Le crime et la débauche à Paris; Le divorce
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Title: Le crime et la débauche à Paris; Le divorce
Author: Charles Desmaze
Release date: January 20, 2016 [eBook #50974]
Most recently updated: October 22, 2024
Language: French
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LE CRIME
ET LA
DÉBAUCHE A PARIS
LE DIVORCE
OUVRAGES DE M. CHARLES DESMAZE
Conseiller en la Cour de Paris, officier de la Légion d'honneur,
Correspondant de l'Académie royale de Bruxelles
et de plusieurs sociétés savantes de France, officier d'Académie (1845-1881)
L'université de Paris.
Le Parlement de Paris.
Le Châtelet.
Les Pénalités anciennes (supplices et prisons).
Les Curiosités des anciennes justices, d'après les manuscrits.
Des Contraventions a Londres.
Le Formulaire des magistrats.
Communes et Royauté.
La Sainte-Chapelle.
Le Bailliage du Palais-Royal.
Les Métiers de Paris.
L'Abbaye d'Isle de Saint-Quentin.
Le Suicide.
La Picardie, étudiée d'après les manuscrits.
Le Musée du peintre de La Tour, a Saint-Quentin.
Bauchant (bibliophile Saint-Quentinois, quatorzième siècle).
Ramus (philosophe Picard, seizième siècle).
Histoire de la médecine légale, d'après les arrêts criminels.
Les Aliénés (proposition Gambetta et Magnin).
SOUS PRESSE:
La Magistrature française.—Les premiers présidents de la cour de Paris.
Paris.—Imp. E. Capiomont et V. Renault, rue des Poitevins, 6.
LE CRIME
ET LA
DÉBAUCHE A PARIS
LE DIVORCE
PAR
Charles DESMAZE
Sunt scelus et libido nostri farrago libelli.
(Juvénal, sat. 1.)
PARIS
G. CHARPENTIER, ÉDITEUR
13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 13
1881
Tous droits réservés.
PRÉFACE
Caveant consules ne quid detrimenti
Respublica capiat.ne quid detrimenti
Les meurtriers, les voleurs, les filles, vivent dans une compagnie étroite et nécessaire—disait l'accusé Humbert, en 1878, devant la Cour d'assises de la Seine.
C'est cette coupable et dangereuse association, qu'il importe de briser, au plus vite, en soumettant à une loi commune, celle du travail honnête, et bien rétribué, les filles[1] tombées, en éloignant d'elles tous les repris de justice, qui les tiennent sous leur joug terrifiant.
Elles leur indiquent les crimes à commettre, en recèlent, en dissipent les produits, vivent d'une existence d'agitation, d'émotion, de luxe et de misère, d'où il ne leur est plus permis de se retirer.
La ligue du mal est formidablement organisée, elle a ses chefs jeunes, résolus, actifs, déterminés, partout obéis; elle a ses asiles, ses réunions, ses clubs silencieux, sa livrée sur sa casquette d'uniforme, son argot multiple, variable, fécond; les filles nourrissent leurs amants, en liberté comme en prison, entourées qu'elles sont d'une surveillance active et occulte2.
Dans notre société Française, la condition des femmes est douloureuse à étudier. L'exemple du luxe, la coquetterie, la convoitise, les lectures, les romans malsains, les danses voluptueuses, sont autant de pentes, qui conduisent rapidement au désordre, à la débauche3. Une fois séduite (souvent sous les yeux, parfois avec la complicité de ses parents), la jeune fille, vite abandonnée par son capricieux amant, tombe, de chute en chute, au fond de l'abîme. D'abord l'hôpital, quelquefois la prison, deviennent les étapes nécessaires et fatales, par lesquelles marchent toutes ces malheureuses, auxquelles a manqué une direction morale, ferme, éclairée.
Un joli visage est, pour l'enfant du peuple, un funeste et dangereux présent. Des loups ravisseurs, cherchent à dévorer cette victime, si pure, mais si frêle, si isolée. De quelque côté qu'elle tourne ses pas et ses regards, le péril est partout.
On lui souffle à l'oreille des paroles mystérieuses et brûlantes, on lui montre à l'horizon, des mirages décevants. Malheur si elle hésite; elle est perdue, perdue à toujours, elle est devenue le jouet, la chose, qu'une main invisible fait marcher, sans repos, sans trêve! Ainsi qu'Ophélia, par le fleuve entraînée, elle mourra, après avoir cueilli quelques fleurs, sur la rive. Oh! c'est un long et douloureux martyrologe, dont chaque année voit grossir le chiffre.
A Paris même, nous vivons encore aujourd'hui (mai 1881), sans nous en douter, malgré tant de révolutions accomplies sous couleur de liberté et d'émancipation, sous le régime arbitraire du bon roi saint Louis. (Ordon. de décembre, 1244-1248-1256.) M. Vivien, l'austère ministre de la justice, l'ancien président du conseil d'État, me racontait qu'après la révolution de 1830, emprunté d'abord au barreau, féconde pépinière, par le parquet de la Cour royale d'Amiens, puis bientôt par la haute administration Parisienne, on lui avait, comme préfet de police, présenté à signer des ordres de détention, à Saint-Lazare, pour deux mois, sans jugement, contre des filles publiques, inculpées de contravention, d'après le procès-verbal d'un agent des mœurs.
Après avoir refusé d'abord de signer, M. Vivien, sur le vu des ordonnances des prévôts de Paris, remontant au treizième siècle, se décida à décerner les mandats demandés, lui le légiste, l'avocat, resté, toute sa vie, fidèle en théorie, aux idées de liberté individuelle.
Autrefois, la prostitution4 était limitée à certaines femmes, connues, inscrites, portant ceintures dorées, cantonnées en certains quartiers5, aujourd'hui, à Paris, elle se répand partout, peuple toutes les rues, revêt tous les costumes, dont elle règle la coupe et la mode6.
Jadis, la débauche se nombrait par un certain chiffre fixe, maintenant, elle se nomme légion, et ses rangs s'augmentent chaque jour, alimentés par les ateliers, les magasins et les théâtres, dans ce pêle-mêle des âges, des sexes, des ingénuités, des vices, on peut acheter toute vertu; il suffit d'y mettre le prix, en s'adressant aux maisons connues, mais non patentées, qui font ce commerce étendu, pour Paris, la France, les colonies et l'étranger. Exportation, commission, livraisons garanties franco, et fragile sur l'enveloppe.
Des comptoirs existent pour la traite des blanches, on les recrute sous prétexte d'emplois de lectrices, d'intendantes, dames de compagnie pour Londres, Saint-Pétersbourg ou ailleurs.
Ces lectrices, dames de compagnie, modistes, une fois arrivées on les exploite par l'installation coûteuse, dans un bar voisin, au prix de 15 fr. pour logement et nourriture. La place annoncée n'est plus vacante, il faut en subir une autre, que la misère et la honte imposent, car les fonds manquent à l'Ambassade française, pour opérer d'urgence le rapatriement7.
A Paris, les débauchés vont cueillir toutes leurs victimes dans les théâtres, bals, cafés-concerts, à la sortie des prisons, des hôpitaux, et les emmènent dans leurs demeures8.
La Justice réserve toutes ses indulgences, toutes ses pitiés, toutes ses immunités même, pour la mère qui étrangle son enfant, pour la femme qui tue son amant ou le blesse avec un revolver, qui défigure son séducteur ou sa rivale avec du vitriol. (Relire les procès de Marambot, réparant l'honneur de sa fille; de Marie Bière, châtiant, avec son arme, Gentien oublieux; madame de Tilly, inondant d'acide sulfurique les traits de celle à qui son mari la sacrifiait trop ouvertement)9.
On ne peut méconnaître que ces violences révèlent, en éclatant, l'inégalité criante qui existe, dans nos mœurs, entre l'homme et la femme, courbée sous des servitudes cruelles, contre lesquelles son âme et son corps brisés se révoltent parfois. Ces jours-là, le sexe appelé par antiphrase le sexe faible, se relève, se redresse pour frapper, et montre que si la femme a des devoirs plus austères que l'homme, elle peut revendiquer elle aussi les mêmes droits10. Cette thèse, Alexandre Dumas fils la veut soutenir avec sa plume, toujours éloquente, parce qu'elle trace des faits vrais, réels, humains, dans sa brochure inspirée par son cœur: les Femmes qui tuent et les Femmes qui votent.
Nous ne voulons pas ici (dans notre sphère plus modeste, forcément aussi plus humble), tenter de si hautes revendications. Au nom de la religion, qui précédant la loi humaine, et d'accord avec elle, a proclamé l'égalité des créatures humaines, il est bon que s'effacent des tortures arbitraires, capricieusement infligées sur un signe d'un agent obscur, et que des règlements législatifs (devant lesquels tous s'inclineront, dans un pays marchant toujours à la tête de la civilisation) interviennent enfin. Depuis bien longtemps, ils sont attendus, avec résignation et en silence, par des esclaves, des parias qui sont, elles aussi, mûres pour la liberté11.
LE CRIME A PARIS
I
LES MALFAITEURS ET L'ARMÉE DE L'ORDRE.
«Ainsi Abadie, vous déclarez que |
Il faut désormais modifier ainsi les vers de Santeuil, gravés au Châtelet en 1789:
Les criminels sont, à Paris, bien moins effrayés que les honnêtes gens qui, comme les autruches, se cachent la tête sous l'aile emplumée, pour ne plus voir venir le danger.
On ne veut pas constater qu'en 1878, 35754 arrestations sont opérées à Paris, 31158 pour délits, parmi lesquels 14550 vagabonds et 3553 mendiants12.
Dans une année, la prison de Saint-Lazare compte 2720 entrées, 1859 sorties. Dans le nombre figurent 232 jeunes filles. Sur 4881 femmes, arrêtées pour prostitution, 4719 sortent bientôt pour faire place à d'autres, les rangs sont pressés.
Les 1500 cellules, construites dans les prisons de la Seine, parfaitement tenues et chauffées, reçoivent des hôtes volontaires, qui s'y font renfermer, pour la saison d'hiver, dure au travailleur; ils sont libérés au printemps.
Environ 6000 individus, vagabonds, repris de justice s'éveillent à Paris, chaque matin, sans savoir comment ils vivront jusqu'au soir.
Jadis, à Paris, les bourgeois faisaient d'abord eux-mêmes le service, la police de la capitale, sous la surveillance du guet royal13, mais bientôt ces forces réunies ne suffirent plus, en face de l'audace toujours croissante des malfaiteurs. Les sergents du Châtelet, les archers14, les arbalétriers, les arquebusiers, la maréchaussée sont organisés sous la direction du prévôt du Châtelet, qui se met lui-même en campagne, pour arrêter les bandes de malfaiteurs et qui suit même les armées du roi. Le désordre commença le jour où les lois du 14 décembre 1789, 16 août 1790, conférèrent aux maires le droit et le devoir d'assurer la paix de la cité; la révolution était faite.
Après diverses transformations, plus ou moins heureuses, inspirées moins par l'expérience qu'imposées par des faits politiques, la sécurité de Paris, qui n'est pas, disait Charles-Quint, une ville, mais un monde, est aujourd'hui confiée sous la direction du préfet de police, à la garde républicaine (infanterie et cavalerie), à la gendarmerie mobile (admirable troupe, insuffisamment utilisée), aux gardiens de la paix, répartis dans les postes des divers arrondissements pour la police municipale et enfin aux brigades centrales, destinées à agir, sur les points divers et variables où, chaque jour, leur puissant concours est réclamé. Il convient d'y ajouter le régiment si utile des sapeurs-pompiers.
Les troupes de la garnison, renfermées dans leurs casernes et dans les forts, n'agissent plus, au dehors, même par des patrouilles de nuit, et restent tout à fait en dehors du service de protection, réclamé par les habitants, si ce n'est au cas d'incendie considérable, dans un rayon voisin15.
II
LA POLICE MÉTROPOLITAINE A LONDRES (SON ACTION).
M. Howard Vincent, le directeur des recherches criminelles, et le colonel Henderson, le chef de la police métropolitaine de Londres, viennent de publier chacun leur rapport sur la police de Londres16.
Le corps de la police métropolitaine de Londres, se compose de 10711 hommes divisés comme suit: 25 superintendants, 603 inspecteurs, 915 sergents, et 9168 constables. Dans cette énumération, n'est pas comprise la police de la cité, qui relève entièrement du lord-maire. En 1879, 21891 crimes ou délits ont amené l'arrestation de 11431 individus, dont 6221 ont été condamnés à diverses peines. Il y a eu 9 assassinats et 7 condamnations à mort sur 12 accusés.
La valeur des objets volés s'est élevée à 101798 livres sterling, ou 2544950 fr., 22460 livres sterling (561500 fr.) ont été recupérées. Malgré les avertissements de l'autorité, 26276 portes ou fenêtres ont été laissées ouvertes, pendant la nuit, ce qui a facilité le pillage de 903 maisons dont 599 étaient absolument abandonnées. L'ivrognerie donne le chiffre respectable de 33892 buveurs arrêtés et mis en jugement, et bien que l'on ne possède pas de service des mœurs, 2152 demoiselles, qui faisaient sur le trottoir leurs dangereuses propositions, ont été conduites en prison. Il faut remarquer qu'à ce sujet les plaintes sont nombreuses et que, d'ici peu de temps, Regent Street n'aura rien à envier au boulevard Montmartre, mais la loi ne permet l'arrestation de ces aimables personnes que sur une réquisition formelle, et bien des gens préfèrent se laisser provoquer que de comparaître en Police-Court auprès de femmes, qui ne sont pas précisément l'honneur de leur sexe.
124 personnes sont mortes écrasées par les voitures et 2950 ont été plus ou moins grièvement blessées par les véhicules. On a perdu dans Londres 28 enfants plus 141 individus, qui n'ont laissé aucune trace, et 43 cadavres dont on n'a pu établir l'identité, ont été découverts. Il y a eu 259 suicides accomplis, et 404 tentatives, qui ont été prévenues à temps. Enfin, 25669 chiens errants ont été conduits en fourrière, 3065 de ces animaux ont été réclamés par leurs propriétaires, 102 ont été vendus. Le bâtiment va bien à Londres, car pendant l'année qui vient de s'écouler on a construit 21589 maisons, ouvert 401 nouvelles rues et 2 squares, le tout d'une longueur totale de 71 milles; pour peu que cela continue, il n'y aura qu'une seule ville en Angleterre. Si vous voulez avoir une idée du travail que nécessite l'administration de la police anglaise, je signalerai un dernier chiffre: M. Howard Vincent a reçu 40128 lettres officielles ou rapports spéciaux, relativement à son service, ce qui prouverait que ce poste de création récente n'est pas tout à fait une sinécure17.
III
LES ARRESTATIONS D'INCULPÉS.
Soit au cas de flagrant délit, soit en vertu de mandats décernés par le préfet de police ou les juges d'instruction.
Les arrestations à Paris et la banlieue se montent, en 1878, à 34,69918.
| Hommes majeurs | 22,611 |
| Hommes mineurs | 8,255 |
| Femmes majeures | 3,032 |
| Femmes mineures | 801 |
| Français | 32,302 |
| Étrangers | 2,399 |
| Expulsés | 365 |
| Expulsés après condamnation | 362 |
| Sans antécédents | 21,006 |
| Déjà arrêtés dans l'année | 3,003 |
| Arrêtés antérieurement | 18,690 |
| Libérés en surveillance | 458 |
| En janvier | 3,068 |
| En février (minimum) | 2,051 |
| En juillet | 2,275 |
| En août (maximum) | 3,294 |
| Flagrant délit | 33,553 |
| Mandats de la Seine | 866 |
| Mandats du préfet de police19 | 46 |
| Arrêtés à Paris | 31,224 |
| Arrêtés dans la banlieue | 3,475 |
Les travaux du Petit-Parquet, 1878, comprennent, à Paris, sur inculpés 25,751, 1660 non-lieu; 15,967 mis en liberté; 12,211 placés sous mandats.
Les professions sont les suivantes:
Couturières, 722; voituriers, 822; filles publiques, 491; cochers, 530; domestiques, 1184; serruriers-mécaniciens, 1,740; journaliers, 10,008; colporteurs, 520; imprimeurs, 647; chiffonniers, 241; tailleurs, 376; cordonniers, 852; cuisiniers, 215.
Les autres professions sont aussi représentées par des chiffres bien moins élevés. Il faut remarquer que les nombres ci-dessus s'appliquent principalement à des inculpés, vivant surtout dans les rues, par suite en contact continuel avec le public et les agents.
IV
LES VOLS A L'AVENTURE.—A L'AMÉRICAINE.—NATIONALITÉ
DES INCULPÉS.—ÉTAT DE LA CRIMINALITÉ.
Dans cet immense Paris, en dehors des meurtres, empoisonnements, attentats aux mœurs, crimes plus rares forcément, il y a: vols la nuit, avec violence, sur la voie publique, 296; avec effraction, fausses clefs, 649; pendant la nuit, 669; à l'américaine, 2 seulement.
Parmi les arrêtés, on compte, pour Paris, 10,749; pour Seine-et-Oise, 1152; Seine-Inférieure, 668; Aisne, 752; les Landes n'envoient que 11 individus.
Les étrangers figurent pour 2,978, dont 698 Italiens, 758 Belges, 273 Allemands, 232 Suisses, 70 Anglais et Américains. Les voleurs ont leurs cafés, leurs cabarets, leurs bals, leurs garnis; trop surveillés, ils vont prendre gîte chez des filles, leurs ouvrières, qu'ils surveillent dans leur effroyable labeur, dont ils recueillent les profits, sur l'état de leurs recettes.
Si l'on constate, de 1874 à 1878, une décroissance apparente des affaires soumises au jury, 4,084 en 1874; 3,736 en 1875; 3,693 en 1876; 3,485 en 1877; 3,368 en 1878; c'est que beaucoup de crimes sont, à tort, renvoyés aux tribunaux correctionnels, de là des déclarations d'incompétence soulevées, par les prévenus et des règlements de juges.
Crimes contre les personnes: 1874, 1731; 1875, 1765; 1876, 1849; en 1877, 1653; en 1878, 1614. Parricides: 1874, 5; 1875,12; 1876, 13; 1877, 10; en 1878, 8. Empoisonnements: 1874, 17; 1875, 17; 1876, 13; 1877, 19; 1878, 15. Assassinats: 1874, 188; 1875, 195; 1876, 222; 1877, 193; 1878, 186. Infanticides: 1874, 198; 1875, 203; 1876, 216; 1877, 204; 1878, 184.
On compte en 1874,1875, 1876, 1877, 1878:
Infanticides: 198, 203, 216, 204, 184.
Viols et attentats à la pudeur sur des adultes: 139, 140, 140, 108, 84.
Viols et attentats sur des enfants: 825, 813, 875, 804, 788.
Avortements: 28, 24, 27, 25, 10.
Les crimes contre les mœurs sont ainsi réprimés: sur 100 accusations, 20 suivies d'acquittements, 30 de condamnations afflictives et infamantes, 50 de peines correctionnelles.
28 condamnations à mort sur 4,222 accusés, traduits en 1878; 7 exécutions seulement ont eu lieu; 28 condamnés à mort étaient des repris de justice (27 hommes, 1 femme); 21 ont obtenu commutation de la peine, prononcée par le jury, pénétré de ses devoirs et de sa mission sociale, qui est de protéger les habitants, dont il est le délégué pour la question répressive.
Sexe des accusés.—Les hommes figurent sur 4,413 accusés pour 3,780 (83 p. 100), et les femmes 733 (17 p. 100).
20 accusés sur 100,000 habitants.
4 femmes accusées sur 100,000.
Age.—Sur ces 4,413 accusés, 766 n'étaient pas encore majeurs (37 étaient mineurs de seize ans); 12 accusés de 11 à 21 ans sur 100,000 habitants.
La proportion des femmes acquittées est de 33 %, tandis qu'elle est, pour les hommes, de 19 %. Les accusées d'avortement sont acquittées, 39 %. 34 % pour assassinat. 27 % pour infanticide.
Sur 31 condamnations à mort en 1877 (29 hom. et 2 fem.), 16 condamnés étaient des repris de justice; 12 exécutions seulement, 19 commutations; sur 28 crimes, 5 avaient pour mobile la débauche, et le meurtre avait suivi le viol.
Il y a augmentation de 3,531 dans les délits de vol, vagabondage, mendicité en 1877, 1,255 fraudes envers les restaurateurs (Loi du 26 juillet 1873).
V
AUGMENTATION DES RÉCIDIVES.—AGE ET SEXE
DES CRIMINELS.
Sur 3,488 accusés devant les assises (1877) 1,688 (48 %) étaient récidivistes20.
La faiblesse de la répression apparaît, dans ce fait, que des récidivistes sont condamnés, par le même ou divers tribunaux, dans une année21:—57,875: pour les Bouches-du-Rhône, 1,789; pour l'Aisne, 1,398; pour la Somme, 1,034; pour la Gironde, 1,315; pour le Nord, 2,994; pour le Pas-de-Calais, 1,491; pour le Rhône, 1,331; pour l'Hérault, 1,181; pour la Seine, 7,623; pour Seine-et-Oise, 1,413; pour la Seine-Inférieure, 1,811.
Il y a là un regrettable abus qu'il importe de signaler aux tribunaux, dont la mollesse est un encouragement certain aux délinquants22.
Récidives.—Hommes, 33 %; femmes, 20 %.
Les récidives, pour les jeunes détenus libérés, sont fréquentes et montrent la nécessité de faciliter leur reclassement dans la société, dans les familles, les ateliers. Les étrangers entrent pour sept centièmes dans ce nombre.
En 1877, à Paris, sur 35,083 arrestations: 30,194 hommes, 4,289 femmes, 9,382, ou 27 %, n'avaient pas encore atteint la majorité civile; autrefois, on disait les vétérans du crime, aujourd'hui, il faut dire: les débutants du crime23.
Les attentats aux mœurs se maintiennent, depuis quatre années, dans une période qui ne varie guère:
Délits contre les mœurs.—1874, 3,369; 1875, 3,756; 1876, 3,655; 1877, 3,418; 1878, 3,355.
VI
FONCTIONNEMENT DE LA JUSTICE CRIMINELLE A PARIS.
Si les malfaiteurs sont ici nombreux, résolus, hardis, il faut convenir qu'ils sont recherchés, avec une incroyable énergie par les magistrats et les agents, spécialement préposés à cette ingrate et dangereuse mission.
En général les individus arrêtés sont, dans les vingt-quatre heures, traduits devant un juge d'instruction sur la réquisition du ministère public, et devant la juridiction compétente, s'ils ne sont mis en liberté.
C'est la juridiction des flagrants délits, à Paris, imités de ce qui se passe à Londres24, et que, chez nous, on a appelé, avec raison souvent, la justice subite25. Trop subite, en effet, parfois, parce qu'elle a alors permis à des prévenus (en l'absence de casier et sommier judiciaire relatant leurs véritables antécédents), de se faire condamner, sous un faux nom et de se créer ainsi une personnalité nouvelle.
Il est vrai que, depuis quelque temps, ce fait d'avoir pris faussement un nom d'emprunt, dans un interrogatoire signé et relaté au jugement, a été avec raison, considéré et puni comme un faux, en écriture authentique et publique, pouvant gravement nuire aux tiers.
Aucune critique sérieuse ne peut donc être adressée à la marche des procédures criminelles, confiées à des magistrats modestes, dont les travaux obscurs ne trouvent souvent leur seule récompense que dans la conscience et le sentiment du devoir accompli. Les seuls retards viennent forcément des dénégations primitives des accusés, qui résistent jusqu'à ce que l'évidence du fait ait été démontrée.
Des retards naissent ainsi des expertises médico-légales et des analyses chimiques, souvent longues, lorsqu'il s'agit de rechercher la présence et l'action des poisons végétaux26. Il faut reconnaître ainsi que, dans les hôpitaux, les médecins se refusent, en général, à délivrer des rapports sur l'état des malades, afin de ne pas être appelés plus tard à en affirmer ou à en défendre le contenu devant le juge d'instruction ou aux débats d'audience, dans le pêle-mêle des témoins et les irritantes discussions en public, à l'égard de confrères, produits sans étude, à la dernière heure, pour se prononcer sur une cause, dont ils n'ont pu apprécier, ni réunir tous les éléments si divers, si variés, si complexes, si épars. Il est enfin une autre cause de retard qu'il importerait de faire disparaître et qui jure, avec la rapidité des communications, par la voie des télégraphes et des chemins de fer. Nous voulons parler de l'exécution des commissions rogatoires par la voie diplomatique. De Paris à Bruxelles une lettre met au maximum douze heures, une commismission, adressée, par l'entremise du Ministère des affaires étrangères à la capitale de la Belgique, n'en reviendra exécutée qu'après un délai, en moyenne, de deux mois.
Avec les autres nations, plus éloignées, plus formalistes, comprenant moins notre langue, notre législation, les lenteurs seront plus considérables encore, surtout si, au lieu d'une simple audition de témoins, il s'agit de saisir des pièces après perquisition, de compulsoires et surtout d'extradition27. En cette matière, il est indispensable d'énoncer, sur le mandat à exécuter à l'étranger, la nature du crime ou des crimes poursuivis, les articles de la loi pénale invoqués en France; quelques nations mêmes demandent la production légalisée de la pièce, formant la plainte, comme s'il s'agissait là d'accorder à une cause civile la sentence d'exequatur28.
VII
LA CAUSE DES CRIMES A PARIS.
En recherchant la cause des crimes dans la capitale, en dehors des mobiles qui agissent dans toutes les agglomérations d'hommes, on en trouve de spéciales à Paris. Là se trouvent, en effet, réunis les dépôts, accumulés en papier ou en métal, de toutes les fortunes, publiques ou privées; là sont exposés en public, sans protection ni défense, sous de fragiles vitrines, les diamants, les bijoux, les billets de banque, les monnaies d'or et d'argent; là aussi sont constamment ouverts les cercles, les bourses, les tripots clandestins, où l'on se ruine rapidement ou bien l'on s'enrichit vite, des débits de boissons capiteuses versent incessamment l'excitation, l'ardeur passagère, l'oubli momentané, nécessaires pour une vengeance, pour un meurtre, pour un suicide. Les salaires sont trop peu élevés, en raison du nombre et des besoins de la famille; les garçons de recette, les clercs, les comptables, maniant, à chaque instant, des valeurs considérables, sans autre garantie ou sauvegarde que leur conscience, leur probité, fragiles comme l'organisation humaine, ne sont guère plus ni mieux payés que les ouvriers, qui, gagnent un salaire moyen de huit francs, par journée de dix heures.
De là tant de chutes profondes, longtemps cachées, masquées par des faux en écriture.
Nous avons dit aussi que l'on avait imprudemment accordé la permission de fermer, après une heure du matin, les cafés, restaurants, cabarets; mieux eût valu, a-t-on ajouté, dans l'intérêt public et privé, en prescrire l'ouverture, jour et nuit, dans la vue de sauvegarder, en chaque quartier, les bourgeois imprudemment attardés et les agents en tournée.
Les attaques nocturnes, devenues si fréquentes, auraient été ainsi forcément désarmées devant des refuges, toujours éclairés et fréquentés. Quoi qu'il en soit, il est certain que la tenue des théâtres jusqu'à minuit, des restaurants, voisins des spectacles, desservant les Halles, étaient sans inconvénient, parce qu'il y avait là une circulation incessante et protectrice, et moins de dangers, pouvant résulter de la solitude de la nuit, plus complète à mesure que l'on s'éloigne du centre.
Les piquets de service, dans les théâtres, dans les bals, ont, après leur longue et périlleuse faction, trop peu nombreux toujours, regagné leurs casernes, les gardiens de la paix font leur évolution périodique et prévue; eux passés, la ville appartient aux bandits, derrière chaque carrefour aux aguets, et qu'un coup de sifflet a vite réunis.
Ajoutez à ces causes la facilité de se cacher dans des garnis, dont les registres sont d'une vérification bien difficile, les logeurs étant comme leurs hôtes de passage, absolument illettrés et d'une orthographe, dépassant, pour les noms, toutes les fantaisies. De plus, on a trouvé bon de supprimer à l'intérieur et à la frontière les passeports, comme une garantie illusoire29.
On voit par là que les malfaiteurs ont beau jeu et cependant l'on s'indigne, une fois le crime commis, lorsque la police de sûreté, malgré ses chefs vigilants et ses agents si intelligents, n'en a pas immédiatement découvert et arrêté l'auteur. On ne songe pas à notre pays, dont les frontières de terre et de mer sont si voisines et que les chemins de fer permettent de gagner si rapidement.
On s'étonne qu'une arrestation préventive ait été ici opérée; là, on demande pourquoi l'inculpé d'un délit n'a pas été maintenu en état de détention, au lieu de s'occuper du fait en lui-même avec sang-froid; l'opinion s'émeut, s'agite pour ou contre le prévenu, plus rarement en faveur de la victime, à laquelle, sans la connaître, on décerne volontiers tous les vices.
C'est à travers ces passions, ces exagérations que l'administration et la justice doivent marcher, d'un même pas, vers un but commun et social, qui est la recherche importante de la vérité. Les honnêtes gens devraient y aider de toutes leurs forces, comme chez nos voisins les Anglais, peuple essentiellement pratique, dont nous invoquons constamment l'exemple, trouvant qu'il est probablement trop difficile pour nous de l'imiter30.
En dehors, en effet, de tant d'agressions nocturnes avec armes, suivies de blessures, constatées, sans relâche ni trêve, il faut retenir les attaques de vive force contre les agents, commises récemment aux Lilas, au boulevard Montparnasse, où des dragons sont heureusement venus en aide aux gardiens de la paix et au plaignant, hardiment maltraités et écrasés, sous le nombre des Italiens.
Il faut suivre, sur un plan de Paris, ces meurtres, accompagnés de vols, qui frappent des femmes isolées, des débitants de vins: M. Schmidt, à Clichy; madame Lachaud, rue du Pont aux Choux; madame Bazingeaud, à Romainville; M. Lecercle, à Saint-Mandé; madame Garin, rue de Chazelles, auxquels il convient d'ajouter les assassins, inconnus encore de madame Joubert, libraire, rue Fontaine-Saint-Georges; et Foulloy, qui assomme, rue Fontaine au Roi, son patron, M. Joubert, pour le dévaliser et dépenser, à Strasbourg, le produit de son crime.
Ces faits indiquent qu'il n'y a pas eu là, suivant nous, inertie de la police, mais, pour elle, une fois de plus, impuissance d'agir, à cause de son petit nombre et de son cercle, trop étendu de surveillance, inutilement et dangereusement développé.
C'est ce moment pourtant que des esprits, sans doute plus libéraux qu'éclairés, choisissent pour demander le retrait de la loi du 12 juillet 1852, qui éloignait si sagement les repris de justice de Paris et de Lyon, afin de ne pas faire, en même temps, de ces deux cités la double capitale de l'émeute et du crime, un moment triomphants.
VIII
LES PRISONS DE PARIS.—EXÉCUTION DES PEINES.
GRACES.
Il peut intéresser de constater la population des prisons de Paris:
Le département de la Seine possède huit prisons à Paris et une à Saint-Denis, qui va, comme dépôt de mendicité, être transférée à Nanterre.
Elles peuvent enfermer (en cellules ou dortoirs), 7,612 détenus.
Le dépôt de la Préfecture de police contient 95 cellules (hommes), 96 (femmes); il a été construit, en 1857, une infirmerie pour les aliénés, quatre salles communes, pouvant recevoir 400 hommes et 100 femmes.
La Conciergerie, appropriée en 1854, renferme 75 cellules et 250 places pour les prévenus de contraventions.
La Petite-Roquette, construite en 1835, pour les jeunes détenus, peut recevoir 515 individus.
La prison de la Santé date de 1864; on y compte 800 cellules et 817 places en commun.
Mazas fut construit en 1846, et possède 1,230 cellules.
La Grande-Roquette date de 1836; on y envoie les repris de justice, les condamnés pour rupture de ban, les condamnés à mort. On y compte 259 cellules et 200 places en dortoirs.
Saint-Lazare date du quinzième siècle; elle sert de maison d'arrêt, de correction et de prison administrative pour les femmes. Le chiffre des détenues est de 1,158 à 1,500, suivant les événements et les saisons.
La prison de Sainte-Pélagie date de 1651; elle reçoit les condamnés pour délits de presse, les récidivistes; 817 lits, 54 cellules, le reste en dortoirs.
La maison de mendicité (Saint-Denis, bientôt à Nanterre) contient 1,200 pensionnaires.
Un autre dépôt de mendicité pour le département de la Seine existe à Villers-Cotterets (Aisne).
Les peines ne reçoivent pas, en général, leur complète exécution; pour un tiers d'entre elles, les motifs de commutation, partielle ou totale, sont tirés de la nature même du fait, des antécédents des inculpés, des influences recommandables, dont ils sont l'objet; enfin, il faut le dire aussi, des limites imposées au budget, toujours en accroissement, des prisons et établissements pénitentiaires; un fait remarquable se produit aussi, c'est que pour échapper au régime rigoureux et silencieux des maisons centrales, des réclusionnaires y commettent des crimes, afin d'être dirigés sur la Nouvelle-Calédonie, qui leur ouvre les perspectives d'un avenir plus doux, d'un travail moins pénible, moins continu et aussi des chances fréquentes d'évasion31.
Une réforme devra donc être, sur ce point, introduite dans l'échelle des peines qui, en l'état actuel, ne répondraient plus à une gradation nécessaire, pour l'intimidation32.
Nous ne sommes plus au temps où Rodogune pouvait dire:
Comme reine à mon gré, je fais justice ou grâce.
Les souverains eux-mêmes doivent compte à leurs sujets de l'exercice du pouvoir et ils sont justiciables, devant l'opinion et devant l'histoire.
L'attentat d'Orsini (14 janvier 1858) avait, par des bombes métalliques, jetées, sous la voiture de l'Empereur et de l'Impératrice, devant l'Opéra, atteint 166 personnes, frappées de 511 blessures mortelles ou graves.
A la suite du procès, suivi devant la Cour d'assise de la Seine, et malgré l'éloquente plaidoirie de Me Jules Favre, Orsini, Pièri, Gomez furent condamnés à la peine de mort et Da Silva à la peine des travaux forcés à perpétuité, en laquelle fut, sur la demande de l'Impératrice, commué aussi l'arrêt concernant Gomez.
Lors de la discussion, qui eut lieu aux Tuileries, au Conseil des ministres, auquel avaient été appelés les membres du Conseil privé, le général Espinasse, ministre de l'intérieur et de la sûreté générale, combattit et entraîna l'opinion de ceux qui voulaient une commutation de peine, pour Orsini et Pièri, en se fondant sur ce motif que: l'Empereur n'ayant pas été frappé, n'avait pas ici le droit de gracier des meurtriers étrangers, qui avaient, dans un guet-apens, fait couler le sang de citoyens Français; cet avis prévalut.
Le nombre des condamnations à mort augmente dans tous les départements, comme pour en témoigner ici hautement la situation effrayée. Le jury veut33, espère une répression nécessaire, attendue. En même temps, les grâces suivent plus nombreuses, presque toujours inexplicables et toujours inexpliquées (Assises du Rhône [parricide], de la Seine, du Nord, de la Gironde, de la Haute-Vienne). Empoisonnements, assassinats ayant suivi ou précédé d'autres crimes, commis par des repris de justice, dans des circonstances horribles, toujours graciés. Pourquoi? Mystère?
Il paraît qu'il n'y a plus de Pyrénées, car, en Espagne, le nombre incessant des grâces accordées en 1880, aux condamnés à mort, inquiète aussi les populations.
Les bandits y puisent un encouragement croissant, dans cette indulgente faiblesse du gouvernement débile.
La loi d'amnistie, récemment votée et exécutée, a été une mesure essentiellement politique, et le gouvernement, qui l'a présentée, avec ce caractère, a pu, à peine jusqu'à présent, bien apprécier si les effets ont été en rapport avec le but, par lui rapidement poursuivi et obtenu des Chambres.
S'il nous faut parler du régime cellulaire, appliqué chez des nations voisines, en Angleterre, en Belgique, notamment dans les Prisons de Louvain, nous devons dire que l'élévation des dépenses qu'il entraînerait (4000 fr. en moyenne par cellule), n'a pas jusqu'ici permis de l'étendre en France, à beaucoup de prisons, bien que la durée des peines ainsi subies, dans l'isolement, ait été diminuée dans une certaine proportion. Des colonies agricoles, tentées en Corse, n'y ont pas réussi, pour diverses causes, dans lesquelles l'insalubrité du sol a été invoquée. Sur le continent, malgré les intelligents efforts de l'administration, il faut reconnaître que l'enfant de Paris, fait plutôt pour la vie de l'atelier, se plie difficilement à la vie des champs34 plus salubre pourtant.
Là aussi les sociétés de patronage, pour les libérés, doivent être d'un précieux et continuel secours, afin de surveiller, d'employer et de ramener au bien des natures mobiles et ignorantes.
Dans cette tâche immense et bien complexe, parce qu'elle comprend l'humanité, avec ses faiblesses, il faut que tous se mettent résolument à l'œuvre, parce qu'il s'agit de conjurer un péril commun et menaçant.
LA DÉBAUCHE A PARIS
I
ANTIQUITÉ DE LA DÉBAUCHE.—CHARLEMAGNE.—ORDONNANCES SOMPTUAIRES.—ORDONNANCE DE SAINT-LOUIS (1259) CANTONNANT LES PROSTITUÉES.—(1242) ORDONNANCE PERMETTANT AU ROI DES RIBAUDS DE PRÉLEVER UNE DIME SUR LES FILLES.
Nulla fèrè causa est in quâ non femina litem |
La débauche est vieille comme le monde35;
elle se trouve au berceau, comme au déclin de
toutes les sociétés humaines; les religions,
comme les histoires et les législations en font foi36.
En Grèce, vingt-deux classes de courtisanes desservaient, en leurs groupes sympathiques, les vingt-deux branches de la volupté; elles étaient les prêtresses37 inspirées de la Vénus impudique. C'étaient la Fellatrice, coquette, trompant le désir, pour en prolonger les brûlants accès; la Tractatrice, venant de l'Orient parfumé où les plaisirs, qui font rêver, sont en honneur; la Subagitatrice, fille de Lesbos; la Lémane, avec les voluptés, douces et chatouilleuses; la Corinthienne, qui pourrait les remplacer toutes; l'agaçante Phicidisseuse, aux dents dévorantes et lutines, dont l'émail semble intelligent; enfin, la brillante et fougueuse Propétide, qui montre, en fuyant, les trésors qu'elle ignore elle-même, et qu'elle offre aux autres de contempler d'un œil enivré, de flatter d'une main caressante.
Paris, la grande Babylone, possède et exhibe encore les mêmes variétés, cultivées avec un art singulier, comme toutes les primeurs du vice38.
Remontons à la législation ancienne. La débauche est donc bien vieille; mais elle sait cacher ses rides sous le fard, se noircir les yeux, sourire, et raccoler force victimes. Elle suit une route parallèle à la marche progressive, qui pousse en avant les peuples; dans les sociétés, l'importance qu'elle acquiert, est de plus en plus grande, et lassée pour ainsi dire de régner sur les hommes, elle veut étendre son empire sur les arts. La peinture consacre ses toiles à ses scènes de volupté, la littérature lui donne grandes et petites entrées dans les journaux, dans les romans, dans les théâtres, la voilà qui étend sur tout ses mains avides; il faut compter avec elle. Aussi ne peut-il pas être sans intérêt de suivre cette course, de marquer ces étapes, de voir quels moyens ont été, tour à tour, et toujours inutilement employés, pour placer, devant elle, des barrières, sans cesse renversées.
Nous avons pensé qu'il serait curieux de passer en revue les défenses, essayées dans le dessein d'arrêter la luxure, l'amour de la débauche; et, fouillant dans l'arsenal où sont déposées les armes émoussées, nous avons voulu arriver jusqu'au temps présent.
Lointain est le moment où les rois frappaient les courtisanes d'une main, non gantée de velours.
En comparant les anciennes ordonnances aux règlements nouveaux, on ne peut manquer de trouver intéressantes ces recherches et d'en tirer peut-être plus d'un enseignement.
Que de chemin parcouru depuis le temps où le Lévitique flétrissait, comme une infamie, digne du dernier supplice, les crimes contre nature, chantés à Rome et à Athènes par les poètes. Aujourd'hui, moins sévères qu'aux jours primitifs, moins indulgents qu'Horace et Virgile, nous prenons en main le Code pénal et disons: Art. 330 et suivants: Ce délit est réprimé lorsqu'il est accompagné de violence, de publicité, qu'il est exercé sur des mineurs de treize ans; ou par un ascendant sur un mineur de plus de treize ans, non émancipé par le mariage, on lorsqu'il y a enfin habitude de proxénétisme, pluralité de victimes et d'actes impudiques. Oui, le vice persiste, le mal grandit; que faire? à l'histoire à prendre la parole!
Sans chercher des exemples aux époques où les règlements, les ordonnances se suivent sans ordre et se contredisent, ouvrons cette instructive série de documents à l'heure où véritablement tout s'organise.
Charlemagne, ajoutant aux peines, prononcées par ses prédécesseurs, ordonna (800) que: le propriétaire, chez lequel, se prostitueront des filles de mauvaise vie, les portera l'une après l'autre, sur la place du Marché, pour y être fustigées. S'il refuse, il sera lui-même frappé de la même peine.
Les guerres augmentèrent les débauches et saint Louis les réprima par la sévérité de son ordonnance de 1254.
Les ordonnances royales alors cantonnent les prostituées, dans certains quartiers de Paris, leur défendant de résider ailleurs, sous peine de confiscation, ni louer maisons et défendant à tous propriétaires de les recevoir ou loger en autres quartiers.
Défense de se trouver dans leur bordel ou clapier, après sept heures sonnées, sous peine de prison et d'amende arbitraire.
Défense de porter sur leurs habits, de l'or, de l'argent, des perles, du jais, des broderies, des fourrures, des collets renversés, des robes à queues traînantes, des ceintures dorées et autres ornements, que pourraient porter les femmes d'honneur, à peine de confiscation desdits habits et d'amende arbitraire.
Défense à toutes personnes de produire des femmes prostituées, à peine du pilori, d'être marquées d'un fer chaud et bannies (Ordonnances de 1395, de 1415, 1420, 1426, 1480; Delamare, 21 825, Fr.; Bibl. Nat. manuscrits).
Marguerite de Provence, la reine de France, digne femme de saint Louis, allant à l'offrande, après avoir touché de ses lèvres la patène consacrée, se retourna, selon l'usage de la primitive Église, pour donner le baiser de paix à sa voisine. Elle embrassa une dame de riche costume, de belle et haute apparence, qui n'était autre qu'une ribaulde folieuse (Bibl. Nat., manuscrits français, 13635, Fr. supp., 4945).
De là serait venu le proverbe:
A Paris, dès 1259, par les ordonnances du bon roi saint Louis, les prostituées étaient cantonnées, dans certains quartiers: la Cité, la rue Glatigny, rues de Mascon, de la Boucherie, du Clos-Breuneau, Froidmanteau, Robert de Paris, Baillehoe, de Tion, Chapon, de Champfleury.
Les règlements se succèdent, mais toujours impuissants. Le 3 février 1368, le roi Charles défend: qu'on tienne doresnavant bordeau, rue du Chapon, près le cimetière Saint-Nicolas-des-Champs. On forniquait même dans le cimetière des Innocents, nous apprend un chroniqueur indigné.
Le 8 janvier 1415.—Ordonnance du prévôt de Paris reproduisant, pour les prostituées, les mesures édictées par saint Louis, sous peine d'être brûlées d'un fer chaud, tournées au pilori, mises hors la ville.
Défense aussi de porter or, argent, boutonnières d'or et d'argent sur les habits (Livre rouge, vieil du Châtelet).
Malgré les sévérités des ordonnances royales de saint Louis (1259), du roi Charles (3 février 1368), du prévôt de Paris (8 janvier 1415), les lupanars confinaient aux salles des cours et détournaient les étudiants. Guillaume Breton (Philippidos. Lib. I), nous révèle ces malsaines habitudes, qui ne respectaient même pas les cimetières. (La Taille de Paris, 1292.)
Au treizième siècle, dans une enquête suivie à Douai, le procureur de messieurs du Chapitre de Saint-Amé répudie le témoignage de Waghe le Vaut, produit par les échevins, parce qu'il est homme de mauvaise vie, qu'il est nommé en ceste ville, roi des ribaulds, tient femmes folles, qui sieent èsbordiaux et waguent en péchié de leur corps.
En 1242, une ordonnance des échevins de Douai porte que les jeux de dés, breleng, boules et autres étant interdits au roi des ribaulds, il percevra, à l'avenir, sur chaque femme de folle vie, demeurant à Douai, en estuves ou en bourdel, pour bienvenue, pour la première fois, deux gros; sur chacune de ces femmes, par mois, un gros; si elles changent de maison, en ville, un gros; sur chaque individu hébergeant ou soutenant telles femmes de folle vie, un gros chaque mois; sur chaque femme d'estuve ou de bourdel, à la saint Pierre, un gros, et à la fête de saint Rémy, un gros; sur les femmes mariées, filles ou meskines, qui mésuseront de leur corps, ledit roi pourra prendre, à son profit, le mantel ou chaperon; de même, l'habit du ladre, venant habiter la ville sans permission. (Archives de Douai. Layette, 34, armoire 7, cartulaire B.)
II
APPARITION DU MAL VÉNÉRIEN (SENTENCE DE MOISSAC, 1303).—ACCROISSEMENT DES MAISONS DE FILLES.—ORDONNANCE DE CHARLES VI (1420) INDIQUANT CERTAINS QUARTIERS POUR LES PROSTITUÉES.—ARRÊT DU PARLEMENT (1496) POUR ARRÊTER LES PROGRÈS DE LA CONTAGION.
D'après une sentence consulaire de Moissac (relevée par l'historien de cette ville, M. Lagrèze-Fossat), dès 1303, la femme Naude, épouse de Bernard Dagen, procédait, comme mineure, avec l'assistance de son curateur Guiraud Alaman contre la Lombarde, femme de Bernard Marin; cette dernière est condamnée à cinq sols de Cahors et à cinq sols tournois, pour avoir appelé la demanderesse vilainement atteinte d'une maladie honteuse39, ce qui était une calomnie, bien entendu.
Un des premiers actes de Hugues Aubriot, nommé prévôt de Paris, fut d'aller visiter tous les bordeaux de Paris (1367)40.
Cette utile inspection a été renouvelée, de nos jours, par des administrateurs très pénétrés de l'accomplissement de leurs devoirs, et suivie d'une haute approbation sur la tenue du lupanar le plus élégant de Paris.
L'Église elle-même, alors41, n'avait qu'une molle indignation, pour le voisinage des belles pécheresses, confinées dans les maisons de débauche.
Au quinzième siècle même il fut dit que: les chanoines de la paroisse Saint-Merry avaient intérêt que les bordeaux restassent, dans les immeubles avoisinant l'église, parce qu'ainsi leurs loyers et rentes en valaient mieux.
Le 18 juin 1367, le Parlement, sur l'appel de Jehanne-Lapelletière, ordonne qu'elle videra d'ici à la fête de Saint-Lazare la rue Coquatrix, qui est foraine42, et où il y a un bordel, de si longtemps, qu'il n'est mémoire du contraire.
3 février 1368.—Lettre du roi Charles au prévôt de Paris, interdisant les bordeaux rue Chapon, rue Beaubourg, Simon Langevin, des Jongleurs, de Simon le Franc, de la Fontaine-Maubuée, ni autour Saint-Denis43.
Les ordonnances de Charles VII (14 septembre 1420) et arrêts du Parlement rendus en conséquence, défendent aux filles de loger ailleurs que dans les rues de l'Abreuvoir, de Mascon, de la Cour Robert de Paris, Baillehoë, Chapon, rue Pavée, à peine de confiscation, prison.
Leur fait défense aussi de tenir cabarets.
Hugues Aubriot, le 10 octobre 1368, défend de faire grandes poulaines par vanité et mondaines présomptions. (Bibliothèque nationale, manuscrits. Collection Delamare, 82).
Cette ordonnance demeura stérile, et, en 1485, Charles VIII défend aux gens, non nobles, de porter veloux et drap de soye.
Le 28 février 1375, le Parlement de Paris, statuant sur appel d'une sentence du Châtelet, condamne au pilori des Halles, avec une couronne de parchemin sur la tête, portant ces mots, en grosses lettres: Faussaire, Agnès Piédeleu, maquerelle publique. (Archives nationales. Section judiciaire.)
Des lettres sont accordées, le 28 juillet 1830, au duc d'Anjou, pour ôter un lupanar, proche de son hôtel (Ordonnance du 3 août 1387, reproduisant de précédentes prescriptions inexécutées).
Les parentés les plus hautes ne préservaient pas les contrevenantes et la nièce de M. le premier Président de Popincourt est interdite de la ville et prévôté de Paris (21 juin 1483), pour faits de débauche.
Le registre de la ville d'Amiens énonce une décision du 9 décembre 1485, prescrivant que les filles de vie malvaise et dissolute y porteront pour enseigne, une aiguillette rouge de quartier et demi de long, sur le brach dextre, au-dessus du queute, sans qu'elles puissent avoir mantils ou failles, pour couvrir ladite enseigne, ni porter chayntures d'or et d'argent, sur peine de confiscation et bannissement.
Puis en avril 1424, par lettres patentes d'Henri, roi d'Angleterre, occupant alors la France, adressées au prévôt de Paris, lui ordonnait de faire vuider d'un lieu, appelé Baillehoë, proche l'église Saint-Merry, les femmes de vie dissolue qui y tiennent clapier et bordel public, ce lieu étant un chemin, par lequel plusieurs habitants venaient à ceste église. (Registre du Châtelet, livre noir.)
A Londres, comme en Espagne, en Italie, ce pays des belles et célèbres courtisanes, que Montaigne n'admirait pas pourtant, la prostitution s'exerce librement. Elle y est réprimée seulement, comme tous les autres délits, lorsque, dans la rue, en public, elle s'exhibe et trouble l'ordre, la morale; on lui abandonne ses quartiers réservés, ses franchises, ses victimes mêmes.
Le mal de Naples a déjà fait son entrée en France et le Parlement de Paris, prévoyant pour le printemps (6 mars 1496), un progrès de la contagion, ordonne que, de par le roy, il sera fait cry que les forains hommes et femmes, attaqués de la dite maladie, sortiront de Paris, dans les vingt-quatre heures, sous peine de la hart44.
III
SEIZIÈME SIÈCLE: LES FILLES A DIJON, A PÉRONNE.—(1518) LETTRES PATENTES DE FRANÇOIS Ier SUPPRIMANT LE BORDEAU DE GLATIGNY.—(1556) ÉDIT DE HENRI II SUR LES FILLES AYANT CELÉ LEUR GROSSESSE.
Jehan Auxeau, sergent de la mairie de Dijon, afferme de 1510 à 1511, moyennant 30 livres, la maison commune où se tiennent les filles publiques, et il lui est fait remise du prix du loyer, à cause du Mal de Naples, qui a régné et eu cours, pourquoi plusieurs n'ont fréquenté en la dite maison (Comptes de la ville de Dijon). On agissait là en bon père de famille, envers un locataire malheureux.
A Péronne, le 28 janvier 1518 et 11 février 1519, «il est fait commandement à toutes les filles de se retirer dans le lieu public, à l'usage d'estuves, pour elles édifié, et ne soient si osées ne hardies coucher, ne tenir résidence, hors du dit lieu, si ce n'est de jour, pour boire, manger, honnestement et sans bruit, scandale ou confusion45. Défense aux hosteliers, taverniers, cervoisiers de Péronne, vendant vin ou victuailles, de retirer les dites filles, sur peine de bannissement, si ce n'est pour maladie ou aultres cas pitoyables.» Que les temps sont changés!
La débauche troublait et inquiétait, par ses désordres, les âmes pieuses. En 1518, à la prière de la reine Claude, le roi François Ier signa des lettres patentes, prescrivant la destruction du bordeau de Glatigny, situé derrière l'église de Saint-Denis de la Chartre, à cause des impuretés qui s'y commettaient, par chascun jour. En démolissant lesdites maisons y furent trouvés les squelettes de trois hommes et le lendemain, qui était dimanche, par ordonnance de monsieur l'archevêque de Paris, furent faites processions générales autour de la Cité (Journal d'un bourgeois de Paris).
En 1539, Le Parlement de Paris, chargé de juger et d'administrer en même temps, ordonne «aux gouverneurs de l'Hôtel-Dieu de pourvoir l'hôpital Saint-Nicolas, destiné aux pauvres vérolés, de draps, linges, appareils nécessaires, de sorte que plainte ne vienne.»
L'édit de Henri II contre les filles ayant celé leur grossesse, leur accouchement, pour faire périr leurs enfants sans baptême, décide qu'elles seront punies de mort (février, 1556).
Une sentence de mort prononcée est exécutée le 27 septembre 1724, contre Marie Lordiol, veuve Birat, pendue et étranglée à un poteau au haut de la rue Mazarine, son corps mort y46 demeurera vingt-quatre heures, puis porté au gibet de Paris.
IV
DIX-SEPTIÈME SIÈCLE: ORDONNANCE DE POLICE, (JUILLET 1629,) ORDONNANT AUX FILLES DE QUITTER PARIS.—SENTENCE DU CHATELET (6 JUILLET 1663).—LETTRE DE LA REINE ANNE D'AUTRICHE.—LA FILLE HUÉ (1679).—CRIMES CONTRE NATURE, DE 1640 A 1660, DANS LE RESSORT DU PARLEMENT DE PARIS.
Ordonnances de police des 19 juillet 1629 et de septembre 1644, prescrivant aux filles débauchées, aux vagabonds, de vuider la ville de Paris, dans 24 heures, à peine de prison.
Défendant aux propriétaires de louer leurs maisons, en tout ou en partie, à gens de mauvaise vie, filles débauchées, à peine de cent livres parisis d'amende, et de confiscation des loyers, pour trois ans, au profit de l'Hôtel-Dieu, pour la première fois, et pour la seconde, de pareille amende, et de voir les maisons murées pour autant de temps47. Enjoignant à tous propriétaires et principaux locataires des maisons où existent telles sortes de gens, de les en faire vuider, dans trois jours48.
Par dépêche du 28 juin 1657, adressée au gouverneur et maire de Compiègne par Anne d'Autriche, mère du Roy; il leur est ordonné de recevoir Marguerite Bourlet, de ladite ville, ayant mené jusqu'à présent une vie fort libertine, où Dieu a été offensé, et de la faire mettre en lieu où elle ne puisse continuer à faire du mal, et lui faire donner la nourriture nécessaire et proportionnée à la pénitence qu'elle doit faire de ses offenses, pour y demeurer jusqu'à nouvel ordre, et qu'il ait été pourvu à la faire vivre, comme elle doibt. (Donné à Lafère, Anne.)—Voir aux Archives de la ville de Compiègne et à la Préfecture de police les lettres de cachet (1721, 1789), ainsi que les registres d'écrou des prisonniers, en vertu d'ordres du Roi, pour Paris et les provinces (1728, 1792). Le Bailliage du Palais.—Les Communes et la Royauté (Willem, éditeur, 1877).
Une sentence du Châtelet de Paris (6 juillet 1663) intervenue sur le réquisitoire du procureur du Roi au Châtelet prescrit de mettre les scellés rue du Fouarre, sur une maison occupée par la49 nommé Hue, dite Godefroy, déjà condamnée en plusieurs amendes, mesme par arrêt de la Cour du Parlement, à estre fustigée, ayant un chapeau de paille sur la teste, avec écriteau portant ces mots: Maquerelle publique, et bannie de la prévosté et vicomté de Paris, laquelle, au mépris desdites sentences, n'aurait gardé son bien, se serait maintenue en ladite maison, sans la vouloir vuider, et continue d'y tenir, plus que jamais, bordel public, hanté par quantité de filles et femmes de mauvaise vie, qui se disputent, jour et nuit, de quoi se plaignent les voisins, bourgeois en ladite rue.
Le prévôt de Paris ordonne que sera ladite Hue, dite Godefroy, prise au corps et ses meubles inventoriés, puis mis sous scellés, et défense à la dame Foucault de louer la maison, dont elle est propriétaire, sinon à des gens d'honneur.
En 1679, ceux qui se trouvent à l'hôpital attaqués du mal vénérien ou qu'on y enverra, ne seront reçus qu'à la charge d'être sujets à correction, avant toutes choses, et fouettés, ce qui sera certifié par leurs billets d'envoi.
Bien entendu, à l'égard de ceux qui auront gagné ce mal par leur désordre et débauche, et non de ceux qui l'auront contracté, comme une femme par son mari et une nourrice par l'enfant. (Archives de l'Assistance publique de Paris, citées par le directeur, M. Armand Husson, de l'Institut.)
Au dix-septième siècle, un arrêt du Parlement de Paris, sur les conclusions conformes de l'avocat général, repoussa une demande, afin de congrès, motivée pour cause d'impuissance contre un mari, âgé de soixante ans!
L'âge parut à Messieurs de la Cour une suffisante excuse, une circonstance atténuante, au moins, comme on dit aujourd'hui.
Ce n'est pas seulement la prostitution qui gagne du terrain, s'étend, ravage la ville et appelle l'attention de l'autorité.
De nombreux attentats à la pudeur contre nature étaient commis autrefois.
Dans le ressort du50 Parlement de Paris, composé de l'Ile-de-France, la Beauce, le Berry, la Sologne, l'Auvergne, le Forez, le Beaujolais, le Nivernais, l'Anjou, l'Angoumois, la Champagne, la Brie, le Maine, la Touraine, le Poitou, l'Aunis et le Rochelois, nous trouvons (de 1540 à 1692) 49 condamnations au feu, à la corde51, au bannissement.
Sommes-nous en progrès?
V
DIX-HUITIÈME SIÈCLE: D'ARGENSON ET LA FEMME BAUDOUIN (12 NOVEMBRE 1703).—MESURES PRISES POUR L'ARRESTATION DES FILLES.—PRISONS D'ÉTAT.—STATISTIQUE FAITE DES RELIGIEUX SURPRIS CHEZ DES FILLES.
Le 12 novembre 1703, d'Argenson demande au ministre (qui la lui refuse) l'autorisation de faire enfermer au Refuge une jeune femme, âgée de seize ans, dont le mari se nomme Baudouin; elle publie hautement qu'elle n'aimera jamais son mari, qu'il n'y a pas de loy qui l'ordonne, et que chacun est libre de disposer de son cœur et de son corps, comme il luy plait, mais que c'est une espèce de crime de donner l'un sans l'autre.
Suivant ces principes, elle va coucher chez sa mère, où elle trouve, dit-on, un ami, tantôt chez un autre amant.
Quoique depuis plusieurs années habitué aux discours impudents et ridicules, je n'ai pu m'empêcher d'être surpris des raisonnements dont cette femme appuie son système, regardant le mariage, comme un essai, ajoutant qu'il n'y a rien de fait, quand l'inclination ne s'accorde pas avec le contrat. (George Sand, Indiana,—Alexandre Dumas, Antony,—A. Dumas fils, la Question du Divorce; le R. P. Didon.)
Sur la plainte de madame veuve de Fresquesne, dont le mari était mort président à mortier, au Parlement de Rouen, d'Argenson propose de renfermer à l'Hôpital général la fille Bressaux, qui avait fait dépenser au fils de Fresquesne, lequel voulait l'épouser, plus de vingt mille livres. (Bibl. nat., Fr. 8125.)
En vertu de commission du Roi, de lettres de cachet ou de mandats du lieutenant de police, l'inspecteur délégué opérait, de nuit, l'enlèvement des contrevenantes, dont l'arrestation était opérée par des exempts, accompagnés de fiacres escortés par des soldats de la maréchaussée. Je possède un précieux tableau du temps, attribué au peintre Jaurat, représentant l'audience du lieutenant de police, devant lequel étaient traduites les filles, déposées d'abord à la prison52 Saint-Martin, puis au Châtelet.
A cette audience publique sur le vu du procès-verbal, le procureur du Roi ouï, le lieutenant de police condamnait, depuis un jusqu'à six mois d'hôpital ou bien renvoyait les inculpés.
Ces femmes étaient amenées dans une voiture fermée, au bas de l'escalier du Châtelet, et de là menées dans le prétoire, encombré de seigneurs, placés derrière la cour, de public mêlé et d'étrangers.
Pendant le trajet de Saint-Martin au Châtelet, et, dès leur entrée dans la salle d'audience, malgré la majesté du lieu et la présence des gardes armés et des sergents à verge, ces filles criaient, menaçaient, provoquaient les spectateurs, les témoins.
Quelques-unes riaient, pleuraient tour à tour, se déchiraient les robes; d'autres se découvraient avec indécence, bravant, par leur attitude, leurs propos, les magistrats qui allaient prononcer la sentence, devant d'autres filles perdues, des badauds et des libertins d'elles connus.
Outre les filles ainsi enlevées, il en était d'autres que l'on ne pouvait arrêter qu'en vertu d'ordre du Roi, parce qu'elles étaient domiciliées et dans leurs meubles.
Celles-là n'étaient pas menées à l'audience, mais directement conduites dans les prisons d'État, désignées sur la lettre de cachet.
Ces prisons étaient: le château de Saumur, Pierre-Encise, le mont Saint-Michel, le château Trompette, Ham, les îles Sainte-Marguerite, Angers, Nancy, Rouen, Toul, Amboise, Armentières, le fort Brehon, Bicêtre, Saint-Lazare, la Bastille, Lille, Romans, Cadillac, Pontorson, Poitiers, Château-Thierry.
Les femmes avaient pour prison, et souvent pour tombeau: le Refuge, à Dijon; les Annonciades, à Clermont; la Madeleine, à la Flèche; Notre-Dame de Guingamp, les Ursulines de Chinon, les Hospitalières de Gomont, Sainte-Pélagie à Paris et le château de Valdonne.
En février 1714, dans une assemblée tenue chez M. le premier Président, il est arrêté que les femmes vagabondes, qui ne sont de Paris, seront assignées et contraintes à vider la ville. Celles de Paris1, sans domicile, en cas qu'elles désavouent et qu'elles soient réclamées, devront élire domicile dans le lieu de leur résidence actuelle, avec défense d'en changer sans avoir prévenu le commissaire de police du quartier.
Le 3 décembre 1729, sentence de M. Hérault, lieutenant général de police, condamnant53 Scipion Toussaint à être attaché au carcan, dans la place du Palais-Royal, vis-à-vis de l'Opéra, pendant trois jours de spectacles consécutifs, ayant écriteaux, devant et derrière, portant ces mots: Domestique violent envers les gardes de l'Opéra, et en neuf années de bannissement. (Bibl. Nat., département des manuscrits, collection Delamare. Fr. 21625.)
Sur une médaille en bronze, possédée par l'érudit baron O. de Wateville, on lit cette inscription aux armes de la ville de Rouen: Proxénète juré. Cette pièce devait se porter au col de son propriétaire.
Dans un tableau de la débauche, à Paris, relevé au dix-huitième siècle, les religieux des différents ordres sont inscrits, dans l'ordre suivant54: Cordeliers 12, Bernardins 5, Carmes 3, Dominicains 5, Capucins 3, Récollets 2, Picpus 1, Minimes 1, Feuillants 1, Augustins 7, Mathurins 2, Religieux de la Mercy 1, Prémontrés 3, Pénitents de Nazareth 1, Théatins 2, Bénédictins 2, Clunistes 1, Célestins 2, Religieux de la Charité 2, Oratoriens 4, Jésuites 1, Chanoines de Sainte-Geneviève 8 (Trésor judiciaire de la France. Curiosités des anciennes justices, p. 204, Plon, éditeur). Les rapports de police étaient, pour distraire les favorites, communiqués à la
Pompadour et à la Dubarry (Déclaration royale de juillet 1713; Ord. des 6 novembre 1778, 8 novembre 1780.)
En 1739, de grands criminels, condamnés pour meurtres et vols, prièrent la justice de ne pas les faire exécuter en même temps que d'autres, reconnus coupables de crimes contre nature, faveur qui leur fut accordée.
Dans cette même année, à Harlem, en Hollande, les noms des condamnés pour sodomie55, furent publiquement affichés et, sur le vu de l'arrêt, leurs femmes devinrent libres de se remarier, de reprendre leurs noms de famille, leurs armoiries et livrées personnelles.
Une déclaration du roy Louis XVI56, donnée à Marly, le 26 juillet 1713, règle les formalités, qui doivent être observées pour la correction des femmes et filles de mauvaise vie. Le 8 décembre 1713, le Parlement de Paris, sur la requête du
Procureur général du roy, ordonne que la Grand-Chambre connaîtra des appellations, interjetées par les filles et femmes, prévenues de débauche publique et de vie scandaleuse, tant en vertu de sentence du lieutenant général de police que par suite d'information, suivies de décrets, prescrivant, même par provision, que les inculpées seront conduites à l'Hôpital général, ce qui ne pourra être exécuté que si, par la cour, il a été ordonné.
Dès 1755, monseigneur57 l'archevêque de Paris voulant refréner le libertinage des ecclésiastiques, s'était adressé à M. le lieutenant au Châtelet de Paris. Il fut entendu qu'on serait averti, dès qu'un prêtre, moine ou individu portant l'habit, entrerait chez une fille, le procès-verbal, transmis en minute au magistrat, serait communiqué, en double copie, au roi et au prélat. Plusieurs de ces procès-verbaux furent publiés et conservés en 1789.
Pour étudier le prix de la débauche, ses trafics et marchés, au dix-huitième siècle, il faut lire les rapports de police sur les jeunes seigneurs, les riches étrangers, entretenant les actrices en renom, les filles à la mode ou même entretenus, par elles.
On les nommait alors greluchons, aujourd'hui on dit souteneurs. (Bibl. Nat., manuscrits Fr. 1357-1360).
André de Clermet, chanoine de Beauvais, est trouvé, le 29 avril 1755, rue des Vieilles-Étuves-Saint-Honoré, dans la chambre de la Montpellier, femme du monde.
Jean Jolibert, prêtre de la cure de Bicêtre, quarante-deux ans, est surpris, chez la Donde, femme du monde, avec Marie Dupont, vingt-deux ans, native de Reims.
Chez Aubry, marchand de vins, rue Froidmanteau, le R. P. Gérard (Jean-Baptiste) de l'ordre de Saint-François, est surpris avec les filles de débauche Moulinard et Voitoux, âgées de seize ans.
Un inspecteur de police était à Paris, chargé du service général des prostituées, il disposait arbitrairement, à son gré, des personnes, de la liberté de ces femmes, placées hors la loi, et dont il étendait le cercle maudit à d'autres, qui ne l'avaient pas encore franchi. Sur toutes, il prélevait, à son profit, des impôts, des redevances variables dont elles se rachetaient par des présents en argent ou en nature, comme si l'ordonnance du 23 octobre 1425 n'eût pas déjà expressément défendu au prévôt de Paris d'appliquer à son profit les ceintures, joyaux, habits, vestemens ou paremens défendus aux fillettes et femmes amoureuses et dissolues. (Châtelet de Paris.)
Les religieux surpris en débauche, signent les procès-verbaux suivants: Honoré Regnard, cinquante-trois ans, chanoine de l'ordre de Saint-Augustin, procureur de la maison de Sainte-Catherine, reconnaît que, le 26 octobre 1755, il a été trouvé, par le sieur Morer, chez la Saint-Louis, rue des Figuiers, chez laquelle il est venu de son gré, pour s'amuser avec la Félix, qu'il a fait déshabiller, qu'il a touchée avec la main, enveloppée dans le bout de son manteau, en jouant avec la Julie et la Félix, sa compagne, lesquelles lui ont ôté ses vêtements religieux. Elles m'ont, ajoute-t-il, mis en femme, avec des mouches et du rouge, l'inspecteur a surpris les groupes, en cet état, le religieux avoue que, depuis plusieurs années, il avait telle fantaisie, qu'il n'avait pu satisfaire plus tôt. Le curé Champion, du diocèse de Soissons, logé au Palais-Royal, chez son oncle, M. Petit, médecin de monseigneur le duc d'Orléans, est trouvé58 le 10 avril 1755 à huit heures du soir chez la Mitronne, fille du monde, avec Marie-Louise Blage, âgée de dix-neuf ans.
VI
AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE, ORDONNANCE DU 6 MAI 1778 POUR RÉPRIMER L'AUDACE DES FILLES.—DIVERSES PRATIQUES DES COUPABLES POUR COMMETTRE DES ATTENTATS AUX MŒURS.
Les désordres signalés, les découvertes faites, les scandales retentissants devaient naturellement inspirer aux écrivains quelques ouvrages, de nature à attirer l'attention publique.
Bien qu'il fût difficile à cette époque de se procurer les documents nécessaires pour toucher du doigt le mal, révéler les choses laissées dans l'ombre et chercher profondément le remède, il n'était pas impossible, tout au moins, de se livrer à quelques investigations, à certaines constatations.
C'est ainsi que l'ouvrage de Pierre Manuel, la Police de Paris dévoilée, fut rédigé, sur les registres secrets des inspecteurs des mœurs, sous Louis XV, enlevés lors de la prise de la Bastille et transportés à la Commune de Paris, dont Manuel était un administrateur.
L'ordonnance du 6 novembre 1778 portait: sur ce qui nous a été remontré par notre Procureur du Roi que le libertinage est aujourd'hui porté à un point que les filles et femmes publiques, au lieu de cacher leur infâme commerce, ont la hardiesse de se montrer, pendant le jour, à leurs fenêtres, d'où elles font signe aux passants pour les attirer; de se tenir, le soir, sur leurs portes, et même de courir les rues, où elles arrêtent les personnes, de tout âge et de tout état; qu'un pareil désordre ne peut être réprimé que par la sévérité des peines prescrites par les lois, et capables d'imposer, tant aux filles et femmes de débauche, qu'à ceux qui les soutiennent et favorisent, pourquoi, il requiert y être, par nous pourvu en conséquence: Article 1er: Faisons très expresses inhibitions et défenses à toutes femmes et filles de débauche, de raccrocher dans les rues, sur les quais, places et promenades publiques, et sur les boulevards de cette ville de Paris, même par les fenêtres, le tout sous peine d'être rasées et enfermées à l'Hôpital, même en cas de récidive, de punition corporelle, conformément aux dites ordonnances, arrêts et règlements.
La loi municipale du 19 juillet 1791 n'étant pas applicable aux filles publiques, le Directoire exécutif, par son message de l'an IV, avait demandé une loi spéciale, mais il n'en a été rendu aucune.
M. Debelleyme, devenu de Procureur du Roi à Paris (1826, juillet), préfet de police, avait tenté de défendre aux filles de se montrer sur la voie publique, en dehors des habitations où elles étaient tolérées59.
L'article 330 du Code pénal et l'article 334 devraient être appliqués, à défaut de l'ordonnance de 1778, dont les dispositions demeurent implicitement abrogées.
Dès 1269, le Parlement de Paris condamnait à la peine de mort une femme, qui donnait à ses victimes des breuvages pour les endormir et les60 dévaliser ainsi plus facilement, pendant leur sommeil. (Archives nationales. Procès criminels, vol. LIV.)
On voit que l'innovation, en cette matière, n'a heureusement pas fait, jusqu'à nous, grands progrès, malgré le magnétisme et l'hypnotisme.
L'emploi des narcotiques pour endormir les victimes était, au dix-huitième siècle, connu61 et pratiqué, comme nous l'apprend la série des procédures, suivies en la Chambre de l'Arsenal, constituée par ordonnance royale, pour l'expédition des crimes d'empoisonnement et autres cas énormes.
Pendant le long règne de Louis XIV, dit le Grand, il y eut quatre procès, qui préoccupèrent le roi et toute la nation: la procédure suivie contre le surintendant Fouquet, lequel meurt subitement en la forteresse de Pignerol (avril 1680), l'affaire concernant le chevalier de Rohan, enfin ces décès si rapides, si nombreux, que les poisons, apportés de l'Italie ou fabriqués dans des laboratoires inconnus, rendaient dans toutes les familles foudroyants et mystérieux. La poudre de succession était répandue partout, non seulement dans les mets d'un souper joyeux, mais dans les parfums subtils d'un bouquet, dans les gants mis pour un bal, dans les perles d'un collier, placé sur les épaules.
Si Reich de Penautier, receveur général du clergé, fut acquitté, faute de preuve, de la prévention d'avoir empoisonné son prédécesseur, la Chambre de l'Arsenal prononça, de 1679 à 1682, 36 sentences de mort, 226 accusés appartenant à toutes les conditions sociales, étaient traduits devant elle, et les prisons d'État ensevelirent dans leur ombre, ceux qui ne furent pas condamnés. C'était plus que la mort, c'était l'oubli dans une tombe ignorée.
La Brinvilliers avait été brûlée en place de Grève, le 16 juillet 1676, et M. le premier président Lamoignon avait dit au prêtre qui assistait cette grande coupable: Nous avons intérêt pour le public que ses crimes meurent avec elle, et qu'elle prévienne, par une déclaration de ce qu'elle sait, toutes les suites qu'ils pourraient avoir. (Pierre Clément.—La Chambre de l'arsenal, 1864.—Le gouvernement de Louis XIV.—Le procès de La Voisin. Bibliothèque nationale, manuscrits français, 7608.—Archives nationales.—Bibliothèque du Corps législatif et bibliothèque nationale, recueil Bouilland, manuscrit S. F. 997.
Malgré les supplices édictés par cette lente et rigoureuse justice, dès le 21 septembre 1677, un billet anonyme, trouvé dans un confessionnal de l'église des jésuites de la rue Saint-Antoine, révélait le projet d'empoisonner le roi et le dauphin. Des soupçons s'élevèrent contre quelques gentilshommes de l'Artois, mais ils tombèrent n'étant étayés d'aucune preuve.
Il est curieux de lire les rapports des chirurgiens jurés experts, reçus à Saint-Côme, qui visitent les victimes, les reconnaissent atteintes de la crystalline, tumeur qu'il leur est expressément défendu de panser et médicamenter. (Arrêt rendu, pour crimes contre nature, par le lieutenant général de police, Réné Hérault, lieutenant de police, contre Nicolas Deschauffours, le 25 mai 1726, le condamnant à être brûlé en Grève, avec la minute de l'arrêt, puis, ce fait, les cendres jetées et semées au vent, les biens confisqués au profit du Roy, après prélèvement de trois mille livres d'amende.
Il était de tradition, parmi tous les médecins62, depuis cent ans, de considérer comme appartenant au domaine de la jonglerie et de la mystification tous les phénomènes, qui rentraient dans ce qu'on appelait le magnétisme animal ou somnambulisme provoqué. D'après la communication faite au congrès de Reims par le docteur Richet63, il faut beaucoup rabattre de cette opinion.
En étudiant l'hypnotisme, le professeur Heidenhein, de Breslau, a été amené à constater que les phénomènes de somnambulisme artificiel peuvent parfaitement être reproduits par des passes et des frictions, convenablement exécutées. Au bout d'un certain temps la sensibilité du patient s'émousse, les muscles se contractent et prennent une rigidité singulière. Puis la volonté s'assoupit, comme paralysée. A ce moment, la personne magnétisée n'est plus en état de combiner et de méditer ses sensations, de manière à en déduire une interprétation du monde extérieur, et à prendre, par elle-même, une détermination. Mais il se manifeste des phénomènes réflexes très bizarres. Si l'on irrite la peau de la région dorsale des vertèbres pectorales, les bras se lèvent comme d'eux-mêmes au-dessus de la tête. Mais il y a mieux encore: les mouvements perçus d'une façon inconsciente à l'aide de la vue et de l'ouïe, sont imités automatiquement par l'hypnotisé. Si vous criez: au feu! il fera le geste d'un homme qui se brûle. Quant à l'explication, elle demeure encore absolument hypothétique, et se rattache, sans doute, aux problèmes les plus mystérieux de la physiologie mentale. Mais, il n'est pas moins très important que les phénomènes de cet ordre aient enfin reçu droit de cité, dans le monde scientifique. Trop de savants, en effet, par l'excès d'une qualité, sont amenés à nier les faits qu'ils ne comprennent pas, c'est-à-dire qu'ils ne peuvent classer encore à côté d'autres faits déjà connus. C'est l'opposé du credo quia absurdum des catholiques. Il ne faut jamais croire ce qui est absurde, mais il faut se garder de déclarer absurde tout phénomène nouveau ou même rebelle aux théories classiques. On doit observer la nature sans parti pris, et, comme un loyal juré, dire sur ce qu'on a vu, la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
VII
MESSAGE DU DIRECTOIRE EXÉCUTIF.—LE CODE PÉNAL.—NOMBRE DES MAISONS DE DÉBAUCHE A PARIS.—TABLEAU DES MAISONS OU S'EXERCE A PARIS LA PROSTITUTION DES FILLES INSCRITES ET NON INSCRITES.—OPINION DE FAUSTIN-HÉLIE SUR LES POUVOIRS DE LA PRÉFECTURE DE POLICE ENVERS LES PROSTITUÉES.
Le Directoire exécutif, dans le message adressé au Conseil des Cinq-Cents, le 17 nivôse, an IV, se préoccupait, sinon d'anéantir la prostitution, du moins d'empêcher, par des pénalités nouvelles, son développement et ses scandales. Les «mœurs sont, citoyens législateurs, la sauvegarde de la liberté et, sans elles, les lois, même les plus sages, sont impuissantes. L'austérité, en doublant les forces physiques, donne à l'âme plus de vigueur et d'énergie. Il importe donc d'arrêter, par des mesures fermes et sévères, les progrès du libertinage qui, dans les grandes communes, particulièrement à Paris, se propagent, de la manière la plus funeste pour les jeunes gens et surtout pour les militaires.» (Loi du 19 juillet 1791; 330, 331, 334 du Code pénal.)
Les termes de l'art. 334 du Code pénal sont formels et généraux, ils64 visent: «quiconque aura attenté aux mœurs en excitant, favorisant ou facilitant habituellement la débauche ou la corruption de la jeunesse de l'un ou de l'autre sexe au-dessous de vingt-un ans.»
Il a fallu s'envelopper de subtilités pour appliquer ce texte, si formel, seulement aux proxénètes, qui sont artisans habituels de la débauche et échangent, contre de l'or, la vertu des enfants, commettent un infanticide moral. Il est nécessaire d'appliquer les dispositions de cet article aux faits personnels et directs d'impudicité, sur des mineurs, sans exiger capricieusement, dans telle ou telle espèce, la double condition de répétition des actes impudiques et de pluralité de personnes corrompues, comme l'avait fiait l'arrêt solennel de la Cour de cassation du 26 juin 1838.
Il ne faudrait point croire, en voyant une diminution dans le nombre des maisons officiellement connues, que la débauche sente les rangs de son armée s'éclaircir. Loin de là; mais la prostitution ouverte, reconnue, perd du terrain pour faire place à une prostitution plus dangereuse encore, la prostitution libre, exercée sans contrôle; de jour en jour s'augmente le nombre des femmes qui tiennent boutique ouverte de plaisirs dangereux, en conservant toute liberté d'allures, en évitant toute surveillance. Le nombre des maisons de filles diminue, et dans certains quartiers, chaque logis meublé n'est à vrai dire qu'une maison de filles, dont la porte s'entr'ouvre chaque soir, pour livrer passage à des quêteuses d'hommes. C'est ainsi encore que chaque jour donne naissance à ces établissements étranges qu'on décore du nom de café, de brasserie, et où le service est fait par des filles, dont l'influence est d'autant plus grande sur les consommateurs que leur véritable profession, la prostitution, se dissimule sous l'apparence trompeuse d'une occupation plus régulière. Dans le quartier Latin, en particulier, on compte plus de soixante maisons de ce genre; c'est là que les jeunes gens se rassemblent, avec d'autant moins d'hésitation qu'un pavillon rassurant couvre, pour ainsi dire, la marchandise.
Mercier disait déjà dans son Tableau de Paris (1780), qu'il y avait alors, dans cette ville, 30 000 femmes perdues. Qui en dirait le chiffre réel aujourd'hui, sinon les hôpitaux, dans leurs chiffres éloquents, et les médecins, les chirurgiens, dans leurs intimes et désolantes constatations? Sur 116 filles soumises, on trouve une ou deux malades seulement, tandis que, sur 100 insoumises, on compte 61 malades.
En 1865, un rapport d'inspection générale constate que les casernes des régiments de la Garde Impériale, mieux soldés, sont désertes, que leurs soldats, à Paris, fournissent 20 000 journées d'hôpital, et que les hôpitaux et infirmeries militaires regorgent de vénériens (Maxime Du Camp, docteur Martineau, Lecour).
En 1843, le département de la Seine comptait 235 maisons de tolérance.
| En 1851 | 219 |
| En 1855 | 204 |
| En 1860 | 194 |
| En 1865 | 172 |
| En 1869 | 152 |
| En 1871 | 136 |
| En 1874 | 134 |
| En 1877 | 136 |
Les filles inscrites dans les maisons étaient:
| En 1855 | 4,259 |
| En 1860 | 4,199 |
| En 1865 | 4,225 |
| En 1869 | 3,731 |
| En 1872 | 4,242 |
| En 1875 | 4,580 |
| En 1876 | 4,380 |
A Paris 1870-1880.
Le nombre des filles inscrites en 1870 était de | 3,359 |
Le nombre des filles inscrites en 1880 était de | 3,375 |
Années comparées de 1870 et 1880(augmentation pour 1880) | 16 |
Pendant la période de 1870 à 1874 l'effectif s'est élevé à | 4,603 |
| Nombre de prostituées dans Paris. | |||||
| Inscrites. | { | En tolérance | 972 | } | 3,375 |
| Isolées | 2,160 | ||||
| Nombre de prostituées (banlieue). | |||||
| Inscrites. | { | En tolérance | 68 | ||
| Isolées | 175 | ||||
| Non inscrites | 400 | ||||
| Prostitution clandestine dans Paris. | |||||
| S'exerçant | dans les garnis | 15,000 | } | 40,000 | |
| — | dans les boutiques | 2,000 | |||
| — | dans les chambres isolées | 20,000 | |||
| — | dans les bals, concerts et cafés | 3,000 | |||
| Maladies. | |||||
| Nombre de prostituées | inscrites (malades) | 2 | p. 100. | ||
| — | non inscrites | 40 | — | ||
| Age des prostituées. | |
| Pour les filles inscrites de | 18 à 68 ans. |
| Pour les insoumises de | 13 à 50 ans. |
| Origine. | |||
| Françaises, 2,800; Belges, Allemandes, Russes, Suisses, Italiennes, Espagnoles, Portugaises, Algériennes, Américaines, 575. |
|||
| Mariées | 330 | } | 3,375 |
| Non mariées | 3,045 | ||
Par mois, la police arrête, en moyenne, 300 filles insoumises; sur lesquelles 115 mineures sont inscrites par an.
Il y a environ 2600 filles en cartes, pouvant sortir seulement de 7 à 11 heures du soir.
Les anciennes dispositions relatives à la réglementation de la prostitution, ont été implicitement maintenues par l'article 484 du Code pénal, ainsi conçu: «Dans toutes les dispositions, qui n'ont pas été réglées par le présent65 Code et qui sont réglées par des lois et règlements particuliers les Cours et Tribunaux, continueront de les observer. (Voir encore les lois des 14 décembre 1789; 16, 24 août 1790; 19, 22 juillet 1791.)
L'article 471 du Code pénal punit d'amende de 1 franc à 5 francs inclusivement ceux qui auront contrevenu aux règlements ou arrêtés publiés par l'autorité municipale, en vertu de la loi des 16 août 1790 et 19 juillet 1794. Cette disposition, appliquée dans les départements, n'est pas visée, dans la pratique de Paris (qui opère et agit, elle déclare y être forcée), d'une manière absolument arbitraire pour les arrestations et détention des filles.
A l'égard de ces filles, dit M. le président Faustin-Hélie66, aucune loi ne donne à l'administration le droit de les arrêter et détenir arbitrairement.
Quelle que soit la position de ces femmes, elle doit les surveiller, mais elle ne peut les arrêter, lorsqu'elles ne commettent pas un délit punissable. On ne peut constituer de classe à part, qui soit en dehors du droit commun et pour laquelle les lois n'aient ni force ni protection; on ne peut reconnaître à l'administration d'autres droits que ceux que la loi lui confère. Qu'en conclure donc? Qu'il faut revenir à l'égalité devant la loi.
VIII
LA PRÉFECTURE DE POLICE.—SAINT-LAZARE.—LE MOUVEMENT EN ANGLETERRE ET EN FRANCE SUR LA RÉPRESSION DE LA DÉBAUCHE.
Veut-on connaître quelques détails sur cette administration, qui a pour mission de réprimer la débauche, et à laquelle on refuse des armes?
A la Préfecture de police, dont le fonctionnement est si important, le service des mœurs comprend: le chef de la première division, le chef du deuxième bureau de la première division, l'officier de paix, chef du service des mœurs, l'inspecteur principal, un brigadier et trois sous-brigadiers, dirigeant soixante inspecteurs, pour surveiller Paris et la banlieue, divisés par arrondissements et lots.
A Saint-Lazare sont cinq catégories de recluses:
1º Les filles détenues, administrativement, soumises ou insoumises;
2º Les prévenues, en vertu de mandats de justice;
3º Les condamnées à moins d'un an de prison, pour délits;
4º Les condamnées à plus d'un an, attendant leur transfèrement, dans les maisons centrales;
5º Les jeunes filles, détenues par correction paternelle ou condamnées pour avoir agi avec ou sans discernement. (66, Code pénal.)
L'infirmerie de Saint-Lazare peut recevoir 360 malades; elle en compte habituellement de 250 à 300.
L'emprisonnement à Saint-Lazare varie d'un mois à deux mois, dans l'intérêt des entrepreneurs des prisons.
La maison de Saint-Lazare est dirigée par soixante religieuses, appartenant à l'ordre de Marie-Joseph.
Les mineures de dix-huit ans accomplis figurent, parmi les filles publiques:
| En 1855 | 182 |
| En 1860 | 80 |
| En 1865 | 76 |
| En 1869 | 65 |
| En 1872 | 160 |
| En 1873 | 188 |
| En 1874 | 174 |
| En 1875 | 149 |
| En 1876 | 114 |
Les mineures au-dessous de dix-huit ans:
| En 1855 | 75 |
| En 1860 | 20 |
| En 1865 | 13 |
| En 1869 | 22 |
Les poursuites exercées à Paris, à diverses époques, plus récemment encore à Auch67, Marseille, Lyon, démontrent qu'à ces écoles de la débauche, se forment, par le chantage, par l'association étendue dans l'ombre, les plus habiles et les plus audacieux criminels68.
Les revenus quotidiens des souteneurs, à Paris, sont importants, ainsi qu'on peut en juger par le document qui suit:
Depuis quelque temps, les habitants de Neuilly étaient effrayés par de fréquentes attaques nocturnes et de nombreux vols à main armée; voulant mettre fin à cet état de choses, on en référa au chef de la sûreté, qui expédia aussitôt plusieurs agents. On ne tarda pas alors à découvrir les coupables. D'après certaines indications, les soupçons se portèrent sur trois individus, qui occupaient, avec deux filles de mauvaise vie, un taudis, rue du Marché, 49. Une descente de police fut organisée et l'on arrêta les cinq individus. Depuis, une souricière ayant été établie, le chiffre des arrestations s'éleva graduellement à quatorze. Dans cette bande, se trouvent deux repris de justice, dont le casier judiciaire est amplement garni.
Un détail curieux et tout à la fois écœurant. Le système de défense des hommes de cette bande, lorsqu'on leur reproche les attaques nocturnes, est celui-ci: «Pourquoi aurions-nous volé, disent-ils, puisque nos marmites—c'est ainsi que dans leur langage naturaliste ils désignent les femmes—nous donnent six cents francs par mois.»
Comme ce chiffre paraissait invraisemblable, l'un d'eux a fourni comme preuve le carnet de comptabilité d'une des femmes; nous extrayons une feuille du carnet de la fille Paola.
| RECETTES | POUR GUSTAVE | |
| fr. c. | fr. | |
| Dimanche | 47 » | 40 |
| Lundi | 22 » | 20 |
| Mardi | 18 50 | 15 |
| Mercredi | 13 » | 10 |
| Vendredi | 18 » | 15 |
| Samedi | 24 » | 20 |
| Dimanche | 34 50 | 25 |
| ——— | ——— | |
| 174 » | 14569 | |
Le 16 février 1879, MM. Schœlcher, sénateur des Colonies, Thulié, Tolain, députés; Liouville, conseiller municipal; Tirard, député-ministre, donnaient leur démission de membres d'une commission d'enquête sur la Préfecture de police, n'ayant pu accomplir leur mission.
Pourquoi? On ne leur avait rien montré; toujours le secret professionnel, à tous les degrés.
C'est qu'une pareille recherche découvrirait sans résultat possible, si ce n'est pour la curiosité publique, les recherches d'une administration, obligée d'opérer dans l'ombre, avec ses agents secrets, contre les malfaiteurs, qui se cachent, dans tous les mondes et sous toutes les couches sociales.
En Angleterre fut pris, surtout dans l'intérêt des garnisons et70 stations navales, le 29 juillet 1864, un bill contre les maladies contagieuses (the contagious diseases prevention act).
Depuis cette époque, le parti libéral en a demandé le rappel; 10 députés seulement sur 26 représentants des villes, soumises à ce régime, en ont demandé le maintien, énergiquement combattu par MM. Williams Fowles, Bright, Gladstone, Mandella, Stainfeld, Childen, S. Bourcourt, Johnston, madame Joséphine Butler de Liverpool, madame Venturi, ont remis au Parlement des pétitions, couvertes de dix-neuf cent soixante-huit mille trois cent soixante-dix-neuf signatures, réclamant l'abrogation d'un acte aussi contraire à la liberté et à la légalité. A Paris même, madame Chapman a, dans le même but, organisé une société, rue de Rivoli, 217.
IX
LA POLICE DES MŒURS.—SON ACTION.—SES RÈGLEMENTS.
On sait quelles critiques sont journellement dirigées contre la police des mœurs, ses agents, et leur façon d'opérer; on sait quelle ardente campagne est menée à ce sujet, dans bon nombre de journaux; mais ce qui est généralement ignoré, ce sont les recommandations si sages, insérées dans le règlement arrêté le 15 octobre 1878 par M. Al. Gigot, alors préfet de police.
Ces instructions, courtes et simples, visent la prostitution clandestine et les filles insoumises, la prostitution tolérée et les filles inscrites, et contiennent quelques dispositions particulières sur les outrages publics à la pudeur, le service administratif et le service médical.
Les inspecteurs à qui une maison est signalée, comme lieu clandestin de prostituées, en préviennent le chef de la police municipale; celui-ci, après enquête, fait donner, par le chef de la première division, un mandat de perquisition, en vertu duquel on peut, avec l'assistance du commissaire de police, visiter, de jour ou de nuit, l'établissement suspecté.
Si quelque fille, ayant obtenu l'autorisation de loger en garni, est trouvée faisant commerce de prostitution, dans le garni qu'elle habite, elle peut être arrêtée, car l'autorisation obtenue par elle n'a d'autre but que de lui fournir un asile; mais elle éviterait cette conséquence si elle était trouvée avec un individu, la gardant comme concubine, chose facile à établir par le relevé du registre de police.
Il est rappelé que les cabarets et lieux connus pour favoriser la débauche clandestine peuvent être visités par les commissaires de police, sans mandat, jusqu'à l'heure de leur fermeture, et même après, dans le cas où les portes ne seraient pas fermées à l'heure ordonnée.
On recommande aux agents, pour ce qui regarde les filles insoumises, leur surveillance et leur arrestation, une prudence excessive. Il est dit qu'on ne les doit emmener qu'après la constation de faits précis et multipliés de provocation à la débauche, à moins qu'il n'y ait aveu de la fille ou de l'homme, trouvé avec elle, et que les agents ne doivent pas user de subterfuges et de provocations.
Dès qu'une fille est arrêtée, un rapport doit être dressé par les inspecteurs, qui ont à vérifier immédiatement si l'adresse indiquée est bien celle de la demeure réelle; il faut en effet se livrer aux recherches nécessaires pour constater des faits habituels de débauche publique, un fait de débauche privée n'est jamais suffisant pour permettre l'arrestation de celle qui s'y livre.
C'est ainsi qu'une femme, trouvée dans un garni avec un homme, n'encourt point une arrestation, quand elle est en relation habituelle avec celui qui l'accompagne, à plus forte raison quand il n'y a pas un commerce de prostitution, moyennant argent, il est ordonné de ne point se saisir de la femme; de même quand elle est trouvée seule, quelque soit le lieu de la découverte.
Les commissaires de police ont à décider si l'arrestation doit être maintenue, et ce, après avoir entendu les agents et la personne arrêtée; procès-verbal est dressé sur formules imprimées.
Les inspecteurs doivent exercer une surveillance journalière sur les maisons de tolérance, et veiller à ce que les obligations imposées soient rigoureusement observées. Pour les filles inscrites, il est permis d'exiger la représentation de leur carte, afin de s'assurer de leur exactitude à la visite; mais les agents doivent avoir le soin, quand ils ne trouvent pas au domicile indiqué une fille qu'ils sont chargés de prendre, de ne point laisser trace de leur recherche.
Sur les filles disparues une grande circonspection est nécessaire; aussi faut-il se borner à faire connaître, dans un rapport spécial, la situation nouvelle de ces femmes, quand elles ont pris un autre genre de vie, et qu'elles se sont remises au travail; on ramène au bureau administratif celles qui n'ont point renoncé à la débauche.
Quant aux filles arrêtées, quand elles ne peuvent être dirigées sur la Préfecture de police, on les conduit dans les postes, d'où elles sont transférées au Dépôt.
Ce ne sera point seulement pour la recherche et la surveillance des prostituées que les agents des mœurs ont des fonctions à exercer; on leur rappelle que le cas de sodomie, consommé ou tenté dans un lieu public, constitue un outrage public à la pudeur, devant lequel ils ne sont point désarmés; on leur renouvelle la recommandation de ne point agir par voie de provocation.
Les instructions, données sous la rubrique du service administratif, portent sur l'examen des pièces, sur l'interrogatoire auquel se livre le commissaire interrogateur, au bureau des mœurs, lequel doit soumettre à une commission spéciale le cas des filles insoumises majeures, qui refusent leur inscription et la position à examiner, avec leur famille, des filles mineures.
Les punitions disciplinaires à infliger aux filles continuent, dit la note, à être infligées par le préfet, et, dans le cas d'une réclamation, par la commission, qui entend la fille arrêtée; dans cette commission entrent le préfet lui-même et deux commissaires de police.
La dernière recommandation est adressée au service médical, qui doit s'abstenir de procéder à la visite corporelle, quand une résistance est rencontrée chez la fille; l'incident est alors soumis au préfet. Telles sont, en résumé, les instructions données aux agents des mœurs et qui limitent le champ, dans lequel ils doivent agir. On voit que, dans une ville comme à Paris, théâtre de tant de désordres, il est bien difficile d'agir avec plus de mesure, de circonspection, de manière à sauvegarder les intérêts publics et privés. Comment, sur le grand nombre, éviter une erreur? On en a signalé parfois, avec grand bruit, mais sans preuves le plus souvent.
LE DIVORCE
I
LE DIVORCE.
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Trop heureux si bientôt la faveur d'un divorce
Me soulageait d'un joug, qu'on m'imposa par force.
(Racine.—Britannicus, II).
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Nous venons d'exposer les chiffres, le personnel du crime et de la débauche à Paris. A toutes les causes suffisantes de dissolution pour la société Française, si profondément travaillée déjà, est venue, dans ces derniers temps, s'en ajouter une nouvelle qui, suivant nous, s'attaque à la famille elle-même et la détruit. Nous voulons parler ici du divorce, dont bien des unions, déjà désorganisées ou séparées judiciairement, attendent la prochaine proclamation, comme un bienfait, comme une libération. Divorçons71 est la devise, trop facilement acceptée par des époux qui ont, à peine, essayé du mariage et qui s'en montrent, de suite, dégoûtés, ne voulant pas comprendre qu'il est indissoluble, dans son essence72 civile et religieuse, comme étant de toutes les actions celle qui intéresse le plus la société.
Molière, ce grand penseur, ce grand écrivain, ce martyr résigné a écrit, dans l'École des femmes (III):
De son côté, Bourdaloue, s'écriait avec éloquence: «On ne regarde plus, ce semble, le mariage, comme une chose73 sacrée, mais comme une affaire temporelle et comme une simple négociation.»
Enfin, et à un autre point de vue74, Buffon constatait que, dans son temps, c'est-à-dire il y a près de cent ans, chaque mariage produisait à Paris75 environ quatre enfants deux tiers, au lieu qu'à présent chaque mariage ne produit, tout au plus, que quatre enfants!
Dans les autres pays (moins riches et peut-être à cause de cette situation même, car la misère est prolifique), la population augmente et, en France, nous la voyons décroître, sans nous en préoccuper, sans en rechercher76 les causes, sans en appliquer les remèdes possibles. Les logements doivent être aérés, les aliments doivent être sains et surveillés sur les marchés, les boissons, trop souvent frelatées, troublent les cerveaux et déterminent de fréquentes maladies des centres nerveux. Il y a là, dans les ménages, pour la conception, tout un ensemble de phénomènes mystérieux à étudier, à prévenir, à guérir, par une science77 habile. Ce sont là, suivant nous les grands horizons, sur lesquels se doivent porter les méditations des gouvernements, des législateurs.
Il ne nous paraît pas que le projet de loi sur le Divorce réponde à un besoin vrai de notre société Française, ou à une nécessité de notre temps; jusqu'à preuve contraire et attendue, nous n'y voyons qu'une machine de guerre, destinée à détruire la famille et la propriété, réglées dans leur constitution et leur transmission, par des lois éclairées.
Avec la nature mobile du caractère français, avec les impressions passagères qui le dirigent trop souvent, le mariage deviendra la satisfaction éphémère d'un caprice et, après un certain temps, les conjoints reprendront, à leur gré, leur liberté78, pour voler à de nouvelles épreuves, toujours charmantes au début, pénibles seulement à la longue, quand est venue la satiété. Châteaubriand lui-même disait dans sa vieillesse, charmée pourtant par madame de Récamier: «J'ai baillé ma vie!»
II
DU DIVORCE DANS L'ANTIQUITÉ.
Il faut, pour se prononcer, sur la question qui nous occupe, jeter un coup d'œil sur le droit ancien et les législations étrangères, que les études, si consciencieusement79 rappelées dans sa thèse de doctorat, par M. E. Combier, à qui nous empruntons ce qui va suivre, permettent d'examiner, avec certitude. Les différences des mœurs, des coutumes, des habitudes, des époques apparaissent, à chaque pas, sans qu'il soit besoin d'y insister, et démontrent l'abaissement, l'esclavage muet et humilié, sous lequel la femme fut et est encore maintenue.
En Chine, la femme dépend de son père avant le mariage, de son mari pendant le mariage et de son fils, lorsqu'elle est veuve. (Confucius. Davis. The Chinese.) La polygamie n'est pas permise, mais le concubinage est autorisé, le divorce peut être demandé pour adultère, stérilité de la femme, conduite licencieuse, que des grilles solides rendent difficile.
Les Japonais, dont la législation semble perfectionnée déjà, bien qu'ils aient cru devoir la soumettre à deux80 professeurs de la Faculté de Droit de Paris, ont, sur leurs femmes, un pouvoir absolu, ils peuvent même les vendre, en cas de pressant besoin, les renvoyer, en cas de stérilité, ou de babil, comme un perroquet, les tuer, en même temps, que le complice d'adultère, mais non séparément, sous peine d'être poursuivis comme meurtriers. Là, les mœurs exigent tout de la femme, rien du mari—ce dernier est le chef, le maître, à qui sa femme est liée, par une chaîne, que la mort81 peut, à peine, rompre, dit M. Bousquet.—Le divorce est rarement prononcé au Japon s'il y a des enfants; si le divorce est cependant obtenu, les enfants restent à la garde du père.
Dans l'Inde, le mariage n'était dissous que pour cause de stérilité, après huit années sans enfants, ou si, au bout de douze ans, la femme n'avait donné naissance qu'à des filles. (Lois de Manou.) L'adultère donnait lieu au divorce, et, dans ce cas, la femme était punie par la perte de sa dot.
En Perse, la femme peut être répudiée, deux fois de suite, elle peut aussi obtenir le divorce, pour cause de misère, d'actes immoraux ou d'impuissance du mari.
Dans la Grèce, le divorce était fréquent, mais entouré pour les femmes, de grandes difficultés, elles pouvaient, nous apprend Hérodote, être répudiées pour cause de stérilité, et flétries pour adultère.
Pour les Juifs, le divorce fut autorisé par la loi de Moïse, «afin, dit saint Jérôme, de permettre, comme remède à des misères ou chagrins domestiques, de prendre de nouvelles épouses plus jeunes, plus belles, plus riches.» (Saint Jean Chrysostome, 12e homélie.)
La conséquence de l'adultère de la femme Juive n'était pas le divorce, mais la mort. L'adultère du mari n'était puni que lorsqu'il était trouvé, en flagrant délit, avec une femme mariée. (L. de Modène. Cérémonies et coutumes des Juifs. Lettres patentes de juin 1776.)
A Rome, d'après Plutarque (Vie de Romulus), les maris pouvaient répudier leurs femmes, coupables de supposition de part, voleuses avec fausses clefs, ayant préparé du poison, commis un adultère ou s'étant mises en état d'ivresse. (Aulu-Gelle, Nuits Attiques, liv. X, chap. XXIII.)
Dans une de ses comédies (Mercator), Plaute fait dire à Syra: «Utinàm lex esset eadem quàm uxori est viro.» Toujours ce même désir d'égalité de la femme, devant la loi, afin qu'elle puisse répudier aussi son mari, qui pouvait la renvoyer, pour cause de stérilité, comme le fit le premier Spurius Carvilius Ruga, qui avait imprudemment juré aux censeurs de donner bientôt, par son mariage, des enfants à la patrie. On s'indigna d'abord de ce divorce et de son motif, incertain peut-être, mais d'autres bien nombreux suivirent bientôt et sans cause, ou pour des puérilités: une femme, qui sort tête nue, une autre, en compagnie d'une affranchie, mal famée. Paul-Émile renvoie la vertueuse Papyria, mère de Scipion l'Africain, parce que ses souliers neufs le gênent. (Valère Maxime. Plutarque.) Sylla répudie sa femme Cæcilia, Pompée épouse la fille de Sylla, mariée et enceinte. César répudie Pompeia, sur un simple soupçon d'adultère, en disant aux Tribuns cette phrase superbe, tant de fois répétée depuis, pour dispenser de preuves: «La femme de César ne doit même pas être soupçonnée!» Caton d'Utique lui-même céda sa femme Marcia, alors enceinte, à son ami Hortensius, signa au contrat et reprit l'abandonnée, avec plaisir, quand le défunt lui rendit sa place. (Plutarque, Vie de Caton.)
La dot, on le comprend bien, avait plus de part que le cœur en ces amours éphémères, elle reste au mari, répudiant sa femme, pour mauvaises mœurs. On épousait des courtisanes, bien achalandées, puis on les renvoyait après, mais sans leur fortune faite; ainsi agit Titennius pour épouser Farmia et aussi Cicéron, le prince des orateurs, qui répudia Terentia, pour s'unir à une jeune fille, dont la grosse dot paya ses dettes.
Les vices du monde, conquis par elle, désolent Rome victorieuse; les matrones imitent les courtisanes d'Athènes. L'accès du divorce, rendu facile à tous et à toutes, conduit les femmes à l'adultère82, elles affichent les mêmes licences que les hommes, partagent leurs orgies, défient les plus intrépides, la coupe à la main, les surpassent même, par les raffinements de leur luxure, sauf à payer, par des infirmités précoces et étrangères à leur sexe, la peine de ces vices, qu'elles n'auraient jamais dû connaître.
La débauche, à Athènes, était modérée, discrète, contenue, élégante; une fois répandue, dans Rome, elle n'y rencontra plus de digue. Les Romains, violents et grossiers, s'y plongèrent sans mesure, sans frein, et comme les femmes jouissaient, chez eux, d'une liberté illimitée, la luxure pénétra au sein des familles et souilla jusqu'à la sainteté antique du foyer83. La corruption des mœurs détruisit la censure, instituée pour supprimer les Saturnales et leurs infâmes initiés (186 avant J.-C.). Caton affichait, devant ses enfants, ses relations avec une jeune et belle esclave. Les femmes ne comptaient plus les années par le nombre des consuls, mais par celui de leurs amants. Elles avaient un mari seulement pour provoquer à l'adultère, elles se mariaient, dit Sénèque, pour divorcer, et divorçaient pour avoir le plaisir de se remarier encore. Pour échapper momentanément aux lois caducaires on vit les célibataires, en apparence les plus endurcis, contracter des unions irréfléchies84.
Aux causes de divorce, indiquées par Plutarque, il faut ajouter: la captivité chez l'ennemi pendant cinq ans, l'impuissance du mari, l'adultère, la folie incurable. (Ulpien. Digest. De divortiis.)
On ne peut méconnaître que l'Empire Romain s'écroula sous le poids de ses immenses conquêtes, mais à cette cause de dissolution il faut ajouter la dépravation profonde, qui rongea les corps et les âmes, les passions égoïstes, remplaçant au foyer conjugal l'austérité des mœurs antiques. «L'exemple des Romains, dit Gibbon, démontre bien que le divorce ne contribue pas au bonheur et à la vertu des peuples.»
Nous allons voir maintenant quel rôle il joue, chez les nations modernes, et si la France doit, sans péril, l'adopter à l'heure présente.
III
LE DIVORCE CHEZ LES NATIONS ÉTRANGÈRES85.
En Angleterre, où les formalités du mariage sont rendues très faciles, puisqu'il n'est pas nécessaire de recourir à l'autorité spirituelle, il suffit aux futurs de remettre au greffier civil (registrar) les papiers, les certificats de publication en présence de deux témoins, portes ouvertes, entre huit heures et midi.
Le divorce était prononcé par les cours ecclésiastiques, pour incapacité proclamée par les lois canoniques; et, dans certains cas, comme pour adultère de la femme, par acte privé du Parlement. L'acte de la Reine Victoria (28 août 1857) transporta le jugement de ces questions à la Court for divorce, and matrimonial causes. Cette juridiction peut prononcer le divorce pour adultère, sévices, abandon sans cause, pendant deux années au moins (La Play, Constitution de l'Angleterre).
Le mariage est aujourd'hui encore, en Angleterre, entouré de tant de respect que le divorce y est, dans toutes les classes, une très rare exception. L'acte de 1857 n'est pas applicable, dans les îles Normandes, non plus qu'en Écosse ou en Irlande.
Aux États-Unis, où le droit commun de l'Angleterre règne encore généralement, chaque État observe pourtant une législation, qui lui est propre. Le mariage est établi par la déclaration libre des parties, devant le magistrat, ou seulement même devant témoins. Les hommes sont nubiles à quatorze ans, les filles à douze, sans avoir alors besoin du consentement des parents. Le divorce a lieu pour cause d'adultère, dont la preuve peut être repoussée, si l'autre conjoint a commis la même faute. La tendance actuelle, en Amérique, est de faciliter le divorce pour les femmes, émancipées complètement de la puissance maritale par l'acte de 1875, dans le Massachusetts. Dans certains États, la séparation de corps est admise, comme une épreuve temporaire, devant aboutir à la réconciliation ou au divorce.
Chez les anciens Germains, le mariage, nous apprend Tacite, était une alliance indivisible et sacrée, à côté d'elle, on admettait et on admet encore l'union morganatique, privée de certains effets du mariage légitime. (Miroir de Souabe. Lehr. Droit germanique.) Le 9 mars 1874, fut promulguée la loi qui établit le mariage civil dans toute la Prusse; le mariage civil y doit précéder le mariage religieux, sous peine d'amende; cette loi fut étendue à toute l'Allemagne par la loi du 6 février 1875. Les cas de divorce admis sont très nombreux. (Le Landrecht prussien, promulgué le 1er juin 1794, contient 119 articles, relatifs au mariage); en première ligne l'adultère, les actes immoraux, les relations suspectes, continuées malgré l'injonction du juge, l'abandon volontaire, le refus obstiné du devoir conjugal, les infirmités génitales, la démence incurable, les condamnations infamantes, les injures graves, l'ivrognerie et la débauche habituelle, l'exercice d'un métier honteux, la misère, le changement de religion. Quand il n'y a pas d'enfants, le divorce peut s'opérer par consentement mutuel. A Brunswick, l'expulsion du pays est une cause de divorce.
En Hollande, où notre Code fut suivi jusqu'en 1830, la législation de 1838 a admis à la fin le divorce et la séparation de corps, permise même par consentement mutuel.
La Suisse, diverse comme ses paysages, est régie par des lois, par des coutumes, réunies en fédération, où le divorce est admis par la constitution du 29 mai 1874, pour adultère, dans les six mois, pour attentat à la vie du conjoint, pour condamnation infamante, pour abandon malicieux du foyer, pendant deux ans, pour folie incurable.
En Autriche, le divorce est aussi admis; de même en Suède, en Russie, en Norwège, les causes y sont: l'adultère, les maladies chroniques, les condamnations infamantes.
L'islamisme existe encore en Afrique, en Asie et ses disciples se demandent si la femme a une âme, lui permettant d'entrer, un jour, dans le Paradis des hommes.
Mahomet dit aux croyants: «Les femmes sont votre champ, ensemencez-le, à votre gré, vous êtes supérieur à elles.» Le Prophète limite à quatre le nombre des femmes (tout en faisant une meilleure exception pour lui-même), le nombre des concubines est illimité. D'après Lane (modern Égyptian) les hommes changent de femme, une fois par mois. Le divorce existe pour adultère, impuissance, folie. (Surah.)
Le Mexique, l'Italie, l'Espagne, le Portugal n'ont admis jusqu'ici que la séparation de corps.
La Belgique a conservé le titre VI du Code Napoléon, dont les dispositions ont cessé d'être en vigueur, en France, depuis la loi de 1816. Le divorce est donc usité chez nos voisins, qui en usent largement, concurremment avec la séparation de corps. Il en est de même aujourd'hui, dans l'Alsace-Lorraine, où le divorce a été rétabli par la loi de 27 novembre 1873.
Les Arabes de l'Algérie sont régis par le sénatus-consulte de 1865.
IV
DU DIVORCE DANS LES GAULES (PÉRIODE BARBARE).
César, en parlant des Gaulois, ne cite pas d'autre cause de dissolution du mariage que le décès de l'un des conjoints. Faut-il en conclure que le divorce n'était pas admis chez eux? César nous apprend, de la façon la plus claire, que les pouvoirs les plus absolus étaient concentrés dans les mains du mari, qui avait droit de vie et de mort sur sa femme, comme sur ses enfants: «Viri in uxores, sicuti in liberos, vitæ necisque habent potestatem86.» A l'époque de la conquête, le chef de famille Gaulois avait le droit de répudier sa femme, comme il avait le droit de la faire périr, dans les supplices, lorsqu'elle encourait quelque soupçon grave: «Si compertum est, igne atque omnibus tormentis excruciatas interficiunt.» Néanmoins les Gaulois avaient des mœurs très pures et le divorce, s'ils le pratiquaient, ne dégénéra jamais en abus.
La famille antique, unie par des liens étroits, se groupait autour de son chef, abdiquant devant lui toute indépendance, et se soumettait fidèlement à une autorité, sans limites, sentant le besoin de se protéger par la force et l'union, contre les dangers du dehors. C'est ainsi que la force apparaît primitivement comme la forme de tout droit; le besoin de protection donne un pouvoir absolu au chef de famille, et c'est un caractère des mœurs patriarcales de voir une pareille toute-puissance, exercée sans injustices et sans abus, par les hommes, qui en sont revêtus.
Si nous examinons maintenant l'état de la famille chez les peuples germaniques, qui allaient envahir la Gaule, nous voyons les Germains adopter le principe de l'indissolubilité du mariage. Le mariage avait eu tout d'abord, pour caractère la forme d'un achat et d'une vente87, mais ces formes ne furent plus bientôt qu'un symbole et l'union légitime fut entourée de respect et d'hommage.
«Ils se contentent d'une seule femme, dit Tacite, à l'exception de quelques grands, qui en prennent plusieurs, non par dérèglement, mais pour ajouter à leur noblesse par ces alliances88.» La femme était intimement associée à la vie et à la fortune de son mari. On l'avertissait solennellement lors du mariage: «Venire se laborum periculorumque sociam, idem in pace, idem in prælio, passuram, ausuramque, sic vivendam, sic pereundam89.» Le divorce était à peine connu et l'adultère excessivement rare; on le punissait de peines rigoureuses, le plus ordinairement la femme était brûlée vive avec son complice90.
Lorsque les tribus germaines envahirent la Gaule, leurs mœurs pures et austères se perdirent vite au contact de la civilisation raffinée des cités latines. Les lois romaines séduisirent les tribus barbares, qui ne tardèrent pas à s'assimiler les coutumes et les dépravations du vaincu91. Le droit patriarcal et rigide de la vieille Germanie fit place à une législation à la fois brutale et efféminée, à demi-civilisée et déjà corrompue. A peine établies sur le territoire de l'Empire, la pratique du divorce devint d'un usage général, parmi les peuplades conquérantes, de même que le Code Théodosien, résistant au torrent des coutumes barbares, finit par avoir force de loi parmi les Germains eux-mêmes.
Nous le voyons admis chez les Burgondes pour trois causes déterminées: l'adultère, la violation de sépulture et la magie. Cet état du droit fut modifié par la loi Gombette en 517, énumérant certaines causes, pour lesquelles le mari pouvait répudier sa femme; celle-ci ne pouvait plus divorcer92. Si le mari renvoyait sa femme injustement, il devait payer à sa femme douze sous d'or d'indemnité et le double du pretium nuptiale, c'est-à-dire les différents présents que le fiancé faisait aux parents de la fiancée, en échange du mundium. Il lui laissait aussi la maison conjugale et ce qu'elle contenait.
Les Lombards n'admettaient pour cause de divorce que l'adultère. Les Goths étaient régis sur ce point par un édit de Théodoric, qui leur appliquait la constitution de Constantin; les causes de divorce étaient pour le mari, la magie et la violation des sépulcres, pour la femme, l'adultère, la magie et l'inconduite93.
Les Visigoths admettaient aussi le divorce. En vertu des lois d'Euric Ier, la femme pouvait être répudiée pour adultère: si l'accusation était reconnue fausse, le conjoint perdait le droit de se remarier, la femme perdait sa dot et le mari était forcé de la restituer.
Certaines lois n'autorisaient le mari à répudier sa femme que s'il lui payait une indemnité. Nous voyons dans les lois galloises94, que le mari devait rendre la dot à sa femme, s'il la renvoyait avant qu'il se fût écoulé sept jours; après sept jours, depuis le mariage, il devait lui abandonner la moitié de ses biens. De même, la loi des Alemans forçait le mari, qui divorçait, à payer à sa femme quarante sous d'or; il devait jurer de plus qu'il ne la répudiait pas pour ses défauts, mais pour épouser une autre femme qu'il aimait. S'il divorçait sans motif, il était puni de peines pécuniaires et perdait le mundium. Quant à la femme, elle n'avait pas le droit de répudier son mari. Toutefois la loi des Alemans lui accordait cette faculté dans un certain nombre de cas95.—Les lois galloises limitaient ce droit à trois cas; «si leprosus sit vir, si habeat fetidum anhelatum et si cum eâ concubere non possit96.» Après le divorce, les époux pouvaient se reprendre tant qu'ils n'étaient pas remariés97.
Quant aux Francs, à peine entrés en Gaule, ils pratiquèrent le divorce qui fut bientôt facilité, n'étant soumis à aucune condition et à aucune forme. Nous ne trouvons rien sur ce point dans la loi salique ni dans la loi ripuaire, mais les formules de Marculfe prouvent l'existence du divorce par consentement mutuel. Nous en avons une ainsi conçue: «Idcircò dum et inter illo et conjuge sua... discordia regnat... placuit utriusque voluntas ut se à consortio separare deberent98.»
Le divorce était même si bien passé dans les mœurs qu'au moment où l'Église commença à régner en Gaule, après la conversion de Clovis, elle n'osa pas heurter trop violemment les coutumes gallo-franques, en proclamant nettement le principe de l'indissolubilité du mariage. Pourtant l'Église toute-puissante sur le gouvernement et sur les consciences du peuple, associée intimement à l'existence nationale, participait à sa grandeur et à ses progrès, se servant de la Gaule comme de son plus ferme soutien et de son épée dans le monde, au point qu'on put dire sans trop de présomption gesta Dei per Francos. C'était bien dans cette nation naissante, qu'elle devait songer à appliquer et faire triompher un des préceptes les plus purs de sa morale, le respect du pacte conjugal et l'indissolubilité des liens de famille. Mais ce n'était pas en changeant tout d'un coup les habitudes de peuples à demi barbares, qui avaient accepté le christianisme plutôt qu'ils n'y avaient couru, ce n'était pas en imposant violemment sa morale rigide à ces tribus à peine chrétiennes que l'Église pouvait faire triompher sa doctrine. Elle comprit, que ces préceptes, devaient pénétrer peu à peu dans les masses, et c'est un curieux spectacle que de suivre la marche et les progrès de la nouvelle foi, au milieu des difficiles écueils de son établissement, chez les barbares.
Ce furent d'abord les docteurs seuls qui proclamèrent le principe de l'indissolubilité du mariage. Les Évangélistes furent les premiers à le professer: saint Paul commentant la parole de Jésus-Christ «ils ne sont plus deux, mais une seule chair,» ajoutait «que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni99.» Puis les autres pères de l'Église, saint Jérôme, saint Jean Chrysostome, saint Augustin soutinrent énergiquement les mêmes idées.
L'Église n'avait pas encore imposé sa doctrine; les divorces restaient aussi fréquents parmi les chrétiens et les rois en donnaient eux-mêmes l'exemple. On peut citer en effet, les divorces de Théodebert, en 535; de Chilpéric, en 564; de Gontran, en 565; de Caribert, en 565; de Dagobert Ier, en 629; de Pépin, en 768; enfin ceux de Charlemagne, qui répudia successivement Hermengarde, Hildegarde et Frastrade, et qui n'en fut pas moins canonisé. Montesquieu dit, en parlant de ces divorces: «Ces mariages étaient moins un témoignage d'incontinence qu'un attribut de dignité; c'eût été blesser les rois, dans un endroit bien tendre, que de leur faire perdre une telle prérogative100.»
Cependant l'indissolubilité du mariage fut reconnue et proclamée par Pépin le Bref, en 744. Nous trouvons la preuve de ce fait dans la collection de Capitulaires de Baluze; désormais le second mariage d'un conjoint est interdit du vivant de l'autre: «quia maritus mulierem suam non debet dimittere, exceptâ causâ fornicationis deprehensa101.» Et dans ce seul cas où le divorce était permis, Pépin exigeait l'autorisation des évêques. C'était reconnaître la prépondérance ecclésiastique, en matière de mariage, et consacrer l'ingérence du droit canonique dans les questions de séparations. Aussi l'influence épiscopale devint-elle plus grande, de jour en jour, et désormais c'est la période canonique que nous avons à envisager.
V
LE DIVORCE D'APRÈS LE DROIT CANONIQUE.
Les écrivains chrétiens proclamèrent le principe de l'indissolubilité du mariage, dès les premiers temps. Jésus-Christ avait dit aux Pharisiens: «c'est à cause de la dureté de votre cœur que Moïse vous a permis de renvoyer vos femmes102.» Et la doctrine nouvelle, qui ordonnait à l'homme de ne s'attacher qu'à une seule femme, était rigoureusement commentée par les Apôtres. «Celui, dit saint Luc, qui renvoie son épouse et en épouse une autre, commet un adultère103.» Saint Mathieu admettait cependant la répudiation basée sur l'adultère de la femme, le mari pouvait alors se marier sans crime104. Saint Paul exprimait nettement que les époux n'avaient que le droit de se séparer et non pas celui de rompre le lien conjugal105. «J'ordonne, disait-il, ou plutôt c'est le Seigneur qui ordonne, par ma bouche, à ceux qui sont unis par le mariage que l'épouse ne s'éloigne pas de son mari; si elle le quitte, qu'elle reste sans se marier ou se réconcilie avec son mari.» Mêmes préceptes dans l'épître aux Romains106.
Des théologiens, comme saint Épiphane107, saint Ambroise, Astérius, évêque d'Amasie, la combattaient et saint Augustin, malgré sa vive opposition au divorce, avoue lui-même qu'il règne, en cette matière, une très grande obscurité, que chacun est libre de croire ce qu'il veut108.
Quelle que fût encore l'incertitude sur ce point, les principes de la doctrine nouvelle sur la famille et le mariage n'en étaient pas moins en complet désaccord, avec l'état des législations et des mœurs. Nous avons constaté déjà les efforts faits à diverses reprises par les empereurs chrétiens, pour mettre le droit de l'empire en harmonie avec la morale plus pure, enseignée par la religion nouvelle.
Chez les barbares, l'idée chrétienne pénétra plus facilement qu'à Rome: elle n'avait pas à combattre une législation séculaire, mais seulement des compilations romaines à peine comprises et diversement appliquées. Les différentes modifications, survenues dans les coutumes germaniques après la conquête rendaient plus faciles de nouvelles modifications telles que la reconnaissance légale de l'indissolubilité du mariage. L'idée grossière du mariage barbare, sorte de vente et d'achat, à peine transformée par le droit gallo-romain, devait offrir une médiocre résistance à l'idée plus austère et plus civilisatrice professée par le christianisme. Ce ne fut pas sans doute l'œuvre d'un jour que ce triomphe des principes nouveaux, et nous avons à signaler les hésitations, qui marquèrent l'établissement du droit canonique en Gaule.
Les conciles songèrent à formuler d'abord les principes, reconnus par les docteurs, mais privés encore de la forme précise, qui devait en rendre l'admission plus facile dans le monde chrétien. Remarquons que si les canons de certains conciles renferment quelques divergences sur le principe de l'indissolubilité du mariage, on peut répondre que ces conciles particuliers ne pouvaient avoir l'autorité d'un concile œcuménique et qu'il ne faut pas accorder aux canons d'un synode la valeur qu'on donne aux principes, reconnus par l'assemblée générale des évêques de la chrétienté.
Un premier concile, celui d'Elvire, en 313, frappait d'excommunication la femme répudiée, qui se remariait du vivant de son mari109. Mais celui d'Arles, en 314, conseillait seulement au mari d'une femme adultère de ne pas se marier, tant qu'elle vivrait (canon 10). Le concile de Milève, en 416, confirma les dispositions du concile d'Elvire110. La femme, dit le Concile de Fréjus (791), ne peut prendre mari, ni pendant la vie, ni après la mort de celui qu'elle a trompé111. Le concile de Tibur, en 895, vint encore confirmer ces dispositions: (canon 45) que, «le mari, tant que la femme vivait, ne pouvait en épouser une autre.»
D'ailleurs les papes s'étaient déjà prononcés pour l'indissolubilité du mariage. Une lettre d'Innocent Ier à l'archevêque de Toulouse, en 405, condamne la pratique du divorce112. Quelques conciles œcuméniques abandonnaient pourtant le divorce à la loi civile; c'étaient ceux de Constantinople, en 381, d'Ephèse en 431, et de Chalcédoine, en 451. D'autres conciles s'occupèrent encore du divorce. Celui de Soissons, en 744, renfermait, dans son canon 9, la disposition suivante: «Une femme du vivant de son mari, ne peut en prendre un second, parce qu'un mari ne doit pas renvoyer sa femme, à moins qu'il ne l'ait surprise en flagrant délit d'adultère113.»
Le concile de Verberie dispose (art. 9) que si la femme refuse de suivre son mari, hors de la province ou du duché, elle doit rester sans se marier, tant que vit son mari et celui-ci peut, au contraire, contracter une nouvelle union; le mari ne peut répudier sa femme que lorsque celle-ci veut le faire assassiner114. Et un autre article du même concile prévoit un cas plus grave: «si quelqu'un a dormi avec l'épouse de son frère, que les deux adultères soient privés du mariage, pendant toute leur vie. Quant au mari, s'il veut, qu'il prenne une autre épouse.» Plus tard (756), le concile de Compiègne permettait le divorce au conjoint du lépreux.
Il y avait donc une certaine hésitation, dans l'Église, à proclamer l'indissolubilité du mariage, surtout au cas d'adultère. Bientôt le concile de Fréjus (791) trancha la question: «il n'est pas permis, dit le canon 10, au mari, qui a brisé le lien conjugal pour cause d'adultère, d'épouser une autre femme, tant que la sienne vit. La femme coupable de son côté, ne peut prendre un autre mari, ni pendant sa vie, ni après la mort de celui qu'elle a trompé.
Mais si le principe de l'indissolubilité du mariage était depuis longtemps reconnu et proclamé par l'Église, il n'avait pénétré que lentement dans les mœurs et n'était entré que tardivement dans la législation des Capitulaires. Pépin le Bref défendait au mari de se remarier du vivant de sa femme115. Mais en 752, un autre capitulaire, modifié par Yves de Chartres et Gratien116, ne prononce plus la nullité du mariage, contracté du vivant de sa femme par le mari divorcé; il se contente de lui infliger une pénitence.
Nous arrivons aux Capitulaires de Charlemagne. L'influence de l'Église devient désormais prépondérante. L'empereur ne fait que consacrer solennellement le principe de l'indissolubilité du mariage. Baluze nous a conservé les paroles mêmes du puissant empereur qui s'exprime ainsi dans un capitulaire daté d'Aix la Chapelle, en 789: «Ni la femme renvoyée par son mari ne doit en prendre un second, ni le mari ne doit prendre une autre femme du vivant de la première... Que chaque prêtre annonce publiquement au peuple qu'il doit s'abstenir de toute union illicite, et que tout mariage illicite, suivant la loi divine, ne peut être dissous pour une raison quelconque, nequaquam posse ullâ occasione separari117.» L'empereur dit encore ailleurs: «Celui qui, du vivant de sa femme, convolera à une nouvelle union, quoique son mariage paraisse dissous (c'est-à-dire séparé de corps), il est impossible de ne pas le considérer comme adultère; en est de même de la personne à laquelle il est uni118.» Ainsi, aucun mariage ne peut être dissous, pour aucune cause et d'aucune manière. Une seule ressource reste aux époux qui ne peuvent supporter la vie commune: ils peuvent vivre séparément; c'est ce qu'on appelait la séparation à thoro et mensà. Le mariage n'en subsistait pas moins, avec tous ses effets.
Malgré ces dispositions législatives, malgré le principe nettement posé et généralement reconnu de l'indissolubilité du mariage, les mœurs étaient encore trop barbares pour s'accommoder de ces prescriptions rigoureuses de la doctrine chrétienne. L'Église elle-même fut obligée de se montrer tolérante; c'est ainsi qu'elle fut indulgente pour les divorces de Charlemagne, se sentant impuissante à contredire la ferme volonté du conquérant. Mais elle protesta plus tard contre celui de Lothaire II, qui divorçait cependant avec l'assentiment du concile de Metz (862). Le Roi fut frappé d'excommunication.
Ainsi l'Église s'attribuait le droit de réglementer le mariage, de s'immiscer dans les droits de la famille, fidèle à la doctrine de saint Paul, qui ne voyait dans le mariage qu'un sacrement: «sacramentum hoc magnum est, ego autem dico in Christo et in Ecclesiâ119.»
D'ailleurs on sut gré au clergé de prendre en main la juridiction du mariage et de tout ce qui touchait aux sacrements. Les prétentions de l'Église rencontrèrent peu de résistance, dans ce temps d'ignorance, de vexations où le peuple était habitué à trouver des défenseurs, parmi les évêques contre les brutalités des vainqueurs, où la procédure laïque n'était qu'un assemblage de règles grossières et d'oppressions déguisées, où enfin le clergé renfermait seul assez de science et d'équité, pour appliquer ce qui subsistait encore du droit romain, en y adaptant des principes conformes à la doctrine de l'Évangile et aux besoins du temps.
Ce fut donc à la fois pour étendre son influence sur le droit séculier et pour réhabiliter le mariage que l'Église s'attribua la connaissance des questions de validité et de nullité du lien conjugal et fit admettre des règles nouvelles de procédure et de droit, qui formèrent, peu à peu, le droit canon.
La jurisprudence fut d'abord assez indécise; après les Capitulaires de Charlemagne et l'application sévère faite par l'Église du principe de l'indissolubilité du mariage, on vit un nouveau temps d'arrêt. On se relâcha de cette sévérité et au onzième siècle les Assises de Jérusalem permettent à chaque époux de demander la répudiation au juge ecclésiastique, toutes les fois que l'autre époux est atteint d'une maladie qui rend la commune vie impossible120. L'époux malade est alors enfermé dans un couvent, l'autre peut se remarier, à condition d'assurer l'existence de son conjoint. «Le mari peut prendre un autre moullier (femme) par droit, puisqu'il sera parti de l'autre feme, qui ce sera rendue en ordre de religion.» Du reste, sauf cette exception l'Assise proclamait hautement l'indissolubilité du mariage: «La loi et l'Assise commande et dit que puisqué l'ome et la feme se sont prins par mariage, ils ne se peuvent partir, par aucun jour de leur vie, si ce n'est par mort ou non.»
Ainsi le principe était déjà universellement admis; à partir du douzième siècle, aucun concile ne permet plus le divorce entre chrétiens. Mais la séparation pouvait encore avoir lieu, lorsque l'un des époux voulait entrer en religion ou simplement lorsqu'il avait fait vœu de vivre, en état de parfaite continence.
Une décrétale d'Alexandre III121 permit aux futurs de rompre unilatéralement le mariage, en entrant au couvent avant la consommation du mariage. Ces conditions étaient nécessaires: la réception des ordres sacrés ne suffisait pas à dissoudre le mariage non consommé; il fallait de plus que l'époux ordiné se retirât du monde122. De plus, si la séparation avait été indépendante de la volonté des conjoints, l'époux séparé par violence pouvait toujours venir reprendre vie commune, sans que l'autre pût s'y refuser123. A partir du treizième siècle, on distingua donc deux périodes dans le mariage: «matrimonium ratum et consummatum, et matrimonium ratum sed non consummatum.» On ne pouvait rompre désormais le mariage consommé que pour vivre, dans une continence perpétuelle.
Le corpus juris canonici précisa de nouveau les causes de séparation. Outre les cas déjà admis, l'adultère, l'hérésie, la maladie incurable et le vœu de la chasteté, le droit canonique en reconnaissait un nouveau: la séparation était permise à l'époux, qui était empêché, par son conjoint, d'accomplir ses devoirs religieux.
Si du droit canonique nous passons aux anciennes coutumes, nous y verrons la trace évidente de l'influence canonique, en ce sens que des faits, jusqu'alors jugés assez graves pour entraîner le divorce, n'étaient plus que les causes d'une simple séparation.
Beaumanoir, dans la Coutume de Beauvoisis124 énumère les cas de séparation que les femmes peuvent invoquer contre les maris: «Bonne cause, dit-il, a la fame de soi partir de son mary en dépeçant du tout le mariage ou en soi eslongier de lui, quand elle a mary qui la veut fére peschier de corps..... quand les maris les menacent à tuer ou à voler, quand ils ne vuelent donner ne boire ou ne manger ne vestir, quand mary vient vendre la terre de ferme ou son domaine par forche, quand il la boute hors, par sa volonté sans meff à la fame, quant elle s'empart pour che que, il tient autre fame, en sa méson à la veue et la seue des voisins.»
Dans la Somme rurale, Jehan Bouteiller signale deux causes de séparation: «Quand les époux, parents l'un de l'autre à un degré prohibé, n'avaient pas obtenu les dispenses pontificales et quand le mari était impuissant ou incapable de payer «ce que les clercs appellent, la dette conjugale125.»» La femme dont le mari était absent ne pouvait se remarier, tant qu'elle n'avait pas la preuve certaine de sa mort. Cependant, au bout de sept ans, si l'opinion générale est qu'il est mort, ou bien si un témoin, au moins, affirme qu'il l'a vu mort, dans tel lieu et d'autres qu'ils sont allés sur son tombeau ou ont assisté à ses obsèques, la femme a la faculté de se remarier. Nous trouvons enfin, dans les Institutes coutumières de Loysel, une disposition concernant l'adultère de la femme: la femme est privée de tout droit au douaire et ne peut réclamer sa dot.
VI
LE DIVORCE APRÈS LA RÉFORME ET LE CONCILE
DE TRENTE.
Tel était l'état du droit canonique et des institutions coutumières, lorsque la révolte de Luther vint ébranler l'Allemagne et tout le monde chrétien. Le moine insurgé contre la papauté rejetait tous les sacrements, excepté le baptême et la cène. Il reniait toutes les doctrines de l'Église et proclamait l'indépendance des consciences, il battait en brèche toutes les immixtions de Rome dans le pouvoir civil et revendiquait notamment, pour le droit particulier de chaque nation, la réglementation du mariage.
Ces idées hardies, jetées dans un siècle encore ignorant et grossier, séduisirent facilement les princes d'Allemagne, que le pouvoir exorbitant de l'Église commençait à effrayer. Leur exemple entraîna les masses, toujours promptes à suivre ceux qui leur jettent la promesse d'une liberté plus grande et toujours prêtes à s'enthousiasmer des nouveautés, même des révoltes, pourvu qu'elles soient bruyantes. Dès lors, une partie du monde chrétien se sépara de l'Église et celle-ci, ne tarda pas à employer, pour ramener les fidèles à Rome, des moyens, que sa dignité devait lui défendre et qui d'ailleurs nuisirent plus à sa cause qu'elles ne lui profitèrent. C'est ainsi qu'on la vit faire usage de documents fabriqués, Décrétales apocryphes, textes falsifiés connus aujourd'hui sous le nom de collection pseudo-Isidorienne. L'autorité de l'Église s'en trouva atteinte, son influence en souffrit.
Dès lors la réforme s'étendit, de plus en plus. Le divorce pénétra aussitôt dans les mœurs; l'Allemagne vit ses princes répudier leurs femmes et prendre de nouvelles épouses, imitant ainsi Luther lui-même qui, pour accentuer son défi à la papauté, avait épousé une religieuse.
Devant cette révolution qui menaçait d'absorber la chrétienté entière, l'Église sentit le besoin de se préparer à une longue lutte, en affirmant hautement ses doctrines, dans un grand concile œcuménique.
Il fallait épurer les formules, établir les principes de la foi, fixer, une fois pour toutes, les limites de chaque croyance: ce fut l'œuvre qu'entreprit le concile de Trente, avec une louable ardeur. Le principe de l'indissolubilité du mariage et la condamnation du divorce furent proclamés par le concile, en décembre 1565, dans sa session XXIV. Voici le texte des trois canons les plus importants:
Canon 2.—«Si quelqu'un dit qu'il est permis aux chrétiens d'avoir plusieurs épouses à la fois et que cela n'est défendu par aucune loi divine, qu'il soit anathème.»
Canon 3.—«Si quelqu'un dit que pour cause d'hérésie, d'incompatibilité d'humeur ou d'absence volontaire, le lien du mariage peut être dissous par l'époux, qu'il soit anathème.»
Canon 7.—«Si quelqu'un dit que l'Église se trompe quand elle enseigne et a enseigné, selon la doctrine évangélique et apostolique, que l'adultère de l'un des époux n'autorise pas la dissolution du mariage; qu'il est interdit à tous les deux, même à l'innocent, de se remarier du vivant de leur conjoint: et enfin que celui-là ou celle-là commet un adultère qui, ayant renvoyé son époux coupable, en prend un autre: qu'il soit anathème.»
Cependant tous les théologiens n'avaient pas été d'accord sur les règles à poser en cette matière126.
Cajétan et Catharin admettaient que l'adultère devait dissoudre le mariage; de plus, les Grecs des îles Méditerranéennes, alors sous la domination de Venise, pratiquaient le divorce, en cas d'adultère de la femme. Les ambassadeurs vénitiens, désirant que cet usage fût laissé aux sujets Grecs de la République, réclamèrent contre l'anathème, que le concile voulait lancer contre l'adultère. Aussi voyons-nous le canon 7 employer une formule ambiguë, pour condamner non pas ceux qui divorçaient pour adultère, mais ceux qui prétendaient que l'Église se trompait, en condamnant le divorce d'après l'Évangile et les Apôtres.
Rien n'est intéressant comme de suivre les discussions du concile de Trente sur la réglementation du mariage. On vit le théologien Soto soutenir, avec une grande largeur de vue, que l'indissolubilité du mariage venait de la loi naturelle, que l'Évangile ne semblait en effet avoir rien ajouté à la force de ce lien; que la différence des religions ne pouvait donc rien changer à sa nature et que, dans le passage de saint Paul qu'on interprétait en faveur du divorce, au cas d'adultère127, il ne s'agissait pas d'une dissolution du lien conjugal, mais seulement d'une cessation de cohabitation.
Le concile s'occupa également des mariages clandestins, qui, depuis trois siècles, étaient d'un usage fréquent. Ces mariages clandestins appelés aussi fiançailles par paroles de présent ou sponsalia de præsenti, ne différaient du mariage proprement dit qu'en ce qu'ils n'étaient pas accompagnés de la bénédiction sacerdotale. La volonté des conjoints était simplement constatée par un notaire. Les théologiens français se prononcèrent énergiquement contre la validité des mariages secrets; ils finirent par triompher et le concile proclama la nécessité de l'intervention religieuse dans la célébration du mariage. Déjà au sixième siècle le concile d'Arles avait prescrit les formalités de publicité et de consécration par un prêtre. Charlemagne avait fait de la même prescription une disposition de ses Capitulaires. Le concile de Trente reconnaissait donc définitivement au mariage le caractère d'un sacrement128. L'ordonnance de Blois, en 1579, partant de la même idée, imposa la célébration à l'église, par le curé de la paroisse de l'un des époux devant quatre témoins. On fit ainsi entrer l'acte religieux dans le droit civil. Mais en même temps on pouvait se demander si le caractère d'indissolubilité était inhérent à la forme du sacrement, et si, par conséquent, on pouvait rompre un lien contracté sous les formes solennelles de la religion. C'était encore une fois la question déjà posée par saint Ambroise129, et par saint Jean Chrysostome130. Le pape Innocent III l'avait même résolue, dans une décrétale, en décidant qu'un époux pourrait convoler, en secondes noces, lorsque, son mariage n'ayant pas été sanctifié par le sacrement, son conjoint refuserait de cohabiter, avec lui, ou bien serait hérétique131. Le pape Benoît XIV admit la même idée132. Mais on fit remarquer plus tard que cette décision reposait sur une fausse interprétation de l'épître de saint Paul, et à partir de l'affaire du Juif Borach Levy, en 1775, on reconnut l'indissolubilité du mariage, alors même qu'il n'avait pas été revêtu des formes du sacrement, parce que, disait-on, le lien du mariage ne résulte que du vœu que font les conjoints de se donner l'un à l'autre.
Cette manière de voir fut adoptée par les Parlements. Certains pays conservèrent au mariage, même après le concile de Trente, le seul caractère de contrat civil. Le simple échange des consentements suffit encore, dans certaines parties des États-Unis et de la Grande-Bretagne. En Allemagne la même idée domina jusqu'à notre époque: «Encore aujourd'hui, dit le docteur Stammler, aux yeux du peuple, une union consentie et accomplie dans une intention de mariage, sans l'intervention de l'Église, et abstraction faite de la loi civile, a la valeur d'un mariage religieux et indissoluble133.»
En résumé, le concile de Trente établit nettement dans l'Église le principe de l'indissolubilité du mariage. Une seule exception fut faite: il fut permis, comme avant le concile, de dissoudre le mariage pour entrer dans la vie religieuse, mais une condition nouvelle était que le mariage ne fût pas consommé134.
Du reste si le divorce était bien supprimé en théorie, il faut reconnaître qu'en pratique on aboutissait facilement à la dissolution du mariage, grâce aux cas de nullité qui s'étaient multipliés singulièrement, et qui servaient à couvrir de véritables divorces. Il suffit d'énumérer les cas admis par le droit canon pour montrer l'extrême latitude qu'il laisse aux époux.
Les causes de nullité sont, suivant les expressions mêmes du droit canonique:
1º L'erreur sur les qualités essentielles de la personne;
2º La condition (cause très variable qui tantôt était l'état de servitude d'un des conjoints, tantôt toute clause insérée au contrat et d'après laquelle les contractants s'obligeraient à en violer les lois essentielles);
3º Les vœux solennels;
4º La parenté naturelle jusqu'au degré de cousins issus de germains;
5º La parenté spirituelle (naissant du baptême et de la confirmation);
6º Le crime (commis de complicité entre les conjoints, avant le mariage);
7º La disparité des cultes;
8º L'ordre;
9º L'honnêteté (fiançailles antérieures de l'un des conjoints avec les parents de l'autre);
10º L'affinité ou l'alliance, résultant même de relation illégitime;
11º La clandestinité, résultant de ce simple fait que le mariage a été célébré par un prêtre autre que le propre curé des contractants;
12º Le rapt, par violence ou séduction;
13º L'impuissance naturelle ou la non-consommation naturelle du mariage.
Nous avons vu les règles posées par le concile de Trente et les dispositions du droit canonique en matière de dissolution du mariage. L'Église venait de se prononcer ouvertement contre le divorce. La réforme au contraire le rétablissait et en répandait l'usage: «De nos jours encore135 les protestants l'autorisent non seulement pour cause d'adultère de la femme, mais encore pour d'autres motifs. En parlant de répudiation pour cause d'adultère, disent-ils, le Christ n'a pas entendu limiter le divorce à ce cas, il n'a fait que répondre à une question, qui lui était posée pour trancher une controverse entre les disciples d'Hillel et de Schenuna. Le Christ n'a rien dit du divorce, par consentement mutuel, ni du divorce pour causes déterminées par la loi civile, et il n'a entendu prohiber ni l'un ni l'autre136.»
VII
LE DIVORCE PENDANT LA PÉRIODE MONARCHIQUE.
On sait quel fut le sort, en France, des dispositions du concile de Trente. La plupart des prélats français renonçant à faire prévaloir une influence que les évêques italiens absorbaient tout entière, avaient cessé de prendre part aux délibérations du concile, et quand les canons furent promulgués, ils n'obtinrent, en France, aucune autorité et soulevèrent même là, comme ailleurs, de nombreuses protestations; on craignait, en effet, l'envahissement du pouvoir civil par l'influence de l'Église, et des controverses sans nombre s'élevèrent sur chacune des dispositions du concile.
Toutefois, certains principes posés à Trente passèrent dans nos lois; on reconnut bien au mariage le caractère religieux dont l'Église voulait le revêtir, mais on y vit également un contrat civil dépendant du pouvoir temporel. On fit donc un compromis: les Parlements acceptèrent l'indissolubilité du mariage et la suppression du divorce que le concile avait proclamées, ils reconnurent à l'autorité ecclésiastique la connaissance des questions de nullité du mariage137. C'étaient les officialités qui prononçaient la séparation d'habitation, mais les effets de cette séparation étaient abandonnés à la connaissance des tribunaux civils, qui finirent même, dans le dernier état du droit, par prononcer eux-mêmes la séparation.
Occupons-nous donc de la séparation d'habitation.
«La séparation d'habitation, dit Pothier138, est la décharge qui, pour de justes causes, est accordée par le juge à l'un des conjoints par mariage, de l'obligation d'habiter avec l'autre conjoint, et de lui rendre le devoir conjugal, sans rompre néanmoins le lien de leur mariage.»
Les causes de séparation n'étaient pas déterminées limitativement. On laissait beaucoup à l'appréciation des magistrats. On disait, d'une façon générale, que les juges devaient séparer une femme «lorsqu'elle avait considérablement à souffrir de l'aversion, que son mari avait conçue pour elle, et qu'il n'y avait pas lieu de s'attendre à une réconciliation sincère.» Mais il n'était pas facile de déterminer exactement les faits, qui devaient être considérés comme rendant la vie commune insupportable. Pothier disait: «on doit laisser souvent les causes de séparation à l'arbitrage et à la prudence du juge; il ne doit pas être ni trop facile à accorder la séparation pour des causes passagères, ni trop difficile, lorsqu'il aperçoit dans les parties une antipathie et une haine invétérées, que la cohabitation ne pourrait qu'augmenter, si on les laissait ensemble139.»
En droit romain, l'adultère du mari, qui avait entretenu sa concubine dans la maison commune, était pour la femme une cause de divorce140. Mais l'ancien droit ne vit même pas là une cause de séparation141. Pothier faisait remarquer, pour justifier cette différence, que l'adultère, commis par la femme, est infiniment plus contraire à l'ordre public que celui du mari, puisqu'il tend à détruire la famille: «il n'appartient pas à la femme, qui est un être inférieur, d'avoir inspection sur la conduite de son mari, qui est son supérieur. Elle doit présumer qu'il lui est fidèle et la jalousie ne doit pas la porter à faire des recherches sur sa conduite.»
La femme pouvait demander la séparation pour excès, sévices ou injures graves. Les mauvais traitements que le mari exerce sur sa femme avaient été déjà reconnus par le pape Innocent III comme un juste motif de séparation142. Mais le juge devait avoir égard à la qualité des parties, prendre en considération les faits, qui avaient occasionné ces excès et leur caractère habituel ou accidentel. Du reste, ces mauvais traitements pouvaient, suivant les circonstances, résulter de simples propos outrageants.
Quant aux mauvais traitements que le mari prétendait avoir subis de la part de sa femme, l'ancien droit considérait qu'une demande en séparation, basée sur un pareil motif, était incompatible avec la dignité du mari. Le mari ne pouvait s'adresser à l'autorité que pour faire renfermer sa femme: «La justice, dit Denisart143, doit écouter les plaintes des maris, qui se trouvent dans cette malheureuse position, et doit, selon moi, ordonner la réclusion des femmes, qui se sont portées à certains excès envers leurs maris.»
Lorsque le mari avait à se plaindre de l'adultère de sa femme, il pouvait la faire enfermer, dans un couvent, et pendant deux ans, il avait le droit de la reprendre. Elle perdait son droit au douaire et à la reprise de sa dot144. Si au bout de deux ans, son mari ne l'avait pas retirée du monastère, elle avait les cheveux rasés et restait au couvent, toute sa vie. Elle n'en pouvait sortir qu'après la mort de son mari, et si elle trouvait à se remarier.
D'autres causes de séparation sont encore à citer. La femme pouvait la demander, lorsque, étant infâme, son mari lui refusait les choses les plus nécessaires à la vie; elle pouvait encore se séparer, lorsque son mari l'avait calomnieusement accusée d'un crime capital: «Peut-on, dit d'Aguesseau, refuser à une femme, accusée faussement d'un crime capital, la juste satisfaction de se séparer pour toujours du mari qui a voulu la déshonorer par une calomnie atroce? L'obligera-t-on à soutenir, pendant toute sa vie, la présence de son accusateur, et les exposera-t-on l'un et l'autre à toutes les suites funestes d'une société malheureuse qui ferait le supplice de l'innocent encore plus que du coupable145.»
L'hérésie, dans le dernier état du droit, n'était plus une cause de séparation, «parce qu'en France, disait Pothier, il n'y avait plus qu'une religion146.»
Les maladies, les difformités, les affections contagieuses, l'épilepsie, n'étaient pas des causes légitimes de séparation; la folie elle-même ne pouvait donner lieu qu'à l'interdiction. Quand la folie était furieuse et présentait de réels dangers, le malade pouvait être enfermé, mais le mariage n'était pas dissous. L'interdiction n'entraînait que la nomination d'un curateur, souvent même, la femme était chargée de la curatelle du mari malade.
La séparation ne pouvait avoir lieu par consentement mutuel; ainsi un acte notarié dans lequel la femme exposait les faits, pour lesquels elle demandait à se séparer et par lequel le mari reconnaissait la vérité de ces faits et consentait ainsi à la séparation, était un acte absolument nul et dépourvu de tout effet147.
Il fallait nécessairement que la séparation fût prononcée par le juge «en grande connaissance de cause, dit Pothier.» A l'origine, c'était le juge d'église; mais déjà le juge séculier connaissait de toutes les conséquences du jugement, en cas de contestation, et des demandes provisionnelles formées par la femme pendant l'instance.
Il y avait débat entre les deux juridictions. Cette lutte, commencée de bonne heure contre la juridiction ecclésiastique par la Cour des barons et continuée par les légistes, finit par le triomphe de la juridiction séculière. Dans le dernier état de la jurisprudence, les tribunaux séculiers étaient seuls compétents pour statuer sur les demandes en séparation d'habitation; la compétence du juge ecclésiastique fut restreinte à la connaissance des questions relatives à la validité du mariage de fœdere matrimonii.
Quelle était la procédure de la demande en séparation? Elle avait de nombreuses analogies avec la procédure actuelle de notre séparation de corps. La femme qui demandait la séparation adressait une requête au juge, où elle exposait les motifs qu'elle considérait comme suffisants; si ces faits paraissaient assez graves, à première vue, le juge l'autorisait à se retirer, dans une demeure séparée, pendant le procès. Il fixait la pension que le mari devait lui payer et lui faisait restituer ses linges et hardes. Quand même après l'enquête, le tribunal ne jugeait pas les faits suffisamment graves pour prononcer la séparation, il pouvait autoriser la femme à rester encore quelques mois après le procès, dans le lieu où elle avait été autorisée à résider.
La demande en séparation faite par la femme était donc purement civile. Il n'en était pas de même de celle que le mari formulait, en alléguant l'adultère de sa femme. Le mari devait se porter accusateur à ses risques et périls. Cette action était pénale, personnelle au mari, et intransmissible à ses héritiers. L'action n'appartenait au ministère public que quand il y avait scandale public. L'instruction se faisait, devant la juridiction criminelle.
La séparation d'habitation cessait, de plein droit, par la réconciliation des époux: la communauté revivait alors148. Cette fin de non-recevoir n'était pas la seule; Despesse cite encore la réciprocité des torts.
Quant aux effets de la séparation d'habitation, le premier et le principal était de dispenser les époux de la vie commune; la femme pouvait s'établir où bon lui semblait. De plus, la séparation de corps emportait toujours la séparation de biens; la femme pouvait répéter sa dot et administrer ses biens. Lorsqu'il y avait communauté légale, la femme pouvait poursuivre l'inventaire des biens de la communauté et devait se prononcer pour l'acceptation ou la dissolution; si elle acceptait, elle avait le droit d'en demander le partage.
Du reste, la séparation d'habitation qui ne rompait, en aucune façon, le lien matrimonial, laissait subsister l'autorité maritale, devant laquelle la femme devait encore s'incliner dans certaines circonstances. Pour tout ce qui ne concernait pas la simple administration de ses biens, la femme séparée devait obtenir l'autorisation de son mari ou de justice; ainsi pour l'aliénation des immeubles cette autorisation était nécessaire.
Bourjon, qu'il faut consulter sur cette matière, prévient une confusion entre la séparation d'habitation proprement dite et la simple séparation de fait. «La femme a droit, dit-il, aussitôt la sentence de séparation qui entraîne toujours celle de biens, de provoquer un inventaire des biens de la communauté, pour être en état de délibérer sur l'acceptation de la communauté, ou sur la renonciation. La séparation de domicile, qu'on appelle séparation bonâ gratiâ, ne produit aucun de ces effets, n'engage en rien les conjoints, et ne subsiste qu'autant qu'ils jugent à propos de la laisser subsister; elle se réduit à un simple fait, sans donner la moindre atteinte aux droits des conjoints149.»
Un autre effet de la séparation d'habitation est assez discuté. Quelques auteurs prétendent que le jugement de séparation entraînait la révocation des libéralités, que les conjoints s'étaient faites réciproquement. Plusieurs soutiennent que la femme adultère seule était frappée de cette déchéance150. Mais les parlements en décidaient autrement, comme le prouvent de nombreux passages de nos anciens auteurs151.
Quant aux enfants, dans le droit des assises, ils étaient, au-dessous de trois ans, confiés à la mère séparée; si l'enfant avait plus de trois ans et moins de douze, le juge choisissait celui des deux époux qui devait en avoir la garde. A douze ans, l'enfant choisissait lui-même celui avec lequel il désirait demeurer. Dans le dernier état du droit le choix du gardien des enfants était laissé au juge, il désignait généralement celui des époux qui avait eu le moins de torts.
Tels sont les caractères, la procédure et les effets de la séparation d'habitation, telle que l'ancien droit l'avait organisée. On s'était efforcé d'en restreindre l'abus par une réglementation sévère des causes légitimes, qui l'autorisaient. On voyait du reste, avec défaveur, le relâchement du lien matrimonial et tous les auteurs s'accordaient pour recommander aux juges de ne prononcer la séparation qu'au cas d'absolue nécessité et à la dernière extrémité152. «L'union du mari et de la femme qui est formée par Dieu même, dit Pothier, et le pouvoir que chacun des conjoints donne, sur son corps, par le mariage, à l'autre conjoint, ne permettent à une femme de demander la séparation d'habitation que pour de très grandes causes. Elle est obligée, dans le for de la conscience, de s'attirer, par sa douceur et par ses complaisances, les bonnes grâces de son mari; et si, en faisant tout ce qui est en son pouvoir, elle ne peut y réussir, elle ne doit opposer que la patience aux mauvaises manières de son mari et même à ses mauvais traitements. Elle doit les regarder comme une croix qu'il lui envoie, pour expier ses péchés. Cela ne doit pas l'empêcher d'aller, dans toutes les occasions, au-devant de tout ce qui peut faire plaisir à son mari, et elle ne doit pas le quitter, à moins que les choses ne soient portées aux plus grandes extrémités.» Conseils évangéliques, bien difficiles à donner et à suivre!
VIII
LE DIVORCE EST UN DROIT INTERMÉDIAIRE.
Les idées de rénovation universelle, dont les philosophes du dix-huitième siècle avaient été les promoteurs, devaient trouver, dès les premiers jours de la Révolution, des partisans convaincus, décidés a les faire triompher. Il ne nous appartient pas de juger ici l'œuvre des novateurs, de décider si ce fut un bien pour le pays et pour la stabilité même des réformes, de changer soudainement et d'une façon si complète les institutions de l'ancien régime, de bouleverser, tout d'un coup, les conditions sociales, de jeter la France entière dans un moule nouveau, de renier tout un passé, qui avait eu ses côtés glorieux et de substituer brusquement à l'ancien état de choses l'application irréfléchie des principes nouveaux.
La Révolution entreprit de tout transformer et voulut faire entrer, à la fois dans la législation et dans les mœurs, les idées philosophiques au nom desquelles elle ébranlait les trônes et agitait l'Europe entière. Elle ébranla le régime social, et entraînée par le seul désir d'effacer les traditions de la monarchie vaincue, elle se laissa emporter au delà des limites d'une sage réforme, appliquant, sans discernement et sans mesure, les utopies, qui avaient ébloui dans les œuvres philosophiques du dix-huitième siècle. Quelques-unes de ces réformes, dictées par un désir aveugle de la liberté, eurent bien vite des résultats désastreux; loin de répondre au but de réorganisation sociale, elles ne firent que relâcher davantage les liens d'une société troublée. La Révolution porta ainsi une grave atteinte à la dignité de la famille, en rétablissant le divorce et en le rendant étonnamment facile.
Cette législation ne fut pas de longue durée et nous aurions peu à dire sur cette période antérieure au Code civil, si les tentatives, essayées aujourd'hui pour la remettre en vigueur et le bruit renouvelé autour des propositions législatives, tendant à son rétablissement, ne rendaient nécessaire une étude des caractères, que présentait le divorce dans la législation révolutionnaire et des conséquences que son usage eut pour les mœurs. La conclusion que nous aurons à tirer, peu favorable au divorce, pourra, sans doute, être combattue; on pourra prétendre que les conditions particulières, dans lesquelles le droit révolutionnaire fut appliqué, rendent peu décisive l'expérience, qui fut faite de l'institution nouvelle, et ne lui laissent qu'un intérêt purement spéculatif. Néanmoins il peut être d'une grande utilité de connaître, par l'exemple du passé, les chances qu'aurait le divorce d'être admis ou rejeté par nos mœurs, les effets qu'il pourrait y produire, et tout au moins les modifications, que l'on devrait faire subir à la législation ancienne, si l'on tombait d'accord pour en adopter le principe.
Les théories libérales du dix-huitième siècle sur le mariage eurent un premier écho, en 1790, dans un ouvrage de Bouchotte, député de l'Aube, intitulé: Observations sur le divorce. Bouchotte se montre partisan de la dissolution facile du mariage; il admet même jusqu'à un certain point la répudiation, car il soutient que, dans certains cas, les époux pourront être désunis, sans que le conjoint offensé puisse être forcé de dévoiler les motifs, qui le poussent à cette rupture, par exemple, s'il a été témoin de son déshonneur et que personne autre que lui n'en ait été témoin, il ne peut être forcé de raconter les faits qui l'ont déshonoré. Bouchotte accordait à l'époux outragé une pension que devait lui payer l'époux coupable et qui devait prendre fin, s'il survenait un second mariage. Dans ce cas l'époux divorcé ne pouvait faire aucun avantage matrimonial. Quant aux enfants, le député de l'Aube les laissait tous à leur mère, jusqu'à sept ans; à partir de cet âge, la garde des fils passait au père.
Telle fut la première proposition législative qui ouvrit à la Révolution la voie des réformes, dans la législation du mariage. On songea tout d'abord à séculariser le mariage: la constitution du 3 septembre 1791 déclara dans son article 7: «La loi ne considère le mariage que comme contrat civil» (tit. II).
Mais le législateur ne comprit pas exactement le principe qu'il venait de poser153. Fortement imbu des doctrines philosophiques, qui se prononçaient énergiquement contre l'indissolubilité du mariage, il considéra le mariage comme un contrat ordinaire et le soumit à toutes les règles, qui régissaient l'échange des consentements. Le rapporteur du projet de loi sur le divorce à l'Assemblée législative se faisait l'interprète de ce sentiment, lorsqu'il disait dans son rapport: «Le comité a cru devoir accorder ou conserver la plus grande latitude à la faculté du divorce, à cause de la nature du contrat de mariage, qui a pour base principale le consentement des époux, parce que la liberté individuelle ne peut jamais être aliénée d'une manière indissoluble par aucune convention154.»
L'Assemblée législative adopta cette manière de voir et la loi des 20-25 septembre 1792 fut votée, dans un esprit de concession aux doctrines d'une philosophie aussi libre dans ses idées que la société l'était dans ses mœurs, philosophie qui voyait, dans le mariage «la tyrannie de l'homme qui a converti en propriété la possession de sa femme,» philosophie qui nous donnait pour modèle les mœurs d'Otaïti «où les mariages ne durent souvent qu'un quart d'heure,» et qui regardait le lien conjugal comme «une convention et un préjugé155.»
On comprend que la loi de 1792, subissant cette influence, se montre étonnamment large pour l'admission du divorce, son excessive tolérance ressort déjà du premier considérant: «Considérant, dit la loi, combien il importe de faire jouir les Français de la faculté du divorce, qui résulte de la liberté individuelle, dont un engagement indissoluble serait la perte.»
Du reste, pour montrer quelles étaient les facultés laissées au divorce, il suffit de citer les articles mêmes de la loi:
Art. 1.—Le mariage se dissout par le divorce.
Art. 2.—Le divorce a lieu par le consentement mutuel des époux.
Art. 3.—L'un des époux peut faire prononcer le divorce sur la simple allégation d'incompatibilité d'humeur ou de caractère.
Art. 4.—Chacun des époux peut également faire prononcer le divorce sur les motifs déterminés, savoir: 1º sur la démence, la folie ou la fureur de l'un des époux; 2º sur la condamnation de l'un d'eux à des peines afflictives ou infamantes; 3º sur les crimes, sévices ou injures graves de l'un envers l'autre; 4º sur le dérèglement de mœurs notoire; 5º sur l'abandon de la femme par le mari ou du mari par la femme, pendant deux ans au moins; 6º sur l'absence de l'un d'eux sans nouvelles, au moins pendant cinq ans; 7º sur l'émigration, dans les cas prévus par les lois.
Ainsi la loi de 1792 rendait le divorce si facile à obtenir que le mariage pouvait désormais n'être plus considéré comme un lien, et qu'on revenait tout simplement à la législation de la fin de la république Romaine, qui amena tant de scandales et tant de dépravation dans les mœurs. Mais non contente de proclamer hautement la liberté du divorce, la Convention, inspirée par sa haine profonde du clergé et de toute religion, voulut retirer aux catholiques le seul moyen admissible, pour leur conscience, de remédier aux malheurs de la vie conjugale. L'article 7 de la loi de 1792 décida en effet l'abolition de la séparation de corps. «A l'avenir, dit l'article, aucune séparation de corps ne pourra être prononcée; les époux ne pourront être désunis que par le divorce.» L'exagération de cette mesure a soulevé les critiques de tous les jurisconsultes et ne peut s'expliquer que par le désir insatiable qu'avaient les hommes de la Convention de rompre absolument, avec toutes les traditions, surtout religieuses, du passé, au risque d'aboutir au despotisme et à l'intolérance, en poussant jusqu'aux limites extrêmes des doctrines soi-disant libérales, mais éminemment contraires au principe de liberté. «Là encore, dit M. Léon Renault, dans son rapport à la Chambre des députés156, la mesure était dépassée. En abolissant absolument la séparation de corps, la loi nouvelle s'exposait au reproche de priver les citoyens catholiques, dont la foi repoussait le divorce, de tout remède légal contre les souffrances matérielles et morales d'un état de mariage, devenu intolérable. Fille de la liberté de conscience, elle ne se contentait pas d'établir l'indépendance nécessaire de la législation civile vis-à-vis des idées religieuses: elle donnait prétexte à des accusations d'hostilité et d'agression contre la foi des catholiques.»
Le § 2 de la loi de 1792 avait réglé la procédure du divorce ainsi qu'il suit: Le mari et la femme qui demandaient conjointement le divorce convoquaient une assemblée de six au moins des plus proches parents, ou d'amis, à défaut de parents; trois d'entre eux étaient choisis par le mari, les trois autres par la femme. Les deux époux se présentaient en personne, devant cette assemblée de famille, et exposaient leur demande de divorce; les parents faisaient les observations et représentations qu'ils jugeaient convenables. Si les époux persistaient dans leur dessein, l'officier municipal, convoqué à cet effet, dressait un simple procès-verbal de non-conciliation. Cet acte signé par les époux, les parents et l'officier municipal était déposé au greffe de la municipalité. Un mois au moins ou six mois au plus tard après la date de cet acte, les époux pouvaient se présenter devant l'officier public, chargé de recevoir les actes de mariage, dans la municipalité du dernier domicile du mari, et, sur leur demande, l'officier public prononçait leur divorce sans entrer en connaissance de cause. Après le délai de six mois, une nouvelle tentative de conciliation, devant l'assemblée des parents, était nécessaire pour poursuivre la demande du divorce.
Cette intervention de la famille, que nous trouvons établie dans la loi de 1792, ne se retrouve pas dans les dispositions du Code civil sur le divorce. C'était pourtant une idée juste et pratique, qui a servi de texte à quelques modifications, que propose d'introduire dans le titre VI du Code civil, la commission législative chargée actuellement d'étudier le rétablissement du divorce.
Lorsque le divorce était demandé par l'un des époux pour incompatibilité d'humeur, la procédure était encore analogue à celle du divorce par consentement mutuel. L'époux demandeur convoquait encore une assemblée de parents ou d'amis et après les observations de la famille, si l'époux persistait dans sa demande, on faisait dresser procès-verbal par l'officier municipal appelé à cet effet et l'assemblée se prorogeait à deux mois. Les époux comparaissaient encore en personne; si la conciliation échouait de nouveau, il y avait procès-verbal et seconde prorogation à trois mois. Enfin, si après toutes ces tentatives de rapprochement l'époux demandeur continuait à demander le divorce, on dressait acte de sa détermination et on le signifiait à l'époux défendeur. Huit jours au moins et six mois au plus après cette signification, l'époux demandeur pouvait se présenter pour faire prononcer le divorce devant l'officier de l'état civil. Après les six mois il ne pouvait y être admis qu'en observant de nouveau les mêmes formalités et les mêmes délais157.
Quand la demande était faite pour cause déterminée par un des époux, il fallait distinguer suivant les motifs invoqués. Si ces motifs étaient déterminés soit par un jugement portant condamnation à une peine afflictive ou infamante, soit par un acte de notoriété, constatant l'état d'absence pendant cinq années, l'époux demandeur n'avait qu'à présenter ces actes à l'officier civil, qui prononçait alors le divorce sans aucun délai. Lorsque le demandeur invoquait une des autres causes déterminées, la demande était portée devant les arbitres de famille, dans les formes prescrites pour les contestations entre mari et femme: et si ce tribunal jugeait la demande bien fondée, le demandeur était renvoyé devant l'officier civil du domicile du mari, pour faire prononcer son divorce. L'appel du jugement arbitral en suspendait l'exécution: cet appel était, du reste, instruit sommairement et jugé dans le mois158.