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Le chemin des écoliers: Promenade de Paris à Marly-le-Roy, en suivant les bords du Rhin

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DEUXIÈME PARTIE.


I

Bade. — Imprécations. — Une visite au vieux château. — Le Repos de Sophie. — Le bois des Chênes et le bois de Boulogne. — Invitation à dîner.

Bade est moins une ville qu’une décoration d’opéra-comique; tout y sent l’apprêt, la manière, la bergerie; c’est du Lancret et du Vanloo en pierre, ou plutôt en plâtre et en cartonnage. Ses rues, assez maussades, presque toutes montueuses, tortueuses, ne sont bordées que de bicoques lézardées, auxquelles on a, tant bien que mal, ajusté une façade peinturlurée; duègnes décrépites, grimaçant sous un masque d’Hébé ou de Pomone.

.... Dire que la noire a passé cinq fois de suite quand je venais de la quitter pour prendre la rouge!...

La vieille ville de Baden-Baden, la ville des Celtes et des Romains, l’austère cité des moines de Weissenburg, de Henri le Lion, de Frédéric-Barberousse, la dominatrice de la forêt Noire, n’est plus aujourd’hui que le rendez-vous des baladins et des désœuvrés, un bazar où tout se vend, un lieu de bombances et de scandales, un bastringue pour les riches, un brelan, presque un lupanar!

Comme j’achevais mes imprécations, Junius entra dans ma chambre. Pendant la route, il s’était quelque peu humanisé à mon égard; il avait même daigné discuter avec moi sur certains points de philosophie morale, et, comme autrefois, chez son cousin, nous nous étions trouvés en parfait désaccord.

«Mon cher monsieur, me dit-il, il est quatre heures à peine; si vous n’avez rien de mieux à faire, nous irons visiter l’Alt-Schloss, le vieux château qui domine tout le paysage. C’est une ancienne tour romaine qui a longtemps servi de résidence aux margraves de Bade. Pendant la guerre du Palatinat, les Français en ont fait une ruine magnifique.

—Très-bien; j’adore les ruines.

—Prenons-nous une voiture?» ajouta mon jeune diplomate.

A ce mot, ma figure se contracta comme par l’effet d’une crise nerveuse. Je songeais à mes trente-huit sous.

«Ne peut-on s’y rendre à pied? demandai-je.

—Rien de plus facile.... Trois quarts d’heure de marche, au plus.»

Je respirai. Nous nous mîmes en route.

Nous avions devant nous des coteaux escarpés noircis de sapins; de petites tourelles gothiques se découpaient dans le bleu du ciel; mais le sentier de la montagne que nous suivions était sablé, sarclé, ratissé, purgé de toutes mauvaises herbes; de cent pas en cent pas, un banc à dossier nous conviait aux douceurs du repos. Devant ce comfortable, ridicule ailleurs que dans un parc bourgeois, ma mauvaise humeur commençait à me reprendre. C’est au milieu des hautes fougères, c’est sur une saillie de roc que j’aurais voulu m’asseoir!

Mon compagnon, parfaitement au courant des localités, nous fit gagner un petit chemin, à peine indiqué, à travers bois. Pendant quelques minutes, je pus jouir du plaisir de marcher sur un sol parfois raboteux, mais du moins paré de ses gazons, de ses fleurs sylvestres, de ses grâces naturelles. Nous abordons, en grimpant, un plateau du haut duquel toute la vallée va se dérouler à nos regards: «Nous voici arrivés au Repos de Sophie,» me dit Junius; et je trouve sur le plateau une galerie couverte, avec bancs et siéges rustiques, et une voix tudesque se fait entendre:

«Ces meinchir feulent y fin ou pière?»

O flâneur poëte! où s’envolent tes rêves à la vue de ce garçon de café apparaissant soudainement au milieu de ce site merveilleux? Misérable! ce n’est ni du vin ni de la bière qu’il nous faut, c’est l’isolement, c’est la liberté dans la contemplation. Quant à moi dont l’imagination commençait déjà à s’émouvoir, je retombai à plat dans le prosaïsme, et toutes mes rêveries aboutirent à cette méditation réaliste:

«Sans le double zéro je m’en tirais encore! On dit qu’à la roulette d’Hombourg on l’a supprimé. Que n’étais-je à Hombourg au lieu d’être à Bade!»

Enfin, nous entrevoyons l’Alt-Schloss, dont les ruines semblent menacer de s’écrouler sur nos têtes; nous entendons le vent, en notes plaintives et mélodieuses, gémir à travers ses débris; aventurés au milieu de hautes roches moussues, crevassées, enlacées entre les longs bras des lierres gigantesques, nous pénétrons dans le château par une poterne démantelée.... Profanation! misère! des maçons étaient là, consolidant les vieilles ruines ou en édifiant de nouvelles! Le vent que j’avais entendu gémir, c’était le bruit des harpes éoliennes; il y en avait à toutes les ouvertures des croisées ogivales. Nous arrivons à la haute porte de l’antique manoir, vraie construction romaine, en plein cintre; elle est obstruée par des voitures de louage, par des troupeaux d’ânes sellés et bridés; le vieux manoir lui-même est transformé honteusement en gasthaus, en hôtellerie; on y boit, on y mange; l’éternel keller, une serviette sous le bras, s’y promène en criant: «Biftecks aux pommes, pour deux! Saucisses à la choucroute!...» Scélérat!

Ainsi, l’humble nymphe agreste, comme la fière châtelaine féodale, ils les ont polluées l’une et l’autre! Celle-ci, à son ciment romain ils ont mêlé leur plâtre et leur torchis; sur sa couronne de créneaux ils ont implanté la branche de pin des cabaretiers. Celle-là, ils l’ont prise par les cheveux pour lui mettre de fausses tresses; ils l’ont frisée, pommadée, épilée, oubliant que, comme la liberté du poëte, la nature est une forte femme, aux puissantes mamelles, non une petite comtesse allemande ou française!

Je me sens aujourd’hui le besoin de laisser crever tous les nuages chargés de ma colère. A Carlsruhe, j’ai appris que le petit bois, mon cher petit bois des Chênes, on a le projet d’en faire ce que la ville de Paris a fait de notre bois de Boulogne; les équipages et les cavalcades vont le traverser; on le sablera, tout ainsi que les sentiers d’Alt-Schloss; on l’éclairera au gaz, comme ils ont déjà fait pour Bade; on soumettra à la tonte et à l’émondage ses allées si riantes; on arrachera ses buissons d’églantiers, qui pourraient accrocher la robe des belles dames....

O belles dames! magiciennes fatales, sur les bords du Rhin comme sur ceux de la Seine, c’est vous qui avez fait tourner la tête de messieurs les conseillers municipaux; ils ne rêvent plus que parcs et rivières factices; grâce à vous, grâce à eux, les amoureux et les poëtes, épris de la vraie nature, se verront bientôt forcés de chercher au loin des arbres non transplantés; trop heureux si, même au milieu des campagnes, ils ne rencontrent pas, comme à Sceaux, ces ignobles arbres de Robinson, plus peuplés d’ivrognes que de rossignols!

Marly, mon beau Marly, toi, du moins, tu es resté pur de toutes ces hontes, et les cabarets ne chantent pas sous tes ombrages!... Si j’avais eu le bon esprit de continuer mon paroli sur la noire, je me serais déjà rapproché de toi!

J’épanchais ainsi toutes mes amertumes de joueur désappointé, quand mon jeune attaché de légation, qui avait disparu depuis quelques instants, vint m’annoncer que notre dîner était servi dans la salle des gardes. Je me récriai; je préférais dîner à l’hôtel du Cerf.... Je n’avais pas faim!

«Entendez-vous d’ici tinter toutes les cloches des réfectoires de Bade, me dit-il; nous arriverions trop tard. Malgré votre antipathie pour les vieux châteaux restaurés, vous ne refuserez pas le dîner que je vous offre. Allons, à table! L’appétit vous viendra en mangeant; et nous boirons à la santé de notre ami commun, Antoine Minorel.»

J’eus l’air de céder à cette dernière considération.

Pendant le repas, qui était excellent, mon amphitryon, dont je n’avais jusqu’alors pu apprécier que l’enveloppe extérieure, déboutonna peu à peu devant moi son habit officiel. Au dessert, mon glaçon s’était fondu. Malgré sa cravate blanche, il ne manquait pas d’entrain; s’il aimait la discussion, s’il la provoquait, c’était, non pour contredire, mais, comme il me l’avoua lui-même alors, dans l’intérêt de son avenir. Il espérait bien un jour faire partie de la Chambre des représentants, ou figurer dans un congrès, et s’exerçait à la parole en discutant sur tout, pour faire son apprentissage d’orateur.

Nous discutâmes donc, dans l’intérêt de son avenir, et notre conversation étant tombée, je ne sais comment, sur ces maisons de jeu, aujourd’hui autorisées seulement dans quelques petits États de l’Allemagne, il prétendit justifier cette coupable tolérance par des considérations politiques d’un ordre supérieur.

Je rallumai mes foudres. Je lui demandai s’il n’était pas scandaleux de voir des souverains bien nés grossir leurs budgets aux dépens des dupes. Je terminai cette nouvelle philippique en déclarant le jeu une institution honteuse et dépravante.

«Vous avez joué cependant,» me répliqua-t-il en me regardant en face.

Je devins rouge comme une jeune fille à qui l’on parle mariage.

«C’est vrai, dis-je en baissant la tête; mais comment avez-vous su?...

—Tout se sait bien vite dans les petites villes. Ici, je connais tout le monde. On vous a vu descendre avec moi à l’hôtel du Cerf; on vous a revu ensuite à la maison de conversation, devant le tapis vert. En faut-il plus? Vous avez joué et vous avez perdu. Cher compagnon, reprit-il ensuite en me tendant la main, si votre mauvaise humeur contre le jeu vient de ce qu’il a compromis votre bourse de voyageur, je mets la mienne à votre disposition.»

C’est décidément un charmant garçon que Junius Minorel.

Toutefois, je n’acceptai que sous réserve son offre obligeante. Je lui dis (ce qui était vrai) avoir écrit sur-le-champ à Donon, Aubri et Gauthier, mes amis et mes banquiers à Paris; j’étais sûr de recevoir mes fonds sous quarante-huit heures. Du reste, je n’avais risqué à la roulette qu’une somme de cinquante à cinquante-deux francs (ce qui était encore de la plus exacte vérité) et ne me trouvais pas tout à fait sans ressources.

Ouf! En sortant des enfers, Télémaque sentit sa poitrine se dégager comme sous le poids d’une montagne, a dit le sage Fénelon. Je puis user de la même métaphore pour peindre ce que j’éprouvai à cette idée que je n’étais plus un voyageur insolvable.

Nous redescendîmes à Bade bras dessus bras dessous. L’Alt-Schloss se dessinait magnifiquement dans les ombres du soir. Junius me proposa de reprendre notre sentier raboteux sous bois; mais je me sentais un peu de fatigue; je préférai les chemins sablés. Nous nous arrêtâmes un instant au Repos de Sophie, puis, de distance en distance, sur les bancs échelonnés le long de la route. Accompli ainsi, le retour ne fut pour nous qu’une promenade charmante.

Quand nous rentrâmes dans la ville, je la trouvai radieuse sous son illumination au gaz.


II

De l’inutilité de l’argent de poche à Bade. — Des tables d’hôte. — Ancienne Trinkhalle. — Visite au vieux cimetière. — Un tribunal weimique. — Comme quoi la cure au petit-lait et la cure au jus d’herbes conviennent fort à messieurs les diplomates.

Me voici à Bade depuis trois jours; je n’ai point encore reçu de nouvelles de Donon, Aubri, Gauthier et Cie. Je n’ai point profité des offres généreuses de Junius. Depuis trois jours j’explore le pays, je fais des courses en forêt, presque toujours en voiture; j’assiste quotidiennement aux concerts; à la promenade je me carre dans mon fauteuil; j’ai mes entrées au salon de conversation; je fréquente matin et soir le cabinet de lecture de l’excellente Mme Marx; tous les journaux, toutes les revues sont là à ma disposition, et, qui le croirait! depuis trois jours, passés dans le mouvement, dans les plaisirs, je n’ai pas encore vu la fin de mes trente-huit sous.

L’argent de poche est complétement inutile à Bade.

Quel bienfaiteur mystérieux nous défraye ainsi de tous ces menus frais? C’est celui-là qui, pour vous, autour de vous, a multiplié les surprises, les promenades ravissantes, et, dans ces promenades, des eaux murmurantes, des mélodies, des fleurs de toutes sortes et de tous les pays. Ce bienfaiteur, est-ce le gouvernement badois? est-ce le prince Frédéric? Non; le prince Frédéric n’est que le souverain du Grand-Duché; le roi de Bade, c’est M. Bénazet.

Une fois déposé à la station d’Oos par le chemin de fer, vous devenez un de ses sujets privilégiés; il se charge gratuitement de vos plaisirs, de votre bien-être; il se charge même de faire votre fortune; c’est à vous d’en essayer.... Pour ma part, je ne m’y fierai plus.

Quant à l’acquit du prix des voitures, cela regarde votre hôtelier; il en est de même de votre blanchissage. Un tarif spécial, édicté par la police urbaine, a pourvu à ce que vous n’ayez point à vous en occuper. Que de débats, que de tracas de moins! Voituriers et blanchisseuse, ainsi réglementés, vous n’entendez parler d’eux qu’au jour de votre départ, sur la note générale de l’aubergiste.

C’est vraiment une bonne vie que la vie d’auberge. On met là en pratique ce grand principe de l’association, duquel découlent toujours, pour les gens bien conformés, plaisir et profit. Ma foi, j’ai mauvaise opinion de ces voyageurs délicats que la société de leurs semblables met en fuite, qui se confinent dans leurs appartements et s’y font servir à huis clos, préférant la solitude à ce curieux pêle-mêle de la table en commun. Ces gens-là ne sont ni philosophes ni observateurs.

Buffon nous dit n’avoir jamais causé un quart d’heure avec un sot sans apprendre de lui quelque chose de nouveau. Il y a beaucoup à apprendre aux tables d’hôte.

J’en aime surtout les incidents variés, les intermèdes. Un Tyrolien, entré à la sourdine, vous fait bondir sur votre siége aux sons de son aigre trompette; les chanteurs et les chanteuses se succèdent les uns aux autres. Ce sont les chanteuses et les blondes distributrices de petits bouquets qui ont fait la plus large brèche à mon argent de poche. Il ne me reste plus que soixante-quinze centimes. Je m’en inquiète peu.

Je suis tout à fait réconcilié avec Bade. C’est, en effet, une décoration d’opéra-comique, je ne m’en dédis pas; mais ici les machinistes et les machines sont invisibles.

Durant les trois jours qui viennent de s’écouler j’ai visité l’ancienne Trinkhalle, où se trouve la source principale, la mère des autres sources minérales du pays; aussi la tient-on sous clef de peur qu’elle ne s’échappe. Chose singulière! son eau, d’une chaleur de soixante-dix degrés, brûle la main et non les lèvres. Les croyants de Bade, Junius en tête, la boivent à pleines tasses.

En face de l’ancienne Trinkhalle est l’ancienne galerie des buveurs, devenue le dépôt général de toutes les pierres tumulaires, de tous les fragments de statues, de tous les vieux tessons romains, débris du bain des Césars. J’y ai vu un Mercure à oreilles d’âne, trouvé sur la cime du grand Stauffenberg, qui lui a dû son nom moderne de mont Mercure. Avec Junius, j’ai visité le Stauffenberg, le Fremersberg et d’autres berg encore. Le vieux cimetière lui-même a reçu notre visite, quoique les touristes ne le visitent guère, et à tort, selon moi.

On y voit un Calvaire, monument sculptural de l’art le plus naïf. Les apôtres dorment dans le jardin des Oliviers; le Christ, de grandeur naturelle, prie, et, derrière lui, sur une montagne de deux mètres de hauteur, apparaît un ange, dont la taille ne dépasse point vingt à vingt-cinq centimètres. L’artiste candide a cru sans doute accuser l’élévation de la montagne par la petitesse de l’ange; peut-être a-t-il copié son Calvaire sur un tableau, sans se soucier d’examiner si la perspective et l’effet des plans secondaires sont les mêmes pour la statuaire que pour la peinture.

Devant ce Calvaire grotesque, Junius fit le signe de la croix. Je crus devoir m’abstenir par respect pour l’art.

Nous entrâmes ensuite dans une petite crypte, décorée en chapelle. Les murs en étaient garnis d’ex-voto, de petits bras, de petites jambes, tortus, ankilosés, modelés sur plâtre; de petits tableaux de toutes sortes, témoignant de guérisons miraculeuses, dues à l’intercession des saints, plus puissante dans le pays, à ce qu’il paraît, que les eaux thermales.

Dans la crypte, et à ses abords, de bonnes gens, hommes et femmes, se tenaient agenouillés, marmottant des patenôtres; Junius s’agenouilla comme eux, et, comme eux, il y fit sa prière.

La dévotion de mon jeune diplomate me devint suspecte. Junius a vingt-sept ans, de l’esprit; il a autrefois abordé les sciences positives, qu’il semble aujourd’hui mépriser souverainement; il aime le monde, la toilette; il est toujours cravaté et ganté de blanc, même dans nos courses en forêt. Sous ces conditions, est-il possible que ses pratiques religieuses n’aient d’autre but que les intérêts de son avenir.... céleste?

En sortant du cimetière, je lui demandai si, en réalité, il approuvait ou partageait les superstitions puériles de ces bonnes gens, superstitions qui ne tendraient à rien moins qu’à l’abrutissement de l’espèce.

«Je ne les partage point, me dit-il, mais je les respecte, et les crois nécessaires.»

Il partit de là pour me montrer dans notre monde deux sociétés distinctes, vivant l’une sur l’autre, l’une par l’autre, celle-ci dans les ténèbres, celle-là dans la lumière, le tout pour le plus grand intérêt de la vraie civilisation. Il me cita avec tant d’autorité Machiavel, M. de Bonald, et Joseph de Maistre, que je restai muet, étourdi, presque en admiration devant lui.

Junius Minorel, ce jeune homme si bien ganté, n’est rien moins qu’un esprit fort.

Autrefois, en France, les esprits forts étaient des philosophes maussades et grognons qui niaient Dieu, la Providence, l’âme immortelle; aujourd’hui ce sont ceux-là qui affectent un sentiment profondément religieux, mais qui nient l’homme, ne voient dans l’homme qu’un être aveugle, privé de raison, et qu’il faut maintenir tel, pour mieux en tirer parti.

Le ciel nous garde des uns et des autres.

Ce matin, nous nous sommes rendus au Château-Neuf (Neu Schloss), qui n’en date pas moins du quinzième siècle dans sa partie la plus moderne. Cette résidence grand’ducale domine la ville. Elle présente deux constructions entées l’une sur l’autre. Celle qui sort de terre, le château par conséquent, n’offre de vraiment intéressant qu’une galerie de tableaux représentant tous les palatins, margraves et grands-ducs des trois branches princières de Bade, tous d’une ressemblance dont je crois pouvoir répondre, et voici sur quoi j’appuie ma conviction. Parmi ces tableaux de famille, il en est un dont le personnage, margrave dans son temps, est, non-seulement armé, lamé, maillé de fer, encasqué et encuirassé des pieds à la tête, mais encore sa visière est abaissée et lui cache entièrement le visage. J’en conclus que de celui-ci ne possédant pas le portrait exact, notoire, authentique, on n’a pas voulu l’inventer; donc les autres sont ressemblants.

Nous visitâmes le château rapidement; pour ma part, j’étais, par-dessus tout, désireux de connaître la partie souterraine de l’édifice, immenses et antiques constructions romaines sur lesquelles le Château-Neuf s’est assis.

C’est là, dit-on, que, dans le moyen âge, a siégé le tribunal weimique, ces terribles francs-juges, autrefois les grands justiciers de l’Europe, et, depuis, la cause de tant d’opéras et de mélodrames.

Sous la conduite d’un guide armé d’une torche, nous descendons d’interminables escaliers, quartiers de rocs, à peine reliés entre eux, usés sous le pas des siècles, chancelant ou glissant sous nos pieds, avec menace de mort au premier faux pas. Quittes de ce danger, nous passons sous dix voûtes énormes, cachots gigantesques, plus tristes, plus désolés, plus funèbres les uns que les autres.

Une porte, faite d’un seul bloc de rocher, se présente. Sans de longs efforts, elle s’ouvre, non au moyen d’une clef, bien entendu, mais d’un secret levier qu’une faible pression de la main suffit à faire mouvoir.

Nous étions dans la grande chambre du tribunal secret. On y voyait encore, sur quelques pierres saillissant du sol, la forme des siéges du haut desquels les juges lançaient leurs arrêts. Une table de grès, incrustée dans la muraille, représentait je ne sais quelle cérémonie funèbre où des femmes jouaient le rôle de croque-morts. Après un examen silencieux, après avoir franchi un labyrinthe de corridors, en apparence inextricables, nous nous trouvons tout à coup dans une grande salle, plus sombre, plus sinistre que toutes les autres. Des chevilles de fer, des chaînes, des crampons rouillés, en garnissent les murailles noircies et suintantes: «Voici la chambre de la question, dit notre guide d’une voix sépulcrale et en promenant son flambeau autour de ces parois encore tachées de sang: c’est ici que les malheureux, placés sur le chevalet, étaient tenaillés, torturés, le front serré par un cercle de fer qui allait en s’étrécissant, et les pieds sur un brasier.»

J’étouffais dans cette atmosphère, et à l’idée de toutes les souffrances dont cette salle avait été le témoin, une sueur froide me perlait au front. Je regardai Junius. Il souriait en mordillant le bout de sa canne.

«Vous êtes bien bon, me dit-il, de vous émouvoir à ce point pour si peu de chose!

—Si peu de chose! m’écriai-je avec une voix presque aussi sépulcrale que celle de notre guide; et d’un geste plein d’éloquence, je lui montrai les instruments de torture et de mort qui nous entouraient.

—Autrefois, me répliqua-t-il avec le plus beau sang-froid du monde, quand l’ennemi faisait irruption dans la contrée, ces vastes caveaux recevaient les femmes, les enfants, les troupeaux du pays, et ces terribles anneaux, ces chaînes, ces crampons de fer n’ont servi qu’à attacher des vaches et des baudets. J’ai, jusqu’à ce moment, respecté vos illusions, mon cher compagnon; il vous fallait des francs-juges, va pour des francs-juges! Mais dès qu’ils en viennent à vous causer la sueur d’angoisse, à vous comprendre au nombre de leurs torturés, je les supprime. Aucun tribunal weimique n’a siégé ici.»

Il est certaines émotions pénibles qui ne sont pas sans douceur; je tenais à conserver les miennes; je lui fis observer que par leur sombre majesté ces souterrains témoignaient d’eux-mêmes n’avoir jamais servi qu’à l’accomplissement d’une œuvre mystérieuse et terrible; il persista dans son opinion de paysans et de bêtes à cornes; je m’obstinai dans la mienne touchant les francs-juges.

Quant au guide, comme on ne lui avait appris qu’à nommer chaque chambre, avec accompagnement d’une phrase redondante, il s’abstint de prendre part à la discussion. Après nous avoir fait passer sur un petit pont, dont les planches disjointes, largement espacées, laissaient arriver jusqu’à nous un air humide, imprégné d’une odeur de tombe, se retournant tout à coup:

«Voici les oubliettes!» exclama-t-il de sa même voix macabre.

Je pris une pierre; je la laissai tomber par un des interstices du plancher; elle mit dix secondes à arriver au fond.

Je croisai les bras, je regardai Junius:

«Eh bien? lui dis-je.

—C’est un puits,» me répondit-il.

J’étais outré de sa persistance.

Je demandai au guide si on n’avait pas conservé le souvenir traditionnel d’un de ces événements tragiques accomplis dans les temps anciens et le nom d’une de ces grandes et illustres victimes, précipitées au fond de ces oubliettes.

Il me dit savoir, de science certaine, qu’autrefois, quand il était bien jeune encore, un petit chien nommé Love, entré, à la suite de son maître, dans les souterrains, avait disparu entre les planches du pont. Le maître était Anglais, par conséquent très-riche: il avait offert des sommes énormes pour qu’on allât chercher son chien, mort ou vif. Au fond des oubliettes on n’avait trouvé qu’un cadavre, cadavre de chien, bien entendu.

L’aventure dudit Love ne me sembla pas rentrer dans une classe d’événements historiques assez importants pour m’en faire une arme contre Junius Minorel.

Plus j’étudiais le caractère de celui-ci, plus il m’était difficile de faire concorder ensemble ses manières d’une politesse si correcte, son langage toujours si calme et si mesuré, avec sa ténacité et l’exagération évidente de quelques-unes de ses opinions. Heureusement, ses aveux me venaient en aide dans mes observations psychologiques.

Comme nous sortions des souterrains de Neu-Schloss, notre discussion se continuant, il eut envers moi certains mouvements de vivacité qui me surprirent.

Un instant après, il me faisait des excuses, et s’accusait, avec une bonne grâce parfaite, de sa propension naturelle à la colère et même à la violence. Qui l’eût jamais pensé? ainsi que Socrate, Junius était d’un tempérament bilieux et sanguin; et comme un tel tempérament ne convient pas plus à un diplomate qu’à un philosophe, pour le modifier, pour le vaincre, il se soumettait, toujours dans l’intérêt de son avenir, à un régime calmant et réfrigérant fort à la mode en Allemagne.

Non-seulement il usait des eaux thermales de Bade, auquel il avait foi entière; non-seulement il achevait là sa cure de petit-lait, commencée à Heidelberg, mais il comptait bien, à sa rentrée à Carlsruhe, s’y soumettre à une cure de jus d’herbes, puis enfin, l’automne venu, pour compléter la déroute de l’ennemi, à une cure de raisins, non moins efficace que les deux autres.

Beaucoup de personnes pensent à tort que pour faire un bon diplomate il suffit de la science du droit international et de plusieurs décorations étrangères; dans beaucoup de cas, le petit-lait et les jus d’herbes ne sont pas moins indispensables.


III

La galerie des légendes. — L’image de Keller. — Un artiste au douzième siècle. — Le Baldreit.

La veille, Junius m’avait présenté au Casino de Hollande, où s’assemblent les curieux et les archéologues du pays. Il y a là une bibliothèque peu nombreuse, mais composée exclusivement des ouvrages ayant rapport à l’histoire et aux traditions du grand-duché. Je trouvai au Casino des gens excellents, de ces bons, de ces vrais Allemands qui digèrent aussi facilement la science que la bière; aussi n’en paraissent-ils nullement gonflés.

Ce soir, avec eux, j’ai accompagné Junius à la nouvelle Trinkhalle, où se tiennent les distributeurs de petit-lait. Devant la nouvelle Trinkhalle, qu’il faut bien se garder de confondre avec l’ancienne, s’élève en forme de portique une longue galerie soutenue par des colonnes d’ordre corinthien. Entre chaque paire de colonnes, sur le mur du fond, se détachent quatorze fresques dont chacune a pour objet une légende du pays. Ces fresques, j’avais déjà eu occasion de les examiner à loisir; ces légendes, j’en connaissais le sujet, grâce à une petite brochure explicative que Mme Marx m’avait complaisamment déterrée dans son cabinet de lecture. Une seule m’avait paru mériter attention, celle de l’image de Keller.

«Un jeune châtelain badois, du nom de Keller, assez dissolu dans ses mœurs, traversant le soir les bois de Kuppenheim, y avait, à deux reprises, rencontré une dame voilée, qui, à son approche, s’était abîmée sous terre. Il fit creuser à l’endroit où il l’avait vue disparaître; il y trouva les débris d’un autel romain, puis une statue mutilée, dont il ne restait d’intact que le buste. Ce buste était d’une grande beauté, et Keller, toujours porté à la galanterie, eut regret que sa nymphe de pierre ne pût devenir femme, comme la Galatée du sculpteur grec.

«Dans ces mêmes bois de Kuppenheim, à l’heure de minuit, la dame voilée lui apparut pour la troisième fois; à cette troisième fois, la terre ne s’entr’ouvrit pas pour la recevoir; appuyée contre l’autel, elle souleva lentement son voile. Sa figure était celle de la statue, mais animée, vivante. Keller se précipita vers elle; elle lui ouvrit ses bras; quand elle les referma sur lui, ils étaient redevenus de pierre. Le lendemain, Keller fut retrouvé gisant mort au pied de l’autel, un flot de sang à la bouche.

«La dame voilée n’était autre que le démon; alors le diable avait bon dos.»

Cette légende, publiée déjà, je ne l’aurais certes point répétée, si, comme celle du petit homme jaune de Strasbourg, elle n’avait eu ailleurs son complément explicatif. Cet autre récit, tout à fait différent du premier, quoique basé sur des événements à peu près identiques, nous fut fait, ce même soir, à la nouvelle Trinkhalle, en face de la fresque représentant l’image de Keller, par un de mes nouveaux et savants amis du Casino de Hollande. Il avait trouvé ce curieux épisode, qui, selon moi, soulève une question d’art assez importante, dans la chronique d’Othon de Freissingen, sauf quelques détails empruntés à celle de Gunther. Je l’intitulerai:

UN ARTISTE AU DOUZIÈME SIÈCLE.

«Au milieu du douzième siècle, donc, et non vers la fin du quinzième, comme on l’a affirmé sans preuves, à la cour du margrave Hermann, vivait un jeune homme dont les mœurs et les idées semblaient être en contradiction complète avec celles de son temps.

«Quoique brave, il n’aimait pas la guerre; cependant il avait accompagné Frédéric Barberousse à sa première croisade. Mais de l’Orient, il n’avait rapporté qu’une grande admiration pour les belles armes et les belles étoffes. Quoique de cœur humble vis-à-vis de Dieu, il ne se sentait que faiblement porté vers les pratiques de dévotion; cependant il avait été à Rome pour y assister au sacre de ce même empereur Frédéric Barberousse. Mais à Rome, ce qui l’avait le plus préoccupé, ce n’était ni le pape, ni les processions, ni les saintes basiliques. Les temples, les monuments, les statues, merveilles de l’art antique, y avaient attiré et charmé ses regards avant toute autre chose.

«Burkardt Keller avait en lui les instincts d’un grand artiste d’aujourd’hui; il aimait la beauté plastique, la ligne simple, la suavité dans la forme; par malheur, il était seul à les aimer et à les comprendre. Un gentilhomme artiste était alors un oiseau aussi rare que le phénix, et, comme le phénix, il risquait fort de mourir sur un bûcher.

«A son retour de Rome, lorsque Keller assistait aux offices divins, à la suite du margrave, dont il était l’écuyer, sa tenue n’était ni grave ni convenable.

«Plusieurs en firent la remarque.

«Avec des mouvements de répulsion, parfois il détournait ses yeux de l’image des saints, non par antipathie religieuse, car il était croyant, mais par trop de délicatesse dans ses goûts épurés. Tout ce qui était heurté, anguleux, grimaçant, lui donnait des nausées, et la statuaire naïve du moyen âge, avec ses personnages amaigris, étiolés, fluets jusqu’à la dessiccation, révoltait ce zélateur des anciens.

«On suspecta son catholicisme.

«Le margrave Hermann aimait paternellement Keller, l’ayant nourri chez lui en qualité de page; il espéra lui donner une sauvegarde contre les mauvais propos en lui faisant épouser la fille du prévôt de Kuppenheim, connu pour la rigidité de ses principes religieux. L’artiste se laissa fiancer sans y mettre obstacle. Toutefois, pour lesdites fiançailles, quand on fit sortir Mlle Kuppenheim de son couvent, il la trouva si maigre de formes, si disgracieuse de visage, qu’il jugea que sa mère, pendant sa grossesse, avait tenu ses yeux fixés plus souvent sur les saintes martyres de la chapelle d’Alt-Schloss que sur des Vénus grecques. Sa parole était engagée, il se résigna, et, deux jours de suite, on vit Burkardt Keller rentrer chez lui, la nuit close, après avoir traversé les bois de Kuppenheim. Il venait de faire la cour à sa verlobte.

«Le lendemain, son valet, le sachant curieux de toute ancienne construction, vint en hâte lui annoncer que des bûcherons, en déracinant un vieux arbre dans une partie de son domaine, y avaient mis à nu une voûte de pierre, enduite d’un ciment tellement dur qu’à peine si les racines séculaires avaient pu l’entamer. Au faîte de la voûte, Keller fit pratiquer une ouverture par laquelle il descendit armé d’une torche. Il était dans un petit temple, d’ordre dorique, au milieu duquel se dressait une statue de marbre; cette statue, par sa perfection artistique, semblait porter la signature de Phidias.

«Tout ce que, depuis, on a entrepris de fouilles, de déblais, de grattages, pour débarrasser de leur cangue de lave les ruines de Pompéi, il l’essaya, pour rendre à l’air et au jour son inespérée conquête. Durant ce travail, qui dura un mois, l’artiste enthousiaste ne se sépara pas un instant de la blanche fille de Phidias, prenant soin lui-même de faire disparaître les souillures imprimées par les siècles et l’humidité sur sa peau marmoréenne. Cette œuvre ingrate terminée, il put enfin contempler sa déesse dans son magnifique ensemble; puis il étudia, il analysa une à une ses perfections de détail; et il s’oubliait auprès d’elle, mais auprès d’elle il oubliait aussi Mlle Kuppenheim, ce qui devait lui porter malheur.

«Or, le temps n’était pas loin où, en Allemagne, les soldats du Christ, après des luttes incessantes, étaient parvenus à soumettre les derniers partisans de Teutatès et de Jupiter. On assurait que quelques obstinés païens, échappés au baptême, pratiquaient encore dans les cavernes de la forêt Noire le culte des faux dieux de Rome. Les tribunaux vehmiques, créés par Charlemagne, n’avaient pas cessé de comprimer dans le pays non-seulement les écarts de la politique, mais aussi ceux de la mythologie.

«Le prévôt de Kuppenheim présidait un de ces tribunaux. L’injure faite à sa fille ne devait point rester sans vengeance.

«Un jour, on trouva le temple renversé et la fille de Phidias mise en pièces. Au milieu des débris, Keller était étendu, percé au cœur d’un poignard; sur ce poignard se trouvait le sceau des francs-juges. Les francs-juges ne se déchargeaient pas de leur responsabilité sur le démon; ils cachaient leur main, mais ils signaient leurs œuvres.»

En résumé, la tradition légendaire a fait du pauvre Burkardt Keller un libertin; la chronique en a fait un impie. Selon moi, ce fut un martyr, le martyr de l’art antique au moyen âge, un précurseur de la Renaissance. Que l’histoire recueille son nom!

Quand Junius sortit de la Trinkhalle, sa dernière goutte de petit-lait sur les lèvres, notre savant du Casino en était justement de son récit au moment où les francs-juges y interviennent. Je me gardai de l’interrompre, mais, dès qu’il eut terminé: «Les francs-juges, m’écriai-je avec un regard sarcastique à l’adresse de Junius, ont donc siégé dans ce pays? Ils occupaient donc les souterrains du Château-Neuf, puisqu’ils ont pu, sous la présidence d’un Kuppenheim, prévôt de Bade, prononcer leur arrêt contre Burkardt Keller et l’exécuter?»

Je le croyais écrasé. Il se recueillit quelques instants, puis, le geste arrondi, s’adressant moins à moi qu’aux autres, il entama un historique clair et rapide des institutions vehmiques, lesquelles, selon lui, avaient, dans leur temps, rendu autant de services à la religion que l’inquisition elle-même, qu’il glorifia en passant. Les francs-juges, puissants surtout en Westphalie, avaient tour à tour résidé à Francfort, à Rastadt, le plus souvent à Bade; mais jamais ils n’avaient tenu leurs séances dans le sous-sol de Neu-Schloss; il le soutint.

A ma profonde stupéfaction, mes savants du Casino opinèrent pour lui.

J’étais fort humilié. Un autre tableau de la galerie aux légendes aida à me remettre de cette humiliation.

La puissance curative des eaux thermales de Bade ayant été mise en doute par un des nôtres, Junius, baigneur déterminé, et qui d’ailleurs ne perdait jamais une occasion de discourir, se fit le champion de leur efficacité. Par un reste de rancune taquine, je me déclarai contre lui, et trouvai d’assez bons arguments que j’allai chercher je ne sais où, n’étant nullement au courant de la question.

«Vous avez foi aux légendes, me dit Junius d’un air quelque peu goguenard; celle-ci vous répondra pour moi.» Et, du doigt, il m’indiqua un tableau intitulé: le Baldreit.

Dans le Baldreit, on voit, se disposant à quitter son hôtellerie, un seigneur palatin s’élancer lestement sur son cheval. Encore en bonnet de nuit, l’hôtelier, à sa fenêtre, paraît saisi de stupéfaction; la servante lève les bras au ciel; les valets, ahuris de surprise, font le signe de la croix. De quoi s’agit-il?

Le palatin était atteint d’une paralysie à la jambe; il est venu à Bade; le voilà radicalement guéri.

«Mais alors, dis-je à Junius, c’est donc un miracle, un fait sans précédents que cette guérison due aux eaux de Bade? Par leur surprise, presque semblable à de l’épouvante, cet hôtelier, cette servante, ces valets témoignent suffisamment n’avoir jamais été témoins, n’avoir même jamais entendu parler d’un événement semblable. Observez que le Baldreit est le seul tableau de cette galerie dont le programme taise et le nom du héros et la date de l’aventure, ce qui pourrait faire soupçonner cette guérison unique et merveilleuse d’être de pure invention. Mais, vous l’avez dit, je crois aux légendes, aux légendes peintes comme aux légendes orales ou écrites; elles ont toujours pour base une vérité quelconque. Eh bien, demandons d’abord à celle-ci son acte de naissance. La toque à plumes du palatin, comme ses bottes jaunes, nous reportent vers le treizième ou le quatorzième siècle; si le peintre, M. Gœtzenberger, n’a pas fait choix d’un sujet plus moderne, c’est que, probablement, le miracle ne s’est pas renouvelé depuis. Loin d’admettre votre preuve, je déclare donc ce tableau tout à fait compromettant pour les vertus thermales des eaux de Bade, et je demande sa suppression au nom des intérêts les plus sacrés du pays.»

Cette fois, messieurs du Casino furent de mon avis, et, après avoir applaudi en riant à mon argumentation, ils décidèrent qu’une requête serait adressée par eux à l’autorité pour faire remplacer cette fresque insolente.

J’avais pris ma revanche sur Junius.


IV

Promenade du matin. — La Flore badoise. — Le sédum de Siébold. — Vertus des gamins de Bade. — Une lettre de Paris m’arrive. — Nouvelles de Thérèse.

Le grand-duché, sous le rapport du climat, tient le milieu entre la France et l’Italie; il est pour nous une des portes de l’Orient.

A Bade, comme partout, la nymphe des forêts est tributaire de la nymphe des plaines; le détritus végétal des montagnes environnantes, entraîné par les eaux, y devient un engrais perpétuel. Dans ses promenades, les lilas, les faux ébéniers, les marronniers rubiconds, les néfliers à étoiles d’argent, les aubépines blanches ou rouges, à fleurs doubles, et hautes comme des arbres, répandent sur vous leur ombrage et leurs douces senteurs; sur le versant des montagnes qui lui servent de cadre s’élancent les grands épilobes, les prunelliers éclatants, des potentilles monstres telles que je n’en avais jamais rencontré.... dans aucun herbier de ma connaissance; les stellaires, les lychnides, les prénanthes et les digitales pourprées, les mélilots, les saxifrages granulés, les lamiers blancs, jaunes ou rouges, y fourmillent; le long de ses cours d’eau fleurissent les alisma, les flambes jaunes, les petites renoncules flammettes, et les jolies persicaires roses s’y alignent par bandes innombrables; dans ses prairies, les gentianes, les orchis, les anémones, les polygala, reflètent doucement leurs teintes variées, et jusqu’aux bords des chemins l’adorable myosotis semble venir dire au voyageur comme à l’amoureux: «Ne m’oubliez pas!»

Non, on ne vous oublie pas dès qu’on vous a connu, riant séjour des fées; on vous aime, eût-on d’abord médit de vous, et fait votre connaissance à ses dépens.

A Bade, j’en suis certain, les joueurs malheureux ne se tuent pas; la nature y est trop belle. Quant à moi, cette sotte idée ne m’est pas un instant venue en tête.

L’amour des fleurs suffit à faire apprécier le caractère d’un individu, a-t-on dit; leur culture, partout multipliée, peut de même révéler celui d’une population.

Ici, comme à Carlsruhe, la porte des maisons, les croisées, les balcons en sont surchargés. On a des vitrines devant sa fenêtre pour les protéger contre le froid des nuits ou les rigueurs des derniers jours d’automne. Dans les plus humbles chalets des bûcherons, dans ces chaumières délabrées, jetées çà et là sur les pentes de la forêt, on y cultive de beaux rosiers dans de vieilles marmites hors de service; de grandes giroflées montent la garde sur les marches des escaliers extérieurs; mais la plante dont les pauvres gens se font le plus honneur, c’est le sédum de Siébold, avec ses jolies fleurs roses, et ses petits disques charnus, étagés, en guise de feuilles, les uns sur les autres.

Cette plante délicate, chinoise de naissance, demande des soins pour être conservée; elle redoute le froid des hivers, les gelées tardives du printemps; il lui faut un abri, de la chaleur, presque sa place au coin du feu, et, je le répète, le sédum de Siébold est la décoration des plus humbles chaumières. Ce fait seul, selon moi, suffirait à l’éloge de la population badoise.

A Bade, les arbustes d’agrément croissent en pleine rue, adossés aux murs; des orangers en caisse, des grenadiers, des lauriers roses, des pittosporum, ornent en dehors la façade des riches maisons et des principaux gasthaus; ils y restent jour et nuit; et, généralement, chacun d’eux est orné d’une élégante étiquette de porcelaine indiquant son nom latin.

«Et les gamins de Bade, demandai-je en rentrant de cette course botanique, à mon hôtelier, l’excellent M. Heiligenthal, ne font-ils pas parfois des bouquets à vos dépens?

—Jamais! me répondit-il sans hésiter.

—Mais vos étiquettes de porcelaine ainsi livrées à leur merci, représentent une certaine valeur monétaire; il doit en disparaître de temps en temps.

—Oh! non, ce serait un vol.»

Mot sublime, et qui m’inspira l’estime la plus profonde pour toutes les classes de Badois, les gamins y compris.

M. Heiligenthal me remit alors une lettre à mon adresse et datée de Paris. C’était la réponse de Donon et Cie. Il m’ouvrait un crédit illimité sur la maison Meyer, de Bade.

Maintenant rien ne s’oppose plus à ma rentrée en France; mon passe-port est en règle; mes ressources pécuniaires sont assurées. Il était temps! Je ne possédais plus que quinze centimes d’argent de poche!

Cependant, ô abîme du cœur de l’homme! depuis que je tenais en main mon moyen de délivrance, mes désirs impérieux du départ, mes élans vers la patrie semblaient s’amortir d’eux-mêmes. Deux jours m’étaient encore nécessaires pour compléter mes études. Bade la magicienne me retenait enlacé dans les rets de ses mille séductions. Elles étaient d’autant plus grandes, ses séductions, qu’à cette première époque de l’année les étrangers n’y affluaient pas encore; c’était un Éden presque solitaire, où les fleurs semblaient ne s’épanouir, les concerts ne se faire entendre que pour ma propre satisfaction; j’aurais pu croire que la ville ne prenait ses airs de fête qu’en mon honneur. Partir, c’était presque de l’ingratitude; je craignais de laisser le vide derrière moi, je craignais de faire de la peine à M. Bénazet!

Je songeai d’abord à renforcer ma garde-robe quelque peu insuffisante. Je me débarrassai de mon caoutchouc; il faisait un temps superbe; d’ailleurs, en cas d’averse, n’avais-je pas mon parapluie? J’achetai un pardessus d’été sous lequel ma redingote marron, qui ne s’attendait pas à venir à Bade, put cacher ses vieilles cicatrices; j’achetai en sus un pantalon de rechange, des souliers vernis et un chapeau de soie, ma casquette n’étant pas toujours de mise dans ce pays des élégances.

En faisant emplette d’un chapeau, je ne prévoyais pas tout ce que je me préparais de déboires.

Je quittais mes fournisseurs, lorsque je rencontrai Junius, qui sortait de l’église. Je lui fis part du ravitaillement complet de mes finances, de ma promenade du matin, promenade à la fois botanique et philosophique, et comment rien que par une inspection florale, j’avais pu porter un jugement certain sur la prospérité et la moralité d’un pays, où nul ne songeait à voler les étiquettes de porcelaine.

Junius sourit; il sourit en se frisant la moustache, comme lorsqu’il s’apprêtait à me contredire.

«Gardez votre estime et votre admiration pour une occasion meilleure,» me dit-il.

J’allais me récrier, mais je commençais à en avoir assez des discussions; je me tus; il continua:

«Ce qui prouverait contre la prospérité du grand-duché, c’est l’émigration continue qui éparpille sa population soit en France, soit dans les autres États de l’Allemagne. Savez-vous quelle est la ville où se rencontrent le plus de Badois? C’est Paris; la statistique l’a constaté. Or, l’émigration chez un peuple est toujours une preuve de malaise et de misère. Quant à la moralité des habitants de ce pays, je veux bien reconnaître que parmi eux les voleurs et les meurtriers sont rares; mais on y trouve pis que cela, et en quantité, des brouillons politiques.»

Une fois ce mot politique prononcé, j’ai toujours eu pour habitude de rester bouche close; à ma bouche déjà close je mis le double tour.

«Il y a trente mille Badois à Paris, reprit Junius; presque tous ces Badois sont tailleurs; presque tous ces tailleurs sont endiablés de démagogie; ceux-ci ont inoculé la peste à leurs compatriotes, et voilà pourquoi après notre révolution de 48, quoique jouissant depuis trente ans d’une constitution libérale et d’un gouvernement paternel, le grand-duché arbora un des premiers en Allemagne le drapeau de l’insurrection, chassa le prince alors régnant et le força d’abdiquer.

«C’est ainsi, poursuivit-il, en s’arrêtant pour prendre une pose de tribun, la tête haute, et le pouce dans l’échancrure de son gilet, c’est ainsi que les peuples, dès qu’ils ont absorbé cette dose de liberté qu’ils peuvent digérer convenablement, au milieu de la situation la plus calme, la plus prospère, las d’un régime qui leur donne tout à la fois force et repos, s’affolent tout à coup, et rêvant bombances et orgies démocratiques, réclament leur droit à l’indigestion!»

C’était évidemment là une phrase de portefeuille, une phrase qu’il tenait en réserve pour l’avenir, et dont il voulait étudier l’effet sur moi.

Je me contentai de hocher la tête, et nous allâmes déjeuner ensemble à la Restauration, où l’attendaient deux de ses amis.

A la Restauration, je rencontrai un des habitués de la maison Lebel, de Carlsruhe. Après quelques mots échangés, touchant certaines questions grammaticales, il me donna des nouvelles de Thérèse. Il paraît que depuis mon départ Thérèse chantait du matin au soir.


V

Visite à la cascade de Geroldsau. — La Croix aux Béquilles.La Chaire du Diable et la Chaire de l’Ange. — Les promenades du clocher de Strasbourg. — Comme quoi les peintres paysagistes ne se connaissent pas en paysages. — Les cordons de sonnettes. — Ébernstein.

De nos deux convives, amis de Junius, l’un était un littérateur émérite, très-connu; je n’ose citer son nom; l’autre, un peintre paysagiste. Pendant le déjeuner, expédié lestement, on décida une excursion dans la montagne. Nous fîmes venir une voiture, et fouette, cocher!

Une route délicieuse nous conduisit d’abord au village de Geroldsau. Là, sous un riche massif d’arbres, nous rencontrâmes un groupe de beaux enfants se faisant une parure des fleurs qu’ils venaient de cueillir. Cette vivante image du printemps rafraîchissait l’âme. Je croyais voir notre peintre et notre littérateur s’extasier devant ce tableau. A eux deux, ils firent un calembour par à peu près; ce fut tout.

Mettant pied à terre, nous longeâmes les pentes d’une jolie vallée, encadrée entre les rives du Grobach et de hautes collines couvertes de sapins, pour aller visiter une cascade célèbre dans le pays, et qui nous sembla ne devoir sa réputation qu’à son bon voisinage.

Ici, le touriste, s’il prend des notes, doit tout examiner de près avant de décrire.

Non loin de la cascade, voyez-vous, à travers sa poussière humide, se dessiner un château fort en ruines, avec ses créneaux, son vieux pont délabré et ses tourelles, dont la plus haute est surmontée d’un télégraphe?

Comment ce télégraphe, retiré du monde, est-il venu s’enterrer au milieu de sapins incomparablement plus élevés que lui? C’est que château fort, tourelles et télégraphe ne sont qu’une moquerie de pierre, une illusion de bois et de granit. Franchissez la cascade, abordez la réalité, vous trouvez un rocher, surmonté d’une croix; c’est le rocher des Béquilles (Krückenfels).

Sous ce nom devait se cacher une légende; notre cocher, qui nous avait servi de guide, originaire de Geroldsau, la connaissait. La voici dans toute sa simplicité:

«Un vieux mendiant, estropié des jambes, appuyé sur ses béquilles, se rendait de Zollsberg, où il venait de faire sa quête, à Geroldsau, lieu de son habitation. Vers le soir, épuisé de fatigue, il se reposa contre un arbre dans les environs de la cascade, et ne tarda pas à s’y endormir.

«Quand il se réveilla, la nuit était venue, et sur le rocher, éclairé d’une étrange lueur, une troupe d’hommes et de femmes dansaient en rond. Il pensa d’abord n’avoir devant lui que bûcherons et bûcheronnes, charbonniers et charbonnières de la forêt, se démenant pour combattre la fraîcheur de la nuit, et les apostrophant à haute voix, il leur demanda sa route, car un reste de sommeil lui troublait la mémoire.

«Ceux-ci (c’étaient des sorciers), furieux de se voir interrompre au milieu de leurs cérémonies mystérieuses, saisirent aussitôt les manches à balai qui leur avaient servi de monture et se précipitèrent en tumulte sur le profane. Aux manches à balai, le pauvre infirme opposa quelques instants une de ses béquilles pour se garantir de leurs coups; mais sa béquille cassa. Bien inspiré alors, il demanda aide et assistance au Christ, et ramassant un des fragments de sa béquille brisée, il le maintint, comme branche de croix, sur son autre béquille, restée intacte.

«Devant cette croix improvisée, les sorciers reculèrent en poussant des cris; notre homme profita de leur mouvement de retraite pour consolider, au moyen d’un brin de genêt, son instrument de délivrance, et, le brandissant devant lui, oubliant que ses jambes étaient incapables de le porter, il poursuivit les fugitifs jusque sur le plateau du rocher, d’où ils dégringolèrent tous pêle-mêle, sans avoir eu le temps d’enfourcher leurs manches à balai pour regagner leur domicile.

«Vainqueur et désormais valide, le bon pauvre, en signe de reconnaissance, implanta sa croix aux béquilles sur le rocher, et reprit la route de Geroldsau d’un pas alerte et les mains dans les poches.»

Nous fîmes de même pour regagner notre voiture, qui nous attendait dans ledit village. Le temps était superbe. Après conseil, il fut décidé que, consacrant la plus grande partie de la journée à notre promenade, nous pousserions jusqu’au nouvel Ébernstein, château historique fort curieux à visiter et des terrasses duquel la vue est merveilleuse.

Laissant donc Geroldsau à notre droite ou à notre gauche.... je ne certifie rien (il n’est pas facile de s’orienter au milieu de ces routes tournantes, souvent masquées par un double rideau d’arbres verts), nous contournâmes les montagnes pour aller, loin de là, rejoindre, à la base du mont Mercure, les prairies de Rottenbach. De ce côté se trouvent la Chaire du Diable et la Chaire de l’Ange, immenses rochers, du haut desquels, selon la tradition, Satan et l’esprit du Seigneur se sont disputé, dans les temps anciens, la possession du pays.

«Si l’on en croit nos savants légendaires, dit Junius en m’apostrophant malicieusement du regard, lorsque les premiers prêtres chrétiens vinrent enseigner l’Évangile dans cette forêt, le diable, furieux, accourut de l’enfer à Bade par le chemin souterrain que suivent les eaux thermales....

— C’est sans doute depuis ce temps que les eaux de Bade sont sulfureuses,» se hâta de dire le littérateur émérite, qui jusqu’alors avait conservé vis-à-vis de nous les calmes apparences d’un grand homme muet et ennuyé.

Nous avions escaladé la Chaire du Diable, bien plus abordable que celle de l’Ange. Dans la direction de Bade, au versant des montagnes couvertes de sapins, sur le fond noir du vieux feuillage, des nappes de lumière faisaient ressortir le vert jaunâtre des jeunes pousses, tout éclatantes, toutes brillantées. On eût dit des bouquets de topazes étoilant les sombres massifs.

Dussé-je être accusé d’hypocrisie verdoyante, les plus simples tableaux de la nature m’impressionnent vivement; des cinq sens complémentaires, c’est celui que je possède au plus haut degré. Comme toutes les âmes expansives, j’avais besoin de communiquer mes impressions. Junius, debout près de moi et le lorgnon à l’œil, paraissait s’associer à mes extases. Je lui fis un de ces signes de tête interrogatifs qui suppléent si bien à la parole. Il se retourna de mon côté, et laissant retomber son lorgnon:

«Quelle est donc cette Thérèse qui, au dire de ce monsieur, chante depuis votre départ?» me dit-il du ton placide d’une causerie faite au coin du feu.

Outré de voir ainsi Thérèse s’interposer brusquement au milieu de mes contemplations, je tournai le dos à mon diplomate, cherchant un autre compagnon dont la pensée fût plus en harmonie avec la mienne.

Le littérateur émérite tenait la visière de sa casquette complétement abattue sur ses yeux; il avait la vue tendre, et le soleil lui faisait mal. Quant au peintre paysagiste, je le trouvai tout occupé d’un travail dont l’importance et le but m’échappèrent d’abord. Il avait enfoncé sa canne dans un trou de taupe et la faisait tourner circulairement, à la force du bras, comme pour agrandir l’orifice de la taupinière.

Nous étions déjà au bas de la Chaire du Diable, prêts à remonter en voiture, que cette grave occupation le retenait encore à la même place.

D’autres spectacles plus grandioses que ceux des prairies de Rottenbach frappaient nos regards à mesure que nous avancions vers Ébernstein. Sur les flancs de la route que nous parcourions grondaient des torrents, se frayant un passage vers des précipices creusés à d’immenses profondeurs. Des sapins et des mélèzes allaient en s’exhaussant devant nous à perte de vue, ou s’enfonçaient tout à coup en formant de gigantesques entonnoirs.

Parfois, sur notre droite, un double escarpement de la montagne nous laissait voir des plaines sans fin, des villages, des rivières, des clochers tour à tour surmontés à l’horizon par la flèche de Strasbourg.

La flèche de Strasbourg est dans le pays de Bade le complément de toutes les belles perspectives. Ici, chaque fois qu’une échappée de vue s’ouvrait pour nous du côté des plaines nous l’apercevions, tantôt perforant un nuage de sa pointe aiguë, tantôt droite, solitaire, se déplaçant avec lenteur et régularité d’un point à l’autre, comme une haute sentinelle chargée d’inspecter l’horizon. Elle nous suivait et tournait avec nous, selon les caprices de la route. Voici, au loin, un petit village étendu au milieu de ses champs de colzas; le village apparaît à peine, mais son clocher s’élance vers le ciel; son clocher, c’est la flèche de Strasbourg, qui, placée à six lieues dudit village, nous regarde sournoisement par-dessus sa tête. Là-bas, planant sur les dômes de la forêt, voyez-vous un arbre incomparablement plus élevé que les autres? Cet arbre, c’est encore le clocher de Strasbourg.

Le clocher de Strasbourg, je l’ai vu des hauteurs du Fremersberg, du vieux château de Bade, du Château-Neuf, du mont Mercure; combien alors il m’a semblé plus imposant que lorsque j’avais eu l’honneur de lui être présenté dans sa ville natale! A Strasbourg, vu de près, et même de la rue des Grandes-Arcades, il ne m’a que médiocrement étonné; j’ai eu peine à reconnaître en lui le plus haut personnage entre les monuments élevés par la main des hommes. Hommes ou clochers, il faut à chacun sa perspective, son horizon, son éloignement.

Dans un des sites les plus romantiques de la forêt, d’où l’œil découvre les belles vallées de la Mourg, et dans le lointain les Vosges, je demandai que la voiture s’arrêtât; j’avais besoin d’admirer sur place; les chevaux avaient besoin de se reposer.

Cette fois encore, à ma grande surprise, notre peintre paysagiste me sembla peu émerveillé; il alluma son cigare, et, debout devant un de ces gros arbres qu’on appelle des hollandais, parce qu’ils sont destinés à la marine de la Hollande, il se mit à examiner curieusement les déchirures et les rugosités de son écorce. Poussé à bout, je lui demandai son avis sur le tableau qui nous environnait. Il jeta un coup d’œil de haut en bas, fit un demi-tour sur lui-même, et me répondit par ces mots: «Lumière mal distribuée, ciel invraisemblable.»

Les peintres paysagistes ne se connaissent pas en paysages. Cela a tout l’air d’un paradoxe, et, comme tant de soi-disant paradoxes, rien n’est plus vrai. Pour les peintres paysagistes, la nature n’est pas une assez habile arrangeuse. Le chic de l’atelier lui fait défaut. Quand on croit ces messieurs en admiration devant un beau site, de ce site, le plus souvent, ils n’ont observé qu’un mouvement de terrain, une route tournante, un détail dont puisse profiter l’œuvre en voie d’exécution. Tout ce qui ne peut rentrer dans leur toile de soixante-quinze centimètres de large sur quarante de haut les laisse volontiers indifférents.

Du reste, dans un autre ordre de faits, il en est ainsi des littérateurs et même des savants. L’auteur dramatique, dans ses lectures, se laisse allécher avant tout par les passages qui peuvent lui fournir une scène, une situation, un sujet. Le surplus, descriptions, observations de mœurs, développements des caractères, tout ce qui fait l’âme du livre, lui glisse sous le pouce sans fixer son regard.

J’ai ouï parler d’un érudit, membre de plusieurs sociétés savantes, qui, durant des mois entiers, est resté la tête penchée sur sa table, surchargée d’in-folio grands ouverts, le tout pour savoir si les anciens avaient connu les cordons de sonnettes. Plutarque, Strabon, Hérodote, Pausanias, composaient seuls alors sa société intime; il semblait se les être incorporés; il les connaissait à peine. Comme le peintre, comme le dramaturge, il avait fait sa chasse spéciale; chez les Grecs et les Romains il n’avait cherché que des cordons de sonnettes.

Mais ne suis-je pas un peu dans le même cas? En ce moment où j’affiche un si grand ravissement à l’aspect des beautés sublimes de ces montagnes, à travers leurs armées de sapins, je guette involontairement du coin de l’œil un sentier détourné, au bout duquel j’espère rencontrer une historiette, une tradition, une légende. La légende, c’est là mon cordon de sonnette à moi!

Au sommet de cette côte escarpée, quelles sont ces tourelles gothiques se profilant sur la sombre verdure des grands ifs et dont les pieds semblent plonger dans l’eau? C’est le nouvel Ébernstein. Nous sommes au bout de notre course. Victoire!

Non; désastre! Ce jour-là, le grand-duc habitait Ébernstein, devenu l’un de ses nombreux apanages. La porte en devait rester close devant nous.

Junius, le peintre paysagiste, le littérateur émérite, avaient, ainsi que moi, espéré trouver dans cette célèbre résidence non-seulement des curiosités d’architecture et d’art, mais aussi un abri contre la pluie qui nous menaçait, et surtout un bon dîner, le gardien du château y exerçant d’ordinaire les doubles fonctions de concierge et de restaurateur.

Tous trois se désolaient.

Seul, je triomphais en moi-même; seul, j’allais pénétrer dans le nouvel Ébernstein, quelques siècles en avant, il est vrai.

Je tenais ma légende!... Ma légende, cette fois, avait forme de ballade.


VI
LA BALLADE DU CHEVAL.

Quelques mots de préface. — Schiller et Ary Scheffer. — Éberhard le Larmoyeur.

Je pourrais faire précéder ma ballade d’une volumineuse introduction explicative. Je m’en abstiendrai. Quelques mots sont indispensables cependant. Un grand poëte, un grand peintre me les fourniront.

Éberhard II, comte de Wurtemberg, qu’on appela d’abord le Batailleur, avait deux enfants, un fils et une fille; Ulric et Lida. Dans une rencontre avec les troupes du Margraviat et du Palatinat, ce fils, quoique impétueux et vaillant, cédant au nombre, dut battre en retraite. Son père lui reprocha rudement (car la rudesse et l’inflexibilité formaient le fond de son caractère) de ne pas être resté, vivant ou mort, sur le champ de bataille; et, comme stigmate de honte, devant la place qu’Ulric occupait à sa table, il coupa la nappe, lui signifiant ainsi qu’il n’avait pas gagné son pain.

Le comte Éberhard de Wurtemberg fournissait en ce moment à Schiller de beaux vers, et à notre grand peintre, Ary Scheffer, le sujet de son tableau le Coupeur de nappe; un chef-d’œuvre!

Ulric se racheta de l’humiliation; il se fit tuer dans un jour de victoire; jour de deuil pour Éberhard, qui, solitaire, farouche, inconsolable, enfermé dans sa tente, ne sut plus que pleurer sur le cadavre de son fils.

Second sujet de tableau pour Ary Scheffer; Éberhard le Larmoyeur; un chef-d’œuvre encore!

Au comte de Wurtemberg, désormais surnommé non plus le Batailleur, mais le Larmoyeur, restait une fille, Lida, que son frère Ulric s’était engagé à faire épouser au meilleur, au plus éprouvé de ses amis, le comte Wolf d’Ébernstein. Ulric n’était plus là pour aider à l’exécution de son engagement. Malgré les supplications de Wolf, qui aimait Lida, qui en était aimé, Éberhard la fiança à son neveu Conrad, son héritier.

Wolf essaya d’obtenir par la guerre ce que son nom, ses richesses, ses prières, le souvenir d’Ulric, n’avaient pu lui donner; il embrassa la cause des margraves de Bade et du palatin. L’empereur se déclara pour Éberhard.

Bientôt le comte Wolf, seigneur du vieil Ébernstein et d’une partie de la forêt Noire, vaincu, forcé de fuir, abandonné de ses alliés, renié par ses vassaux, se vit contraint d’aller demander un refuge à son parent, le seigneur du nouvel Ébernstein.

Comme il mettait pied à terre à la porte du château, un maraudeur, son guide durant la nuit profonde, lui vola son cheval, son manteau, et disparut au milieu de l’obscurité.

Maintenant voici la ballade.

«O mon cheval!... mon beau, mon brave Tador! le plus fin coursier que l’Espagne ait produit; bon à la guerre comme au carrousel, quoi, Henrich, depuis huit jours on n’a pu le retrouver?

— On a retrouvé le voleur, mon honoré cousin, et je l’ai fait pendre.

—Mais Tador?

—Il l’avait déjà vendu à la foire de Gagenau.

—Le nom de l’acheteur?

—Je l’ignore.

—O mon pauvre cheval! ô mon ami! ô misère!... Ils m’ont mis au ban de l’empire; ils m’ont déclaré traître et félon; ils ont saccagé ma ville et brûlé mon château du vieil Ébernstein; ils m’ont dépouillé de mes trésors et presque de mon honneur, et je te regrette avant tout, mon bon cheval de guerre, mon brave Tador!

—Est-ce vraiment lui que vous regrettez le plus, mon cousin?

—Eh! ne le comprenez-vous pas, Henrich, si Tador était encore là pour obéir à mon geste, à mon regard, je serais déjà dans Wildbad, et tandis que le Wurtembergeois s’obstine à occuper mes domaines, j’aurais enlevé sa fille!

—Projet d’insensé, mon cousin. Lida de Wurtemberg n’est plus à Wildbad; elle est dans le camp de son père. Oubliez-la, Wolf. Un de mes espions a entendu ce matin, de ce côté, le bruit des trompes mêlé au bruit des violes. Lida aujourd’hui est l’épouse d’un autre.

—Taisez-vous, Henrich! vous auriez dû vous couper la langue avec les dents avant de prononcer ce mot.... O Lida! ô désespoir!»

Tandis que les deux Ébernstein s’entretenaient ainsi, une clameur s’éleva du dehors. Le galop d’un cheval résonna sourdement sur la route; puis, on n’entendit plus rien. Le comte, anxieux, agité, le cou tendu, prêtait toujours l’oreille, lorsque le pont-levis, abaissé, retentit tout à coup comme d’un roulement de tonnerre, et Tador, l’inespéré Tador, écumant de sueur, les naseaux enflammés, faisant jaillir sous ses pieds des milliers d’étincelles, déboucha dans la cour où se tenaient les deux cousins, et s’arrêta subitement devant eux.

Une femme pâle, à moitié évanouie, presque hors de selle, se suspendait convulsivement à sa crinière; les buissons de la route s’étaient partagé les lambeaux de son voile blanc, et dans ses longs cheveux déroulés et en désordre, quelques brins de fleurs de myrte se montraient éparpillés. Cette femme, cette jeune fille (car elle pouvait encore porter ce titre), c’était Lida de Wurtemberg.

Soit que le comte Éberhard, raffiné dans ses vengeances, eût racheté sciemment Tador, le destinant à servir de monture à la fiancée, dernier outrage à l’adresse du vaincu; soit que Tador n’ait dû cette distinction qu’à sa beauté sans pareille, le résultat fut le même. Comme on se rendait à l’église, il flaira sournoisement sa route, rompit rang et n’arrêta sa course furieuse qu’en retrouvant son maître, là où il l’avait laissé huit jours auparavant.

«Un chapelain! un chapelain! criait le comte Wolf, d’un bras soutenant Lida, et de sa main restée libre caressant le poitrail haletant de son fidèle coursier: Un chapelain!... Henrich, le vôtre peut nous unir; qu’il vienne!

—Mon cousin, jamais à ma chapelle on ne mariera une fille sans le consentement de son père.

—Par l’enfer! s’agit-il donc d’une mésalliance? Ne suis-je point d’aussi noble sang qu’elle? Oubliez-vous que l’empereur Othon le Grand a donné sa sœur Hedwige à l’un de nos communs aïeux?

—Je sais, mon cousin, qu’il y avait consentement mutuel des deux parts. Je vous ai recueilli et tenu caché dans le nouvel Ébernstein, sans me soucier du dommage qui m’en pouvait advenir; si vos ennemis vous poursuivent jusqu’ici, je vous y défendrai de mon mieux, mais....

—Du moins jurez-vous, Henrich, de ne jamais leur livrer Lida!

—Mon cousin, je jure de ne la rendre qu’à son père.

—Malédiction sur toi, hôte déloyal, parent sans vergogne!... Mon cheval! mon cheval! s’écria Wolf, enlevant Tador aux mains des valets, déjà en train de l’étriller.... Tador, il te va falloir fournir une nouvelle course.... Lida, voulez-vous, avec moi, chercher un prêtre qui nous marie?

—Je le veux,» dit Lida.

S’élançant sur la selle, il prit sa maîtresse en croupe, et le pont-levis s’abaissa devant eux.

Cependant les soldats d’Éberhard, en quête de la fiancée, parcouraient toutes les routes de la forêt. Ceux qui, les premiers, retrouvèrent les fragments du voile ou les traces de Tador, donnèrent le signal d’appel, et quand Wolf sortit de Neu-Ébernstein, quelques-uns en occupaient déjà les abords; il les culbuta et passa outre.

«Lida, vous repentez-vous de votre consentement à m’accompagner?

—Je ne me repens de rien, messire.»

Il changea de route; dans un carrefour du bois, un groupe nombreux d’archers, l’arc tendu, se préparait à lui disputer le passage. Il trembla pour elle:

«Lida, voulez-vous que je vous reconduise à votre père?

—Il vous ferait prisonnier, messire, et me forcerait d’épouser votre rival.»

Il évita les archers et gagna la plaine.

Dans la plaine, Éberhard et son neveu, avec leurs forces réunies, occupaient tous les points abordables; c’était comme un cercle de fer qui allait en se rétrécissant autour des fugitifs. Il ne restait plus de libre qu’un étroit sentier frayé au milieu d’une colline rocheuse; mais ce sentier n’aboutissait qu’à une haute falaise, élevée à pic au-dessus des flots de la Mourg, qui formaient là un gouffre béant.

«Lida, veux-tu mourir avec moi? dit le comte.

—Je le veux, mon ami,» répondit Lida.

Il se tourna vers elle; un baiser les unit. Alors, pressant de ses éperons les flancs de Tador, qui sembla comprendre la pensée de son maître, il s’élança dans l’espace. Tous trois disparurent, aux cris d’effroi poussés par leurs poursuivants.

Éberhard avait tué ses deux enfants, l’un par la guerre, l’autre par l’amour.

Le rocher du haut duquel Wolf d’Ébernstein s’est précipité dans la Mourg est appelé aujourd’hui encore le Saut du Comte (Grafensprung).


VII

Gernsbach, la Venise badoise. — Un gasthaus de mauvais augure. — Les îles flottantes du Rhin. — Écluses et débâcle. — La forêt de Macbeth. — Nouvelle rencontre avec l’Anglais phénoménal. — Festin pantagruélique.

Dans la situation fâcheuse où nous nous trouvions devant la porte close du nouvel Ébernstein, une légende, même une ballade, fût-elle en beaux vers, ne pouvait tenir lieu d’un dîner.

Il nous fallait deux heures pour retourner à Bade; nous y serions arrivés étiques.

Une petite ville, située sur la Mourg, entourée, traversée par vingt autres cours d’eau, comme inondée au milieu de ses prairies marécageuses, Gernsbach, était la seule ressource qui fût à notre portée. Mais qu’espérer de cette piètre Venise, habitée seulement par une population de pêcheurs, de bûcherons, de flotteurs, où l’on n’entend que le bruit de la cognée qui déracine les sapins, de la longue scie qui les divise en planches et des eaux grondantes qui les charrient sur la rivière? Notre cocher ne connaissait pas le pays sous le rapport des subsistances; Junius, quoique devenu presque Badois, n’avait jamais mis les pieds à Gernsbach, sans doute dans la crainte de se les mouiller. Sous les excitations de la faim, nous devînmes soudainement modérés dans nos désirs comme dans nos espérances; nous ne demandâmes à Gernsbach que quelques couples d’œufs, un plat de goujons et du pain pas trop anisé. Avec ces dispositions d’anachorètes, après avoir descendu les pentes rapides de la montagne plutôt en haquet qu’autrement, car notre voiture glissait alors sur son sabot, nous fîmes piteusement notre entrée dans la ville.

J’ai omis de le dire, depuis quelques instants il pleuvait à verse, ce qui n’aidait pas à nous réconforter.

Comme la voiture débouchait sur la place: Gasthaus! m’écriai-je victorieusement à la vue de ce mot inscrit en grosses lettres sur la maison de poste. Gasthaus! un restaurant! nous sommes sauvés.

«Lisez Gatshaus, dit alors notre littérateur émérite, car c’est là évidemment notre mot familier gâte-sauce, défiguré par une transposition de lettres.»

J’ai honte de rapporter ce jeu de mots pitoyable, surtout émanant d’un homme d’une si grande réputation; cependant nous en rîmes beaucoup, et notre hilarité durait encore lorsque notre voiture s’arrêta devant l’hôtel de la poste.

Un rapide examen de la maison nous ramena tout aussitôt à la gravité de la situation.

Dans une salle du rez-de-chaussée, parfaitement calme et tranquille, plusieurs femmes, servantes ou maîtresses, s’occupaient de lingerie; dans une autre, un monsieur, installé devant un métier de tourneur, confectionnait des bâtons de chaises. C’était le maître du logis.

«Monsieur, lui dis-je, lorsque, selon l’usage, il fut venu à notre rencontre, auriez-vous, par hasard, de quoi nous donner à manger?

—Pourquoi pas?» me répondit-il sans paraître offensé de cet irrévérencieux par hasard, qui avait trahi mes terreurs secrètes.

Nous n’étions pas encore tout à fait rassurés.

«Et que pourriez-vous nous donner? repris-je.

—Tout ce que vous voudrez, Messieurs.»

Nous nous regardâmes, étonnés de l’aplomb de ce Vénitien.

«Monsieur, lui dit alors notre littérateur émérite, voulant rabattre un peu de cette jactance, pour ma part un bon cuissot de chevreuil, cuit à point, me plairait fort; toutefois, je me contenterai d’un morceau de fromage, faute de mieux.

—Un cuissot de chevreuil? très-bien, dit l’hôte.

—Un coq de bruyère me flatterait de même, interrompit Junius en se frisant la moustache.

—Un coq de bruyère? très-bien, répéta l’hôte; il m’en est arrivé un justement ce matin.»

Nous crûmes à une mystification. Pour le pousser à bout:

«Avez-vous des truffes? demanda notre peintre paysagiste.

—Ce n’est guère la saison, Messieurs; cependant il nous en reste de conserve, au vin de Champagne. Au surplus, si vous voulez bien vous en rapporter à moi, je vous servirai un dîner

En Allemagne, un dîner signifie un repas à prix fixe, que le maître du gasthaus compose à son gré et selon les ressources dont il peut disposer. C’est une table d’hôte au petit pied.

Malgré le sérieux de ce tourneur de chaises, le doute nous restait implanté dans l’estomac plus profondément que jamais. Le littérateur émérite prétendait que notre Vénitien-Badois était un gascon, et qu’au lieu du coq de bruyère et du cuissot de chevreuil nous aurions deux omelettes, l’une au lard, l’autre au beurre.

En attendant ce dîner hyperbolique, nous profitâmes d’une éclaircie pour aller visiter la ville.

Gernsbach mérite d’attirer l’attention du voyageur qui n’est pas affamé.

De Gernsbach partent ces immenses trains de bois qui, charriés par la Mourg jusqu’au Rhin, par le Rhin jusqu’à la mer du Nord, vont approvisionner la Prusse, la France et la Hollande de planches, de poutres et de mâts.

La Mourg, vu l’étroitesse de ses rives, ne les voiture d’abord que par fragments; quelquefois même un seul arbre, mais immense, flotte à sa surface; d’autres le suivent, puis d’autres encore. Le Rhin recueille, réunit, enchaîne les uns aux autres ces débris épars, et en compose ces radeaux monstres sur lesquels une population tout entière semble émigrer; des passagers par centaines suivent avec eux le cours du grand fleuve. Sur ces îles flottantes, parsemées çà et là de petites cahutes en planches ou en clayonnage, les mariniers sont à la manœuvre; de nombreux groupes de femmes, assises sur des tapis de joncs, tricotent; des jeunes filles, devant un fragment de miroir, peignent leurs longs cheveux, qui, en se déroulant au vent, forment comme les blondes banderoles de cette flotte sans voiles et sans cordages; et les bons bourgeois de Coblentz ou de Cologne, en se mettant le matin à leur fenêtre, se frottant les yeux, se disent: «C’est la forêt Noire qui passe.»

Oui, la forêt Noire seule a fourni ces madriers, ces poutres, ces sapins, qui, par milliers, forment le solide et raboteux plancher de ces gigantesques radeaux.

Mais par quels efforts de la mécanique a-t-on pu faire descendre jusqu’à la Mourg ces vieux arbres souvent placés à des hauteurs et sur des escarpements inabordables aux chevaux? Le moyen est simple et peu dispendieux.

Vers la fin de l’automne, on a fermé par des écluses les petites vallées échelonnées le long de la montagne; l’eau des pluies et des sources s’y est amassée lentement; les neiges de l’hiver ont achevé de les combler. Profitant de toutes les pentes obliquant de haut en bas, on a déjà fait glisser vers chacune de ces petites vallées les arbres voisins, ébranchés en même temps qu’abattus. Tout aussi bien que les sapins vulgaires, les rois des grands taillis et des roches escarpées se sont dirigés vers ces réceptacles communs. Quand les chaudes bouffées du printemps ont fondu les triples couches de neige et de glace, alors arrive le jour de la débâcle. Les écluses sont ouvertes; les cascades furieuses entraînent avec elles le dépôt qui leur a été confié, et c’est là un spectacle merveilleux que de voir, au milieu de ces eaux écumantes, se redresser, s’entre-choquer ces grands arbres, ces gros hollandais, semblables à des géants foudroyés; la forêt de Macbeth ne marche pas, elle court, elle se précipite; la montagne tremble, les cataractes mugissent; et durant cette terrible avalanche et tous ces bruits étourdissants, les habitants de Gernsbach se frottent les mains en songeant aux ducats, francs, thalers et rixdales de la Hollande, de la France et de la Prusse.

Quant à nous, tandis qu’un vieux flotteur du pays, ancien soldat de l’Empire, nous mettait ainsi au courant de cette curieuse opération, nous songions à notre dîner. Une scène qui se passait au bord opposé de la Mourg vint à propos me distraire de cette préoccupation.

Sous quelques arbres figurant une promenade publique, un homme sautillait au milieu d’un groupe de jeunes filles, lesquelles, à qui mieux mieux, semblaient rire et se moquer de lui. Cet homme, par les dieux immortels! je l’aurais juré, c’était mon amoureux Anglais de Carlsruhe! Quoique, à cette distance et à travers la légère brume qui s’élevait de la rivière, il ne me fût guère possible de distinguer ses traits, je le reconnaissais à ce qu’il avait de britannique dans son encolure, et surtout à ce qui le distinguait de ceux de sa race, la vivacité dans les mouvements, une certaine élasticité des membres, généralement refusée par la nature aux autres Grands-Bretons. Je l’observais allant de l’une à l’autre des jeunes filles en multipliant ses gestes de séducteur en voyage. Par malheur, une forte ondée survint, qui dispersa la troupe et interrompit mes observations. Mais que venait faire à Gernsbach ce diable d’homme que j’avais laissé à Carlsruhe si fort en quête de verlobtage?

A l’heure convenue, nous dirigeant vers le gasthaus de la poste, au lieu de ce calme de si mauvais augure qui nous y avait accueillis à notre première entrée nous entendons un tumulte épouvantable non moins inquiétant. Une servante criait et pleurait; les autres criaient et riaient; l’hôte et l’hôtesse en fureur apostrophaient un individu qu’entouraient bruyamment quelques postillons et garçons de cuisine. Au milieu de ce conflit, qui avait pu songer à notre dîner?

L’individu ainsi apostrophé, c’était lui, c’était mon Anglais! Je m’apprêtais à interroger sur ce séducteur d’outre-mer le maître du gasthaus; mais, de leur côté, mes compagnons s’adressaient à celui-ci tous les trois à la fois, réclamant ce dîner, devenu plus hyperbolique que jamais. Un instant nous fîmes chorus dans la bagarre. Enfin l’hôte prononça ces mots magiques: «Ces messieurs sont servis.»

Pour le moment, chez moi, l’appétit l’emporta sur la curiosité, et, laissant mon Anglais se débattre au milieu des marmitons et des postillons, je suivis, avec les autres, le chemin de la salle à manger, située au premier étage.

Nous n’avions pas atteint les marches de l’escalier qu’une odeur délicieuse, une odeur de rôti, monta jusqu’à nous des antres de la cuisine. Nous nous regardâmes avec un sourire béat; notre littérateur émérite, sceptique impitoyable, le fit disparaître d’un mot: «Omelette au lard,» dit-il.

Enfin, nous entrons dans une chambre d’assez froide apparence; sur la table figurent quelques légers hors-d’œuvre vinaigrés, maigre escorte du potage; mais à peine venons-nous, la mine piteuse, de décoiffer la soupière, ô merveille! deux servantes nous arrivent, portant chacune un plat: dans l’un s’étale un magnifique coq de bruyère, avec ses plumes en tête et ses ailes demi éployées; dans l’autre, un cuissot de chevreuil nage dans son jus noirci de truffes. Nos folles exigences avaient été satisfaites; elles devaient être dépassées.

Je ne détaillerai point le menu de ce festin pantagruélique, auquel rien ne manqua, ni le poisson ni la fine pâtisserie, et qui nous coûta moins cher que le plus modeste repas à la carte fait dans un mince restaurant à Paris.

En sortant de table, je n’eus rien de plus pressé que de m’enquérir de mon Anglais; il était parti. Interrogée par moi, l’hôtesse, sans prétendre attaquer son honorabilité, m’affirma que, depuis quinze jours qu’il rôdait dans le grand-duché, c’était la seconde de ses servantes à laquelle il s’attaquait: avec la première il en était venu à ses fins; il l’emmenait avec lui; quant à la seconde....

Je fus forcé de me contenter de cette phrase inachevée. Mes trois compagnons étaient déjà installés dans la voiture. A son tour, notre cocher se fâchait, criait, tempêtait, déclarant que nous ne serions de retour à Bade qu’à la nuit noire.

Comme toujours, ma curiosité restait inassouvie.

Quel drôle de petit Anglais!


VIII

Le vol au parapluie. — Métamorphose subite. — Le vainqueur des Turcs. — La collégiale de Bade. — Un futur historien. — La Favorite. — La princesse Sibylle-Auguste. — Grand magasin de bric-à-brac. — Cent quarante-quatre portraits et deux modèles. — Une cénobie. — Le carnaval après le carême.

Lettre à M. Antoine Minorel,

A MARLY-LE-ROI.

«Mon cher Antoine,

«Je commence par t’annoncer une bonne nouvelle: on m’a volé mon parapluie.

«Ce matin, comme je flânais hors de la ville, rêvant à de grands projets dont je t’instruirai à mon retour, une petite averse tombe à l’improviste. J’ai à peine eu le temps d’ouvrir le susdit parapluie, qu’une femme vient à moi et d’une voix suppliante: «Ah! monsieur, je vous en prie, rien qu’un instant!»

«Je comprends qu’elle m’implore en faveur de sa toilette menacée par l’averse. En galant chevalier, je lui offre mon bras, lui proposant de la reconduire à son hôtel. Nous n’avons pas fait cent pas: «Dieu! mon mari! s’écrie-t-elle. Ah! monsieur! il est si jaloux!... S’il nous trouve ensemble....»

«Je m’empresse de me réfugier sous un arbre, lui laissant entre les mains l’objet en question. Le mari se présente, lui prend le bras à son tour, tous deux s’éloignent le plus paisiblement du monde, et le tour est fait.

«Que dis-tu de ce vol au parapluie? La nouvelle est bonne, n’est-ce pas? d’abord pour toi. Tu auras enfin l’occasion, une fois dans ta vie, de te moquer justement de ma galanterie avec les dames; elle est bonne aussi pour moi, si heureusement débarrassé de ce meuble incommode et inutile. Je ne voyage qu’en voiture.

«Je ne t’en dirai guère plus aujourd’hui, dans le doute si ces quelques mots te trouveront encore à Marly. En tout cas, je compte sur Madeleine ou sur le vieux Jean pour te les retourner si tu as perdu patience à m’attendre. Je me reproche vivement de ne pas t’avoir écrit depuis ma malencontreuse arrivée à Carlsruhe. Tu dois me croire mort, mort assassiné par quelque brigand de la forêt Noire. Rassure-toi; messieurs les brigands de la forêt Noire, à Bade, leur quartier général, ont pu attenter à ma bourse, même à mon parapluie; quant à ma vie, non-seulement ils l’ont respectée, mais encore rendue douce et facile. Je te conterai cela de vive voix. Après-demain, lundi, je quitte Bade, que je n’ai pu me dispenser de visiter en passant. Adieu donc et à bientôt, mon cher Antoine; je commence à en avoir assez des voyages.

«Ton ami,

«A. C.

«Bade, 10 mai.

«Post-scriptum. Je rapporte quelques traditions assez curieuses du pays; cependant je n’ai plus l’esprit aux légendes. Tout bien examiné, tu as raison, ce sont là des passe-temps frivoles, parfois dangereux, tendant à fausser, à dénaturer l’histoire, à propager des erreurs nuisibles; j’y renonce. Une idée plus grave me préoccupe. Il se pourrait bien faire que, aussitôt mon retour en France, je me livrasse exclusivement à des travaux historiques. Oui, mon ami, oui; que veux-tu? je ne suis plus jeune; tu me l’as répété assez souvent pour que la conviction me soit venue. L’historien qui se respecte devant bien se garder de faire montre d’esprit et surtout d’imagination, ce rôle convient à mon âge, et me va sous tous les rapports.

«Antoine, je te vois écarquiller tes petits yeux et t’écrier: «Historien, toi! toi, jusqu’à présent le zélateur passionné du conte bleu! C’est impossible! Comment une semblable idée a-t-elle pu te venir en tête?»

«Eh! bon Dieu! cher ami, elle m’est venue comme le reste; je suis historien comme je suis voyageur, par l’effet du hasard, par entraînement, presque malgré moi. Je te conterai cela à mon retour, bientôt.... Au fait pourquoi pas tout de suite? Ma plume d’auberge est excellente, l’encre est limpide, fine est mon écriture, et sans risquer d’ajouter à mon timbre-poste, je puis bien achever de noircir cette seconde page, et même entamer la troisième, la chose en vaut la peine.

«Hier donc, je me reposais des fatigues de la veille, où avec ton cousin Junius nous avons poussé nos excursions jusque sur les bords de la Mourg, à quatre ou cinq lieues de Bade. Assez désœuvré, je me promenais devant certaine galerie des légendes, à laquelle je n’avais plus rien à demander, quand au-dessus de la porte nord de cette galerie, je vis un tableau jusqu’alors échappé à mon regard. C’était une espèce de grisaille représentant une entrée triomphale.

«Qu’est-ce que cela? murmurai-je, et assez haut pour qu’une voix tudesque me répondît:

« — C’est le retour du vainqueur des Turcs à Rastadt, monsieur; de notre célèbre margrave Louis-Guillaume de Bade. Que pense-t-on en France de notre héros, monsieur? ajouta la voix.

« — Il y est fort estimé,» répondis-je effrontément, car, à ma profonde humiliation, je te l’avoue, du vainqueur des Turcs je ne connaissais pas le premier mot. Nous autres Français, nous avons déjà tant de grands hommes en propre, que le loisir nous manque pour nous occuper de ceux des autres. Cependant, je trouvais étrange qu’un margrave badois eût été en querelle sérieuse avec les Turcs, et s’en fût gaillardement tiré. Il me fallait un éclaircissement; je le trouvai dans la bibliothèque du casino de cette ville, où j’appris que Louis-Guillaume, général en chef des armées de l’empereur, avait partagé avec Jean Sobiesky la gloire de la délivrance de Vienne; qu’à Gran, à Bude, à Vicegrad, et sur vingt autres champs de bataille les Turcs durent reconnaître en lui leur éternel vainqueur.

«Comme tu le penses bien, cher ami, ce ne sont pas ses batailles qui m’affriandèrent; non, mais bien son histoire personnelle, vraiment fort singulière. Tu en auras la preuve dans ma relation. Restons-en là pour aujourd’hui.... Cependant en quelques lignes je puis résumer pour toi son curieux historique.

«D’abord, Louis-Guillaume de Bade est né à Paris; pour un Badois, c’était débuter d’une manière piquante; de plus, il fut tenu sur les fonts de baptême par Louis XIV, et pour son apprentissage de guerre, le filleul devait battre le parrain, avant de battre les Turcs. Tu vois déjà d’ici que, grâce à ces relations de filleul ou d’adversaire entre mon personnage et le grand roi, je pourrai relever l’importance de ma biographie du margrave par des considérations détaillées sur la cour de France à cette époque; sur Mmes de Montespan et de Maintenon. Grâce à l’illustre philosophe M. Cousin, les belles femmes historiques sont fort à la mode aujourd’hui. Et quelle entrée en matière!

«Le père, le frère et les oncles de Louis-Guillaume étaient morts par des accidents de chasse ou de guerre. Prévoyant le même sort pour lui, sa mère, Louise de Carignan, l’avait retenu en France, et caché sous ses jupes. Toutefois, la cachette éventée, au nom de l’intérêt général du peuple, qui ne pouvait se passer de son souverain, il avait été ramené à Bade; mais ses tuteurs avaient solennellement juré à sa mère que jamais une arme à feu ne se trouverait entre les mains du jeune prince. Il fut élevé comme Achille à Scyros, en demoiselle de bonne maison. Un jour, la demoiselle séduisit une de ses gouvernantes, puis, tout à coup saisie d’une ardeur belliqueuse, sauta par la fenêtre pour aller se battre avec des portefaix qui se chamaillaient sur la place du Château-Neuf.

«Il fallut se rendre devant des instincts amoureux et guerriers manifestés si énergiquement. On le maria et on lui ceignit l’épée.

«Louis-Guillaume, margrave de Bade, après avoir fait vingt-six campagnes, commandé à vingt-cinq siéges, livré quarante batailles ou combats, mourut paisiblement dans son lit, sans avoir jamais eu la peau effleurée ni par le plomb ni par le fer. Tel est, mon ami, l’homme qui vient de changer soudainement mes instincts littéraires, et auquel je consacre ma plume.

«J’ai passé hier toute ma journée à recueillir des notes. Ce matin, je me suis rendu à l’église collégiale de Bade où se trouve son tombeau, exécuté par notre compatriote Pigalle, à grand renfort de personnages allégoriques comme celui du maréchal de Saxe, que j’ai visité à Strasbourg. Une longue inscription latine attira d’abord mon attention. Du plus loin que j’en pus déchiffrer le premier mot: Subsiste, Viator! Arrête-toi, voyageur! je m’arrêtai. Du fond de sa tombe, mon héros lui-même m’en donnait l’ordre. Un tumulte se fit dans mes idées; il me semblait que nous venions l’un l’autre d’entrer en communication. Pensif et recueilli, je murmurai en moi-même: «Louis-Guillaume, ce voyageur inconnu qui vient aujourd’hui vers toi, c’est ton futur historien.»

«Après un salut profond, je relevai la tête et arrêtai mon regard interrogant sur la statue du margrave; je crus lui voir faire un mouvement.... Illusion, sans doute.

«Je copie l’inscription, vrai résumé des hauts faits que j’avais à signaler: Infidelium debellator. — Imperii protector. — Atlas Germaniæ. — Hostium terror. — Quoad vixit, semper vicit, nunquam victus..., etc. C’était là un latin à ma portée; j’en fus ravi; un peu de latin est chose indispensable dans un ouvrage sérieux.

«Une heure entière, je restai en méditation devant le tombeau.

«C’était ma veillée des armes.

«Ne me traite pas de rêveur et de songe-creux, Antoine; mais quand je sortis de la collégiale quelque chose d’inexplicable s’était opéré en moi: je marchais d’un pas plus lent, plus régulier; les pensées m’arrivaient plus graves; je ne retournais plus la tête de droite et de gauche pour inspecter les passants, ou fureter de l’œil à travers la vitre des boutiques; tout ce qu’il y avait encore de frivole et de peu rassis dans ma nature se modifiait, se métamorphosait; je me sentais devenir historien.

«Junius, que j’allai voir, me demanda si j’étais malade, tant il me trouva changé d’allure et de physionomie. Tandis qu’il me questionnait ainsi, avec bienveillance d’ailleurs, je regardais sa cravate blanche; je me disais qu’une cravate blanche pourrait me convenir tout autant qu’à lui. Il est diplomate, je suis historien: deux positions respectables.

«Je ne sais si je dînerai aujourd’hui à la table d’hôte. Me faire servir chez moi, dans ma chambre, serait peut-être plus convenable.

«Mais ce post-scriptum vient d’envahir jusqu’aux marges de mes quatre pages; je te quitte, mon cher Antoine. Ton cousin Junius me fait demander par un garçon de l’hôtel si je veux l’accompagner au château de la Favorite; je n’y manquerai pas. La Favorite, située à deux heures de Bade, du côté de l’ouest, était le séjour de prédilection de la margrave Sibylle-Auguste, femme de Louis-Guillaume. J’y trouverai occasion d’ajouter à mes documents déjà recueillis quelques notes sur la compagne de mon héros, digne de lui, je n’en doute pas.»

«Même jour, dix heures du soir.

«Me voici de retour de la Favorite; je crois sortir d’un rêve; je me hâte de rouvrir ma lettre, cher ami, pour lui donner un supplément, et te faire part de mes impressions tandis qu’elles ont encore toute la vivacité, tout le relief de la surprise. C’est un double timbre qu’il m’en coûtera, mais je suis en fonds aujourd’hui.

«En abordant la résidence de la veuve du grand margrave, conservée intacte, même dans la disposition des appartements, des tentures et du mobilier, telle enfin qu’elle l’a laissée à sa mort, vers 1733, j’avais pris un air de circonstance, le front baissé, le chapeau à la main; je m’attendais à trouver une habitation grandiose, sévère, magistrale, en rapport avec les souvenirs qu’elle rappelle. J’y vis une immense boutique de bric-à-brac, une exposition générale de tous les bibelots imaginables, aujourd’hui redevenus à la mode; potiches, chinoiseries, vases et statuettes de porcelaine, de jade ou de céladon, cristaux de Bohême, glaces et verres de Venise, pâtes de Sèvres, craquelés de la Chine, bois de fer de l’Inde, émaux de Limoges, bronzes antiques, faïences et majoriques du seizième siècle, tout y est accumulé sur les murs, les corniches, les chapiteaux; les tables, les dessus de cheminées et de poêles en regorgent; partout, ce ne sont qu’étagères et vitrines. Non, jamais le Petit-Dunkerque, Susse, Tahan, les magasins du boulevard de la Bastille, le musée Sauvageot et le musée de Cluny, en se cotisant, n’en pourraient offrir une collection plus complète. C’est fort curieux, d’accord; mais cela manque tout à fait de dignité.

«A travers ces antiquailles, je cherchai le portrait de mon héros; selon Junius, il y figurait sous plusieurs types différents. Pour quiconque est physionomiste, et, tu le sais, je me pique de l’être, un simple portrait d’après nature, calqué sur l’individu, est le meilleur renseignement historique à consulter. La physionomie dit le tempérament, par conséquent le caractère, le caractère foncier, natif; l’autre, le caractère acquis, se devine d’après les faits accomplis.

«Mais je me perdais dans un dédale de couloirs, de grands et de petits salons, sans pouvoir trouver mon margrave. Junius, d’abord mon cicerone, venait de me quitter pour aller chez la concierge du château prendre sa tasse de petit-lait. Las de mes recherches vaines, en l’attendant, je me mis à examiner une foule de miniatures représentant toute une population de femmes.

«Parmi ces femmes, quelques-unes étaient en costume de ville ou de cour, d’autres en habits de deuil, avec la cape et le rosaire des religieuses; la plupart semblaient travesties en bohémiennes, en saltimbanques, avec des bonnets en pointe ou en turban.... Un instant, je me crus sur la piste d’un précieux renseignement historique.

«Louis-Guillaume avait été d’humeur galante dans son temps; parfois le vainqueur des Turcs comme butin, rapporta de ses campagnes de belles Circassiennes, faites captives sous la tente des pachas mis en déroute.... Mais le moyen de penser que les portraits de ses maîtresses se trouvaient collectionnés chez sa femme? J’y regardai de plus près; toutes ces figures avaient entre elles un air de parenté, de ressemblance; j’avais sous les yeux tout un sérail orné d’une seule tête, et cette femme multiple, tour à tour marquise, nonne, odalisque ou sorcière, c’était la margrave Sibylle-Auguste elle-même!

«Junius, qui revint, me montra en face des soixante-douze portraits de la princesse, soixante-douze autres miniatures représentant un bon bourgeois, à la face vulgaire, aussi bigarré de costumes divers que son vis-à-vis; ce bon bourgeois, ô honte! c’était mon héros, c’était le vainqueur des Turcs!

«Maudit soit-il le miniaturiste qui a ainsi soixante-douze fois calomnié ce grand homme!

«Dis-moi, Antoine, te figures-tu ce que pouvait être l’habitante de ce palais, à la juger par tout ce qui la rappelait alors autour de moi, avec son bazar de curiosités, avec ses cent quarante-quatre portraits pour deux personnes? Une femme poëte, n’est-ce pas? sacrifiant à la fantaisie? Hélas! mon ami, la princesse Sibylle-Auguste, fille des ducs de Saxe-Lowenbourg, était une espèce de folle dont la tête et le cœur tournaient à tous les vents; une sainte Thérèse tudesque, dont les aspirations se dirigeaient tantôt vers le monde et ses plaisirs les plus raffinés, tantôt vers le cloître et ses austérités les plus violentes.

«Dans un coin retiré de son parc, elle s’était fait construire une cellule, une cénobie, à son usage particulier. Là, portant le cilice, vêtue d’un sac de grosse toile, dormant sur une natte de paille, étendue sur la terre froide, la puissante margrave priait, pleurait, jeûnait, et se faisait chaque matin administrer par ses filles d’honneur des coups d’une discipline armée de grains de plomb et de pointes de fer, quitte à leur rendre ensuite le même service. Elle avait fait confectionner trois figures en cire, celles de Jésus, de la Vierge et de saint Joseph. Elle vivait dans leur compagnie intime, se purifiant par leur approche, dînant à leur table, et ne mangeant guère plus qu’eux.

«Le temps des saintes folies passé, Sibylle jetait tout à coup sa coiffe de béguine par-dessus les moulins, et, contre la marche ordinaire du calendrier, faisait à cet affreux carême succéder brusquement un carnaval échevelé. Ce n’était plus alors que danses, spectacles et orgies prolongés jusqu’au jour, et les pudiques bourgeoises de Bade et de Rastadt affirmaient que fussent-elles conviées à ces fêtes princières elles refuseraient de s’y montrer, pour l’honneur de leurs maris.

«Après avoir parcouru le château de la Favorite, où partout ce ne sont que lustres, girandoles, cristaux et porcelaines, j’ai visité la cellule de sœur Sibylle. Quel contraste! C’est bien la chose la plus triste, la plus sombre qu’on puisse voir. Le cilice, la discipline, le sac de toile, la natte de paille y sont encore. Jésus, la Vierge et saint Joseph n’ont pas cessé de se tenir autour de la petite table, à laquelle la pauvre folle ne vient plus s’asseoir.

«Quoique ces détails appartiennent plutôt à la chronique qu’à l’histoire, j’espère pouvoir en tirer parti dans mon grand ouvrage; mais j’en userai avec discrétion.

«Ainsi, tiens-toi-le pour dit, demain dimanche, je compte passer encore la journée ici, à recueillir des notes, puis après-demain, en route, trajet direct!... Il sera possible cependant que je fasse une pose à Épernay, où j’ai quelques renseignements à prendre. En tout cas, je ne toucherai barre à Paris que pour t’emmener avec moi sur nos Alpes marlésiennes. Bonsoir; je vais me coucher. Ton cousin Junius t’envoie ses compliments.»


Cette lettre, je l’avais remise sous enveloppe, cachetée de nouveau avec apposition d’un double timbre; mais après réflexion, comme elle renfermait quelques épisodes curieux sur Louis-Guillaume et sur sa femme, craignant qu’elle ne s’égarât en route, ou que mon ami Antoine Minorel ne s’en servît pour allumer ses cigarettes, je m’abstins de la lui envoyer, et la mis simplement en réserve avec mes autres documents historiques.


IX

Les religieuses violonistes. — Des squelettes bien mis. — Un Hercule-Cupidon. — La messe invisible. — Un baiser rendu. — Départ de Bade.

Une femme qui joue du violon représente déjà quelque chose d’un peu bien excentrique; mais une religieuse, que dis-je? tout un orchestre de religieuses! s’escrimant sur cet instrument disgracieux, voilà ce qui paraît hors de toute vraisemblance. C’est cependant ce qu’on voyait, ce qu’on entendait naguère au couvent de Lichtenthal. Maintenant on ne voit plus les pieuses exécutantes, mais on les entend encore.

Aujourd’hui dimanche, une partie de la population catholique de Bade se dirigeait vers cette délicieuse promenade de Lichtenthal, à l’extrémité de laquelle, derrière de vieilles constructions romaines, se cache la petite église des religieuses augustines, fondée, vers le milieu du treizième siècle, par la veuve du margrave Hermann V. Moins dans un but de dévotion que de curiosité peut-être, je longeai la promenade et j’entrai dans l’église.

Aux deux côtés de l’autel, sous un vitrail qui permet de les parfaitement apercevoir, sur un lit de mousse, de soie et de fleurs artificielles, reposent, non par fragments, mais complets, les reliques de saint Pie et de saint Bénédict. Pour dissimuler ce que ce spectacle pourrait avoir de pénible ou pour honorer la mémoire de ces bienheureux, on a recouvert leurs ossements des pieds à la tête, ou plutôt du calcanéum au frontal, de broderies et de pierreries. Une fine dentelle, en forme de collerette, leur descend de l’occiput au sternum; chacune de leurs côtes est recouverte d’un brandebourg de velours rouge, tout orné de perles et de topazes; leur crâne, lisse et poli comme ivoire, est coiffé d’une toque rehaussée d’or. Onc n’ai vu squelettes si bien mis.

M. Victor Hugo, dont le style s’assouplit à volonté et descend parfois jusqu’au genre facétieux, nomme squelettes troubadours ce genre d’exhibition, qui n’est pas, à ce qu’il paraît, assez rare en Allemagne.

Autre singularité. Un grand quart d’heure avant l’office, sans qu’un prêtre apparût dans le chœur, les cierges brûlaient sur l’autel; les fidèles, leur missel à la main, restaient recueillis et en prières, et les sons d’une musique lointaine semblaient servir d’accompagnement à je ne sais quoi, que je ne pouvais voir et que je ne devinais pas.

Je finis par m’arrêter à cette double supposition; le curé se faisait attendre et les religieuses, encore dans leur cloître, essayaient leurs violons en cherchant l’accord.

Mais je me demandais ce qui avait pu amener des nonnes augustines à se faire violonistes et quelle pouvait être l’origine de cet usage étrange?

Non loin de moi, assis dans sa stalle, se prélassait un de mes savants amis du Casino. C’était un petit homme, court sur jambes, joufflu, rondelet, excellent. Le matin même il m’avait fait parvenir un manuscrit fort curieux, selon son dire, mais d’une écriture tellement fine et serrée, que mes yeux clignotants s’étaient fermés d’eux-mêmes devant ces bataillons de pattes de mouche.

En ce moment, comme s’il eût voulu répondre à ma pensée, mon petit homme, du fond de sa stalle, m’adressait de temps à autre des signes explicatifs auxquels je ne comprenais mot. Il me montrait l’autel, puis un des squelettes sous sa châsse de verre. Je me contentai de lui répondre par une inclination de tête faussement affirmative, comptant bien, à la sortie de l’église, lui demander la traduction de toute cette inintelligible télégraphie.

La messe dite, je l’attendis dans l’allée de Lichtenthal. Quand je le vis, il était flanqué de quatre femmes, deux à sa droite, deux à sa gauche; je jurerais même qu’un groupe de jeunes filles, qui, par derrière, emboîtait le pas avec lui, lui appartenait en qualité de progéniture. Le moyen de songer à l’extraire de ce massif de femmes pour lui poser mes questions? Mais il m’aperçut, et, sans s’arrêter, sans rompre rang d’une semelle: «Eh bien, me cria-t-il, c’est la messe invisible!... la légende!... vous savez!» Et il passa avec tout son cortége.

Est-ce que je pouvais me soucier encore de légendes, moi que l’histoire absorbait aujourd’hui tout entier?... Cependant, rentré à l’hôtel, par désœuvrement, par distraction, du bout des doigts, je compulsai la liasse aux pattes de mouche d’un air qui lui disait: légende, que me veux-tu? pourquoi t’es-tu fourvoyée chez l’historien de Louis-Guillaume?

Cependant, peu à peu, mon regard s’arrêta plus attentivement sur ces petites lignes noires presque indéchiffrables. Le héros de ladite légende était un parent, un contemporain de Louis-Guillaume, son élève à la guerre, peut-être son filleul; il se nommait Guillaume comme lui; bien plus, je trouvais là l’explication des religieuses violonistes et l’histoire d’un des squelettes de Lichtenthal; enfin, il y était question de ma folle Sibylle-Auguste!... Toutes ces raisons réunies me déterminent à rapporter ici:

LA MESSE INVISIBLE.

Au commencement du dix-huitième siècle le grand-duché était encore divisé entre plusieurs margraves issus d’une même famille. Frédéric VII, margrave de Bade-Dourlach, avait un fils, le parangon des jeunes gens de son âge par ses qualités physiques. Il était si beau de visage et si vigoureusement taillé, que son historien, M. Schœpflin, dit de lui que «la nature, hésitant si elle en ferait un Hercule ou un Cupidon, fit l’un et l’autre.» Au bruit partout répandu de sa beauté pharamineuse, la reine douairière de Suède l’appela à sa cour, résolue à le donner pour époux à sa petite-fille, héritière du trône, laquelle n’avait pu jusqu’alors trouver un prétendant à son goût. Mais il était si libertin, et, pendant les quelques mois qu’il passa à Stockholm il y scandalisa tellement les vieilles dames, qu’il se vit forcé de renoncer à la fille comme au trône du roi Charles XI.

A vingt-trois ans, sous les ordres de Louis-Guillaume, son parent, Charles-Guillaume se distinguait au siége de Landau. Blessé assez grièvement, il quitta l’armée, et, pour achever sa guérison, dut venir prendre les eaux à Bade, où Sibylle-Auguste lui fit un accueil de mère et le logea dans le Château-Neuf.

A cet Alcide-Cupidon les grandes dames et les bourgeoises ne suffisaient déjà plus. Comme don Juan de Maraña, non content de tromper les maris de la cour et de la ville, il osa s’attaquer aux épouses mêmes du Christ.

Un jour, une jeune augustine de Lichtenthal tomba aux pieds de son directeur, l’abbé Bénédict, et se confessa à lui d’avoir été tentée par le diable. Le bon abbé s’arrangea pour que le diable n’y revînt plus, et il s’y prit si bien que Charles-Guillaume lui en garda une rancune profonde.

A cette époque, les malheurs de la guerre, qui se continuait sur le Rhin, avaient resserré toutes les bourses. Les pauvres augustines ne recevant plus de secours allaient se voir réduites à abandonner les orphelines dont elles s’étaient chargées. L’abbé Bénédict, malgré ses quatre-vingt-sept ans, alla de maison en maison, de chaumière en chaumière, quêtant pour ses protégées; mais il s’en fallait de beaucoup que la moisson fût suffisante. Il songea alors à ce noble baigneur, à l’habitant du Château-Neuf, et résolûment il alla lui tendre son aumônière.

«J’alloue dix mille florins pour venir en aide aux religieuses de Lichtenthal, dit Charles-Guillaume; j’y mets toutefois une condition expresse: pendant dix ans, et dix fois par chaque année, vous, monsieur l’abbé, vous direz, au maître autel des sœurs augustines, une messe à mon intention et à la bonne réussite de tout ce que je puis désirer. Dieu, qui doit vous avoir en grande estime, vous exaucera, je l’espère.»

L’abbé lui fit observer que, quasi nonagénaire, s’engager, contre toute probabilité, à vivre dix ans encore, serait à lui téméraire, impie, déloyal; il ne voulait point mourir banqueroutier et demandait une condition acceptable. Le jeune margrave tint bon pour que ce fût l’abbé lui-même, lui seul, qui officiât, dût-il revenir tout exprès de l’autre monde pour satisfaire à son engagement.

L’abbé se signa, comme si le diable en personne eût été devant lui, et poursuivit ses quêtes impuissantes.

Cependant ses chères orphelines allaient se trouver sans pain et sans asile; elles gémissaient; les bonnes religieuses pleuraient plus fort qu’elles; Charles-Guillaume s’obstinait dans ses conditions. Attendri, navré de pitié et de douleur, le saint homme risqua son âme, souscrivit à tout et se hâta de porter les dix mille florins au couvent. Le soir même, à la suite de tant d’émotions, il mourait frappé d’apoplexie.

L’impitoyable Charles-Guillaume, déjà vengé de l’abbé, voulut encore se venger sur toute la communauté des rigueurs de sa belle augustine. Il intenta aux religieuses de Lichtenthal un procès en restitution, la clause principale du traité passé entre Bénédict et lui n’étant plus exécutable. La supérieure proposa de faire dire la messe susdite par un autre ecclésiastique, au choix du requérant. Il refusa. L’évêque offrit de s’en charger lui-même. Nouveau refus. La princesse Sibylle-Auguste intervint et menaça son cher neveu de sa colère. Il en fut d’elle comme de l’évêque et de la supérieure. Le procès s’instruisit.

Enfin arriva le saint jour du dimanche, marqué dans le traité pour la célébration de la première des dix messes annuelles. Les religieuses et la margrave Sibylle étaient déjà installées dans la chapelle, où, en dépit des refus de ce bienfaiteur impie, l’évêque devait remplacer l’abbé Bénédict. Mais l’heure passait, et l’évêque ne paraissait pas, non plus que ses acolytes. La margrave venait de dépêcher un serviteur au-devant de lui, lorsque, à la grande surprise de l’assemblée, les portes de l’église roulèrent d’elles-mêmes sur leurs gonds; un homme, les traits violemment contractés, l’œil hagard, les cheveux collés aux tempes, entra tout à coup. Poussé par une force étrangère plutôt que par sa propre volonté, il se dirigea tout haletant vers le chœur. C’était Charles-Guillaume.

A peine était-il dans l’église que derrière lui les portes se refermèrent, comme devant lui elles s’étaient ouvertes par leur propre impulsion. Une musique délicieuse, non celle de l’orgue, car la sœur organiste, pour le moment au milieu des autres, ainsi que les autres, restait immobile et pétrifiée de surprise; mais de douces vibrations de harpes et de violes remplissaient l’air et semblaient être produites par l’air lui-même. Du côté de l’autel, dans les intervalles de la musique, on entendait le murmure d’une voix et comme des frémissements d’ailes.

Cette voix fit tressaillir le jeune homme; il crut la reconnaître. L’oreille tendue, il suivit lentement du regard une forme indécise; peu à peu, à travers le vide, il crut distinguer, il distingua le simulacre d’un prêtre, d’un vieillard couvert de l’étole et de la chasuble. Deux anges se tenaient à ses côtés, gravissant avec lui les marches de l’autel, avec lui glissant le long du saint parquet pour le seconder dans ses pieuses fonctions.

Cependant les nonnes, sortant de leur torpeur, commençaient à prendre part à ce grand étonnement manifesté par l’étranger. Elles n’entendaient point comme lui les sons d’une voix, le fantôme de l’officiant ne se mouvait point sous leurs yeux, mais d’autres effets, non moins étranges, leur révélaient l’apparition merveilleuse. Les plis de la nappe d’autel obéissaient aux mouvements d’un corps qui les frôlait en passant; le livre sacré s’ouvrait spontanément à l’endroit voulu; ses signets multicolores semblaient d’eux-mêmes en retourner les feuillets; le bruit des harpes et des violes prenait un caractère plus distinct, plus expressif, comme pour accompagner le Pater et le Credo.

Les religieuses de Lichtenthal, acceptant franchement le miracle, tombèrent à genoux et joignirent leurs voix à cette voix mystérieuse qu’elles ne pouvaient entendre; elles se levèrent, se prosternèrent selon la liturgie et répondirent Amen.

Ce fut là surtout un spectacle saisissant quand, au moment de l’élévation, devant cet autel, en apparence désert, sans qu’une main humaine se fût montrée, on vit s’ouvrir le tabernacle, quand l’hostie consacrée s’éleva, redescendit et disparut, après avoir touché les lèvres de cet officiant invisible.

Tous les témoins de cette scène étaient pâles d’émotion et de sainte terreur.

La messe terminée, on trouva le jeune margrave pantelant, collé contre la porte de sortie et la main au bénitier. Il avait voulu fuir, il n’en avait pas eu la force.

Lui-même confessa avoir vu l’abbé Bénédict, assisté de deux anges, officier devant l’autel.

Le procès était terminé.

C’est alors que, voulant perpétuer le souvenir de cette musique céleste de harpes et de violes qui, ce jour-là, avait résonné sous les voûtes de Lichtenthal, la princesse Sibylle dota le couvent, à cette fin que, tous les dimanches et fêtes, les religieuses y jouassent du violon. L’idée était digne de la pieuse et mondaine margrave.

Charles-Guillaume, le héros de cette histoire prodigieuse, est ce même prince qui, après la paix de Rastadt, renonçant à sa résidence de Dourlach, entreprit, en 1715, la fondation de Carlsruhe. Comme, de fait, l’Alcide-Cupidon était de mœurs fort galantes, je suis porté à croire que la forme en éventail de sa nouvelle capitale se rattache à quelque aventure amoureuse. Le roi d’Angleterre Édouard III avait fondé un ordre de chevalerie à propos de la jarretière de la comtesse de Salisbury, pourquoi le margrave Charles-Guillaume n’aurait-il pas fondé une ville en souvenir de l’éventail d’une autre belle dame quelconque, d’Allemagne ou de France?


Je l’ai dit, je crois, ma dernière journée de Bade, je la voulais consacrer à mes recherches historiques sur le grand Louis-Guillaume.... Hélas!... hélas!... je me présentai au Casino de Hollande; il était fermé pour cause de dimanche.

Qu’allais-je faire de mon temps?

M. Heiligenthal, mon hôtelier, me conseilla avec un plein désintéressement d’aller dîner à Achern, petite ville assez importante située sur la route de Kehl. Le jour même s’y devaient réunir tous les orphéons, toutes les sociétés chorales et philharmoniques de l’Alsace et du grand-duché. En lui entendant nommer Kehl, je songeai à Strasbourg; Strasbourg, le doigt étendu vers sa ligne de fer, me montrait Paris; Paris me montrait Marly-le-Roi.... L’idée du départ s’emparait violemment de moi. Pourquoi irais-je sur la route de Kehl pour revenir coucher à Bade? Pourquoi ne pas quitter Bade aujourd’hui aussi bien que demain?... Je réglai aussitôt avec mon hôte, dont je ne me séparai pas sans regrets. En lui j’avais trouvé un homme aimable, bienveillant dans ses relations et modéré dans ses prix.

J’entrai chez Junius. A l’annonce de mon départ, une légère émotion colora son visage. Après m’avoir souhaité un heureux voyage, m’avoir chargé de mille compliments pour son cousin Antoine, il me tendit la main, puis, de lui-même, il m’embrassa.

C’était mon baiser de Carlsruhe qu’il me rendait.

Dans ce mouvement affectueux, certes, son avenir diplomatique n’était pour rien. Je suis fâché de l’avoir parfois jugé avec peu d’indulgence. En dépit de ses discussions de portefeuille, de son petit-lait, de ses jus d’herbes, de sa cravate blanche, de ses idées absolutistes et rétrogrades, Junius est un excellent garçon.

Adieu donc, Bade, paradis de ce paradis du grand-duché; adieu Capoue, de tes délices je n’ai savouré que les plus douces et les moins dangereuses; adieu Charybde, je n’ai plus rien à craindre de tes sirènes; je pars avant qu’elles soient arrivées; adieu, monsieur Bénazet; je ne regrette point ce premier impôt que vous avez levé sur moi. Aujourd’hui je cesse d’être votre sujet et votre contribuable; je pars!


X

Sassbach. — Le tombeau de Turenne. — Achern. — Aventures de mon chapeau. — Une chambre à deux lits. — Chemin de fer apocalyptique. — Nouvelles aventures de mon chapeau.

Le chemin de fer aurait pu me conduire de Bade à Achern en moins d’une heure; mais j’avais résolu de mettre à profit mes derniers instants de vagabondage en traçant ma route par Ottersweier et Sassbach; j’avais mes raisons. Je pris donc une voiture.

A Ottersweier je pensais retrouver les traces de Louis-Guillaume. Les archives de cette ville, m’avait-on dit, contiennent par rapport à lui les pièces les plus curieuses, récemment transportées là des grands dépôts historiques d’Heidelberg. Je me présentai à la maison des archives. La porte était fermée; je frappai. Une vieille dame, à l’air revêche, ouvrit sa fenêtre et me déclara que je n’entrerais pas, toujours pour cause de dimanche. Je fus forcé de me contenter de l’inspection d’une église assez curieuse par ses peintures murales et la profusion de ses ornements et de ses anges de stuc.

A Sassbach, j’allai faire une visite à Turenne. C’est là que, le 23 juillet 1675, ce grand homme est tombé, ayant devant lui, comme adversaires, Montecuculli et Louis-Guillaume de Bade, ce dernier alors âgé de vingt ans. A Sassbach aussi bien qu’à Ottersweier je devais subir des mécomptes.

Pourquoi à l’aspect de cette colonne droite et silencieuse suis-je resté froid comme elle, sans pulsation de cœur comme elle? Je ne sais qui m’avait conté que Turenne en tombant sur ce terrain l’avait conquis à la France; que, du consentement de tous, il y avait ainsi en Allemagne un fragment de terre française; qu’un poste de soldats français, relevé de temps en temps, y montait sa garde, tenant compagnie aux mânes du héros. Cette petite France, avec son armée de quatre hommes et un caporal, placés encore sous le commandement du grand Turenne, parlait à mon imagination, faisait tressaillir ma fibre de patriote, et là aussi on pouvait se sentir fier d’être Français en regardant la colonne! Mais le tombeau de Turenne est à Paris, aux Invalides, les débris de l’arbre contre lequel il expira adossé, comme cette colonne, qui ne recouvre rien, sont simplement confiés à la surveillance d’un brave Allemand, lequel a là sa maisonnette, où il se chauffe les pieds en attendant les visiteurs. Mirage! désillusion!

Parmi les noms de ces visiteurs inscrits chez le gardien je n’en vis que deux bien remarquables: ceux d’Hortense, duchesse de Saint-Leu, et de son fils Louis-Napoléon-Bonaparte, tous deux à la date du 4 avril 1832. Que de réflexions à faire sur cette date et sur ce dernier nom! Ce nom, il était alors toute la fortune du jeune touriste, devenu empereur vingt ans après, plus encore par la force de son invincible volonté que par l’élection populaire. L’illustre proscrit d’alors avait en lui cette puissance occulte, mystérieuse, qui pousse en avant les missionnaires de la Providence. Il croyait au fatum, à sa destinée, même en face de ce boulet qui a tué Turenne.

Le boulet qui a tué Turenne, je l’ai vu; le gardien me le montra; il était sur sa table, à côté de sa pipe, dans un petit panier d’osier. Dois-je croire à son authenticité? Le bonhomme en a peut-être à vendre et à revendre, à l’usage de messieurs les Anglais. Quant à moi, eût-il été officiel, authentique, sa possession ne m’eût guère tenté. Courez donc les routes avec un boulet de canon dans votre poche!

De cette terre trempée d’un sang précieux je voulais néanmoins rapporter un souvenir, une fleur pour mon herbier historique. Un de ces grands lychnis roses, si communs dans les prairies, avait poussé non loin de l’arbre; j’allais le cueillir.... mon cocher, alors occupé à réunir quelques poignées d’herbes pour ses chevaux, me l’enleva. Je n’en cherchai pas un autre.

Dans ce pays de montagnes, les pluies sont fréquentes et soudaines. Quelques larges gouttes d’eau, pour achever de me refroidir, tombaient lorsque nous quittâmes Sassbach; il pleuvait à flots à notre entrée dans Achern. Cependant les rues regorgeaient de monde. Les sociétés chorales, musique en tête, se frayaient un passage au milieu de la foule; cent gonfanons, arborant le lion Belgique, la lyre strasbourgeoise, les armes d’Heidelberg, de Colmar, de Mannheim, de Mulhouse, ainsi que les bustes de Mozart et d’Haydn, surmontaient mille parapluies; ces mille parapluies abritaient deux mille têtes. C’était un tableau et une musique aussi que tous ces petits dômes de soie et de toile, aux couleurs variées, parsemés de banderoles flottantes, et sur lesquels la pluie résonnait sourdement comme les tambours d’un convoi funèbre. Une espèce de nain difforme, avec un grand claque galonné d’argent, et qu’on eût dit coiffé du croissant de la lune, réglait la marche du cortége en agitant une longue canne, qui, entre ses mains, avait les proportions d’un mât de vaisseau. La suprématie des nains est de tradition en Allemagne.

Après avoir, non sans peine, traversé toute cette cohue, mon cocher me déposa devant l’hôtel de la Couronne d’or et reprit sa course vers Bade. L’hôtelier, de l’air le plus empressé, le plus cordial, vint à ma rencontre et m’annonça.... n’avoir ni de quoi me nourrir ni de quoi me loger.

Je restai stupéfait d’une telle déclaration après un tel accueil. Ma position était triste. Courir la ville pour chercher un autre gîte était le seul parti qui me restât à prendre; mais la pluie tombait plus serrée, plus abondante que jamais, et j’avais mon chapeau neuf, et je n’avais plus mon parapluie. Du fond du cœur, je te regrettai sincèrement, mon vieux meuble, si lourd, si incommode; ton heure de gloire était venue.

J’ai toujours été soigneux de mes effets, comme de ma personne; j’aurais pu ne risquer que ma casquette, mais alors que faire de mon chapeau? Si, pendant ma course à travers la ville, je devais le tenir à la main, je n’en étais guère plus avancé. Par un mouvement machinal, donc fort naturel, je me découvris la tête pour examiner l’objet en litige, comme si j’avais voulu lui faire part à lui-même des soucis qu’il me causait. Jugez de ma surprise! ledit objet n’était point mon chapeau, mais bien ma casquette. Alors qu’avais-je fait de mon chapeau? Évidemment, resté dans la voiture qui m’avait amené à Achern il venait de retourner à Bade avec elle.

Depuis que je voyage j’ai pris une habitude on ne peut plus ingénieuse. Ai-je à visiter un monument public, se trouve-t-il sur ma route une ville à traverser, je prends mon chapeau, dans le fond duquel j’ai soin de placer ma casquette, dégagée de sa baleine circulaire, par conséquent réduite à sa plus simple expression. C’est un excellent moyen, et je le recommande à tous les voyageurs. Il offre cependant un inconvénient. Le moment venu du grand air, du sans-gêne, de la promenade sous bois ou à travers champs, ne pouvant, par le procédé contraire, mettre votre chapeau dans votre casquette, il vous faut bien laisser ce premier soit à une branche d’arbre, soit dans votre voiture, soit à un gîte où vous le reprendrez en revenant. Dans la plupart des cas, vous sentant la tête suffisamment couverte, abusé par la casquette, vous oubliez le chapeau. C’est un chapeau perdu: voilà l’inconvénient.

On me dira: «Maintenant que vous n’avez plus à craindre la pluie pour votre chapeau neuf, vous êtes hors d’embarras?» Sans doute; mais déjà la ville d’Achern, avec ses déluges, sa boue, sa foule, son tapage, me déplaisait horriblement; la perte de mon chapeau ne fit qu’augmenter ma méchante humeur contre elle; je ne songeais plus à y séjourner, mais bien à me diriger sur-le-champ vers la station du chemin de fer.

Sous la porte cochère de l’hôtel où je me tenais debout depuis plus d’une heure, tous les gens sans parapluie s’étaient réfugiés. Je m’adressai tour à tour à chacun de mes compagnons d’infortune, leur demandant le chemin de la station. Pas un ne comprenait le français. Les garçons de l’hôtel, les yeux ardents, traversaient notre couloir comme des chauves-souris effarouchées; j’essayais de les retenir au vol; impossible! Ils décrivaient un crochet et s’engouffraient dans les vastes salles, où mille voix grondantes les interpellaient. Enfin, l’hôtelier reparut; je le saisis par le bras, avide que j’étais de me renseigner au plus vite sur la station du chemin de fer: «Pas de place! pas de place!» me cria-t-il en se dégageant.

Je crois qu’il répondait à sa pensée et non à la mienne; les chemins de fer badois ont toujours de la place.

Ceux qui ne se sont jamais trouvés dans cette position désastreuse d’un malheureux voyageur, isolé, sans asile, par un temps de pluie, sans espoir de dîner, sans communication de langage avec ce qui l’entoure, et qui de plus vient de perdre son chapeau, ne pourront se faire une idée de la souffrance que j’endurais. Alors, revenant sur tous mes griefs passés, moi naturellement charitable, je vouais à tous les diables d’enfer ce malencontreux ingénieur qui, de Noisy-le-Sec, m’avait entraîné vers Épernay, et mes mauvais plaisants d’amis qui m’avaient fait prendre le chemin de Strasbourg au lieu de celui de Paris, et les douaniers de Kehl, qui m’avaient contraint d’aller chercher un passe-port à Carlsruhe, et M. Heiligenthal lui-même, qui venait de me conseiller Achern comme promenade d’agrément!

Dans tous les tableaux où sont représentées de grandes catastrophes en train de s’accomplir, généralement l’idée humanitaire se fait jour; si le tableau met sous nos yeux une femme et ses enfants égarés dans les bois et près d’être dévorés par une bande de loups affamés.... spectacle affreux!... le peintre a soin de nous montrer dans le lointain des chasseurs accourant armés de leurs fusils, ou des paysans de leurs faulx, et qui viennent là jouer le rôle de la Providence. Même dans son terrible Naufrage de la Méduse, Géricault a laissé entrevoir une voile à l’horizon. La voile qui se montra alors à moi, mon brick sauveur, ce fut une carriole, qui s’arrêta devant l’hôtel!

Elle amenait des voyageurs sans doute; les voyageurs descendus, je me faisais transporter par elle au chemin de fer, à Kehl, à Strasbourg, s’il le fallait! O cieux cléments! ô brick sauveur! carriole providentielle, bénie sois-tu cent fois! Je m’élance au-devant du conducteur, qui, d’un geste assez brusque, m’écarte; puis de sa cage vide tirant un objet, il l’agite en l’air, en apostrophant à haute voix, toujours dans cette misérable langue allemande, aussi bien les habitants de la porte cochère que les heureux de ce monde abrités dans les salles, et dont quelques-uns, la bouche pleine, viennent mettre le nez aux fenêtres. Cet objet qu’il agite, qu’il secoue brusquement en l’exposant aux regards de tous et même à la pluie, qui tombe toujours, c’est un chapeau, un chapeau neuf, le mien! Je me jette dessus et m’en empare. Quant à l’explication qui s’ensuivit entre nous, je ne la rapporterai pas. Voici ce que j’en pus conclure toutefois, sans autre garant pour la véracité de l’histoire que mon intelligence naturelle; mon honnête cocher de Bade s’étant aperçu, en s’en retournant, de l’oubli fait par moi de mon chapeau, s’était empressé de le remettre, avec indication du lieu où il m’avait déposé, au conducteur de la carriole, lequel se dirigeait vers Achern.

Je l’avais donc reconquis, mon chapeau! Je me l’implantai aussitôt sur la tête, en ayant soin d’y replacer ma casquette d’après le procédé susindiqué, quitte à le perdre encore à la première occasion, ce qui ne pouvait tarder.

Ma situation ne s’était point améliorée cependant; la carriole et son conducteur, aussi incapables l’un que l’autre de répondre à ma demande, à mes prières, s’éloignaient; et l’hôtelier de la Couronne d’or, accouru au bruit des roues, venait de m’apprendre que le train de fer ne devait s’arrêter à Achern qu’à dix heures du soir. Il en était six!

Je m’assombrissais de plus en plus. La fatigue physique ajoutait à mes souffrances morales; je ne pouvais plus me tenir sur mes jambes. Je pris bravement mon parti, et, en attendant la fin de ce déluge qui alors faisait un marécage de la grande rue d’Achern, je m’assis sur une marche de l’escalier, humblement, du côté de la rampe, laissant un passage d’honneur aux allants et venants, qui prenaient volontiers le pan de ma redingote pour un tapis de pied et peut-être m’auraient pris moi-même pour un mendiant si je n’avais eu mon chapeau neuf.

Mon chapeau neuf devait ce jour-là jouer un grand rôle dans mon existence. Oui, j’en reste convaincu, c’est à lui que je dois la bonne fortune qui n’allait pas tarder à m’arriver, comme à son absence j’avais dû l’accueil peu hospitalier de mon hôte. Me voyant descendre de voiture, celui-ci avait cru d’abord à l’arrivée d’un personnage; mon costume, un peu fatigué par douze jours de courses, mon mince bagage, ma boîte de fer-blanc, ma casquette ramollie par l’humidité, n’avaient plus représenté à ses yeux qu’un de ces négociants nomades, un de ces marchands de tabatières de buis, ou tout autre de ces pauvres diables qui courent les foires. De là son accueil d’abord souriant, puis ces paroles terribles: «ni pain, ni sel, ni gîte!» Mais les marchands ambulants ne portent pas de chapeaux de soie. Le chapeau de soie, en Allemagne surtout, indique un habitant aisé des villes. Peut-être aussi l’hôte avait-il été témoin de la façon toute libérale dont je venais de rémunérer le conducteur de la carriole; peut-être encore, en m’examinant de plus près, avait-il fini par découvrir en moi ce je ne sais quoi qui annonce l’homme qui a fait ses classes, l’homme occupé de travaux sérieux, de travaux historiques, et le chapeau neuf venant dignement couronner l’édifice de ses suppositions.... Bref, quoi qu’il ait supposé, depuis dix minutes à peine j’étais piteusement assis sur ma marche d’escalier qu’il s’approcha de moi, du côté de la rampe, et, de l’air le plus respectueux, me dit à l’oreille: «Si monsieur veut bien me suivre, j’ai pour lui une chambre et un dîner.» Mots magiques, qui me guérirent subitement de tous mes maux. Le brick sauveur venait d’aborder le radeau de la Méduse!

Me levant tout d’une pièce, je suivis mon guide dans un autre escalier; arrivé au troisième étage, il me fit entrer dans une chambre à deux lits, assez spacieuse, assez propre, mais affreusement imprégnée de l’odeur de la fumée de tabac: «C’est la chambre de mes filles,» me dit-il. Je n’en crus pas un mot. Un quart d’heure après je dînais.

Je n’ai jamais su dîner seul; à table, je ne supporte la solitude qu’à la condition d’évoquer par le souvenir un convive de mon choix; il vient, sinon partager mon repas, du moins y assister. Douce et bonne fée que l’imagination! Cette fois, ce fut une femme, ma gentille hôtesse de Carlsruhe que j’évoquai. Mais notre tête-à-tête fut de courte durée. Brascassin vint presque aussitôt se mettre en tiers avec nous. Brascassin! Thérèse Ferrière! mes deux énigmes vivantes, les deux sphinx qui semblaient avoir mis au défi ma perspicacité naturelle! A Bade, je n’étais point resté un jour sans broder à l’infini des commentaires sur le lien mystérieux qui les unissait; peine perdue; la lumière ne s’était pas faite, et mon voyage menaçait de s’achever, privé de son épisode le plus intéressant. Allais-je donc rentrer en France comme un chasseur maladroit qui revient le carnier vide?

Au milieu de ces idées, je sentis le sommeil me venir. Je chargeai mon garçon de service de me réveiller au moment voulu, et j’essayai de dormir.

J’essayai, c’est le mot. Dormez donc au milieu des cris, des chants, du bruit de la rue et de toutes les musiques de l’Allemagne, de la Belgique et de l’Alsace conjurées ensemble! Je m’assoupissais un instant pour me réveiller en sursaut, pensant que le feu était à la maison ou que les escaliers s’écroulaient.

A dix heures, le garçon frappa à ma porte. Je me levai. Il me conduisit à la station du chemin de fer; le convoi arrivait. Enfin, je revoyais la France! Avec une rapidité de trente lieues à l’heure la locomotive se dirigeait sur Paris. A Paris, que de changements depuis mon départ! De nouvelles rues, plus larges que des boulevards, avaient été ouvertes; tous les chemins de fer se reliaient entre eux et circulaient sur les bas côtés de ces voies gigantesques.

Sans descendre du wagon, je pus du débarcadère de l’Est gagner l’embarcadère de Saint-Germain et de là Marly-le-Roi. Mais à Marly pas de station. Entraîné jusqu’à Poissy, sur le chemin de fer du Nord, du chemin de fer du Nord, avec une rapidité toujours croissante, je rentrais dans celui de l’Est par Charleroi, Luxembourg et Metz; je franchissais de nouveau Strasbourg; le pont d’essai que j’avais naguère traversé, musique en tête, était devenu pont de pierre, pont définitif; il réunissait les deux rives du Rhin! et, le Rhin franchi, deux cavaliers parurent tout à coup, prirent la voie, et dans leur course, non moins rapide que celle du chemin de fer, se tenant à la hauteur du wagon que j’occupais, ils semblaient vouloir me servir d’escorte. Tous deux assis sur un même cheval apocalyptique, étaient vêtus de riches costumes, mais sous leur veste brodée d’or ou de soie le vent s’engouffrait à grand bruit comme dans le vide; la chair manquait à leurs os, qui cliquetaient à chaque bond de leur coursier.

Le premier, sur son front dénudé, portait une perruque à la Louis XIV, le second, une perruque du temps de la Régence. Dans leurs orbites creuses une faible lueur, bleuâtre et vacillante, tenait lieu de regard, et à leurs talons osseux étaient vissés de longs éperons terminés par une boule. Plus squelette encore que ses maîtres, le cheval avait toutes ses articulations chevillées de cuivre; à travers l’écartement de ses côtes je voyais dans l’intérieur de son corps décharné fonctionner une petite machine garnie de pistons et de coussins de cuir, que pressaient tour à tour les éperons arrondis des cavaliers. C’était un cheval locomotif, à air comprimé (système Andraud). Ces cavaliers tournèrent la tête vers moi et se nommèrent. Je m’inclinai devant Louis-Guillaume, le vainqueur des Turcs, et devant Charles-Guillaume, le fondateur de la ville en éventail, le héros de ma dernière légende.

La légende et l’histoire m’escortaient donc à mon retour dans les États de Bade!

Charles-Guillaume, faisant sans doute allusion à son entrée dans l’église de Lichtenthal, et à sa position forcée durant la messe invisible, me dit alors en ricanant:

«Eh bien, monsieur le légendaire, à votre tour vous voilà entraîné par une force que votre volonté ne suffit pas à maîtriser!»

Ces paroles, nettement articulées, sortant d’une bouche sans lèvres et sans langue, me parurent être un nouveau produit de la mécanique.

M’adressant bientôt à Louis-Guillaume, dont le maintien, digne et sévère, m’inspirait toute confiance, je lui demandai où s’arrêterait cette course interminable.

«A Achern, me répondit-il.

—Et pourquoi me vois-je ainsi contraint de revenir à mon point de départ?

—Parce que vous avez oublié d’y régler votre compte avec l’hôtelier.»

Cette réponse du grand margrave, faite du ton le plus noble, et accompagnée du geste le plus majestueux, me parut si étrange, si peu en rapport avec le caractère héroïque dont je me plaisais à le revêtir, que je m’éveillai.

Sorti enfin de ce rêve à la vapeur et à l’air comprimé, je me frottai les yeux, je soulevai un pan de mon rideau de serge.... Il faisait grand jour et j’avais manqué le convoi!

J’allais pousser un cri de détresse; j’en fus empêché par un nouvel incident, qui semblait continuer mon rêve.

Un spectre, vêtu de blanc, se tenait debout dans ma chambre. Troublé, effrayé peut-être, je laissai retomber le rideau; j’enfonçai ma tête sous la couverture, et rassemblant mes esprits mis en désarroi, je me tâtai le pouls, essayant de juger par le nombre de ses pulsations si j’avais la fièvre, le vertige, si j’étais fou ou simplement halluciné.

Deux minutes après, une idée souriante et quelque peu égrillarde me calmait tout à coup. Si mon hôte avait dit vrai? Si j’occupais réellement la chambre de ses filles et que l’une d’elles, dont peut-être il m’avait cédé le lit, vînt, ignorant mon installation.... Là s’arrêtèrent brusquement mes suppositions malséantes. Mon spectre avait des bottes. Je l’entendis marcher et faire résonner le plancher sous ses lourds talons. Derechef j’entr’ouvris le rideau. Je vis un monsieur s’avancer vers un petit miroir qui me faisait face pour y essayer sa cravate. «Bon! me dis-je, mon hôtelier a disposé du lit vacant; c’était son droit. Mais dans cette nuit de tapage, que je croyais avoir été pour moi sans sommeil, j’ai donc dormi bien profondément que je n’ai point eu conscience de l’arrivée de ce camarade de chambrée?»

Tout en me livrant à ces réflexions pleines de justesse, j’examinais mon conjoint, qui, en ce moment, me tournait le dos. Il avait un paletot bleu, un pantalon à raies. Un instant j’entrevis un coin de sa figure dans le petit miroir; il portait barbe et barbiche; il devait avoir une figure comme un autre et non une tête de mort. Je laissai retomber mon rideau pour lui donner le loisir d’achever sa toilette.

Lui parti, je me jette en bas du lit; je m’habille à mon tour et en toute hâte, voulant profiter du premier train; je prends mon chapeau.... Nouvelle mésaventure! Ce chapeau n’est pas le mien! Cet étranger, ce spectre, ce conjoint maudit, il m’a emporté mon chapeau, mon chapeau neuf!

Interdit, je retourne entre mes mains celui qu’il m’a laissé en échange; j’y plonge mon regard; au fond, comme d’habitude, était le nom du chapelier, mais sur la garniture de cuir un autre nom m’apparaît, et je lis: Brascassin.

Brascassin! ce Brascassin, que j’étais si avide de rencontrer, je venais de passer avec lui toute une nuit, dans une même chambre!

Le chemin de fer partait à sept heures; je descendis vivement mes trois étages.


TROISIÈME PARTIE.


I

La forêt Noire. — Ruines de l’abbaye de Tous-les-Saints. — Un élève en pharmacie. — Pluie d’argent. — Grand festival. — Qui je rencontre au milieu des orphéonistes. — Je rentre en possession de mon chapeau.

«Connaissez-vous un certain M. Brascassin, que vous m’avez donné pour compagnon de chambrée? demandai-je à mon hôte, que je rencontrai sous la porte cochère.

—Si je le connais! C’est notre marchand de vin de Champagne, à moi comme à tous les hôteliers à vingt lieues à la ronde; et un bon vivant, monsieur; avec le mot pour rire; la marchandise fait le marchand, voyez-vous. Pour les marchands de vin de Champagne, vive la joie! c’est l’état qui le veut. Eh bien, celui-là en a à vendre et à revendre, de la joie; il en a en cervelle comme en bouteille. Il fallait le voir hier attablé avec nos étudiants de Carlsruhe et d’Heidelberg; il les a tous grisés de champagne, et c’est lui qui régalait; mais c’est sa manière de faire la pratique. Ils y reviendront d’eux-mêmes; pas mal calculé.»

Mon hôtelier, si avare de ses paroles la veille, paraissait disposé à les prodiguer depuis que ses salles étaient vides. J’en profitai pour savoir de lui quel chemin avait pris son marchand de vin de Champagne.

A quelques lieues d’Achern, dans un site merveilleux, au milieu d’une vallée profonde, s’élèvent les ruines solennelles de l’abbaye de Tous-les-Saints (Aller-Heiligen). Les grands bois, les hautes roches, les eaux murmurantes, rien ne manque à ces vieux débris pour leur conserver une apparence de pieuse austérité. C’est vers ces ruines cependant que se sont dirigées aujourd’hui ces bandes de chanteurs et d’auditeurs profanes accourus de tous les points de l’Allemagne et de l’Alsace. Achern était le lieu de leur réunion, Aller-Heiligen le but de leur pèlerinage philharmonique. Là devait s’exécuter le grand festival.

Déjà, depuis le petit jour, de longs voiturins surchargés de monde se dirigeaient de ce côté; les piétons suivaient. Brascassin, et par conséquent mon chapeau, ne pouvaient manquer d’avoir pris la même route. Après un instant d’hésitation, je fis comme les voiturins, comme les piétons, comme Brascassin, comme mon chapeau, je pris le chemin d’Aller-Heiligen.

A une nuit diluvienne avait succédé un soleil radieux.

J’avais trouvé place dans le dernier voiturin, charrette à deux roues, étroite et longue, flanquée de deux planches latérales en guise de banquettes, espèce d’omnibus à ciel découvert, qui est à l’omnibus ce que celui-ci est à la berline la plus moelleuse et la mieux suspendue. Huit jours auparavant, j’en serais descendu brisé et courbatu. Je commençais à me faire une musculature de voyageur.

D’ailleurs, mes regards, agréablement distraits, embrassaient une succession de collines verdoyantes coupées par de nombreux ruisseaux; ces ruisseaux formant de petits cataractes, divisés en minces filets pour les besoins de l’irrigation, après avoir clapoté au soleil, ou s’être glissés sous l’herbe comme un réseau de rubans argentés, aboutissaient à de profondes rigoles creusées de l’un et de l’autre côté de la route. C’était charmant; mes yeux se régalaient, et je ne songeais guère à ma banquette de bois.

De dix minutes en dix minutes nous traversions un village; la population tout entière, dehors ce jour-là, paraissait excessive par rapport au nombre des maisons. Je le présume, les fanfares d’Achern avaient appelé sur notre passage les habitants des autres hameaux cachés derrière les collines. Nous cheminions au milieu d’une foule compacte et curieuse qui nous regardait et que nous regardions avec un joyeux étonnement. Nous nous passions mutuellement en revue.

Les paysans ici n’ont plus rien de ceux des environs de Bade et de Carlsruhe; ce sont déjà les paysans de la forêt Noire, avec leurs culottes de velours, leurs amples gilets et leurs chapeaux à larges bords. Soit en l’honneur de la Musik-Fest, soit de quelque autre fête plus orthodoxe, tout ce monde était endimanché, les femmes surtout. Les vieilles, pour la plupart, portaient un petit bonnet garni de paillon et serré aux oreilles; les jeunes allaient nu-tête, les tresses pendantes et les rubans flottants. Au milieu de cette multitude de têtes blondes, alignées sur le bord de la route, les gilets rouges des hommes apparaissaient comme des coquelicots dans un champ de blé.

Ce que je vis de fauves chevelures ce jour-là ne peut se nombrer, même approximativement. Avec ce que produit l’Allemagne dans ce genre, j’en suis certain, on pourrait entourer le globe terrestre d’un cercle de tresses blondes, écliptique dorée bien digne de marquer le cours du soleil.

Nous traversâmes ainsi les villages d’Ober-Achern, de Furschenbach, d’Ottenhofen, etc. Comme c’est tout en roulant que j’inscrivis ces noms sur mon calepin, les cahots du véhicule ont bien pu les estropier quelque peu.

Après deux heures de voiturin, trois quarts d’heure de marche pour gravir les montagnes, nous nous arrêtons dans un petit bois, le parloir, l’atrium, l’antichambre du lieu principal. C’est là que chacun semble s’être donné rendez-vous; on s’y cherche, on y fait entendre tous ces cris de ralliement empruntés au règne animal et spécialement à la grande famille des oiseaux; cris d’aigles, cris d’oies, chants du coq, roucoulements de ramiers, sifflements du merle, ululations de la chouette ou de l’effraie, singulier concert préludant à l’autre.

Moi, n’ayant à correspondre avec personne à travers l’espace, je ne criais pas, j’interrogeais du regard, je cherchais Brascassin, examinant attentivement toutes les physionomies et non moins attentivement tous les chapeaux. Il me semblait devoir reconnaître Brascassin plutôt encore à mon chapeau qu’à sa figure. J’ai eu l’occasion de l’approcher trois fois; la première fois il représentait à mes yeux un octogénaire; la dernière fois, ce matin même, un spectre. Restait donc notre rencontre à Strasbourg, où j’avais eu à peine le temps de le mnémoniser. Je me rappelai cependant son nez fortement aquilin, comme était celui du grand Cyrus au dire de Plutarque, et son cordon de barbe noire, encadrant une figure expressive et intelligente. Autant que je pouvais me le remémorer, il devait avoir quelque affinité de ressemblance avec M. Émile Augier, un des plus jolis garçons de l’Académie française; mais jusqu’à présent pas une barbe noire, pas un nez aquilin ne s’offrait à moi surmonté de mon chapeau.

Comme j’inspectais ainsi tous les nez, toutes les barbes, tous les chapeaux, la foule, momentanément rassemblée dans le petit bois, semblable à une mare d’eau improvisée par une averse et qui vient de trouver son issue, disparut en prenant sa direction vers un étroit sentier pratiqué près d’une roche. Je suivis le mouvement.

Derrière la roche trois individus se tenaient, distribuant à chacun, moyennant quelques kreutzers, une carte sur laquelle était gravée une lyre. C’étaient les billets de concert, grâce auxquels seulement on pouvait être admis dans l’enceinte réservée. Je pris un billet de première; il me coûta un demi-florin.

Cent pas plus loin, le sentier descendait brusquement à travers de hauts taillis. Tout à coup s’ouvre devant nous un immense entonnoir couronné de hêtres et de sapins; de la profondeur de l’entonnoir surgissent les ruines de l’abbaye d’Aller-Heiligen; près des ruines sont dressées de nombreuses tables, déjà envahies par un peuple de buveurs et de déjeuneurs; sur les déclivités du vallon, au milieu des touffes de genêts et de fougères, s’étagent, d’une façon toute pittoresque, des groupes villageois avec leurs costumes aux couleurs tranchées. Assis sur l’herbe ou sur quelque monticule de sable, narguant les gens attablés, ils se servent de feuilles de fougère en guise d’assiettes, boivent à la régalade la petite bière qu’ils ont faite, et déjeunent économiquement des provisions apportées par eux.

Quelques-uns, à défaut de l’ombrage d’un arbre ou d’un arbuste, abritent toute leur famille sous leurs grands feutres, larges comme des parapluies, une toiture plutôt qu’une coiffure. Si ces braves gens mesuraient pour leur taille une hauteur égale à la circonférence de leurs chapeaux ce seraient des géants.

Chose bizarre, dans le fond de l’entonnoir comme sur ses pentes, ces bandes de mélomanes ne semblaient préoccupées que de leur soif et de leur faim. Le concert, je l’aurais cru ajourné indéfiniment si je n’avais, par hasard, aperçu deux grosses basses et quelques étuis à violon se dirigeant vers les ruines de l’abbaye, interdites encore au public, même au public muni de billets de premières.

On faisait foule autour des tables; on ne courait pas moins aux buvettes, organisées le long d’un petit mur à moitié renversé et dont les décombres servaient de siéges aux buveurs.

C’était là vraiment un tableau très-vif, très-animé; il ne devait que trop s’animer encore.

Moi, je continuais de me mêler à la foule, toujours à la piste de Brascassin et de mon chapeau, et ne pouvant mettre la main ni sur l’un ni sur l’autre. J’en conviendrai volontiers, mon chapeau n’était pas l’objet principal, déterminant, de mes recherches; il ne jouait là qu’un rôle secondaire, un prétexte plutôt qu’un but. Une curiosité inexplicable, invincible, me poussait à la rencontre de Brascassin; elle m’y poussait dans une mauvaise direction à ce qu’il paraît, puisqu’il m’était impossible de le découvrir.

Depuis une demi-heure je me dépitais en vain, les yeux grands ouverts aux quatre points cardinaux de l’entonnoir, quand j’entendis sauter des bouchons.

Des étudiants parlaient, chantaient, criaient tous à la fois au milieu de libations de vin de Champagne; je pense à ceux qui, la veille, au dire de l’hôtelier, ont soupé avec Brascassin; mais dans leurs chants comme dans leurs cris ne distinguant que des sons gutturaux, j’hésite à leur adresser la parole. Un d’eux, avisant du coin de l’œil ma boîte de fer-blanc, se tourne brusquement vers moi et, soulevant sa casquette:

«Vous êtes botaniste, monsieur?» me dit-il en excellent français.

Après avoir salué modestement, j’allais profiter de l’ouverture pour entamer le chapitre Brascassin. Il reprit sur-le-champ:

«Moi aussi je suis botaniste; j’étudie pour être apothicaire. Si vous voulez faire une bonne herborisation, allez à deux lieues d’ici, à la base du Tiberg: l’anagallis arvensis y croît en abondance. A votre santé, monsieur.»

Tous se levèrent, trinquèrent et quittèrent la table en éclatant de rire, non sans quelque raison; l’anagallis arvensis, cette plante décorée d’un si beau nom latin, n’étant autre que le mouron, humble végétal, plus recherché par les serins que par les botanistes.

Évidemment le futur apothicaire s’était moqué de moi. Avais-je le droit de m’en fâcher? Moins excusable que lui, vu mon âge, ne m’étais-je pas raillé aussi du géographe et de l’homœopathe? Indulgence dans le ciel comme sur la terre aux esprits railleurs! j’y trouverai mon compte.

La table laissée vacante par nos étudiants venait d’être envahie par un flot d’affamés; une seule place restait libre, je m’y glissai, l’appétit m’étant venu comme aux autres.

Par privilége spécial, octroyé par le gouvernement badois, les tables, ainsi que les rudes banquettes dont elles étaient flanquées, se trouvaient sous la domination de l’agent forestier de l’endroit, transformé en aubergiste les dimanches et fêtes. Nul n’avait le droit d’y boire, sinon de sa bière et de son vin; d’y manger, sinon de son jambon et des lapins tués et sautés de sa main. Il était l’autocrate du lieu; les buvettes lui payaient un droit de tolérance; les déjeuneurs sur le pouce le narguaient seuls du haut de leurs falaises.

J’avais demandé une demi-bouteille de vin d’Affenthaler et un râble de lapin; les garçons de service (vu la dignité de leur chef, je les soupçonne fort d’être, sauf les dimanches et fêtes, bûcherons ou charbonniers) allaient et venaient les mains vides, ne savaient à qui entendre, perdaient la tête, voulaient servir tout le monde à la fois et ne satisfaisaient personne. Au lieu de la gibelotte et de l’affenthaler, au bout d’un grand quart d’heure, mon servant m’apporta une canette de bière et un morceau de jambon. J’eus garde de récriminer et fis bien; la bière était bavaroise, le jambon westphalien.

Comme je déguste l’un et l’autre en véritable connaisseur, soudain la table que j’occupe, les plats, les assiettes, les bouteilles, résonnent sous un tintement sonore: une grêle bondit autour de nous, une grêle ou plutôt une pluie.... une pluie métallique! D’où vient-elle? Personne ne le sait; mais ses effets, satisfaisants pour quelques-uns, pour les autres, et pour moi en particulier, furent déplorables.

Sortis de derrière le petit mur à demi renversé, une meute de paysans s’est ruée de notre côté, ramassant sous nos bancs, sous nos pieds, sur notre table, dans nos assiettes, la menue monnaie tombée du ciel. Il continue de pleuvoir sur nous non-seulement des kreutzers, mais de petites pièces d’argent. L’avidité gagne de proche en proche, toutes les masses s’ébranlent, convergeant vers un point unique, celui que nous occupons. Désertant les buvettes, ou descendus comme une avalanche des pentes de l’entonnoir, hommes et femmes, jeunes filles, jeunes garçons, tous âpres à la curée, luttent corps à corps, se prenant par les bras, par le cou, par les cheveux, pour se disputer cette manne inespérée. Malheur à la jeune fille qui a reçu un kreutzer dans son corset! ce n’est pas elle qui en restera possesseur.

On ne voit bientôt plus qu’un pêle-mêle, un tohu-bohu, un mêli-mêla de cheveux gris et de cheveux blonds, de visages frais et roses et de vieux masques cuivrés et ridés, de bras et de jambes entre-croisés, tout cela s’étreignant, virant, tournoyant, tourneboulant, poussant, poussé, décoiffé, débraillé, échevelé, courbé vers la terre encore détrempée par les pluies de la veille, et, comme un troupeau de porcs, fouillant la fange et s’y roulant.

Les garçons de service, accourus pour remédier au mal, y ajoutent en prenant part à la bonne aubaine. Les chiens, voyant leurs maîtres aux prises, se jettent au milieu de la mêlée, jappant, aboyant, mordant, déchirant les jupons de laine et les culottes de velours, faisant fi de l’argent, mais non des râbles de lapin et des jambons de Westphalie.

Avais-je tort de dire que le tableau n’allait prendre que trop d’animation?

Dans la bagarre, les tables, les bancs avaient été culbutés, de même une partie des lutteurs, des déjeuneurs aussi. Je fus du nombre de ces derniers.

Étourdi par le choc, quand je revins à moi j’étais encore sur ma banquette, mais les jambes en l’air, et la terre me servait de dossier.

Je me relevai un peu penaud de la sotte figure que je devais faire; personne n’y prenait garde.

Par une heureuse diversion, la pluie d’argent venait de se renouveler sur un autre point. Je cherchai mon chapeau, c’est-à-dire celui de Brascassin: un chien gambadait, en le secouant, à quelques pas de là. Il me le rendit sans difficulté.

La cloche sonnait, annonçant le moment du concert.

Clopin-clopant, j’allai me poster à l’entrée des ruines, près de ces messieurs du contrôle chargés de recevoir les billets. Tous les porteurs de cartes défilèrent un à un devant moi. Pas de Brascassin!

Quelle malheureuse idée avais-je eue de venir à Aller-Heiligen au lieu de prendre le chemin de fer! Je serais maintenant à Strasbourg.

L’intérieur des ruines présentait un tableau assez original. L’orchestre et les orphéonistes occupaient le sanctuaire de l’abbaye. Dégarnies de leurs verrières, les longues fenêtres ogivales ouvertes au fond laissaient entrevoir une succession de petites croupes montagneuses, charmantes sous le soleil, qui les dorait à revers. Dans la nef, dont toute trace architecturale avait disparu, sauf la base de quelques piliers, se carrait le public payant, divisé en deux catégories: la première occupait les banquettes, la seconde se tenait debout sur l’arrière-plan. Je faisais partie de la première, mais entré le dernier, par suite de ma nouvelle et toujours inutile inspection, trouvant les banquettes complétement garnies, je dus me contenter de la seconde.

Le soleil, dans toute sa force, dardait d’aplomb sur notre auditoire en plein air. Les dames des premières ouvrirent non leurs ombrelles, mais les larges parapluies dont elles s’étaient précautionnées en prévision d’un temps pareil à celui de la veille; les hommes ne tardèrent pas à les imiter. Le résultat de cette exhibition générale fut de masquer complétement l’orchestre et les chœurs pour nous autres de l’arrière-garde. J’en étais fort contrarié; dans un concert, faute de mieux, la physionomie des chanteurs m’a souvent diverti.

On avait déjà exécuté l’ouverture de l’Antigone de Mendelssohn, un magnifique choral français de Louis Lacombe, puis un certain ïou pati, ïou pata, qui avait eu les honneurs du bis. J’aurais été ravi si la position verticale, en plein soleil, ne m’était pas devenue insupportable. Je regrettais de plus en plus amèrement la perte de mon parapluie!... Je suis doué de quelque imaginative heureusement.

En dehors de l’enceinte réservée, sur le rebord formé par ce qui reste des anciens pilastres de l’abbaye, avait poussé un sureau entouré de quelques aliziers. J’escaladai assez lestement le rebord et cherchai un abri sous le sureau. Là du moins j’étais assis et à l’ombre; là, je me disposais à prêter toute mon attention aux mélodies allemandes ou françaises, tout en essayant de crayonner sur mon album les grandes fenêtres ogivales du cloître, quand un nouvel incident vint mettre à néant mes doubles intentions de dessinateur et de mélomane.

Au-dessous du tertre que j’occupais, sur le monticule formé par les décombres de l’ancien bâtiment, quelques jeunes gens chuchotaient tout bas et semblaient méditer un coup. Du haut de mon belvédère je pus les entrevoir et même reconnaître le principal d’entre eux.

C’était mon élève en pharmacie, celui qui, deux heures auparavant, m’avait envoyé chercher du mouron.

Il tenait dans sa main un petit sac contenant, je pense, un reste de monnaie de cuivre, et il fouillait dans ses poches; ses compagnons l’imitaient, en ajoutant au sac, les uns quelques piécettes, les autres jusqu’à des demi-florins. Le pharmacien exhiba une poignée d’or; je la vis briller au soleil; il en versa une partie dans le sac, mêla le tout en le secouant, puis chacun d’eux tour à tour y puisa; et du bas du monticule des clameurs ne tardèrent pas à s’élever, se mêlant au bruit de l’orchestre, le dominant parfois, et les luttes recommencèrent parmi les auditeurs non payants de la Musik-Fest.

Et moi, mieux placé que naguère, je pus contempler à mon aise le spectacle, sans y jouer un rôle, Dieu merci!

Envisagée d’une manière philosophique, la chose me parut encore plus triste que plaisante. Que prouve après tout cette grande avidité du peuple, sinon sa grande misère?

Mais quel était donc ce jeune apothicaire, si prodigue de sa bourse et de celle de ses amis?

Du temps que je faisais mon droit, j’ai connu, j’ai fréquenté des élèves en médecine et même des élèves pharmaciens: ils ne jetaient point ainsi leur argent à la multitude.

Mes suppositions à ce sujet et mes réflexions philosophiques m’absorbèrent tellement que le concert touchait à sa fin quand je rentrai dans l’enceinte réservée. Le soleil s’étant voilé d’un nuage, les parapluies s’étaient repliés. Je pus jouir de la vue des instrumentistes et des orphéonistes.

Parmi ces derniers, j’en remarquai un gesticulant plus qu’il ne chantait, et ses regards comme ses gestes semblaient se diriger obstinément de mon côté. Je lui trouvai quelque ressemblance avec Athanase. Mais comment supposer?... Cependant c’était lui, c’était bien lui!

Après avoir vu un pharmacien transformé en Jupiter pluie d’or, il ne me manquait plus que de rencontrer Athanase Forestier sous l’apparence d’un orphéoniste, lui qui n’avait jamais pu fredonner l’air de Malbrough sans y gagner une laryngite.

Auprès d’Athanase se tenaient, chantant ou ne chantant pas, mais la bouche grande ouverte et un papier de musique à la main, ses convives d’Épernay, ses compagnons à la chute du Rhin, même le petit bossu. A la suite de celui-ci, mon regard s’arrêta sur une face pâle, ornée dans son milieu d’une proéminence couleur de pourpre: c’était Van Baldaboche, l’homœopathe et son nez rouge. Comment se trouvait-il là, le Hollandais?

Je n’étais pas au bout de mes surprises.

Le concert terminé, la foule qui me séparait encore d’Athanase s’écoula. Je me dirigeais vivement vers le sanctuaire de l’ancien cloître; heurté en route par un individu, je levai la tête et je reconnus mon chapeau: c’était Brascassin!

J’eus bientôt l’explication de tous ces mystères.

Dans le wagon qui les avait voiturés ensemble à Strasbourg, Athanase et ses amis avaient donné rendez-vous à Brascassin aux ruines d’Aller-Heiligen pour la grande fête des sociétés harmoniques. De son côté, Van Baldaboche, ayant fait route pour la chute du Rhin, s’était rencontré avec la bande d’Épernay à l’hôtel Weber. Le petit bossu, ou plutôt M. de La Fléchelle (c’est son nom, et il n’est pas convenable de toujours désigner un homme par son infirmité), mis en malice à la vue du Hollandais aux deux rotules, avait essayé de s’égayer de nouveau à ses dépens. Baldaboche l’avait d’abord désarmé par sa bonhomie néerlandaise; puis, ô merveille! à la suite d’un entretien avec l’homœopathe, La Fléchelle n’avait plus ressenti pour cet homme, long sur pattes comme un héron, et qu’il croyait avoir rencontré autrefois dans un tableau de Téniers, qu’une respectueuse considération, laquelle, s’accroissant d’heure en heure, avait fini par tourner à l’enthousiasme, au fanatisme, à la vénération. Il ne pouvait plus se séparer de lui. La Fléchelle était riche: il emmenait Baldaboche dans sa propriété, assurant son présent et répondant de son avenir.

Athanase prétendait que le docteur au nez rouge, réalisant la pièce de Byron, the Deformed transformed, avait convaincu La Fléchelle qu’il pourrait lui redresser la taille, la rendre droite et souple comme une baguette de coudrier, non par la science orthopédique, applicable tout au plus aux enfants, mais par une science nouvelle, le magnétisme végétal appliqué à l’homœopathie. Grâce à cette science miraculeuse, Baldaboche rajeunissait les vieillards en faisant passer dans leur sang appauvri la force séveuse des jeunes arbres, et se chargeait de rectifier les courbures de l’épine dorsale au contact d’une tige droite et élancée. Le dirai-je? Témoin de quelques expériences soi-disant concluantes, mon ami Athanase ne paraissait nullement convaincu de la vanité de ces prétentions homœopathico-magnétiques; il avait vu La Fléchelle, en présence du maître et sous ses aspersions magnétiques, entrer en communication avec un jeune et beau peuplier, le presser longtemps entre ses mains et contre sa poitrine; à la suite de cette étreinte prolongée, l’arbre, épuisé de forces, criant grâce, avait témoigné de son affaiblissement par l’inclinaison de ses rameaux, par la flétrissure de son feuillage, et le petit bossu, plein de sa vigueur d’emprunt, rêvait un complet redressement, et, quoique touchant à la trentaine, espérait grandir encore.

O Espérance! ô railleuse éternelle!

Voici pour la présence de l’homœopathe au milieu de nos gens d’Épernay. Maintenant, comment tous se trouvaient-ils dans le sanctuaire des orphéonistes, sans droit aucun à pareil honneur?

Transportés par le chemin de fer de Bâle jusqu’à Fribourg en Brisgau, Athanase et ses amis avaient décidé de traverser à pied cette partie de la forêt Noire qui sépare Fribourg d’Aller-Heiligen. En route, ils avaient rencontré une troupe philharmonique se rendant à la grande assemblée; on avait marché ensemble, puis ensemble dîné et soupé, couché dans la même grange, sur la même paille. Le lendemain on s’était réveillé amis, et l’on avait trouvé bon de ne se point séparer.

Tandis qu’Athanase, en mettant fin à mes étonnements, m’en inspirait de nouveaux, je ne perdais point de vue Brascassin qui causait en ce moment avec le forestier-aubergiste, sans doute pour affaire de vin de Champagne. Leur colloque terminé, je l’abordai en lui présentant son chapeau.

«Ah! ah! me dit-il en riant, c’est donc vous, monsieur, qui ce matin étiez couché dans cette chambre de la Couronne d’or? Vous avez dû me croire un voleur?... Mais où donc vous ai-je vu déjà?

—A Strasbourg, lui répondis-je, à Strasbourg, où j’ai déjeuné à la même table que vous, ainsi que votre nouvel initié Van Baldaboche, ici présent.

—Ne parlons plus de ces folies, me dit-il de l’air le plus grave. J’en finissais avec ma vie de garçon.

—Songez-vous donc à vous marier? repris-je avec une vivacité qui sembla le surprendre.

—Qui sait?

—Pardon, ajoutai-je aussitôt, avec une certaine habileté de transition; mais si je n’ai pas l’honneur de vous être connu, j’ai eu du moins, il y a peu de jours, l’occasion de m’entretenir de vous, et longuement.

—Où cela?

—A la maison Lebel, à Carlsruhe.»

Il rougit légèrement.

«Vous connaissez la personne qui tient cette maison? me dit-il.

— Thérèse! je l’ai vue enfant. Je lui ai même porté des nouvelles de son père, que j’ai rencontré dernièrement à Noisy.

—Attendez donc! me répliqua-t-il. J’y suis!... J’ai vu Ferrière le même jour que vous, comme vous veniez de le quitter. Et moi aussi, monsieur, j’ai l’honneur de vous connaître!»

Je saluai.

«Vous êtes l’homme aux poules!»

Cette désignation vulgaire, qui semblait ne faire de moi qu’un marchand de poules, commençait à me devenir insupportable; elle termina notre entretien.

Athanase et les siens venaient de nous rejoindre. La foule désertait l’entonnoir; le vieux cloître, jadis consacré à tous les saints, rentrait peu à peu dans sa solitude habituelle.

Nous n’avions encore pris part qu’à une des fêtes de la journée.


II

Le tombeau de l’enfant. — Cascades d’Aller-Heiligen. — Espiègleries de M. de La Fléchelle. — Modes de Paris et modes de la forêt Noire. — Vallées de Kappel et de Seebach. — Réveil en sursaut.

«Il y a quatre ou cinq ans, une jeune femme, une Française, traversait la Belgique avec un enfant dans ses bras; la mère était malade, l’enfant aussi. En arrivant à Bruxelles l’étrangère fut forcée de s’aliter; et tandis qu’une fièvre délirante lui ôtait la connaissance d’elle-même, l’ange de la mort vint lui prendre son enfant et emporta la pauvre petite créature éteinte dans le cimetière de Laaken. Quand la malade eut recouvré la raison, puis à peu près la santé, forcée impérieusement de rentrer en France, elle alla faire ses adieux, ses adieux éternels à son enfant. A deux genoux sur sa fosse fraîchement remuée, le visage en larmes, d’une voix heurtée par les sanglots: «O mon enfant! s’écria-t-elle, il va donc falloir me séparer de toi!... retourner en France seule!... Ah! que ne m’est-il permis de vivre ici.... de ne pas te quitter? Quel regard ami s’arrêtera sur la terre qui te cache, puisque ta mère elle-même t’abandonne?... Qui prendra soin de ta tombe?

« — Moi!» dit une voix qui sembla vibrer avec le vent.

«L’étrangère regarda autour d’elle et ne vit personne. «Cette voix vient-elle de descendre du ciel? se dit la mère; alors, Dieu soit béni! il veillera sur mon enfant. Mais si elle n’avait résonné que dans ma tête, sous l’influence d’un reste de délire?...»

«Deux jours après, l’étroit espace où dormait l’enfant avait un entourage de fer pour le préserver de l’envahissement des grandes tombes voisines; de jolies fleurs, roses ou blanches, le décoraient. Un jeune homme, à l’encolure vigoureuse, mais aux traits fatigués et empreints de tristesse, rêvait, un coude appuyé sur le grillage. Interrompant sa rêverie, il se découvrit la tête et murmura tout bas: «Cher petit, c’est au nom de ta mère!»

«Depuis, il ne se passa pas une semaine sans qu’il revînt visiter le dernier berceau de l’innocente créature.

«Ce jeune homme, c’était un réfugié français compromis politiquement à la suite d’une folle manifestation de quelques élèves de l’École polytechnique; il avait choisi la Belgique pour son lieu d’exil, espérant retrouver là une autre France. Quoique par nature peu porté aux affections mélancoliques, le mal du pays l’avait atteint. A Bruxelles, le joyeux Français n’était plus qu’un misanthrope fuyant le monde, évitant même la société des autres réfugiés. Il cherchait les lieux déserts et sombres, dont la tristesse pût s’harmoniser avec sa pensée. Le cimetière de Laaken était devenu sa promenade favorite; le petit mort qu’il y venait visiter, sans jamais l’avoir rencontré sur la terre, il éprouvait pour lui quelque chose de sympathique, de tendre; il l’aimait. Né en France, l’enfant était venu mourir en Belgique, dévoré par la maladie.... Similitude entre eux qui, plus tard, bientôt peut-être, devait se compléter. Puis à cette mère, qu’il n’avait qu’entrevue un instant à travers un massif de cyprès, n’avait-il pas promis de veiller sur le tombeau de son enfant? En regardant ce tombeau, il lui semblait qu’elle lui avait légué son droit de souffrance et d’amour.

«Les bonnes pensées rafraîchissent l’âme; il éprouvait un soulagement à ses tristesses habituelles en songeant que dans ce pays, où rien ne le rattachait par le cœur, il avait maintenant un devoir pieux à remplir.

«Néanmoins, sur cette terre d’exil, si les sentiments qu’il avait jusqu’alors inspirés autour de lui sentaient parfois la contrainte et la défiance ils n’étaient point hostiles; ils le devinrent tout à coup.

«On ne se passionne pas facilement pour les étrangers en Belgique, disposé qu’on y est à ne voir en eux que des brouillons ou des banqueroutiers jetés hors de leur pays par la bascule de la Bourse ou le tremplin politique. Partout où notre homme avait jusque-là rencontré des regards indifférents, il rencontrait des regards farouches. A sa sortie du cimetière, les habitants du faubourg de Laaken se le désignaient du doigt avec l’expression du mépris. Qu’était-il arrivé? Déjà, à différentes reprises, son logeur lui avait témoigné en avoir assez de sa pratique. Il lui en expliqua la raison un beau jour, nettement, rudement.

«Était-il digne de l’hospitalité belge celui qui avait détourné une pauvre fille de ses devoirs? L’ancien polytechnicien voulut nier; mais ne s’était-il pas dénoncé lui-même par ses visites fréquentes au tombeau de l’enfant? Pourquoi eût-il pris tant de soins de ce tombeau s’il n’était le père du petit défunt, par conséquent le séducteur de la jeune mère? Était-ce donc à l’enfant qu’il fallait songer seulement? Il pouvait se passer de fleurs, tandis que la pauvre fille, faute d’une réparation, flétrie dans son honneur, repoussée par sa bienfaitrice, s’était vue forcée de quitter la Belgique, en proie à la misère et au désespoir.

«Pour s’être fait le gardien d’un tombeau, notre ami se trouvait dans cette situation étrange de passer pour le père d’un enfant dont le sexe même ne lui avait pas été révélé, et pour le séducteur d’une femme qu’il n’aurait pu reconnaître s’il l’eût rencontrée.

«Peu de temps après, il fut rappelé de son exil, par conséquent guéri de sa nostalgie.

«Avant de partir, bravant de nouveau l’opinion publique, il se rendit une fois encore au cimetière de Laaken et rétribua largement le gardien, lui confiant le soin du petit tombeau pendant son absence. Qu’elle fût fille ou femme, il l’avait promis à la mère!»

Cette histoire me toucha vivement. Athanase me la racontait tandis que, pour nous rendre aux cascades, nous gravissions ensemble les jolies collines blondes déjà entrevues par moi à travers les ogives démantelées de la chapelle. Puis, s’arrêtant:

«Eh bien, mon cher Augustin, croyez-vous que Brascassin (car c’était encore de l’éternel, de l’inévitable Brascassin qu’il s’agissait ici), croyez-vous que Brascassin, même avec les idées de mariage que vous lui supposez, puisse jamais songer à prendre pour femme cette Thérèse, la fille séduite de Bruxelles?

—Je ne sais ce que je pense, lui dis-je, mais votre joyeux ami, dont jusqu’ici je n’avais qu’une mince opinion, je vous le déclare, vient d’entrer brusquement dans mes affections. C’est un noble cœur, et sa conduite au tombeau de l’enfant...»

Ici, j’interrompis ma phrase par un cri. C’était un cri d’admiration.

De l’endroit où nous étions, les cataractes d’Aller-Heiligen se développaient sur une longue étendue. On eût dit vingt rivières étagées les unes sur les autres. C’était magnifique, c’était sublime! De ma vie de Parisien je n’avais rien vu de plus beau, même les grandes eaux de Versailles. Quand la nature s’en mêle, elle distribue ses largesses avec plus de prodigalité encore que le grand roi Louis XIV.

Nos compagnons nous attendaient un peu plus haut, à demi-portée de fusil; c’était de là que nous devions partir pour descendre le long des cascades.

En abordant Brascassin, par un mouvement involontaire, je lui tendis la main.

Il ne sut trop ce que cela voulait dire. Mais je songeais au cimetière de Laaken.

Alimentées par la Mourg, par l’Enz et les nombreux cours d’eau descendus des pentes de la forêt Noire, les cascades d’Aller-Heiligen se sont frayé leur route à travers un terrain rocheux qui, par ses résistances, les a transformées en immenses cataractes, reliées entre elles sur près d’un kilomètre d’étendue.

Autrefois, pour oser les côtoyer dans tout leur parcours, il fallait s’aventurer le long des berges escarpées et glissantes: on y risquait sa vie.

Naguère encore, des échelles, ayant pour points d’appui d’énormes rochers mis à découvert par les eaux torrentueuses, facilitaient la route aux curieux. Si la visite n’entraînait plus un péril de mort, elle causait du moins une grande fatigue et tentait seulement sinon les plus braves, du moins les plus robustes.

Aujourd’hui, tout le monde est appelé à jouir du spectacle; des escaliers commodes, quoique un peu rapides, avec rampes et garde-fous, ont remplacé les échelles. C’est plaisir que de descendre ainsi, de cascade en cascade, au milieu du bruit assourdissant de toutes ces masses d’eau qui, en passant, vous saluent par une aspersion d’abondante rosée. Jamais je ne m’étais trouvé à pareille fête.

Les populations campagnardes accourues au festival remplissaient les escaliers; les riches fermières avec leur taille sous les aisselles, leurs grands chapeaux de paille ornés de fleurs champêtres, les dames bûcheronnes, leur petit feutre sur la tête, les ouvrières, en bonnet de soie, rouge ou bleu, la plupart tenant leurs enfants à la main ou dans leurs bras; les villageois avec leurs longs bâtons blancs, leurs redingotes amples et flottantes; les forestiers avec leurs vestes d’uniforme et leurs grandes guêtres à la souabe; tous ces groupes, mêlés à des groupes de citadins aux habits étriqués, aux petits chapeaux ronds, à la casquette universitaire, cheminant, ayant près d’eux leurs femmes ou leurs sœurs, au buste allongé sur une base arrondie et volumineuse, présentaient le plus singulier mélange de formes et de couleurs.

Une partie de la foule, venant du plateau de l’abbaye, montait; l’autre, ayant, comme nous, escaladé les collines, descendait, et ce remous humain, le contraste entre tous ces costumes, les modes de Paris et celles de la forêt Noire confondues ensemble, les bruits, les murmures de cette foule, couverts par les murmures et les bruits des cascades, tout cela encadré dans la sévérité d’un paysage alpestre revêtait les allures d’une grande mascarade défilant au milieu d’une noble et majestueuse décoration.

J’essayai d’en reproduire quelques détails par le crayon. Ce petit diable bombé de M. de La Fléchelle, à force de tourner, de gambader autour de moi, et de s’extasier sur l’œuvre avant même qu’elle fût commencée, m’en rendit l’exécution impossible.

Il fallut enfin dire adieu à ces merveilles d’Aller-Heiligen. Comme souvenir, je cueillis sur la rive de la dernière cascade une superbe pédiculaire, m’apprêtant à l’insérer précieusement dans ma boîte. Dans ma boîte, je trouvai un paquet d’orties. Décidément, le nain en voie de devenir géant m’avait pris à partie pour ses malices. Je lui fis du doigt un signe de réprimande. Il pouffa de rire. Peut-être en grandissant deviendra-t-il plus raisonnable.

A l’entrée du petit bois où j’avais abordé le matin, nous trouvâmes non-seulement des voiturins, mais des chars à bancs. Athanase, Brascassin, l’homœopathe, La Fléchelle, deux autres convives d’Épernay, un ami de rencontre qu’Athanase avait détaché de l’orphéon et moi, nous formions une bande de huit individus. Nous prîmes deux chars à bancs. Je pensais retourner à Achern:

«Et le Mumel-See! me dit Athanase.

—Est-ce là que nous devons dîner, demandai-je, songeant à mon déjeuner si fatalement interrompu.

—Nous dînerons au Hirsch, me répondit Brascassin.

—Pourquoi pas à Achern? Je compte bien ce soir prendre le chemin de fer pour Paris.

—Nous aussi, parbleu! sinon pour retourner à Paris, du moins à Épernay, reprit Athanase. Mais, malheureux! vient-on à Aller-Heiligen sans visiter le Mumel-See?

—Qu’est-ce que le Mumel-See?

—C’est le lac des Fées! me dit La Fléchelle.

—Et où est situé ce lac des Fées?

—Au Mumel-See.»

Je ne jugeai pas nécessaire de prolonger de pareilles explications. D’ailleurs, ce mot de lac des Fées avait doucement résonné à mon oreille.

Nous voici dans la délicieuse vallée de Kappel. Au lieu du tumulte de l’entonnoir, du tapage, des bruits de toutes sortes, cris de la foule, vacarme des cascades, trompettes et contre-basses de la Musik-Fest, qui, depuis le matin, avaient surexcité la partie nerveuse de mon organisation, silence complet, à peine troublé par quelques chants d’oiseaux, par quelques mugissements de génisses. Du sein d’immenses prairies, entre les hautes herbes, s’élève de temps à autre un front cornu, et deux gros yeux nous regardent passer. Notre char à bancs avec ses ressorts de bois, vraiment de très-bon usage dans les routes accidentées, semble glisser sur le sable; j’éprouvais une quiétude, un calme parfaits. Parmi mes compagnons, les uns fumaient avec cette taciturnité naturelle aux fumeurs; les autres dormaient. Peut-on dormir, un pareil tableau sous les yeux! Moi, je méditais, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps au milieu de ma vie agitée; je songeais à Thérèse et au vainqueur des Turcs, à Thérèse surtout. Non! je ne pouvais ratifier la sentence portée contre elle par Athanase; il avait été abusé par ses propres suppositions ou celles de son entourage; Brascassin n’avait pas parlé avec mépris de la pauvre fille; elle lui était si dévouée, si reconnaissante!...

Je ne fus distrait de ces pensées qu’à la vue des vallées de Seebach, qui s’enchaînent à celles de Kappel et les font oublier; là un horizon de hautes montagnes boisées, un double rang de collines parsemées de nombreux chalets; aux flancs de la colline, se détachant nettement sur leur verdure un peu sombre, bondissent des chèvres blanches, serpentent de jolis ruisseaux qui semblent se rouler sur eux-mêmes et caqueter au soleil; à la porte comme aux fenêtres des chalets, apparaissent des figures de femmes, toujours blondes, souvent charmantes; du fond de la vallée montent vers nous des bourdonnements, des murmures, et les tintements doucement monotones de la clochette des troupeaux.

J’étais sous le charme! il me semblait déjà ressentir l’influence magnétisante des fées du lac. Je ne connais la Suisse que par ouï-dire et pour avoir vu un grand nombre de ses portraits, plus ou moins bien coloriés; mais peut-elle présenter quelque chose de plus gracieux, de plus idéalement pittoresque que cette ravissante vallée de Seebach? Je me promis bien d’inscrire sur mes tablettes, comme une des journées les mieux employées de ma vie, celle où j’avais vu les cascades d’Aller-Heiligen, cet agreste paradis de Seebach, et qui devait se terminer au lac des Fées!

Je commençais à me prendre au sérieux et à me croire devenu, toujours malgré moi, un illustre voyageur. Au milieu de ces idées vaniteuses, repu de ces beaux spectacles, fatigué d’admiration, je finis par m’endormir à mon tour. Nous dormions donc à l’unanimité dans nos deux chars à bancs, quant un double ressaut des voitures nous fit ouvrir les yeux à tous les huit à la fois.

Nous arrivions au Hirsch!


III

La pipe du diable. — Le Titan La Fléchelle. — Lac des Fées. — Dissertation sur les cascades et les montagnes. — Je m’éprends de plus en plus de Brascassin. — Des vins de Champagne et de leur influence.

Le Hirsch, c’est-à-dire le Cerf (j’aurais dû me rappeler ce mot, moi qui, à Bade, logeais à l’hôtel du Hirsch; mais ma mémoire est rebelle au tudesque), le Hirsch donc est un grand gasthaus, station ordinaire des marchands de bestiaux, des colporteurs d’horloges de bois qui vont gagner les villes de la plaine, ou de messieurs les touristes en route pour le lac.

Nous entrâmes dans une vaste salle, blanchie à la chaux, sans autres ornements que quelques tables boiteuses et des chaises rustiques. Un tableau cependant en décore la muraille principale. Ce tableau, ou plutôt cette gravure sur bois, vigoureusement coloriée de rouge, de jaune et de bleu, représente la rencontre de Waldhantz et du diable, un des souvenirs glorieux du pays.

L’Allemagne entière, l’Alsace même et les Vosges, ont leur Chasseur sauvage, dont on entend les meutes aboyer au milieu de l’ouragan. A la forêt Noire spécialement appartient le joyeux Waldhantz, le roi des braconniers. Son aventure est dans toutes les mémoires, son nom dans toutes les bouches, son portrait sur toutes les pipes. Pour ce dernier point c’est justice; sans lui, qui jamais eût entendu parler de la PIPE DU DIABLE?

Waldhantz était un garçon de belle humeur, courant après les jolies filles, mais amoureux seulement de la chasse; d’une dévotion parfaite, mais surtout envers saint Hubert, dont on voyait l’image toujours appendue à la boutonnière de sa veste. C’est saint Hubert qui rabattait le gibier pour lui; c’est saint Hubert qui lui faisait éviter la rencontre des gardes-chasse; bref, saint Hubert et Waldhantz étaient au mieux ensemble.

De son métier légal et reconnu, Waldhantz, horloger et mécanicien, avait su se confectionner un petit fusil facile à dérober aux yeux de l’autorité, et dont la forme trompeuse était loin de faire pressentir une arme meurtrière.

Un jour, sur l’une des cimes les plus élevées de la forêt, un homme à la chevelure noire et hérissée paraît tout à coup devant lui.

«Bonjour, Waldhantz.

—Bonjour, Satan, lui répond le hardi braconnier, qui l’a reconnu rien qu’à l’odeur de soufre répandue autour de lui.

—Que portes-tu donc à la main?

—C’est ma pipe, milord.

—Singulière pipe! Tu es un homme habile, Waldhantz, on le dit, mais je te croyais plus occupé à la fabrication de piéges et de traquenards qu’à celle des pipes. Voyons, je veux essayer de la tienne; elle me semble tout à fait originale.»

Waldhantz se trouble d’abord; puis, il lui passe par la tête le projet le plus audacieux qu’un homme ait jamais pu concevoir. Il va délivrer le monde, les races présentes et les races futures, de leur plus redoutable ennemi. C’était la réconciliation de la terre et du ciel qu’il osait tenter.

«Ta pipe est-elle bourrée? dit Satan.

—Elle l’est, milord.

—Et comment se sert-on de cet instrument?»

Waldhantz lui mit le canon du fusil au bord des lèvres, non sans trembler un peu, mais plus d’aise que de crainte.

«Tu as ton briquet? allume maintenant.»

Après une prière mentale faite à saint Hubert, le jeune homme pressa la détente. Les échos des montagnes hurlèrent tous sous une effroyable détonation.

Waldhantz était tombé à genoux en pressant contre son front l’image de saint Hubert. Quand il se releva, le diable était encore debout devant lui, clignant de l’œil, hochant la tête, comme quelqu’un pris d’une forte envie d’éternuer.

Il éternua en effet, et, en éternuant, il expectora quelques chevrotines dans un nuage de poudre et de fumée, ce qui parut le soulager beaucoup.

«Mille torchons brûlés! quel mauvais tabac est le tien, mon garçon! il m’est tombé dans la gorge. Quand tu viendras me voir aux enfers, ce qui ne peut tarder, je t’en ferai fumer de meilleur.

—Je tâcherai de me dispenser du voyage, milord.

Baste! Quel braconnier n’est exposé à tuer son garde forestier un jour ou l’autre, par conséquent à être pendu! Au revoir donc, Waldhantz.»

Waldhantz eut la gloire de la tentative, non celle de la réussite. Cette gloire lui a suffi.

Mais pourquoi Waldhantz appelait-il son terrible interlocuteur milord? Dans la conscience du peuple, peut-être le diable a-t-il le droit de siéger à la chambre haute du parlement anglais.

Je ne puis m’expliquer la chose autrement.

Le soleil commençait à jeter sur les collines des regards obliques. Armés de bâtons ferrés (pour la première fois cette arme du franchisseur de montagnes se trouvait entre mes mains) et accompagnés d’un guide, nous nous dirigions vers le Mumel-See, en suivant les bords du ruisseau qui en descend.

J’avais projeté d’accoster Brascassin durant la route; mais la montée, rude et longue, interdisait la causerie. Quoique m’appuyant sur le bras du guide, je haletais et, pour comble d’humiliation, tandis que je gravissais péniblement le terrain, je voyais au-dessus de moi, sautant d’un roc à l’autre en me lançant de haut son coup d’œil goguenard, M. de La Fléchelle devancer toute la bande. On eût dit d’un Titan escaladant les montagnes.

Baldaboche lui-même, malgré ses jambes interminables, le suivait à grand’peine. Un instant je fus sur le point de confesser la science homœopathico-magnético-végétale.

Le Mumel-See ne mérite guère tout le bien qu’on a dit de lui et tout le mal que nous nous étions donné pour lui faire notre visite. Mieux aurait valu mille fois lui envoyer simplement notre carte.

Une grande cuve creusée dans la profondeur des vallées, sans cesse noircie par l’ombre des hautes cimes et des noires sapinières qui l’entourent; un terrain aride, dénudé, parsemé çà et là de quelques arbres échevelés, tordus par le vent; des eaux stagnantes, à reflets plombés, où pas un nénufar ne s’étale, où les oiseaux aquatiques eux-mêmes évitent de venir tremper le bout de leurs ailes, où nul poisson ne peut vivre: voilà le fameux lac des Fées!

Nous nous étions groupés sur un tertre, auprès de cette miniature grotesque de la mer Morte, de cette immense grenouillère, pour laquelle nous nous étions détournés d’Achern et avions entrepris un voyage.

«Oh! m’écriai-je sous l’empire d’un souvenir récent, cela ne vaut pas les cascades d’Aller-Heiligen!

—Qui ne sont pas déjà si merveilleuses!» dit La Fléchelle avec son rire narquois.

Et il ajouta, en se tournant vers moi:

«Cher monsieur, vous revenez peut-être de Pontoise, mais, à coup sûr, vous ne revenez pas comme nous de Schaffouse. La chute du Rhin, voilà qui est beau!

—Après le Staubach à Lauterbrunn,» dit l’orphéoniste qui déjà nous avait entretenus de ses explorations en Suisse, d’où il avait rapporté, outre une foule d’histoires invraisemblables, divers ranz des vaches et de précieux gargouillis tyroliens.

«Fi du Staubach! répliqua La Fléchelle; un mince filet d’eau, de haute taille, c’est vrai, mais qui n’arrive pas même à vous défriser les cheveux; c’est une cascade poitrinaire.

—Moi, dit un des deux naturels d’Épernay, comme Athanase je viens de voir la chute du Rhin; comme monsieur de l’orphéon, j’ai vu le Staubach à Lauterbrunn; tout aussi bien que M. Canaple, j’ai, ce matin, longé l’Aller-Heiligen; tout cela est assez gentil, mais autrefois, en Égypte, avec mon père, alors au service de Méhémet-Ali, j’ai visité les cataractes du Nil. Après les cataractes du Nil, messieurs, il faut tirer le rideau: ce sont les plus belles cascades du monde.

—Oh! fit Baldaboche, qui jusqu’alors n’avait pas été prodigue de ses paroles, les cascades du Niagara sont encore pien meilleures; je l’ai entendu raconter dans des livres de voyaches

Devant les cascades du Niagara chacun courba le front; le premier prix de cascades leur fut décerné à l’unanimité, et, pour ma part, je me sentis un peu honteux de mon admiration de Parisien pour celles d’Aller-Heiligen.

Brascassin n’avait pas pris part à la discussion. Son chapeau abaissé sur ses yeux, il restait muet, appuyé des deux coudes contre le talus qui nous servait de dossier.

«Ce que je trouve de vraiment choli et même de pien peau dans ce pays, reprit l’homœopathe, encouragé par son succès, savez-vous quoi? c’est les montagnes.

—Allons donc! mesquines! mesquines! lui répliqua un autre; elles sont à peine à la hauteur des puys de l’Auvergne; tenez, voyez d’ici, à l’horizon, les ballons des Vosges; pour moi, je les préfère.

—Vous n’avez jamais vu les Pyrénées? dit un troisième; le cirque de Gavarnie, à la bonne heure! Vive le cirque de Gavarnie!

—Que direz-vous donc des Alpes, messieurs? objecta l’orphéoniste, qui s’était donné pour mission de soutenir la cause sainte de l’Helvétie. Les Alpes ne feraient qu’une bouchée de vos puys d’Auvergne, de vos ballons des Vosges et de vos montagnes des Pyrénées, en y mettant celles de la forêt Noire comme assaisonnement.

—Oui, très-bien, accordé! riposta La Fléchelle. Vive la vieille Helvétie, sa liberté, ses fromages et sa Yungfrau! Il paraît cependant que vos Alpes ne sont que des mottes de terre assez bien venues, si on les compare aux Andes du Pérou, aux Cordillères.... Le Chimboraço!... Ah! ah! messieurs, le Chimboraço!»

Le premier prix de montagnes allait être accordé au Chimboraço lorsque Brascassin, sortant de son immobilité:

«Que venez-vous parler de vos Cordillères et du Chimboraço? Il est des montagnes bien plus hautes encore!

—Lesquelles? nous écriâmes-nous.

—Les montagnes de la lune, messieurs!»

Et tout à coup, s’échauffant sous une indignation de poëte, qui m’étonna chez un marchand de vin d’Épernay: «Ah! tenez, poursuivit-il, la peste étouffe tous ces faux amis de la nature qui ne savent admirer que par comparaison! qui déprécient ce qu’ils ont sous les yeux au profit de merveilles que, le plus souvent, ils n’ont pas vues, qu’ils ne verront jamais! qui crachent sans cesse dans notre admiration pour nous en dégoûter! Si vous vous extasiez devant un beau site de la Touraine ou de la Bretagne, même des environs de Paris, où il y en a tant, ils viennent jeter dessus, pour l’éclipser, les vallées de l’Arno, le Pausilippe, tous les Tibre et tous les Tivoli possibles. Rêvez-vous devant un petit ruisseau, à peine visible, à peine murmurant sous les touffes d’herbes et de fleurs qui frangent ses bords, ils vous le noient aussitôt sous un débordement du Rhin, du Rhône et du Danube réunis. Est-ce qu’une petite chaumière moussue, entourée de quelques arbres, avec sa cheminée qui fume, et dont la vitre s’illumine sous un rayon du soleil couchant, n’intéresse pas aussi vivement le regard que le château princier le plus splendide au milieu de son vaste parc? Non, ils ne sont pas de vrais voyageurs, de vrais artistes, ceux-là qui, avec un chef-d’œuvre de Dieu ou des hommes sous les yeux, n’éprouvent d’autre sentiment que le regret de ce qu’il ne leur est pas donné de voir. C’est de l’ingratitude envers la Providence!

—Bravo, Brascassin!» cria Athanase. Les autres se courbèrent sous la réprimande qu’ils avaient méritée.

Moi, j’étais ému. Décidément cet homme me devenait tout à fait sympathique. Je me levai et, pour la seconde fois de la journée, j’allai lui tendre la main. Il me comprit mieux qu’à ma première et maladroite démonstration, et son étreinte cordiale répondit à la mienne.

Nous étions amis.

Comme réparation due aux montagnes de la forêt Noire, nos gens avaient décidé de profiter du reste du jour pour visiter la Hornisgrinde, la plus élevée d’entre elles, et dont les crêtes du Mumel-See ne sont que le marchepied. Du haut de la Hornisgrinde, on voit distinctement le clocher de Strasbourg, nécessairement. Je l’avoue, pour l’instant, le clocher de Strasbourg, j’aurais désiré le voir de moins haut et de plus près. Si j’avais pris le chemin de fer ce matin, je serais maintenant à Nancy, à Épernay peut-être. J’en avais assez de l’ascension; comme le héros de Corneille, j’aspirais à descendre. Sous prétexte de crayonnage, mon album à la main, je restai en place, me contentant de les suivre du regard sur les premières rampes de la montagne, et regrettant fort que Brascassin les eût accompagnés.

Le petit La Fléchelle, la tête haute, brandissant son bâton ferré, précédait la bande des explorateurs en se démenant avec des façons de tambour-major. Il espérait peut-être que sa bosse, comme la perruque de l’abbé Porquet, allait un instant devenir le point culminant de cette partie du globe.

Hélas! il n’eut point cette satisfaction.

Une demi-heure plus tard, nos gens étaient de retour au lac, et le guide, assez semblable à un montreur de singes, portait M. de La Fléchelle assis sur son épaule. Une défaillance subite avait pris au petit homme, avec accompagnement de crampes dans les jambes, résultant, affirmait l’homœopathe, d’une expansion excessive de fluide magnétique, causée par une trop grande absorption de séve végétale, qui ne s’élaborant qu’avec peine dans les cavités thoraciques, vu la raréfaction de l’air des montagnes, avait brusquement passé de la pléthore aiguë à l’annihilation des forces musculaires.

Le mot courbature eût suffi, je crois.

Au Hirsch, où nous n’arrivâmes guère qu’avec la nuit, la table était dressée pour nous, et devant chaque couvert figurait une bouteille de vin de Champagne de la maison Le Brun, d’Avize, celle avec laquelle Brascassin était le plus particulièrement associé. «Le vin Le Brun, disait-il, est le vin le plus honnête et le plus consciencieux de la Champagne.»

Cette surprise, préparée dès la veille par notre inappréciable compagnon, dont l’influence vinicole s’étendait aussi bien sur les humbles gasthaus de la forêt Noire que sur les riches hôtels de la plaine, nous mit tous de belle humeur et fit, par enchantement, disparaître nos fatigues de la journée, excepté toutefois pour M. de La Fléchelle, à qui on dut dresser un lit de repos dans un des coins de l’immense salle du Hirsch, aussi bien dortoir que réfectoire. Lui-même, je lui rends cette justice, eut le bon esprit d’applaudir à notre entrain.

Pendant le cours du repas, les mots vifs et mousseux ne manquèrent point. Tout en y apportant sa bonne part, Brascassin les attribuait moins encore à notre esprit naturel qu’à la vertu spécifique de son vin de prédilection. Il en reconnaissait l’effet dans nos réparties plutôt gaies que folles, spirituelles sans exagération. Il avait établi tout un système d’observations touchant l’influence exercée par les divers vins de Champagne sur les élucubrations du cerveau, et prétendait pouvoir reconnaître si tel mot plaisant, telle boutade humoristique, étaient nés sous l’influence du vin mousseux ou du vin crémant. Au besoin, il aurait pu signaler la localité exacte du département de la Marne où ce mot, cette boutade avaient d’abord été confectionnés et mis en bouteille, non-seulement à Reims, Épernay, Avize ou Sillery, mais dans la plus minime de leurs subdivisions. Selon lui, le moët pousse plus à l’imagination qu’à la gaieté; le montebello fait plus rêver que parler; le cliquot tourne facilement à la politique: ainsi de vingt autres vins moins fameux qu’il rangeait sous les dénominations générales de vins facétieux, vins égrillards et même de vins inconvenants.

Ce système œnologique nous amusa beaucoup et donna lieu à une foule d’observations folles; mais lui, Brascassin, en les rétorquant, ne se départit pas d’une sorte de gravité qui lui semblait habituelle.

Cet homme, je l’avais jugé d’abord devoir être un loustic vulgaire; ses relations mystérieuses avec Thérèse, les confidences de messieurs les habitués de la maison Lebel étaient loin de m’avoir favorablement disposé envers lui.

Entraîné à sa poursuite par un mouvement déplorable de curiosité, surpris vis-à-vis de moi-même d’être revenu si vite sur son compte, j’essayais en ce moment, tout en buvant son vin, qui était excellent, de définir sa nature vraie.

Évidemment, sa nature était complexe. Il y avait à la fois en lui un artiste, un poëte et un commis-voyageur, un philosophe et un bouffon; mais le bouffon se dissimulait sous le manteau du philosophe; sa pensée riait plus que son visage. Ces mélanges d’instincts et de facultés, ces bizarreries d’organisation ne doivent pas être aussi rares qu’on le croit communément; si les hommes étaient faits tout d’une pièce, comme on nous les représente dans les grandes comédies à caractères, la plupart d’entre eux seraient-ils restés une énigme indéchiffrable pour le penseur? Quels que fussent les antécédents de Brascassin, sa position sociale, aussi étrange que le reste quand on le savait sorti de l’École polytechnique, il joignait à une haute intelligence un cœur excellent. Pour le prendre au sérieux, je n’avais aujourd’hui qu’à me rappeler le cimetière de Laaken. Non, je n’avais pas à me défendre du sentiment d’affection qui me poussait vers lui!

Je ne savais point encore ce qu’il valait comme poëte.

Au dessert, sur mon invitation, il nous chanta quelques-unes de ses chansons. Elles respiraient la gaieté, la verve, la franchise, comme celles de Désaugiers, père ou fils. Au moment de l’explosion la plus joyeuse, un éclair de sentiment y brillait tout à coup, rappelant ainsi les mélodies ravissantes de Nadaud; le rire aux lèvres, une larme à la paupière, dans notre enthousiasme, nous en répétions les refrains à tue-tête, de façon à être entendus des fées du lac. La Fléchelle lui-même, qu’on oubliait dans son coin, pour ne pas s’avouer vaincu, entonnait les chœurs avec nous. Jamais les marchands de bœufs, habitués ordinaires de l’endroit, n’avaient fait retentir d’autant de bruit la grande salle du Hirsch.

Déjà, à plusieurs reprises, nos voituriers nous avaient avertis que la nuit se faisait noire, que pour traverser sûrement les vallées de Seebach et de Kappel il fallait avoir l’œil sur la tête de son cheval; nous n’en tenions compte:

«Encore une chanson! encore une bouteille de champagne!»

Enfin on se leva de table, et les voituriers firent claquer leurs fouets.

Le docteur Baldaboche, que nous avions vainement essayé de griser, qui n’avait reculé devant aucune rasade, qui avait ingurgité trois pleines bouteilles Le Brun, sans en ressentir plus d’émotion que n’eût fait dans des conditions identiques ma boîte de fer-blanc, nous déclara alors son client incapable, pour le moment, de supporter les cahots de notre patache.

Il refusait de se séparer de son malade.

Athanase ne voulait point quitter son ami La Fléchelle.

Brascassin était résolu à suivre l’exemple de son ami Athanase.

Les deux naturels d’Épernay auraient cru forfaire à l’honneur en se séparant de leur ami Brascassin.

L’orphéoniste se trouvait bien où il était, et jurait de passer la nuit à table.

Malgré ma résolution de résister à tout nouvel entraînement, que pouvais-je faire seul contre cette formidable majorité?

La parole fut donnée à Brascassin pour une motion d’ordre.

«Messieurs, laisser La Fléchelle à Seebach, retourner sans lui à Achern, serait un acte odieux que la postérité la plus reculée nous imputerait à crime. Mais le savant docteur répond que demain son client, grâce à quelques juleps de bouleau et de peuplier, sera debout et alerte. Ne pouvant plus compter sur nos voitures, je propose pour demain de gagner tous, pédestrement, non plus Achern, dont la route ne nous est que trop connue, mais Appenweier, plus proche de nous, et où le chemin de Bade s’embranche à celui de Kehl; nous pouvons ainsi, avec économie de temps, acquérir une connaissance intime de la forêt Noire.»

Un hourra unanime accueillit la proposition.

Les voitures congédiées, l’hôtelier jeta quelques matelas sur le plancher de notre salle à manger. Une heure après, nous gisions tous étendus, et fort mal à notre aise, sur nos couchettes improvisées, où des serviettes nous tenaient lieu de draps.

Seul, l’orphéoniste, fidèle à son serment, resta à table, en compagnie d’un énorme pot de bière et d’un petit flacon de kirsch.

Et moi, en m’endormant, je me disais que, si j’avais pris le chemin de fer à Achern, je serais maintenant à Paris, peut-être à Marly-le-Roi.


IV

Du Hirsch à Appenweier. — Le guide-batelier. — Freudenstadt. — La vallée de l’Égarement. — Tableaux et paysages. — Études de mœurs; caractères. — Explication avec Brascassin.

A Antoine Minorel.

(D’UNE SCIERIE, DANS LA FORÊT NOIRE.)

«Cher Antoine,

«Quiconque voyage doit renoncer à son libre arbitre. La fantaisie, le hasard, le caprice, le désir des choses qu’on n’aime pas, comme dit quelque part notre ami Stahl, jouent un si grand rôle dans son existence! On a soif de revoir ses pénates et on poursuit sa course en leur tournant le dos. Que faut-il pour cela? Un consentement irréfléchi, un verre de vin de Champagne, la maladresse d’un guide. Là où le temps ne vous manque pas pour correspondre avec votre ami, êtes-vous sûr de pouvoir vous procurer une plume, de l’encre, du papier? Votre lettre écrite, existe-t-il un bureau de poste pour la transporter à son adresse?

«C’est l’alternative où je me trouve en t’écrivant. La maison que j’occupe passagèrement, pour une nuit, fait partie d’un charmant village; le nom de ce village? je l’ignore. Il est situé au milieu des montagnes; de quelles montagnes? je n’en sais rien. Cela te paraît étrange, n’est-il pas vrai? Mais tout n’est-il pas étrange dans notre vie à nous autres coureurs de routes? Oui, Antoine, oui, ton sédentaire Parisien court aujourd’hui la pretantaine au point d’être incapable de régler ses comptes avec la mappemonde. Suis-je dans le Wurtemberg, dans le duché de Bade ou dans celui de Hohenzollern? le timbre postal de cette lettre t’en instruira peut-être; quant à moi, je ne pourrais te le dire.

«Depuis deux jours, j’explore la forêt Noire, non plus avec Bade et ses gracieux alentours (ce ne sont là que les franges dorées du manteau de cette autre Hercynie), mais en pénétrant dans ses profondeurs les plus ignorées. Hier, j’ai vu des merveilles, j’ai vu les indescriptibles cascades d’Aller-Heiligen, dont tu n’as peut-être jamais entendu parler, et qui n’en mugissent pas moins sur un parcours de plus d’une lieue d’étendue; j’ai vu le lac des Fées, sur l’un des sommets de la Hornisgrinde, montagne aussi haute que les Alpes et toute peuplée d’ours, qui diffèrent de ceux de Paris en ce qu’ils ne sont ni chimistes, ni numismates, ni mathématiciens. Le lac des Fées, d’un aspect sauvage, terrible, sublime, rappelle les descriptions les plus vigoureuses et les plus effrayantes de Dante et de Byron. A lui seul, il vaut le voyage.

«Ce matin, avec Athanase (vulgo, Ernest Forestier) et quelques aimables compagnons de voyage, nous avons quitté le Hirsch (Hirsch signifie cerf), c’est le nom d’une hôtellerie située dans les montagnes, à l’extrémité des belles vallées de Seebach (Seebach, c’est-à-dire le ruisseau du lac). Nous nous dirigions vers la petite ville d’Appenweier, où vient aboutir le chemin de fer de Kehl. Tu le vois, je te revenais. Mon bon ange, probablement, ne jugeait pas que j’eusse encore assez couru le monde; il voulait que je prisse une connaissance plus intime de ce magnifique Schwarzwald (Schwarzwald est la traduction allemande de notre mot: forêt Noire). Je suis en train d’accomplir la volonté de mon bon ange.

«Du Hirsch à Ottenhœfen, nous prîmes pédestrement un chemin tracé le long du Sohlberg. Arrivés à Lautenbach.... Ne t’effraye pas trop de ces mots en berg et en bach, Antoine; votre vocabulaire de chimie en renferme de bien autrement étranges; berg, signifie montagne; bach, ruisseau: donc le Sohlberg est simplement la montagne de Sohl, et Lautenbach, le ruisseau de Lauten, qui a donné son nom à la petite bourgade où nous nous arrêtâmes pour prendre notre premier repos et notre premier repas.

«Continuant à remonter la rive droite de la Rench, dans laquelle se jette le Lautenbach, nous traversons divers petits hameaux; enfin, après trois heures de marche, nous apercevons une ville, c’est Appenweier! c’est le chemin de fer de Kehl! vivat! Déjà nous voyons s’élever la fumée des locomotives. Non! cette ville, c’est Oppenau, et nous avons dépassé la station. Athanase, qui s’était chargé de la conduite, fut sur-le-champ cassé aux gages. Il s’agissait de le remplacer par un guide plus expérimenté.

«Nous nous arrêtons devant une belle maison villageoise, toute ceinturée de verdure. En buvant une chope de bière, nous demandons à l’hôte s’il peut nous procurer ce guide précieux. Il nous désigne aussitôt du doigt un grand gaillard de batelier qui venait de lui amener du monde, car le Rench, ou le Ramsbach, je ne sais lequel des deux, passe justement au pied de la maison verdoyante.

«Nous nous abouchons aussitôt avec cet amphibie, à la fois guide et batelier; nous lui expliquons clairement que nous nous rendons à Appenweier, afin d’y prendre le chemin de fer de Kehl. Il fait un signe de tête affirmatif; par un autre signe, il nous invite à entrer dans son bateau.

«Après avoir longé durant une demi-heure les rives de la Rench ou du Ramsbach, notre batelier relève tout à coup son aviron, saute à terre, tire son batelet sur le sable, l’attache à un pieu, et, sans même nous adresser un regard, d’un pas délibéré il s’engage dans un large sentier ouvert entre deux collines. Nous le suivons pleins de confiance, escaladant de temps à autre les berges du chemin pour voir si nous approchons d’Appenweier. Nous n’apercevons devant nous que de hautes montagnes et d’épais massifs de sapins.

«Vers deux heures de l’après-midi une petite ville s’ouvre devant nous. Le nom de Freudenstadt, inscrit à l’entrée du faubourg, suffit à nous apprendre que nous ne sommes pas à Appenweier. Évidemment, notre second guide n’a pas été plus heureux que le premier. Ne jugeant plus ses services nécessaires, nous le payons et le renvoyons à son bateau. Un des nôtres nous fit sagement observer que peut-être n’était-il pas tout à fait dans son tort; peut-être notre manière de prononcer l’allemand d’Appenweier avait fait pour lui Freudenstadt. Nous admîmes cette raison.

«Descendus à une auberge d’assez bonne apparence, tandis qu’on prépare notre dîner, pour donner aux fourneaux le temps de s’allumer nous allons faire un tour dans la ville. Tout le commerce de Freudenstadt m’a paru se résumer dans la fabrication de la verrerie, des chapeaux de paille, des boîtes à musique et des horloges de bois.

«Quand nous rentrâmes à l’hôtel, notre dîner était servi. Il se composait de jambon froid, de saucisson froid, d’une salade avec assaisonnement d’œufs durs, et d’une tarte froide, aux pommes de terre froides. Nous aurions pu nous dispenser de sortir pour donner à l’hôtelier le temps d’allumer ses fourneaux.

«Rendons toutefois justice à ce dernier; si sa table était modeste, ses prix furent modérés. Chacun de nous acquitta son écot moyennant quelques kreutzers, une valeur de soixante à soixante-quinze centimes, et quand nous prîmes congé, en laissant un demi-florin pour le garçon, celui-ci exécuta à notre bénéfice une pantomime de surprise, de joie et d’attendrissement, qui à coup sûr dépassait de beaucoup la valeur du pourboire et même celle du dîner.

«De nouveau nous voilà en route, ne prenant cette fois pour guide que le hasard, car dans la ville, comme chez notre hôte, nous n’avions pu découvrir un seul individu parlant le français, cette langue universelle, à ce qu’on prétend.

«Du reste, notre essai de vie nomade et aventureuse ne nous déplaisait pas. Le croiras-tu, philosophe? ton ami Augustin était peut-être le plus enchanté de tous. J’avais oublié Paris, Marly, toi-même! Ces longues heures passées en plein air, au milieu de sites tour à tour sublimes ou gracieux, me ravissaient. La forêt Noire est loin de présenter ces tableaux sombres et terribles que son nom et sa vieille réputation font tout d’abord supposer à l’homme qui vit obstinément claquemuré dans un laboratoire de chimie, ou qui jamais n’a franchi la banlieue parisienne. Si le Schwarzwald offre de hautes montagnes au front chauve et couronné de neiges, des torrents tapageurs, des aspects sauvages et échevelés, c’est par coquetterie d’arrangement et pour mieux faire ressortir la gracieuseté de ses jeunes taillis, de ses plaines riantes, de ses fraîches vallées bocagères toutes parsemées de fleurs et de jolis cours d’eau. Les montagnes ne sont ici que les solides murailles enclosant mille ravissants jardins, en pleine floraison. Ah! je n’herborise que sur ma fenêtre! vous l’avez dit, monsieur! Viens donc me voir, le bâton ferré à la main, escaladant les pentes abruptes pour recueillir sur le rocher quelque beau saxifrage, ou le rosage, dont on croyait les Alpes seules en possession, et suis-moi si tu l’oses!

«Ne crois pas que chez moi le botaniste prenne seul sa part de la fête; le poëte et le dessinateur se font la leur aussi. Le long de notre route, que de points de vue enivrants pour l’œil, que de rencontres charmantes ou grotesques! Tantôt, loin de tout séjour habité, au milieu d’un massif de sapins, nous entendons tout à coup sonner l’heure; c’est un marchand d’horloges de bois: une horloge pend sur sa poitrine, dix autres sur son dos; il en a deux sous chaque bras; en passant devant notre escouade, il fait tinter ses sonneries pour nous mettre en goût d’horloges; nous ne nous soucions même pas de prendre de ses heures, quoiqu’il en ait de très-variées. Tantôt c’est une belle jeune femme qui traverse la route, les yeux baissés, en parfilant une touffe de petits brins de paille. Dans ce pays les femmes filent la paille tout aussi bien que le lin ou le chanvre. Au détour de la route, voici de gaies et robustes villageoises à cheval; elles vont rejoindre la noce qu’on entend s’agiter sous les grands arbres au bruit du violon. Que de contrastes, que de surprises en traversant les villages ou les bois! Autour d’un lavoir une douzaine de figures blondes et rieuses saluent notre présence en agitant leurs battoirs; les hommes soulèvent devant nous leurs immenses chapeaux ornés de pompons rouges; puis les chansons des jeunes filles, celles des oiseaux, le clapotage des petites rivières entre les rochers, le tic tac des moulins, le bruit même de la cognée au sein de la forêt profonde, celui de la chute retentissante de l’arbre, le grincement de la scierie voisine, pour laquelle l’arbre avait crû, pour laquelle travaillait le bûcheron.... Écoutons! dans l’épaisseur de la sapinière un coup de feu retentit sourdement; une ombre s’allonge au loin, dessinant la silhouette d’un saint Jean à l’agneau: c’est un braconnier qui fuit un chevreuil sur l’épaule. Tous ces bruits, tous ces tableaux successifs et variés nous réjouissent; nous prenons joyeusement notre soi-disant mésaventure. La vallée qui nous a conduits à Freudenstadt, nous l’avons surnommée la vallée de l’Égarement; elle se prolonge devant nous et sans cesse et toujours, mais charmante, mais pittoresque, et nous adressons des remercîments à Athanase, la cause première de nos déviations topographiques, même à notre batelier-guide qui nous a si mal guidés; nous sommes ravis de notre déroute, de notre voyage au hasard, et plus d’une fois nos rires bruyants se sont mêlés à ceux des lavandières, aux chants des jeunes filles, au fracas des torrents, aussi bien qu’au bêlement des troupeaux.

«Hier, le soleil commençant à décliner vers l’horizon, nous avons planté notre pavillon de nuit dans un village.... De ce village, je ne te dirai point le nom; il est resté un secret pour nous. A partir de Freudenstadt, les communes cessent d’apposer leur extrait de baptême sur leurs murs; il n’est pas d’usage non plus que chaque localité municipale ait son auberge. On cherche son gîte où l’on peut. Nous nous mîmes donc en devoir d’en appeler à l’hospitalité privée.

«J’avais été nommé fourrier de la troupe, bien malgré moi; ces messieurs daignent m’accorder un geste expressif et suppléant facilement à la parole; d’ailleurs, disaient-ils, devant mon air honnête et rassis, les portes devaient s’ouvrir d’elles-mêmes. Le mot rassis t’aurait réjoui, mécréant!

«La soirée était fraîche; les rues étaient désertes; dans la première maison où je m’adresse, je tombe au milieu d’un troupeau de femmes et d’enfants, réunis autour du foyer sous la présidence d’un bonhomme fumant sa pipe. C’était un tableau, ce n’était pas un gîte. Le moyen de proposer à ces femmes, jeunes pour la plupart, de loger à la nuit huit hommes, jeunes aussi, pour la plupart? Antoine, tu le vois, je te fais des concessions!

«Je me disposais à battre en retraite; mais tous les cœurs ont l’instinct de l’hospitalité dans les pays sans auberges; le bonhomme se lève et m’indique, à quelques pas de son logis, une scierie où, me dit-il, je trouverai facilement à me loger moi et mes compagnons. J’ai la ferme confiance que ce sont là ses paroles exactes, quoiqu’elles aient été articulées dans l’allemand le plus volubile, le plus saxatile, le plus guttural, le plus croassant que de ma vie j’aie entendu.

«A la scierie, dans une chambre du rez-de-chaussée, je trouvai deux hommes d’assez bonne mine jouant une partie de dames sur une simple planche soutenue par quatre rondins et fraîchement échappée aux dents de la longue scie.

«C’est sur cette table, digne des âges bibliques, que je t’écris en ce moment, cher Antoine. Nos hôtes n’ont pas mis à notre disposition huit lits ornés de leurs courtines et baldaquins, mais bien huit matelas sur une épaisse litière de foin. Pour des voyageurs déjà endurcis cela est plus que suffisant. Quant au menu du souper, voir la carte du dîner pris à Freudenstadt: jambon, saucisson, etc.; seulement la tarte aux pommes de terre froides fut remplacée par des pommes de terre chaudes, cuites à l’eau et servies au gros sel. Nous les mangeâmes à l’anglaise, en guise de pain. Le pain ici est rempli de son, peut-être de sciure de bois, vu la localité. Eh bien, sans les pommes de terre je m’en serais accommodé.

«Antoine, ton ami est devenu un Spartiate.

«Au village de ***, forêt Noire,... mai.

«J’ai tant vécu depuis quelques jours que je ne sais plus même la date du mois.»

A cette lettre adressée à mon excellent ami Antoine Minorel, je crois devoir ajouter un complément indispensable.

Tout ce que je lui raconte touchant nos accidents de route, notre gaieté, notre entrain, nos bons rapports de compagnon à compagnon, est exactement vrai, beaucoup plus vrai, beaucoup plus exact que l’apparition des ours sur la Hornisgrinde et ma prétendue admiration pour cette affreuse grenouillère du lac des Fées. J’usais avec lui du droit d’un voyageur poëte qui ne veut pas s’être détourné de sa route et avoir manqué le chemin de fer pour visiter une mare.

Durant nos marches comme durant nos haltes, j’avais observé les différents types composant notre petite escouade nomade. Il est utile, je pense, de les faire connaître.

Parmi les plus agiles, les plus infatigables et surtout les plus altérés d’entre nous, l’orphéoniste tenait le premier rang. Toujours en mouvement, toujours allant, venant, il était l’éclaireur de la troupe dont j’étais le fourrier. Traversions-nous un hameau, passions-nous devant une chaumière sans nous y arrêter, il semblait qu’une trappe se fût ouverte sous ses pas; il disparaissait tout à coup sans qu’on pût se douter de ce qu’il était devenu. Il avait trouvé moyen d’y boire son pot de bière et son verre de kirsch; quand nous le cherchions derrière nous, il était en avant, à une portée de fusil; nous l’apercevions sortant de quelque taillis et venant à notre rencontre.

Ma curiosité naturelle se portait beaucoup plus volontiers du côté de Baldaboche. J’essayai de le surprendre avec son client en voie de médication merveilleuse. J’échouai dans ma tentative, l’accident de la veille ayant nécessité pour l’intéressant La Fléchelle un régime purement d’abstention. Il n’absorbait plus la séve des arbres; à peine s’il lui était permis de respirer le parfum des fleurs. Ses forces étaient revenues cependant, ainsi que sa malice, cette dernière toujours à mes dépens. Pour entretenir le tout en bon état, il suffisait au grand docteur d’un imperceptible globule de je ne sais quoi avec une verrée d’eau fraîche par-dessus.

Les charlatans répondent à un besoin de l’humanité; ils sont pour les classes aisées de la société ce que sont les sorciers pour le peuple. L’occasion m’était offerte d’étudier de près un de ces hommes audacieux qui usurpent parmi nous le droit divin de faire des prodiges. Ne pouvant le voir à l’œuvre, je m’appliquai du moins à prendre mesure de son intelligence. Athanase, et même La Fléchelle, gens instruits tous deux, ne pouvaient s’être laissé duper par un charlatan vulgaire. J’eus une longue conversation intime avec Baldaboche touchant son système. Je m’attendais à trouver sous son écorce glaciale, sous son apparence de calme bonhomie, un esprit subtil, alerte, quelques traits grandioses des Mesmer et des Cagliostro. Désillusion!

L’homœopathe administrait son esprit, tout ainsi que ses drogues, par doses infinitésimales, mélangées dans des masses d’eau froide. Pas une base discutable à ses principes absurdes, de grands mots inintelligibles, du verbiage sans portée, voilà tout.

Réfléchissant à part moi aux faiblesses de l’humanité, me rappelant que le divin Socrate croyait à son démon familier, que quantité de grands hommes, nos contemporains, membres de l’Institut de France ou de la Société royale de Londres, font tourner des tables ou évoquent les esprits frappeurs, il me revenait en mémoire un mot terrible de mon ami Antoine Minorel.

Un jour, j’invoquais en faveur de la thèse que je soutenais contre lui l’assentiment général du genre humain:

«Le genre humain est un imbécile!» me répliqua mon farouche misanthrope, et il essaya de me le démontrer. «La raison est une, la vérité est une, me dit-il, et toutes deux se confondent pour former cette unité qui ne peut ni varier ni s’étendre. Les erreurs, au contraire, les folies de toutes sortes sont multiples; elles se croisent et se fécondent entre elles; elles ont enfanté des armées innombrables d’autres folies, d’autres erreurs qui aujourd’hui envahissent toute la terre habitable. Voilà pourquoi la sottise y règne universellement et despotiquement. Comprends-tu?»

Le savant casuiste Schupp, au dire d’Henri Heine, est allé plus loin qu’Antoine: «Il y a dans le monde plus de sots que d’individus,» a-t-il osé avancer. Évidemment ce sont là des exagérations. Non, Antoine, non, monsieur Schupp, les hommes ne sont pas.... Mais où vais-je m’embarquer dans ces hautes idées philosophiques à propos d’un Baldaboche? Je me résume: Dieu vous garde des charlatans, mes frères, et un peu aussi des philosophes!

Ma conversation avec l’homœopathe avait produit sur moi l’effet d’une aspersion réfrigérante; pour me réchauffer je me rapprochai de Brascassin.

Parmi les individus marchant de compagnie (j’ai eu souvent occasion de le remarquer sur nos boulevards parisiens), il en est toujours un autour duquel les autres convergent: c’est le pivot du groupe. Si l’on marche de front en se donnant le bras, croché des deux côtés, il forme le point médian de la bande; s’éparpille-t-on pour jouir de la liberté de ses mouvements, c’est pour se mouvoir encore dans son orbite: il est le centre de gravité de ce petit monde. Le rôle de pivot, de point médian, de centre de gravité, Brascassin le jouait par rapport à nous.

A diverses reprises déjà, Brascassin, de lui-même, m’avait offert son bras durant la marche; nos bonnes relations se consolidaient de plus en plus, mais il m’avait été impossible d’avoir avec lui un entretien confidentiel, tant ses satellites ordinaires, Athanase, La Fléchelle et les deux Épernay semblaient régler leurs mouvements sur les siens. Cette fois, je fus plus heureux. Ces messieurs s’étaient arrêtés en route pour causer avec un écho, le seul être du pays qui pût articuler un mot de français: l’orphéoniste fouillait les taillis, Baldaboche bayait aux corneilles et restait immobile là où je l’avais laissé; le moment était favorable; je le mis à profit.

J’entretins d’abord Brascassin des propos invraisemblables débités sur son compte par les beaux esprits de la maison Lebel; il ne fit qu’en rire.

«Il y a quelque chose de vrai dans tout cela, dit-il; mais on se modifie avec l’âge; aujourd’hui, je ne suis pas plus un démagogue que je ne suis un proscrit.

—Ils prétendaient aussi, ajoutai-je, que vous n’êtes pas un étranger pour Thérèse.

—Je l’espère bien!

—Que, pour son établissement, vous avez avancé les fonds nécessaires.

—Une partie, oui, en effet.... A six pour cent, c’est le taux du commerce. D’ailleurs, ce petit service m’a valu la clientèle de la maison, et j’étais garanti de mes avances par le bonhomme Ferrière. Puisque ces honnêtes messieurs voient en moi un spéculateur, ne faisais-je point là une bonne spéculation?»

Le ton avec lequel il débita sa phrase m’avait décidément convaincu qu’il n’avait jamais été à Thérèse que son marchand de vin de Champagne.

«Eh bien! repris-je assez gaiement, ne donnant plus à cette affaire que l’importance d’un bavardage de petite ville, le croiriez-vous? Ils m’ont affirmé à moi-même que Thérèse était....»

Je restai court sur ce mot. Brascassin venait de me saisir le bras avec une sorte de violence.

«Qu’ont-ils affirmé? me dit-il; et sa voix tremblait, son front avait pâli. Ont-ils osé articuler un mot contre son honneur?

—Non.... mais.... balbutiai-je un peu interdit.

—Qu’ont-ils dit?

—Rien!

—Nommez ceux-là qui ont tenu ce propos infâme!»

Je me redressai d’un air digne; je le déclare, j’étais désolé de la tournure que venait de prendre cet entretien confidentiel, après lequel j’aspirais depuis la veille.

Par bonheur, nos causeurs en avaient fini avec l’écho et Baldaboche avec les corneilles. Le soir, à notre entrée au village de ***, le léger nuage momentanément élevé entre Brascassin et moi était dissipé.

Le lendemain, dès le jour naissant, les machines de la scierie, mises en jeu par le courant de la petite rivière, ébranlèrent la maison, firent trembler notre chambre et sautiller les huit matelas sur lesquels nous dormions encore d’un profond sommeil. Elles sonnaient la Diane pour nous.

Quand nous voulûmes régler avec nos hôtes, ceux-ci prirent une attitude de gens offensés. Un jeune garçon et une jeune fille, de leur service intime, s’étaient particulièrement occupés de nous; comme bonne main, nous leur offrîmes à chacun deux florins, qu’ils refusèrent avec non moins de fierté que les maîtres du logis. Jugeant à leur désintéressement parfait qu’ils étaient les propres enfants des deux frères, le cousin et la cousine, et les supposant avec quelque raison tendrement épris l’un de l’autre, nous leur souhaitâmes un heureux et prochain mariage.

Ce souhait bienveillant fut tout ce que nous coûta leur hospitalité.

Je le répète, on voyage à peu de frais dans la forêt Noire.


V

La commission du Dictionnaire. — Discours d’ouverture du secrétaire perpétuel. — Wurzbach, son maître d’école et son pasteur. — Vacherie de la Croix. — Coricoco. — Histoire singulière de Maria et de son fiancé. — Arrivée imprévue à Wildbad. — Où je me retrouve. — Départ pour Paris.

A mesure que la route s’allongeait devant nous, tous nous comprenions la nécessité urgente de nous guider d’après des renseignements plus sûrs que ceux fournis par nos seules inspirations. Il était temps de nous mettre en communication orale avec les habitants des villages que nous traversions, même avec les passants que nous ne pouvions aborder que du chapeau.

Nous décidâmes de réunir par ordre alphabétique tout ce que chacun de nous possédait de la langue allemande, pour en former un vocabulaire à notre usage. La science éparse ne sert qu’à l’amusement de quelques-uns; réunie en faisceau elle s’empare du monde.

Une légère brume du matin commençait à tomber. A deux cents pas de nous, un groupe de magnifiques châtaigniers dessinait une vaste salle de verdure; l’orphéoniste, courant toujours en avant, s’y était déjà installé. C’était un abri; la commission du Dictionnaire s’y assembla.

Je fournis mon album et mon crayon pour les notes; La Fléchelle, soupçonné de quelque teinture des langues du Nord, nommé secrétaire, secrétaire perpétuel, fut le Villemain de notre académie improvisée. Sous forme de discours d’ouverture, quand nous eûmes pris place, il nous adressa ces mots, du meilleur augure, qui nous étonnèrent et nous charmèrent tout d’abord:

«Meine Herren,

«Guten Morgen; wie befinden Sie sich? Ich befinde mich wohl, Gott sei Dank. Haben Sie die zeitung nicht gelesen? ich bin es zufrieden; wie viel Uhr ist es?»

La traduction qu’il nous en donna immédiatement refroidit quelque peu notre enthousiasme.

«Messieurs,

«Bonjour, comment vous portez-vous? Je me porte bien, Dieu merci; avez-vous lu le journal? Je le veux bien; quelle heure est-il?»

C’est tout ce qu’il avait retenu de ses dialogues allemands.

Ceci me rappela que, à Carlsruhe, j’avais été tenté de faire emplette d’un petit livre du même genre. Je l’ouvris au hasard; j’y lus ces deux phrases significatives:

«Madame la comtesse est sur le lac avec son frère le chevalier; voulez-vous prendre une yole et aller la rejoindre? — Pourquoi n’avez-vous pas mis votre habit écarlate?»

N’ayant ni un habit écarlate à mettre, ni une yole à prendre, ni une comtesse à rejoindre, je fermai le petit livre aux dialogues et ne songeai plus à l’acheter.

Néanmoins, si on ne vota pas l’impression du discours d’ouverture de La Fléchelle, il nous fit espérer que notre secrétaire perpétuel était capable de coopérer utilement à l’œuvre.

A tour de rôle, chacun apporta son offrande.

Pour ma part, malgré mes quelques études commencées dans une voiture de louage, je ne pus fournir que les mots: wifyl? combien? — Schloss, château; — alt, vieux; — Gasthaus, hôtel; — Hirsch, cerf; — Ébernstein, sanglier de pierre; — Bach, ruisseau; — Berg, montagne. J’y ajoutai Trinkgeld, pourboire, que j’avais appris du garçon de bains de la Closerie des Lilas, et cette locution que j’avais vue inscrite sur un grand nombre de cours et de jardins: verbotener Eingang, entrée défendue. Mais franchement, avec des sangliers de pierre et des entrées défendues, nous ne pouvions guère espérer nous renseigner sur la route à suivre, ou voir s’ouvrir les portes devant nous.

Il en fut à peu près de même d’Athanase et des deux indigènes d’Épernay.

L’orphéoniste en savait plus long, mais sa prononciation nous parut défectueuse. C’était de l’allemand-suisse. Sous sa dictée, néanmoins, La Fléchelle eut à inscrire une trentaine de vocables, parmi lesquels nécessairement ne furent oubliés ni das Bier, la bière, ni Kirschenwasser, l’eau de cerises. Tel est le nom inoffensif et bénin du kirsch.

Baldaboche s’abstint sous le prétexte que l’allemand n’était que du hollandais pas pon.

Restait Brascassin. Il paraissait impossible que Brascassin, ayant des clients le long de toutes les routes du grand-duché et jusque dans les montagnes, ne pût correspondre avec eux que dans sa langue maternelle.

Jusque-là, pendant notre travail lexicographique, comme un bon prince, il s’était contenté de sourire à nos efforts, sans y prendre part aucune.

Son tour venu, il nous avoua savoir en effet quelques mots d’allemand, pouvoir même, au besoin, se faire comprendre dans cette langue pour les choses indispensables; mais le cri de victoire que nous allions pousser, il l’étouffa sous cette simple observation, c’est que les habitants de la forêt Noire ne parlent et n’entendent pas plus l’allemand que le hollandais ou le français; ils font usage, aujourd’hui encore, de l’ancienne langue des Allamanni, leurs ancêtres, lesquels ont pu imposer leur nom aux peuples de la Germanie, mais n’ont point réussi à leur imposer leur langage.

Nous restâmes atterrés devant cette déclaration.

Il ne restait plus à la commission qu’à mettre le mot finis à notre dictionnaire, lequel contenait alors cent soixante-sept mots français, avec la traduction allemande en regard et présentait trois pages de texte, sur deux colonnes, format grand in-octavo oblong.

Brascassin essaya de nous tirer du découragement où nous avait jetés sa révélation foudroyante.

«Nous ne savons pas l’allemand de ce pays, nous dit-il; mais dans le prochain village que nous allons rencontrer, j’en suis convaincu, le maître d’école, le curé, si c’est un village catholique, le ministre, si le village est protestant, entendent le latin. Parlons-leur latin; nous n’avons pas si bien oublié nos études classiques que nous ne puissions nous en tirer avec honneur.»

L’expédient fut trouvé on ne peut plus heureux par Athanase, La Fléchelle et les deux naturels d’Épernay; l’homœopathe sembla ne pas comprendre; moi, je me grattai l’oreille, et l’orphéoniste, à partir de ce moment, marcha toujours à une grande distance en avant.

Enfin, nous vîmes fumer des cheminées; dès les premières maisons, cette inscription tracée sur une porte entr’ouverte: Sinite parvulos venire ad me, «Laissez les petits enfants venir à moi,» nous dit que nous étions devant une école. Tout d’emblée, je fus désigné pour porter, en latin, la parole au magister. Je m’en excusai de mon mieux, alléguant que, comme le plus âgé de la bande, j’avais eu plus que les autres le temps d’oublier. L’excuse ne fut point admise. Durant la route, j’avais sottement fait devant eux un étalage de mon latin de botanique, cousin germain du latin de cuisine. Ils me prenaient pour un savant. Je n’osai les détromper.

Au surplus, je n’eus point regret de la visite devant le délicieux tableau qui s’offrit tout d’abord à mes yeux.

Dans une chambre du rez-de-chaussée, un bon vieillard, à la physionomie douce et paterne, se tenait assis au milieu d’une demi-douzaine de petits marmots, garçons ou filles. Toute l’école était sur les genoux du maître ou sur ses épaules. Dans ses mains pas un martinet, pas même un livre. Le livre, un abécédaire sans doute, tombé à terre, personne, élève ou professeur, ne semblait songer à le ramasser. Monsieur le magister, tout en riant, appliquait sur l’oreille d’un joli blondin sa grosse montre d’argent, dont le tic tac devait récompenser sa belle conduite, j’aime à le penser, et, pour entrer en partage de cette récompense, la bande entière des marmousets prenait d’assaut le bon vieux.

Le salve Domine adressé à celui-ci, j’essayai de lui débiter la phrase cicéronienne préparée à son intention. A ma satisfaction grande, il parut n’y pas comprendre un mot, et je me retirai convaincu que son institution universitaire tenait le milieu entre l’école primaire et la maison de sevrage.

Je rendais compte à ces messieurs du non-succès de ma mission en déplorant de n’avoir point eu affaire à un meilleur latiniste, lorsqu’une sorte de rumeur s’éleva au milieu du village; les femmes se mettaient sur le pas de leurs portes; les enfants abandonnaient leurs jeux pour se grouper autour d’un homme vêtu de noir.

«En avant! me dit tout bas La Fléchelle, c’est un ministre protestant; vous serez plus heureux cette fois. Il doit fièrement savoir le latin, celui-là!»

Heureusement Brascassin venait de l’aborder.

Du colloque qui s’ensuivit, et qui dura quelques minutes à peine, résultèrent pour nous de précieux renseignements. Nous avions tourné le dos à Strasbourg; nous étions au village de Wurzbach, entre la vallée de Lenz et celle du Negold. A notre droite s’élevait la petite ville de Calw, située à l’extrémité de la forêt Noire, du côté westphalien; à notre gauche, à deux heures de marche, Wildbad (le bain sauvage), d’où nous rejoindrions facilement une station du chemin de fer.

Il était au-dessus de ma portée de comprendre comment, avec la langue classique d’Horace et de Virgile, Brascassin et le ministre avaient pu entrer dans tous ces détails topographiques, surtout celui-ci parlant le latin avec la prononciation allemande, c’est-à-dire italienne, les dominous vobiscoum et les monstroum horrendoum, celui-là avec cette audacieuse prononciation française qui ne doute de rien.

Quoi qu’il en soit, ces bonnes nouvelles rassérénèrent l’esprit de la troupe, un peu troublé par notre course à travers cette longue vallée de l’Égarement, qui semblait ne point avoir de limite finale.

A une demi-heure de Wurzbach, nous retrouvâmes l’orphéoniste; la brume du matin s’était condensée en quelques gouttes de pluie. Nous pressions le pas, lorsqu’une averse formidable, tombant tout à coup, nous contraignit de chercher asile dans une maison solitaire, espèce de vacherie située près d’un petit lac, et qu’une grande croix noire signalait de loin. Là nous attendaient d’étranges aventures.

Cette fois, l’hospitalité que nous reçûmes ne fut ni souriante ni empressée.

Un vieillard et sa fille, les seuls gardiens du logis, nous virent arriver avec une sorte d’effroi. Ce vieillard avait l’air dur et presque farouche; sa fille portait sur le visage l’empreinte d’une morne tristesse. Nous attribuâmes leur réception à la difficulté pour eux de nous loger. En effet, vu la pluie, les vaches rentraient, et nous étions huit. C’était bien du monde pour si petite habitation.

Force nous fut cependant d’y attendre la fin de l’averse; mais l’averse redoublait; tous les nuages descendus des montagnes semblaient s’être donné rendez-vous au-dessus de nos têtes. Certain léger rhumatisme que j’avais ressenti le matin entre les épaules me faisait craindre la durée du mauvais temps. Il était midi; l’appétit commençait à nous talonner, et pas un signe de nos hôtes n’annonçait leur intention de nous venir en aide pour le calmer. A peine un regard nous avait-il invités à nous asseoir. Trempés, ruisselants, presque aussi mornes, presque aussi taciturnes que nos hôtes, nous nous tenions tous les huit sur une longue banquette de bois, alignés, pressés les uns contre les autres, semblables à une brochette de morfondus. Enfin, Brascassin se levant fit sonner sur la table un large écu de Brabant, et d’un air d’autorité, qui lui allait à merveille, il ordonna à la jeune fille, par un geste, de faire du feu et de nous servir à déjeuner. Elle ne bougea pas, et leva sur son père un regard plus craintif qu’interrogant. Sans plus bouger qu’elle, le père lui répondit par un hochement de tête affirmatif.

Courant au fournil, elle en rapporta un fagot, et bientôt tous les huit, rangés en demi-cercle, nous fîmes face au foyer.

Quelque serré que fût notre demi-cercle, cependant Maria (nous sûmes son nom plus tard) trouva moyen de le briser pour y introduire une poêle de fer qu’elle tenait par son long manche, et, agenouillée, elle guettait à travers nos jambes ce qui se passait sur le feu. Nous avions tous cru à quelque omelette colossale; c’était une affreuse bouillie d’avoine.

La bouillie d’avoine est la nourriture ordinaire des pauvres gens de la forêt Noire.

Une exclamation ou plutôt un gémissement traduisit notre pensée unanime. Comme pour nous rassurer, Maria nous montra un morceau de lard fumé appendu à la cheminée. Nous le décrochâmes. Il sentait le rance, il sentait l’évent.

Non, rien ne peut rendre le désappointement douloureux qui s’empara de nous. La pluie tombait toujours à flots. Nous étions pour la journée entière peut-être enfermés dans cette bicoque, où plus que partout ailleurs les moyens de communication par la parole nous étaient interdits. Nous ne pouvions parler latin ni à Maria ni à son père, et tous les mots de notre fameux vocabulaire y auraient passé en pure perte.

Une sorte de délire comique et furieux s’empare alors de chacun de nous. La Fléchelle veut des œufs à la coque; pour le faire comprendre par la mimique, il s’accroupit sur lui-même, prenant une posture de poule pondeuse, et criant: «Cocorico! coricoco! cocorico! cott! cott! codek!» Je n’ose dire ce que Maria lui apporta. Athanase désire des côtelettes de mouton; il bêle en même temps que son doigt dessine sur la table une côtelette fantastique; il frappe ensuite dessus, probablement pour l’attendrir. Épernay Ier fait de ses deux mains le mouvement de traire une vache et mugit doucement. Épernay II pêche à la ligne; vu le voisinage du lac, il voulait du poisson. L’orphéoniste, après avoir indiqué les cendres du foyer, désigne du doigt le nez rubicond de l’homœopathe, voulant faire entendre par là que, faute de mieux, il se contentera de pommes de terre. Celui-ci branlait la tête en murmurant à demi-voix: «Pas pien ici! pas pien ici!» Et moi, moi.... je pensais à mon rhumatisme, à Madeleine, ma cuisinière, et j’aurais voulu être à Marly, les pieds dans mes pantoufles, chaudement enveloppé de ma robe de chambre, devant un bon feu et un excellent dîner.

Au milieu de tous ces bruits, de ces démonstrations grotesques, le front de Maria s’était déridé; souriante, elle était assez jolie. Quant au père, adossé contre sa porte, les bras croisés, toujours immobile, rigide, il semblait trembler pour sa maison envahie par une bande de fous.

Brascassin ne s’était point associé à la pantomime générale; au geste préférant l’action, il avait visité le fournil, les armoires, et rapportait de ses explorations un nouveau fagot, un pain sombre et noir comme la figure de l’hôte, une panerée de pommes de terre, qui fit ouvrir de grands yeux à l’orphéoniste, et, en plus, une peau de lapin!

Je crus un instant qu’il méditait à notre intention une affreuse gibelotte de peau de lapin.

Le fagot, il le jeta dans le feu; les pommes de terre, il les mit sous les cendres; la peau de lapin, il la fit brandiller sous les yeux du maître. En remuant les cendres, il avait rencontré quelques débris de coquilles d’œufs; il les lui montra, et cette démonstration fut plus expressive que tous les cocorico et les cott, cott, codek de La Fléchelle. A l’appui de sa nouvelle demande il posa sur la table un nouvel écu.

Cette maison devait être pour nous une cause de ruine.

Le vieillard, après avoir empoché les deux pièces brabançonnes, endossa une épaisse redingote de feutre, se coiffa d’une casquette de renard à longue oreillette, maintint ses sabots par de solides guêtres de cuir, et ainsi caparaçonné, se lançant à travers la pluie battante, il alla aux provisions, je ne sais où.

Lui dehors, Maria sembla respirer plus à l’aise; elle devint alerte, agissante, retourna les pommes de terre dans la cendre, mit du gros sel à notre disposition, nous apporta plusieurs jattes de lait, quelques tasses ébréchées, nous montra le pain noir et disparut.

Je n’ai pas pour habitude de manger en attendant le repas. C’est là une méthode russe tout à fait antihygiénique. Je la frappe de ma réprobation.

Tandis que ces messieurs épluchaient leurs pommes de terre ou faisaient leur trempette de pain et de lait, je pensai à mes notes de voyage, forcément restées en retard vu l’activité de notre vie aventureuse. Notre provendier pouvait n’être de retour que dans une heure; il lui fallait ensuite le temps de préparer notre déjeuner; j’avais donc tout loisir pour me mettre au courant. Mais écrire, entouré de tant de monde, avec le calme indispensable dans tous les travaux de rédaction, cela était impossible. La Fléchelle n’aurait pas manqué de venir, par-dessus mon épaule, lire ce que j’écrivais. Me retirer dans une autre pièce?... Je n’en connaissais d’autres à ce rez-de-chaussée que celle occupée par les vaches.

Un petit escalier en bois se dressait à l’entrée du fournil. Ces messieurs, tout en fumant autour de l’âtre, venaient d’ouvrir une dissertation sur le mot pique-nique, à propos des deux écus avancés par Brascassin. Athanase soutenait que ce mot n’est pas français, La Fléchelle le faisait dériver du latin, Baldaboche du hollandais, l’orphéoniste du suisse. Sans s’inquiéter de l’origine du mot, Brascassin prétendait la chose de toute antiquité. A l’appui de son opinion, il citait Homère et ce passage du chant Ier de l’Odyssée, où la sage Minerve dit à Télémaque: «O mon fils, ce n’est point là un de ces repas fraternels pour les frais duquel des amis se sont associés.»

Pendant qu’ils discutaient, je franchissais à petit bruit les marches de l’escalier. Parvenu à l’extrémité, j’entendis sortir de cet étage supérieur un murmure confus. Je m’arrêtai coi; j’écoutai. Plusieurs voix s’interpellaient, se répondaient en sourdine; on chuchotait tout bas, mais à mots pressés. Que signifiait ce conciliabule?

Maria restait seule à la maison; l’hôte à la figure sinistre n’en était-il parti que pour aller chercher des complices rentrés avec lui par une issue secrète? Des idées de forêt Noire me passaient par la tête. Brascassin peut-être avait commis une imprudence en prodiguant avec trop de libéralité ses écus de Brabant. La maison était isolée, le pays désert, la pluie qui tombait devait pour le moment en éloigner tout secours possible.

Le bruit d’un baiser vint me rassurer. Messieurs les brigands ne passent guère leur temps à s’embrasser, je le suppose. L’audace me revint. Je poussai doucement la porte et passai la tête par l’ouverture.

Maria, le front appuyé sur l’épaule d’un grand garçon en manches de chemise, lui enlaçait le cou de ses bras, et lui, en poussant de gros soupirs, restait fixe et immobile, comme une statue de pierre.... qui aurait soupiré.

Ils m’aperçurent alors, et, avec un cri, le garçon s’élança vers une échelle communiquant à un second grenier. Maria le suivit d’abord, puis s’arrêta, redescendit, et se jetant à mes pieds, elle se mit à pleurer à sanglots, en m’adressant une apostrophe véhémente, sans doute dans le langage des Allamanni. Sans doute aussi elle me suppliait de ne rien dire à son père de la découverte que je venais de faire. En étais-je capable?

Élevant de plus en plus la voix, comme si j’en pouvais mieux comprendre son affreux jargon, elle me montra l’endroit où s’était réfugié le jeune homme, puis, à travers la lucarne du grenier, la direction prise par son père; puis, elle pleura, sanglota de nouveau. Je m’apitoyai sur elle: l’expression de ma figure devait le lui faire assez comprendre. Au moyen d’une pantomime pleine de points d’interrogation, je lui demandai quel obstacle s’élevait entre elle et ce jeune homme, qu’elle avait l’imprudence de recevoir à l’insu de son père.

Dans la paume de sa main gauche, faisant glisser son pouce droit sur son index, elle me donna facilement à entendre qu’une affaire d’argent s’était jetée à la traverse de leur amour; le jeune homme était pauvre, et notre hôte, le vacher, refusait de consentir à leur mariage, à moins de l’apport d’une certaine somme.

La douleur de Maria, l’abandon avec lequel elle venait de me conter son histoire, me touchaient plus que je ne puis dire. Je m’expliquais maintenant pourquoi dans cette misérable chaumière le malheur semblait avoir appliqué sa griffe aussi bien sur le visage du père que sur celui de la fille. Tous deux vivaient dans une lutte incessante, elle au nom de son amour, lui au nom de son avarice, peut-être de sa prudence.

Tandis que j’essayais de calmer la pauvre fille, je vis trois figures étonnées apparaître à la fois devant la porte du grenier: c’étaient celles de Brascassin, d’Athanase et de l’homœopathe. Les autres suivaient. Ils s’étaient aperçus de mon absence, avaient entendu des sanglots et s’étaient demandé qui je faisais pleurer là-haut.

Je les mis au courant de l’histoire. Brascassin, l’homme du fait, toujours à l’aide d’un mouvement du pouce et en lui montrant un florin, questionna Maria sur la valeur de la dot exigée. Dix fois elle étendit les cinq doigts de sa main. Il s’agissait d’une somme de cinquante florins (107 fr. 50 c.). Ce n’était pas une dot de prince; un notaire de Paris ne s’en fût même pas contenté, peut-être; mais les vachers de la forêt Noire sont moins exigeants sur cet article.

Sans hésiter, Brascassin ouvrit aussitôt une souscription et déclara s’inscrire en tête pour la somme de quinze florins. Je suivis son exemple. Athanase, La Fléchelle et les deux Épernay complétèrent le reste. L’orphéoniste et Baldaboche s’abstinrent. Ils étaient dans leur droit. Cette fois, il ne s’agissait point d’un pique-nique. Ils payèrent leur écot comme nous l’avions tous payé le matin même à la scierie de ***; ils firent des vœux pour le bonheur des futurs époux, du moins j’aime à le croire.

Maria, folle de joie, pleurait encore, mais en nous baisant les mains, en nous prodiguant, j’en suis convaincu, les épithètes les plus douces de la langue des Allamanni.

Au même instant, comme si le ciel nous tenait compte de notre bonne œuvre, le soleil reparut et avec lui notre provendier. Nous l’aperçûmes à travers la lucarne, pressant sa marche, un lourd panier au bras.

Je le certifie, la scène qui suivit fut une des plus émouvantes dont de ma vie j’aie été témoin. Maria aborda son père avec ce sourire qui ne lui était né que depuis quelques minutes; elle lui montra les florins qu’elle tira à poignées de sa poche. Le bonhomme sembla stupéfait d’abord. L’explication eut lieu. Il nous fit un grand salut, tête découverte, et sur sa figure désassombrie un éclair brilla. La jeune fille appela alors son fiancé, qui, dans l’attente du dénoûment, se tenait caché dans le fournil. Il parut, craintif encore. Le père lui dit un mot, et l’amoureux tomba à ses genoux ainsi que Maria.

Devant ce tableau touchant, tous nous sentîmes notre paupière s’humecter, à l’exception de Baldaboche et de l’orphéoniste. Ils n’avaient point payé pour cela.

Malheureusement, l’histoire ne devait pas se terminer ainsi.

L’appétit calmé, le cœur épanoui d’avoir fait des heureux sur notre passage, comblés des bénédictions du père, de la fille et de l’amant, nous nous étions remis en route.

Une heure plus tard, comme nous approchions de Wildbad, pour nous y préparer une entrée convenable, nous gagnâmes un grand chalet-gasthaus placé à la droite de la route, où l’on nous brossa, où l’on nous étrilla des pieds à la tête.

Nous étions occupés de ces soins, quand le ïou pati, ïou pata, exécuté avec tant de succès dans le festival d’Aller-Heiligen, se fit entendre, entonné à grand chœur par une douzaine de voix. C’étaient des orphéonistes qui, après la visite aux cascades, s’étaient enfoncés dans le Schwarzwald; ils avaient touché à Fribourg et marché ensuite dans nos pas à partir de Wurzbach. Comme nous encore, et un instant après nous, ils s’étaient arrêtés à la vacherie de la Croix, sur les bords du lac Hohloh. Plus heureux que nous, ils avaient pu lier conversation avec Maria, un de leurs compagnons de voyage, garçon tailleur à Paris, étant né dans la forêt Noire et parlant couramment la langue des Allamanni.

«Eh bien, dit celui-ci en nous abordant, il paraît que vous avez joliment fait les choses avec le père Schawrobh; aussi la petite servante priera Dieu pour vous, vous pouvez être tranquilles!»

Ce mot servante nous fit dresser l’oreille.

«Comment, si Maria n’est que sa servante, le bonhomme s’opposait-il à son mariage avec son prétendu? demandai-je.

—Il n’est question ici de mariage ni de prétendu, nous répliqua l’Allamann, et vous avez bien facilement délié la bourse sans savoir de quoi il s’agissait! Voici l’affaire en deux mots. Andrecht, le garçon d’étable du vieux, n’est pas l’amoureux de Maria; il est son frère. Père Schawrobh, le vacher, un grippe-sou s’il en fut, avait chargé Andrecht de porter une somme de cinquante florins à Gernsbach, où il avait un intérêt sur un train de bois alors dévalant vers le Rhin. Andrecht joua l’argent, à ce qu’il paraît, ou le cacha sous une pierre, et dit l’avoir égaré en route. Il perdit sa place et n’en trouva pas une autre. Schawrobh garda la sœur à son service, mais à la condition de ne lui donner d’autres gages, pendant dix ans, qu’une jupe et un bonnet à Pâques. Maintenant, comprenez-vous l’histoire?»

Un rire général, auquel je ne pris nullement part, lui prouva qu’il était compris.

Honteux, contrit, irrité contre moi-même d’avoir entraîné mes compagnons dans une souscription ouverte au bénéfice d’un voleur, j’offris de restituer à ces messieurs leur déboursé. Ils s’y refusèrent. L’orphéoniste, comme arrangement, émit cette opinion qu’il serait peut-être juste que je supportasse seul nos frais de route du Hirsch à Wildbad. Cette proposition, émanant de lui, excita un nouveau rire, auquel je m’associai franchement cette fois.

Je ne dirai rien de Wildbad, sinon que la rivière de Lenz partage la ville en deux. C’est à peu près tout ce que j’y ai observé.

Moi, l’ennemi juré des chemins de fer, j’espérais, je ne sais pourquoi, y en trouver un, qui me conduirait directement à Strasbourg. En fait de moyen locomotif, il n’existe à Wildbad qu’une voiture publique, laquelle, tous les deux jours, se dirige sur Bade.

Retourner à Bade, que j’avais quitté quatre jours auparavant avec l’intention formelle de rentrer en France, me semblait dur. Le sort nous favorisait sur trois points cependant: 1o nous arrivions le jour du départ de la voiture; 2o à l’heure de son départ; 3o il y avait place pour nous tous.

Brascassin seul nous fit défaut. Il avait quelques affaires à conclure ou à régler à Wildbad. Il voulait mettre à profit son séjour inattendu dans cette ville. Nous nous séparâmes l’un de l’autre avec un regret mutuel, je le crois, et en échangeant nos cartes, et en réitérant les poignées de main. Il me promit de venir vers l’automne me voir à Marly-le-Roi.

Pourquoi avec certains hommes l’amitié nous vient-elle si vite au cœur? Il me semblait que, après Antoine Minorel, Brascassin était mon meilleur ami.

Pourquoi, des divers arbrisseaux que j’ai fait planter dans mon jardin, le dernier mis en place est-il aujourd’hui le plus élevé et le plus vigoureux? Comme l’arbrisseau, l’amitié pousse vite quand le terrain est à sa convenance.

La route de Wildbad à Bade-Baden est, dit-on, charmante. Je me dispenserai de la décrire, n’ayant fait qu’un somme depuis le départ jusqu’à l’arrivée.

Bien résolu à ne point m’arrêter un instant à Bade, même pour y voir Junius, je pris congé de mes compagnons de voyage. Tous, préoccupés de leur installation, du choix d’un hôtel, des renseignements à prendre, me regardèrent à peine; une seule main se tendit vers moi, celle d’Athanase.

Ainsi va le monde, à ce qu’il paraît. On se rencontre sur la route; quelque temps on marche ensemble du même pas et du même cœur; on croit à une liaison qui se continuera. Le moment venu, comme une bande d’oiseaux effarouchés, chacun tire de son côté sans un regard d’adieu adressé à ses anciens compagnons. Quelque peu mortifié, je courus vers le petit chemin de fer qui de Bade devait me conduire à la station d’Oos. Je n’eus que le temps d’y prendre place; il partait.

Enfin, j’étais en route!


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