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Le Diable au Sahara

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DEUX MILLE ANS PLUS TARD…

En ce temps-là, qui n’est pas plus tard que la semaine dernière, dans l’intention de se mêler aux humains, Notre-Seigneur Jésus-Christ descendit pour la seconde fois du firmament, au-dessus duquel il trône. Il est tendre, il est doux, il est tout bonté et tout compassion ; il estimait que les hommes, pendant quatre ans, se sont fait décidément trop de mal ; il craignait qu’ils ne s’en fissent encore davantage. « Évitons, dit-il à son Père, qu’une guerre civile universelle succède à cette grande guerre des États : si les peuples s’entre-déchirent, à l’intérieur même de leurs frontières, ils ne travailleront plus. S’ils ne travaillent plus, ils mourront de faim. Je veux leur répéter ce que je leur ai dit il y a deux mille ans : « Il n’y aura de paix sur la terre que pour les hommes de bonne volonté. » Ceci est la grande nouvelle, la base même de mon Évangile ; en dehors de cette bonne volonté, il n’y a pas de salut. » Son Père y consentit, d’un seul de ces battements de sourcils qui font frémir le monde d’espérance ou d’inquiétude, et le Saint-Esprit prononça : « Fais comme tu voudras. »

Alors Jésus, d’un vol lumineux et léger, s’abattit sur la Terre. Il était accompagné de Pierre et de Jacques.

Le globe, en vertu des lois qu’a posées la Trinité créatrice, dès l’origine du monde, tourne sur lui-même en vingt-quatre heures. Il résulta de cette révolution que ce fut le sol de l’Angleterre qui, par hasard, se trouva sous leurs pieds quand ils eurent achevé leur chute harmonieuse. « L’Angleterre, fit remarquer Pierre avec quelque regret, car il est pasteur de l’Église catholique, est un pays protestant ! »

«  — Qu’importe, répondit paisiblement Jésus : il est chrétien. »

Pierre répondit que cette opinion lui semblait entachée d’indifférentisme, doctrine condamnée par les conciles. Après quoi, cependant, il ne protesta plus. Pour Jacques, il n’avait attaché qu’une médiocre attention à ce conflit dogmatique. Dans la simplicité de son cœur, il se réjouissait d’avance des choses nouvelles qu’il allait contempler.

«  — Seigneur, fit-il tout à coup avec une joie enfantine, voici qu’en vérité je sens que nous sommes sur la Terre comme il y a deux mille ans ; j’ai faim et j’ai soif : ce sont des besoins qu’on n’éprouve plus dans le paradis. J’avoue qu’il me sera agréable de les satisfaire. »

Distinguant, au-dessus d’une demeure peinte en rouge sanglant, une enseigne sur laquelle apparaissait un lion également écarlate, Jésus crut comprendre que cette image annonçait un lieu où les passants peuvent manger et boire pour de l’argent : car ces signes n’étaient pas inconnus, voici deux millénaires, en Judée. Il poussa donc la porte : elle résista. Alors, Pierre et Jacques frappèrent très fort du poing contre cet huis, mais nul ne leur répondit. Seulement quelqu’un finit par apparaître au tournant de la rue jusque-là déserte — ah ! si étrangement déserte ! — C’était un personnage fort grave qui, marchant à pas comptés, se coiffait le chef d’une sorte de cylindre brillant. Il était vêtu d’une longue redingote ; son visage glabre laissa paraître un étonnement choqué.

«  — Comment osez-vous, dit-il, essayer de franchir le seuil d’un public house aux heures réservées pour le culte ? C’est aujourd’hui dimanche : ce lieu restera fermé, en vertu des lois, jusqu’à six heures du soir. Vous ne sauriez l’ignorer.

«  — Nous l’ignorions, je vous l’assure, répondit Jacques, aussi soumis aux injonctions de l’État, en ce moment, qu’il l’était jadis aux exigences des publicains. Mais c’est que voyez-vous, je me sens grand appétit, avec un violent besoin de me désaltérer. Nous venons de loin…

«  — Si vous venez de loin, repartit ce personnage austère, c’est une autre affaire. La loi y a pensé. Arrivez-vous de plus de cinquante milles en ligne directe, sans avoir pu vous arrêter ?

«  — De bien plus loin, répondit Pierre, après avoir regardé le Seigneur, qui lui interdit d’un coup d’œil d’en révéler davantage.

«  — Dans ce cas, c’est facile : passez par la porte de derrière et montrez soit vos papiers, soit un billet de retour du chemin de fer. »

Par malheur, les voyageurs célestes ne possédaient ni papiers, ni billet de chemin de fer. Alors le personnage austère les considéra avec méfiance, et s’en alla.

Jacques se souvint de ce qu’il avait vu faire dans sa jeunesse à Jean le Baptiseur, en de semblables occasions, dans le désert : il serra fortement sa ceinture et sa gaîté, tout innocente, lui revint. Pourtant, il dit à Jésus :

«  — Seigneur, ce pays me paraît bien déshérité. Pourquoi n’y feriez-vous pas tomber la manne ? »

Mais Jésus s’y refusa, donnant pour motif qu’il lui paraissait inutile, en ce moment, de faire des miracles, lorsqu’il n’y avait personne pour en être témoin et s’en trouver édifié. En effet, cette rue était plus vide que les alentours du Sinaï, parce que c’était le jour du Seigneur — son jour ! Alors Jacques, pour se distraire, prit un petit caillou sur un tas de pierres et se complut à le faire rouler en courant derrière, provoquant le deuxième apôtre à l’imiter ; contre les murailles, ce petit caillou retentissait, avec un bruit joyeux qui leur prêtait à rire : les échos, décidément, étaient beaucoup plus sonores que dans le ciel. Mais tout à coup, ils se trouvèrent en présence d’un homme gigantesque, vêtu d’un dolman noir à boutons d’argent et casqué de noir. C’était un policeman, ce qu’ils ne reconnurent point, n’en ayant jamais vu.

«  — Comment osez-vous, leur dit le policeman, vous livrer à des jeux puérils et bruyants le dimanche et en pleine rue ? C’est un scandale insupportable ! Move on ! ou je serai forcé de vous dresser procès-verbal pour disorderly conduct. »

Les trois voyageurs s’appliquèrent à ne plus marcher qu’à tout petits pas, n’échangeant entre eux que quelques mots à voix basse. C’est ainsi qu’ils parvinrent jusqu’à une grande place située au cœur de l’immense cité. Elle est dominée par une colonne altière que gardent des lions débonnaires, énormes, mais ressemblant à de gros chiens. Sur l’un des côtés, un péristyle abrite les colonnes d’un temple grec.

«  — Il y a là sans doute des païens, fit saint Pierre. Le plus étrange est que je n’en suis pas fâché : ils seront peut-être plus hospitaliers. »

Toutefois, s’approchant, ils distinguèrent que c’était un musée.

«  — Je me suis laissé affirmer, dit Jésus, que c’est sous ces toits d’apparence antique qu’on voit, le plus fréquemment, des images représentant les différentes phases de mon existence et de mon supplice. Ce sont donc édifices en quelque sorte religieux : je ne doute pas que celui-ci ne soit ouvert ; entrons-y, bien qu’on n’y donne point à manger. Je ne serais point fâché de voir comment les hommes s’imaginent mes traits et les vôtres. D’ailleurs, il commence à pleuvoir ; le climat me paraît plus rigoureux que celui de la Palestine. »

Mais la porte de ce monument demeura aussi obstinément close que les autres.

Alors Jésus, levant les yeux vers le firmament d’où il était venu, dit à haute voix, par façon de prière, mais bien doucement :

«  — Mon Père, si j’avais su qu’on s’ennuierait autant sur la terre, le septième jour, je vous aurais conseillé de ne point vous donner tant de mal les six premiers ! »

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