c’était bon à mon âge et non au sien. Il préférait aller visiter le marché, qu’on disait très-bien fourni de provisions de toutes sortes.
Jean, l’homme aux indécisions aussi bien qu’aux contradictions, n’alla ni au marché ni au château; il rentra dans sa chambre, où il passa trois heures à écrire à Madeleine, pour lui faire part de ce qu’il avait vu à l’étranger. Dans cette longue épître, Dieu veuille qu’il n’ait pas trop médit de son maître!
Prenant un petit sentier qui, à quelques pas de notre hôtel, s’ouvre dans la montagne, après vingt minutes de marche nous arrivons à Wolfsbrunnen (la fontaine de la Louve), située à mi-côte.
La fontaine de la Louve doit son nom à certaine louve furieuse qui, là, dit-on, dévora une sorcière. Je ne me paye plus guère de ces histoires faites à plaisir. D’après ce que m’avait appris Junius de l’installation des Romains sur le Kœnigstuhl, j’émis cette opinion que sans doute la louve de Romulus, en pierre ou en bronze, avait figuré en cet endroit, d’où le nom de la fontaine. Junius trouva mon hypothèse admissible, quoique discutable; Antoine s’étonna de me voir répudier un conte bleu au bénéfice d’un fait matériel et historique. Il ne connaissait pas encore mes aspirations vers l’histoire.
Wolfsbrunnen est un joli vallon se dessinant sur une des pentes de la montagne, et entouré de hauts taillis; les chalets qui le décorent seraient d’un charmant effet si, dans le grand-duché, toutes les stations du chemin de fer n’affectaient pas cette même forme helvétique, fort gracieuse, mais trop prodiguée. Sur les chemins de fer prussiens, m’a-t-on dit, au lieu de chalets ce sont des tourelles féodales, et les salles d’attente y semblent remonter au dixième siècle. Le voyageur pourra désormais juger des tendances du peuple qu’il visite rien qu’à l’aspect de ses embarcadères et de ses débarcadères. Bade est pastorale, la Prusse, moyen âge.
Le tort des chalets du Wolfsbrunnen est de rappeler moins la Suisse que les chemins de fer. A Wolfsbrunnen, on vend, en gros et en détail, on assaisonne en matelote ou au vin blanc de délicieuses truites. La truite est le fruit du pays.
Dans de grands bassins où se rassemblent des eaux transparentes, «plus douces que le lait, plus savoureuses que le vin,» a dit un poëte allemand, nagent des milliers de truites. Voulez-vous en déjeuner? C’est d’un coup de ligne qu’il s’agit; désirez-vous en faire provision pour le marché? un coup d’épervier y suffira.
A Wolfsbrunnen, je ne fus pas dévoré par une louve comme la magicienne Jetta, mais j’y fus en butte aux fureurs d’un gamin enragé. J’étais en contemplation devant une de ces pêches miraculeuses; je reçois un projectile dans le dos, une balle. L’écolier, lancé à la poursuite de sa balle, vient me heurter au moment où je me retourne avec une brusquerie facile à comprendre. Sous le choc, il trébuche, il tombe en poussant des cris affreux. Je le relève, il veut se jeter sur moi, et sans Antoine qui intervient, je ne sais ce qui serait advenu.
A ses cris, était accourue une femme tout éplorée, sa mère.
«Aye! aye! il m’âvre pattu! il m’âvre tonné un grand coup!» hurlait le jeune monstre, sautant sur une jambe en tenant l’autre repliée sous sa main, et me désignant du geste.
Heureusement, Junius était connu de la mère; il la rassura, la calma.
«Il est un peu espiègle,» dit alors la dame, souriant la lèvre pincée; puis, après avoir de nouveau échangé quelques mots avec Junius:
«C’est égal, monsieur, me dit-elle, en m’honorant d’un semblant de révérence, à votre âge, il n’est pas bien de frapper un enfant.»
J’étais exaspéré.
«Quelle est cette heureuse mère? demanda Antoine quand elle fut partie.
—Mme Hoël-Jagœrn, la veuve d’un conseiller de cour,» lui répondit Junius.
L’affaire en resta là.
Junius, avant notre visite au château, nous proposa, pour seconde station, Molkenkur, un des points les plus élevés de la montagne que nous contournions. Une voiture débouchait à vide sur la place de Wolfsbrunnen; nous y montâmes.
Molkenkur signifie cure au petit-lait.
C’est ici, c’est à Molkenkur, que Junius venait acquérir, par infusion, par imbibition, ce calme stoïque, indispensable aux diplomates. On n’y voit qu’une maison, c’est un chalet suisse, placé à l’angle d’un grand plateau d’où l’on jouit d’une vue superbe. J’embrassai l’horizon pour essayer d’y découvrir le clocher de Strasbourg; ne l’y trouvant pas, j’abaissai indifféremment mon regard, et du milieu de la montagne inférieure, placée entre Wolfsbrunnen et le Molkenkur, une apparition magique surgit tout à coup devant moi.
Une ville de marbre était là; des hommes de pierre, ses seuls habitants, les uns tenant encore une épée dans leurs mains, les autres vaincus et renversés dans des fossés poudreux, semblaient prolonger une lutte terrible; d’immenses amas de débris jonchaient la terre; des palais s’élevaient debout, mais à travers leurs vastes fenêtres je voyais au loin pointer le feuillage des arbres; comme d’horribles reptiles, des lierres gigantesques s’enroulaient autour des colonnes brisées. Je crus à une vision d’Herculanum ou de Pompeï.
Je fermai les yeux, j’étendis les bras; à ma droite, je rencontrai l’épaule de Junius, à ma gauche, celle d’Antoine, et m’appuyant sur mes deux compagnons, je demeurai quelque temps absorbé, silencieux.
«Qu’est-ce que cela? m’écriai-je enfin.
—Heidelberga deleta!» murmura Antoine avec un bruit d’orgue plaintif, en répétant ces deux mots sinistres fournis par Boileau pour servir de légende à la médaille frappée en l’honneur de Louis XIV, le destructeur d’Heidelberg.
Et Junius, traduisant à mon intention une strophe d’Uhland, le poëte populaire de l’Allemagne, semblait un écho de ma propre pensée:
«Ce palais merveilleux, sous les rayons du soleil, élance jusqu’aux nues ses tours et ses coupoles; les statues des héros le peuplent; des lions de marbre veillent à sa porte; mais à l’intérieur tout est silencieux et désert, une herbe épaisse tapisse ses riches vestibules; escaliers et perrons, tout a disparu, et les oiseaux criards le remplissent seuls de bruit en se poursuivant de fenêtre en fenêtre.»
A la strophe d’Uhland, je n’avais répondu que par ce cri: «Aux ruines! aux ruines!»
Quand nous descendîmes de voiture devant l’ancienne demeure des palatins, songeant à ses désastres, je me découvris le front; Junius, se rappelant qu’elle avait abrité des empereurs, mit ses gants blancs. Quant à Antoine, il en franchit le seuil son chapeau sur la tête et ses mains dans ses poches.
III
Aspect des ruines. — Palais d’Othon-Henri. — Grande discussion historique. — Salomon de Caus, ou de Caux. — Les deux Heidelberg, le mort et le vivant. — Le gros tonneau. — Perkéo le bouffon. — «Francés, pas toujours gentils.»
Tandis que nous roulions en voiture, Junius, le mieux renseigné, le plus désintéressé des cicerones auxquels voyageur ait jamais eu affaire, nous avait donné un précis de l’histoire du château d’Heidelberg, comme déjà il nous avait fourni celui de la ville. Ce précis, je le résumerai en quelques phrases.
A la place occupée aujourd’hui par le château, les Romains avaient construit une forteresse présentant un carré irrégulier. Lors de la dispersion de ces vainqueurs du monde, elle fut respectée, quant à la forme, d’abord par les Francs, puis par Conrad de Hohenstaufen, qui commença à lui donner des apparences palatiales. De la fin du quatorzième au commencement du quinzième siècle, Robert Ier et Robert II reconstruisirent l’ancien manoir de Conrad, en relevant son importance par de nombreuses annexes.
Les électeurs qui leur succédèrent rivalisèrent entre eux pour y en ajouter de nouvelles, plus somptueuses les unes que les autres.
Frédéric Ier, dit le Victorieux, Louis, dit le Pacifique, l’ornèrent de tours, de terrasses; Frédéric IV y éleva un monument, dont les restes attestent la magnificence; d’autres palais s’implantèrent à la suite sur ce sol qu’ils semblaient vouloir écraser, mais aucun, même celui de Frédéric IV, ne put égaler la merveille architecturale qu’Othon-Henri y avait fait construire vers le milieu du seizième siècle.
Selon que le soleil éclairait ou laissait dans l’ombre ces vastes constructions de genres si divers, les unes encore debout, intactes en apparence, parées, comme dans leurs beaux jours, de leurs joyaux de marbre, de leurs rosaces, de leurs rinceaux au feuillage finement découpé, de leurs grandes effigies; les autres, gisant sur la terre, écartelées par la mine, éventrées par la bombe, tristement enveloppées dans leur linceul de mousse ou de lierre, il nous semblait traverser tour à tour des arcs de triomphe, des salles de fête, ou de sombres nécropoles.
La chapelle de Saint-Udalrich, le palais d’Othon-Henri, montrent aujourd’hui avec orgueil leurs façades splendides, où quelques assises ébranlées, disjointes, troublent à peine l’harmonie de l’ensemble. Mais regardez derrière ces fantômes de pierre et de marbre, le corps manque; c’est leur âme seule qui vous apparaît; leur âme, c’est-à-dire tout ce que les arts semblaient leur donner d’éternel et d’invincible. Au palais d’Othon-Henri tous les grands artistes du seizième siècle avaient apporté la protection de leur génie; le vieux Michel-Ange en avait tracé le plan; sur sa merveilleuse façade, au milieu d’une profusion de bas-reliefs, d’arabesques, de cariatides, d’écussons de l’Empire, de la Bavière et du Palatinat, on voit s’élever un triple rang de statues colossales; tout cela est l’œuvre des plus célèbres sculpteurs de cette grande époque de l’art.
Toutefois, il en faut convenir, ces statues présentent un singulier amalgame. Pressé de jouir, il semble que l’électeur Othon-Henri, dit le Magnanime, les ait achetées toutes faites et non sur commande. On voit là Charlemagne figurer près de Jupiter, Tibère près de Brutus; le saint roi David et une Vénus, non pudique, s’y avoisinent, en tout bien tout honneur, je n’en doute pas: mais ces contrastes singuliers détournent forcément les esprits de la gravité religieuse, seule convenable en pareil lieu.
Nous y fûmes bientôt ramenés. En poursuivant notre route, de tous côtés, autour de nous, nous ne rencontrions que ponts écroulés, douves béantes, à moitié comblées de débris; nous inspectâmes, l’une après l’autre, la tour renversée, fragment cyclopéen, qui en roulant sur une autre tour lui a ouvert les entrailles; puis la tour ronde, démantelée de haut en bas, et qui, planant sur le Necker, raconte ses misères à toutes les voiles qui passent.
Je l’ai déjà dit, je crois, les œuvres de la nature me trouvent bien plus facile à l’émotion, à l’admiration que celles des hommes. Cependant, ce qui reste d’Heidelberg m’impressionnait aussi vivement que les beaux sites de la forêt Noire, que les cascades d’Aller-Heiligen elles-mêmes. C’est tout ce que je puis dire de plus fort en leur honneur.
Un homme debout, dans l’exercice de ses facultés puissantes, n’attire pas notre intérêt comme l’homme abattu qui ne doit point se relever. C’est le même sentiment qui prête aux ruines un attrait tout particulier. On se plaît à les reconstruire dans leur ensemble, en donnant à cet ensemble des proportions, une majesté, qu’il n’a jamais eues peut-être. D’un autre côté, elles éveillent la pitié, le regret; elles parlent au cœur, elles l’émeuvent plus que ne pourrait jamais faire l’édifice le plus remarquable, le plus gigantesque, s’il est intact et bien portant.
Ce qui ajoutait à mon émotion et la rendait plus vive, c’était l’idée qu’un roi de France avait eu la pensée de ce désastre, et qu’un illustre général français l’avait consommé.
Roi Louis XIV, vous n’avez pas encore assez saccagé Heidelberg! Il a grandi, il s’est accru de tout le terrain conquis par ses ruines, et votre Versailles n’offre pas l’aspect grandiose et saisissant de ces restes de palais, qui ne sont plus rien, que des merveilles de l’art!
Tandis qu’en moi-même je fulminais cette sorte de prosopopée, nous arrivions sur la grande terrasse, d’où l’on jouit d’une vue immense sur les vallées du Necker et sur celles du Rhin. Junius, notre précieux cicerone, essayait de détourner nos regards d’Heidelberg le château, pour les reporter sur Heidelberg la ville, étalée au-dessous de nous avec ses rues tortueuses, bordées de boutiques; il nous montrait l’église Saint-Pierre, où Jérôme de Prague prêcha la réforme naissante, et le fameux pont de sept cents pieds de longueur....
Antoine l’écoutait les yeux en l’air, en fumant une cigarette; moi, les yeux fermés. Je méditais sur une découverte historique que je venais de faire à l’instant même, par le seul rapprochement de deux mots.
Interrompant brusquement Junius au milieu de sa description:
«Savez-vous, lui dis-je, quelle est la cause vraie, la cause unique, la cause patente de la destruction du château d’Heidelberg?»
Surpris de l’apostrophe, et surtout du ton assuré, ton qui ne m’était guère habituel, que je prenais en la lui lançant, Junius laissa là Jérôme de Prague et le fameux pont de sept cents pieds, fit un demi-tour de mon côté, rajusta sa cravate blanche, et, après avoir fermé les yeux à son tour:
«La question est grave, dit-il. Quelle est, demandez-vous, la cause vraie de la destruction d’Heidelberg?
—Du château spécialement!
—Mais.... la politique.... peut-être la religion....
—Vous n’y êtes pas! Ce ne fut ni le dévot ni le politique qui consomma cette œuvre de vandalisme, ce fut le constructeur. Louis XIV achevait Versailles; il venait de disgracier son surintendant Fouquet, vu les magnificences ultra-royales du château de Vaux; dans le château d’Heidelberg Versailles avait un rival bien autrement redoutable. De là, l’ordre d’extermination. Voilà la cause, la cause vraie, la cause patente!...
—Permettez, permettez....
—Bravo! Augustin,» cria Antoine de sa grosse voix; et jetant le bout de sa cigarette dans un fossé où d’autres débris plus importants se trouvaient déjà amoncelés: «Oui, Augustin a raison; le saccage fut un fait odieux émanant de la volonté personnelle du roi; en voici la preuve, la preuve irrécusable aux yeux de tout vrai numismate. Au recto de la médaille déjà citée par moi, on voit le château d’Heidelberg dévoré par les flammes, et l’exergue porte cette phrase latine, toujours du même poëte Boileau:
De quoi les poëtes se mêlent-ils? Mais pourquoi le château en flammes est-il représenté là comme l’emblème du Palatinat? Pourquoi n’est-ce point Mannheim, sa capitale? Je suis de l’avis d’Augustin; le château d’Heidelberg a été offert en immolation au château de Versailles, et c’est à Versailles que son arrêt de mort fut signé!»
Junius n’était pas homme à rester court devant une médaille. Il aimait Louis XIV jusque dans ses verrues, comme Montaigne aimait Paris. Il le défendit; nous ripostâmes; Antoine s’emporta jusqu’à traiter le grand roi de drôle, ce qui, je l’avoue, me parut passer les bornes; mais mon cher Antoine, le plus inoffensif des êtres, est généralement d’une grande sévérité envers les rois, comme envers ses amis, du reste.
Soit un effet de ses cures au petit-lait et au jus d’herbes, soit qu’aimant la discussion il la voie venir avec plus de calme, Junius garda mieux son sang-froid. Quand il nous eut laissé jeter notre feu sur Louis XIV, sur Louvois et même sur Turenne, l’incendiaire du Palatinat:
«Messieurs, nous dit-il, de grâce, n’aidons pas l’étranger à calomnier notre pays, comme l’ont fait étourdiment, je veux le croire, tous les auteurs des guides et des itinéraires de Bade et des bords du Rhin. Sans se donner la peine de recourir aux sources historiques, ils ont répété, ils ont amplifié même, sous couleur de philanthropie, les malédictions que les Allemands seuls, comme vaincus, comme victimes, si vous voulez, avaient le droit de proférer contre la France. Aussi sincèrement qu’un autre, je déplore les excès commis; mais ces excès n’ont-ils été motivés que par une fantaisie belliqueuse? La courtisanerie d’un ministre essayait-elle par cette guerre, comme on l’a dit, de distraire le roi de son oisiveté? Le roi n’était pas oisif alors, messieurs; une ligue formidable le menaçait, et l’électeur palatin, Charles-Louis, qui lui devait tant, après lui avoir promis son alliance, passait du côté de l’Empereur. De là, première invasion du Palatinat. Invasion légitimée par les circonstances, par la nécessité politique. J’ai d’abord prononcé je crois le mot religion. Je ne le retire pas, messieurs. La réforme se propageait dans le Palatinat, gagnait Bade. Si elle atteignait Strasbourg, c’en était fait pour la France de sa récente et précieuse conquête. Il était temps que la voix du canon fît taire celle du prêcheur et prouvât à Charles-Louis qu’on ne se joue pas impunément de la France. Et de quel côté se manifestèrent d’abord les excès? Ce ne fut pas du nôtre, messieurs! Les paysans avaient traqué quelques faibles détachements de nos soldats, égarés dans les montagnes; de leurs prisonniers, les uns, égorgés par eux sur-le-champ, furent les moins à plaindre; les autres, mutilés, crucifiés, suspendus aux arbres, leur servirent de cible, comme au tir de l’arquebuse. Au cri d’indignation poussé par la France, répondit bientôt le cri d’agonisant du Palatinat. Turenne venait de le traverser comme une trombe, détruisant sur sa route cinq villes et vingt-cinq villages. C’était le devoir de la politique, c’était un droit: il fallait frapper un coup de terreur!
—Sapristi! Il ne fallait pas frapper si fort,» grommela Antoine, en dégustant une seconde cigarette; et il ajouta: «Il parle bien, mon cousin Junius! un peu comme nos orateurs de la Chambre; c’est égal, ce qu’il dit n’est pas dépourvu de sens.
—Mais, le château, m’écriai-je, Turenne l’eût respecté s’il n’avait reçu les ordres positifs....
—Permettez, permettez! répéta Junius en se frisant la moustache; nous faisons ici confusion, cher monsieur Canaple; la destruction de la forteresse d’Heidelberg ne fut accomplie que quinze ans après la mort de Turenne, dans l’hiver de 1689, si j’ai bonne mémoire.
—Turenne ou un autre, qu’importe? répliquai-je assez vivement; il n’en est pas moins vrai que le palais d’Othon-Henri, l’œuvre de Michel-Ange, cette merveille des arts, a été sacrifié au palais de Versailles!
—Pardon, pardon encore, cher monsieur, poursuivit le blond diplomate avec son même ton railleur. Le général comte de Mélac, fort peu connu en France aujourd’hui, trop connu en Allemagne, car il a dépassé Turenne dans ses dévastations, s’est contenté cependant de démanteler Heidelberg; quant au palais d’Othon-Henri, il l’a laissé à peu près intact, si bien que, plus tard, les électeurs Jean-Guillaume, Charles-Philippe, Charles-Théodore, purent, tour à tour, y fixer leur résidence. Ce ne fut qu’en 1764, par conséquent à une époque où le roi Louis XIV habitait depuis près d’un demi-siècle la basilique de Saint-Denis, et non plus son château de Versailles, qu’un orage furieux s’abattit sur le corps principal du palais d’Othon et l’incendia, ne laissant que cette magnifique façade, que nous venons d’admirer ensemble. Votre hypothèse touchant le château de Versailles et celui d’Heidelberg était fort ingénieuse sans doute; mais, vous le voyez, elle ne tient pas contre les dates, qui sont des faits.
—Augustin! Augustin! murmura sourdement Antoine, en tournant vers moi ses yeux chargés de sombres éclairs, qu’es-tu donc venu nous conter? Des rêves? encore des rêves! Mais, poëte que tu es, tu as failli compromettre la Numismatique, sais-tu?»
Revenant à sa thèse, Junius essaya ensuite de nous prouver que, malgré Turenne, Mélac et de Lorges, tout n’était pas mort dans le vieil Heidelberg, qu’une pulsation de vie s’y faisait sentir encore dans quelques-unes de ses artères; il nous parla de ses jardins, toujours bien entretenus, et fréquentés par les promeneurs de la ville; de sa population, non seulement composée de chouettes et de couleuvres, mais aussi d’un assez bon nombre de locataires bourgeois, outre les personnes des deux sexes attachées à l’établissement.
Comme il parlait, le long d’une galerie en ogive, une servante passa portant un plat de choucroute, signe de vie irrécusable.
A la tour de Ruprecht, qui date du temps de Louis le Débonnaire, et hantée, dit-on, par le diable depuis les aventures d’une certaine Léonore de Luzelstein, nous entendîmes les sons d’un piano.
Près de là, une autre tour, à moitié écroulée, montrait ses fenêtres garnies de vitres non plombées; derrière ses vitres, pendaient de petits rideaux blancs; une cage de serins était accrochée au balcon gothique.
Signes de vie, très-bien, mais, je le déclare, serins, piano et choucroute déparaient un peu pour moi le vieux géant mutilé, couché au milieu de ses débris.
Dans la tour de la Bibliothèque (car tout procède par tours et tourelles dans cet antique manoir des Palatins) on trouve peu de livres, mais on y voit un personnel complet, un mobilier considérable, un musée composé des objets se rattachant aux souvenirs de l’ancien château. Ce sont des trophées d’armes, des porcelaines, des tableaux, des gravures, des médailles romaines, des boulets et des éclats d’obus.
Antoine s’arrêta devant les médailles, moi devant les tableaux. Un d’eux surtout attira mon attention. C’est le portrait du célèbre Salomon de Caus, auquel aujourd’hui on s’obstine à attribuer l’invention de la vapeur, et que Richelieu, dit-on, étouffa avec son secret au fond d’un cachot.
J’ai vu son nom sur une locomotive et sur une liste des bienfaiteurs de l’humanité; on lui a voté une statue, sans savoir où on la placerait, ignorant le lieu de sa naissance.
Or, Salomon de Caus, ou plutôt de Caux, car il était Normand, remplissait à Heidelberg, sous l’électeur Maximilien de Bavière, les fonctions d’ingénieur et d’architecte, avec le titre de directeur des jardins et bâtiments; il n’a jamais rien inventé, et termina tranquillement ses jours dans son pays natal, où il était allé jouir des bienfaits de Maximilien.
Pour cette nouvelle trouvaille historique, Junius ne viendra pas me contredire, je l’espère; c’est de lui que je la tiens.
A Heidelberg, il nous restait à voir le gros tonneau, aussi extraordinaire dans son genre que le château lui-même.
Sous la conduite de notre jeune diplomate, nous nous dirigeons vers un angle formé par les palais de Frédéric IV et de Frédéric V, et nous descendons dans la cave électorale.
Au lieu d’un, nous trouvons trois tonneaux.
Comparé à une de nos grosses futailles, le moindre des trois paraîtrait énorme; placé près de ses frères, il semble n’être plus qu’un petit baril d’anchois ou d’huîtres marinées. Une image de la Vierge, sculptée sur son bondon, le décore. La dame officielle, notre guide dans la visite aux caves, nous en expliqua la raison; mais, préoccupé alors d’Othon-Henri, de Louis XIV, de Turenne et de Salomon de Caux, je n’y compris rien.
Le maître tonneau d’Heidelberg reste en grand honneur dans toute l’Allemagne vineuse; le buveur, à sa première rasade du matin, s’oriente vers lui comme le musulman vers la Mecque, le Parsi vers le soleil.
Pour l’acquit de leur dîme, les vignerons du Palatinat devaient le remplir chaque année; mais il subit nécessairement le sort du château: l’un fut pillé, l’autre fut vidé. Les Français, les Bavarois, les Impériaux, Barberousse, Turenne et Mélac passèrent par là, buvant à même, et brisant le vase après en avoir épuisé le contenu. L’ennemi en retraite, l’Électeur le faisait reconstruire, et dans des proportions de plus en plus vastes, ce qui augmentait l’étonnement et l’admiration des amateurs de grosses futailles, mais augmentait aussi, du même coup, l’impôt prélevé sur les vignerons.
Le plus colossal des tonneaux qui aient jamais été construits à Heidelberg, et probablement dans le monde entier, est celui qu’on y voit aujourd’hui. Il a vingt-quatre mètres de circonférence sur onze de longueur; il contient, ou plutôt a contenu deux cent quatre-vingt-trois mille deux cents bouteilles.
Rappelant par sa forme arrondie et massive un brick hollandais assis sur son chantier, il repose majestueusement sur de solides supports, décoré à son gaillard d’avant comme à son gaillard d’arrière de sculptures représentant les armoiries de l’électorat, et un Bacchus entouré d’Égypans. Un double escalier lui contourne le flanc, et permet aux curieux, après avoir admiré sa carène, d’aller se promener sur son pont.
Sur ce pont, un bal a été donné en l’honneur d’une heureuse vendange, et l’Électeur y dansa avec toute sa cour.
Les sept merveilles de l’ancien monde ont fait leur temps; le colosse de Rhodes est tombé, les jardins de Babylone ont disparu, la muraille de la Chine s’écroule, le sable du désert envahit les pyramides; Heidelberg aura eu l’honneur de fournir deux merveilles à l’ère nouvelle: son château et son tonneau.
Ce tonneau, ce mastodonte, ce mammouth des caves, construit en 1751 par Engler, tonnelier-ingénieur de l’électeur Charles-Théodore, a été rempli trois fois. Si la vendange trompait l’espoir du vigneron, Charles-Théodore, en bon prince, daignait réduire l’impôt à la contenance de son moyen tonneau, jaugeant cent cinquante mille litres; venait-elle à faire défaut tout à fait, il voulait bien se contenter du petit baril à la Vierge, qui ne contenait que trente mille bouteilles.
Dans la cave d’Heidelberg, outre les trois tonneaux, on voit une petite statue en bois, une espèce de mannequin, en culottes courtes, en habit de soie, portant perruque, et la canne à la main.
Quel est ce magot?
A la cour de Charles-Théodore existait un homme, un petit homme, Clément Perkéo, son bouffon, qui, tout autant qu’Engler, le tonnelier-ingénieur, surveillait les tonneaux avec amour.
S’il restait au château, on le voyait se promener plus souvent dans les caves que dans les jardins; s’il en sortait, il ne dirigeait sa marche que vers les coteaux tapissés de vignes. Rentrait-il soucieux:
«La récolte menace, disait-on. Quelles nouvelles, Perkéo?
—Médiocres, répondait-il, moyen tonneau.»
Se montrait-il tout à fait abattu, on pressentait le tonneau à la Vierge.
Pour le guérir de ses humeurs noires, Charles-Théodore, sur sa parole de palatin, s’engagea à le laisser lui-même régler sa pitance de vin, quelque fût le résultat de la vendange, y mettant toutefois cette restriction que s’il lui arrivait de s’enivrer, il serait fustigé d’importance.
Jamais Perkéo n’encourut cette honte. Cependant, il absorbait régulièrement par jour quinze à dix-huit bouteilles de Markgrafter; il n’était point gris, il était gai, ce qui ne pouvait que convenir parfaitement à son état de bouffon.
Son maître l’interrogeant pour savoir quel avait été, selon lui, le plus grand homme de l’Allemagne, il nomma sans hésiter l’empereur Venceslas, qui, dépossédé du trône, n’avait rien réclamé que son droit de dîme sur le vin du Rheingau.
Par son testament, Perkéo demanda à être enterré sous le gros tonneau. Peut-être espérait-il que, grâce à quelque fissure, le colosse serait encore son tributaire. On ne put satisfaire à cette dernière volonté du joyeux ivrogne, mais, par décret spécial de l’électeur, il fut ordonné que, même après sa mort, Clément Perkéo resterait gardien des caves.
Voilà pourquoi y figure encore ce mannequin de bois et d’étoupe, représentant exactement, assure-t-on, la taille, le costume et les traits du personnage.
Près de ce simulacre en culottes courtes, est une petite horloge, ouvrage de Perkéo. Sur un des côtés de l’horloge pend un cordon de soie; sans doute, il aidait à faire sonner l’heure, avec accompagnement de musique.
Comme Antoine, se préparant au départ, roulait une cigarette, que Junius inspectait les voûtes du caveau, je tirai le cordon; un bruit de rouages se fit entendre, un battant de l’horloge s’ouvrit, et je reçus dans la figure une longue queue de renard.... sans musique.
C’est la seule plaisanterie que se permette aujourd’hui le bouffon de Charles-Théodore.
La dame officielle nous proposa une dernière visite à la salle des armures, collection de piques et de cuirasses assez peu curieuse et en fort mauvais état.
Avant de nous en ouvrir la porte, elle s’arrêta; à travers deux murs écroulés qui se faisaient face, les deux Heidelberg, le mort et le vivant, nous apparurent dans tout leur contraste: d’un côté apparaissait le délicieux jardin situé derrière la tour renversée, avec ses frais ombrages, ses routes sablées, ses jets d’eau, ses promeneurs; de l’autre, tout n’était que ruines, décombres, silence, immobilité.
La dame étendit la main vers ce dernier et désolant tableau, puis, d’un ton moitié de reproche, moitié badin: «Francés, pas toujours gentils,» nous dit-elle.
Vous avez raison, madame, Francés pas toujours gentils. Cette réflexion, depuis le Molkenkur, elle assombrit ma pensée. Comme poëte, comme artiste, j’aime les ruines; je suis convaincu qu’il est tels vieux châteaux, même telle construction nouvelle, insignifiants debout, qui, au point de vue pittoresque, gagneraient beaucoup à être renversés; mais quand je songe à tout le pittoresque laissé derrière eux par mes compatriotes dans le grand-duché, à Bade, à Brouchsal, à Heidelberg, sur les bords de l’Oosbach, aussi bien que sur ceux du Necker et du Rhin, il me semble, dans chacun des habitants de ces belles contrées, devoir, en ma qualité de Français, trouver un ennemi acharné. Cet écolier furibond, ce jeune Hoël-Jagœrn lui-même, n’est-ce pas ma nationalité qui l’a ainsi irrité contre moi?
En rentrant au Prince Charles, je dis à mon vieux Jean d’aller me chercher un barbier. Quand le garçon de l’hôtel eut satisfait à ma demande, quand ledit barbier se présenta, lui trouvant le regard inquiet, quelque peu hagard, je le renvoyai incontinent. Je craignais qu’il ne me coupât la gorge!
IV
Je parviens enfin à raconter à Antoine mes aventures de voyage. — Un nid de serpents. — Je renonce à écrire l’histoire du grand margrave. — Un accès de somnambulisme. — Retour à la légende. — Comment j’entre en collaboration avec le jeune Hoël-Jagœrn.
«Mon maître est pur comme l’enfant qui vient de naître, mais les voyages l’ont rendu profondément vicieux.»
«Sais-tu, me dit Antoine après cette citation, quel est l’auteur de la sentence et à qui s’adresse l’apostrophe?»
A cette double proposition, formant un attelage boiteux, je reconnus la logique ordinaire de mon fidèle serviteur. «Oui, poursuivit Antoine, voilà en quels termes, ce matin, ton vieux Jean appréciait tes vertus; il m’affirmait que, follement épris d’une servante d’auberge, tu l’as enlevée. Si je dois croire à ses almanachs, cet homme pur comme l’enfant qui vient de naître, outre bien d’autres méfaits, est coupable d’un rapt, du rapt d’une servante d’auberge!»
Le moment était venu de mettre en avant ma justification. A la suite de notre visite aux ruines, mon terrible ami et moi, nous étions seuls dans notre chambre commune. Cette histoire que déjà j’avais contée, sommairement il est vrai, à mon Sicambre du pont de Kehl, à mon boutiquier, à l’inspecteur du parc de Carlsruhe, au conducteur de ma chaise de poste, et, depuis, un peu à Thérèse, un peu à Junius, un peu à Athanase, un peu à Brascassin, il me fallut la reprendre en sous-œuvre et dans tout son développement depuis mon départ de Paris.
Tous les détails de ma longue odyssée, le récit de mon séjour à Carlsruhe, où j’avais retrouvé Thérèse Ferrière; à Bade, où j’avais résolu d’écrire l’histoire du grand margrave; même les aventures de mon chapeau, de ma montre, de mon parapluie, de ma boîte de fer-blanc, Antoine entendit tout, écouta tout avec une attention qui me surprit. Je revins alors sur la pensée que j’avais d’écrire l’histoire de Louis-Guillaume, et, prenant parmi mes notes de voyage certaine lettre datée de Bade, je la lui présentai.
Elle était à son adresse. Tandis qu’il la parcourait, je tirai de ma poche, où je l’avais oubliée pendant vingt-quatre heures, celle que je lui avais écrite de la scierie du village de ***. Il regarda la suscription et fit un mouvement:
«Tu m’écrivais donc tous les jours? Et pendant ce temps, je restais sans nouvelles de toi! Tu fais collection de tes autographes, à ce qu’il paraît?»
Puis il sembla se recueillir. J’attendis ma sentence.
Après quelques instants de méditation:
«Voici mon opinion, me dit-il: à Épernay tu t’es assis sur un nid de serpents: tu es tombé en plein au milieu de ce temple de la Pure Vérité dont Ernest Forestier m’a parlé autrefois et qui n’est autre chose qu’une protestation burlesque contre la raison pure de l’école philosophique. Ton ingénieur à Noisy-le-Sec, comme sur le pont du Rhin, ton soi-disant Athanase à Épernay, comme sur les routes de la forêt Noire, ce charmant M. Brascassin lui-même, aussi bien que le petit bossu, tous ces gens-là se sont moqués de toi. As-tu été leur dupe? je n’oserais le dire; leur jouet? je l’affirme. Un bonhomme courait la pretantaine, facile à l’amorce, assez joyeux compagnon; le rencontrant sur leur chemin, ils l’ont attiré dans leur orbite, comme ces astres errants qui, en décrivant leur parabole, entraînent après eux de petits météores vagabonds. Ils se rendaient à leurs affaires ou à leurs plaisirs, et toi, sous leur impulsion, tu te trouvais à Strasbourg quand tu croyais retourner à Noisy-le-Sec, et à Wildbad quand tu croyais retourner à Strasbourg. C’était une partie de volant, et tu n’étais pas la raquette, respectable étourdi!
—En tout cas, lui dis-je, je ne sais rougir que de mes torts, non de ceux des autres.
—Arrivons au chapitre important, reprit Antoine, à ton margrave Louis-Guillaume. Tu veux être historien! As-tu réfléchi aux exigences de la tâche? es-tu bien décidé à y satisfaire résolûment?
—Résolûment! lui répondis-je la tête haute et la main levée, comme prêt à m’engager par un serment.
—A la bonne heure! Vivat! s’écria-t-il en venant à moi les bras ouverts. Voilà une bonne résolution. Dans mon estime, Augustin, tu viens de grandir de dix coudées.... Mais que dira Madeleine?
— Quoi! Madeleine!...
—Ton héros est Allemand, les principaux documents dont tu auras besoin sont écrits en allemand; il te faut donc, avant tout, songer à apprendre cette langue. Où le peux-tu mieux faire qu’en Allemagne! Puisque t’y voilà, restes-y. C’est l’affaire de trois ou quatre ans au plus. Moi, je te promets de venir chaque année passer un mois avec toi; maintenant Madeleine consentira-elle à s’expatrier?»
Un peu étourdi de la conclusion, je baissai la tête et murmurai:
«Est-il donc indispensable de savoir l’allemand?»
Antoine fit un mouvement de recul, fronça les sourcils, divisa sa barbe en deux parties, comme lorsqu’il prenait ses grands airs olympiens, et me foudroyant du regard:
«S’il est indispensable de savoir l’allemand pour écrire une histoire allemande? Est-ce ainsi que vous prétendez connaître les exigences de votre rôle? A quelle source emprunteriez-vous donc les faits? Halte-là, monsieur; vous ne voulez pas, j’espère, comme certains habiles que nous connaissons, vous faire le rhabilleur d’ouvrages déjà publiés, en prendre le plan, la marche des événements, le développement des idées, en accommodant le tout, tant bien que mal, à la sauce de votre style? C’est là piller les historiens, mais non écrire l’histoire. Ce métier de corsaire n’est pas digne de toi, mon Augustin. Aie la force de te résigner à quatre ans d’Allemagne ou renonce à ton héros turcophage. Poëte, retourne à tes contes bleus! Je le préfère mille fois.»
O déesse Raison, en t’adressant à moi empruntes-tu de préférence la grosse voix d’Antoine Minorel; ou cette grosse voix elle-même, avec son souffle puissant, aide-t-elle à faire entrer plus rapidement et plus profondément la conviction dans mon esprit? Je ne sais; mais il se fit tout à coup un revirement dans mes idées; en cessant de vouloir planer trop haut, en rétrécissant leur vol, elles me semblèrent se caser plus à l’aise sous la boîte osseuse de mon cerveau; je reconnus qu’Antoine était dans le vrai, disait vrai; j’acceptai son ultimatum et, sans beaucoup d’hésitation, je donnai congé au grand margrave. Quatre ans d’Allemagne, et surtout de langue allemande, me paraissaient trop lourds à porter.
Je n’étais plus historien; j’avais le droit de redevenir légendaire. A quoi bon ce droit, quand le temps allait me manquer, quand je touchais à l’heure de ma rentrée en France?
Qui l’eût prévu? avant la fin de cette même journée, déjà aux trois quarts de son cours, une belle légende allait venir me trouver à domicile, et au milieu de circonstances étranges, inespérées. Je n’aurais pas manqué d’en remercier la Providence, si la Providence ne me l’avait fait acheter à des conditions singulièrement humiliantes.
Pendant notre dîner on nous distribua le pain en portions tout à fait minimes; nous aurions pu nous croire à Londres. «Le repas sans pain, nous dit Junius, est une tradition historique d’Heidelberg.» Ce mot semblait annoncer une légende; je me sentais sur une piste. Cependant je n’osais interroger; je craignais qu’Antoine ne me trouvât bien prompt à retourner à mes anciennes idoles.
Au dessert, il nous quitta pour rejoindre ce chimiste auquel il avait manqué de parole le matin.
Resté seul à table avec Junius, je le remis sur le chapitre du repas sans pain. Ce repas, dont on ne conserve que trop bien la tradition dans le pays, avait été donné par l’électeur Frédéric le Victorieux; mais Junius ne savait rien de plus de lui, sinon que le tombeau dudit électeur se voit encore à Heidelberg, dans l’église neuve des jésuites, autrefois des récollets, et que sur la route de Manheim on montre la place signalée par sa dernière grande victoire.
Cette réponse m’attrista. L’électeur Frédéric me convenait à merveille. Passer de la grande histoire à la légende historique, et du vainqueur des Turcs à cet autre victorieux, c’était déchoir à peine. Mais qui pouvait me venir en aide si Junius, cette encyclopédie vivante du grand-duché, se déclarait impuissant?
«Attendez donc! me dit alors celui-ci en se touchant le front.... ce serait fort singulier!»
Et je le vis sourire.
«Vous rappelleriez-vous! lui dis-je.
—Je me rappelle Mme Hoël-Jagœrn, me répondit-il en m’interrompant; vous savez, cette excellente femme qui pense que vous avez tort de battre les enfants?»
Jean, qui nous servait le café, poussa un cri d’horreur et se voila la figure.
«Eh bien? dis-je à Junius.
—Eh bien, Mme Jagœrn a un fils...
—Je sais, je sais....
—Ce fils s’occupe de l’étude de la langue française, comme vous avez été à même de vous en apercevoir.»
Je haussai les épaules d’un air de pitié et de dédain.
«Ce matin même, continua Junius, j’ai promis à sa mère de lire une composition assez importante du jeune Fritz, pour lui en signaler les fautes trop grossières. Le paquet était déjà à l’hôtel avant notre retour. J’en ai parcouru quelques lignes à peine; c’est une traduction en français d’un historien allemand, et, si je ne me trompe, le héros est un comte palatin du nom de Frédéric. Est-ce Frédéric Ier? je l’ignore; si vous voulez vous charger de vérifier le fait?
—Fi! abomination! m’écriai-je, moi entrer en relation quelconque avec ce petit misérable? Jamais!
—Ainsi soit-il!» dit Junius, achevant de tremper l’extrémité de ses doigts dans son rince-bouche.
Et il sortit en se frisant la moustache.
Jean me regardait avec stupéfaction. Je lui dis d’allumer les flambeaux, et que je le laissais libre de son temps pour le reste de la soirée.
«Monsieur attend quelqu’un? me dit-il d’un air navré.
—Qui veux-tu que j’attende? Je ne connais personne dans ce pays.»
Il hocha la tête d’un air de doute. Sa confiance en moi était bien altérée depuis qu’il me savait si profondément vicieux.
Lorsqu’enfin il se décida à me laisser seul, je l’entendis qui murmurait le long des escaliers: «Battre un enfant! mon maître!... ah!»
Lui parti, j’allume les flambeaux, ce que, dans son trouble, Jean avait négligé de faire; je songe à prendre note de tout ce que Wolfsbrunnen, Molkenkur et le château m’avaient offert de curieux à enregistrer; je m’assieds à ma table, je trempe ma plume dans l’encre; mais au bord des eaux de Wolfsbrunnen, sur la plate-forme de Molkenkur, au milieu des ruines d’Heidelberg, je ne vois plus rien qu’un affreux petit diable qui court ou sautille sur une jambe en poussant des cris lamentables. Ma pensée se fixe obstinément sur lui; je me demande ce que peut être l’œuvre de cet écolier furibond; je regrette de ne point avoir accepté l’offre de Junius. Il n’est plus temps, après un refus aussi formel. D’ailleurs, cette traduction prétendue est restée dans la chambre de Junius; y pénétrer en son absence et sans son autorisation constituerait sinon un fait d’indélicatesse, du moins un manque de savoir-vivre.
Tout en faisant ces réflexions, j’avais pris une des bougies placées sur ma table, j’avais ouvert la porte de Junius et je rôdais dans sa chambre, semblable à un somnambule qui, sans conscience de ses actes, agit par des mouvements purement automatiques.
Sur la commode un cahier de papier, déprisonné de son cordon de soie, s’étalait. La couverture, d’un jaune sale, illustrée de hachures à la plume, de nez, de bouches, de parafes, de bonshommes, de maisons, dénotait l’œuvre d’un écolier plutôt que celle d’un diplomate. On pouvait s’y tromper cependant. Plus d’un illustre s’est exercé dans ce genre. Je possède deux dessins autographes: l’un représentant un bohémien grotesque, exécuté par M. Victor Hugo à une séance de la chambre des pairs; l’autre, un âne regimbant, sur papier de chancellerie, et dû à la plume princière de M. Talleyrand de Périgord, durant le congrès de Vienne.
A la rigueur, je pouvais donc m’y tromper. Peu curieux de violer les secrets de l’État, je soulevai d’une main discrète le premier feuillet; le nom de Fritz Hoël-Jagœrn frappa mon regard. Le doute ne m’était plus permis.
Le début m’apprit que c’était bien à Frédéric le Victorieux que j’avais affaire; mais plus j’avançais dans ce grimoire plus je n’entrevoyais qu’une biographie sèche, aride; du repas sans pain, il n’en était point question; la légende semblait complétement absente de cet insipide récit où les germanismes et les barbarismes gallicans se heurtaient l’un contre l’autre aussi bien que les armées belligérantes, où rien ne s’adressait à l’imagination. Découragé, j’allais jeter là le manuscrit, que je ne consultais plus que du pouce, lorsque, comme un point lumineux, le nom de Claire de Tettingen se détacha d’une des pages et m’apparut!
Je tenais ma légende.
La propriété littéraire jouissant aujourd’hui, dans leur plénitude, de ses droits internationaux, je me vois contraint, à ma profonde humiliation, de reconnaître ici pour mon collaborateur M. Fritz Hoël-Jagœrn, cet affreux gamin enragé que l’on sait.
Si des erreurs de faits ou de chronologie déparent ce récit, c’est à lui, à lui seul, qu’on devra les attribuer.
V
Claire de Tettingen.
Un jour, du côté d’Heidelberg, dans cette partie de la forêt Noire qui, alors, descendait jusqu’au Necker, des valets de vénerie, après avoir exercé leurs chiens, leur distribuaient la pitance. Un de ces chiens, braque énorme, au râble épais, aux crocs acérés, s’était écarté des autres pour n’être point troublé dans son repas, ou pour l’enfouir dans quelque terrier.
Les valets l’entendirent bientôt pousser des aboiements furieux; courant au bruit, ils le trouvèrent aux prises avec une jeune fille qui, quoique mordue et déjà tout ensanglantée, lui disputait obstinément sa miche de pain noir.
Depuis plusieurs jours, la malheureuse enfant n’avait eu d’autre refuge que les roches buissonneuses de la forêt, d’autre nourriture que des fruits sauvages; ses vêtements, maculés de fange, tombaient en lambeaux. Les valets la conduisirent devant le maître chasseur, qui arrivait en ce moment, suivi d’une escorte.
«Qui es-tu? lui dit celui-ci.
—Je me nomme Claire; mon pays est la Souabe; j’habitais notre métairie de Tettingen avec ma mère, lorsque, tour à tour, les bandes armées de l’évêque de Metz, du duc des Deux-Ponts et les archers de Lutzelstein vinrent s’y établir. Ils ont tout brûlé, tout saccagé. Un fidèle serviteur nous restait; ils l’ont emmené avec eux. Forcées de fuir, nous avons essayé de gagner le Palatinat; mais de la Souabe aux rives du Necker, notre route n’a été qu’un désert semé de ruines fumantes; la guerre avait passé par là; maudite soit la guerre!... En traversant cette forêt, ma mère est tombée, épuisée de forces.... Ma mère a faim.... ma mère se meurt faute d’un morceau de pain.... Pourquoi les chiens de tes meutes mangent-ils du pain alors que mère en manque?»
Tandis qu’elle parlait ainsi, la poitrine haletante, la voix entrecoupée, le chasseur attachait sur elle un regard profond et sombre. Après avoir écarté d’un geste les gens de son entourage:
«Jeune fille, lui dit-il, te sentirais-tu capable d’un grand dévouement envers celui qui assurerait à ta mère l’aisance et le repos?
—Je lui donnerais ma vie! s’écria Claire.
—C’est justement le sacrifice de ta vie qu’il me faut. Seras-tu prête à mourir quand je l’exigerai?
—Je le jure!»
Ce chasseur n’était autre que Frédéric Ier.
Frère du dernier palatin, il avait d’abord gouverné l’électorat en qualité de régent pendant la minorité de son neveu Philippe. Encouragé dans ses idées d’ambition par d’heureux pronostics puisés dans des livres de cabale dont il faisait son étude favorite, il usurpa le sceptre électoral, s’engageant toutefois à reconnaître pour unique héritier le fils de son frère, Philippe, encore enfant.
Une première ligue de princes allemands s’était formée contre lui; il en triompha dans les champs de Phedersheim, et mérita là ce surnom de Victorieux, qui devait lui rester. De nouveau, une coalition formidable venait d’envahir ses États. Au nombre de ses ennemis, cette fois, figuraient non-seulement l’évêque de Metz, le margrave de Bade, Louis le Noir, duc des Deux-Ponts, son propre cousin, mais les ducs de Wurtemberg, de Lutzelstein, de Bavière, le pape Pie II lui-même, et jusqu’à l’empereur Frédéric IV.
Le 14 juin 1461, Frédéric Ier les battit tous complétement à Seckenheim, près d’Heidelberg.
La fortune lui restait donc fidèle; le peuple l’acclamait comme son libérateur; ses soldats en avaient fait leur idole; ses ennemis, humiliés, abattus, étaient pour la plupart devenus ses captifs.
Pourquoi alors une sombre pensée fixait-elle sur ses traits, naguère souriants, épanouis, le masque de la désolation?
Selon les uns, depuis son usurpation, son bon ange l’avait abandonné, le laissant seul chercher ses inspirations dans ses grimoires cabalistiques; selon les autres, la vue du Palatinat ravagé par les soldats de Bade, du Wurtemberg, de la Bavière, la famine qui menaçait de devenir générale, telle était la cause de ses tristesses.
Les uns et les autres pouvaient avoir raison, et cependant une souffrance plus personnelle, plus terrible, se mêlait à celles-là.
Une maladie, rare alors, et qui ne s’attaque guère aux princes et aux victorieux, l’idée du suicide tourmentait ses jours et surtout ses nuits. Aux approches du soir, il ne longeait pas une rivière, un lac, sans que le démon du vertige l’appelât impérieusement à lui.
A Manheim, où il avait fixé sa résidence, à travers les ténèbres, il s’aventurait parfois sur le vieux pont de bois, dont les hautes palissades en garde-fous semblaient devoir mettre obstacle à toute tentative désespérée. Là, il essayait d’habituer son regard à ce miroitement de l’eau, image de ses propres pensées, pleines de trouble et de confusion. Parfois aussi il allait s’asseoir non loin des bords du Necker, sur un tronc d’arbre renversé, se retenant aux branches, tentant l’épreuve, espérant d’en sortir vainqueur comme de ses autres luttes. Vain espoir! Peu à peu ses doigts se détachaient de la branche à laquelle ils se tenaient crispés; il se levait; mû par une force irrésistible, il se dirigeait vers le fleuve.... mais de fidèles serviteurs veillaient sur toutes ses escapades nocturnes, et se trouvaient là à temps pour lui barrer le passage et le ramener au palais.
Il avait beau faire, le Victorieux, dans sa lutte contre le démon qui l’obsédait, il se sentait vaincu.
Or, à cette époque, il n’était bruit en Allemagne que du moine magicien Siegfried, aussi versé dans les sciences occultes qu’Albert le Grand, et jouissant, comme celui-ci, d’une haute réputation de sainteté.
Frédéric l’appela à sa cour; il en fit à la fois son astrologue et son confesseur.
L’astrologue lui prédit sa prochaine victoire de Seckenheim; le confesseur reçut l’aveu de ses fautes et de ses terribles tentations. Il lui imposa une pénitence pour les unes et lui indiqua un remède contre les autres. Mais ce remède, malgré le caractère sacré dont semblait se revêtir le moine magicien, aurait pu passer moins pour une inspiration du ciel que de l’enfer. Il fallait qu’une jeune fille se dévouât à la place du palatin et donnât au démon des eaux la victime qu’il réclamait.
Ce sacrifice expiatoire, quoique renouvelé des Grecs, tenait surtout aux anciennes coutumes de la vieille Germanie, à laquelle les Iphigénies n’ont pas manqué.
Frédéric venait de trouver la victime volontaire.
Toutefois, craignant que Claire ne revînt sur cette parole donnée dans un accès de désespoir et presque d’égarement, il la conduisit, vêtue de blanc, à l’église des récollets d’Heidelberg, où, après avoir communié, elle renouvela entre les mains de Siegfried son serment de mourir, dès que le prince lui en intimerait l’ordre.
Comme ils rentraient au château: «Êtes-vous bien sûr qu’elle vous aime? dit le moine à Frédéric.
—Est-il donc besoin qu’elle m’aime? répliqua celui-ci avec un mouvement de surprise.
—C’est là une condition indispensable au succès. Ne vous ai-je point parlé d’un dévouement? Qui dit dévouement dit amour. Qu’elle vous aime, et, en même temps que l’amour, le démon qui est en vous passera en elle.
—Puisqu’il le faut, elle m’aimera,» répondit l’orgueilleux palatin.
Bien des femmes l’avaient aimé à l’époque de sa verte jeunesse; au milieu de sa gloire rayonnante, s’il daignait aujourd’hui tourner vers la pauvre fille son front désassombri, l’amour viendrait de lui-même.
Les choses ne devaient pas aller aussi vite qu’il le supposait.
Il fit donner à Claire un emploi à sa cour, et feignit de se plaire dans son entretien. Quoiqu’on en glosât à Heidelberg, dans ses courses du matin il se faisait accompagner par elle, lui contant ses chagrins passés, ses espérances pour l’avenir. Flattée de cette haute confiance, Claire lui prêtait toute son attention; cependant, malgré elle, sa pensée parfois se détournait ailleurs. Elle songeait à sa mère; elle se demandait quel besoin le palatin avait du sacrifice de sa vie, et pourquoi, après lui avoir fait jurer qu’elle mourrait à son commandement, il ne semblait plus s’occuper qu’à lui rendre la vie facile et douce.
Un jour qu’il avait chassé à l’oiseau dans ses domaines du Rhin, la nuit vint et les trouva tous deux errants dans les bois. Les compagnons du prince avaient cru devoir s’éloigner, par discrétion peut-être. Sous un rayon de la lune, Frédéric vit, à mi-côte, se dessiner le château de Vautsberg, dans lequel il avait été élevé. Quoique l’heure fût celle du danger, quoique le Rhin, large et profond, se plaçât entre lui et le château, il marcha en avant et, s’appuyant sur une balustrade placée près du gouffre, il resta quelques instants immobile, les yeux fixés sur le vieux manoir. Mais bientôt ses yeux, en s’abaissant, rencontrèrent le fleuve, dont chaque flot semblait l’appeler sourdement, dont chaque remous semblait creuser devant lui le chemin qu’il devait suivre. Il tressaillit dans tous ses membres et poussa un cri. Effrayée, Claire s’élança vers lui et se suspendit instinctivement à son bras.
«Voici le moment venu, lui murmura-t-il à l’oreille. Claire, m’aimez-vous?»
Elle fit un pas en arrière; il la retint: «M’aimes-tu? répéta Frédéric.
—Monseigneur, ma reconnaissance vous est acquise. J’ai promis de mourir quand vous l’exigeriez, rien de plus. Je n’aime et n’ai jamais aimé que celle-là que votre générosité a rétablie dans son manoir de Tettingen.»
Sinon à la guerre, le palatin se décourageait facilement devant l’obstacle. D’ailleurs, cette fille de Souabe, il la revoyait toujours telle qu’elle lui était apparue la première fois, avec ses vêtements délabrés et son regard fiévreux, et dans sa galanterie il avait dû près d’elle manquer forcément de franchise et de bien joué. Puis, quel lien de tendre affection pouvait rattacher la victime au bourreau?
Se tournant d’autre part, il résolut, dans ses nouvelles visées, de se faire aimer d’abord, et de n’exiger l’abnégation et le sacrifice que comme preuve corroborante de la sincérité de cet amour. Cette marche lui parut plus logique que la première; elle l’était en effet.
Sans chercher ni loin ni longtemps, il trouva à Manheim, comme à Heidelberg, des jeunes femmes, coquettes ou ambitieuses, qui à son premier mot d’amour répondirent par un cri de joie; mais essayait-il de poser ses conditions de dévouement, elles se sauvaient épouvantées, le croyant fou, à moins qu’elles n’éclatassent de rire, le supposant seulement dans son jour de belle humeur.
Frédéric était plus que jamais retombé dans ses idées noires; un incident vint l’en distraire, en caressant son juste orgueil de triomphateur.
Curieuse de voir de près ce glorieux batailleur dont les coups avaient porté jusqu’à Rome, une princesse italienne de grand renom et de grande beauté fit un matin son entrée à Heidelberg. Frédéric la reçut comme Salomon la reine de Saba, se déclarant son vassal, et l’accompagnant partout où il lui plaisait d’aller. A première vue, la princesse avait pris Claire en affection; il la lui donna pour suivante, et la pauvre enfant subit cette mortification de les escorter humblement tous deux dans ces mêmes bois, dans ces mêmes promenades où naguère Frédéric l’entretenait de ses soucis, de ses espérances, entremêlant le tout de quelques mots de galanterie, qu’elle l’entendait aujourd’hui prodiguer à une autre.
La noble Italienne n’avait garde de s’effaroucher des tendres propos du palatin, et même de dissimuler le plaisir qu’elle en éprouvait. Elle partit cependant avant qu’il eût osé lui proposer de se jeter à l’eau en son lieu et place. Ce ne sont pas là des propositions à faire à une princesse.
Peu de temps après, il consulta de nouveau son moine astrologue:
«J’ai passé l’âge où l’on trouve des femmes enamourées jusqu’à l’immolation; le même vertige me poursuit de plus en plus. Pensez-vous que les voyages me seraient un préservatif? Peut-être le démon qui m’attire n’habite-t-il que les eaux du Rhin et du Necker.
—Vous voulez essayer des fleuves d’Italie, lui répondit Siegfried, lisant dans sa pensée; autant que le démon des eaux le démon du mariage vous tente aujourd’hui. Eh bien, je vous le prédis, dans quatre mois vous serez marié. Bonne chance! Fermez les yeux en longeant le bord des rivières et des torrents, et emmenez avec vous la fille de Souabe; votre salut pourrait bien venir de ce côté.»
Sous prétexte d’aller faire sa paix avec le pape, Frédéric prit route en petit équipage, côtoyant incognito la Bavière pour gagner le Tyrol. Comme sa chevauchée traversait de nuit le duché des Deux-Ponts, un homme s’approcha secrètement de Claire, restée en arrière de l’escorte. C’était cet ancien serviteur de la métairie de Tettingen, forcément enrôlé parmi les bandouliers. Poussé par un bon sentiment à la vue de sa jeune maîtresse:
«Demoiselle, lui dit-il, vite, pied à terre!... les archers de Louis le Noir, ceux de Luzelstein ont éventé le passage du palatin; ils comptent lui faire racheter sa liberté au prix de celle de ses captifs de Seckenheim. Il va y avoir grand’mêlée, coups donnés et rendus; les traits et les arquebusades ne choisissent pas au milieu de la bagarre; vite, retraitez-vous dans un fourré et restez coite!...»
Sans tenir compte du bon avis, Claire avait déjà rejoint l’escorte, prévenu Frédéric du péril, et celui-ci, apercevant en effet une troupe d’hommes qui faisait mine de vouloir l’envelopper, piquant des deux, disparaissait dans les ténèbres.
Remis de sa panique, lorsqu’il regarda autour de lui, seule, Claire l’accompagnait encore. Le reste de l’escorte, dispersé de gauche et de droite, ne rejoignit que plus tard.
Il se souvint alors du bon avis de son astrologue.
Dans cette fuite à deux, Claire de Tettingen avait eu le bras percé d’une flèche. Le prince s’entendait à soigner les blessures faites par des armes de guerre; il voulut la panser lui-même. Ce fut sa première et sa dernière préoccupation de chaque jour. Grâce à son habileté, la blessure de Claire s’était cicatrisée avant la fin du voyage.
Jusque-là, Frédéric avait soigneusement évité tous les grands cours d’eau; mais une fois en Italie, de tous les côtés, à droite, à gauche, par devant, par derrière, les fleuves et les torrents semblaient d’eux-mêmes venir à sa rencontre. Il ferma les yeux aussi bien, aussi hermétiquement qu’il put; mais une fois à Milan, dans les États de la princesse, force lui fut de les tenir grands ouverts, ne fût-ce que pour admirer celle qu’il était venu chercher à travers une si longue route.
En l’honneur du nouvel arrivant, de nombreuses fêtes furent ordonnées, fêtes nautiques, à son grand dépit, courses de bateaux, à la rame ou à la voile, luttes sur l’eau, régates, exercices des nageurs et des plongeurs les plus célèbres; tous les tritons du rivage vinrent tour à tour faire assaut devant lui. Ses promenades avec la princesse, ses parties de plaisir avaient immanquablement lieu sur des rivières ou sur des lacs; le conviait-elle à visiter ses arsenaux, ses forteresses, il lui fallait traverser d’abord le Pô, l’Oglio ou l’Adda; Frédéric eût préféré se trouver en plein champ de bataille; le choc des escadrons de guerre lui paraissait plus facile à supporter que le léger choc des flots contre sa barque; la vue d’une forêt de lances et de pertuisanes l’eût moins intimidé que ces longues files de roseaux qui, se courbant devant lui, semblaient murmurer des paroles ironiques sur son passage.
Un soir, après avoir dîné avec la princesse dans son palais de Côme, un léger esquif vint les prendre tous deux au bas de la terrasse. C’était l’heure fatale entre toutes, l’heure des sombres vertiges: la lune, alors dans son plein, éclairait les flots jusqu’au fond des abîmes; et cependant, à sa grande et bienheureuse surprise, Frédéric n’éprouva que de faibles attractions vers le gouffre. Les tiraillements de son démon ne suffirent pas même à interrompre les tendres propos débités par lui à la reine de tous ces fleuves, de tous ces lacs, de tous ces golfes. Une joie triomphale, telle qu’il n’en avait pas ressentie après ses plus grandes victoires, lui épanouit le cœur. Son dernier ennemi était vaincu. Comme il l’avait pressenti, le Rhin, le Necker et leurs affluents possédaient seuls le pouvoir de l’attirer à eux.
Sa pensée n’alla pas plus loin.
A dater de ce jour, il fut le premier à courir au-devant des fêtes nautiques. Dans une longue promenade que la princesse et lui firent sur le lac, la barque ducale portait, au grand étonnement, à la grande joie de tous, les pavillons d’Allemagne et d’Italie, et, flottantes l’une près de l’autre, les bannières armoriées de Parme et du Palatinat. De la rive, garnie de peuple, on entendait s’élever des acclamations. Le populaire saluait à l’avance l’événement qui allait lui donner pour souverain Frédéric le Victorieux.
Comme contraste à cette ivresse générale, la fille de Souabe, Claire de Tettingen, mêlée aux femmes de la suite, paraissait rêveuse, pis que rêveuse. Elle fixait sur le lac ses regards terrifiés, et des tressaillements étranges faisaient sursauter son corps. Un instant, le bruit se répandit même que, prise d’un mal subit, elle s’était laissée choir hors de la barque. Ce bruit ne parvint pas jusqu’à Frédéric, et ne put le troubler dans sa joie.... Sa joie devait être de courte durée.
Le lendemain, à la suite d’une explication assez vive avec la princesse, il quittait le Milanais, et reprenait sa route vers l’Allemagne.
En traversant le Tyrol, dans une gorge profonde où un rameau de l’Adige se perd à travers des roches, il longeait à dos de mulet une longue estacade, lorsqu’il vit la fille de Souabe faire le signe de la croix et défaillir tout à coup du côté du torrent. Il allait s’élancer.... Un des guides l’avait prévenu. Frédéric crut à un faux pas de la mule; mais les jours suivants, dans des circonstances identiques, ces mêmes accidents se renouvelèrent. A la vue de l’eau, prise d’une subite émotion, Claire ne paraissait plus maîtresse ni de sa pensée ni de ses mouvements. Le prince reconnut ces troubles d’esprit, ces attractions vertigineuses auxquelles lui-même se trouvait en proie naguère. Il se souvint des paroles du moine: «Qu’elle vienne à vous aimer, et le démon qui est en vous passera en elle.»
Il n’avait donc plus qu’à la laisser faire, et sa rançon fatale était payée. Cependant, comme il en avait usé pour lui-même au début du voyage, il renouvela l’ordre d’éviter désormais les grands cours d’eau.
Plusieurs jours s’étaient passés sans malencontre; un soir, précédant leur escorte, ils traversaient un pont étroit jeté sur l’Elzbach, petite rivière torrentueuse, qui sépare la Bavière du Palatinat; Claire poussa un cri lamentable, et lui montrant du doigt une des rives escarpées: «Le voyez-vous? le voilà! s’écria-t-elle; il m’appelle à lui!»
Et Frédéric, glacé de terreur, vit à travers la vapeur des eaux grondantes apparaître une forme humaine qui étendait ses bras vers eux.
C’était le démon du suicide.
Il retint Claire par le bras et, le pont laissé loin derrière eux, il l’aida à descendre de cheval. Elle s’assit à terre, encore palpitante d’émotion. Quand le calme lui fut revenu:
«Claire, vous m’aimez, lui dit-il.
—Oui, monseigneur,» lui répondit-elle sans hésiter et sans que sa pudeur de jeune fille se révoltât. Cet aveu d’amour, elle le comprenait par inspiration, devait se retourner contre elle comme un arrêt de mort.
Ils restaient là muets et pensifs tous deux, quand une troupe de pèlerins mendiants les aborda. Frédéric leur ayant distribué de l’argent:
«Nous prierons Dieu pour vous, noble seigneur, s’écrièrent-ils en se prosternant devant lui.
—Priez Dieu pour elle,» leur dit-il en étendant sa main vers Claire.
A mesure qu’il avançait dans ses États, de nouvelles bandes quémandeuses se multipliaient devant lui, errantes et affamées; dans les villages qu’il traversait, on eût dit que la dévastation avait passé la veille; à peine si quelques rares laboureurs se montraient dans les champs, et, quoiqu’on atteignît aux premiers jours d’octobre, pas une grappe ne pendait à travers les ceps de vigne, envahis par les ronces et les chardons.
Frédéric se reprochait d’avoir quitté le pays un peu brusquement, et sans songer d’abord à y conjurer les fléaux apportés par la guerre.
Le cœur contristé, il se rendit, non à son palais d’Heidelberg, il ne l’eût osé, mais à une de ses résidences du Rhin, qu’occupait alors son moine magicien, Siegfried.
«Vos prédictions n’ont pas toujours été exactes, lui dit Frédéric en l’abordant; mon mariage avec la princesse est à jamais rompu!
—Je le sais; après un parfait accueil, elle a refusé l’offre de votre main, dès que vous-même lui avez appris que votre neveu Philippe doit vous succéder au trône des palatins. Elle n’a pas voulu pour mari d’un souverain en viager.
—Ne m’aviez-vous pas affirmé qu’avant quatre mois j’aurais pris femme?
—Oui! sans prononcer un nom toutefois! Monseigneur, huit jours vous restent encore! Donnez à la prédiction le temps de s’accomplir. Au surplus, votre but principal n’a-t-il pas été atteint? Le démon du suicide a cessé de vous harceler; Claire vous aime enfin!
—Oui, dit le prince, et vous qui savez tant de choses, Siegfried, me direz-vous pourquoi cette fille, restée de glace sous mes propos d’amour, s’est éprise tout à coup alors que je ne songeais plus à elle?
—A elle vous songiez, monseigneur, quand vous entouriez de bandelettes son bras saignant. Maintenant, vous pouvez ordonner; avec joie elle va mourir pour vous!
—Malédiction sur ma tête s’il en était ainsi! s’écria Frédéric. Ignorez-vous donc que je lui dois la liberté, la vie peut-être?
—La vie, vous ne la lui devrez qu’après son sacrifice accompli. Le démon qui est en elle maintenant peut revenir en vous!
—Eh! que m’importe? Pour moi est-il si doux de vivre? Mes victoires n’ont fait qu’attirer sur mes peuples les angoisses de la faim et de la misère! au milieu de mes désillusions de toutes sortes, une femme, une seule, m’est venue en aide par son affection, et il faut qu’elle meure! et qu’elle meure sur mon ordre!
—Oui, monseigneur, il le faut.
—Moine, est-ce au nom de Dieu que tu viens de parler?
—C’est au nom du pays, c’est au nom du devoir! Le pain est rare dans le Palatinat. Vivez pour réparer les désastres de la guerre. Vous étiez le Victorieux, devenez le Nourricier!»
Deux jours après, le bruit se répandit qu’une jeune fille, pour l’accomplissement d’un vœu, devait chercher une mort volontaire dans un des gouffres du Rhin, et de tous côtés la foule accourut pour participer à l’émotion du spectacle.
Au moment de faire le sacrifice de sa vie, Claire demanda à se confesser au curé de Tettingen; il l’avait connue enfant; elle demanda aussi que son corps, retiré des eaux, fût rendu à la terre; elle exigea même que, devant elle, fût creusée la fosse où elle devait reposer jusqu’au jugement dernier. Ces tristes préparatifs achevés, elle fit ses adieux à la foule qui l’entourait, et, au milieu des cris et des sanglots de la multitude, sous les bénédictions du prêtre, elle se précipita dans le gouffre.
Durant quelques instants, on entendit la victime jeter, de vague en vague, le nom de Jésus et un autre nom, celui de sa mère sans doute. Elle disparut comme elle approchait de quelques bateaux, qui, en aval, barraient le fleuve. De l’un de ces bateaux un homme s’élança, qui plongea à plusieurs reprises. On supposa une tentative de sauvetage, qui fut généralement désapprouvée, puisqu’il s’agissait de l’accomplissement d’un vœu, d’une expiation volontaire, à laquelle les autorités du pays avaient donné leur assentiment. Des murmures s’élevaient déjà parmi cette foule, encore attendrie cependant; quelques gens plus rassis, ou mieux renseignés, firent observer qu’on était à la recherche du corps, pour le rendre à la terre, ainsi qu’il avait été dit.
Au château d’Heidelberg, dans la journée du lendemain, par un brillant soleil d’automne, sur l’invitation du prince, un grand repas réunissait les plus illustres de ses prisonniers, Ulric, duc de Wurtemberg, le margrave Charles de Bade, Georges de Bade, son frère, évêque de Metz; le duc des Deux-Ponts, Louis le Noir; et dix autres, ainsi qu’eux vaincus et faits captifs à Seckenheim. Il s’agissait de régler les conditions de leur mise en liberté.
Soumis depuis longtemps à un dur régime alimentaire, les nobles convives s’ébaudissaient en prenant place à ce festin, auquel rien ne devait manquer. Ils le pensaient du moins. Cependant, dès le début du repas, quelques-uns parmi eux, agitant leur tête de droite et de gauche, semblaient à la recherche de certaine chose qui leur faisait défaut; ils en rirent d’abord, tout en s’en communiquant l’observation entre eux, à voix basse. Plusieurs, élevant la voix, s’adressèrent aux officiers de service, qui ne bougèrent pas. Un des plus impatients (c’était Louis le Noir) saisit un valet au passage et lui formula sa demande, tout en le secouant avec rudesse. Le valet se dégagea, et on ne le revit plus.
Alors une clameur unanime, retentissante, fit le tour de la table: «Du pain! du pain! du pain!»
Tour à tour, chaque convive apostropha Frédéric, lui demandant si dans son pays il était d’usage de se passer de pain.
«Dans mon pays, messires, leur dit Frédéric d’une voix sombre, vos hommes ont si bien pillé les réserves, si cruellement maltraité la terre sur laquelle achevait de mûrir la moisson, que le pain manque à tous. Il manquera même pour vous aujourd’hui, messires. Que ce repas sans pain vous reste en mémoire, pour vous rappeler les souffrances, les misères dont vous êtes la cause! Ces souffrances, j’aurais pu, j’aurais dû peut-être, vous les faire durement expier; car, sachez-le, la femme aimée dont j’ai résolu de faire ma compagne, celle qui, ce matin même, vient de recevoir mon anneau de fiançailles, elle a failli, par votre fait, mourir faute d’un morceau de pain! Rassurez-vous, messires, ajouta Frédéric d’un ton tout à coup radouci; pour le moment j’ai de plus douces visées, et ne songe qu’à vous présenter la future souveraine du Palatinat.»
Sur un geste du prince, les portes s’ouvrirent; Claire, en riches habits, mais pâle encore de tant d’épreuves subies, entra dans la salle, appuyée sur deux dames d’honneur.
Déjà mortifiés de la leçon, les captifs se regardaient entre eux d’un air ironique, se demandant quelle était cette étrangère appelée à de si hautes destinées. Le plus arrogant de la bande, Louis le Noir, prit la parole, et s’adressant à Frédéric, le sourire aux lèvres et le poing sur la hanche:
«Beau cousin, lui dit-il, en qualité de parent, puis-je savoir de quelle famille princière est issue votre noble fiancée, et quel riche apanage elle apporte en vous épousant?
—Elle m’apporte cent mille écus d’or, dont j’ai grand besoin pour m’approvisionner de blé,» lui répliqua Frédéric; et promenant sur tous un regard hautain: «La somme, sans doute, vous semblera suffisante, messires; car, cette dot, c’est vous qui la fournirez.»
Frédéric le Victorieux épousa Claire de Tettingen dans l’église cathédrale d’Heidelberg, au milieu d’un grand concours de peuple. Ulric de Wurtemberg et Charles de Bade servirent de témoins à la mariée; Louis le Noir fut son chevalier d’honneur; le prince archevêque de Cologne et l’évêque de Metz officièrent.
Quelques éclaircissements sont-ils nécessaires encore à cette histoire?
L’homme qui s’était élancé du bateau au secours de Claire, c’était Frédéric. Le démon des eaux avait eu sa proie; il l’avait laissée échapper et restait sans droits sur elle.
Quant au moine Siegfried, on n’entendit plus parler de lui. En réfléchissant sur divers incidents de ce récit, il m’est venu en idée que ce magicien capuchonné, cette apparence de diable, pouvait bien n’être autre que le bon ange du palatin, revenu vers lui sous cette forme étrange.
VI
L’Université d’Heidelberg. — Du duel parmi les étudiants. — Les balafrés. — Encore une initiation. — Mort aux Philistins! — La chaire de philosophie. — De Kant à Feuerbach. — La bibliothèque. — Le laboratoire de chimie, et qui j’y trouvai en tablier de cuisine.
Y eut-il jamais rien de moins logique, par conséquent de plus sot que le duel? Risquer sa propre vie, que, généralement et non sans raison, on estime chose fort précieuse, puisque sans elle on n’est guère à même d’apprécier les autres bonnes choses de ce monde, la risquer contre la vie d’un autre, qu’on n’estime rien, dont on ne peut rien faire, n’est-ce point là un calcul insensé? Je comprends le duel au moyen âge; c’était le jugement de Dieu; alors, Dieu combattait avec le juste contre l’injuste, avec le bon contre le méchant; on en avait la ferme conviction. Aujourd’hui que le tribunal de Dieu est clos pour ces sortes d’affaires, pourquoi nos tribunaux ordinaires ne suffiraient-ils pas à les régler? Pourquoi s’en remettre au hasard de l’épée ou du pistolet, souvent plus favorables à l’habileté qu’au bon droit? Un arrêt est toujours moins dangereux qu’une balle de plomb, et d’ailleurs on en peut appeler.
«Mais il est des offenses qu’on doit craindre d’ébruiter, nous dit-on; dame Justice, même à huis clos, incline quelque peu au bavardage, comme ses honorables interprètes messieurs les avocats.»
Ah! que voilà une bonne raison qui me touche peu! Quoi! vous vous souffletez publiquement, vous choisissez quatre témoins qu’il faut d’abord mettre au courant du fait; vos quatre témoins ont des amis intimes qu’ils ne manquent pas de consulter sur la gravité du cas; il y a des pourparlers, des explications, puis le tapage des armes à feu; après quoi, les journaux et même les tribunaux se mêlent de votre affaire secrète, quand déjà il y a mort d’homme ou quelque membre fracturé. Le beau résultat! Je le répète donc, de toutes les folies d’ici-bas, le duel est aujourd’hui la plus illogique et la plus stupide; eh bien, à Heidelberg, je me suis presque réconcilié avec le duel.
Les étudiants de cette ville, fort susceptibles sur tout ce qui touche au point d’honneur, à la suite d’une querelle, d’un démenti, d’une rivalité d’amour, endossent tout d’abord leur habit de combat. Cet habit de combat rappelle assez bien l’armure des anciens chevaliers, sauf qu’au lieu de fer on y emploie la laine, la carde, la bourre et la filasse; on les plastronne, on les capitonne du haut en bas; on leur met des brassards et des cuissards d’étoupe, du coton dans les oreilles, et par-dessus les oreilles, ne laissant à découvert qu’une petite partie de la joue gauche ou de la joue droite, à leur choix. Ainsi caparaçonnés, on arme les deux adversaires d’un sabre épointé, et chacun s’escrime de son mieux à qui fera à l’autre une légère entaille, joue gauche ou joue droite.
Ramenée à ces règles de modération et de savoir-vivre, la lutte, je l’avoue, ne m’inspire plus la même horreur. C’est simplement le duel de deux matelas entre eux.
Fondée en 1346, par le palatin Rodolphe, dit l’Aveugle, réorganisée en 1803 par le margrave Charles-Frédéric, dans l’heureuse main duquel se sont réunies les principautés de Bade-Dourlach, de Bade-Baden et du Palatinat, l’Université d’Heidelberg jouit dans toute l’Allemagne savante d’une réputation certes bien méritée, si on a trouvé moyen d’y simplifier toutes les sciences à l’égal de celle de l’escrime.
Je me sentais désireux de la visiter, désireux surtout de voir ses étudiants, tous légèrement balafrés. En pouvait-il être autrement?
Toujours à cause de ce paresseux soleil d’Heidelberg, je m’étais levé tard. Antoine courait déjà la ville; Junius consentit à m’accompagner au café où ces messieurs se réunissent d’ordinaire. Les philistins n’y étaient point admis ce jour-là; les philistins, c’est-à-dire les profanes, les bourgeois, les perruques. On y procédait à des initiations. Mon désir de voir n’en devenait que plus vif. Junius, à qui tout Heidelberg est connu, me fit entrer par des jardins, communiquant à une maison située derrière le café. Du second étage de cette maison on pouvait inspecter ce qui se passait dans la grande salle, dont une des fenêtres était restée ouverte. Une fois installé, j’inspectai donc et pris mes notes.
Les étudiants d’Heidelberg, Badois, Autrichiens, Prussiens, Saxons, Bavarois, Hessois, Wurtembergeois ou Hambourgeois, sous prétexte de constater leur nationalité, portent en sautoir, entre le gilet et la chemise, de jolis rubans de diverses couleurs, ce qui leur donne un faux air de francs-maçons, ou de hauts dignitaires d’un ordre quelconque. Sous le nom peu euphonique de Landmannschaften, ils forment entre eux différentes associations. J’avais alors sous les yeux les membres d’une Landmannschaft, avec le costume de rigueur, la redingote à brandebourgs, les grandes bottes et la petite casquette à visière imperceptible; mais portaient-ils la cicatrice voulue? J’étais à trop grande distance pour vérifier le fait. En attendant l’heure de l’initiation, les uns buvaient leur chope de bière, les autres chantaient le Gaudeamus; ceux-ci s’escrimaient au fleuret moucheté, ceux-là semblaient déclamer des vers ou argumenter sur une thèse de philosophie. Tous fumaient.
Bientôt mon attention se concentra tout entière sur un visage de connaissance. C’était mon élève en pharmacie, l’homme au mouron, l’homme à la pluie d’argent. Évidemment, il jouissait d’une certaine considération parmi ses jeunes confrères, qui ne l’abordaient que d’un air circonspect et faisaient volontiers cercle autour de lui.
Tandis qu’avec un surcroît de curiosité j’examinais ce pharmacien mystérieux, un grand mouvement se fit dans la salle, on démasqua la muraille principale, où figurait en relief un semblant de temple grec; une chaise fut placée sur une table, comme un trône sur une estrade. Un des plus âgés de la bande, un étudiant de dixième année, je suppose, y prit place en qualité de président. La cérémonie allait commencer, et je m’applaudissais de pouvoir, à Heidelberg, aussi bien qu’à Épernay, jouir d’un spectacle interdit aux profanes, quand un frère terrible s’avança vers la croisée qui nous faisait face! Fronçant le sourcil, et m’adressant un regard provocateur: «Mort aux philistins!» s’écria-t-il; et la fenêtre refermée avec fracas nous ramena Junius et moi au simple tête-à-tête.
Chassés du temple ou plutôt de l’estaminet, nous poursuivons notre course vers la place de Louis, devant laquelle s’élèvent les bâtiments de l’Université. Nous ne pouvions pénétrer dans le sanctuaire sans un guide. Notre guide était un sous-portier, grand garçon maigre, de vingt-cinq à vingt-six ans, portant une chemise de couleur et une cravate rouge; pour le reste, tout vêtu de noir jusqu’au bout des ongles.
L’Université d’Heidelberg se divise en six facultés: la théologie, la jurisprudence, l’économie politique, la médecine, la philosophie, et les beaux-arts, fils d’Apollon, comme nous le dit notre sous-portier.
A vrai dire, la philosophie et la théologie, en guerre ouverte l’une contre l’autre, s’annihilant l’une par l’autre, on ne devrait plus compter que quatre facultés à Heidelberg. Cependant les théologiens ont eu beau lancer les foudres de leurs Églises sur la tête des philosophes, les philosophes faire éclater leurs négations incendiaires sous les pieds des théologiens, les deux chaires, quoique un peu fracassées, restent debout.
C’est dans la chaire vide qui se dressait devant nous que l’incrédulité avait été prêchée publiquement avec autorisation de M. le maire.
Junius, me sachant peu versé dans ces matières, crut devoir m’expliquer comment, vers la fin du dernier siècle, quelques hardis novateurs s’étaient déclarés disciples de Voltaire; mais ainsi que l’âne imitant les gentillesses du chien, avec leur pesanteur allemande, ils brisèrent ce que le maître n’avait fait qu’écorner. Déroulant alors devant moi la grande Genèse philosophique de l’Allemagne, il me dit comment Kant, auteur du rationalisme, engendra Fichte, auteur du panthéisme, qui engendra Schelling, et le naturalisme, qui engendra Hegel, et l’athéisme, qui engendra enfin Feuerbach, le diable en personne.
Effrayés de leur propre audace, d’abord obscurs et inintelligibles à dessein, ces inspirés de l’enfer ne sortaient de leur nuage que devant leurs adeptes. Durant cette première période, la démoralisation, résultant de leurs doctrines, ne descendit pas vers le peuple; elle remonta vers les lettrés, et jusqu’aux princes, dont la politique s’en ressentit fatalement; aujourd’hui, le mal est partout.
Je savais Junius peu bienveillant envers les philosophes. Plus effrayé que convaincu, et ne pouvant admettre que ces braves buveurs de bière, si calmes, de mœurs si douces en apparence, fussent tous des réprouvés, j’espérais que notre jeune sous-portier, dont l’œil ne manquait pas d’intelligence et qui avait paru écouter Junius avec une grande attention, allait protester contre l’anathème lancé sur son pays. Loin de là, par un hochement de tête approbatif, il semblait l’encourager à poursuivre. Celui-ci n’y manqua pas, et, toujours dans l’intérêt de son avenir, prolongeant ses exercices oratoires, il finit par conclure que l’Allemagne, aujourd’hui réduite à un état morbide, incurable, par défaut de croyances, reniant toute autorité légitime sur la terre comme dans le ciel, n’était plus, selon l’expression d’un de ses philosophes repentis, qu’un grand Hôtel-Dieu, sans Dieu.
«Eh bien! cher monsieur Canaple, me dit ensuite Junius, ne vaut-il pas mieux s’agenouiller devant le calvaire grotesque du vieux cimetière de Bade, que de mettre sa foi en de pareils apôtres?»
Engourdi, attristé par cette dissertation aussi maussade que grave, j’hésitais à lui répondre, lorsqu’un chœur, entonné à demi-voix, sur un rhythme plein de franchise, glissa le long des murs et arriva jusqu’à nous, semblable à ces souffles rafraîchissants qui, au matin, nettoient la face nuageuse du ciel.
Presque aussitôt une bande d’étudiants traversa la salle que nous occupions. Distrait par l’interrogation de Junius, par mes propres pensées, je ne songeai point à passer en revue les joues plus ou moins cicatrisées qui défilèrent alors devant moi. Les étudiants avaient disparu, mais leur refrain mélodique résonnait de nouveau sous les hautes voûtes des corridors. J’en demandai la traduction au jeune homme maigre, notre guide:
me répondit-il.
—Et quel est l’auteur de ce joyeux distique?
—Maître Martin Luther,» me dit le sous-portier, après s’être incliné révérencieusement.
Pour cette fois, je donnai le pas aux théologiens sur les philosophes.
A Paris, s’il m’arrive de visiter la bibliothèque de l’Arsenal ou celle de la rue de Richelieu, une sensation étrange s’empare de moi. Au milieu de ces amas innombrables de livres, respirant cette atmosphère poudreuse, où flottent, sous forme corpusculaire, les éléments épars de toutes les connaissances humaines, il me semble qu’autour de moi des mots se croisent, des pensées s’entre-choquent. Parfois même, si à travers les volets mal clos des hautes salles se projette une fusée de lumière, j’y vois de purs esprits microscopiques monter et descendre une petite flamme au front. Je tressaille aux attouchements de cette foule de génies illustres qui m’environnent; la science me pénètre par les pores, et quand je sors de là, à coup sûr, j’y ai gagné quelque chose par absorption; certains lobes de mon cerveau se sont élargis; je me sens plus lucide, moins ignorant que lorsque j’y suis entré.
Rien de pareil ne m’est arrivé en visitant la bibliothèque de l’université d’Heidelberg, la fameuse bibliothèque palatine. Tous les livres que j’y ai vus alignés portent un titre allemand.
«Nous serait-il possible d’assister à quelque cours, à quelque conférence d’étudiants? demandai-je à notre guide.
—Les uns sont déjà fermés, les autres ne sont pas encore ouverts.»
Telle fut sa réponse.
Les étudiants d’Heidelberg ne sont décidément visibles qu’au café.
Cependant j’entendais remuer, j’entendais parler dans une salle voisine. La porte en était entr’ouverte, j’entrai. C’était le laboratoire de physique et de chimie. Pas un élève ne s’y montrait; mais un homme en lunettes vertes avec coquilles de soie noire, vêtu d’une blouse de roulier et portant des souliers vernis, était en train de monter une grande machine de cuivre, aidé dans sa besogne par un jeune homme blond. Un troisième, en manches de chemise, avec un tablier de cuisinière autour des reins, courbé sur un fourneau, soufflait le feu avec sa bouche, tout en distribuant des charbons à la main. Nous allions battre en retraite, par respect pour la science; l’homme au tablier de cuisine se redressa, se tourna vers nous et poussa un cri de surprise.
C’était Antoine, notre ami et cousin Antoine Minorel, qui n’avait déserté le Prince Charles de si bon matin que pour rejoindre son collaborateur, M. Hunter, professeur de physique à l’Université.
«Tiens! nous dit-il, déjà levés?
—Il est onze heures bientôt, lui répliquai-je.
—Pas possible! Comme le temps passe vite à souffler le feu! mais attendez-moi. Et se tournant vers l’homme aux lunettes vertes: Hunter, je compte sur vous pour les préparations convenues. A ce soir les grandes expériences.
—Comment! m’écriai-je; mais ce soir nous quittons Heidelberg, n’est-ce pas décidé?
—Quand il s’agit d’élucider un grand problème qui tient le monde savant suspendu sur un abîme de doutes, reprit Antoine de son ton le plus grave, vas-tu donc me marchander quelques heures de plus ou de moins? Sais-tu, homme frivole, que le prisme, à qui jusqu’à présent on avait accordé les sept couleurs primitives, et même plus, n’en contient en réalité que trois? Nous sommes en train de le prouver.
—Cela m’importe peu!
—Quoi! cela t’importe peu? mais, bourgeois barbare, si le succès répond à nos espérances, nous prouvons du même coup que, depuis les premiers jours du monde, l’arc-en-ciel et le spectre solaire ont arboré le drapeau tricolore? Voyons, es-tu patriote ou ne l’es-tu pas?»
Tout en parlant, Antoine s’était lavé les mains et le visage, avait ôté son tablier, passé son paletot. Nous prenions congé de M. Hunter lorsque, semblables à une volée d’oiseaux, quelques étudiants traversèrent bruyamment le corridor; cette fois encore, il me fut impossible de résoudre mon problème, à moi, celui des joues balafrées.
Je m’en dépitais. Arrivé à la porte de sortie, au moment de donner le trinkgeld à notre guide, examinant avec plus d’attention sa physionomie humble et presque théologique, à ma profonde surprise, je découvris à la hauteur de sa pommette gauche une petite cicatrice, s’y dessinant en ligne bleuâtre.
«Qui vous a fait cela? lui dis-je; les concierges de l’Université se battent-ils donc au sabre épointé, ainsi que messieurs les étudiants?
—Je suis un pauvre étudiant d’Heidelberg,» me répondit-il.
VII
Bords du Necker. — Excentricités d’un Yankee. — Voyage à la longue-vue. — Ce qui peut résulter d’une phrase de portefeuille.
Antoine avait proposé de déjeuner à la salle commune. Selon lui, nos repas à huis clos devenaient maussades; nous n’avions plus rien d’intime à nous communiquer. J’appuyai sa proposition, bien entendu, et devant notre majorité des deux tiers Junius n’osa faire d’opposition.
En même temps qu’au menu, nous songions à l’emploi de nos instants. La tête remplie encore des hauts faits de Frédéric le Victorieux, je mis en avant une visite au champ de bataille de Seckenheim; Junius consentit. La visite à Seckenheim entraînait forcément une promenade sur les bords du Necker, bords fort accidentés et parsemés de jolis villages; Antoine proposa de la faire en bateau; il obtint l’unanimité des suffrages.
A une petite table, voisine de celle que nous occupions, se tenait un jeune homme d’une trentaine d’années, vêtu d’une longue redingote blanche, cravaté haut, le teint rougeaud et bourgeonné, portant des bagues à tous ses doigts; de son cou à la poche de son gilet une grosse chaîne d’or massive descendait. Il prenait un thé, son chapeau sur la tête et sa canne entre les jambes.
Nous avisions aux moyens de nous procurer le bateau, quand se tournant vers nous, sans que le plus petit geste de sa main vers son chapeau pût trahir chez lui la moindre intention de nous adresser un salut: «Messieurs, nous dit-il d’une voix plutôt gutturale qu’harmonieuse, moi aussi je désire faire une promenade sur l’eau; je suis gentleman, et si ma société vous agrée?...
—Pourquoi pas? lui répondit instantanément Antoine, sans qu’on eût délibéré cette fois.
—Il est bien entendu, reprit le gentleman, que nous coupons le bateau et le batelier en quatre, et que je paye mon quart?
—Accordé!
— Alors, dit-il en se levant, tandis que vous déjeunez, vous autres, je vais donner des ordres. Dans une demi-heure, vous trouverez le bateau amarré à la droite du grand pont.»
Il sortit. Nous nous regardâmes tous trois.
«Quelle idée t’est venue, dit Junius à Antoine, de nous adjoindre ce monsieur?
—Bah! il nous amusera. Vous autres, comme il dit, je vous sais par cœur. Il fallait une quatrième aile au moulin pour qu’il tournât. J’aime assez les figures nouvelles en voyage.»
Junius appela le keller:
«Charles, quelle est cette redingote blanche qui prenait son thé près de nous?
—M. de Minorel, répondit le garçon, c’est un Anglo-Américain, dont la famille est belge, et qui se nomme Van Reben.
—Mais que fait-il? quel est son état?
—Ah! dame, je ne sais pas au juste; il sonne de la trompe, il tire aux hirondelles; arrivé ici il y a huit jours avec un grand attirail de lignes et de filets, tous les matins, après son thé, il prend un bateau.
—Ah! le brigand! s’écria Antoine, il a trouvé moyen aujourd’hui de nous faire payer les trois quarts de ses frais! Que je te reconnais bien là, ô race anglo-américaine!
—Eh bien, cousin, lui dit Junius, es-tu encore ravi de t’être fait le compagnon de ce Yankee?
—Toujours! Un homme qui a quitté l’Amérique pour tirer des hirondelles sur les bords du Necker! évidemment ce doit être un original.»
Nous nous mîmes en marche vers le fameux pont d’Heidelberg; un bateau à double banquette, avec gouvernail à la poupe, y stationnait; deux bateliers l’occupaient, l’un en large pantalon de toile grise lui montant jusque sous les aisselles et l’habillant complétement; l’autre vêtu d’un bourgeron de laine, à bandes de couleur, et coiffé d’un bonnet de même étoffe. N’y apercevant pas la redingote blanche, nous allions poursuivre notre route quand une voix nous héla.
«Eh! là-bas!... vous ne voyez donc pas clair? C’est moi!»
En effet, l’homme au bourgeron de laine, c’était notre Anglo-Américain, complétement métamorphosé sous le rapport du costume. A lui aussi on aurait pu dire: «Sans votre visage, monsieur, je ne vous aurais pas reconnu.»
«Vous comprenez bien, nous dit-il tandis que nous descendions dans le bateau, que pour aller en rivière on ne se met pas à la mode de Paris. Je connais le cant, la fashion, le high life tout aussi bien qu’un autre; je suis gentleman; mais la cravate blanche et les gants beurre frais sont déplacés ici, où on peut avoir besoin de mettre la main à la rame ou au gouvernail. N’est-il pas vrai, monsieur?» ajouta-t-il en s’adressant directement à Junius.
Junius ajusta son lorgnon sur son œil et l’examina effrontément de la tête aux pieds sans lui répondre un mot.
Le Yankee ne parut pas s’en émouvoir le moins du monde.
Comme nous démarrions, jetant un coup d’œil sur le petit pont du gouvernail, j’y vis étendus un revolver à six coups, une cartouchière, des lignes et des filets en nombre. Le keller ne nous avait pas trompés, notre homme était à la fois chasseur et pêcheur. Un cor de chasse complétait l’attirail. J’aime assez le bruit de cet instrument, surtout répété par l’écho des rivages et des montagnes, et l’idée d’être témoin d’une pêche ne me déplaisait pas; enfin, malgré la froideur du début, j’espérais que notre excursion sur le Necker tournerait à la satisfaction générale.
Mais presque aussitôt une odeur infecte se répandit autour de nous. Je crus d’abord à la présence d’une eau croupie sous le plancher du bateau; je mis mon mouchoir sous mon nez, Antoine roula une cigarette, Junius tira de sa poche un flacon de sels et dit: «Quelle est cette horreur?
—Ne faites pas attention, répondit notre compagnon; ce sont mes amorces de pêche, et il nous montra un seau à moitié rempli de petits vers grouillant dans du sang coagulé.
—Est-ce que vous allez nous condamner à voyager longtemps avec ces immondices? lui dit Antoine.
—Est-ce que vous allez me priver de mon droit de pêche? Chacun chez soi, chacun pour soi! Je payerai mon quart comme vous. J’appartiens à une nation libre, moi, lui répliqua l’Anglo-Américain.
—Respectez la liberté des autres, alors!
—Est-ce que je vous empêche de faire ce que bon vous semble? Chantez, dansez, jetez-vous à l’eau une pierre au cou, est-ce que je m’y opposerai, moi?
—Mais si je mettais le feu à ce bateau comme vous y mettez la peste!
—A votre aise; le bateau n’est pas à moi, et je sais nager.»
L’orage commençait à gronder entre nous.
Le batelier seul, quoique l’existence de son bateau fût en jeu, ne semblait prendre aucun intérêt à ce débat et continuait de ramer paisiblement.
«Le trouves-tu aussi aimable que tu l’espérais? dit Junius à l’oreille d’Antoine.
—Pouh! fit celui-ci; il faut voir.»
Cependant, soit qu’il tînt à justifier de ce titre de gentleman dont il s’était décoré, soit que la grosse voix d’Antoine lui inspirât quelque respect, le Yankee jeta sur le seau aux amorces un linge mouillé qui en intercepta quelque peu les émanations fétides.
J’allais l’en remercier, mais il avait pris son cor de chasse et sonnait une fanfare, ce qui mettait obstacle à toute conversation possible. Je l’ai dit, j’aime le son de cet instrument dans les circonstances où nous nous trouvions, et quoiqu’il écorchât horriblement cette éternelle et bruyante mélodie du roi Dagobert, exécutée, je crois, par tous les cors de chasse du monde civilisé ou non civilisé, j’écoutai avec assez de patience cette fanfare infiniment trop prolongée. Quant à Antoine, il fumait deux cigarettes à la fois, et Junius, la tête basse, se bouchait les oreilles de son mieux.
Le batelier, calme et placide, ramait toujours.
Tout à coup, ce dernier interrompit sa manœuvre, ralentit sa marche, vira de droite en se rapprochant de quelques-unes de ces roches vives dont le lit du Necker est parsemé. Il y avait là des lignes de fond, tendues depuis la veille. L’Américain les retira avec une grande habileté, mais avec peu de succès. Il ne s’y était pris que deux barbillons et une carpe de moyenne grosseur. Je ne lui en fis pas moins mon compliment, auquel il se montra peu sensible.
Tandis qu’il les replaçait, qu’il amorçait, je lui fis remarquer sur un bateau couvert, qui avait marché presque de conserve avec le nôtre, une jeune fille assez jolie tenant l’aviron. J’essayais lâchement de tous les moyens possibles pour apprivoiser ce lycanthrope. Il regarda la jeune batelière:
«Ah! les coquines! dit-il; si je les tenais toutes au fond de mon filet, le diable m’emporte si je le retirerais de l’eau!»
Dans ce propos brutal, je ne voulus voir d’abord que l’expression rancunière d’un amour repoussé ou trahi. Je le lui fis entendre.
«Il s’agit bien d’amour, me répondit-il brusquement; il s’agit de l’héritage de ma tante. Au surplus, mêlez-vous donc de vos affaires, vous!»
Le bateau avait repris sa marche; je portais toute mon attention sur le rivage, bordé en cet endroit de riantes collines; sur un village dont les maisons blanches et la petite église rustique se miraient dans le Necker; je regardais aussi les carpes sauter hors de l’eau, ce qui me divertissait beaucoup, quand un jet de flamme, suivi d’une forte explosion, me fit sauter à mon tour.
C’était encore notre Yankee; il tirait les carpes au vol, à coups de revolver.
«Sapristi! gentleman, lui cria Antoine en se levant de sa banquette, vous êtes insupportable à la fin!
—Allez-vous m’interdire la chasse comme vous avez voulu m’interdire la pêche? Je suis un citoyen libre de la libre Amérique; j’ai le droit de pêcher, de chasser, et même de chanter, si telle est ma volonté, et il se mit à entonner à pleins poumons une de ces chansons qu’en langage d’atelier on nomme chez nous des scies; seulement sa scie était de fabrique anglaise:
Dans la poétique du genre, la chanson, toujours revenant sur elle-même, grâce à une inexorable reprise qui relie la fin du couplet à son commencement, rappelle cette célèbre cantilène française:
Je cite ce morceau de poésie pour faire comprendre ce que l’égrènement de cet interminable chapelet musical, monotone, monochrome, monocorde, monophone, toujours se renouvelant sans varier jamais, et qui pourrait se prolonger durant l’éternité, cause d’agacement et d’irritation à quiconque est doué de quelque sensibilité nerveuse. Junius, dès la quinzième reprise de It is a postilion, s’agitait sur place, s’éventait avec son mouchoir et n’en suait pas moins à grosses gouttes; Antoine, après avoir caressé longuement sa barbe, l’avait divisée en deux pointes aiguës; fermant les yeux, de ses deux mains crispées il se retenait à sa banquette, comme dans la crainte de faire un mauvais coup; moi, j’avais tenté de me distraire par le spectacle que nous offrait le rivage fuyant devant nous; mais je ne voyais plus clair, le sommeil me gagnait, et malgré moi, je répétais tout bas:
«T’amuse-t-il toujours? demanda Junius à Antoine.
—Beaucoup moins,» répondit celui-ci d’une voix lugubre.
Le batelier, calme et placide, seul conservait sa même physionomie et ramait en mesure.
Tous trois, immobiles, tournant le dos au chanteur, nous apercevions à distance, sur notre droite, la ville de Ladenbourg, avec ses vieilles murailles flanquées de tourelles; sur notre gauche, au sein même de la rivière, un bloc de rocailles se montrait surmonté d’une sorte de petit monolithe avec une niche vide. Autrefois, cette niche abritait une madone, que les premiers réformateurs avaient fait disparaître. Je savais par Junius que ce monument votif signalait le voisinage du champ de bataille de Seckenheim; mais je n’avais plus conscience de moi-même: Frédéric le Victorieux ne m’était plus de rien, et mon esprit somnolent, aux sons de cette mélopée abrutissante de It is a postilion, se perdait dans les nuages, quand tout à coup le chanteur s’interrompit.
Tous trois, par un même mouvement de surprise, mêlé de bien-être, nous tournâmes la tête vers lui. De ce côté, une autre surprise nous attendait.
Complétement dépouillé de ses vêtements de matelot, nu de la tête aux pieds, le corps droit et allongé, les bras en l’air, les mains rassemblées, notre Américain se tenait sur la pointe du bateau, prêt à donner une tête dans la rivière.
Junius jeta un petit cri pudique et se voila le visage de son mouchoir.
Moi, je restai interdit devant ce manque de savoir-vivre, qui me parut combler la mesure.
«Batelier, cria Antoine d’une voix de trombone et en se levant de toute sa hauteur, débarrassez-nous de ce sauvage et déposez-le dans la première île déserte venue, s’il s’en trouve une dans le Necker.
—Vous êtes gai, dit le Yankee sans quitter sa position verticale et allongée; vous n’en avez pas l’air, mais vous êtes gai.»
Et il fit son plongeon.
Bientôt longeant le bateau en nageant:
«Je suis citoyen d’un pays libre.... Est-ce que je n’ai pas le droit de nager?... Je paye mon quart aussi bien que vous. Je le maintiens, je suis....
—Un manant! voilà ce que vous êtes!» Et, après lui avoir jeté cette épithète parfaitement méritée, mais un peu vive, Antoine, qui, cette fois, venait de passer à la colère sérieuse, comme son front pâle me l’indiquait suffisamment, arracha les rames aux mains du batelier.
Vers sa vingtième année, Antoine avait été une des gloires de la marine d’Asnières; grâce à sa vigueur naturelle, doublée encore par son irritation, tirant à gauche, il eut bientôt dépassé le petit monolithe et abordé le rivage sans paraître, malgré toutes mes supplications, se soucier le moins du monde de ce que devenait le nageur.
Cette journée devait être une des plus incidentées et des plus émouvantes de mon voyage. Je ne m’arrêterai point à dire quelles furent nos réflexions lorsque, rendus à nous-mêmes, nous nous sentîmes enfin débarrassés de notre cauchemar américain.
Nous avions mis pied à terre près d’une petite montagne appelée l’Observatoire de Gespell. Nous décidâmes de la gravir pour explorer le magnifique point de vue dont on jouit de son sommet. Un homme se tenait là avec une longue-vue; avant d’user de ce précieux instrument, nous parcourûmes d’abord des yeux le cours de la rivière et les gracieuses collines qui nous faisaient face. Sur la rivière, nous revîmes notre bateau et notre batelier; le Yankee, réinstallé à son poste, dans son costume de matelot, se disposait à jeter l’épervier, ce qui nous rassura complétement sur son sort. Au pied des collines se groupaient de charmants villages.
Au moyen de la longue-vue, notre inspection s’étendit bien au delà. A quinze ou vingt kilomètres, à notre gauche, je pus nettement parcourir du regard la jolie ville de Weinheim, célèbre par ses vins; au-dessus de Weinheim s’élevait la tour cylindrique de Windeck, posée sur sa montagne en cône comme un phare éteint, et restée seule debout au milieu des ruines d’un ancien château que le douzième siècle avait vu dans sa splendeur. Au delà encore, sous une légère vibration de la longue lunette, mon regard franchissait le duché de Bade pour entrer dans celui de Hesse-Darmstadt. Les vallées plantureuses de Birkenau, peuplées d’immenses troupeaux de vaches et de moutons, m’apparaissaient au dernier plan.
Imprimant alors de gauche à droite un brusque mouvement de rotation à l’instrument, je repris la route que nous venions de parcourir; je remontai le Necker de Ladenburg à Heidelberg. Modérant mon essor, je me contentai de suivre la ligne du Necker; j’y exerçai mon droit de visite sur les passagers qui traversaient la rivière dans les longues barques du pays, à quatre rameurs: j’y assistai à tous les détails du labeur champêtre; j’y étudiai le système pratique des laboureurs et des batteurs en grange de l’ancien Palatinat, comme si j’y eusse été dépêché officiellement par un de nos comices agricoles. Charmant voyage, où, sans fatigue, je pus descendre au fond des vallées, escalader les montagnes, franchir des espaces qui eussent épuisé les forces d’un touriste de vingt-cinq ans, le tout, sans bouger de place, et moyennant la somme de quelques misérables kreutzers.
D’autres tableaux, plus agréables encore, captivèrent bientôt mon attention. Sans escalade ni bris de clôture, je pénétrai dans une chambre où, les doigts entrelacés, se tenait un couple d’amoureux, verlobtes ou non. Un instant après, à la hauteur d’Heidelberg, dans un beau site, sur une verte pelouse, derrière laquelle s’élevait l’abbaye de Neuberg, j’apercevais une femme charmante, en élégant costume de ville. Rarement figure me fut plus sympathique; je restai longtemps à la contempler; plus qu’il n’était convenable, peut-être; mais elle s’en doutait si peu! Et quand Antoine, étonné de ma longue station sur un même point, voulut prendre ma place, j’abaissai l’objectif.
«Je ne vois que des canards barbotant dans une mare, me dit-il.
—C’est cela,» lui répondis-je.
En quittant l’Observatoire, nous jetâmes un dernier regard sur la rivière; du bateau et de ses occupants rien n’apparaissait plus. Tout en descendant la petite montagne, les deux cousins s’évertuaient à qui mieux mieux sur le compte du Yankee. «Décidément, disait Junius, je ne sais que penser de la liberté américaine, surtout dans ses États à esclaves; quant à son égalité, elle pourrait bien n’être que l’abaissement à niveau du sens moral et intellectuel, si j’en juge d’après ce monsieur.»
J’eus la fâcheuse idée de vouloir entrer dans leur conversation par un petit discours prémédité; je n’étais pas fâché de prouver à notre diplomate que moi aussi je pouvais atteindre à la phrase de portefeuille.
De ce ton qui commande l’attention, et sans prévoir ce qui devait s’ensuivre:
«Je ne suis guère bien disposé envers John Bull, leur dis-je; il manque généralement d’aménité; quant à son frère Jonathan, dont nous venons d’avoir un si triste échantillon sous les yeux, je le déclare, il m’est complétement antipathique. C’est un sauvage! Qu’il soit greffé sur souche anglaise, française ou allemande, qu’il ait puisé sa séve première à Paris, à Londres ou à Bruxelles, peu importe, il fleurit mohican. Si jamais la barbarie disparaissait du monde, ce n’est plus par le nord qu’elle nous reviendrait; nous la verrions sortir de ces républiques de Lynch, du sein même de cette prétendue civilisation des États-Unis.»
J’étais assez content de la forme rhétoricienne donnée à ma pensée; j’en étudiais complaisamment l’effet sur le visage de mes compagnons, quand tout à coup, au détour du chemin de Seckenheim, un homme parut, hérissé, menaçant. C’était notre Yankee.
«Monsieur, vous m’avez traité de manant, de sauvage et d’échantillon.... de plus, vous venez d’insulter à la libre Amérique, dont je suis un des citoyens, et....
—Voyons! que voulez-vous encore? s’écria Antoine en l’interrompant avec sa rudesse des grands jours. D’abord, en parlant de votre libre Amérique, monsieur n’a été que l’écho de mes propres paroles, et ce n’est pas lui qui vous a traité de manant, c’est moi!»
Sans tenir compte des paroles d’Antoine, le Yankee, les yeux toujours fixés de mon côté, répéta:
«Vous venez d’insulter à la libre Amérique! Si j’avais mon revolver, votre compte serait déjà réglé! Nous nous reverrons, monsieur!»
Et il s’éloigna.
En vérité, le séjour d’Heidelberg me portait malheur; la veille, un garnement d’écolier s’acharnait après moi sans rime ni raison; aujourd’hui, c’était le tour d’un autre malappris, moins excusable encore.
Tous trois silencieux, comme nous nous dirigions vers Seckenheim, qui n’était plus qu’à quelques centaines de pas de nous, Junius, s’épointant la moustache, dit à Antoine:
«Décidément, il n’est pas aimable.
—Non.»
Moi, je songeais au duel quasi inoffensif des étudiants d’Heidelberg; je crois que je me serais résigné à en passer par là.
A Seckenheim, la place illustrée par la victoire du Palatin porte encore le nom de Friedrichs-Feld (le champ de Frédéric). C’est aujourd’hui un champ de luzerne et de betteraves, d’apparence assez maigre. Une grande bataille ne suffit pas à féconder indéfiniment la terre.
Les chemins de fer de Mannheim et d’Heidelberg s’embranchent à Seckenheim; un train se préparait à partir pour cette dernière ville; nous y montâmes; vingt minutes après nous étions de retour à l’hôtel du Prince Charles.
VIII
Conciliabule. — Autres renseignements sur le Yankee. — Trois duels. — Départ précipité. — Schwetzingen. — Incidents inattendus. — J’encours de nouveau les mépris de Jean.
«Prépare le paquet de ton maître et le tien, dit Antoine à Jean, qui, comme toujours, se tenait à la porte de l’hôtel, observant les mœurs de l’étranger.
—Mais le train du soir ne part qu’à huit heures, lui fis-je observer, et il en est quatre à peine.
—Qu’importe! il est bon de se mettre en mesure à l’avance.
—Non, non! repris-je avec fermeté; je partirai à huit heures, pas une minute avant. Je devine ta pensée, mon bon Antoine, mais je ne veux pas avoir l’air de fuir devant cet homme!»
Junius appela le keller qui nous avait déjà renseignés sur l’Américain; tous quatre nous montâmes à notre numéro 7, tandis que mon fidèle Jean, demeuré immobile, semblait enfanter des suppositions plus terribles les unes que les autres.
«Charles, dit Junius au keller, qu’il avait connu autrefois à Paris, garçon au café Cardinal, vous nous avez renseignés ce matin sur les goûts de ce Van Reben touchant la chasse et la pêche; nous savons maintenant ce qu’il vaut du côté du chant et de la natation; mais ne sauriez-vous rien de son caractère intime, de ses habitudes de gentleman, ainsi qu’il se plaît à se désigner lui-même?»
Le keller interpellé mit un doigt sur sa bouche, puis, après avoir jeté un coup d’œil du côté de la porte, se rapprochant de Junius: «Entre nous, monsieur de Minorel, lui dit-il à demi-voix, je crois que le caractère de l’Américain n’est pas des meilleurs. On parle d’une jeune fille méchamment compromise par lui....
—Je lui passe ses galanteries, dit Antoine; mais il est colère, querelleur, n’est-il pas vrai?
—Affreusement querelleur, répliqua le keller. On parle aussi de trois duels dans une même journée avec un même adversaire!
—Diable! Se sont-ils battus à la mode d’Heidelberg?
—Non pas! L’affaire s’est passée à Strasbourg, il y a comme qui dirait une huitaine; ils se sont d’abord battus à l’épée; l’autre, qui est un malin, l’a désarmé; ils ont continué au pistolet, à vingt-cinq pas, en s’avançant à volonté. L’Américain a tiré le premier et a manqué son coup; l’autre, qui avait ménagé son feu, est arrivé jusqu’à lui, en le sommant de faire je ne sais quelle déclaration, sans quoi il allait l’abattre comme un chien. L’Américain a refusé.
—Ah çà! il est donc brave, ce brigand-là? s’écria Antoine. Ensuite?
—Ensuite, reprit le keller, l’autre, qui est non moins brave, et plus bon enfant que lui, n’a pas voulu le tuer à bout portant, et comme il tenait toujours à avoir sa déclaration, il lui a proposé une troisième manière de duel.
—Au sabre, alors?
—Au fusil?
—Non, messieurs; aux dominos. Le perdant devait se brûler la cervelle lui-même. La partie était en deux manches. Le bon enfant, qui est un fin joueur, a gagné la première; M. Van Reben, qui s’y entend aussi, a gagné la seconde; mais à la belle, il a été fait gribouille. Cependant il ne s’est rien brûlé du tout. Il faut croire qu’il a mis les pouces puisque M. Brascassin s’est déclaré satisfait.
—Brascassin! nous écriâmes-nous tous trois à la fois.
—Oui, c’est avec M. Brascassin, notre marchand de vin de Champagne, que l’Américain a eu ses trois affaires, et il pourrait bien y en avoir une quatrième, car aujourd’hui on a rencontré M. Brascassin à Heidelberg, en compagnie d’une dame, dit-on....»
Une voix, montant du bas de l’escalier, appela Charles, qui nous quitta brusquement en poussant un cri tudesque répondant sans doute au: Voilà! voilà! de nos kellers parisiens.
Dès que nous fûmes seuls: «Tu vas partir, et sur-le-champ, me dit Antoine. Et comme je refusais de partir sans lui: C’est pour le coup, ajouta-t-il, que cela aurait l’air d’une fuite, d’une débâcle générale. Sois tranquille, Junius et moi nous apaiserons le monstre. Pars en paix, je n’ai nullement envie de risquer une vie aussi précieuse que la mienne, de retarder le progrès des sciences d’un siècle peut-être, pour le vain plaisir de suspendre à ma ceinture de guerre la chevelure de ce Mohican.
—Mais où veux-tu que j’aille, à cette heure?
—Allez à Schwetzingen, me dit Junius. Si le château d’Heidelberg est l’Alhambra de l’Allemagne, celui de Schwetzingen en est le Versailles. On ne vient point ici sans le visiter.»
Je résistais encore, quoique fort troublé, je l’avoue, à l’idée de ce farouche Van Reben qui pouvait faire retour d’un instant à l’autre, quand la porte s’ouvrit comme sous un ouragan. Mon vieux Jean, un paquet sous chacun de ses bras, le bridon de ma boîte de fer-blanc passé autour de son cou, pâle et le visage décomposé, entra tout à coup:
«La voiture est en bas; partons! partons! il n’y a pas un moment à perdre! s’écria-t-il.
—Et qui nous presse tant? lui dis-je.
—Monsieur! monsieur! voulez-vous donc nous faire massacrer par la populace?»
Je jugeai le péril bien grand, puisque mon vieux serviteur, en s’adressant à moi, avait négligé l’emploi de la troisième personne.
Antoine me poussait vers l’escalier, une voiture stationnait devant l’hôtel, et je ne savais encore comment je m’y trouvais installé, quand j’entendis Junius crier au cocher: «A Schwetzingen!»
Nous roulions depuis une demi-heure Jean et moi, tous deux absorbés dans nos pensées, lorsque, m’apostrophant d’une voix pleine d’émotion, les yeux larmoyants et la poitrine gonflée de soupirs:
«C’est donc bien vrai, me dit-il, monsieur l’a tué?
—Qui ai-je tué, vieux fou? lui criai-je.
—Oh! que monsieur n’essaye pas de le nier, je sais tout. Monsieur est rentré à l’hôtel avec un visage trop je ne sais quoi, pour qu’il n’ait pas été de mon devoir d’écouter à la porte quand il s’est enfermé avec ces messieurs Minorel. Vous parliez d’une querelle avec cet Américain, de combat à l’épée, au pistolet. Aussi quelle idée d’aller s’attaquer à un Américain!... Monsieur n’est cependant pas sans savoir qu’il y a de ces gens-là qui sont anthropophages. Enfin, il est mort; et nous voilà forcés de fuir pour éviter la justice; et tout cela, encore des histoires de femmes, j’en suis bien sûr....»
J’imposai silence à Jean; mais des larmes coulaient le long de ses joues, et son grain de beauté rutilait d’un éclat extraordinaire. Quoiqu’il ne soit pas d’usage de présenter sa justification à son domestique, il est des cas où le cœur autorise ce que la règle interdit. Pour mettre fin à toutes ses angoisses, à ses lamentables suppositions, je l’instruisis des principales péripéties de mon voyage. Encore un à qui je contai mon histoire! Non sans peine, je vins à bout de le persuader que je n’avais été ni un joueur, ni un séducteur, ni un spadassin; que si Thérèse Ferrière avait été séduite, enlevée, soit par un jeune, soit par un vieux, je n’étais ni ce vieux ni ce jeune; quant à l’Américain, s’il s’était battu à l’épée, au pistolet, et même aux dominos, ce n’était point avec moi; enfin, je me justifiai si bien, que Jean m’avait rendu son estime lorsque nous arrivâmes à Schwetzingen. (Prononcez Chouettzinng.)
Des rochers, des grottes sauvages, des ruines romaines, des temples grecs, une mosquée turque, un peuple de statues en marbre de Carrare ou en grès rouge, en bronze et même en plomb; de magnifiques allées, des parterres, des labyrinthes, des boulingrins, des jets d’eau, des cascades, de grandes pelouses et un petit lac, tel est Chouettzinng. (Écrivez Schwetzingen.)
Mais toutes ces belles choses n’avaient pas le pouvoir d’éveiller en moi le moindre sentiment d’admiration; je songeais à mon cher Antoine, je songeais au Yankee, tous deux peut-être aux prises en ce moment.
Tandis que Jean restait en extase devant une grande volière où des oiseaux de toutes sortes, perchés sur des branches, jetaient l’eau par leur bec entr’ouvert, dirigeant leur commune aspersion contre un énorme hibou, qui, ramassé sur lui-même au milieu d’un bassin, leur renvoyait, de bas en haut, tout autant de liquide qu’il en recevait d’eux de haut en bas, j’étais entré dans une charmante habitation, située du même côté, et appelée, je crois, la Maison des Bains. J’en franchissais le péristyle, lorsque j’entendis une exclamation; un homme se dirigeait de mon côté, la figure rayonnante et la main tendue. Cet homme, c’était Brascassin!
Je fis un mouvement de surprise et même de recul. Je me rappelais ses torts à mon égard, notre égarement prémédité à travers la forêt Noire.
«Cher monsieur Canaple, me dit-il, mille fois soit bénie cette rencontre; j’ai un grand service à vous demander. Le temps me presse; voici le fait. Je viens d’arriver ici avec une jeune dame, laquelle se dispose à se rendre ce soir même à Francfort. Elle ne peut convenablement voyager seule, surtout la nuit, cela est impossible. Quant à moi, une affaire importante, très-importante! me rappelle à Heidelberg.... Vous avez sans doute l’intention de visiter Francfort?»
Et, sans plus de façon, Brascassin me proposa de devenir le cavalier servant de sa dame, une dame fort honorable, disait-il. Sur ce dernier point, je doutais fort. Dans ma conviction, son honorable compagne, c’était Thérèse, Thérèse qu’il voulait momentanément confier à ma garde. Cette idée me révoltait; quel rôle prétendait-il donc me faire jouer? Tandis qu’il parlait, un refus net, formel, brutal, me montait aux lèvres; et cependant déjà ma main avait pressé la sienne et, sous l’empire d’une seule pensée, mon refus brutal se métamorphosait en une acceptation complète.
C’est que je voyais en Brascassin le vainqueur du farouche Van Reben; c’est que moi aussi j’allais avoir un service à lui demander; il retournait à Heidelberg, il fallait qu’il me répondît de la sûreté d’Antoine. Puis, qui sait? grâce à mon intervention providentielle, peut-être la fille de mon ami Ferrière pouvait-elle encore être sauvée!... Enfin, l’avouerai-je? à ces idées généreuses s’en mêlait une d’un ordre moins élevé. Pendant la route, Thérèse ne pouvait manquer de me prendre pour confident, et tous les mystères de la maison Lebel allaient se dévoiler pour moi.
Nos propositions mutuelles faites et acceptées, solennellement ratifiées par une nouvelle poignée de main, une femme charmante, en élégant costume de voyage, entra dans la pièce où nous nous tenions. J’avais peine à en croire mes yeux; c’était la belle personne que, du haut de l’Observatoire de Gespell, quelques heures auparavant, j’avais vue se promener sur les pelouses de Neuberg. A ma surprise de la retrouver à Schwetzingen, une bien autre surprise devait s’ajouter: Brascassin alla à sa rencontre et me présenta à elle en qualité de son futur compagnon de voyage jusqu’à Francfort.
Toutes mes suppositions sur Thérèse étaient à vau-l’eau. Moi, par excellence, l’homme timide et maladroit avec les femmes, je m’étais fait le vassal, le guide, le protecteur de cette imposante étrangère, que je n’avais jamais aperçue qu’à travers un télescope. Ah! si j’avais pu rétracter mon engagement!... Il n’était plus temps. L’heure pressait; pour commencer mon rôle de cavalier servant, je dus offrir mon bras à la belle dame.
Nous descendions les quelques marches d’un portique corinthien pour regagner le parc, quand je vis devant moi un homme pétrifié, la bouche grande ouverte et les bras étendus en croix. C’était mon vieux Jean. Je lui fis signe de nous suivre; il nous suivit, mais de loin, et me voyant monter en voiture avec l’étrangère, le front chargé de nuages, il prit place auprès du cocher.
A la station du chemin de fer, peu soucieux de notre compagnie, il se casa dans un wagon de seconde classe.
Vers neuf heures du soir, ma jolie compagne et moi nous faisions notre entrée à Francfort par la porte du Taunus, et nous installions dans un même hôtel, sur la place de la Parade.
Ainsi se termina cette longue journée aux aventures. Mais de nouveau j’avais perdu la confiance de Jean; de nouveau il me voyait replongé dans des intrigues de femmes, et cette fois il ne m’était plus permis de le désabuser! C’était le secret de Brascassin, non le mien; si peu le mien, qu’à ce secret je ne comprenais rien encore.
IX
Francfort. — Le gué des Francs. — Hans du Sansonnet. — Les millionnaires. — La Judengasse. — La mère des quatre Rothschild. — La maison de Gœthe. — Rencontre avec Méphistophélès. — Lili et Bettina. — Visite au Rœmer.
Vers la fin du huitième siècle, par une belle et fraîche matinée de juin, un jeune garçon, sabotier de son état, pour le moment oiseleur par amour, avait étendu ses filets et fixé ses gluaux le long de la rive droite du Mein. En face de lui, de l’autre côté de la rivière, s’étendait cette immense forêt hercynienne dont la traversée, au dire de César, exigeait soixante journées de marche. Abrité derrière une roche, notre adolescent sifflait, pipait, imitant de son mieux le chant des oiseaux qu’il espérait attirer dans ses piéges, soit de la plaine, soit de la forêt. A sa blonde fiancée il avait promis de rapporter un rossignol, ou tout au moins un sansonnet. Mais rien ne répondait à ses appels. Il s’étonnait, il s’irritait de ce silence complet, continu, inaccoutumé, quand un léger gazouillis s’éleva des buissons de la plaine et des roseaux du fleuve. A ce gazouillis, des lisières de la forêt répondit le roucoulement des ramiers; notre oiseleur se frotta les mains; mais au chant des oiseaux venait de succéder un bruit sourd et profond, semblable à celui que fait le vent s’engouffrant dans les hautes futaies. Cependant pas une feuille ne bougeait aux arbres. Sous les buissons comme sous les roseaux, tout était redevenu muet, et, au lieu de rossignols et de sansonnets, des milliers d’oiseaux de proie volaient éperdus sur la cime des chênes et des sapins. Tout à coup, des hurlements, des vagissements, des bramements retentirent en cris de détresse.
Notre oiseleur-sabotier, chrétien depuis un an à peine, et non déshabitué de ses anciennes croyances, pensa que le dieu Thor, armé de sa lourde massue de fer, venait de se mettre en chasse. Il releva ses filets en toute hâte, et s’enfuit. Mais le jeune homme était curieux (je ne l’en blâme pas); parvenu au sommet d’une colline, il fit taire un instant sa frayeur et se retourna.
La vieille Hercynie, prise d’un haut-le-cœur, semblait vomir à la fois tout ce que dans ses vastes enceintes elle contenait de cerfs, de loups, de lynx, de sangliers, d’ours et de taureaux sauvages. Il put les voir, inoffensifs les uns envers les autres, ralliés par une terreur commune, errer pêle-mêle aux abords de la forêt. Les lièvres, les renards, les putois leur trottaient entre les jambes sans exciter leur colère ni même leur attention. Puis, tous rentraient sous les hauts taillis, pour en ressortir aussitôt en recommençant leur effroyable symphonie.
Plus expérimentée qu’eux, plus effrayée peut-être, une biche, au pelage fauve, l’œil inquiet, la narine ouverte, l’oreille au vent, au lieu de retourner sur ses pas, s’avança jusqu’aux bords du fleuve. Après l’avoir interrogé du bout de ses fuseaux, elle le franchit, non à la nage, mais à gué, car sur ce point existait un gué, qui non-seulement aida le pauvre animal à mettre les flots du Mein entre lui et le danger, mais, par voie d’imitation, rendit le même service à un grand nombre de personnages bien autrement importants.
Du haut de son éminence, l’oiseleur-sabotier, qui ne songeait plus guère alors ni aux rossignols ni aux sansonnets, ni peut-être à sa blonde fiancée, vit, à travers les branchages, apparaître une foule de figures plus hideuses encore que celles des ours et des sangliers. Il crut à une invasion de l’Olympe scandinave. Ses anciens dieux, par lui récemment désertés, venaient lui demander compte de son apostasie.
Ces dieux vengeurs n’étaient autres que de pauvres soldats francs mis en déroute par un ennemi supérieur en nombre, comme on disait déjà au huitième siècle. Avant de marcher au combat, dans la louable intention d’inspirer la terreur à leurs ennemis, ils s’étaient revêtus de la peau de toutes sortes de bêtes féroces, moyen qui leur avait peu réussi cette fois, et, serrés de près par un vainqueur acharné et impitoyable, ils prévoyaient tristement que le Mein allait leur servir à tous de tombeau, quand le passage de la biche au pelage fauve signala une voie de salut.
Ils franchirent le gué à leur tour, d’abord au nombre de cent, puis de mille, puis de dix mille. Et quand ils furent réunis en ordre dans la plaine, un homme haut de six pieds, qui semblait les dépasser par son autorité aussi bien que par sa taille, s’avança au milieu d’eux et tomba à genoux après avoir fait le signe de la croix, mouvement aussitôt imité par ses dix mille compagnons.
Le jeune oiseleur-sabotier, comprenant qu’il avait affaire à des chrétiens, descendit de sa colline, mais s’arrêta à mi-côte en voyant l’homme de six pieds agiter en l’air sa longue lance, l’implanter dans le sol d’une main vigoureuse, et adresser à ses soldats quelques mots dont ces derniers seuls parvinrent à son oreille.
«Franken-Furth!»
Cet homme de six pieds, c’était l’empereur Charlemagne.
Tombé dans une embuscade de Witikind, cerné par la double armée des Saxons et des Danois, il rendait grâce à Dieu de sa délivrance inespérée, et prenait devant lui l’engagement d’établir là une forteresse qui porterait le nom de Franken-Furth, le gué des Francs.
Nul ne paraissait plus songer à la biche au pelage fauve, et sans elle, cependant, c’en était fait du grand empire carlovingien, et même de la religion chrétienne en Allemagne.
Je sais bien que l’histoire est pleine de biches qui frayent ainsi la route devant des armées conquérantes ou fugitives, demandez à M. Michelet; mais la biche de Franken-Furth est une biche authentiquement historique.
Autour de la lance de Charlemagne s’était élevée la forteresse du Franken-Furth; autour de la forteresse, et sous sa protection, les maisons et les cabanes vinrent se grouper; plus tard, autour des maisons et des cabanes, des fortifications se dressèrent.
Ainsi naquit Francfort, le gué des Francs. Cette ville, née française, comme bien d’autres villes en deçà et au delà du Rhin, eut une croissance tellement rapide, que notre jeune oiseleur-sabotier y demeurait déjà avec sa femme dès leur second enfant. On le nommait Hans du Sansonnet, parce que devant sa porte se tenait dans sa cage un sansonnet très-intelligent, qui disait: Bonjour, monsieur (guten morgen, mein herr), à tous les passants, hommes ou femmes. A son neuvième enfant, Hans était un des notables de l’endroit. Alors, les sabotiers jouaient un rôle à Francfort, où tout le monde portait des sabots. Aujourd’hui, les banquiers et les libraires y ont le pas sur les sabotiers.
Francfort est une république non démocratique, une république sui generis, et Lycurgue y serait le très-mal venu. Le peuple s’y divise en deux classes. Dans la première sont les millionnaires; dans la seconde, ceux qui sont en train de le devenir. J’y ai parcouru la rue des Millionnaires, le boulevard des Millionnaires, promenade délicieuse, édifiée sur les ruines des anciennes fortifications de la ville. La Zeil est la rue où s’étalent les boutiques les plus splendides, les plus riches de Francfort; si ce n’est pas la rue des Millionnaires, c’est du moins celle des millions.
Je lui préfère cependant la Judengasse, la rue des Juifs, sa voisine, une rue de millionnaires encore, mais où les millions se cachent sous des haillons, et d’un petit air piteux semblent demander l’aumône. Autrefois c’était une longue rue noire, étroite, tortueuse; l’air et la lumière y pénétraient à peine; les logis, bas et serrés, semblables à des alvéoles dans une ruche d’abeilles, se pressaient poltronnement comme pour se prêter une assistance mutuelle. Là régnait l’activité de cette forte race indomptée, invincible, endurcie au martyre, qu’une loi stupide, en lui interdisant la propriété du sol et de tous biens immeubles, condamnait à accumuler des trésors et à les cacher; là, chaque maison était à la fois un magasin et une forteresse.
L’histoire seule de la Judengasse de Francfort, avec les pillages, les tortures, les meurtres dont elle a été témoin, serait l’histoire entière des Juifs au moyen âge et bien plus tard encore. Aujourd’hui, elle est plus large, plus aérée, malgré ses allures encore décrépites et chancelantes.
Ce qui me toucha à l’aspect de la Judengasse, c’est qu’elle dut sa transformation aux saintes vertus de la famille, à la religion du souvenir d’une part, à l’amour filial de l’autre. Les quatre Rothschild y sont nés, dans cette maison étroite et longue qui porte le no 153. Aussi puissants que des rois, quand ils habitaient des palais à Vienne, à Londres, à Paris, à Francfort, leur mère s’obstinait à rester dans cette bicoque, où elle avait fermé les yeux à son père, à son mari, où quatre fois elle était devenue mère. Ne pouvant vaincre cette humble et tenace résolution, n’osant même toucher à cette relique de bois et de moellons pour la solidifier ou l’embellir, sous peine de profanation, à la digne fille d’Israël ses fils donnèrent la seule chose qu’elle ne pût les empêcher de lui donner, de la lumière et de l’espace. Ils achetèrent une partie de la rue, firent abattre les constructions qui lui faisaient ombre, et trente maisons tombèrent et des sommes énormes furent dépensées pour régaler leur mère d’un rayon de soleil.
Voilà comment la Judengasse d’aujourd’hui n’est plus tout à fait semblable à celle d’autrefois.
On a assez exalté les vertus des pauvres gens, ma foi! il ne me déplaît pas d’avoir en passant à glorifier celles d’une famille de millionnaires, à laquelle, du reste, je m’engage à ne jamais faire un emprunt, engagement que bien des souverains n’oseraient prendre.
Tout voyageur en traversant un pays a sa visée qui lui est propre; le minéralogiste y cherche des roches et des cristallisations; le peintre, des tableaux. Hier, dans ce même compartiment du chemin de fer où nous étions installés l’un vis-à-vis de l’autre, la belle dame et moi, se trouvait un monsieur à la physionomie grave et méditatrice; je l’aurais pris pour un magistrat. Il paraissait connaître parfaitement le pays; en passant devant Manheim, je lui demandai ce qu’il y avait de curieux à voir dans cette ville:
«Un orchestre sans chef d’orchestre,» me répondit-il. A la station de Darmstadt, de lui-même il me renseigna:
«C’est ici que sous la direction de l’abbé Vogler se sont formés les illustres maîtres Weber et Meyerbeer.»
Évidemment, ce prétendu magistrat était un musicien. Quant à moi, poëte, botaniste et légendaire, j’avais trois visées différentes, et, à Francfort, toutes trois convergeaient à la fois vers une même individualité, le célèbre Wolfgang Gœthe, l’auteur de Werther, de Wilhem Meister, de Faust, de Goëtz de Berlichingen et du Roi des Aunes; tout le monde connaît Gœthe, Gœthe le classique, le romantique, l’olympien, le grec, le païen, le Protée; mais le grand poëte, le grand romancier était aussi un grand botaniste, ce dont ses nombreux biographes n’ont pas paru se douter.
En 1789, âgé de quarante ans alors, il publia la Métamorphose des plantes, ouvrage qui devait faire révolution dans la science. Pourtant, à l’époque de sa publication, les savants, à qui il s’adressait spécialement, n’y voulurent voir que l’œuvre d’un poëte et détournèrent les yeux; les lecteurs ordinaires du poëte, l’examinant sous son côté purement littéraire, se dirent tout bas que le grand Wolfgang baissait, et jetèrent le livre loin d’eux. En France, Laurent de Jussieu le ramassa; un demi-siècle plus tard, il servait de point de départ à la Morphologie végétale d’Auguste de Saint-Hilaire.
Voilà comment Gœthe m’attirait de trois points à la fois.
Levé de bon matin, je demandai au keller de l’hôtel de m’indiquer la maison de Gœthe. Il me conseilla d’aller plutôt voir celle de M. Bethmann le banquier, celle de M. Rothschild, ou une maison toute neuve qu’on venait de bâtir dans la Zeil; toutes trois, selon lui, bien plus belles que celle de M. Gœthe, déjà vieille et sentant mauvais, vu son voisinage du marché aux Herbes.
Je me rendis au marché aux Herbes, en décrivant une courbe du côté de la Zeil et de la rue des Juifs, et je m’arrêtai d’abord à la poste aux lettres. Brascassin s’était engagé à me donner des nouvelles d’Antoine et de l’Américain par le plus prochain convoi; à la poste, les bureaux étaient fermés; on me dit de repasser dans deux heures.
La maison de Gœthe, d’assez belle apparence, avec son rez-de-chaussée, ses deux étages et sa double mansarde, porte cette inscription sur un tableau de marbre blanc: Ici naquit Jean Wolfgang Gœthe, le 28 août 1749.
J’essayais de déchiffrer l’inscription, quand une voix, qui semblait sortir de dessous terre, me la traduisit littéralement en bon français. Je me retournai; je vis près de moi un petit homme boiteux, carré, trapu, appuyé sur une béquille; il portait un tablier de cuir, son teint était d’un rouge de brique, son œil noir brillait d’un éclat étrange, et ses sourcils, avec leurs deux pointes retroussées, se dessinaient sur son front comme un paraphe renversé. J’aurais pu le prendre pour Asmodée, le diable boiteux, si le lieu de la scène ne m’avait plutôt rappelé un autre diable, Méphistophélès.
Du bout de sa béquille il me montra en ricanant trois petites lyres sculptées dans l’encadrement de la porte, et sans que j’eusse en rien provoqué ses confidences:
«Les badauds de Francfort, me dit-il, répètent à qui veut l’entendre que le père futur de Wolfgang, prévoyant qu’un jour un grand poëte devait naître de lui, fit placer là comme emblème prophétique ces trois lyres surmontées d’une étoile. Ah! la bonne farce! monsieur, la bonne farce! La vérité est que le grand-père Gœthe, celui qui fit construire cette maison, était maréchal ferrant; le bonhomme ne rougissait pas du métier qui l’avait enrichi; il décora sa construction nouvelle de trois fers à cheval, comme armes parlantes. Pris de vanité lors de son mariage avec la fille du sénateur Textor, son petit-fils, le père futur de Wolfgang, avocat conseiller, rentrant chez lui avec sa femme, fut tout à coup saisi de honte à la vue de ces armes parlantes, qui lui rappelaient son origine plébéienne. Craignant les brocards du marché aux Herbes, lesquels brocards pouvaient même prendre la forme de trognons de choux, s’il faisait complétement disparaître l’enseigne de son grand-père le maréchal ferrant, à ses fers à cheval, l’avocat conseiller mit des cordes, et il en fit des lyres, sans songer le moins du monde à monsieur son fils, encore à naître; voilà la vérité, monsieur. Ah! la bonne farce! la bonne farce!»
Le trouvant si bien renseigné, je demandai à Méphistophélès si Gœthe n’avait pas composé quelqu’un de ses ouvrages dans cette maison.
«Werther! monsieur, Werther! l’histoire de ses premières amours.
—Vous vous trompez, lui dis-je; on m’a cité comme le héros vrai du roman un jeune homme portant le nom de Jérusalem, un juif sans doute.
—Ah! la bonne farce! encore un conte, monsieur, encore un conte! Lorsque Wolfgang étudiait le droit à Strasbourg, il fit la connaissance d’une belle Alsacienne, la fille aînée du pasteur Brion, une digne personne! chaque soir il allait la visiter au village de Sesenheim, où il la trouvait occupée à débarbouiller ses petits frères et ses petites sœurs; elle écoutait ses doléances tout en raccommodant leurs nippes, et en pensant à un autre beau garçon qu’elle allait épouser, car elle avait vingt-cinq ans, monsieur, et Wolfgang seize ou dix-sept au plus. Le beau galant pour une fille majeure! Il ne faillit pas moins la compromettre et troubler son ménage. De retour à Francfort, de ses désespoirs amoureux, il fit un livre; le livre fait, et sa passion étalée sur les pages, comme de la confiture sur des tartines de pain, l’Alsacienne ne figura plus que parmi ses œuvres, en un joli volume relié et doré sur tranche; son amour, c’est comme s’il l’avait inhumé de ses propres mains, après embaumement. Ah! la bonne farce! la bonne farce!»
Et Méphistophélès, pivotant sur sa béquille avec une gambade, fit entendre un petit rire chevrotant. Je tournai les yeux de son côté; il avait disparu.
D’où était sorti ce béquillard, à qui il ne manquait que des cornes pour avoir l’air d’un vrai diable, car du diable il avait l’esprit et la malice? J’appris d’un voisin que, d’origine française, il se nommait Brion, et n’était rien moins que le petit-neveu de la Charlotte de Werther. Je compris alors sa rancune contre MM. Gœthe, père et fils, en sa qualité de neveu et de quasi maréchal ferrant.
Je me présentai à la maison du poëte. La personne qui vint m’en ouvrir la porte, après une profonde révérence, m’invita à repasser dans deux heures, absolument comme à la poste restante. Partout j’étais en avance.
Gagnant une allée d’arbres, qui de la place du Marché s’étend jusqu’au théâtre, et au milieu de laquelle s’élève la statue de Gœthe, je me sentis enlever de terre par Faust Wolfgang et par Méphistophélès Brion. Je songeai à toutes ces touchantes Marguerite qui avaient aimé cet homme, comme son Faust, moins tourmenté d’amour que du désir de connaître. Je me rappelai les intéressantes conversations que j’avais eues à Paris dans ma petite maison de la rue Vendôme avec M. Henri Blaze et mon aimable et savant ami Sébastien Albin, l’un et l’autre si bien renseignés sur toutes les gloires de l’Allemagne. Gœthe n’était ni cruel ni insensible, mais il était le fanatique de l’art; à l’art il immolait tout. Ses sentiments, ses passions se transformaient en études philosophiques et littéraires. Il avait besoin d’aimer, mais son amour n’était que l’humble pourvoyeur de son génie; il aimait pour s’écouter souffrir et pour voir souffrir en face de lui; pour analyser dans une âme double ces tumultes, ces transitions subites de l’espérance au découragement, de la joie au désespoir. Semblable au sacrificateur antique, c’est dans le flanc de sa victime qu’il cherchait la vérité que le ciel lui dérobait.
J’en appelle à vous, ombres charmantes de Lili et de Bettina. Lili, jeune fille rieuse, jolie, adorable, appartenait à une des familles les plus millionnaires de Francfort. Elle et Wolfgang se virent, s’aimèrent, et celui-ci se laissa transporter par elle dans les plus hautes régions de l’extase amoureuse. Ses vers coulaient d’eux-mêmes pour Lili; elle lui donnait à la fois le sujet et l’inspiration. Le mot mariage fut prononcé; les millions résistèrent d’abord; puis, ils cédèrent. Ce fut alors la poésie qui recula. Le poëte craignit que les devoirs de la famille ne prissent une trop grande part de ses heures de travail, que son génie ne se délayât dans les joies vulgaires de la paternité et du bonheur domestique. Fidèle à l’art, à l’art seul, il se roidit contre ce bonheur que tout lui promettait, brisa le cœur de Lili, le sien propre, et redevint calme, froid, impassible, comme sa statue de bronze, qui se dressait là, sous mes yeux, une couronne de laurier à la main.
Ah! vraiment, monsieur de Gœthe, c’était payer la gloire plus qu’elle ne vaut!
Quant à Bettina Brentano, cette autre Francfortoise, encore enfant, éblouie par la réputation rayonnante du grand homme, elle prit pour de l’amour un mélange confus de sentiments exaltés éveillés pour lui dans son cœur. Elle avait seize ans, il en avait soixante, et il la laissa faire, et il réchauffa son âme de glace à ce joyeux soleil de printemps, toujours en vue de l’art et dans l’intérêt de ses études expérimentales sur le cœur humain.
Assis sur un banc de la place de Gœthe, dans l’allée de Gœthe, devant la statue de Gœthe, comme je me livrais à ces divagations rétrospectives dont je n’avais pu calculer la durée, l’horloge sonna. Avec terreur je comptai neuf coups, puis dix, puis douze, puis quatorze, puis seize!... j’aurais pu me croire dans une ville d’Italie.
On ne s’apitoie généralement pas assez sur le sort des voyageurs qui ont eu leur montre écrasée sous la roue d’une locomotive. Depuis ce fatal accident, il semblait que quelque chose en moi se fût détraqué; je manquais de prévoyance et de résolution; je n’étais plus apte à me rendre compte de mes instants. Dans mon ignorance de l’heure des repas, j’avais des appétits déréglés. Faute d’une montre, à Heidelberg, je me levais trop tard; faute d’une montre, aujourd’hui même, à Francfort, je m’étais levé trop tôt. J’avais déjà parcouru toute la ville, et il était huit heures du matin. Évidemment, les seize coups sonnés, deux horloges s’étaient cotisées pour me les fournir.
Avant l’ouverture de la poste aux lettres, j’avais encore une heure à dépenser. J’en eus bientôt trouvé l’emploi.
Francfort n’est pas seulement une ville libre, l’Académie des Muses et le trésor général de la librairie, ainsi que le disait déjà Henri Estienne dans son temps; si elle ne possède pas le privilége exclusif de faire des millionnaires, quoique république, elle eut seule autrefois celui de faire des empereurs; c’est à Francfort qu’ils étaient élus et couronnés, dans le vieux palais de Charlemagne, le Rœmer, aujourd’hui l’hôtel de ville.
En toute hâte je me dirigeai de ce côté.
D’un gothique modéré, entouré de diverses constructions historiques assez remarquables, le Rœmer, comme un paladin au milieu de ses écuyers et de ses pages, se présente avec un certain air de majesté aux regards du visiteur.
En sa qualité d’hôtel de ville, je pensai que l’entrée en était facile à toute heure; je me trompais; la porte était fermée, comme celle de la maison de Gœthe, comme celle du bureau de la poste aux lettres.
Un individu en blouse et en casquette de toile, lequel, selon toute apparence, quoique Francfortois, n’était pas encore venu à bout d’amasser son million, se promenait sur la place, fumant sa pipe, le nez en l’air et les bras croisés derrière le dos. Pour dissimuler mon désappointement, j’examinais les fines sculptures d’une jolie fontaine placée près du Rœmer, quand il vint s’y laver les mains, ce qui témoignait de ses bonnes habitudes. Je lui demandai s’il y avait moyen, pour un étranger, de se faire ouvrir cette porte close. Il ne me répondit qu’en ôtant sa pipe de sa bouche et en l’y remettant aussitôt; après quoi, d’un pas délibéré, il alla tirer une mince chaînette de fer, que je voyais et dont j’appréciais l’usage tout aussi bien que lui. Un son de cloche se fit entendre, la porte s’ouvrit, mais devant cette porte l’homme à la blouse se plaça et me tendit sa main encore mouillée. Dans cette main, je déposai, du bout des doigts, une petite pièce d’argent. Pouvais-je me montrer ingrat après le service signalé qu’il venait de me rendre?
Entré sous une voûte sombre, je m’arrête en entendant une voix me crier: «Qu’est-ce que foulez-fous?
—Je voudrais visiter la salle des Empereurs.
—Bas encore ouferte.»
Alors la voix prend un corps, ce corps passe sa tête par une lucarne; cette tête était surmontée d’un bonnet de coton, autant que j’en pus juger à travers l’obscurité de la voûte:
«On ne déranche bas les tames de si pon matin,» reprend la voix.
Malgré le bonnet de coton, malgré l’ampleur et la sonorité de l’organe, convaincu que j’ai affaire à une femme:
«Pardon, madame, lui dis-je, mais je suis étranger....
—Étrancher?
—Oui, madame, et devant bientôt reprendre le chemin de fer, le temps me presse.
—Alors, fous êtes bressé?
—Oui, madame.»
Je multipliais ainsi ce malencontreux qualificatif, quand au beau milieu de la figure placée sous le bonnet de coton, la vive lueur d’une pipe resplendit, découvrant à mon regard une barbe touffue, d’épais sourcils et de longues moustaches.
C’était le concierge du Rœmer.
Un instant après, il était près de moi; une toque à galons d’argent avait remplacé le bonnet de coton.
«Ce n’être bas moi que che chuis la tame,» me dit-il.
Je commençais à m’en douter.
Il poursuivit: «La tame qui faire foir le Kaisersaal n’être bas brête, mais meinherr être bressé....»
Et d’une voix vibrante il appela Ketha.
A ce nom, une petite fille, du type allemand le plus prononcé, ses longs cheveux blonds en désordre, et mordant à même dans une longue tartine de fromage à la pie, parut sortir soudainement de derrière un pilastre comme d’une boîte à surprise. Il la chargea du message auprès de la dame officielle, en ajoutant: «Tis lui que meinherr être étrancher, être bressé, et qu’il saura reconnaître....»
Il n’acheva pas la phrase, mais j’avais compris.
Pendant que Ketha s’acquittait de sa commission en continuant de mordre dans sa tartine, le concierge eut la complaisance de me faire parcourir quelques salles basses du rez-de-chaussée, destinées aux ventes publiques et parfaitement insignifiantes. Il me montra même, appendus à la muraille, le long d’un large escalier tournant, style Louis XIII, quelques tableaux médiocres, sans cadre, de divers genres, de diverses manières, et qu’il m’affirma être tous du célèbre Albert Durer.
Albert Durer a un culte à Francfort; pas une salle d’hôtel qui ne soit décorée de son portrait, et même du portrait de la maison où il est né, à Nuremberg.
J’examinais ainsi les parois du grand escalier, quand je vis Ketha, ou Catherine, du premier étage, me faisant signe de monter, tout en achevant sa tartine. Je pris aussitôt congé du concierge, en lui prouvant que je savais reconnaître....
Sur le palier du premier étage, je rejoignis la petite Ketha, en train alors de sauter à cloche-pied, en léchant ses doigts, sur lesquels le fromage à la pie avait laissé trace. Elle était seule, mais elle me fit comprendre par gestes que la dame officielle n’allait pas tarder à descendre. Elle eut de plus la complaisance de m’indiquer elle-même la porte du Kaisersaal, ou salle des Empereurs, placée justement devant nous, avec son titre inscrit en lettres majuscules et flamboyantes à vous crever les yeux. Après quoi elle essuya ses doigts à sa robe et prit tout à coup un petit air quémandeur. Avec elle aussi je sus reconnaître....
Mais de compte fait, c’était le troisième trinkgeld que me coûtait le Rœmer, et je n’y avais rien vu autre chose que des tableaux d’Albert Durer, qui ne sont pas de lui.
J’entendis alors un frôlement d’étoffes venir à moi du haut de l’escalier. C’était la dame cicérone, encore en peignoir, en coiffe de nuit. J’étais vraiment confus d’avoir, en me levant de si bon matin, jeté ainsi le désordre dans ce vieux palais des rois francs. Enfin, la porte du Kaisersaal s’ouvrit.
Chose étrange qui, ainsi que bien d’autres, tendrait à faire du hasard l’agent de la fatalité, l’architecte constructeur du Kaisersaal, pour la régularité de son œuvre, avait tracé, à partir de la voûte, trente-deux nervures symétriques, aboutissant par le bas à trente-deux encadrements, dont chacun devait renfermer le portrait en pied d’un empereur d’Allemagne, et quand, après des siècles, ces trente-deux cases ont été remplies, il n’y eut plus d’empire allemand. François II, beau-père de Napoléon, est mort simplement empereur d’Autriche, par le fait même de son illustre gendre.
De Conrad à François II, j’examinai rapidement les trente-deux personnages, désirant au plus tôt laisser à la dame la liberté d’achever sa toilette. Il ne me fallut pas moins reconnaître....
En me quittant, elle me recommanda de visiter les archives. Aux archives, je payai d’abord mon droit d’entrée, six kreutzers; j’eus alors l’autorisation d’examiner, à travers un vitrage, la célèbre Bulle d’or, «loi fondamentale de l’empire allemand.» On eut même la galanterie de m’offrir un petit papier, représentant, gravé, le sceau de ladite bulle. Au-dessous était une note explicative, en français pour les Français, en allemand pour les Allemands, et au bas de la note, ce mot expressif adressé aux Allemands comme aux Français: 12 kreutzers.
Un employé des archives me fit signe de le suivre. Je le suivis, pensant qu’il allait m’indiquer une porte de sortie; il me mena à la salle des Élections.
C’est là que se décidait jadis le sort des candidats à l’empire; c’est là que se tiennent aujourd’hui les séances de la Diète, et celles du sénat de Francfort. Pour le moment, on y faisait des réparations importantes; au lieu de sénateurs, je n’y vis que des maçons. Il ne m’en fallut pas moins reconnaître....
J’en avais assez, j’en avais trop de ces contributions successives. Craignant qu’il ne me restât quelque chose à visiter, je faussai brusquement compagnie à mon guide, m’orientant au plus vite vers l’escalier Louis XIII et la grande porte, alors ouverte à deux battants.
Cinq minutes après, je me présentais de nouveau à la poste restante. Une lettre de Brascassin m’y attendait.
X
Nouvelles d’Heidelberg. — Je sors de la ville avec Mme de X.... — Visite au vieux cimetière. — Chambre des morts. — L’Ariane de Danecker. — Comme quoi la Vénus de Milo n’est pas une Vénus. — Départ de Francfort.
Tout s’était bien passé à Heidelberg; le Van Reben s’était adouci; redevenu un gentleman, il avait demandé de mes nouvelles, et sans rugir.
Brascassin, qui paraissait le connaître à fond, ne le regardait pas moins comme un homme dangereux, d’une nature perverse. Il terminait en me remerciant d’avoir servi de protecteur à sa belle amie. «Par cet acte chevaleresque, insignifiant en apparence, m’écrivait-il, vous venez d’assurer la réussite de l’événement le plus important de ma vie.»
Tout en relisant sa lettre, en la commentant, je traversais la place de la Parade pour regagner l’hôtel, lorsqu’une exclamation se fit entendre près de moi. C’était Jean, poursuivant le cours de ses étonnements successifs; Jean me regardait avec des yeux démesurés et stupéfaits.
«Mais c’est bien monsieur!... monsieur est donc sorti... Je viens de me présenter chez monsieur; monsieur n’y était pas.
— Alors, d’où vient ton étonnement de me trouver dehors?»
Jean baissa les yeux, et de son air le plus puritain:
«Je croyais monsieur chez madame,» me répondit-il.
Je haussai les épaules et montai dans ma chambre pour y procéder à ma toilette du matin.
J’avais décidé de retourner à Heidelberg, de donner encore cette journée à Antoine pour l’achèvement de ses travaux sur les sept couleurs prismatiques, bien résolu, si ce temps ne lui suffisait pas, à continuer seul ma route vers Paris. Mais pouvais-je quitter Francfort sans prendre congé de Mme X...?
Ma barbe faite, je me présentai chez elle, et la trouvai en train de déjeuner.
Elle me força de déjeuner avec elle; un tête-à-tête complet; car la kellerinn chargée de son service n’apparaissait que pour disparaître aussitôt.
«Monsieur Canaple, me dit Mme de X.... avec le sourire le plus affable, vous voilà quitte de la corvée que M. Brascassin vous a imposée malgré moi, mais qui ne vous en vaudra pas moins ma gratitude, et mon amitié bien sincère. Je n’ai plus qu’une heure de route à faire, en plein jour! Je me sens assez brave pour me passer de cavalier.... Et vous, monsieur Canaple, reprit-elle, comptez-vous prolonger votre séjour à Francfort?
—Francfort n’a plus de secrets pour moi!» lui répondis-je. Quand je lui eus raconté les diverses stations de ma matinée:
«Mais vous n’avez rien vu, mon cher monsieur! rien, absolument rien! s’écria-t-elle; et me montrant une brochure jetée sur un fauteuil: N’avez-vous donc pas un Joanne, le guide infaillible pour tout Français qui met le pied en Allemagne? Eh bien, si vous le voulez, sous l’inspiration de Joanne, bien entendu, c’est moi qui serai votre guide, et, quoique je compte vous faire franchir les barrières de la ville et presque les frontières de la république, je ne vous demande pas plus de deux heures pour vous faire voir ce qu’elle peut offrir de plus intéressant. Nous serons de retour à temps pour prendre, vous, le chemin de fer de Francfort à Heidelberg, moi, celui de Francfort à Mayence.»
J’acceptai l’offre avec ravissement; une voiture était là, sur la place; en y montant: «Au vieux cimetière!» dit Mme de X.... au cocher.
Je ne devinais pas ce que nous pouvions aller chercher au vieux cimetière; mais j’avais accepté la gracieuse tutelle de ma jolie compagne; je me laissai conduire. Après avoir jeté un coup d’œil sur la porte d’Eschenheim, la seule qui soit restée du vieux Francfort, nous gagnâmes la campagne. Mme de X.... était devenue rêveuse. N’ayant pas assez de fatuité pour me croire la cause de cette rêverie subite, je lui demandai si le vieux cimetière ne renfermait pas quelqu’un de ses proches.
«Nullement, me répondit-elle, je n’y suis attirée que par une curiosité d’artiste; nous trouverons là des bas-reliefs de Thorwaldsen. Pour Thorwaldsen, on peut bien entreprendre un voyage de quinze minutes, n’est-il pas vrai?»
Je m’inclinai.
«D’ailleurs, reprit-elle, la vue d’un champ de repos n’a rien qui me déplaise. L’idée de la mort ne doit-elle pas forcément se mêler parfois à nos idées les plus riantes? Tenez, le voyage que j’entreprends aujourd’hui a pour but un mariage, un mariage que Dieu bénira, je l’espère; eh bien, ce qui m’attire avec non moins de force vers le pays où je me rends, c’est encore un cimetière!»
Et un nuage passa de nouveau sur son front.
Cette confidence de ses projets de mariage mise en regard avec le passage de la lettre où Brascassin me parlait de «l’événement le plus important de sa vie» ne me laissa plus de doute sur l’union près de se conclure. Lors de notre traversée de Schwetzingen à Francfort, déjà j’avais trouvé moyen d’interroger adroitement Mme de X.... sur la nature de ses sentiments à l’égard de Brascassin; comme Thérèse Ferrière dans une circonstance à peu près semblable, elle m’avait répondu par un éloge enthousiaste du personnage, me déclarant que pour lui elle se jetterait au feu. Ce diable de Brascassin jouissait donc du double privilége de se moquer impunément de tous les hommes et de se faire adorer de toutes les femmes? Pauvre Thérèse! quel avait été son rôle dans tout cela? Celui d’une rivale sacrifiée peut-être; peut-être dans un désespoir d’amour causé par Brascassin avait-elle consenti à se faire enlever par un autre? En fait de sentiments, les femmes ont parfois une si singulière logique! Cet autre, pourquoi ne serait-ce pas Van Reben, mon affreux Américain! De là le duel entre lui et Brascassin. Pauvre Thérèse! pauvre Thérèse!... Mais ce duel, il avait précédé l’enlèvement, et le Yankee vivait seul à Heidelberg....
Je me perdais au milieu de ces complications, lorsque nous arrivâmes au vieux cimetière.
L’homme qui vint nous aider à descendre de voiture, nous demanda s’il était dans notre intention de voir la chambre des morts.
A cette question, je frissonnai et regardai ma compagne. Après avoir ri de mon air quelque peu terrifié, elle tira son Joanne de sa poche et me lut le passage suivant: «Il faut se faire montrer la chambre des morts, créée dans le but de prévenir les inhumations précipitées qui mettent au cercueil la léthargie prise pour le trépas. C’est un corps de bâtiment dans lequel dix cellules, consacrées aux morts, sont disposées autour d’une petite salle habitée par un veilleur. On laisse le cadavre dans son cercueil, que l’on place sur un châssis de fer. Au-dessus de l’endroit où l’on pose le cercueil, pendent, attachés à des fils légers, dix dés de cuivre; on fait entrer dans ces dés les cinq doigts de chaque main du mort; au moindre mouvement qui fait remuer le fil, la sonnette avertit le veilleur, qu’un ingénieux mécanisme force de ne pas dormir, sous peine de perdre sa place. Chaque cellule est chauffée par un poêle et aérée par le haut.»
«Oh! que voilà une sage institution!» m’écriai-je. Moi, Parisien, moi, liseur assidu des journaux, à même de juger par leurs rapports véridiques, consignés aux faits divers, combien de malheureux sont quotidiennement enterrés vifs; moi qui ne redoute rien plus au monde que de me réveiller un beau jour entre quatre planches, avec six pieds de terre par-dessus la tête, pouvais-je trop admirer la prévoyance vraiment philanthropique de la république de Francfort? Pourquoi dans nos quatre-vingt-six départements chaque ville, chaque village n’ont-ils pas leur chambre des morts, avec leurs dix dés de cuivre, leur sonnette, leur poêle chauffé et leur veilleur! J’aurais demandé de plus un médecin, toujours sur place, toujours prêt à aider à l’œuvre de résurrection.
Mme de X.... devina quelle curiosité me poignait:
«La chambre des morts vous tente, me dit-elle; moi, je préfère Thorwaldsen,» et pressant le pas, elle franchit le péristyle de l’établissement pour entrer dans le vieux cimetière.
Je n’étais pas aussi décidé qu’elle paraissait le croire. Ma curiosité native me poussait en avant; une terreur secrète me retenait sur place. Je n’ai guère eu occasion de voir des morts qu’en peinture ou au théâtre; et ces derniers, à l’appel du public, ne manquent pas de se redresser sur leurs jambes pour le salut d’usage. Mais qui sait si je ne vais pas assister à une scène à peu près semblable? Peut-être vais-je avoir cette chance heureuse d’entendre tinter la sonnette macabre? Cependant j’hésitais encore; une jeune fille blonde et rose s’offrit pour me conduire. J’eus honte de reculer devant un spectacle qu’elle affrontait chaque jour. Je la suivis, le cœur troublé, les jambes quelque peu flageolantes.
Sur les dix cellules, trois avaient leur locataire, et les portes en étaient closes et strictement interdites au public. L’idée de les crocheter et de violer la consigne ne me vint pas un moment à l’esprit. Je visitai les autres, fort bien tenues et non chauffées; leur simple mobilier était exactement tel que Joanne l’a décrit. Je vis aussi le veilleur. Je m’attendais, d’après le programme, à le trouver assis sur un coussin rembourré de clous, la pointe en dehors, afin qu’il ne pût s’abandonner au sommeil. Étendu dans un bon fauteuil de cuir, il fumait sa pipe en confectionnant des couronnes funéraires de l’air le plus jovial du monde.
Pendant cinq minutes, et avec une vive émotion, j’examinai la fameuse sonnette; elle ne bougea pas.
La jeune fille rose me conduisit enfin dans une pièce toute meublée de fioles pharmaceutiques, de flacons remplis de vinaigres anglais et des essences les plus revivifiantes. Elle m’ouvrit des armoires pleines de couvertures de laine, de flanelles, de brosses à frictions; le tout au service des morts qui en rappellent, et dans un si parfait état d’entretien, qu’on eût pu les croire entièrement neufs. Au moment de prendre congé, après l’avoir remerciée selon le tarif:
«Mademoiselle, lui demandai-je, bon an mal an, combien de vos pensionnaires reviennent-ils à la vie?
—Jusqu’à présent, pas un, me répondit-elle.
—Comment, pas un! Mais je comprends; vous êtes bien jeune encore, et depuis peu dans l’emploi, sans doute?
—Monsieur, reprit-elle, depuis trente-quatre ans que cette chambre mortuaire a été établie à Francfort, mon grand-oncle et mon père y ont tour à tour exercé l’état de veilleur, et depuis trente-quatre ans la clochette ne s’y est fait entendre qu’une seule fois.
—Ah!... une fois du moins!
—Oui, monsieur; et la cause de cette sonnerie unique était une chauve-souris qui avait trouvé moyen de s’introduire par les corridors.»
Fiez-vous donc aux journaux!
En quittant la chambre des morts, je me sentis tout joyeux et vraiment enchanté de ma visite au vieux cimetière.
Avec Mme de X...., toujours sous sa direction, je visitai le musée Bethmann, le musée Stædel, la cathédrale, la Bourse et le pont du Mein.
Au pont du Mein, nous eûmes la représentation d’un Charlemagne en grès rouge, haut de douze pieds, et Mme de X.... rit beaucoup de ses mollets monstrueux. A la cathédrale, ce qui attira spécialement son attention, ce fut une boiserie ouvragée de la fin du treizième siècle, qu’elle déclara charmante, et que je trouvai affreuse; à la Bourse, cinq grandes dames de pierre figurent l’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique, l’Australie; en cinq minutes nous eûmes visité les cinq parties du monde; au musée Stædel, un buste d’Albert Durer et la reproduction en plâtre des portes du baptistère de Florence, attirèrent surtout son attention.
Je m’étais arrêté devant une statue de Gœthe, non en bronze cette fois et une couronne à la main, mais en plâtre, et les bras croisés derrière le dos, à la Napoléon. C’est une copie en diminutif de celle de Weimar. Mme de X.... l’examina un instant, trouva la face puissante: «Mais, dit-elle, on n’accusera pas celui-là d’être costumé à l’antique; on jurerait qu’il vient de se faire habiller dans une maison de confection.»
Évidemment, ma belle compagne, qu’à bon droit je soupçonnais déjà d’être artiste, devait s’occuper de sculpture. Comme mon musicien de la veille, comme moi-même, relativement à Gœthe, elle ne trouvait digne d’attention dans une ville que ce qui lui parlait de son art favori. Voilà pourquoi, selon elle, je n’avais encore rien vu à Francfort. Si j’avais pu conserver un doute sur la noble profession embrassée par Mme de X...., la conviction m’en serait venue au musée Bethmann.
Là se trouve la fameuse Ariane de Danecker, sorte de Vénus marmoréenne étendue, les jambes croisées, sur la panthère antique. La belle Ariane, abandonnée par Thésée, puis consolée par Bacchus, présente un sens symbolique facile à pénétrer. Tout porte à croire que cette auguste princesse, à la suite d’un désespoir d’amour, s’était jetée dans l’ivrognerie, et cette supposition ne la poétise guère, il faut en convenir.
Danecker, en artiste habile, s’est bien gardé de trop rappeler le symbole. Il a évité de même une grande difficulté par la pose horizontale de son sujet. Debout, si elle se fût tenue sur une ligne correctement verticale, elle n’appartenait plus à Bacchus, c’était une nymphe; appuyée sur un thyrse et l’Évohé aux lèvres, c’était une bacchante. Il n’a emprunté au divin Dionysius que sa panthère; cela suffisait. Du reste, Ariane n’est ici qu’une jolie veuve, nouvellement remariée et s’abandonnant tout entière au charme des secondes amours. S’il y a de l’ivresse dans sa physionomie et dans son attitude, il est permis du moins de l’attribuer à une autre cause qu’au jus de la grappe.
Tel fut le premier jugement que ma charmante compagne porta sur l’œuvre de Danecker. Ce jugement, sachant à qui j’avais affaire, je l’attendais avec impatience, afin d’y conformer le mien. Je laissai alors éclater mon admiration.
Grâce à un mécanisme ingénieux et à certains moyens d’optique, peu en usage dans nos musées, l’Ariane tourne lentement sur son socle, tandis que la masse de lumière tombant d’en haut, et tamisée à travers une étoffe rose, donne au marbre des teintes de chair et des reflets ondoyants; elle semble vivre et se mouvoir.
J’étais en extase, quand j’entendis Mme X.... murmurer:
«Théâtre! théâtre! tableaux vivants!... d’ailleurs exécution faible.»
Je cessai d’admirer, et ne sachant plus que faire de mon enthousiasme pour l’Ariane, je le reportai sur une Vénus de Milo, qui se trouvait là avec ses deux bras tronqués. Voulant faire preuve de mes connaissances anecdotiques en fait d’art:
«On prétend que Danecker a joué près de son Ariane le rôle de Pygmalion, dis-je; mais on avait dit de même de l’auteur de cette adorable Vénus....
—Oh! pour celle-là, je doute fort de l’amour qu’elle a pu inspirer, me répliqua Mme de X.... D’abord, la soi-disant Vénus de Milo n’est autre qu’une Diane, et les Dianes, ajouta-t-elle en souriant, savent se faire respecter.»
J’étais resté ébahi devant ce paradoxe sculptural.
«Quoi! la Vénus de Milo n’est pas une Vénus?
—Non!»
Ma belle artiste se rapprocha d’un plâtre représentant le personnage en litige; elle me fit examiner ses membres inférieurs; l’accentuation des muscles grand couturier, fascia lata, droit interne, etc., attestant des habitudes de marche et de course; le pied magnifiquement modelé, mais n’accusant en rien les délicatesses métatarsiennes d’un pied de Vénus. Dans le moignon même des bras qui manquent, certains renflements du biceps, du deltoïde, du caraco-brachial, et d’autres muscles dont il m’a été impossible de retenir les noms barbares, indiquaient que de ces bras l’un tenait encore l’arc, et que l’autre venait de lancer la flèche. Le fléchissement interne du genou droit, qui s’arc-boute en point d’appui; l’attitude de la tête, grave et attentive, suivant de l’œil le vol du trait ou l’élan du gibier; la vigueur du cou et de ses attaches, l’opulence du buste et de la partie lombaire, qui eût fait éclater l’étroite ceinture de Vénus, tout, selon elle, concourait à prouver que cette merveille de l’art antique ne s’était jusqu’alors produite dans le monde que sous un pseudonyme, et que les vrais connaisseurs ne devaient y voir qu’une Diane chasseresse.
Pendant cette savante démonstration: «Heureux Brascassin, me disais-je, non-seulement il va donner son nom à une femme charmante, mais à une grande artiste, laquelle sait l’anatomie du corps humain sur le bout de son doigt. Il est prédestiné du ciel, celui-là qui peut unir son sort à celui d’une femme à la fois aimable et instructive! Voilà la compagne qui m’aurait convenu! Pourquoi faut-il que Brascassin...?»
Au milieu de ces aspirations matrimoniales, Mme de X.... m’interrompit par cette simple question:
«Quelle heure est-il, monsieur Canaple? Regardez à votre montre, je vous prie.»
Au lieu de l’heure, je lui dis l’histoire de mon chronomètre; elle rit, et nous regagnâmes la place de la Parade.
Le moment de la séparation était venu. Après avoir secoué le vieux sac de mes idées galantes sans en pouvoir rien tirer de bon, je saluai Mme de X.... en lui balbutiant quelques paroles de regret de me séparer d’elle si vite; elle me tendit la main, et le cœur un peu remué, répétant en moi-même: «Heureux Brascassin!» je me dirigeai vers le chemin de fer de Francfort à Heidelberg, tandis qu’elle se disposait à rejoindre celui de Francfort à Mayence.