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Le chemin des écoliers: Promenade de Paris à Marly-le-Roy, en suivant les bords du Rhin

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CINQUIÈME PARTIE.


I

Nouveau crochet dans mon itinéraire. — Mayence. — Gutenberg, Guillaume Tell et leurs collaborateurs. — Le camp des filles et le camp des garçons. — Découverte archéologique. — Une bouteille de petit vin. — Bateau à vapeur.

Depuis huit jours j’ai quitté Francfort, depuis huit jours j’ai retrouvé ma vie habituelle; je vis à la campagne, à huis clos il est vrai, mais j’ai des fleurs sous les yeux, leurs parfums montent jusqu’à moi; des coteaux chargés de vignes m’entourent, un beau fleuve se promène à distance sous mon regard; cependant ce beau fleuve, ce n’est pas la Seine; ces vignobles ne produisent pas l’excellent petit vin dont Louis XII et Henri IV estimaient tant la piquante saveur; ces fleurs, ces parfums, ne sont pas un produit de mon jardin; je ne suis pas à Marly, je ne suis pas même en France! Qui le croirait, depuis toute une semaine je vis dans les États et sous la protection de Sa Majesté le roi de Prusse, banlieue de Coblentz, bords du Rhin!

De ce crochet inattendu qui, de nouveau, vient de fausser mon itinéraire, je ne suis pas responsable cette fois. Une maladresse de Jean en est cause; cette maladresse, il a failli la payer de sa vie. Mon pauvre vieux Jean! quelle peur il m’a faite! Dieu soit loué, le danger est passé; le médecin est content. Depuis deux jours, ses hallucinations ont cessé; moi-même, je lui ai fait prendre son premier potage, et il m’a reconnu; il a baisé ma main en m’appelant son jeune maître. Voilà une semaine entière que je remplis auprès de lui mes humbles fonctions de garde-malade; aujourd’hui encore, c’est au pied de son lit que, voyageur stationnaire, je reprends le cours de ma relation, à partir de Francfort.

Avant de faire mes adieux à la belle et savante Mme de X..., j’avais ordonné à Jean de porter à l’embarcadère du chemin de fer nos bagages, c’est-à-dire sa petite malle, dans laquelle j’avais introduit mon album, les plantes recueillies par moi à Bade et dans la forêt Noire, et quelques-unes de mes nouvelles acquisitions.

Je gagnais donc seul la porte du Taunus pour le rejoindre; en traversant l’interminable place du Marché, je jette un regard dans une boutique remplie de toutes sortes d’objets, de tablettes de chocolat, de peignes, de verres de Bohême; mais ce que j’y vois de plus curieux, ce que certes je ne m’attendais guère à y rencontrer, c’est Jean. Tranquillement assis au fond du magasin, il examinait avec une grande attention des rats de cave dorés dont les longues bougies, habilement repliées sur elles-mêmes, figuraient des sphères, des cubes, même des vases, avec leurs anses et leurs piédouches. C’était là, je n’en doute pas, un cadeau destiné à Madeleine.

Son emplette faite, quand il me trouve devant lui sur le seuil du magasin, il s’étonne, lève ses bras au ciel selon sa manière accoutumée, et me suit; mais à notre arrivée à l’embarcadère je m’aperçois qu’il m’a suivi les bras ballants:

«Malheureux! et notre malle? Tu l’auras oubliée dans cette boutique!

—Que monsieur reste paisible, me répond-il, en accompagnant ses paroles d’un geste et d’un sourire des plus rassurants; sur ma route, j’ai rencontré le garçon de l’hôtel; il transportait commodément, dans une bonne brouette, les bagages de madame, et puisque monsieur voyage avec madame...»

Il n’acheva pas. O mon vieux Jean, ô mon bon et fidèle serviteur, qu’avec plaisir je t’aurais étranglé! Voilà probablement ce qu’il lut dans mon regard; car, interrompant tout à coup sa phrase, il retomba dans une de ces attitudes ébahies plus grotesques qu’académiques. Sans lui donner le temps de s’y fixer, je lui ordonnai de courir sur-le-champ à l’embarcadère de Mayence, et d’en rapporter la malle.

Le train de Francfort pour Heidelberg se mettait en route lorsqu’il revint, les bras toujours ballants. Il n’avait rien pu trouver, ni la malle, ni le garçon de l’hôtel. Je retournai avec lui à l’autre embarcadère. Enfin, pour être bref, je revis là Mme de X... Se rappelant que j’étais venu de Paris par la route de Strasbourg, de Carlsruhe et d’Heidelberg, elle s’étonna que je n’eusse pas songé à y retourner par Mayence et les bords du Rhin. En la regardant, je me laissai facilement convaincre; une fois encore, je voyageai près d’elle, causant beaux-arts, littérature, et un peu anatomie. Au bout d’une heure, nous arrivions à Castel, qu’un pont jeté sur le Rhin sépare seul de Mayence, et où elle devait s’arrêter quelques jours chez des amis.

En la quittant, je répétai de nouveau: «Heureux Brascassin!»

Voilà comment, par suite de la maladresse de mon vieux Jean, je pris la route de Prusse au lieu de celle de France. Je dirai bientôt par où il en fut puni. Arrêtons-nous d’abord à Mayence, où je débutai par dîner à table d’hôte, et où il me fallut forcément achever ma journée, le bateau à vapeur ne devant se mettre en route que le lendemain, à onze heures du matin.

Pour ceux qui ont horreur de la ligne droite, Mayence est un séjour incomparable. Après mon dîner, j’y entrepris une petite promenade au hasard; les rues à travers lesquelles je m’engageai, étroites, tortueuses, tronquées, sont décorées à leurs encoignures d’images de vierges et de saints; on dirait d’une ville du moyen âge; l’aspect triste et sombre des habitations, le grand nombre d’églises et de chapelles qu’on y rencontre, et les immondices entassées le long des murs aident encore à l’illusion. Par droit légitime et reconnu, la ville appartient au duc de Hesse-Darmstadt; mais en sa qualité de place forte, par droit confédératif, elle est de fait occupée par les Autrichiens et les Prussiens, qui s’y font quotidiennement la guerre entre eux, en choisissant des cabarets pour champ de bataille. Aussi le duc s’est-il bien gardé d’y établir sa résidence. Je suis porté à le croire homme de bon sens et de bon goût.

Mayence ayant été sous le premier empire chef-lieu du département du Mont-Tonnerre, il n’est pas rare d’y rencontrer, même parmi le peuple, des gens parlant français. Je traversais une de ses ruelles; un charbonnier, courbé sous son sac, et devant lequel je m’effaçai contre le mur pour lui livrer passage, me salua par un: Merci, monsieur. Je mis à profit ce commencement de conversation pour lui demander ce qu’il y avait à voir à Mayence.

Il fit un quart de conversion, s’arrêta et me répondit: «Il y a à voir les casernes, la fabrique d’armes, la forteresse, la poudrière, l’arsenal, le parc d’artillerie, l’hôpital militaire et la prison militaire; mais on ne voit rien de tout ça sans une permission du gouverneur, qui ne l’accorde jamais.»

A mon tour, je le remerciai par un: Merci, monsieur, très-accentué.

Sous ce sac de charbon il devait y avoir un homme d’esprit, un homme déclassé, comme nous disons à Paris.

Néanmoins, toujours marchant au hasard, la lumière se faisant sur ma droite, j’eus la chance de me trouver face à face avec la statue de Gutenberg, l’illustre associé de Faust et de Schœffer dans la découverte de l’imprimerie. C’est de toute justice que Gutenberg soit honoré dans sa ville natale; mais j’avais déjà rencontré sa statue à Strasbourg, même à Francfort. Nulle part je n’ai entendu parler d’un monument élevé à Schœffer ou à Faust.

C’est à dégoûter de la collaboration.

Je me rappelle une autre iniquité de ce genre, plus criante encore. Au Rutli, trois hommes de cette même grande race allemande, Valter Fürst, Melchthal et Stauffacher, collaborent ensemble en faveur de la liberté de la Suisse. Consultez l’histoire, la légende, les musées, les enseignes de cabaret et le grand Opéra; qui a bénéficié de leur triomphe? Guillaume Tell, personnage plus qu’hyberbolique.

Cependant, je me trompe sur un point, le Faust, créateur de l’imprimerie, eut sa récompense, son monument. Après qu’il eut figuré sur tous les théâtres de marionnettes d’Allemagne et d’Angleterre, en compagnie de Satanas, Gœthe en fit le héros de son célèbre drame, plus fastidieux encore que philosophique. Il nous le représenta comme un favori de la science, reniant Dieu, la vertu, l’humanité, et vendant son âme au diable au prix de quelques années de jouissances matérielles.

De quoi vous plaindriez-vous maintenant, maître Faust? Persécuté de votre vivant, vous voilà après votre mort déclaré vassal de l’enfer, et cela par Wolfgang, qui ne devint grand et célèbre que grâce à votre ingénieuse invention!

Tout en rêvassant, après avoir tourné encore sur ma droite, j’aperçus un haut clocher hexagone, surmontant une église, puis deux églises, puis trois églises, lesquelles, réunies, forment la cathédrale de Mayence.

J’y entrai.

Sa principale décoration consiste en tombeaux d’archevêques. Ils tapissent les murs des chapelles, les piliers de la nef; les abords du maître autel en sont pavés. Au milieu des tombeaux de ces hauts et puissants seigneurs ecclésiastiques, dont autrefois le pays reconnaissait l’autorité temporelle, pourquoi ma pensée, au lieu de s’assombrir, s’arrêta-t-elle exclusivement sur la coiffure de quelques femmes agenouillées çà et là, ou se tenant par groupes à l’entrée du chœur? Un léger mouchoir de fil ou de soie, jeté flottant sur leur tête et dont les extrémités retombent aux quatre points cardinaux de leur personne, voilà de quoi se composent ces coiffures qui, certes, ne présentent d’extraordinaire que leur simplicité même. Cette simplicité, contrastant avec le luxe de toutes ces tombes archiépiscopales, me rappela une petite historiette assez curieuse, contée devant moi, une heure auparavant, à la table d’hôte.

Vers 1780, un archevêque de Mayence, usant de son droit de souveraineté pour prévenir l’invasion des mauvaises mœurs, avait décrété que tout séducteur serait légalement forcé d’épouser sa victime. Quoi de plus sage, quoi de plus juste qu’une pareille loi? Notre bon archevêque cependant en prévoyait peu les conséquences.

Un mois plus tard, invoquant l’arrêt précité, une servante d’auberge devenait la femme légitime d’un galant magistrat, lequel l’avait fait tomber en faute.

Peut-être n’avait-il pas encore eu le temps de bien étudier la loi nouvelle.

A partir de ce moment, toutes les filles de Mayence, les filles sans dot, les filles majeures et montant en graine, les filles déjà compromises, les laiderons, les petites ouvrières ambitieuses, se mirent sous les armes. Le luxe envahit toute la population féminine de la cité; pas une bourgeoise de troisième ordre, pas une servante qui ne portât dentelles et broderies, avec fleurs, paillon, velours, broches et flèches d’or ou d’argent sur leur chignon. Une chasse générale était organisée contre les fils de famille, contre tout possesseur d’une rente, d’une boutique, d’une maison, ou même d’un mince emploi passablement rétribué. Plusieurs honnêtes citoyens donnèrent dans le piége; les demoiselles à marier couraient les yeux fermés au-devant d’une défaite que la législation transformait en victoire. La panique prit aux hommes. Par un revirement bizarre, la pudeur, le sentiment de la résistance, passèrent du camp des filles dans celui des garçons. Parmi ceux-ci quelques-uns s’imaginèrent de diriger leurs batteries du côté des femmes mariées; de là bruit et scandales publics.

O philanthropes irréfléchis, songez à ce bon archevêque de Mayence!

Monseigneur, reconnaissant combien cette loi, si équitable, si morale en apparence, entraînait de désordres à sa suite, la supprima, laissant aux filles le soin de se défendre elles-mêmes. Il la remplaça par un édit somptuaire, interdisant, excepté aux grandes dames et aux bonnes bourgeoises, les excès de toilette.

C’est depuis cet édit somptuaire que les femmes du peuple à Mayence portent sur la tête ces mouchoirs flottants, devenus de mode aujourd’hui.

J’avais inspecté tout ce que la ville renferme de curieux, à l’exception de la forteresse et de la poudrière; mais comme la poudrière avait fait sauter la forteresse, je crus devoir me dispenser de cette double visite. D’ailleurs, tous ces engins de guerre, les parcs d’artillerie, les arsenaux, même la vue des casernes, des prisons et des hôpitaux militaires, ne me charment que médiocrement.

Pliant déjà sous le poids de mes courses opérées dans la matinée à Francfort, je rentrai à l’hôtel; dans la rue du Rhin, sur le mur même formant rempart, une inscription en lettres romaines, en style lapidaire, me sauta aux yeux. Je n’aurais pas été fâché d’égayer la relation de mon voyage par un peu d’archéologie; je la recueillis donc précieusement, projetant de consulter sur sa date et sur l’importance de sa signification le savant M. Beulé. Cette inscription, la voici avec son texte exact:

pro
CeLerI MerCAtUræ
eXPeDITIone

Quant à moi, je serais disposé à lui donner cette interprétation vulgaire: Roulage a grande vitesse; j’espère que M. Beulé saura y trouver une version plus romaine, plus digne de la haute antiquité que je lui présume. En tout cas, il aura à me rendre compte de la valeur mystérieuse de ces lettres majuscules intercalées dans la phrase latine. J’y ai vainement cherché un sens ou une date; mais c’est son métier de trouver et non le mien; il a bien trouvé l’acropole d’Athènes, et peut-être aujourd’hui celle de Carthage.

Sur cette même place, je devais recueillir autre chose qu’une inscription, un béotisme de Jean. Je le vis passer une lettre à la main, se dirigeant vers la poste.

«A qui viens-tu d’écrire? lui demandai-je.

—A Madeleine, me répondit-il; elle présente ses respects à monsieur.»

Il y a vraiment une curieuse étude métaphysique à faire sur mon vieux Jean, sur le vagabondage de sa pensée, sur cette solution de continuité entre son idée première et celle qui la suit. Jean n’est pas plus sot qu’un autre; il est plus distrait, il se transporte, il possède le don d’ubiquité plus facilement qu’un autre, voilà tout. Une demi-heure n’était pas écoulée qu’il me régalait d’un nouveau béotisme du même genre.

Je me disposais à me coucher, quoiqu’il fît grand jour encore.

De retour de la poste: «Si monsieur n’a plus besoin de mes services, me dit Jean, je serais bien aise d’aller faire un tour au prêche.

—Comment, au prêche? m’écriai-je; es-tu donc devenu protestant?

—Oh! je ne suis point un idolâtre, monsieur le sait bien; mais je désire pouvoir raconter à Madeleine comment ces gens-là prient le bon Dieu.

—Va pour le prêche! lui dis-je; je serais désolé de priver Madeleine d’un pareil récit.»

Il commença par tourner dix fois dans ma chambre, en répétant à voix basse:

«Je vais au prêche! je vais au prêche!» Puis, au moment de sortir, il reprit: «Si monsieur a des ordres à me donner, monsieur me sonnera.»

Et il ferma la porte sur lui.

Évidemment, en prononçant ces derniers mots, Jean n’était plus à Mayence, dans une chambre d’auberge; il était à Paris, dans ma chambre à coucher; il n’allait plus au prêche, il allait rejoindre Madeleine dans sa cuisine.

A quoi employai-je ma matinée du lendemain? Ah! je me rappelle.... Je pris une voiture et me fis d’abord conduire à Castel, que je n’avais pas eu le temps de bien voir la veille; je traversai de nouveau cet immense pont, en partie mobile, jeté sur le fleuve. En cet endroit, le Rhin n’a pas moins de quatre cent soixante-quinze mètres de largeur. Je parcourus toutes les rues du village le nez en l’air. C’était folie à moi. Les belles dames ne se mettent pas à leur fenêtre de si bon matin.... Oui, pourquoi ne l’avouerais-je pas? Dans l’espérance de la revoir, ma savante compagne de voyage, ma gracieuse apparition de l’observatoire de Gespell, j’étais retourné là où je l’avais laissée à notre descente du chemin de fer. En étais-je donc sérieusement épris? Un pareil mot ne convient ni à mon âge ni à mon caractère; mais les plaisirs de la vue, l’admiration que nous cause un charmant visage, sont-ils des jouissances à dédaigner? On retourne voir un tableau, une vierge gracieuse de Raphaël, une des beautés robustes de Rubens; les femmes en peinture posséderaient-elles seules le privilége de nous rappeler à elles? On entend deux fois, dix fois, avec un charme de plus en plus vif une partition de Mozart ou de Rossini; pourquoi une conversation tour à tour grave et enjouée nous plairait-elle moins? La parole n’a-t-elle pas son harmonie aussi bien que le chant? D’ailleurs, ma pensée, teintée de noir par le contact de cette Mayence guerrière et ténébreuse, avait besoin de secouer ses ailes au soleil de la France, et pour moi, Mme de X.... résumait en elle la splendide image de la patrie absente. Jamais, depuis ma sortie de France, voix plus française n’avait vibré à mon oreille; Thérèse possédait une voix expressive, mais non une voix de Paris; la sienne se trouvait quelque peu faussée par des intonations de province, ou plutôt belges.... Allons, vieux fou, tu commences à devenir aussi bête que Jean; laisse là Thérèse et Mme de X..., qui ne songent plus guère à toi, et achève ta promenade solitaire du matin.

Ignorant complétement le pays et ne pouvant me renseigner auprès du cocher, qui ne savait pas un mot de français, je dus me laisser aller à sa guise. Nous suivîmes une route ouverte entre des coteaux chargés de vignes; à notre droite, se montrait le bourg de Kostheim, avec ses riches cultures, ses vallées ravissantes, traversées par un ruisseau. Mon cocher, après m’avoir fait signe de le suivre, se mit à gravir une colline, du sommet de laquelle je pus jouir de la vue du confluent du Rhin et du Mein. Je remontai ensuite en voiture pour arriver vingt minutes après à Hocheim, village situé en plein vignoble, et où le cheval, cette fois, s’arrêta de lui-même devant une petite auberge de médiocre apparence. Dans des circonstances identiques, il avait, je le suppose, pour habitude de se reposer là et même d’y déjeuner: car, au léger hennissement qu’il fit entendre, un garçon accourut et lui servit sur place un demi-picotin d’avoine; le cocher tira de sa voiture un morceau de pain et de fromage. Pourquoi n’aurais-je pas suivi leur exemple? Le pays me plaisait, l’air vif du matin me mettait en appétit; c’était un moyen comme un autre d’utiliser le temps de la halte. Je demandai des œufs et une bouteille de vin du pays.

«Vin vieux? me dit la fille de service en bon français.

—De votre meilleur, parbleu!»

Les œufs étaient frais, et le petit vin me parut vraiment fort agréable. Après en avoir bu un verre, j’en offris au cocher; j’en aurais offert au cheval s’il avait été d’humeur à l’accepter; puis, lorsque tous trois nous eûmes achevé notre déjeuner, tirant un florin de ma poche, je le présentai à la fille, qui de son côté me présenta la carte à payer. Le total se montait à 5 florins (10 francs 75 centimes de notre monnaie)! En voilà le détail appréciable:

Trois œufs à la coque » fr. 30 c.
Vin Dom Déchan, année 1842, une bouteille 10   45  
Total 10 fr. 75 c.

Et on ne m’avait compté ni le pain ni le sel, d’après les usages de la vieille hospitalité allemande!

Devant ce total j’étais resté frappé d’immobilité, dans un de ces étonnements cataleptiques que je semblais avoir emprunté à mon vieux Jean. Enfin, je payai, en ajoutant au total le pourboire de la fille. Avis aux voyageurs qui s’aventurent à goûter les petits vins du pays. Le vin de Hocheim rivalise avec le Steinberg-Cabinet, même avec le Johannisberg, et se vend communément mille florins la pièce.

Plus riche de cette connaissance nouvelle, acquise au prix de dix francs soixante-quinze centimes, je rentrai à Mayence. Une heure après, je montais sur le bateau à vapeur.

Loin, bien loin de moi la pensée de redire après MM. Victor Hugo et Alexandre Dumas, ces grands navigateurs du Rhin, les légendes historiques ou traditionnelles dont ses bords sont parsemés; de ce côté, garder un silence respectueux est tout à la fois de mon devoir et de mon intérêt. Cependant, peut-être ai-je trouvé une autre piste non moins curieuse à suivre. Mais nous ne sommes pas encore arrivés à Coblentz, en Prusse, malgré ces uniformes prussiens qui, penchés sur les parapets du quai, assistent à notre départ. De ce quai, un homme en paletot du matin m’envoya, de la tête et de la main, des signes de bon voyage, signes affectueux que je m’empressai de lui rendre avec usure, jusqu’à ce qu’il portât la main à ses lèvres. Je m’aperçus seulement alors que toute cette affectueuse télégraphie n’était adressée à nul autre qu’à une jeune dame placée derrière moi.... Rouge de honte, je m’esquivai derrière le tambour des roues. Tout à coup, la machine s’ébranle, le pont frémit sous mes pieds, le rivage mayençais recule devant nous, le bateau gagne le large, mes yeux se troublent, ma poitrine se gonfle, je chancelle.... Pour la première fois de ma vie j’entreprends un voyage à grandes eaux!... Gare au mal de mer!


II

Notes prises sur le bateau a vapeur. — Bingen, Oberwesel, etc. — Lorelei. — Histoire de l’Anglais phénoménal et de ses vingt femmes. — Origine d’un conte de Perrault. — Grave accident. — La maison du docteur Rosahl. — Une apparition inattendue. — Comme quoi le mariage est un tourment plus encore pour les garçons que pour les gens mariés.

A ma gauche, des rivages aplatis se perdent dans des plaines souvent masquées par une multitude d’îles marécageuses. J’ignore si ces îles appartiennent au grand-duc de Hesse, au prince de Nassau ou au roi de Prusse. Pour le moment, des hérons en sont les seuls occupants. Ceux-ci, quoique doués de la vie, à ce qu’on assure, debout sur une patte, immobiles, imitent avec une exactitude presque servile les allures engourdies, l’air digne et circonspect de leurs confrères empaillés, les seuls de ces grands échassiers que j’eusse été à même d’observer jusqu’alors.

La rive droite est plus accidentée. Des chaînes de collines, parsemées de villages, s’étagent le long du fleuve; on dirait ces villages copiés tous sur un modèle unique; il semble que c’est toujours le même, qui, plus alerte que les hérons, se déplace et se retrouve sans cesse devant vous. Les collines y sont presque nues; une terre avare en recouvre à peine le fond rocheux. C’est là cependant que se trouvent ces glorieux vignobles du Rudesheim, du Markobrunner, du Steinberg, du Johannisberg; au mois de mai Bacchus sommeille encore; pour le moment, le pampre apparaît moins que la roche; sous la surveillance des propriétaires et des maîtres vignerons, qui ne les aident guère que du regard, de pauvres femmes sont en train d’échalasser ce tuf rebelle à leurs efforts. Dans certains villages, du côté d’Ingelheim, rive gauche, les femmes seules cultivent la vigne et fabriquent le vin; les hommes le boivent. C’est ce qu’on appelle la division du travail.


Depuis deux heures déjà nous voguons, non à pleines voiles, mais à pleine vapeur; le trouble de ma tête s’est dissipé; je commence à avoir le pied marin; j’examine avec calme, sans parti pris d’enthousiasme ou de dénigrement, et, je le déclare, ce voyage, tant vanté, sur le Rhin, dans le Rheingau, me paraît d’une monotonie désespérante. J’ai entendu parler des bords de la Seine, d’Yvetot à Honfleur, de ceux de la Loire, des Ponts-de-Cé à Nantes: était-ce la peine de venir en Prusse, de changer, d’allonger ma route?... Silence, profane! Le soleil, jusqu’alors voilé et comme enveloppé dans ses courtines, vient de se réveiller en sursaut; il s’élance de son lit, il éclate, il embrase; quelque chose de grand se prépare; le soleil sait ce qu’il fait.


Nous venons de tourner Bingen, où le Rhin forme un coude, comme refoulé par la Nahe, qui y débouche. A partir de là, les collines se transforment en montagnes, les montagnes se couronnent de ruines, castels et châteaux forts démantelés, tanières vides de ces hommes de proie, de ces anciens graffs, margraves, rheingraves, burgraves, seigneurs-brigands, dont chacun étendait sa longue épée en travers du Rhin pour prélever son droit de passage. Tout s’anime, grandit et prend des proportions sublimes. Les villages de la côte sont eux-mêmes plus variés, plus pittoresques; le fleuve, resserré entre ses rives, entravé par les rocs saillis du fond de ses eaux, lutte contre eux, se débat, se gonfle, mugit; il cesse de paraître une immense lagune à la surface endormie, au fond vaseux, pour revêtir tout à coup un aspect torrentueux et redoutable.

J’étais tombé dans l’extase. Immobile comme un héron, me tenant sur mes deux jambes cependant, et m’appuyant même d’une main à la balustrade du bateau, je vis ainsi, tour à tour, passer sous mes yeux, Bacharach, avec ses roches volcaniques, ses ruines celtiques et ses ruines romaines; le château de Pfaltz, insolemment planté au milieu du fleuve. C’était là qu’autrefois venaient faire leurs couches les princesses palatines, bien assurées alors contre toute visite importune ou inattendue. Le château de Pfaltz était le plus clairvoyant en fait de contrebande, le plus difficile à franchir sans droit de passe, des trente-deux bureaux de péage bastionnés qui s’imposaient aux bateaux de commerce, aux trains de bois de la forêt Noire, comme aux simples barques de pêche.

Plus loin, dominés par le vieux château de Schœnberg, s’élèvent les tours et les clochers d’Oberwesel, petite ville aux merveilleux alentours, auxquels rien ne manque sous le rapport du pittoresque, les eaux, les bois, les ruines, les rochers, les cascades, ni les paysages joyeux, ni les sites âpres et sauvages. Aussi, là, m’a-t-on dit, accourent à la recherche de l’inspiration tous les rapins de l’Allemagne; c’est le Barbison germanique.

Pourquoi les élèves peintres de Vienne, de Munich et de Berlin ne vont-ils pas étudier la nature à Barbison, et les nôtres à Oberwesel? Les Allemands y gagneraient de connaître un peu mieux les beaux arbres et les beaux grès de notre forêt de Fontainebleau, dont nous commençons à nous lasser; et nous autres, Parisiens sédentaires, nous pourrions faire à domicile (Dumas, Hugo et Texier, le charmant conteur, aidant) un délicieux voyage sur les bords du Rhin. On m’a dit aussi que messieurs les artistes allemands, en quittant la ville, leurs cartons chargés d’esquisses, ne manquent pas de la saluer, à voix retentissante, de cette question: «Quel est le bourgmestre d’Oberwesel? — Esel (un âne),» répond l’écho, devenu forcément complice de ce calembour semi-acoustique.


Mais le son du cor se fait entendre; l’écho le répète, comme il a répété le jeu de mots peu révérencieux envers l’autorité municipale de messieurs les étudiants en peinture, comme tout à l’heure il répétera de ses mille voix hurlantes le coup de carabine tiré, pour le divertissement des passagers, par un homme embusqué sur le rivage.

Quand on revient de Francfort, on soupçonne facilement ce coup de carabine de demander l’aumône. Il n’en est rien. L’administration des bateaux à vapeur se charge des frais de la mousquetade comme de ceux de la sérénade. De la cabane du chasseur de Lorelei, le cor a retenti pour dire aux passagers: «Quittez les entre-ponts, interrompez votre repas, votre sieste ou votre lecture, debout! Voici Lorelei, le rocher de Lore, de Lore, la grande magicienne, dont la beauté, inaltérable pendant des siècles, fit tourner la tête à dix générations d’imprudents, jeunes ou vieux, qui osèrent la contempler en face.»

Mille versions contradictoires ont circulé sur le compte de cette belle fée du Rhin; on en remplirait des volumes. Les unes la représentent comme une fille maudite, une sirène sans queue de poisson, qui entraînait au fond du gouffre tous ses adorateurs; les autres, comme un génie bienfaisant venant au secours des naufragés et redoutable seulement aux pervers. Sans manquer à ma promesse de m’abstenir de légendes pendant ma traversée du fleuve, je crois pouvoir risquer celle-ci, qui m’a été autrefois racontée par mon ami Sébastien Albin, l’auteur des Chants populaires de l’Allemagne.


LORELEI.

De son propre mouvement, Lore se présente devant le bourgmestre:

«Sire bourgmestre, j’ai causé la perte de tous ceux qui m’ont aimée, et le nombre en est grand; faites-moi mourir; la vie m’est un fardeau.»

Le bourgmestre était un vieillard rigide, au front chenu, à la tête branlante; il la regarde et s’attendrit:

«Mon enfant, le droit de justice ne m’appartient pas. Quant à moi, dussé-je encourir les tourments du purgatoire, je refuserais de t’infliger une heure de prison: mais on t’accuse de magie, va trouver l’évêque; puisse-t-il t’absoudre!»

«Seigneur évêque, je suis une sorcière, on le dit, je commence à le croire; j’ai mérité la mort.

—Ma fille, nul n’est son propre juge; en quoi consiste ta science magique?

—Le sais-je? Elle est dans mes yeux, dans le son de ma voix, et cependant ni ma voix ni mes yeux n’ont pu retenir celui que j’aime; il m’a trahie, il m’a délaissée; j’ai trop de la vie.

—Lore! Lore! oui, tu es sorcière, car, je le sens déjà, si je te faisais mourir, je mourrais moi-même de regret!»

L’évêque appela à lui trois chevaliers:

«Conduisez Lore au couvent de Sainte-Berthe. Confesse-toi à Dieu, ma fille, lui seul sait le remède à ta folie.»

En route, les chevaliers s’arrêtèrent, et, se croisant les bras, levant les yeux au ciel d’un air de pitié:

«Toi renoncer au monde, pauvre Lore! Le mariage te vaudra mieux que le cloître; choisis un de nous trois.»

Lore détourna la tête et frappa à la porte du cloître, qui refusa de s’ouvrir devant une sorcière maudite.

A défaut de la mort, à défaut du cloître, où pourra-t-elle enfouir cette beauté fatale aux autres et à elle-même? Elle va droit à la prison.

«Sire gouverneur, faites-moi descendre dans le plus profond de vos cachots; que j’y sois enchaînée et oubliée!

—Si tu es innocente, Lore, je ne puis te recevoir; si tu es coupable, c’est au juge de te condamner à la prison; reviens avec un ordre de lui, et je serai ton esclave, non ton geôlier.»

Un homme farouche, au poil roux, au regard sinistre, un coutelas sur la hanche, se charge de la conduire devant le juge.

«Il n’y a plus de justice sur la terre! se dit la pauvre fille à mi-chemin; le juge lui-même refusera de me condamner.» Et, se tournant vers son guide: «Consentez-vous, lui dit-elle d’une voix suppliante, que je monte sur ce rocher pour contempler une fois encore les campagnes d’Oberwesel et de Bacharach?

—Faites selon votre vouloir, noble demoiselle,» lui répond l’homme farouche, en courbant la tête et tremblant de tous ses membres.

Lore escalada le promontoire de granit, s’arrêta sur sa cime, suivant de l’œil une barque où se tenaient deux fiancés; puis, au lieu de rejoindre son guide sur la route, elle redescendit la roche du côté du fleuve en faisant entendre un chant plein de douceur; elle se courba ensuite vers l’abîme, articula un nom qui s’évanouit dans l’air, et le Rhin s’ouvrit de lui-même pour la recevoir.

Ce rocher d’où elle s’élança se nomme aujourd’hui Lorelei.


A partir d’Oberwesel, les grands spectacles du Rhin se succèdent les uns aux autres, plus pressés, plus merveilleux. J’étouffais dans mon admiration; mais admirer seul est souffrance. Je cherchais autour de moi quelqu’un à qui je pusse faire part de mes impressions de voyage; autour de moi, en toilette ébouriffante, assises sur leurs pliants, se tenaient des dames anglaises, occupées à combattre l’excessive chaleur en absorbant à petits coups des sorbets au citron ou des vins généreux; je n’avais rien à faire de ce côté. Les hommes, le nez enfoncé dans leur Joanne ou dans leur Traveller on the Rhine, à demi somnolents, occupés à chercher la description dans le texte, négligeaient de lever les yeux vers l’objet décrit; les uns se croyaient encore à Bacharach, les autres déjà à Coblentz, et tous maugréaient contre l’inexactitude des itinéraires. Ah! si seulement mon vieux Jean eût été près de moi!... Cependant j’avais payé deux premières places au gaillard d’arrière, de Mayence à Bonn; il pouvait faire la traversée en excellente compagnie et à l’ombre, sous une tente de coutil; mais on connaît la modestie de mon brave serviteur; il n’avait pas manqué de se réfugier aux secondes.

Résolu de l’y rejoindre et de le forcer à user de ses droits dans toute leur plénitude, je passe d’une extrémité à l’autre du paquebot; je trouve Jean endormi, en plein soleil, sur la banquette du gaillard d’avant; je l’éveille. Certes, il jouissait alors de son bon sens ordinaire, car il me fit cette observation sagace que, bien sûr, ce n’était pas là le chemin qu’il avait pris en venant dans ce pays de Charabias avec M. Antoine Minorel. Je lui dis de se lever, de me suivre. Il se lève.


Au même instant, avec des cris et des rires, un essaim de femmes, toutes jeunes, toutes blondes, sorties de la cabine, envahissent le pont, au nombre d’une vingtaine. Je m’interrogeais sur la cause de cette invasion subite de jupes et de bonnets, quand, à mon profond ébahissement, cet Anglais galant que j’avais rencontré à Carlsruhe, et retrouvé à Gernsbach, mon Anglais phénoménal, paraît au milieu d’elles, le sourire aux lèvres, glorieux, triomphant, semblable au divin Apollon au milieu d’un chœur de nymphes rustiques.

Je n’en pouvais douter, ces femmes l’avaient suivi; elles composaient son escorte; que d’Elvires, que d’Haïdées, que de Clarisses! Pour le coup, Lovelace et don Juan étaient dépassés! O belle Lore, étiez-vous plus sorcière que n’était sorcier ce Grand-Breton? Vos conquêtes ont-elles été plus nombreuses que les siennes? Quel singulier petit Anglais!... J’oubliai Jean, et même les deux rives du Rhin; coûte que coûte, ma curiosité demandait satisfaction. Prenant mon courage à deux mains, j’allai droit à lui. Autrefois j’avais traduit Shakspeare, Byron, surtout le Vicaire de Wakefield; je composai tant bien que mal en langue anglaise ma phrase d’introduction; il n’en comprit pas un mot; mais mon bonheur voulut qu’il parlât français couramment. Cet homme parlait toutes les langues. La conversation une fois engagée entre nous, sans trop se faire prier, il me conta son histoire et celle de ses vingt femmes.

Il se nommait John Grant et était né à Londres d’une mère française, ancienne actrice d’un des petits théâtres de Paris. Il se piquait du reste d’une grande moralité. Chose incroyable, toutes ces filles blondes l’accompagnaient pour le bon motif, comme on dit vulgairement; toutes avaient en vue le mariage et comptaient sur lui pour y arriver. Cependant, il ne se rendait pas avec elles en Turquie, mais simplement en Angleterre, pour de là faire voile vers le cap de Bonne-Espérance. Le prétendu Lovelace n’était autre qu’un agent matrimonial.

Durant la campagne de Crimée, le gouvernement anglais avait formé une légion allemande. La paix venue, ne sachant à quoi l’utiliser, il l’avait envoyée en Cafrerie fonder la ville de East London (Londres de l’Est). Cette nouvelle colonie possédait déjà un chemin de fer qui la reliait au Cap, et des journaux qui la mettaient en communication avec l’Europe; mais elle n’était pas encore satisfaite; le besoin de la vie de famille s’y faisait sentir impérieusement, et comme ce qui convient le mieux à des Allemands ce sont des Allemandes, M. John Grant avait été chargé de la fourniture. Voilà tout simplement pourquoi je l’avais rencontré courant après toutes les filles.

Tentation de l’inconnu, curieux désir de savoir, vous n’aboutissez le plus souvent qu’à la désillusion! Au lieu du roman que j’espérais, j’avais une froide histoire, plus commerciale encore que matrimoniale; mon Anglais perdait à mes yeux son caractère phénoménal; don Juan n’était plus qu’un courtier recruteur de femmes.... pour les autres!


Du moins, j’avais trouvé à qui parler. Après avoir fait descendre Jean dans la cabine, où je le laissai en compagnie de quelques-unes de ces demoiselles émigrantes, je rejoignis mon Anglais; j’épanchai tout à l’aise devant lui mon admiration, qu’il ne partageait peut-être pas complétement, mais comme il était dans ses habitudes de beaucoup gesticuler, je pouvais m’y méprendre.

Sur la rive gauche, j’admirai donc d’abord Saint-Goar, surtout sa magnifique forteresse de Rheinfels, visitée naguère par l’armée de Sambre-et-Meuse, «ce sont les ruines les plus modernes des bords du Rhin,» dit l’Indicateur.

M. Grant ne fut pas de cet avis. Il soupçonnait fort quelques hautes collines, déshéritées de cet ornement, de s’être donné des ruines toutes récentes pour prendre part à la décoration générale. Il n’en pouvait être de même de celles du Chat et de la Souris, ruines tellement grandioses, tellement imposantes, qu’elles semblent encore protéger les villages assis à leurs pieds.

Ces deux constructions remarquables, autant par leur importance que par la singularité de leur nom, datent du quatorzième siècle. Le Chat, le premier, vint s’établir à mi-côte de la montagne; prenant d’abord des airs de bon apôtre, de chattemite, comme dit La Fontaine, il s’élevait à peine de terre; n’ayant d’autres remparts qu’une palissade de bois, il paraissait plutôt songer à la défense qu’à l’attaque.

Cependant, guettant sourdement sa proie, tombant sur elle à l’improviste, usant tour à tour de la force et de la ruse, à l’instar de son illustre confrère le Chat botté, il faisait si bonne chasse au bénéfice de son maître, que celui-ci était devenu un vrai marquis de Carabas.

Mais ne serait-ce pas même là l’origine première de notre Chat botté?

Bod, bot, bouté sont des mots de notre vieux français qui s’appliquaient à tout contenu ayant pour contenant une matière ligneuse; on appelait bouta, du mot latin bota, une futaille, c’est-à-dire le vin sous sa douve; d’où, ensuite, boteil, bouteille, les premières bouteilles n’ayant été d’abord que de petits barils. Ne peut-on supposer que nos soldats, guerroyant sur les bords du Rhin pour le compte de nos rois, ou, comme mercenaires, au service des burgraves, n’aient eu connaissance de ce Chat bouté, ou boté, puisqu’il était encerclé de palissades de bois, et qu’apprenant comment il avait si bien fait les affaires de son maître, ils nous en aient rapporté le récit joyeux, dont, plus tard, Charles Perrault fit son profit?

Certes, on s’instruit en voyageant, mais en voyageant on fait mieux encore; on tire parti de ses connaissances acquises, on en trouve l’emploi. Si j’étais resté au coin de mon feu ou dans mon jardin, la France peut-être n’aurait jamais connu l’origine du Chat botté.

Pour compléter l’histoire du Chat, je dirai celle de la Souris, mais en trois mots.

Jean de Katzenelbogen, le maître du Chat, à force de déprédations, finit par se brouiller avec son puissant voisin, Kuno de Falkenstein; celui-ci fit construire un château fort, non entouré de palis, mais de bons remparts de pierres, non à mi-côte de sa montagne, mais au sommet, et il la nomma: la Souris, déclarant que, cette fois, par exception à la règle, la Souris mangerait le Chat. C’est ce qui eut lieu en effet.


Nous longions la rive gauche devant Braubach, admirant le solide château de Marksburg, posé sur son piédestal de roches et sur lequel flottent les couleurs de Nassau. J’entendis au-dessous de nous du remue-ménage dans la cabine; j’allais y descendre; un front pâle, des joues pâles, des yeux brillants et hagards m’apparurent dans la pénombre de l’escalier. C’était Jean. Il fit un pas encore pour franchir la dernière marche, en me criant: «Monsieur! monsieur! mon grain de beauté!» et il tomba dans mes bras, évanoui. Je le crus mort. Après l’avoir déposé sur la banquette, je me mis à crier, à courir de droite et de gauche, sans lui être utile à rien; les émigrantes criaient aussi fort que moi, sans faire plus de besogne. Heureusement, M. John Grant, en digne Anglais qu’il est, portait sur lui des flacons de toutes sortes; il lui fit respirer des sels qui le ranimèrent.

Dès qu’il put se tenir debout, j’emmenai Jean au gaillard d’arrière. De livide, son teint était devenu écarlate depuis les tempes jusqu’au col; malgré la chaleur, à peine supportable, il se plaignait du froid et grelottait en claquant des dents. Un médecin se trouvait à bord; il me déclara que le malade était sous l’influence d’un ictus solis, d’un coup de soleil, lequel ne pouvant manquer de produire bientôt une méningite aiguë, il me conseillait de lui faire prendre terre le plus tôt possible.

Nous avoisinions Coblentz; donc, au lieu de poursuivre ma route jusqu’à Bonn, je m’arrêtai à Coblentz, ce qui ne fut pas l’incident le moins émouvant de mon voyage.

J’ai à me reprocher d’avoir quitté le bateau, de m’être séparé de M. John Grant, absolument comme La Fléchelle, Baldaboche, l’orphéoniste et les deux Épernay se sont séparés de moi à Bade, sans même lui adresser un geste d’adieu.

Est-ce que je ne vaudrais pas mieux qu’un autre?


Nous traversions le port de Coblentz, moi prêtant à mon vieux Jean l’assistance de mon bras, tous deux nous dirigeant vers le premier hôtel venu, lorsque je l’entendis murmurer de confuses paroles. Il ressentait de vifs élancements dans son grain de beauté, dont le volume, en hauteur et en largeur, lui sembla bientôt prendre des dimensions effroyables. Il s’inquiétait de le voir se déraciner sous son propre poids; c’était comme un rocher couvert de broussailles, qui lui interceptait la lumière du jour.

A ces propos, mêlés à d’autres divagations non moins étranges, je n’en doutai plus, la méningite se déclarait. Je ne savais quel parti prendre. Le calme et le repos étaient indispensables avant tout à mon cher malade; les trouverait-il dans une ville de guerre, sans cesse troublée par le bruit des tambours, la musique des régiments, le galop des chevaux et les exercices à feu? On m’indiqua, aux environs de Coblentz, la maison d’hydrothérapie du docteur Rosahl. Nous y sommes. Les souffrances de mon vieux Jean, ses hallucinations ont cessé. En revenant à la raison, son premier soin a été de s’assurer s’il était toujours en possession de son grain de beauté.

«Je ne sais si monsieur est comme moi? me dit-il, mais quand le temps va changer, quand je suis près de faire une maladie, ou qu’il va m’arriver une fâcheuse nouvelle, j’en suis averti par mon grain de beauté.

— Je ne puis être comme toi, mon garçon, puisque la nature ne m’a pas favorisé de cet ornement.

—C’est juste.... c’est très-juste; monsieur m’excusera; chacun a ses avantages.»

Aujourd’hui, je l’ai dit, il en est aux potages; ce matin, il a manifesté le désir de retourner à son café au lait. Le voilà en pleine convalescence.


La maison du docteur Rosahl, située à une lieue de la ville, sur une des pentes du Stolzenfels, est au milieu d’un site charmant, avec vue sur le Rhin et sur la Moselle. Mes fonctions de garde-malade allant en s’amoindrissant, je m’y plais; le calme que j’y suis venu chercher pour Jean, je l’ai trouvé pour moi; je m’y sens heureux. Tout le monde ici parle français, et sans raisonner grammaire, comme à la maison Lebel. Les pensionnaires de l’établissement, tous jouissant d’une parfaite santé, arrivent de Bruxelles ou de Paris; M. Rosahl et ses deux charmantes filles n’ont d’allemand que le cœur; les domestiques, par une circonstance assez singulière, doivent même s’exprimer en meilleur français que leurs maîtres. Ils ont été choisis dans un de ces deux villages des environs de Hombourg où, à la suite de la révocation de l’édit de Nantes, est venue s’établir une colonie de nos compatriotes. M. Gérard de Nerval affirme qu’à Dornholzhausen, un de ces villages français de la Hesse, dont le nom cependant est terriblement germanique, la belle langue du grand siècle s’est conservée dans toute sa pureté. Il en cite un exemple:

Il avait acheté des gâteaux pour les distribuer à des enfants du pays; la marchande le salua de cette phrase à la Saint-Simon: «Vous leur avez fait tant de joye que les voilà qui courent présentement comme des harlequins

M. Gérard ajoute judicieusement que le nom d’arlequin s’écrivait ainsi du temps de Louis XIV, avec un h aspiré. Combien je suis désolé de n’avoir point songé, tandis que j’étais à Francfort, à pousser jusqu’à Hombourg. Hombourg est si près de Francfort, et Dornholzhausen si près de Hombourg! il est vrai qu’en allant ainsi de proche en proche, on risquerait de faire le tour du monde.

Mon aide garde-malade près de Jean, la bonne Dorothée Dupont (un nom français celui-là!) est de Dornholzhausen; je ne me suis guère aperçu cependant qu’elle parlât correctement la langue de Pascal et de Bossuet.

Mais la parenthèse m’a tiré à elle en dérive. Où voulais-je en venir? A prouver que sur ce petit coin de terre prussien j’aurais pu me croire en France. Outre la conversation, dans mes heures de promenade, j’ai la botanique; la Flore de Stolzenfels, fluviatile par le bas, les pieds dans le Rhin, appuie sur le sommet de la montagne son front un tantinet alpestre, et ma boîte de fer-blanc a repris son service. Je cultive aussi l’hydrothérapie, par passe-temps, par occasion, comme remède préventif; je m’en trouve parfaitement bien. Parfois, le soir, je descends au salon commun, où Mlles Gretel et Julie Rosahl, deux anges de grâce et de simplicité, exécutent sur le piano des valses et des mélodies de Schubert; rien de prétentieux, pas de grande musique. J’y fais mon whist. Qu’ai-je à désirer de plus?


M. Rosahl m’a pris en amitié. C’est un homme aimable, instruit, qui, malgré les soins à donner à ses malades, dirige lui-même l’éducation de ses filles. Il m’a admis dans son home, comme disent les Anglais; j’ai déjeuné chez lui, avec lui, mais non avec ses filles; cependant elles étaient présentes; selon l’usage allemand elles nous servaient à table. C’est d’une hospitalité délicieuse, patriarcale, mais un peu gênante quand on n’y est pas fait. Je n’osais demander une assiette.

Je le répète, oui, je me sens heureux ici; je ne sais quand j’en sortirai; j’y reviendrai à coup sûr, ne fût-ce que pour déjeuner encore avec M. Rosahl. La vie de famille est la seule vie réelle, la seule honorable, la seule douce à l’âme.... Pourquoi suis-je encore garçon?... Le bonheur de Brascassin commence à m’irriter.

A tous mes autres plaisirs, j’oublie d’ajouter la lecture, ingrat! Le docteur m’a ouvert sa bibliothèque, renfermant toute une série d’ouvrages sur les superstitions de ce bon peuple allemand au moyen âge, superstitions poétiquement étranges, qui se sont même perpétuées jusqu’au dix-neuvième siècle, surtout parmi les campagnards des bords du Rhin. J’ai là sous la main, traduits en français, les Esprits élémentaires de Kornmann, le traité de Paracelse sur le même sujet, les traditions de Jung Stilling, de Merbitz, des frères Grimm, de Henri Heyne et de tant d’autres! Pourquoi aurais-je renoncé à mon droit de chasse sur cette partie des légendes du Rhin, à peine exploitée par mes illustres devanciers; je résolus d’en user. M. Rosahl, par l’emprunt que je lui faisais de ses livres, mis au courant de mes recherches, a chargé sa charmante Gretel (Marguerite) de traduire pour moi de l’allemand certains passages qu’il jugea devoir m’être profitables; Mlle Julie, la plus jeune des deux sœurs, évertue à mon bénéfice sa mémoire plantureusement meublée d’histoires contemporaines sur les Ondins et sur les Nixes; mon aide garde-malade elle-même, la vieille Dorothée de Dornholzhausen, sans que j’aie besoin de l’y exciter, m’entretient sans cesse de ce prestigieux Olympe germanique, dans lequel elle n’a nulle créance, à ce qu’elle prétend, mais dont on l’a bercée enfant.

J’ai résolu, les loisirs ne me manquant pas, de mettre à profit mes lectures et mes renseignements pour rassembler les matériaux d’un ouvrage sur la Mythologie du Rhin.... La Mythologie du Rhin! quel beau titre! Que le lecteur se rassure cependant, je n’en ferai point une annexe à la relation de mon voyage, déjà assez ample; mais je le regrette, elle l’eût complétée.

Pendant le cours de ce travail, à mesure que mes notes s’amoncelaient devant moi, sentant palpiter sous ma main toutes ces superstitions obstinées, greffées les unes sur les autres, je me demandais si j’étais déjà si loin de l’Université d’Heidelberg; si j’habitais encore dans le voisinage de cette contrée glaciale où l’athéisme a son code, ses législateurs, ses sectateurs, ses enthousiastes?.... Mais pourquoi l’athéisme ne serait-il pas lui-même une superstition, la plus malsaine de toutes? Qu’est-il autre chose que la glorification de la nature à l’exclusion de Dieu; la création matérielle agissant par ses propres forces sans l’aide d’un créateur? Natura naturans est le mot de l’école, m’a dit Junius. Alors, l’athéisme allemand, l’athéisme de Fichte, de Schelling, d’Hegel, n’est autre chose que la rénovation du paganisme romain ou Scandinave, un retour aux anciennes erreurs, avec des noms barbares empruntés à la chimie, à la physique, à la métaphysique, en remplacement des beaux symboles personnifiés de la Théogonie d’Hésiode et d’Homère....

Cette idée me semble ingénieuse; elle me plaît et m’étonne à la fois. Est-ce une découverte?... En serais-je l’inventeur? J’en écrirai à Junius.... à Antoine aussi....

Ces graves réflexions me préoccupaient quand un bruit de pas retentit le long du corridor conduisant à la chambre que j’occupais, en compagnie de mon vieux Jean, alors étendu dans un fauteuil, et humant à petits coups un excellent consommé.

«C’est Dorothée, me dit-il; elle a ses souliers neufs.

—C’est le pas d’Antoine!» lui répliquai-je en me levant tout ému, tout troublé!

A peine m’étais-je tourné vers la porte qu’elle s’ouvrit brusquement, et Antoine parut.

En arrivant à Stolzenfels, j’avais écrit à mon ami pour l’informer de notre changement de route et de l’accident malencontreux qui nous contraignait de mettre pied à terre à Coblentz, Jean et moi, ou plutôt moi et Jean (car, enfin, je trouve étrange que, de par la grammaire, mon domestique doive prendre le pas sur moi). N’ayant plus entendu parler d’Antoine, je le croyais déjà à Paris, au milieu de ses fourneaux:

«Pristi! sais-tu que c’est beau, le Rhin? me dit-il en entrant, comme s’il venait de me quitter pour aller fumer une cigarette. Que de ruines! que de rivages déchirés! que de rochers mis à nu! Parmi les fleuves, comme parmi les hommes, il n’y a de grand et de sublime que les ravageurs; n’est-il pas vrai, poëte?»

Puis, tout à coup, changeant de ton en se tournant vers Jean: «Eh bien, le vieux, comment va notre grain de beauté? Nous avons donc fait des sottises et voulu narguer le soleil?»

Tandis que Jean essayait de se lever pour lui répondre, Antoine, faisant de nouveau volte-face de mon côté, tirait avec gravité deux lettres de son portefeuille et me les présentait. A chacune d’elles apercevant le cachet rompu, j’examinai la suscription. Les deux lettres étaient à son adresse, non à la mienne: «Lis, me dit-il; elles te regardent plus que moi.»

Dans la première, signée Brascassin, celui-ci s’informait auprès d’Antoine si j’habitais présentement Paris, Marly-le-Roi, ou si je poursuivais le cours de mes pérégrinations en Allemagne; sa future, «qui avait conservé de moi le plus doux souvenir,» voulait m’écrire pour me prier de lui servir de témoin à leur prochain mariage.

«Et quelle est cette noble fiancée qui a conservé de toi un si doux souvenir? me demanda Antoine.

—Mais, lui répondis-je avec un peu d’embarras, la fiancée est Mme de X..., une artiste distinguée, une femme charmante....

—Ah! bah! fit Antoine en me regardant d’une façon toute singulière.... Mme de X...? tu en es bien sûr? C’est Mme de X.... que ton ami Brascassin va épouser?... Ne fais-tu pas confusion?

—Je le tiens d’elle-même.

—De Mme de X...?

— De Mme de X.... J’ai eu l’honneur d’être son compagnon de voyage de Schwetzingen à Francfort, et même de Francfort à Castel, près Mayence.»

Fixant toujours sur moi son regard, qui tantôt semblait sourire, tantôt se hérisser, Antoine resta quelques instants silencieux, puis, prenant tout à coup une attitude de juge d’instruction:

«Malheureux! et si ce mariage avait manqué par votre faute!... si cette grande artiste, si cette femme charmante, au moment de s’engager à un autre, follement éprise de vous.... (Je poussai une exclamation, de joie peut-être, de surprise, à coup sûr.) Ne niez pas, monsieur; j’en ai la preuve, la preuve écrite!... Cette preuve elle est entre vos mains. Lisez la seconde lettre!»

La seconde lettre était de Madeleine.

Madeleine écrivait à Antoine que, depuis un siècle, elle n’avait plus reçu de mes nouvelles qu’indirectement; mais elle savait, de science certaine, que j’étais en train de courir la pretantaine avec une aventurière, une soi-disant veuve, Mme de X..., qui m’avait fait tourner la tête, et que j’allais l’épouser. Madeleine ne se sentait pas d’humeur à servir sous les ordres d’une pareille femme; puis, récriminations, doléances nouvelles au sujet de sa main qui se paralysait dans l’inactivité, menace de mettre la clef sous la porte, etc., etc.

Je connais ma Picarde, ses emportements, qui ne sont que feux de paille, et ses fausses sorties, ainsi qu’on dit dans les pièces de théâtre; mais comment Madeleine était-elle si bien renseignée sur ma rencontre fortuite avec Mme de X...? Qui avait pu l’en instruire?...

En me posant cette question, mes yeux rencontrèrent ceux de Jean, qui détourna aussitôt la tête; je le vis s’agiter dans son fauteuil en tordant les broussailles poilues de son grain de beauté. Je savais à quoi m’en tenir.

«Augustin, Augustin, reprit Antoine de sa voix vibrante (après m’avoir toutefois laissé achever la lecture de la lettre), tu es devenu difficile à garder, sais-tu? Je te croyais déjà à Strasbourg; une lettre de toi m’arrive de Coblentz; quelques jours après, Madeleine m’informe de ton mariage projeté avec une aventurière. Ne plaisantons pas; j’ai eu peur. Tu as beau n’être ni un jeune homme ni un joli homme, tu es riche, tu es garçon, et les coureuses de mariages pullulent tout aussi bien sur les routes d’Allemagne que sur celles de France. J’interromps mes travaux sur la lumière, dans lesquels je finissais par n’y voir goutte, je me mets sur ta piste, j’arrive à Coblentz, puis à Stolzenfels, pensant rencontrer ici Mme de X.... et lui disputer sa proie. Dieu soit loué! je viens d’apprendre par le docteur Rosahl lui-même, que pas un jupon ne marchait à ta suite lors de ton entrée dans cette maison. La cause est donc entendue; tous les accusés sont déclarés innocents; mais, pour plus de sûreté, je ne te quitte plus; prépare tes paquets, et en route!

—Y penses-tu? m’écriai-je; Jean est encore incapable de supporter le voyage.

—J’ai le consentement du docteur; nous voyagerons à petites journées....

—Impossible!

—Pourquoi?

—Mais....

—Mais.... mais.... en route!»

Tout ce que je pus obtenir d’Antoine, c’est que nous achèverions la journée à Stolzenfels, et ne mettrions le cap sur Bruxelles que le lendemain.

Le lendemain, je prenais congé de mes aimables compagnons d’hydrothérapie, de la bonne Dorothée Dupont, de l’excellent, du savant docteur Rosahl, de ses charmantes filles, du vieux concierge de la maison, des gens de service, qui, tous, plus ou moins, m’avaient aidé dans mon grand travail sur la Mythologie du Rhin, et s’étaient mutuellement montrés si bienveillants pour moi. Il me semblait quitter ma famille après l’avoir retrouvée; j’avais le cœur en défaillance; je disais adieu aux arbres, aux fleurs, au chien de la maison, qui cependant avait failli me mordre le jour de mon arrivée.

Stolzenfels, tu vivras longtemps, tu vivras toujours dans mon souvenir! Quand on est ainsi fait qu’on ne puisse séjourner quarante-huit heures dans un même lieu sans que les habitudes et les affections vous poussent soudainement au cœur, on ne devrait jamais sortir de chez soi. Mais y a-t-il deux Stolzenfels au monde!

Le docteur et ses filles, Mlles Julie et Gretel (Gretel, quel nom charmant!) nous ont reconduits jusqu’à la voiture qui devait nous transporter à Coblentz. En pressant la main que M. Rosahl me tendait, j’ai essayé, par quelques mots bien sentis, de lui témoigner de ma reconnaissance pour son accueil si cordial; mais j’avais la gorge serrée, et mes quelques mots bien sentis n’ont pu se frayer passage. Alors, les larmes me sont venues aux yeux; par un effet sympathique, les paupières roses de Mlle Julie, de Mlle Marguerite, celles même de M. Rosahl, se sont gonflées et humectées.

«Cher monsieur, me dit celui-ci après une dernière et chaleureuse pression de main, croyez-moi votre ami, et.... embrassez mes filles!»

Je les embrassai.

Ah! si je n’avais eu que vingt-cinq ans!... trente ans même!... peut-être n’aurais-je pas quitté Stolzenfels!

A vrai dire, comme femme, Mme de X.... m’aurait mieux convenu sous certains rapports; d’abord, son âge, son expérience du monde, ses connaissances.... Mais à quoi vais-je songer? Mme de X..., pas plus que Mlle Gretel, pas plus que Mlle Julie, ne peut devenir ma compagne; Brascassin s’y oppose; à cause de Brascassin, je mourrai garçon, et en puissance de cuisinière, avec menace de divorce en perspective!

Combien ils se trompent ceux-là qui croient le mariage un tourment seulement pour les gens mariés! il en est bien plus un pour les célibataires; pour les vieux célibataires, surtout! Le mariage est tour à tour leur épouvante et leur aspiration, tour à tour leur pôle positif et leur pôle négatif; il les attire, il les repousse; c’est leur rêve du matin, leur cauchemar du soir, leur doute, leur regret, leur vision incessante. A trente ans, lorsque l’idée du conjungo me passait par la tête, je me disais: «Il est trop tard!» à quarante ans: «Ah! si je n’avais que trente ans! A la bonne heure! c’est l’âge voulu pour devenir chef de famille.» Aujourd’hui, j’essaye parfois de me prouver qu’un homme de quarante ans est un jeune homme, qu’il peut voir sa fille mariée, et faire sauter un jour ses petits-enfants sur ses genoux; mais j’en ai cinquante! je ne les avoue pas, mais je les ai!... Quand je serai sexagénaire, peut-être regretterai-je de n’avoir pas profité du moment où je n’avais encore que cinquante ans pour me créer un intérieur, un entourage, un nid. Ainsi, d’étage en étage, le mariage poursuit le célibataire, toujours insaisissable en apparence, et toujours....

Nous montions sur le bateau à vapeur que ces mêmes idées continuaient de me préoccuper. Pour m’en distraire, je repris mes notes de voyage.


III

Nouvelles notes prises sur le bateau a vapeur. — Tombeau de Hoche. — Les gardiens du Rhin. — Andernach. — Bougival en Prusse. — Rolandseck et Nonnen-Werth. — Les Sept Montagnes. — Les funérailles de la Poésie. — Arrivée à Bonn.

A partir de Coblentz, le Rhin, en descendant, achève d’étaler devant nous ses merveilles. On le dit plus merveilleux encore quand on le remonte de Cologne à Bingen. J’espère le remonter un jour, bientôt, pour retourner à Stolzenfels. Tant que j’ai pu te voir au loin, chère montagne, te dessinant dans le lointain avec ta route tournante, avec la maison Rosahl à mi-côte, et même tant que le château de Sa Majesté prussienne, qui couronne ton sommet, a frappé mon regard, je ne me suis guère, des yeux et du cœur, orienté que vers toi! Le vapeur en soufflant traversait les eaux réunies du Rhin et de la Moselle, laissant derrière lui et les lignes fortifiées d’Ehrenbreitstein, et Nauendorf, où viennent s’accoupler les radeaux descendus de la Mourg et du Necker, pour former ces immenses trains de bois qui se rendent en Hollande; il haletait plus fort en passant devant Urbar et Bendorf, l’un renommé pour ses vins, l’autre pour sa fonderie de canons, et, malgré le bruit de la machine, malgré les canons de Bendorf, malgré le terrible aspect des lignes d’Ehrenbreitstein, j’étais encore tranquillement attablé avec l’excellent docteur; ses filles s’occupaient du service. Après avoir rempli mon verre, que je n’avais osé lui présenter, Gretel tirait de sa poche un long fragment de Merbitz, qu’elle avait traduit pour moi; Julie, déjà au piano, égayait notre dessert par une valse de Strauss, qu’elle interrompait pour nous raconter comment, si l’on en croyait le bruit public, les pilotis du nouveau pont du Rhin, entre Kehl et Strasbourg, venaient d’être arrachés par des Ondins.

Je me perdais dans ces récents et délicieux souvenirs, quand je vis Antoine porter la main à son chapeau et l’agiter vivement en se tournant vers la rive gauche. Machinalement, je dirigeai mes yeux du même côté; n’y voyant personne:

«Qui donc salues-tu là? lui dis-je.

—Je salue le général Hoche! y trouves-tu à redire? me répondit-il. D’ordinaire, je fais peu de cas des grands tireurs de sabre; celui-là, je l’excepte de la proscription; c’est mon homme. Mais toi, qui ne passerais pas devant un torchon sans lui faire la révérence, tu restes coi comme un Anglais devant une des gloires les plus pures de ton pays.»

Étourdi sous cette rude apostrophe, je demeurai d’abord quelques instants sans pouvoir me rendre compte comment je me l’étais attirée. Enfin, à quelque distance du rivage, au delà du bourg de Weissenthurm, sur un tertre circulaire, se dressa devant moi un tombeau, ou plutôt un cénotaphe, surmonté d’une pyramide tronquée, que le nom de Hoche grandissait de cent coudées.

Mon grondeur en service ordinaire et extraordinaire avait eu raison de me gourmander de ma distraction. Hoche, Marceau, Desaix, Kléber, voilà en effet les gloires militaires les plus pures de la France républicaine. Par une coïncidence singulière, tous quatre, par leurs tombeaux, gardent aujourd’hui les bords du Rhin: Desaix et Kléber, ces deux glorieux frères d’armes, morts le même jour, l’un en Égypte, l’autre en Italie, ont été inhumés, celui-ci à Strasbourg, celui-là près de Strasbourg, dans l’île des Épis, à la tête même du fleuve; Hoche et Marceau, ces illustres généraux en chef, dont le plus âgé avait vingt-neuf ans, dorment, encore réunis sous la même pierre, non sous le mausolée de Weissenthurm, mais dans leur ancienne conquête, les fortifications de Coblentz. Ah! si tous quatre devaient se réveiller au jour donné!...

Comme un coup de mistral balaye au loin les élégantes gondoles glissant au bord du lac tranquille, ce beau mouvement d’enthousiasme militaire, rare chez moi, acheva de faire disparaître de devant mes yeux et les demoiselles Rosahl, et tous les doux mirages de Stolzenfels.

Le bateau venait de s’arrêter devant Andernach.


Andernach, ancienne ville romaine, ancienne ville austrasienne, ancienne ville libre impériale, ne présente plus guère de curieux que des ruines, aujourd’hui hantées par des Prussiens.

Antoine semblait me bouder encore de mon manque de courtoisie envers le général Hoche. Désireux de rentrer dans ses bonnes grâces, j’essayai de me lancer dans l’archéologie. Cette science, se rattachant à la numismatique, le rend facilement causeur. Pour entrer en conversation, lui montrant la tour élevée sur le bord du fleuve, ainsi que la porte tournée du côté de Coblentz, et flanquée des restes d’une vieille forteresse, je déclarai l’une et l’autre l’œuvre des Romains.

Antoine me regarda d’un air farouche.

«Si c’est ainsi que tu es capable d’apprécier la date des monuments, la relation de ton voyage sera chose instructive, me dit-il de sa voix rude et agressive. La tour est ronde, surmontée d’un donjon hexagone, par conséquent du quatorzième ou du quinzième siècle; quant à la porte, elle est ogivale, c’est tout dire! Ne parle pas des choses que tu ne peux comprendre!»

Je rougissais de ma bévue, puis aussi de la semonce; mais, on le sait, comme le juge-mage de Jean-Jacques, Antoine a deux voix toutes différentes à son service. Tout à coup, au lieu de la trompe marine, j’entendis des sons de flûte: «Mon Augustin, me disait Antoine de sa voix douce, de sa voix de rechange, en me frappant amicalement sur le genou, tu t’es trop hâté dans ton appréciation; pourquoi? parce que tu me supposes irrité contre toi. Il n’en est rien. Si depuis un quart d’heure je suis maussade, c’est que depuis un quart d’heure mes cigarettes sont détestables. Rien ne me trouble dans mon admiration de voyageur comme de mauvaises cigarettes.»

Et il jeta par-dessus le bord celle qu’il tenait à ses lèvres; c’était la dixième offerte ainsi par lui en sacrifice au dieu Rhenus depuis le tombeau de Hoche.

Nous échangions ces quelques mots en examinant les débris du calvaire d’Andernach, qui, s’il n’a pas été bâti par les Romains, est du moins une tradition de l’art romain, quand Antoine se retourna brusquement, et, comme s’il venait d’entendre crier: Un homme à la mer! «Eh bien Jean!... Jean!... qu’est donc devenu le vieux Jean?»

Cette fois, et malgré lui, j’avais installé notre convalescent aux premières places, près de nous, sous la tente, à l’abri des rayons du soleil; et il n’était plus sous la tente, il n’était plus au gaillard d’arrière. Connaissant ses instincts modestes, nous courûmes au gaillard d’avant et l’y cherchâmes en vain. Témoin de notre inquiétude, le capitaine nous affirma avoir vu le bonhomme descendre dans le salon des dames. Dans le salon des dames!... Jean?... Bon Dieu!... Qui avait pu le pousser à pareille témérité! Nous y descendîmes; il n’y était pas.

Je commençais à croire à une nouvelle catastrophe, quand dans la petite cabine pratiquée sous l’escalier, et où le provendier du bateau prépare sa cuisine et ses rafraîchissements, en compagnie de celui-ci, je trouve maître Jean occupé à rincer des verres ou à récurer des casseroles.

Il n’avait pu rester sur le pont à rien faire; il n’y était pas habitué, disait-il.


A partir d’Andernach, le Rhin se resserre dans une étroite et tortueuse vallée, et à chacun de ses détours prend un aspect différent. Tantôt sur l’une et l’autre rive, couronnées de sombres tourelles, surgissent de hauts rochers à pic, qui, en se rapprochant, semblent vouloir fermer le passage au bateau; tantôt, comme à Unkel, le paysage vous rit tout à coup. Les noirs donjons ont disparu; une maison moderne, carrément alignée, bourgeoisement coiffée d’ardoises, vous apparaît sur un léger monticule, au milieu de jardins et de vergers; c’est propre, c’est coquet. Si les montagnes, qui forment le fond du tableau, voulaient bien tant soit peu s’aplanir, on se croirait à Bougival-sur-Seine.

Nous avançons; le Rhin s’est élargi, il reprend ses allures majestueuses; c’est encore le grand fleuve, le père des eaux, appelant à lui ses nombreux affluents, pour en composer des lacs, des torrents, des cataractes.... Un souvenir mythologique me revient; mon œil essaye de plonger au fond du gouffre; «nul bon génie ne règne dans ces abîmes; les nixes méchantes et les séduisantes ondines parcourent seules ce ténébreux empire.»

Ainsi parle le docteur Schleiden, un professeur de l’Université d’Iéna, un homme positif. Moins heureux que lui, moi, poëte, moi, l’auteur de la Mythologie du Rhin, je n’y ai rien vu.

Mais, au-dessus de sa rive gauche, voici la Rolandseck, la montagne où le neveu de Charlemagne, après avoir été tué à Roncevaux, vint se faire ermite par désespoir d’amour. Les choses de la vie se passaient ainsi autrefois dans ce pays des merveilles.

Près de la Rolandseck, l’île de Nonnen-Werth verdoie au milieu du fleuve comme une fraîche corbeille jetée là par quelque ancien artiste magicien pour compléter la décoration. Du fond de la corbeille s’élève un couvent de femmes, dont la fondation remonte au douzième siècle.

Nous avançons encore; la Rolandseck et le Nonnen-Werth ont disparu pour faire place à de nouveaux enchantements de verdure, de tourelles ou de rochers. On nous signale les Sept Montagnes. Elles sont au nombre de onze. C’est le Drachenfels qui représente les véritables Sept Montagnes. Il est vrai que, cette fois, on n’en aperçoit que deux, lesquelles masquent les cinq autres.

Certes, à la vue de tous ces tableaux si variés, si splendides, je me serais senti saisi d’un grand enthousiasme, si je n’avais entendu Antoine n’interrompre de temps en temps son silence contemplatif que par des exclamations semblables à celle-ci: «Ah! les marchands de tabac!... fournissez-vous donc à la Civette!... Évidemment c’est le papier qui est détestable!... chiennes de cigarettes!» Et, de nouveau, comme une étoile filante détachée des voûtes du firmament, une cigarette décrivait une courbe enflammée et plongeait dans le Rhin.

Ne fût-ce que comme protestation contre ces paroles affreusement prosaïques, intempestives, attentatoires au respect dû à Sa Majesté le Rhin, notre hôte alors, et qui nous prodiguait avec tant de largesse les trésors de sa splendide hospitalité, je fis un effort pour témoigner à voix haute de mon ravissement avorté, mis en déroute: «Ah! quelle âme d’artiste resterait insensible devant tant de sublimités! m’écriai-je.... Ah! si un poëte, un vrai poëte, venait se fixer sur ces bords, pour lui quelle source d’inspirations!

—Il y est venu!» me dit une voix, qui n’était pas celle d’Antoine.

Un passager long et maigre, haut cravaté, haut botté, coiffé d’une mince casquette, et serrant entre ses dents une large pipe turque, se tenait près de nous sur le bateau. Je l’aurais pris pour un étudiant, si son âge n’en avait plutôt fait un professeur.

«Oui, monsieur, reprit-il en continuant de s’adresser à moi, ce poëte que vous invoquez, il existe. Né à Bonn, sur cette rive même du fleuve où nous allons jeter l’ancre tout à l’heure, il a fait toutes les stations du Rhin en chantant tour à tour chacune de ses beautés visibles, et son nom est gravé sur la roche du Drachenfels à côté de celui de Byron. Ce poëte, c’est Karl Simrock. N’en avez-vous donc jamais entendu parler?

—Bien au contraire! beaucoup! lui répondis-je, et même j’ai eu l’honneur de lui serrer la main lors de son voyage en France.»

Antoine me lança un regard qui, par sa force de projection, équivalait à un coup de poing, et l’étranger, professeur ou non, étant aussitôt rentré dans son nuage de fumée et dans son mutisme germanique: «Tu connais, tu as jamais connu un Karl Simrock, toi!

—Certainement! Je l’ai rencontré diverses fois à Paris, chez notre ami Sébastien Albin, à qui il avait été présenté par Henri Heine. J’ai même failli mettre en vers un petit poëme de sa composition sur les funérailles de la poésie.

—Ah! ah! dit Antoine, se radoucissant tout à coup et se frottant les mains. Les Funérailles de la Poésie! voilà un titre qui me plaît. Ainsi la bonne dame est enfin morte et enterrée? Que la terre lui soit lourde. Et de quoi est-elle morte? Raconte-moi donc cela pour charmer les ennuis de la route

Évidemment, mon cher compagnon, mis en méchante humeur par la non-réussite de ses cigarettes, essayait de me pousser à bout. Je crus ne pouvoir mieux me venger de lui qu’en satisfaisant à son désir.


LES FUNÉRAILLES DE LA POÉSIE.

«La Poésie était morte, frappée au cœur d’un coup de compas.

«Quoiqu’on ne la regrettât guère, on voulut, vu le grand rôle joué par elle autrefois, traiter la défunte en impératrice douairière et lui faire des obsèques convenables.

«On songea à l’exposer sur un lit de parade, dans des voiles de pourpre et avec une couronne de fleurs sur le front.

«Mais chez les marchands d’étoffes on ne trouva plus de pourpre, et dans pas un jardin on ne rencontra de fleurs. Une gelée inattendue les avait toutes anéanties.

«On convint, pour le cérémonial, de remplacer les voiles de pourpre par des draperies habilement peintes, et les fleurs par un peu de musique.

«Mais il n’y avait plus aux alentours ni un peintre ni un musicien.

«La Poésie était morte.

«On pensa à faire du moins accompagner le corps par une théorie de jeunes filles vêtues de blanc. Il n’y avait plus de jeunes filles. Toutes les femmes avaient le teint hâve et la peau ridée.

«La Poésie était morte.

«Ses meurtriers, en sortant du cimetière, voulurent achever de se réjouir en se réunissant pour le repas du deuil; mais ils s’égarèrent en chemin, le soleil ne projetant plus sur la terre que des rayons ternes et sombres.

«La Poésie était morte.

«Pour dissiper les ténèbres, ils essayèrent d’un feu de joie alimenté avec tous les livres de vers publiés depuis un demi-siècle.

«Mais de ce brasier sortaient des plaintes et des gémissements, et ses lueurs, en se réfléchissant sur eux, les faisaient ressembler à des cadavres.

«Essayant de faire bonne contenance, ils voulurent entonner un chant de triomphe, et des cris lamentables s’échappèrent seuls de leur poitrine, et ils sentirent leurs âmes se débattre en eux comme pour se séparer de leurs corps.

«La Poésie était morte; les hommes et la nature entière se sentaient mourir.»


«Amen! dit Antoine; et ces meurtriers de la bonne dame, qui étaient-ils?

—Tu le demandes? m’écriai-je; qui pouvaient-ils être sinon des chimistes, des économistes, des réalistes, des algébristes? N’était-elle pas morte d’un coup de compas au cœur?»

Il sourit, de ce sourire grave et radieux à la fois qui lui va si bien: «Mon Augustin, quoique tu aies un peu arrangé pour les besoins de ta cause le poëme de ce Karl Simrock, quoique tu aies tenté de t’en faire une arme contre moi, je reconnais que l’idée n’en manque pas de grandeur ni même de raison. Tu le vois, je repousse toute complicité dans le meurtre. Mais rassure-toi, mon Augustin, la bonne dame n’était qu’en léthargie; ce sont les poëtes qui sont morts, et non la poésie; elle peut se passer d’eux; elle est partout, elle est grande, elle est forte, et saura très-bien faire ses affaires elle-même. Les poëtes, usés jusqu’à la corde, ne pouvaient plus que la compromettre.

—Il faut des initiateurs cependant, lui objectai-je.

—Eh! eh! fit-il avec son même sourire placide, qui sait? Désormais, les initiateurs à la poésie ne seront peut-être autres que les hommes de la science eux-mêmes, ses prétendus meurtriers. Aujourd’hui, que la science enfante merveilles sur merveilles, qu’elle étonne, qu’elle transfigure le monde, la vérité peu suffire au sens admiratif. Tiens-toi pour averti, monsieur du conte bleu!»

J’allais me récrier, mais un grand mouvement se manifestait à bord; on courait aux bagages; comme un brave Teuton après sa dernière pipe, le vapeur lâchait sa fumée par saccades et avec de profonds soupirs. Nous arrivions à Bonn. En suprême adieu au fleuve, Antoine jeta tout un paquet de cigarettes dans le Rhin; le vieux Jean venait de remonter de la cabine; il prodiguait les poignées de main à son ami le provendier. Jean était ragaillardi et enchanté de son voyage. Jamais il n’avait rincé autant de verres que durant cette bienheureuse traversée.


IV

Bonn. — L’Étoile d’or. — Le livre d’or. — Ce que peut contenir un registre d’auberge. — S. P. Q. B. — Exigences de mon vieux Jean. — Je retrouve mon pharmacien mystérieux. — La statue et la maison de Beethoven. — Les moines de Kreutzberg. — La Lune prisonnière.

Nous devions séjourner à Bonn une partie de la journée, pour ménager les forces de Jean. Descendus à l’hôtel de l’Étoile d’or, quand l’hôtelier, M. Joseph Schmitz, vint à notre rencontre, Antoine, à qui la terre ferme avait tout à fait rendu sa belle humeur, me désignant du geste, et de son air le plus noble, lui dit: «Monsieur, je vous présente M. Augustin Canaple, une sorte de littérateur français, qui, en ce moment, prend des notes pour un voyage à travers la Prusse rhénane. Traitez-nous consciencieusement, qu’il ait bon compte à rendre de vous, je vous prie.»

Cette mauvaise plaisanterie de mon sérieux ami me valut d’abord un profond salut de M. Schmitz, qui me prit aussitôt à partie pour se plaindre à moi de M. Alexandre Dumas. M. Dumas, dans une de ses nombreuses et charmantes relations de touriste, par une impardonnable légèreté, a nommé comme propriétaire de l’Étoile d’or, à Bonn, un autre hôtelier de la même ville, Herr Simrock, le frère du poëte, le frère de ce même Karl Simrock dont justement il venait d’être question entre nous.

Certes, si M. Joseph Schmitz avait un frère dans la poésie, il est assez riche pour l’en retirer et lui donner un emploi plus convenable, dût-il le prendre avec lui comme teneur de livres, ou comme premier keller.

M. Schmitz me fit visiter en détail tout son magnifique établissement. Je doute que la salle à manger de l’hôtel du Louvre, à Paris, surpasse en grandeur, en somptuosité, celle de l’Étoile d’or, à Bonn.

Je ne m’expliquais guère la raison d’un pareil luxe dans l’auberge d’une ville prussienne de second ordre; mais M. Schmitz déposa entre mes mains un grand registre relié de maroquin rouge, et me laissa le méditer à mon aise. C’était son livre d’or.

En voici le titre:

Princes et princesses descendus à l’hôtel de l’Étoile d’or, depuis l’année 1818.

J’y trouvai, à la date du 5 juillet 1839, Son Altesse Impériale le prince Jérôme-Napoléon Bonaparte, ex-roi de Westphalie; — à la date du 29 novembre 1852, Sa Majesté la reine Marie-Amélie, comtesse de Neuilly; — Son Altesse Royale le prince de Joinville; — puis encore, en octobre 1852 et 1853, la reine Amélie, le prince et la princesse de Joinville, la princesse Marie-Amélie d’Orléans, les ducs de Penthièvre et d’Aumale, toute cette bonne et grande famille; — en octobre 1855, en juin 1856, 1857, de nouveau la reine Amélie, avec sa suite de Claremont.

Que de réflexions à faire devant ce registre d’auberge!

Au milieu de ces constellations de premier ordre s’y groupe une quantité d’étoiles de seconde et de troisième grandeur; les ducs de Hesse, de Nassau, de Brunswick; ceux de Saxe-Cobourg, de Mecklembourg, d’Oldenbourg, de Lauenbourg, de Schauenbourg, de Schwartzbourg, de Bernbourg; puis, après les ducs en bourg, les ducs en berg; c’est à n’en pas finir.

Mais parmi toutes ces Altesses, je n’y trouvai point M. Alexandre Dumas, une Altesse littéraire cependant!

Le registre m’expliquait la salle à manger. Dans celle-ci, au besoin, il doit se tenir un congrès de princes et principicules de la confédération allemande.

Tandis que dans un petit salon du rez-de-chaussée, je recueillais ces notes précieuses, j’aperçus du coin de l’œil, sur la place du Marché, mon excellent Antoine Minorel se promenant, par un soleil légèrement voilé, avec mon vieux Jean. Jean s’appuyait sans façon sur le bras d’Antoine. Tous deux, comme de bons amis, cheminaient doucement, à la volonté, à la commodité du malade. Jean ayant laissé tomber son mouchoir, je vis Antoine s’empresser de le ramasser. Les larmes m’en vinrent aux yeux. O le meilleur des ours!

Quand j’allai les rejoindre, Jean me rendit un très-bon compte de son compagnon:

«Il a été aux petits soins, me dit-il, et complaisant pour moi, ni plus ni moins que s’il était mon maître.»

Jean, comme son homonyme Jean de La Fontaine, produit de ces mots sublimes sans calcul, sans efforts, sans conscience aucune de leur valeur.

Au milieu de la place où nous nous trouvions, s’implante un obélisque de marbre où rayonne le nom de Maximilien. Antoine affectionnait ce grand batailleur, d’abord poëte, puis roi des Romains, puis empereur d’Allemagne, et qui avait eu un instant l’idée de se faire pape. Non-seulement il avait la collection des monnaies et des médailles frappées sous son règne, en Allemagne et dans les Flandres, mais dans la cathédrale d’Inspruck, en Tyrol, il avait vu son tombeau, entouré d’un cortége d’hommes bardés de fer. C’était un des vifs souvenirs de sa première jeunesse.

Nous nous rapprochâmes de l’obélisque. Au vaillant empereur ce monument avait été élevé par le sénat et le peuple de Bonn. S. P. Q. B. (Senatus populusque Bonnensis). Bonn a donc été ville libre, capitale d’un État démocratique, comme Andernach, comme tant d’autres localités, rapetissées, amoindries de nos jours jusqu’à l’état de petite ville, de bourgade, ou même disparues complétement? De combien de guerres, de révolutions, de quels remaniements de peuples les bords du Rhin n’ont-ils pas été témoins?

Cette réflexion profonde appartient à Antoine. Il la développait avec quelque complaisance, quand nous vîmes Jean porter la main à son grain de beauté, et l’effleurer légèrement de l’ongle. Craignant pour lui quelque rechute, nous nous hâtâmes de rentrer à l’hôtel.

Dès qu’il y fut installé dans une bonne chambre, devant un bon feu, je lui demandai comment il se sentait. Il se sentait un grand appétit.

Sur mon ordre, on lui apporta un potage et un œuf à la coque. Il déclara préférer une aile de poulet, sans renoncer ni à l’œuf ni au potage. Il émit aussi cette opinion qu’un verre de vin de Bordeaux lui serait bon, le bordeaux lui réussissant toujours pour ses faiblesses de jambes ou d’estomac.

Je me demandai où il avait été à même d’en faire l’expérience.

Quoique je n’accomplisse pas ma longue et laborieuse tournée en Allemagne, rien que pour y faire un recueil des mots heureux de maître Jean, ce même jour, il en eut encore un que je ne puis passer sous silence, tant il me semble compléter le caractère de ce rare serviteur.

Son potage pris, après s’être humecté les lèvres d’un demi-verre de léoville, il demanda au keller de service auprès de lui, un journal, un journal français.

Je lui fis observer que la lecture, surtout en mangeant, ne pouvait que le fatiguer.

«Aussi, me répondit-il, je comptais que monsieur lirait à mon intention, tout haut; j’aime beaucoup à entendre lire monsieur; monsieur prononce bien.»

Décidément, Jean m’avait pris à son service.

Il était une heure; la cloche du dîner sonnait à l’hôtel; je recommandai Jean au keller et, Antoine et moi, nous abordâmes le chemin de la magnifique salle à manger.

Sauf quelques Anglais et Anglaises, nos compagnons de bord, nous n’y vîmes que de tout jeunes gens, des étudiants de l’Université sans doute.

La ville de Bonn est célèbre par son Université, la mieux famée de l’Allemagne. Le prince Albert, le mari de la reine Victoria, avait été étudiant à Bonn, Henri Heine de même; mais ici les poëtes ne comptent pas.

Une immense corbeille de fleurs s’élevant au milieu de la table me dérobait une partie des convives. Au rôti, la corbeille enlevée, j’aperçus devant moi une figure de connaissance; c’était l’homme aux pluies d’argent, l’homme à l’anagallis arvensis, mon pharmacien mystérieux! A Heidelberg, en effet, on me l’avait signalé comme un étudiant de Bonn. Je demandai à M. Joseph Schmitz, qui m’avait fait l’honneur d’une place près de lui, quel était ce jeune homme habillé de noir, cravaté de blanc.

«Son Altesse le duc de ***, me répondit-il, fils de Son Altesse le duc défunt de ***, et le neveu, l’héritier de Son Altesse le prince régnant.»

Il me désigna ensuite, non sans un certain air de fierté, plusieurs autres jeunes Altesses qui garnissaient la table, sablant le vin de Champagne comme vin d’ordinaire; du vin Brascassin peut-être!

Je comprenais maintenant comment le soi-disant élève en pharmacie jetait l’or et l’argent à poignées, et la considération toute particulière dont les autres étudiants l’entouraient; je comprenais aussi, sur le fameux registre rouge de M. Schmitz, au milieu de quelques noms illustres et respectés, cette multitude de comtes, de ducs, presque tous étudiants sans doute, les nobles commensaux ou locataires de l’Étoile d’or.

Quand on se leva de table, M. Schmitz me proposa de me présenter au jeune duc de ***, qui justement alors avait les yeux tournés vers moi, tout en parlant bas à un de ses voisins; et il me sembla voir voltiger sur ses lèvres le mot: Mouron.

J’accueillis modestement la proposition par un refus formel.

«Pourquoi donc? pourquoi donc? me dit l’hôtelier en insistant; Son Altesse se laisse facilement aborder, et un littérateur aussi distingué que vous, connu en Allemagne comme en France....»

Heureusement, une voix fortement timbrée vint l’interrompre au milieu de sa phrase:

«Mon ami, lui objecta Antoine, quoique littérateur très-distingué, n’est connu en France que de moi. Il ne travaille que pour moi seul.»

Et il disait vrai, ou peu s’en faut.

M. Schmitz, croyant avoir affaire à mon collaborateur en chef, lui adressa un salut non moins profond que celui qu’il m’avait adressé à moi-même à notre entrée à l’hôtel.

Ne devant prendre le chemin de fer qu’à six heures, nous avions le temps de visiter la ville et ses environs, si Jean voulait bien nous le permettre. Jean dormait, dormait profondément. Après avoir chargé son même keller de veiller sur son sommeil, nous fîmes appeler le guide attaché à l’établissement pour nous renseigner auprès de lui.

En homme habile, qui entend ses intérêts et ceux de l’hôtel, le guide nous cita dans la ville et ses environs des lieux célèbres, des monuments, des jardins, des châteaux, des curiosités, de quoi nous retenir à Bonn pendant huit jours. Si nous l’en avions cru, sous prétexte d’environs de Bonn, il nous aurait volontiers fait rebrousser chemin jusqu’à Coblentz.... peut-être jusqu’à Stolzenfels!

«Pour aujourd’hui, messieurs, nous avons à visiter le Munster, la cathédrale....

—Qu’y verrons-nous?

—D’abord, la statue de sa fondatrice, l’impératrice Hélène, la femme du grand Constantin....

—Sa mère, il me semble, dit Antoine.

— Non, sa femme.

—Depuis peu alors! murmura mon ami avec sa gravité habituelle. Ensuite?

—Des tombes d’archevêques....

—Passons.

—Sur la place, devant le Munster, se trouve le monument élevé au célèbre compositeur Louis Van Beethoven, qui était sourd, et n’en composa pas moins des symphonies admirables.

—Est-ce que tu comprends qu’un sourd soit musicien? me dit Antoine.

—Pourquoi pas? lui répliquai-je; la statue de Memnon rendait des sons harmonieux que, certes, elle était incapable d’apprécier.

—C’est ce que j’allais dire, reprit le guide; et il continua son programme. A l’Université, musée de peinture, musée romain, salle des statues, salle des médailles....»

Antoine ouvrit de grands yeux.

«Y verrai-je des médailles à la marque S. P. Q. B.?

—La salle des statues et celle des médailles sont fermées aujourd’hui, mais demain....

—Passons!

—A l’observatoire....

—Qu’y verrons-nous?

—Une magnifique allée de marronniers d’Inde....

—Passons!

—Au château de Clemensruhe, au village de Poppelsdorf....

—Qu’y verrons-nous?

—D’abord, une magnifique allée de sapins....

—Passons!

—Au Kreutzberg....

— Qu’y verrons-nous?

—Les corps de vingt-cinq moines, parfaitement conservés.»

A mon tour, j’avais les paupières béantes. Je songeais à prendre ma revanche du vieux cimetière de Francfort, où je n’avais vu qu’une jolie fillette rose et un gardien bon vivant tressant des couronnes funèbres. Je votai pour le Kreutzberg. Antoine opina du bonnet.

Il s’agissait de se procurer une voiture; M. Schmitz mit galamment la sienne à notre disposition. Je commence à croire que la mauvaise plaisanterie d’Antoine était excellente.

Tandis qu’on attelle, nous allons visiter la statue de Beethoven, et la maison où il est né, rue du Rhin. Elle porte le numéro 934; après quoi, prenant congé de notre cicerone, que le cocher pouvait remplacer facilement, nous nous mettons en route.

Seul avec Antoine, je ne manquai pas de lui raconter l’histoire de Son Altesse Ducale, mon élève apothicaire, comment je l’avais rencontré d’abord aux ruines d’Aller-Heiligen, où j’étais à la recherche de mon chapeau et de Brascassin....

Je le croyais très-attentif à mon récit:

«A propos de ce Brascassin, dit-il en m’interrompant, c’est un fort aimable garçon, et un peu chimiste, sais-tu? ce qui ne peut pas nuire à un fabricant de vin de Champagne. As-tu répondu à son invitation pour ce mariage?

—Tu sais bien que non; où aurais-je adressé ma réponse?

—Mais à Épernay, à tout hasard.

—Je lui écrirai aussi bien de Marly-le-Roi. On a toujours le temps de répondre quand il s’agit d’un refus.

—Ainsi tu refuses?

—Je refuse net! je ne retarderais pas mon retour à Marly de deux heures, même pour assister à tes propres noces, à toi!

—Tu as peut-être raison, me dit Antoine; à ton âge, il est sage de ne plus assister aux mariages ni aux enterrements; on peut se laisser entraîner par l’exemple.

—Quoi! à mon âge? J’ai quarante-cinq ans!

—Au moins!»

Et nous parlâmes d’autre chose.

En arrivant devant la petite église de Kreutzberg, nous trouvâmes le sacristain occupé à rattacher la vigne qui en décorait le fronton. Il descendit de son échelle, mit sa botte de joncs sous son bras, sa serpette dans sa poche, et, sans quitter même son tablier de travailleur, nous introduisit dans l’église. Là, il alluma une chandelle, une simple chandelle de suif (j’aurais préféré une torche), et souleva une dalle en avant du maître autel; j’entrevis des marches de pierre, en petit nombre, mais inégales et glissantes, une voûte sombre, et quelque chose de blanc, de vague, de rigide, qui s’espaçait sur le sol de chaque côté du caveau. Je frissonnai; la sueur me monta au front; cette fois du moins j’avais l’émotion que j’étais venu sottement chercher.

Nous autres bourgeois de Paris, après avoir pris tant de soin afin de nous clôturer dans notre bien-être prudent, même quelque peu égoïste, dans le but d’éloigner de nous toute sensation pénible, tout spectacle capable de troubler nos joies ou notre digestion, pourquoi courons-nous ensuite de nous-mêmes, et avec une sorte d’instinct féroce, au-devant des spectacles les plus épouvantables? Moi, du moins, j’ai à me rendre cette justice que contre les langueurs de ma vie calme et les affadissements de mes joies champêtres, je n’ai jamais eu recours à ces violents réactifs d’une visite à la morgue, ou d’une exécution publique.

Mais alors qu’étais-je venu chercher dans ce caveau du Kreutzberg?

J’hésitais donc à descendre:

«Pristi! quel diable de plaisir as-tu pu espérer de cette exhibition? te voilà tout pâle. Allons! remonte en voiture,» me dit Antoine.

A sa voix, le courage me revint; je franchis la première marche, puis la seconde; je n’avais pas encore touché le sol funèbre que déjà mon émotion s’était complétement évanouie.

On nous avait beaucoup vanté la propriété de la terre du caveau pour la parfaite conservation des corps, et Antoine, qui complotait d’en dérober quelques poignées pour en faire l’analyse chimique, m’avait entretenu à ce sujet de ces fameuses momies d’Auvergne, conservant après des siècles non-seulement la forme de leurs muscles, mais jusqu’à la souplesse synoviale de leurs articulations.

Nous avions sous les yeux, non vingt-cinq cadavres, mais bien vingt-cinq squelettes, ou à peu près, couchés, les uns dans leurs bières, les autres sur une planche, revêtus de leurs uniformes de moines, tombés en poussière sous l’action du temps tout aussi bien que leur vêtement charnel. Tel moine n’avait de parfaitement conservé que ses souliers; tel autre son capuchon, lequel ne recouvrait plus qu’un front dénudé et des orbites vides. Le troisième, sur la rangée de gauche, la bouche ouverte (je le vois encore!), garde seul une physionomie à peu près humaine, une espèce de cartonnage, un masque, voilà tout. Le caveau de Kreutzberg est un ossuaire, non un hypogée.

Antoine négligea de recueillir un échantillon de cette terre conservatrice.

Et voilà ce que nous étions venus voir de deux lieues de distance (quatre lieues, aller et retour)! Être mystifié par des vivants, passe encore, c’est dans l’ordre, mais par des morts!...

L’humble église de Kreutzberg possède un escalier sacré de vingt-huit marches, en beau marbre de Carrare, fidèlement calqué sur la fameuse Scala sancta où s’imprimèrent les pas de Jésus-Christ se rendant chez Pilate pour y être jugé.

On découvre de là un panorama admirable.

Dans toutes les églises d’Allemagne, à Mayence comme à Francfort, quand on a visité les curiosités apparentes, et réglé son compte avec l’homme qui vous a accompagné, un autre individu, sous forme de cicerone-adjoint, se présente pour vous initier à la connaissance d’une merveille, d’un chef-d’œuvre de peinture. Il fait briller à vos yeux un trousseau de clefs, ouvre trois portes devant vous, et vous arrivez à la sacristie. Là, sur un simulacre d’autel est un tableau recouvert d’un voile épais. On tire le rideau; c’est une sainte Famille ou une Adoration des mages, un Holbein ou un Rubens; une copie ou un original; vous avez vu, content ou non, vous payez derechef et le cicerone-adjoint vous reconduit jusqu’à la porte extérieure.

Il en fut à peu près ainsi pour nous avec l’humble sacristain de la petite église de Kreutzberg. N’ayant point de suppléant, il se contenta d’ôter son tablier de vigneron; et après nous avoir fait des sommités de la Scala sancta descendre dans une modeste chambre que je soupçonne fort être moins la sacristie que le logement du sacristain, il nous indiqua du doigt, appendu à un mur blanchi à la chaux, et dont il était l’unique ornement, un petit tableau d’une assez bonne composition et dont le sujet, qu’il nous expliqua, me parut curieux.

«Dans les temps anciens, un curé de Kreutzberg, homme fort pieux et savant magicien (on sait qu’alors ces deux titres pouvaient s’accoler), pour punir ses paroissiens de leurs déportements, avec l’assentiment de Dieu, avait fait la lune prisonnière. Il l’avait enfermée chez lui, dans une cage de fer, et depuis ce moment elle cessait de se montrer à l’horizon. La nuit avait perdu son flambeau naturel. Certes, les paroissiens de Kreutzberg, qui avaient mérité ce châtiment, s’ils souffraient beaucoup de son absence, n’avaient que ce qu’ils méritaient; mais comme déjà dans ce temps il n’y avait qu’une lune pour tous les habitants de la terre, le reste du monde gémissait autant qu’eux de ces ténèbres continues qui se prolongeaient quotidiennement depuis le coucher du soleil jusqu’à son lever.

«Dieu comprit que les choses ne pouvaient durer ainsi. Il autorisa un séraphin à entreprendre la délivrance de la lune, en lui imposant pour condition toutefois de ne point toucher à la cage de la captive, cette cage étant protégée par la croix.

«Pour le séraphin, avec une semblable restriction, l’entreprise était difficile. Mais les séraphins sont des intelligences supérieures. A travers les barreaux rapprochés et contournés de la cage ne pouvant faire sortir la captive d’un seul bloc, celui-ci trouva moyen de la découper par tranches, par fragments; ces fragments, au nombre de quatre, passèrent facilement et au besoin pouvaient se rajuster. Du superflu il fit des étoiles.

«C’est depuis ce temps, nous dit le sacristain, que la lune, tantôt de gauche, tantôt de droite, nous apparaît par quartiers.»

L’historiette m’amusa, je la recueillis; le petit tableau même me tenta. J’en pris une esquisse.

Comme nous retournions à Bonn, nous rencontrâmes, sans l’avoir cherchée cette fois, la magnifique allée de sapins de Poppelsdorf, dont nous avait parlé le guide, et même son cimetière, où nous fîmes une station. Dans ce cimetière sont enterrés la femme et le fils de Schiller. Quant à lui, les honneurs de la tombe l’ont séparé de sa famille. Il repose, ainsi que Gœthe, dans le caveau grand-ducal de Saxe-Weimar, près de ce noble Charles-Auguste, qui fut leur protecteur à tous deux. N’importe! fi de la gloire qui de notre vivant, et même après notre mort, nous sépare ainsi de ceux que nous aimons, ou que nous avons aimés!

A six heures moins un quart nous faisions notre rentrée à l’Étoile d’Or; à sept heures, grâce au chemin de fer, nous étions à Cologne.


V

Cologne. — Rêverie. — Système d’Antoine touchant la littérature et les orgues de Barbarie. — Publierai-je ou ne publierai-je pas mon voyage? — La tribu des Farina. — Rubens et Marie de Médicis. — Vision sous le tunnel de Kœnigsdorf.

La nuit est venue. De Cologne, je n’ai vu encore que la salle à manger du grand hôtel royal. Elle ne vaut pas celle de l’Étoile d’or. Maintenant, tandis qu’Antoine est allé visiter le pont de bateaux, assis devant une table, près d’une fenêtre ouverte sur le Rhin, j’achève de mettre en ordre mes notes de voyage. Des sons joyeux de flûtes et de violons arrivent jusqu’à moi. Ce sont les casinos de Deutz qui, de l’autre côté du fleuve, m’envoient des symphonies de bal et de noce, juste au moment où j’essaye de fixer sur le papier mes impressions à ma descente dans le caveau funèbre de Kreutzberg.... Ces airs vifs et sautillants changent le cours de mes idées. On danse donc là-bas? On y danse, on s’y marie peut-être.... Je laisse là mes vingt-cinq squelettes de moines. Je songe à Brascassin et à Mme de X.... Mme de X...! Oui, c’était bien la femme qui me convenait.... De l’observatoire de Gespell, quand je l’ai aperçue pour la première fois, à deux lieues de distance, une voix secrète et sympathique ne s’était-elle pas élevée en moi?... Et j’aurais consenti à être témoin de son mariage avec Brascassin?... Jamais!

Les orchestres de Deutz cessent de se faire entendre; j’interromps mes rêves pour reprendre mon travail. Une nouvelle symphonie, plus rapprochée, moins mélodique, résonne chromatiquement derrière moi, et vient de nouveau me distraire. C’est Jean qui dort à grand orchestre. Travaillez donc au milieu de toutes ces musiques!... Enfin, Jean cesse de ronfler; les casinos de Deutz se taisent; mais à peine ai-je repris la plume, je m’entends apostropher par une voix de basse-taille; c’est Antoine qui rentre: «Tu te tueras, Augustin! Encore au travail! Voyons, sérieusement, nourrirais-tu donc quelque fatal projet de publicité au sujet de ton voyage?

—Pourquoi pas? Ne puis-je espérer le succès aussi bien que tant d’autres?

—Dieu me garde de le dire et même de le penser, mon Augustin; de par le monde des cabinets de lecture il circule beaucoup d’ouvrages en renom, dont, certes, les auteurs n’ont pas plus de talent que toi, j’en suis convaincu.»

Tout surpris, je l’écoutais avec plaisir, avec surprise; il m’avait jusqu’alors si peu habitué à la flatterie!

«Vois-tu, ami, poursuivit Antoine en prenant un siége et posant son chapeau sur ma table même, au milieu de mes papiers; sans être ni artiste ni poëte, j’ai mon éprouvette, ma pierre de touche qui me met à même de prédire à coup sûr un succès littéraire, et, là, franchement, entre nous, je te crois largement doué de tout ce qu’il faut pour réussir.»

Le cœur de plus en plus chatouillé: «Voyons ta pierre de touche, lui dis-je en rapprochant ma chaise de la sienne.

— Il en est, vois-tu, de la littérature comme de la musique; ainsi, par exemple, l’instrument le plus simple, le plus rudimentaire, c’est bien certainement le tambour, n’est-ce pas? Eh bien, le soir, sur ton boulevard du Temple, vois quelle foule emboîte le pas à la suite de l’artiste militaire! c’est toute une armée de titis et de faubouriens. Si des cris d’enthousiasme n’éclatent point, c’est que ces fanatiques de la peau d’âne craignent de perdre un roulement ou un tic tac de baguettes. Quel que soit le charme du tambour, cependant nos boutiquiers, plus raffinés dans leurs goûts, dilettanti d’un ordre supérieur, lui préfèrent, et de beaucoup, l’orgue de Barbarie, instrument plus compliqué, plus harmonieux. Toutefois, déjà l’enthousiasme est moindre; les bons petits bourgeois ne s’aviseront pas de faire escorte à l’orgue comme les gamins au tambour; c’est encore un succès néanmoins, un grand succès! Dès que l’orgue stationne sur un point quelconque de la voie publique, la fruitière, la confiseuse, les jeunes demoiselles de boutique, les commis en bonneterie et en épicerie, sont sur leur porte, l’oreille tendue; du haut en bas des maisons, les fenêtres s’ouvrent et les sous pleuvent; mais sache-le, Augustin, le divin Apollon en personne, la lyre en main, viendrait à traverser ces mêmes rues, ces mêmes boulevards, à peine quelques honnêtes gens le salueraient-ils, sans l’acclamer; les autres lui feraient la grimace et l’enverraient demander sa rémunération, c’est-à-dire un succès, à la postérité.

—Je ne vois pas trop où tu veux en venir, dis-je à Antoine, avec un certain malaise d’esprit.

—J’en veux venir à la démonstration de cette vérité incontestable, la base de mon système: à chaque auteur son public; plus l’auteur est médiocre, plus le public fait nombre autour de lui, car, grâce à la vulgarité de sa forme, au peu d’élévation de son vol de basse-cour, il jouit alors de l’heureux privilége de se faire comprendre de tous ces liseurs ignares et crétins, aussi multipliés aujourd’hui que les étoiles du ciel, les sables de la mer et les guêpes dans les années à fruits; de ces liseurs sortis de terre, et comme les vers de terre, avalant tout sans mâcher et sans digérer; tout-puissants par leur nombre, ce sont ceux-là qui imposent aujourd’hui à la littérature sa marche boiteuse et rétrograde; ce sont ceux-là qui distribuent les couronnes! foin ou laurier, peu importe!

—Merci, Antoine; ainsi, selon toi, je ne suis bon qu’à amuser messieurs des faubourgs.

—Oh! non, non, mon Augustin; sont-ils capables de t’apprécier? Tes succès seront moins bruyants mais plus honorables; c’est à la bourgeoisie marchande, même à ces dames de la finance et à leurs femmes de chambre que tu les devras; en littérature, tu joues de l’orgue.»

Je fis faire un mouvement de recul à ma chaise.

«Quelle mouche te pique, ce soir? Tes cigarettes sont-elles devenues venimeuses?

—Eh quoi! tes aspirations allaient donc plus haut? Ainsi, tu n’as écrit tes petites notes de voyage que pour charmer les loisirs des savants et des hommes d’État?

—Dieu m’en garde!

—Alors, contentez-vous de votre lot, monsieur!... Par malheur, mon pauvre Augustin, si les joueurs d’orgue ont plus que d’autres des chances de réussite, la réussite peut leur échapper cependant. Le gros public de la boutique et de l’antichambre, avant de se soucier de l’ouvrage, s’avise parfois de se soucier de l’auteur: est-il jeune? est-il joli homme? ressemble-t-il à l’un de ses héros? a-t-il eu des aventures galantes avec des princesses russes, ou des dames choristes de nos petits théâtres? combien de fois s’est-il déjà battu en duel?... a-t-il tué son homme? Il faut que le malheureux paye d’abord de sa personne. De cette nécessité fatale d’attirer sur soi l’attention du public, pour l’attirer ensuite sur son livre, résultent des conséquences fâcheuses. Une foule de bons et honnêtes garçons, qui n’auraient pas demandé mieux que de vivre calmes et retirés, tout entiers à leur labeur machinal et quotidien, se sont vus forcés à mille extravagances pour ne pas se laisser oublier. On ne peut pas toujours couper la queue à son chien; aujourd’hui, c’est au maître d’entrer en scène. L’un se fait remarquer par l’excentricité de son costume et de ses manières, l’autre par ses querelles incessantes avec toutes les autorités de la terre, afin de contraindre les échos de la publicité à répéter son nom et ses bons mots; à l’instar du comte de Mirabeau, qui s’était fait marchand de draps, un troisième se fait marchand de poisson; celui-ci arme en guerre, comme M. de Marlborough; celui-là se fait trappiste, ou même se fait mort! quitte à ressusciter pour recevoir son ovation. Jongleries sur jongleries! Voyons, Augustin, un succès te sourirait-il, à de semblables conditions? D’ailleurs, te sens-tu assez solide pour te lancer dans ces exercices de haute voltige?

—Mille fois plutôt briser ma plume! m’écriai-je.

— Très-bien! tu n’as pas dit: ma lyre; je t’en remercie.

—Mais, repris-je, ces exigences du succès, ne les as-tu pas rêvées, pour le plaisir de gourmander et de donner un coup de boutoir à notre littérature contemporaine, honorable et honorée, quoi que tu en dises!

—Pouah!... la vilaine! Je ne parle que de celle des joueurs d’orgue, bien entendu! ajouta-t-il en forme de parenthèse; au surplus, libre à toi d’affronter ton gros public sans les préliminaires indispensables; mais tu n’es encore qu’un débutant, et un débutant.... pas jeune! avec toi il se croira en droit de faire le connaisseur, le puriste, la bête féroce. Va porter des vivres à cette ménagerie; ils n’y toucheront que pour y chercher cette saveur d’impureté qui leur plaît tant. Alors tu es un homme noyé! Et les journaux, grand Dieu! tu n’appartiens ni à une école, ni à une coterie, s’ils s’occupent de toi, ils t’éreinteront. Ce ne sera sans doute que bonne justice; c’est égal! ton nom brocardé, conspué, le nom de mon ami, ce nom que j’aime, traîné sur la claie de leurs chroniques, de leurs feuilletons, tiens, vois-tu, cette idée me fait mal!»

Je lui tendis la main:

«Je le savais bien, cher Antoine, tu n’es aussi méchant ce soir que dans les meilleures intentions du monde. Tu voulais m’effrayer?

—Non pas! Je suis effrayé moi-même!

—Eh bien, rassure-toi. Mon nom, le nom de ton ami, ne figurera point sur mon livre, qui vaudra peut-être mieux que tu ne penses.... Je compte m’adjoindre un collaborateur.

— Et il signera pour toi?

—Oui.

—Quel est cet audacieux?

—Un de mes voisins de campagne, un brave garçon, sans trop de vanité littéraire; il n’a pas le droit d’en avoir peut-être; mais il a déjà publié divers volumes; il a plus que moi l’habitude....

—Tu le nommes?

—M. Saintine.

—Connais pas.

—Il est cependant très-connu.... à Marly-le-Roi.

—Et il acceptera la collaboration?

—Il ne peut guère me refuser; nous demeurons porte à porte.

—Ah!

—Je veux dire par là que nous sommes en bons rapports. Je suis souvent son partenaire au whist.... un autre genre de collaboration, et la chance nous est heureuse.

—Tu m’en diras tant!... Et qui fera les frais de l’impression?

—Moi!

—Seul moyen de bien t’entendre avec ton éditeur.

—C’est ce que j’ai pensé, puis, comme cela se fait à Londres, je veux débuter par une édition de luxe, une édition illustrée....

—De tes dessins?

—Justement!

—Brrrou! fit Antoine, avec un frémissement d’épaules; la nuit se fait froide. Allons, poëte, ferme ta fenêtre et couche-toi. Tu as plus besoin de sommeil que le monde n’a besoin de tes divagations de voyageur. Bonsoir!»

Il prit son chapeau et rentra dans sa chambre. Je suivis son conseil et me couchai; mais le sommeil eut de la peine à venir: «Publierai-je ou ne publierai-je pas mon voyage?»

Cette idée controversée dans ma tête me tint longtemps les yeux ouverts. Le reste de la nuit, il me sembla entendre un orgue de Barbarie jouer sous ma fenêtre.

.... Ce matin, 27 mai, nous avons visité tout Cologne, la cathédrale, l’hôtel de ville, les églises des Saints-Apôtres, de Saint-Géréon, de Sainte-Ursule, l’entrepôt, et cette longue rue dans laquelle chaque boutique inscrit sur son fronton le nom d’un Farina! nom prestigieux, nom dynastique, et qu’il suffit de porter légitimement pour arriver à la fortune.

La liqueur cosmétique dite: eau de Cologne, par droit de conquête et par droit de naissance appartient aux Farina; il faut un Farina pour la composer et la débiter, quoique le secret de sa composition soit connu de tout le monde et qu’aucun brevet, aucun privilége exclusif ne protégent cette grande usurpation. Mais pour la fabrication de cette eau, le Farina est tout aussi indispensable que le néroli; aussi, quoique les Farina pullulent prodigieusement à Cologne, on n’en a jamais assez. Ceux qui ne peuvent trouver place dans leur ville natale, on les envoie dans les autres villes de l’Allemagne, ou en France, en Italie, en Amérique, en Australie, dans les archipels des îles Sandwich. Un Farina qui ne vendrait pas de l’eau de Cologne serait déchu de sa caste et renié par les autres Farina; une eau de Cologne qui ne porterait pas le nom de Farina serait estimée plus bas que de l’eau de fontaine, non filtrée.

Voilà ce qui m’a été affirmé à Cologne même, par un indigène du lieu, qui regrettait fort de ne point se nommer Farina, autant que j’en ai pu juger à sa mine piteuse et à son habit percé au coude.

J’ai eu l’honneur de voir plusieurs membres de cette glorieuse famille des Farina; ils n’ont ostensiblement rien qui les distingue des autres hommes.

Quant à la cathédrale, il faudrait plus de temps pour la décrire qu’il n’en a fallu pour la construire, et elle date du treizième siècle, quoique inachevée encore.

Me trouvant à Cologne, je ne pouvais manquer de m’apitoyer sur le sort de l’infortunée Marie de Médicis, veuve de Henri IV, mère de Louis XIII, qui y est morte de misère dans un galetas, ainsi que me l’ont répété tous mes historiens classiques.

Antoine n’aimait point Marie de Médicis; sur ses médailles, il lui trouvait la lèvre pincée et l’air faux; d’ailleurs il prétendait avoir sur elle les plus fâcheux renseignements. Il lui refusait même, comme expiation de ses fautes, sa fin malheureuse.

Selon lui, le galetas de Marie de Médicis était une figure de rhétorique, un mythe impossible, un de ces canards comme il en barbote tout le long des rivages de la grande histoire. Moi, je tenais à mon galetas; il m’avait été affirmé par tous mes professeurs, solidement appuyés eux-mêmes par nos annalistes les plus recommandables, Anquetil, le président Hénault, gens dignes de foi.

Comme son cousin Junius, Antoine aurait eu honte de reculer d’une semelle dans la discussion. En dépit de ces graves témoignages, il tenait bon, s’obstinant à nier le galetas.

Mais nous étions à Cologne sur le lieu même de la scène.

Nous nous dirigeâmes tous deux vers la maison Jabach, où Marie de Médicis avait fini ses jours. J’y entrai seul, Antoine s’étant arrêté en route devant une boutique de bric-à-brac, décorée sur sa devanture d’une sébile pleine de vieux sous.

Dans la maison Jabach, j’essayai d’abord de recueillir quelques renseignements du concierge; il était absent; je m’adressai au rez-de-chaussée, occupé par un marchand de tabatières; j’y vis des tabatières en bois, en carton, en métal, en cuir, en corne, et même en fécule de pomme de terre; mais je n’y vis pas le marchand. Cependant je tenais à trouver mon galetas. Vainement je frappai à toutes les portes, je n’en pus faire sortir que des cuisinières blondes qui m’écoutaient d’un air effaré, ouvraient la bouche et restaient muettes.

Découragé, je regagnai la rue. La première personne que j’y vis, ce fut Antoine; il m’appelait à lui et paraissait en extase devant la façade de la maison Jabach. «J’avais donc raison, mille fois raison, me dit-il; tiens, lis, voici mes preuves; elles me suffisent.» Et il m’indiqua du doigt l’un des pilastres latéraux de la porte cochère.

J’y lus ces mots, inscrits en français: «En cette maison, le 29 juin 1597, est né Pierre-Paul Rubens, le septième enfant de son père. Il est mort à Anvers le 30 mai 1640.»

Cette première preuve me semblait peu convaincante; je passai à l’autre inscription:

«Dans cette même maison, en 1642, est morte Marie de Médicis, en cette même chambre où était né Pierre-Paul Rubens.»

«Pèse bien cette phrase, me dit Antoine en m’interrompant dans ma lecture. Marie de Médicis est morte dans cette même chambre où Rubens est né; Rubens, nécessairement, n’a pu naître que dans la chambre où sa mère est accouchée de lui, n’est-ce pas? C’est là un fait assez probable. Or, M. Rubens le père, ancien magistrat fort riche, était propriétaire de cette maison; il l’habitait seul avec sa famille; sa femme donc devait en occuper le principal appartement. Est-il présumable qu’elle ait grimpé dans un galetas pour mettre au monde son dernier enfant?

—Très-bien! dis-je; mais galetas ne signifie pas absolument grenier, et l’appartement de la mère de Rubens, confortable en 1597, je l’admets, a fort bien pu, par la suite du temps, se transformer en un séjour à peine habitable.

—Cela serait possible, reprit Antoine, mais cette maison où il était né, Rubens, plus riche encore que n’avait été son père, la posséda après celui-ci jusqu’à la fin de ses jours, comme vient de me l’apprendre mon marchand de bric-à-brac. Maintenant, rappelle-toi, si tu l’as jamais su, sache-le, si tu l’ignores, Rubens avait été le protégé, l’obligé de Marie de Médicis; il lui avait dû son chef-d’œuvre; est-il probable que dans sa position de fortune, naturellement généreux et reconnaissant, comme tout grand artiste, il ait été installer sa locataire, sa bienfaitrice, une reine! dans un taudis? Non! Raye donc de ta mémoire le galetas de Marie de Médicis; la veuve de Henri IV n’est pas morte dans la misère; M. Anquetil et M. le président Hénault, qui te l’ont dit, t’en ont grossièrement imposé. Si tu en doutes encore, jette les yeux au bas de cette inscription, tracée sur place par des contemporains.»

Au bas de la seconde inscription, je lus: «Elle a fait beaucoup de bien aux pauvres.» Je me déclarai convaincu; Antoine a toujours raison.

Deux heures sonnent, nous courons au grand hôtel Royal chercher le vieux Jean; nous le trouvons en train d’achever son second déjeuner, et nous nous dirigeons vers l’embarcadère.

En quittant Cologne pour gagner Aix-la-Chapelle, on tourne le dos au Rhin, la voie ferrée traçant un angle aigu avec la rive du fleuve. L’Allemagne elle-même semble s’effacer devant nous. Noble Allemagne, accroupi dans l’encoignure de mon wagon, je songeais à toi, à tes bons et loyaux habitants, à ta jeunesse enthousiaste, à tes aspirations vers la liberté, vers l’unité; je ne t’avais pas quittée encore que je te regrettais déjà; je me sentais reconnaissant de ton beau soleil, qui avait presque constamment réchauffé ma route, de tes vertes forêts, de ton beau fleuve, et de la courtoisie de tes hôteliers; pour compléter mon voyage près de s’achever, j’évertuais mon imagination à me montrer de toi ce que je n’avais pu voir; je visitais ta province du Harz et ses vallées ombreuses, noircies de sapins; j’escaladais les hautes montagnes où ton vieux roi Witikind, où ton vieil empereur Barberousse dorment en attendant le jour du réveil national, ce grand jour où les feuilles doivent reverdir au front des arbres morts. Tout à coup, une obscurité profonde se fit autour de moi; à travers les ténèbres, j’entendis des voix crier sourdement: «Teutonia! Teutonia!...» Aux lueurs d’une flamme rougeâtre qui semblait courir sur la terre, j’aperçus Barberousse et Witikind, avec leurs longues barbes traînantes, et s’apprêtant à s’en dépouiller et à reverdir comme les arbres. A leurs appels répétés, au milieu d’affreux grincements de fer et de bruits aigus, semblables à des chocs d’armes et aux sifflements du vent, la terre s’entr’ouvrit; il en sortit une vapeur, une forme blanche, une femme! C’était Teutonia. A son aspect, les deux héros poussèrent une exclamation de joie, bientôt étouffée sous un cri de surprise désespérée, et ils se voilèrent les yeux.

Teutonia n’était plus la vierge d’autrefois, simplement vêtue de la saye germaine, aux membres sains et robustes, harmonieusement reliés entre eux; c’était une matrone, grande et vigoureuse encore, mais de mille façons contrastant avec elle-même. Ses vêtements bigarrés appartenaient à tous les temps, à toutes les modes; sa figure grimaçait convulsivement sous la pression multiple de vingt idées incohérentes; ses membres disparates, à l’instar de ceux de quelques divinités indiennes, présentaient des anomalies monstrueuses. A ses épaules se rattachaient une multitude de petits bras, plutôt confédérés que reliés les uns aux autres; tous s’agitaient en sens divers. Sa jambe droite, longue et flexueuse, semblait tâter le sol pour y chercher tour à tour des points d’appui différents; sa jambe gauche, plus solide, mais rigide, presque ankylosée, était plus courte que l’autre, ce qui forçait la dame de se servir d’une béquille pour ne pas trébucher. Le long de cette béquille flottaient de petites banderoles avec ces mots: — Constitution. — Liberté civile. — Promesses de...; et sur sa tête se dressaient, en guise de coiffure, des tourelles féodales, et sur sa large poitrine s’étageaient la bible de Luther, le rituel catholique, et le catéchisme philosophique d’Hegel.

Witikind et Barberousse poussèrent un long gémissement, le cercle magique s’effaça, ainsi que ma vision.

Cependant, quand je rouvris les yeux, l’obscurité n’avait pas cessé, j’entendais encore les sifflements de l’air, le bruit des armures, une lueur ardente continuait de rougir la terre. Ce bruit, cette lueur, ces sifflements, n’avaient d’autre cause que notre locomotive.

Comme je rêvassais, nous traversions le tunnel de Kœnigsdorf, qui n’a pas moins de quatorze à quinze cents mètres de longueur. Enfin la lumière se fit tout à coup, et ma vision s’évanouit.


VI

Aix-la-Chapelle. — Le tombeau. — Le trésor. — Nouveau coup de boutoir d’Antoine à propos de Charlemagne, des dentistes, et des noix de coco. — De Verviers a Bruxelles. — Jean contrebandier. — Coup de théâtre au débarcadère.

Le Rhin seul donne aux villes de cette partie de l’Allemagne une allure hautaine et fière. Privée de cet accompagnement, Aix-la-Chapelle ne paraît plus être qu’une ville de province, propre et bien ordonnée. Elle n’est grande, elle n’est peuplée, que par le souvenir de Charlemagne.

C’est ici qu’il est né, c’est ici qu’il a été déposé en terre, dans l’église fondée par lui; c’est ici, en 997, que l’empereur Othon III, cédant à un sentiment ardent d’étrange curiosité, le visita, dans son tombeau. Il le trouva assis sur sa chaise de marbre, la couronne au front, le sceptre dans la main, le manteau impérial sur les épaules. Tout cela avait déjà un peu souffert du temps. Le ver du sépulcre non-seulement s’était attaqué au manteau, mais aussi au visage de l’illustre mort; le bout du nez manquait. Othon le fit remplacer au moyen d’un fragment d’or, artistement travaillé; puis, après s’être respectueusement incliné devant le héros, après avoir pris le soin pieux de lui faire les ongles lui-même, il se retira, fermant la porte sur lui, et croyant le sceller de nouveau dans son éternité.

Deux siècles plus tard, le tombeau fut encore visité. En 1165, Frédéric Barberousse (que les Teutons fanatiques me pardonnent de le révéler!), moins par curiosité que par convoitise, fit sauter les portes qu’Othon III avait si bien cru clore à jamais. Il s’empara des richesses de toutes sortes que renfermait le caveau, fit quitter au grand Charles sa position séculaire et le força de se lever devant lui. En se redressant, le cadavre craqua et tomba en pièces; ces débris humains, sous prétexte de canonisation, Barberousse les dispersa de droite et de gauche comme reliques. La Sainte-Chapelle en garda sa part, ainsi que des autres dépouilles. Nous y avons vu la large chaise romaine de marbre blanc sur laquelle Charlemagne s’était tenu assis pendant l’espace de trois cent cinquante et un ans. Peut-être l’empereur d’Allemagne s’était-il vengé du roi de France, qui avait assigné à la France pour limites naturelles les bords du Rhin.

Sur ce tombeau est une pierre noire placée au milieu de l’église, avec ces deux mots: Carolo Magno. Eh bien! aujourd’hui encore, après dix siècles d’intervalle, ces deux mots si simples, cette pierre, qui ne recouvre rien, ce tombeau vide, suffisent à remplir le cœur d’une profonde émotion.

On nous avait parlé du Trésor, des merveilles de ciselure et d’orfévrerie qu’il renferme, le tout provenant du sépulcre mis à sac par Frédéric Barberousse. Moyennant la bagatelle de cinq francs par tête, nous pûmes jouir de la vue de ces richesses, vraiment extraordinaires, curieuses surtout comme spécimen de l’art au commencement du neuvième siècle.

Ensuite, par-dessus le marché, on nous montra quelques restes de celui qui avait été le grand empereur d’Occident; je pus mesurer un os de son bras ou de sa jambe, je ne sais pas au juste. Mme de X.... m’aurait tiré de ce doute. Toujours par-dessus le marché, il me fut permis de tenir entre mes mains le crâne puissant de Charlemagne!

Pourquoi cette gratuité exceptionnelle? Je crois en avoir deviné le motif. On ne veut pas qu’il soit dit qu’aujourd’hui, à Aix-la-Chapelle, dans le lieu de sa naissance, dans cette ville illustrée, enrichie par lui, comblée de ses bienfaits, on fait voir Charlemagne pour de l’argent.

Tandis que je causais avec la tête de ce grand homme, comme Hamlet avec celle d’Yorick, Antoine, le sourcil hérissé, se peignait la barbe avec ses dix doigts. Dès que nous fûmes hors de l’église, cessant de se contenir:

«Sapristi! s’écria-t-il, quel nom donner à ce commerce des morts qui a cours par toute l’Allemagne? Au Kreutzberg, c’est vingt pauvres moines qu’on tient en magasin, donnant des os pour de la chair, par conséquent trompant les chalands sur la qualité de la marchandise. Ce matin, à Cologne, nous avons visité Sainte-Ursule, un charnier plutôt qu’une église, et où les prétendus ossements des onze mille vierges sont entassés de haut en bas comme dans une catacombe; ici, impiété! profanation! c’est un puissant monarque, un législateur, le créateur du monde moderne, dont, moyennant finance, quoi qu’ils en disent, on livre les fragments à la curiosité de stupides bourgeois, ravis de tenir la tête d’un empereur entre leurs mains!»

Je me redressai vivement, croyant à une personnalité; mais Antoine n’avait point songé à faire une allusion; car, se croisant les bras et m’apostrophant d’un ton radouci:

«Dis-moi, mon Augustin, est-ce que la France ne serait pas en droit de réclamer la tête et le bras de son roi Charles? Il est vrai qu’en France le respect pour les morts n’est guère mieux observé qu’en Allemagne. A Paris même, dans ce centre de la civilisation, ne vend-on pas publiquement des squelettes, à l’usage de messieurs les élèves en médecine? D’effrontés dentistes, jusque dans nos quartiers les plus aristocratiques, se gênent-ils pour exhiber dans leur montre d’étalage une moitié de crâne humain, ornée d’un faux râtelier? et j’ai vu d’honnêtes marchands de bric-à-brac mêler à leurs tessons de saxe ou de vieux sèvres des têtes de chefs indiens, qu’on regarde, qu’on marchande, qu’on achète, que l’on emporte sous son bras, tout ainsi qu’on ferait d’une noix de coco ou d’un singe empaillé. C’est scandaleux, sais-tu? c’est tout simplement une violation du code civil et des lois ecclésiastiques, un outrage à la morale, à l’humanité....»

Antoine maugréait encore lorsque nous visitâmes en courant l’hôtel de ville, monument assez curieux, orné de deux beffrois, dont le plus important est une vieille tour romaine coiffée d’un turban de plomb, en guise de clocher. Cependant, ce qui attira le plus mon regard, ce fut un brave Teuton, enfoncé dans une niche de pierre, et jouant de l’accordéon en fumant et même en dormant. Je signale ce fait à la gloire de l’Allemagne, le seul pays du monde où le sommeil soit impuissant à interrompre les plaisirs de la pipe et de la musique.

Toujours continuant son anathème dithyrambique sur Charlemagne, sur les dentistes, les chefs indiens et les noix de coco, Antoine se disposait à allumer sa cigarette à la pipe du dormeur, lorsque, à l’un des deux beffrois, l’heure sonna bruyamment.

C’était l’heure de notre train de départ. Je poussai une exclamation, Antoine son juron habituel; l’homme à l’accordéon ne se réveilla pas et continua tranquillement à fumer et à jouer son air.

Nous prîmes congé de cet artiste somnambule en précipitant le pas.

Quand nous arrivâmes à la gare, Jean, depuis longtemps installé sous le vestibule, nous annonça qu’on n’attendait plus que nous pour se mettre en route.

Nous nous dirigeons sur la Belgique.... Adieu, Allemagne!

A Verviers, visite de la douane belge. Mon vieux Jean faillit s’y attirer bien des humiliations pour fait de contrebande. Il avait rapporté d’Aix-la-Chapelle un petit flacon d’anisette, sans doute à l’intention de Madeleine. Un douanier le lui surprit en poche, et parla de procès-verbal, de saisie, d’amende; Jean, malgré ses observations sur les mœurs de l’étranger, encore peu au courant des usages de la douane, crut qu’il allait être appréhendé au corps et jeté dans un cachot. Heureusement, le flacon destiné à Madeleine était quelque peu entamé par le donateur, qui, sans doute, avait voulu s’assurer de la qualité du contenu; l’affaire s’arrangea.

A partir de Verviers, on croit passer tout à coup de l’Allemagne à la France. Ici, tout le monde parle français; c’est au tour des Allemands de se donner au diable pour se faire comprendre.

De Verviers à Chaudfontaine, de Chaudfontaine à Liége, comme, précédemment, à partir de Dolhain-Limbourg, frontière de la Prusse, les enchantements de la route se succèdent les uns aux autres: c’est une suite non interrompue de vallées charmantes, de paysages délicieux, tableaux ravissants, dont des montagnes agrestes dessinent le fond, dont de petites rivières courantes, aux eaux vives, niellées par le bleu du ciel et les rayons du soleil, tracent la bordure; apparitions d’autant plus séduisantes qu’elles sont séparées l’une de l’autre par les nombreux tunnels dont cette route est semée. C’est la verdure, c’est la vie, la lumière et le mouvement, après les ténèbres et l’aridité. La Belgique, adroite sirène, se montre là avec tous ses charmes pour vous entraîner bientôt dans le piége de ses plaines brabançonnes, une Beauce! Peu à peu, tous ces riants tableaux disparurent; les plaines commençaient; le soleil inclinait vers l’horizon; comme poussé par un vent frais, le crépuscule s’avançait sournoisement de l’autre côté du ciel; les arbres frileux resserraient autour d’eux leur feuillage frissonnant; les oiseaux rasaient brusquement la terre et disparaissaient; dans les prés et dans les luzernes, le murmure des insectes allait en s’éteignant, tandis que des marécages commençait à s’élever la chanson monotone et stridente des grenouilles; l’ombre gagnait de plus en plus; le spectacle était fini; tout le monde dormait déjà dans notre wagon; mes yeux se fermèrent.... Je ne les rouvris qu’en entendant une forte voix, à moi connue, crier: Bruxelles! et à travers les brumes du soir, je vis pointer les clochers de Notre-Dame et de Sainte-Gudule.

Après l’inspection des bagages, comme nous sortions du débarcadère:

«Tu as beau dire, exclama Antoine à brûle-pourpoint, toi qui aimes les noces, tu regrettes maintenant, j’en suis sûr, de ne point être à Épernay pour assister au mariage de ton ami Brascassin!

—Va au diable, toi et ton Brascassin!» allais-je lui répliquer; mais à peine je venais de formuler la moitié de la phrase, que Brascassin, Brascassin en personne, apparaissait devant moi; sa main s’était déjà emparée de la mienne; il me remerciait avec grande expansion de cordialité d’avoir bien voulu me détourner de ma route pour venir servir de témoin à sa femme. D’autres figures de connaissance, éclairées vivement par le gaz du débarcadère, encadraient celle de Brascassin: c’était Athanase, mon ami l’ingénieur, le petit monsieur de la Fléchelle, les deux Épernay, le nid de serpents tout entier! Encore ahuri par les secousses de la locomotive ou par un reste de sommeil, j’hésitais à répondre à l’appel des mains qui se tendaient à la rencontre de la mienne.

Je regardai Antoine, il était radieux; il paraissait enchanté de lui-même, et, chose incroyable! il partit d’un grand éclat de rire; après quoi, se penchant mystérieusement vers Brascassin, il lui murmura quelques mots à l’oreille, comme un conspirateur qui rend ses comptes à son chef.

A Heidelberg, entré en relation avec Brascassin, grâce à l’affaire Van Reben, mon grave ami, comme les autres, comme Thérèse, comme Mme de X..., comme moi-même, subissait son influence fascinatrice. Il avait répondu de mon consentement à l’invitation matrimoniale, et, me trouvant rétif, pour parer à toute objection de ma part, il avait trouvé bon de me mener à la noce à mon insu et presque malgré moi.

Tu quoque? lui dis-je; et remis enfin de mes étonnements, de mes stupéfactions, je rendis à mes ci-devant compagnons de voyage les poignées de main que je venais de recevoir d’eux.


VII

Bruxelles. — Je reçois une visite. — Étonnements successifs et réciproques. — L’hydre à cinq têtes. — Explication, éclaircissements. — Je suis présenté à Mme veuve Van Reben.

Le lendemain, à huit heures du matin, je me réveillais dans une chambre de l’hôtel de Suède, retenue exprès pour moi par Brascassin. Antoine était déjà en course. Mon vieux Jean prenait son café au lait avec les domestiques de la maison. Je me levai, je fis ma barbe; tout en me rasant, je songeais avec amertume à cette complication d’incidents qui me forçait d’assister au mariage de Mme de X.... avec un autre!...

Plus que jamais j’étais convaincu que cette femme-là eût fait le bonheur de ma vie.

De l’air le plus mystérieux, marchant à pas de loup, Jean entra dans ma chambre:

«Monsieur est-il visible? me dit-il à voix basse.

—Pourquoi? lui demandai-je, tout en continuant de me raser.

—C’est qu’il y a là un homme qui sachant monsieur arrivé ici d’hier au soir, veut absolument lui parler.

—Le connais-tu?

—Parfaitement! mais je ne sais pas son nom; n’importe! c’est bien lui! monsieur sait, une espèce de mendiant, avec une voiture, et une belle femme qui boitait un peu de la main droite, ou de la main gauche. Dieu! qu’il est changé! il a l’air d’un prince aujourd’hui! Est-ce que monsieur ne sait pas qui je veux dire? Il logeait autrefois dans les environs de Belleville; même que monsieur a fait avec lui un commerce de volailles....

—Le père Ferrière!» m’écriai-je.

A l’appel de son nom, Ferrière (car c’était bien lui) parut sur le seuil de la porte. Il portait en effet un costume splendide et tout à fait de cérémonie, quoiqu’il fût bien matin encore; habit et pantalon noirs, chapeau de soie, souliers vernis; les gants seuls faisaient défaut.

Encore barbouillé de savon, j’allai au-devant de lui.

«Vous, à Bruxelles!... par quel hasard?

— Comment, par quel hasard? dit-il en s’immobilisant dans un geste de surprise; mais puisque c’est demain que je marie ma fille, et que nous comptons bien que vous nous ferez l’honneur d’être à la mairie, à l’église, et au dîner, s’il vous plaît!

—Vous mariez votre fille, mon cher Ferrière!» repris-je avec un nouveau point d’exclamation. Et revenant à mes premières suppositions d’un mystère d’amour entre Thérèse et le Yankee Van Reben: «J’éprouve une vive satisfaction de cette bonne nouvelle, ajoutai-je.

—Quoi! une bonne nouvelle! quoi! par hasard! répéta le bonhomme, dont l’étonnement semblait s’accroître de mes étonnements successifs; vous ne le saviez donc pas?

—Pas le premier mot! je n’en suis pas moins charmé, croyez-le, de voir l’affaire en question aboutir à un dénoûment par-devant notaire. Quant à votre invitation pour la noce, vous vous y prenez un peu tard, mon brave, car demain, justement demain, 29 mai, je dois forcément figurer, comme témoin, au mariage d’un de mes amis, M. Brascassin.

—Ah! la farce est bonne! dit Ferrière, partant d’un éclat de rire, et me frappant familièrement sur l’épaule, ce qui ne laissa pas que de faire froncer le sourcil à mon vieux Jean. Eh bien, vrai, j’y ai été pris, poursuivit mon ex-bohémien; vous vouliez me faire peur et badiner un peu, il n’y a pas de mal; touchez là, ajouta-t-il en me tendant la main, vous serez à la noce de ma fille si vous allez à celle de M. Brascassin, puisqu’ils s’épousent tous deux.

—Pas possible!» m’écriai-je en faisant un pas en arrière.

Ce fut au tour de Ferrière de froncer le sourcil: «Pourquoi, pas possible?» Puis il courba la tête et secoua le front, comme sous le poids d’une pensée pénible. «Ah! oui, voilà! reprit-il, les yeux toujours fixés au parquet, vous aussi, vous soupçonniez de mal ma pauvre Thérèse, à cause de l’Américain?...

—Plutôt une appréhension qu’un soupçon, lui dis-je.

—Mais la tante le connaît aujourd’hui, votre Van Reben....

—Quelle tante?

—Pardine! la marraine. Il a tout avoué, jusqu’à signer un papier de sa propre main.... Tenez, le jour même où vous deviez vous battre avec lui....

—Pardon, mon cher Ferrière, dis-je en l’interrompant; mais, voyons, entendons-nous bien. Pour ce mariage, n’avait-il pas d’abord été question de Mme de X...?

—Il le fallait, puisqu’elle est la mère de l’enfant.

—Mme de X.... a un enfant? m’écriai-je.

—Elle en a quatre; mais elle n’en est pas moins accourue tout de suite ici avec ses preuves. Mme Van Reben a bien été obligée de se rendre.

—Quoi! Mme Van Reben?... L’Américain est donc marié?...

—Eh! non, c’est la marraine.

—Quelle marraine?

—Pardine, la tante, vous comprenez?»

Je ne comprenais rien du tout, mais j’avais besoin de comprendre. Des propos incohérents de Ferrière, une seule chose ressortait pour moi, claire, évidente; c’est que depuis un mois je piétinais au milieu d’une histoire mystérieuse; j’avais cru la pouvoir démêler facilement; elle s’était de plus en plus embrouillée sous mon regard; un sphinx, ou plutôt une hydre, dont chaque tête m’avait représenté tour à tour l’image de Ferrière, de Brascassin, de Thérèse, de Van Reben, ou de Mme de X..., m’avait abordé dès le début de mon voyage; je l’avais entrevue à Noisy-le-Sec; elle me suivait à Strasbourg et à Carlsruhe; je courais imprudemment sur ses pas aux ruines et aux cascades d’Aller-Heiligen; elle nous escortait dans la forêt Noire; je la retrouvais à Heidelberg et sur les bords du Necker; puis à Schwetzingen, dans la maison des bains; puis à Francfort, puis à Mayence, où elle avait semblé s’évanouir. Aujourd’hui, à Bruxelles, toutes ses têtes semblent s’être réunies, mais le corps du reptile m’échappe, ou ne se montre que par tronçons séparés et s’agitant confusément. Ces tronçons, grâce à mon vieux bohémien, l’occasion s’offre à moi de les rapprocher, de les juxtaposer, de les recoudre les uns aux autres. Je ne la laisserai certes pas échapper!

Je fis signe à Jean de s’éloigner. Je ne répondrais pas qu’il ait été beaucoup plus loin que la porte.

Resté seul avec Ferrière, procédant avec plus de méthode dans mon interrogatoire, à force de questions bien coordonnées, et auxquelles il satisfit de son mieux, je parvins enfin (Dieu soit loué!) à déchiffrer l’énigme, jusqu’alors indéchiffrable.

De cette énigme voici le mot. Je le traduirai en aussi peu de phrases qu’il me sera possible de le faire, sans nuire à la clarté si indispensable après un pareil imbroglio.

Thérèse Ferrière avait été recueillie, élevée à Bruxelles, vers sa douzième année, par Mme veuve Van Reben, sa marraine, digne femme, de mœurs un peu graves, un peu rigides, une vraie Flamande, qui n’avait pour toute famille qu’un neveu, Guillaume Van Reben, l’affreux Yankee que l’on connaît.

Son éducation achevée, Thérèse, songeant à s’en créer une ressource pour l’avenir, un état, avait prié sa marraine de la laisser partir pour Londres, où l’occasion s’offrait à elle, tout en donnant des leçons de français, de se perfectionner dans la langue anglaise. Elle avait quitté Bruxelles depuis un mois à peine, lorsque le Van Reben arriva d’Amérique, où il avait formé à Bâton-Rouge, dans la Nouvelle-Orléans, un établissement qui déjà menaçait ruine. Intéressé à la perdre dans l’esprit de sa tante, dont elle pouvait lui disputer l’héritage, il donna au départ de Thérèse une tout autre cause que celle de professer et de s’instruire. Il ne le fit point hautement, ouvertement d’abord; c’eût été une maladresse. Il commença par répandre à petit bruit, sourdement, par lettres anonymes, ses calomnies dans le monde puritain que fréquentait la tante, ne manquant pas de prendre la défense de la pauvre fille dès que le mauvais grain semé par lui se montrait hors de terre. Plus tard, il parut ne changer d’attitude que sous la pression de certains faits dont l’évidence flagrante ne lui permettait plus de continuer son rôle de défenseur.

Mme Van Reben avait une grande affection pour son neveu, le portrait vivant de son mari défunt; elle y ajoutait une grande confiance, prenant ses brusqueries et ses brutalités comme le témoignage infaillible d’une extrême franchise. Elle ordonna à Thérèse de revenir sur-le-champ à Bruxelles. Thérèse ne répondit pas, ne revint pas. La tante chargea son neveu d’aller lui-même la chercher en Angleterre; il partit. Thérèse n’était plus à Londres; il n’avait pu l’y découvrir. On la disait rentrée en Belgique et même cachée dans un des faubourgs de Bruxelles.

Alors le bruit se répandit qu’un enfant avait été mis en terre à Laaken au milieu des circonstances les plus mystérieuses. Le gardien du cimetière, interrogé, déclara que la mère était jeune, jolie, Française, et qu’elle arrivait de Londres. Voilà tout ce qu’il en savait. L’affaire était suffisamment instruite.

En effet, c’était de Londres qu’arrivait Mme de X.... lorsque, déjà souffrante, et dans un état de grossesse très-avancée, elle apprenait à Bruxelles même que son mari, dangereusement malade, la rappelait à Paris.

J’aime à croire que le lecteur n’a pas oublié la touchante histoire du petit tombeau de Laaken (pour la lectrice, je ne le mets pas en doute) et des soupçons qui s’élevèrent à ce sujet contre Brascassin. Je me garderai donc bien de la reproduire.

Étonnée de ne plus recevoir de réponse à ses lettres, soigneusement interceptées par Van Reben ou l’un de ses agents, quand Thérèse revint de Londres à son tour, un peu pâle, un peu amaigrie par le climat d’Angleterre, elle trouva la maison de sa bienfaitrice fermée pour elle. Dans tout Bruxelles, la ville puritaine par excellence, un cri d’indignation s’élevait contre la fille coupable.

Elle rentra à Noisy, chez son père, où Brascassin, qui s’attendait à retrouver en elle cette mère éplorée entrevue par lui au cimetière de Laaken, la vit pour la première fois. Il croyait avoir souffert pour elle; il comprit n’avoir souffert qu’avec elle. Sa nature généreuse s’émut devant ce malheur immérité. Avec sa pitié, il donna à Thérèse son affection; une affection de frère, d’abord, mais qui devait s’accroître et se passionner en la connaissant mieux.

La calomnie avait poursuivi Thérèse à Noisy et même à Paris. La France, aussi bien que la Belgique, repoussait l’innocente accusée. Brascassin, d’accord avec Ferrière, songea à lui créer une nouvelle existence dans le grand-duché de Bade, où il avait de nombreuses relations. Il acheta pour elle la maison Lebel, de Carlsruhe; là, quoique simple hôtelière, elle pouvait trouver l’emploi de ses connaissances grammaticales; puis il retourna en Belgique pour y prendre des informations, non sur Thérèse (il ne doutait plus de ce côté), mais sur ses calomniateurs.

De retour dans cette ville, où la calomnie avait pris naissance, d’où elle avait rayonné, il remonta avec patience, avec ténacité, pas à pas, jusqu’à sa première origine, et sur son berceau il trouva inscrit le nom de Guillaume Van Reben. Mais alors l’affreux Yankee était retourné à Bâton-Rouge.

Brascassin se présenta devant la tante. Celle-ci pleura au souvenir de sa chère filleule, mais elle refusa de croire à la félonie de son bien-aimé neveu, la franchise faite homme. D’ailleurs, l’enfant de Laaken avait une mère; cette mère où était-elle?

La réponse à cette question, Brascassin l’alla chercher au tombeau de l’enfant. Le petit tombeau était aujourd’hui surmonté d’une tablette de marbre finement sculptée, et l’artiste sculpteur y avait inscrit son nom, Mme de X.... Brascassin connaissait de réputation Mme de X...; il retourna à Paris, pour se renseigner auprès d’elle.

Mais à quoi bon nous arrêter sur les inutiles détails de cette histoire?

Enfin, au bout de deux ans, le Yankee, après avoir, tant bien que mal, réglé ses mauvaises affaires, rentra en Europe pour prendre à jamais, seul et sans partage, possession de sa précieuse tante. A Strasbourg, il rencontra Brascassin lui barrant la route. Alors eut lieu ce triple duel à l’épée, au pistolet, et aux dominos, qui plaça le Van Reben dans cette fâcheuse alternative de faire la déclaration de son infamie et de la signer, ou de se brûler la cervelle.

Brascassin, jusqu’alors, n’avait pas adressé un mot d’amour à Thérèse; il se savait aimé cependant; sa ferme volonté était d’en faire sa femme; mais il ne voulait l’épouser qu’à Bruxelles même, après entière et complète réhabilitation.

Lorsqu’il se sentit près d’atteindre le but, il écrivit à Thérèse, lui faisant part tout à la fois et de son amour et de ses projets.

Ce fut cette lettre qui la mit en si grande joie lors de mon départ de Carlsruhe.

Le prétendu ravisseur de Thérèse, celui qui lui avait fait si brusquement abandonner la maison Lebel, n’était point un jeune homme, ainsi que l’avaient avancé à tort quelques-uns de messieurs les grammairiens, mais un vieux, comme l’avaient justement soutenu quelques autres. Ce vieux séducteur, c’était le père Ferrière, venant sans bruit enlever sa fille, pour la conduire auprès de sa marraine, dont la porte lui était rouverte à deux battants. A la suite de notre traversée de la forêt Noire, si Brascassin s’était arrêté à Wildbad (le Bain sauvage), c’est qu’à Wildbad se trouvait Mme de X..., dont la présence était indispensable au succès de la cause. Elle n’avait pas hésité à suivre celui-là qui s’était fait l’ange gardien de son enfant mort.

Voilà comment elle s’était mise en route pour un mariage et non pour se marier, ainsi que je l’avais compris sottement; voilà comment, au bout de mon télescope, j’avais pu l’entrevoir, se promenant dans les environs d’Heidelberg, où Brascassin devait séjourner; comment je la rencontrais ensuite avec lui à Schwetzingen, où il espérait lui trouver une compagne de voyage, qui lui avait fait défaut, et que j’avais remplacée.

Quant à Brascassin, s’il s’était vu impérieusement forcé d’abandonner sa charmante compagne à ma protection, pour retourner le même soir à Heidelberg, c’est que le terme fatal était arrivé où l’Américain devait se suicider ou signer sa honte. Il se décida à prendre ce dernier parti. Je soupçonne fort que si ce jour-là il m’avait obstinément cherché querelle au sujet de ma phrase de portefeuille, c’est qu’il me supposait peut-être assez habile bretteur pour lui épargner la corvée, toujours pénible, de se tuer soi-même. Il me connaissait bien peu!

Quand Ferrière eut fini de débrouiller son écheveau: «Thérèse doit m’attendre à présent sur la place du Théâtre, me dit-il; ça vous va-t-il de la voir? Je vais la chercher.»

Je m’opposai vivement à cette présentation peu convenable, et sortis aussitôt de la chambre avec lui pour courir au-devant de la future mariée. Sur l’escalier je rencontrai Jean. La façon toute gracieuse avec laquelle il nous salua, me dit suffisamment que Jean m’avait de nouveau rendu son estime. Donc, il avait écouté à la porte.

La place du Théâtre touche presque à l’hôtel de Suède; nous y trouvâmes Thérèse en compagnie de Brascassin et d’Antoine. Mon farouche ami Antoine Minorel présentait alors un spectacle auquel, certes, il ne m’avait jamais fait assister à Paris. Il avait des souliers vernis, comme le père Ferrière, et des gants paille, comme son cousin Junius. Il est curieux d’observer combien l’influence d’une noce agit sur les êtres les plus sauvages.

Thérèse m’accueillit avec les plus vives démonstrations de joie. Sa toilette était charmante, et, elle, plus charmante mille fois que sa toilette; le bonheur lui allait à ravir; il lui fleurissait les joues, il lui brillantait les yeux, il donnait à sa physionomie, ainsi qu’à tous ses mouvements, une grâce incomparable.... Heureux Brascassin!

Nous la reconduisîmes chez sa marraine, à laquelle Brascassin me présenta comme un ancien ami de la famille Ferrière: «Ma chère filleule m’a souvent parlé de vous, monsieur, me dit Mme veuve Van Reben; ah! je vous connais bien! moins cependant par votre nom que par votre surnom; vous êtes l’homme aux poules, n’est-ce pas?»

Je ne sais quelle réponse je lui fis, mais ce qu’il lui plaisait d’appeler mon surnom m’était devenu insupportable. Elle m’invita à dîner, ainsi qu’Antoine, le contrat devant se signer le soir de ce même jour. Nous prîmes ensuite congé d’elle pour parcourir la ville; mes fonctions de témoin ne me faisaient pas tout à fait oublier mes devoirs de voyageur.


VIII

Course rapide à travers la ville. — Jardin zoologique. — La science et la morale par souscription. — Société de la femme qui crache le plus loin. — Le Vomitor et le Mannekenpiss. — Du Xeri-Robler, de sa composition et de ses effets. — Signature du contrat. — Les deux barons. — Départ. — Conclusion.

Je ne dirai de Bruxelles que ce que j’y ai vu, et je le dirai rapidement. Qui ne connaît Bruxelles par cœur? D’ailleurs, je me sens dans la même disposition que ces braves chevaux de fiacre, qui, fatigués d’une longue course, reprennent tout à coup le galop en se rapprochant de l’écurie. A travers les riches monuments de Bruxelles, au milieu des flèches et des tours de ses églises, malgré moi, je ne cherche plus que le clocher de mon village.

C’est donc en courant que j’ai visité la célèbre cathédrale de Sainte-Gudule, et la merveilleuse place de l’Hôtel-de-Ville, et le monument élevé aux patriotes belges de 1830. Élevé n’est pas le mot propre, creusé conviendrait mieux, car au milieu de la place dite des Martyrs, d’une grande excavation en parallélogramme régulier sort l’effigie en marbre de la Patrie éplorée. La figure de cette statue ressemble beaucoup, selon moi, à celle de la soi-disant Vénus de Milo, ce qui me paraît devoir confirmer l’opinion de Mme de X.... Quel sculpteur voudrait ravaler la patrie à n’être simplement qu’une jolie femme?

Parmi les constructions du Bruxelles moderne nous comprîmes aussi dans notre tournée d’inspection le passage Saint-Hubert, le palais des Représentants, et surtout le Jardin zoologique.

Le Jardin zoologique de Bruxelles a sur notre Jardin des plantes de Paris, cet avantage de nous montrer des animaux non plus emprisonnés, verrouillés dans d’étroites cellules, mais ayant assez d’air et d’espace autour d’eux pour y jouir d’un semblant de liberté. Les hyènes ont là leur repaire et leur champ de récréation; les ours blancs de la mer Glaciale, leurs rochers, du haut desquels ils plongent et se poursuivent dans l’eau, à la grande joie des spectateurs; les loutres, de même. Il n’est pas jusqu’aux agoutis et aux coatis, qui ne puissent s’ébattre aux rayons du soleil belge, bien différent, il est vrai, de leur soleil des tropiques. Chez nous, dans notre grand établissement zoologique de Paris, ces libres citoyens des pampas et des savanes de l’Amérique, détenus dans les parties les plus obscures et les plus inabordables du palais des singes, y sont ignominieusement condamnés à la vie de clapier.

«Pourquoi cette différence choquante et tout à l’avantage de la Belgique? m’écriai-je; le climat de Bruxelles est-il donc plus tempéré que celui de Paris?

—C’est le contraire qui a lieu, me dit Brascassin, notre guide dans cette exploration, mais les directeurs du Jardin de Paris se préoccupent plus de la science que des plaisirs du public; il en doit être tout autrement pour le Jardin de Bruxelles, entrepris, dirigé, soutenu par une société particulière, plutôt commerciale que savante. Ici, on paye à l’entrée, et chacun en veut avoir pour son argent; ce n’est point le gouvernement du roi qui soutient l’établissement, c’est le public, et, avant tout, les fondateurs associés; il en est de même pour le Jardin de botanique. Dans ce pays, la mode (une bonne mode celle-là!) est si bien tournée vers l’association, que les académies, les hôpitaux, les théâtres et les bals publics, ont également leurs actionnaires et leurs abonnés. On y forme des associations mutuelles pour les choses religieuses ou politiques, aussi bien que contre la grêle et l’incendie; pour les concerts, les lectures, les cours publics, aussi bien que pour les actes de charité et même les enterrements. On y chante, on y danse, on y devient savant, on y acquiert des opinions consciencieuses, on y fait son salut, on s’y assure un convoi de première classe, le tout par souscription. Par souscription, depuis les plus riches jusqu’aux plus pauvres, chacun y est enrôlé sous une bannière quelconque, chacun y a son centre d’action, chacun y a son club. Ces clubs portent parfois les dénominations les plus bizarres. Il y a la société des Ennuyés, celle des Ennuyeux, celle des Hannetons, celle des Agathopèdes, celle des Gastrites, enfin celle des Pouilleux. Il y a même la Société de la femme qui crache le plus loin.

—Noble émulation!» murmura Antoine de son air le plus sérieux.

En rentrant à Bruxelles (car le Jardin zoologique est situé dans un des faubourgs), nous fûmes à même de juger, d’après l’inspection de quelques fontaines publiques, combien l’art naïf du moyen âge a laissé trace dans l’ancien Brabant. Une de ces fontaines représente un homme debout, et qui, pris d’un haut-le-cœur, la tête basse et la bouche ouverte, exgurgite une masse d’eau. L’aspect en est peu gracieux. Pour les personnes délicates, vu la concordance sympathique des sens entre eux, cette eau me semble devoir être purgative.

Plus loin, derrière cette merveilleuse place de l’Hôtel-de-Ville, où le quinzième et le seizième siècle ont accumulé leurs chefs-d’œuvre de sculpture et d’architecture, un enfant, complétement nu, à l’angle d’un carrefour, satisfait sans vergogne à un petit besoin de nature, en faisant impudemment face au public. Cet enfant, c’est Mannekenpiss, Mannekenpiss, le premier bourgeois de Bruxelles, et l’idole du peuple, qui, de génération en génération, a glorifié son intarissable inconvenance. Charles-Quint, dit-on, l’a créé gentilhomme; Louis XIV l’a fait chevalier de Saint-Louis; Napoléon, chambellan, et peut-être bien baron de l’Empire; les Bruxellois, enchérissant encore sur tant d’honneurs, l’ont, par un vote unanime, nommé capitaine dans leur garde nationale, ce qui n’a nui en rien cependant à l’accomplissement de ses autres fonctions.

En dépit de son Mannekenpiss, de son Vomitor, de ses dames cracheuses, et quoique je n’aie fait qu’entrevoir, en passant, sa vraie physionomie, j’aime Bruxelles; c’est un Paris au petit pied, un Paris sans trop de bruit, non sans mouvement; j’aime son parc, moitié grandiose, moitié pittoresque; j’aime sa population, active, industrieuse, comme celle de Paris, et qui témoigne si bien qu’on vient de laisser derrière soi la rêveuse Allemagne, à la marche nonchalante. De toutes les capitales de l’Europe, nulle ne doit ressembler autant à celle de la France que celle de la Belgique; même ardeur, même langage, même facilité à s’émouvoir dans les crises politiques. Ici, m’a-t-on dit, la liberté se montre volontiers plus tapageuse, plus tracassière encore que chez nous. Heureusement, elle y est mitigée par le respect, par l’amour du souverain. Ce souverain, un grand homme à force d’être un honnête homme, constitue le point central où tous les partis viennent se rallier, où tous les dissentiments viennent se fondre.

Par un singulier rapprochement, la rivière qui coule à Bruxelles, sauf la différence d’une lettre, porte le même nom que celle qui coule à Paris; la Senne baigne les murs de la grande cité belge.

Outre son Jardin zoologique, Paris a encore quelque chose à envier à Bruxelles, c’est son Xeri-Robler.

A Paris, personne peut-être ne connaît le Xeri-Robler, sinon quelques touristes insouciants et oublieux, qui, satisfaits d’une jouissance personnelle et momentanée, ont négligé de l’étudier dans sa composition, de pénétrer ses éléments intimes et mystérieux, pour les révéler à la France. Quant à moi, au moment de rentrer dans mon pays, je me sens plus heureux, plus fier de lui faire connaître cette merveille, que si je lui rapportais, encore ignorés, tous les systèmes philosophiques de l’Allemagne.

Le Xeri-Robler (prononcez Cheri) n’est ni un monument ni une œuvre littéraire; c’est une délicieuse boisson, tonique et rafraîchissante, qu’on hume lentement, voluptueusement, au moyen d’un tuyau de plume ou d’un chalumeau de paille. D’après les renseignements les plus exacts recueillis par moi, les expériences analytiques consciencieusement répétées par moi, le Xeri-Robler est un mélange de vin de Madère et de rhum, dans lequel on introduit des fraises, de la glace, et une herbe aromatique, menthe, sarriette ou verveine-citronnelle, selon le goût du consommateur. Agitez doucement l’amalgame, laissez fondre la glace aux trois quarts, prenez votre chalumeau, plongez-en l’extrémité inférieure au milieu de la composition, en gardant l’autre entre vos lèvres; fermez les yeux, aspirez à petits coups, et, pendant une demi-heure, vous vous sentirez transporté avec vos rêves dans un lieu de délices, dans un Éden frais et parfumé.

Je ne connais rien de comparable au Xeri-Robler; le May-Weine, dont on fait tant de cas dans certaines villes des bords du Rhin, n’est qu’une méchante tisane auprès de cette ambroisie.

Ma dette de voyageur acquittée, retournons vers la noce.

A quatre heures, heure du dîner dans la haute bourgeoisie brabançonne, Antoine Minorel, Athanase, La Fléchelle, les deux Épernay, et notre ami l’ingénieur militaire, nous étions tous chez Mme Van Reben. Comme au dénoûment d’une pièce de théâtre, les principaux personnages de cette histoire se trouvaient réunis pour la signature d’un contrat de mariage; il n’y manquait guère que Junius, l’Américain et l’Homœopathe. Mais Junius, après avoir achevé sa cure au petit-lait, se disposait à entreprendre sa cure aux jus d’herbes; d’ailleurs, il ne connaissait Brascassin que de nom; Baldaboche avait dû se rendre à Paris, où l’on célébrait la fête anniversaire de la naissance du grand Hahnemann; quant au terrible Yankee, on comprend facilement les raisons qui le tenaient éloigné.

Chez Mme Van Reben, je revis Mme de X..., toujours charmante; mais, franchement, près de Thérèse Ferrière elle perdait beaucoup de son éclat. Je ne sais comment expliquer cette bizarrerie, cette contradiction de mon caractère, depuis que je la savais libre de disposer de sa main, toutes mes idées de mariage s’étaient peu à peu dissipées jusqu’à l’évanouissement complet. Jean aurait-il eu raison? suis-je en effet d’une nature tellement perverse que je ne ressente de convoitise matrimoniale que pour les femmes des autres?

En sortant de table, le notaire, un de nos convives, nous lut le projet de contrat. Cette lecture, d’ordinaire assez fastidieuse, devait s’égayer d’incidents curieux.

Mme Van Reben, réparant les torts de sa trop grande crédulité, donnait à sa filleule en cadeau de noces une somme de vingt mille francs, que Brascassin élevait, comme douaire, jusqu’à soixante mille. A la surprise générale, Ferrière y en ajoutait dix mille; c’était le produit de la vente de sa fameuse maison de Trou-Vassou, laquelle lui avait coûté dix francs. Nous n’étions pas au bout des surprises.

Pour la régularisation de l’acte, invité à dire ses nom et prénoms: «Jean-Baptiste, baron de Ferrière,» répondit le vieux bohémien, la tête haute et en jetant au notaire une liasse de papiers témoignant de la validité du titre: après quoi, il ajouta avec non moins de fierté: «Marchand de vins en gros et en détail, au fort de Noisy-le-Sec.»

En effet, son père avait, à bon droit, porté le titre de baron de Ferrière; il avait même été seigneur de Fontenay-Trésigny, cette ville où son héritier, en qualité de petit clerc d’avoué, cirait les bottes de son patron.

La rumeur qu’avait fait naître cette déclaration inattendue n’était pas entièrement calmée, quand le notaire, se tournant vers moi, m’adressa la même question qu’à Ferrière. Excité, entraîné par le désir d’ajouter à l’effet déjà produit: «Vincent-Augustin, baron de Canaple,» dis-je à mon tour; et j’allai tendre la main à mon ami le baron de Ferrière.

Devant ces deux barons poussés subitement comme des champignons sur couche tiède, l’assemblée resta la bouche béante. J’avais jusqu’alors fait un si discret usage de ce titre honorifique, que mon grand ami Antoine Minorel parut tout aussi surpris que les autres. Quant à mon vieux Jean, il savait à quoi s’en tenir, et plus d’une fois il dut gémir du peu de cas qu’il me voyait faire de ma baronnie. Il avait aidé au service du dîner, et, en ce moment, promenait un plateau vide au milieu des invités. Devant ma déclaration, il s’arrêta brusquement, déposa son plateau sur la table même occupée par le notaire, et, redressant la tête, la main passée dans son gilet, il prit l’attitude superbe d’un valet de chambre de grande maison.

Sous prétexte de m’offrir un verre d’eau sucrée, du thé ou du Xeri-Robler, vingt fois, pendant le reste de la soirée, Jean m’aborda avec cette même formule: «Monsieur le baron veut-il...? Monsieur le baron désire-t-il...? Aurai-je l’honneur d’offrir à monsieur le baron...?» Cette formule, le notaire l’emprunta à Jean, Mme Van Reben au notaire, Mme de X.... à Mme Van Reben. Thérèse et Brascassin s’abstinrent avec un goût parfait: mais en revanche, Athanase, Épernay I, Épernay II, Antoine lui-même et surtout le petit monsieur de La Fléchelle, m’en donnèrent, m’en cinglèrent à travers le visage, à m’étourdir, à m’assourdir. Au bout d’une heure, mon titre de baron m’était devenu plus odieux encore que mon affreux surnom de l’homme aux poules.

Maintenant, du mariage comme du voyage, que me reste-t-il à dire?

Le lendemain, le grand jour! les choses se passèrent à la mairie et par-devant l’autel comme il est d’habitude en pareille circonstance. Tandis que Brascassin promettait protection à Thérèse, Thérèse soumission à Brascassin, tous deux mutuelle fidélité, je regardai Mme de X...; elle paraissait fort émue, et son émotion était on ne peut plus favorable à sa beauté; mais.... quatre enfants!... Grand Dieu! que dirait Madeleine si elle me voyait rentrer au logis avec une femme et quatre enfants?

Après un long déjeuner dînatoire, qui dura toute la journée, même assez avant dans la nuit, et où le vin de Champagne eut nécessairement le pas sur les vins de Bordeaux, de Bourgogne et du Rhin, profitant du moment où l’on rentrait au salon pour prendre le café, je m’esquivai ainsi qu’Antoine. L’heure du départ était venue. A l’hôtel de Suède, le vieux Jean nous attendait avec une voiture et nos bagages. Enfin, je montai en wagon, non plus pour suivre le chemin des Écoliers, mais la ligne droite, la bonne ligne, celle qui devait aboutir à Marly-le-Roi!

Nous passions à la hauteur de Mons quand minuit sonna. Le trentième jour de mai venait de naître. Jour pour jour, un mois auparavant, j’étais parti de Paris, de ma rue Vendôme, pour entreprendre ma grande promenade pédestre. Depuis un mois, que de pays j’avais parcourus, quel immense panorama, grâce à ces chemins de fer, que j’avais maudits d’abord, s’était déroulé devant moi; que d’événements auxquels j’avais pris part! avec combien de gens ne m’étais-je pas trouvé en rapport? et parmi ceux-là, quelques-uns étaient devenus mes amis.

Tout en voyageant, tout en explorant des villes et des contrées qui me seraient à jamais restées inconnues sans mon escapade non préméditée, combien de faits nouveaux et d’idées nouvelles n’avais-je pas recueillis en route! mon album était surchargé de dessins; ma relation, de notes et de légendes; ma mémoire, de souvenirs; mon cœur même en rapportait quelques-uns! Ce mois-là, à lui seul, semblait compter pour une moitié dans ma vie. Ah! pourquoi n’avais-je pas pris plus tôt l’habitude des voyages? J’aurais vécu au lieu de végéter. Mais ne puis-je réparer le temps perdu? Oui, je voyagerai, non plus en Allemagne, ni même en Italie, comme tout le monde; j’essayerai des grandes excursions en Orient, dans les Indes, en Amérique, en Chine! ma fortune me le permet, mon âge ne me le défend pas encore. Je ferai de grandes découvertes; j’illustrerai mon nom.

En rêvant ainsi, comme de temps à autre je gesticulais un peu plus vivement que d’ordinaire dans mon coin, Antoine, qui me faisait vis-à-vis, s’inquiéta:

«Te sens-tu malade? me dit-il.

—Bien au contraire, lui répondis-je, je suis content de moi et de la grande résolution que je viens de prendre. Il s’agit cette fois d’un voyage volontaire, d’un voyage scientifique, d’une grande exploration. Tu m’accompagneras, ami....»

Après avoir assez longuement stationné le long de la route, à Valenciennes, à Somain, à Douai, à Arras, à Amiens, nous échangions ces quelques mots à la station de Clermont, lorsqu’un individu d’assez mauvaise tournure, le teint basané, l’œil fiévreux, entra dans le wagon, que nous occupions seuls, Antoine et moi, avec Jean:

«Tiens! c’est vous, Minorel?» dit-il à Antoine; et comme celui-ci hésitait à lui répondre: «Ne me reconnaissez-vous pas?» Et il se nomma.

Antoine poussa une exclamation: «Sapristi! mais il y a trois ans au moins qu’on ne vous a vu à Paris!

—Il y en a huit.

—Habitez-vous donc la province?

—J’ai parcouru la Perse, le Népaul, les Indes; je reviens des hauts plateaux de l’Asie, de la Mongolie, du Thibet, de Lahassa. Ne vous rappelez-vous pas que j’étudiais les langues orientales et les sciences naturelles, en vue de ces grandes excursions, projetées, préparées à l’avance? Me rendre utile à l’humanité, me créer une position glorieuse par mes travaux, par mes découvertes, tel était mon but. Ce but, il a reculé devant moi. Mes labeurs de huit années ont été vains; de retour en France, je me flattais de l’espoir que mes correspondances, mes collections, mes découvertes, y avaient eu un grand retentissement. Mais tout a été dispersé par les tempêtes, ou pourrit dans les oubliettes du Muséum. Ce nom que je croyais avoir rendu illustre, mes amis eux-mêmes se le rappellent à peine; à Paris, mon pays natal, je suis plus ignoré encore qu’à l’époque de mon départ; et pour en arriver là, j’ai perdu les plus belles années de ma vie, j’ai ruiné ma santé et dissipé le patrimoine de mon père. J’avais rêvé une place à l’Académie des sciences, aujourd’hui je n’aspire plus qu’au modeste emploi de receveur des contributions à Creil, et je n’espère même pas l’obtenir!»

Antoine consola de son mieux le malheureux voyageur, puis, se tournant de mon côté: «Et toi, me dit-il, de quoi me parlais-tu? Quel voyage comptes-tu entreprendre?

—Celui de Fontainebleau,» lui répondis-je.

A Creil, nous laissons notre voyageur, et changeant de train nous nous dirigeons sur Pontoise. Là, quittant le chemin de fer, nous prenons une voiture, nous traversons la forêt de Saint-Germain, alors toute riante sous sa parure de printemps. Dans la forêt, il y avait grand bruit, grande chasse aux panneaux; le son des cors, des fanfares, les hourras des rabatteurs, semblaient un joyeux accueil fait à mon retour. Mon cœur se dilatait sous mille impressions de bien-être. Je commençais à trouver que les taillis d’Herblay, les clairières des Loges, les coteaux de Louveciennes, pouvaient soutenir la comparaison avec toutes les magnificences de Bade et d’Heidelberg. Le château où naquit Louis XIV se dresse tout à coup devant moi. La ville franchie, nous descendons la chaussée, nous tournons, à droite, la route de la Bègue, nous côtoyons la villa de Monte-Cristo, naguère habitée par notre illustre romancier; j’entrevois les hauts peupliers servant de limites à mon petit domaine du côté des grandes terres. Vivat! hurra! huzza! Je sentais mes paupières se gonfler, j’allais céder à l’émotion, lorsque mon vieux Jean, non moins ému que moi, me dit:

«Si monsieur veut faire un vif plaisir à Madeleine, il ne lui parlera pas du nouveau voyage qu’il compte entreprendre.

— Sois tranquille, elle va être bien heureuse, car je ne lui en soufflerai pas un mot.»

Et de droite et de gauche, j’adressais des saluts et des sourires à mes bons voisins, qui, du seuil de leurs portes ou de leurs fenêtres, applaudissaient à mon arrivée. Je ne leur avais pas donné le temps de m’oublier, à ceux-là!

Au bruit de la voiture qui s’arrêtait devant la maison, Madeleine accourut, suffoquée et tout en larmes, ce qui ne lui permit pas de me gronder comme je le méritais; mon chien me dévorait de caresses; mon jardin se mettait de la partie en m’envoyant ses parfums. Tuez le veau gras, l’enfant prodigue est de retour!

Et c’est ainsi que j’accomplis mon voyage de Paris à Marly-le-Roi, en passant par Belleville, Noisy-le-Sec, Épernay, Strasbourg, Bade, la forêt Noire, Heidelberg, Francfort, les bords du Rhin, la Belgique, Amiens, Pontoise et Saint-Germain en Laye.

FIN.


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