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Le Diable au Sahara

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CEUX D’EN FACE

ANNA MAC FERGUS, ÉCOSSAISE

Il n’y a jamais rien eu dans ma vie de plus frais, de plus ingénu, de plus voluptueux aussi, de plus près d’Ève, la première des femmes, quand nous essayons de l’imaginer, si nous sommes poètes, si nous aimons à imaginer qu’il y eut une première des femmes, qui ne savait rien et qui savait tout — il n’y a jamais rien eu dans ma vie de plus frais, de plus voluptueux qu’Anna Mac Fergus.

Je le sais, maintenant, parce que j’ai vieilli : quand on est jeune, on jouit des femmes, on ne les connaît pas, on ne les goûte pas dans toute leur saveur, dans ce que chacune a en elle qui n’appartient, n’appartiendra jamais à aucune autre. Je le sais si particulièrement, presque douloureusement, parce que cette nuit où j’écris est la nuit du premier croissant de la nouvelle lune.

Dans le ciel, dans le ciel d’un noir épais, profond, moelleux comme un tapis il est là, le premier croissant ; pas plus large qu’un coup d’ongle qui viendrait de rayer ce velours de soie, et qui serait lumineux, si doucement ! d’une lumière extraordinairement pâle qui semble dire : « Tais-toi !… Si tu parles, si le moindre bruit me trouble, dans cette splendide et sombre obscurité sans bruit où je règne, je vais m’évanouir. » … dans le ciel cette lumière descend sur le sable de l’allée, qu’elle fait blanc comme une neige un peu bleue, sur l’herbe d’une pelouse qu’elle rend tout à fait bleue, sur un bosquet de bambous, devant moi ; et quand le vent rebrousse une feuille de ces bambous, cette feuille, un instant presque insaisissable aux sens, jette un éclair léger, comme les poissons qui virent tout à coup dans un torrent, et, dont, une seconde insaisissable, on aperçoit le ventre d’argent, au lieu du dos obscur…

… Mais je ne saurais point tout cela, je ne le saurais point comme on le doit savoir, avec ma sensibilité, non plus ma sèche et froide raison, avec toute mon enfance enfin revenue par miracle, si je n’avais connu la sensibilité fervente, l’éternelle enfance d’Anna Mac Fergus. Elle avait plus de trente ans quand elle m’aima, elle n’en était pas à son premier amour, mais plus qu’à nulle femme son dernier amour était toujours le premier. Voilà pourquoi je ne fus jamais jaloux de ceux qui existèrent pour elle avant moi, pourquoi je suis jaloux, amèrement, de ceux qui vinrent ensuite, et que j’ignorerai toujours ! C’est elle qui m’a fait comprendre la beauté miraculeuse, inégalable, de ce pâle croissant que mes yeux contemplent cette nuit : mes yeux, la seule chose, avec mon cœur et mes sens, qui soit restée ce qu’elle était dans ce temps-là. Anna me disait :

— Vois comme il est jeune ! Tous les mois, la lune est vierge ! Tous les mois elle est comme le premier jour qu’elle a brillé sur la terre, il y a des milliers et des milliers d’années ! Ah ! comme elle est heureuse ! Elle est bénie : c’est un miracle réservé pour elle !

Alors je songeais que la nature avait fait ce même miracle pour Anna Mac Fergus ; mais je ne le lui disais pas : ce sont communément les plus beaux et les plus fiers éloges qu’on ne saurait adresser à ceux qui les méritent, surtout aux femmes ; ils paraissent une amère critique, même la plus sombre insulte ; et pourtant je la désirais davantage, songeant qu’elle était aussi vierge que l’astre ressuscité. Mais, un de ces soirs immaculés que je la voulus saisir, elle répondit :

— Non !… Elle nous a vus : cela nous porterait malheur !

Elle était des Mac Fergus d’Inverardoch, près du lac Katherine, et se vantait de connaître, depuis sa jeunesse, des choses profondes que l’ordinaire des hommes ne connaît pas. Elle m’expliqua que la lune est un dieu, le plus bienfaisant ou le plus malfaisant des dieux ; selon qu’on accomplit les rites qu’il exige à son culte, ou qu’on les méprise. Je me souviens que, ce soir-là, elle portait un « déshabillé » de Maypoole, alors le couturier le plus à la mode à Londres, et le plus cher ; des perles à son cou luisaient d’un éclat laiteux, comme au fond de la mer. Pourtant elle était une petite sauvage, rien qu’une petite sauvage, n’ignorant rien de ce que savent les sauvages, et qu’ignorent les civilisés. Elle me dit sérieusement :

— N’oublie jamais !… Il ne faut, sous aucun prétexte, regarder le nouveau croissant à travers une fenêtre ; ou bien on est en proie à sa malédiction. Car les maisons des hommes, le croissant ne les aime pas. Les maisons des hommes sont toujours vieilles ; le croissant est toujours jeune, il n’aime que ce qui lui ressemble. Si, par accident, cela t’arrivait, il faut saluer la lune neuf fois, très bas, comme cela, et lui dire : « Pardon, Beauté ! Je ne l’ai pas fait exprès ; et maintenant je me détourne… » Malgré tout, méfie-toi, elle peut demeurer irritée. Si tu es prudent, ne serre de huit jours la main d’un ennemi, ni même d’un ami, n’entreprends rien, et ne fais pas l’amour : ta femme accoucherait d’un enfant mort, et ta maîtresse te trahirait.

« Mais s’il t’arrive, au contraire, de distinguer le croissant dès la première minute qu’il apparaît, quand tu n’es pas sous un toit, quand tu es en pleine nature, en une place digne de lui, alors salue encore neuf fois, aussi respectueusement, mais sans peur, et touche l’argent que tu as dans ta poche ; tu seras riche tout le mois. Cela est sûr. »

— Annette, lui dis-je, en l’attirant vers moi, bien qu’elle y fît obstacle par crainte de l’astre, je n’en doute pas. Dis-moi pourtant une chose… Comment se fait-il que toutes les femmes qui, comme toi, possèdent ce secret, ne soient pas riches ?

Elle pencha vers moi ses yeux clairs, devenus dédaigneux de mon ignorance ou de mon scepticisme :

— Vous ne comprenez pas, dit-elle, vous ne comprenez réellement pas ?… C’est que, de nos jours, avec les modes actuelles, les femmes qui pourraient avoir de l’argent n’ont pas de poches, et celles qui ont encore des poches n’ont pas d’argent…


… Un jour nous finissions, elle et moi, de dîner dans un cabaret à la mode. On apporta l’addition. Anna regardait, par-dessus mon épaule, et on la regardait, parce qu’elle est belle. Contrairement aux femmes de ma race, qui demeurent toujours sensibles aux hommages, elle ne paraissait s’en soucier, pour l’instant ; en ce rare et précieux instant, elle ne se souciait que de son amant. C’est ce qui rend à ceux qui l’ont aimée son souvenir unique, inoubliable… Elle dit seulement, d’un air de commisération :

— C’est cher !

C’était cher, en effet, pour quelques hors-d’œuvre et un homard à l’américaine, arrosé d’une seule bouteille d’un Beaune honorable mais non point exceptionnel. Je répliquai d’un air détaché :

— Ce serait la même chose ailleurs. Alors…

— Ce ne serait pas la même chose en Écosse !

Anna ne mettait dans cette affirmation nul orgueil. Elle n’avait jamais d’orgueil ; elle disait seulement toutes choses comme elle les pensait, à la manière des sauvages et des enfants.

— Ce n’est pas la même chose ?

— Non… Quand on est un gentleman, en Écosse, on ne dépense rien pour sa nourriture, parce que les tenanciers, comprenez bien, quand on a des terres — et on a toujours des terres si on est gentleman — continuent de payer leurs fermages en nature : le beurre, les œufs, la farine, les volailles, les moutons, les bœufs, les porcs, le gibier même, ils donnent tout… Seulement alors, ajouta-t-elle en frissonnant, il faut tout manger !

— Annette, lui dis-je, sans concevoir l’horreur qu’elle avait mise en cette restriction, je ne suis pas lié à ma patrie par une chaîne de fer. Partons pour l’Écosse : rien ne nous retient ici. Vous me ferez connaître votre pays natal.

— Non, cria-t-elle, comme si déjà elle allait prendre la fuite, non ! Ne me demandez pas cela, darling, ne me demandez jamais cela ! J’irai où vous voudrez, j’irai partout avec vous, mais pas en Écosse !

Annette jouit de tous les dons de la jeunesse, ce n’est pas assez dire, de l’enfance éternelle : parler des choses, pour elle, c’est déjà les voir, bien plus encore les sentir, les subir.

— Vous ne comprenez rien, poursuivit-elle, vous ne comprenez jamais rien ! Et on dit que les Français sont si intelligents !… On vous a chanté la réputation de l’hospitalité écossaise. Savez-vous ce que c’est que cette hospitalité : c’est un service que les gentlemen d’Écosse sont bien forcés de vous demander, s’ils veulent ne rien laisser perdre de ce que leurs tenanciers leur livrent en nature, comme je viens de vous l’expliquer.

« … Chéri, chéri, je me rappelle ! C’est horrible, de me rappeler, mais vous m’y forcez… Après mon mariage, je suis allée, en visite de noces, chez un grand-oncle de mon mari, qui vivait à la campagne, sur ses terres, près d’une petite ville des Highlands, qui se nomme Tain. Si je n’en suis pas morte, c’est que la Providence a voulu que je survécusse pour vous connaître, chéri !

« … C’était un grand-oncle vieux garçon, un grand-oncle à héritage. Il ne fallait rien dire, il n’a rien changé à ses habitudes. Le matin, on est descendu pour le petit déjeuner — le breakfast, vous savez. C’était le petit déjeuner écossais, ordinaire, tout à fait ordinaire : la bouillie d’avoine, que nous appelons le porridge, avec une averse de crème, deux ou trois sortes de poissons, des œufs au jambon, des breakfast-rolls écossais, qui sont une manière de pain extraordinaire, extraordinairement bourratif, et qu’on ne peut rencontrer nulle autre part au monde ; de la marmelade, du miel, et trois sortes de confitures. J’ai toujours eu horreur de cette façon de rompre le jeûne du matin ; cela m’inspire un irrésistible besoin de rentrer immédiatement dans mon lit ; mais le grand-oncle écossais veilla à ce que je mangeasse de tout, de tout sans exception.

« Le repas, commencé à neuf heures, dura jusqu’à dix heures et demie. A une heure, il fallut retourner dans la salle à manger pour le lunch. J’aurais plutôt appelé ça un dîner, parce que cela commençait par un potage. Et ce fut du reste exactement comme un dîner : trois services, du saumon, une volaille, une grande selle de mouton, énormément de pommes de terre. Nous sortîmes de table à trois heures. J’étouffais, chéri, j’étouffais ! J’aurais donné l’Angleterre, toute l’Angleterre, avec l’Écosse, l’Irlande et les colonies pour une tasse de thé… Et comme j’étais en train de me demander s’il existait quelque chose comme une tasse de thé dans la maison d’un grand-oncle écossais, vieux garçon, à cinq heures, figurez-vous, à cinq heures la cloche sonna pour le dîner ! Et ce fut un autre repas, à quatre services, celui-là, mais sans potage. Nous étions quatre, et il y en avait pour vingt personnes. Quand je me levai, je me sentais comme un anaconda. Encore, il paraît que les boas ne mangent que tous les mois : ils sont bien heureux ! Je me préparais à faire comme eux, et à m’endormir, quand une femme de chambre annonça « le thé »… On m’avait bien dit que c’était la coutume chez nos ancêtres barbares, de servir le thé après le dîner, mais jusque-là je ne l’avais pas voulu croire. Je me demandais aussi pourquoi cette femme de chambre n’apportait pas le thé sur un plateau, dans le salon ; on nous fit entrer, pour la quatrième fois de la journée, dans la salle à manger ! Dans la salle à manger il y avait du thé, cela est incontestable, mais aussi douze sortes de gâteaux, cinq d’espèces de macarons, une infinité de rôties beurrées, des monceaux de confitures. Il fallut faire honneur à tout cela… J’étais morte, chéri, et je mourais laide. Gonflée, distendue, écarlate, dans un état affreux… Et alors, alors, le grand-oncle écossais vieux garçon s’est approché de moi galamment, et m’a dit :

«  — Vous allez nous chanter quelque chose !

« J’ai chanté, chéri, j’ai chanté ! Admirez l’incroyable énergie des femmes : j’ai chanté. Et à dix heures du soir, au moment que je songeais : « Enfin, je vais pouvoir aller faire mon indigestion dans mon lit ! » la porte du salon s’est rouverte, et la femme de chambre est entrée avec tous les ingrédients du toddy nocturne, le whisky, l’eau chaude, le citron, à quoi on avait ajouté un énorme et dernier gâteau, concession bien légitime, déclara le grand-oncle d’Écosse, au naturel appétit d’une jeune femme ! »


« Voilà pourquoi je ne veux pas retourner en Écosse, chéri, conclut Annette Mac Fergus. Non, pour tout l’or du monde ! Si vous l’exigiez, je crois — ah ! Dieu me pardonne, cela est horrible à dire ! — que je vous laisserais partir seul… »

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