Le Diable au Sahara
L’OMBRE DE BYRON
En 1912, me conta mon excellent ami le professeur John Coxswain, dont les remarquables travaux sur les phénomènes psychiques sont universellement connus, il n’était bruit que des « communications » qu’un médium, Mrs. Margaret Allen, d’Edimbourg, recevait de l’esprit désincarné du poète Byron. Celles-ci présentaient un caractère d’authenticité particulièrement frappant, et, il faut le dire, bien rare en pareil cas. Non seulement l’ombre de Byron dictait des vers remarquables, non seulement elle s’exprimait directement par la bouche même du médium, au lieu d’employer un guéridon ou l’écriture automatique — et ceci avec une voix mâle, décidée, bien différente du timbre de Mrs. Allen à l’état normal, et en donnant à la langue anglaise la prononciation usitée au début du XIXe siècle, dont le nôtre s’est déjà bien écarté — mais encore elle avait indiqué l’endroit où l’on pourrait trouver des lettres, et jusqu’à des poèmes encore inédits de l’illustre auteur de Childe Harold. L’événement fut considéré comme assez important pour que la Society for Psychical Researches, de Londres, me priât d’aller à Edimbourg contrôler les séances et en dresser procès-verbal.
Mais la société n’a jamais publié mon compte rendu dans ses Proceedings, par suite de la singulière, et je puis dire, sans être taxé d’exagération, improper physionomie que présentèrent les communications peu de temps après mon arrivée. Il est impossible de taxer Mrs. Allen de supercherie. C’est une femme de mœurs irréprochables, âgée d’environ trente-cinq ans, veuve, de réputation intacte, et qui, dans ses conversations, n’a jamais marqué aucun penchant à la légèreté. J’ajouterai qu’elle jouit d’une fortune assez considérable, qu’elle prêtait gratuitement son concours aux expériences, enfin que ses dons exceptionnels avaient été découverts par Mr. Archibald Mac Braid, le propre ministre de la chapelle presbytérienne qu’elle fréquentait régulièrement, faisant preuve d’une piété vive et éclairée tout à la fois. Mr. Mac Braid suivait assidûment les séances. Il avait été fort édifié par les sentiments religieux que George Gordon, lord Byron, avait manifestés. Ce grand poète déclarait regretter les erreurs de son existence terrestre, et le scandale de ses amours, qu’il ne mentionnait du reste qu’avec les plus respectables réserves, cherchant à peine à donner pour excuse « que c’était surtout en Italie qu’il avait fait ça ». Il ne cachait pas que ses fautes ne lui avaient pas encore permis d’atteindre un rang élevé dans la hiérarchie des esprits, et que, par exemple, cet imbécile de John Ruskin y siégeait fort au-dessus de lui. L’expression peu correcte, et véritablement bien injuste, dont il venait de se servir, à l’égard d’un glorieux écrivain qui avait su garder la foi, lui ayant été reprochée, il avait mis sa mauvaise humeur, avec une modestie fort touchante, sur le compte d’une vanité littéraire dont il rougissait de ne se point voir encore exempt.
A la première séance à laquelle je pus assister, je l’interrogeai sur Shelley, son ami, dont il avait à Livourne, dans une cérémonie sublime, sur le sable de la plage, brûlé le corps héroïque aux flammes d’un bûcher de cèdre et de myrte. Il me répondit d’un ton de regret que ce pauvre Shelley était toujours païen, et qu’il en était bien triste. Mais, à la seconde séance, notre surprise et, je dois le reconnaître, notre déception, ne furent pas médiocres d’entendre une voix toute différente s’exprimer par l’organe du médium. Elle était mâle, comme celle du précédent désincarné, mais amène, retenue, délicatement onctueuse. Ce nouveau désincarné, d’ailleurs, s’empressa de se présenter : Augustus Lewis Barnard, mort en 1847 et, de son vivant, ministre de la petite église presbytérienne qui, dès cette époque, existait à Florence.
Mr. Mac Braid exprima poliment le plaisir qu’il éprouvait d’entrer en relations avec un confrère de l’autre monde, mais ne chercha point à dissimuler que ce n’était point lui qu’on attendait.
— Je sais, répondit Mr. Lewis Barnard, c’est Byron… Mais il ne viendra pas aujourd’hui — ni probablement les jours suivants. En fait, je ne suis ici que pour vous en avertir : il m’eût été réellement pénible qu’un pasteur de l’église dont j’ai fait partie attendît en vain, ainsi qu’une personne venue tout exprès de Londres.
Il ajouta quelques mots aimables à mon adresse. Je vous demande la permission de ne les point répéter, d’autant plus qu’ils sont sans importance pour la suite de ces proceedings. Mais puisque je paraissais n’être pas inconnu du désincarné, je me permis de lui demander à quelle cause il fallait attribuer l’absence — j’avais envie de prononcer la désertion — de lord Byron.
— Il est enrhumé ! déclara le désincarné Lewis Barnard.
On distinguait un certain embarras dans cette brève réponse. Vous pouvez juger que de plus elle nous parut incroyable. M. le ministre Mac Braid observa qu’il n’avait pas encore entendu parler d’un esprit enrhumé.
— Pourquoi pas ? répliqua son confrère, d’un ton découragé… Tout est tellement comme ici, de l’autre côté : il y a eu, ces temps derniers, une épidémie de grippe !… Mais un homme qui a exercé sur la terre une profession sacrée ne doit pas mentir, même dans les petites choses, et pour défendre une réputation, hélas ! bien usurpée. J’aime mieux tout vous dire : ce pauvre Byron se dérange ! Encore une fois !
— Il se dérange ?…
— Oui…
Un grand soupir passa par la poitrine du médium, Mrs. Margaret Allen. La voix de l’esprit continua par sa bouche :
— Il se dérange !… Et avec une danseuse française, encore, bien qu’elle porte un nom allemand, Fanny Elssler : tout ce qu’il y a de pis ! Il a même des histoires, à cause d’elle, avec un certain M. de Montrond qui prétend avoir été le confident de M. de Talleyrand, être mort aux îles du Cap-Vert, et se montre amoureux fou de cette personne dangereuse… Mylord veut se battre en duel avec lui… Tout cela est bien triste !
— Mais, fis-je avec vivacité, ce que vous nous racontez là est absurde. Des désincarnés ne peuvent pas se battre en duel, voyons, ni être amoureux ! c’est une supposition ridicule !
— Pourquoi pas ? fit Mr. Lewis Barnard, de son ton toujours lassé. Je vous dis que chez nous tout est pareil. Et vous devez bien le savoir, puisque vous recevez continuellement la visite d’esprits qui nous disent qu’ils vont à la campagne, qu’ils écoutent des concerts, que même on y abuse de la musique classique, et qu’à la belle saison ils iront aux bains de mer : vous n’avez qu’à lire Raymond, ou la vie et la mort, de sir Oliver Lodge… Seulement, voilà : ce malheureux Byron est fou tout de même ! Il faut qu’il ait le vice enraciné dans ce qui lui reste de corps…
— M. le ministre Lewis Barnard, nous vous comprenons de moins en moins !
— C’est pourtant bien simple : notre sensibilité est très atténuée. Et même, à mesure que se prolonge notre existence supra-terrestre, elle diminue encore. Alors ce n’est plus très amusant… Tenez, moi qui suis mort en 1847, il m’est déjà très facile de résister aux tentations. Je trouve que c’est bien loin de ce que j’éprouvais sur terre, c’est insignifiant, tout à fait insignifiant… Et pour Byron, qui est mort en 1824… qu’est-ce qui peut bien lui rester, je vous le demande ! Ce dévergondage dérisoire n’en est que plus honteux.
— Mais, observa Mr. Mac Braid, il nous avait dit qu’il regrettait sa conduite, qu’il était tout à fait corrigé, qu’il prendrait exemple sur Mr. John Ruskin…
— Mylord s’est f…tu de vous, répondit le ministre.