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Le Diable au Sahara

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L’ESPION

Il pleuvait. Atrocement, intarissablement, il pleuvait. Il pleuvait des chiens et des chats, comme disaient dans leur langue, mes camarades de l’armée anglaise ; et ils ajoutaient, comme blessés dans leur amour-propre national, qu’ils n’avaient jamais vu pleuvoir comme ça, même dans leur pays. Le fait est que les relevés des météorologistes le prouvent : nulle part, dans les coins les plus arrosés de l’humide Angleterre, il ne tombe autant d’eau, il ne pleut plus implacablement, plus régulièrement, avec plus d’abondance, d’obstination, de méchanceté, que dans cette partie des Flandres françaises que nos alliés défendaient, depuis trois ans et demi, contre l’armée allemande ; et jamais, par surcroît, depuis dix ans, on n’avait vu pleuvoir, dans cette ville de Hazebrouck, comme en cette pluvieuse fin d’octobre.

— Il faut pourtant que je finisse par faire au moins un croquis ! m’avait dit ce matin-là le dessinateur Mervil, qui enrageait de n’avoir pu mettre le nez dehors depuis huit jours.

Donc, nous étions sortis courageusement, bien empaquetés dans nos imperméables. Mais nous n’avions pas encore dépassé les dernières maisons du faubourg que l’averse redoubla. On n’y voyait plus à deux pas devant soi, les gouttes de pluie vous piquaient les yeux comme des aiguilles. Avec ça, une boue qui vous arrachait littéralement les souliers des pieds. Nous reconnaissant vaincus par les éléments, nous entrâmes dans le dernier estaminet à gauche, sur la route de Bailleul, à l’enseigne du Blanc Seau — le seau est peint au-dessus de la porte, et il est blanc, effectivement.

Mervil consacra séance tenante tous ses soins à la confection d’un « genièvre brûlé » — du genièvre, du citron, des clous de girofle, du sucre, et une allumette pour faire flamber le tout — que nous avions commandé à la patronne, une dame bien aimable, et pas trop laide. Pendant ce temps-là je regardais par la fenêtre.

Un détachement de douze hommes, commandés par un vieux sergent, — régiment des fusiliers du Berkshire, comme je pus le voir à leurs pattes d’épaule, — passa, faisant jaillir la fange jusque sur le trottoir. Au milieu du détachement marchait, les mains attachées derrière le dos par des espèces de poucettes qui sont le « cabriolet » employé par la police militaire anglaise, un homme surnaturellement blême, habillé comme un bourgeois aisé.

— Plains-toi donc ! dis-je à Mervil, le voilà, ton croquis !

— Jésus-Maria ! fit la patronne en joignant les mains, — puis elle fit un signe de croix, — c’est l’espion qu’ils mènent fusiller à Bailleul.

Tiens, c’est vrai ! Nous avions oublié. L’exécution, c’était pour aujourd’hui : l’exécution de l’espion allemand qui avait trouvé moyen de s’installer quatre mois durant à Bailleul comme marchand de beurre et de lait. Cet espion-là ne devait pas être le premier venu : lors de son interrogatoire devant le conseil de guerre, il n’avait plus cherché à dissimuler qu’il entendait et parlait parfaitement l’anglais, bien qu’il eût toujours affecté auparavant de n’en pas comprendre un mot. Probablement officier dans l’armée allemande : mais il avait nié cette qualité jusqu’au dernier moment. On avait dû le condamner sous le nom qu’il avait pris : un nom franco-flamand, bien entendu.

Quoiqu’il eût été jugé par le conseil de guerre qui siégeait à Hazebrouck, il devait être fusillé aux abords de Bailleul, c’est-à-dire sur les lieux où il avait le plus ordinairement exercé son industrie. Mervil et moi, nous nous regardâmes : il valait la peine d’affronter ce temps de chien pendant dix ou douze kilomètres pour assister à l’exécution.

Rendossant en hâte nos imperméables, nous nous précipitâmes sur la route avec l’intention de suivre le sinistre cortège.

— No, sirs, nous dit le vieux sergent, avec la plus grande politesse, mais aussi avec une fermeté toute militaire, stay where you are, please. Restez où vous êtes.

Il ajouta, avec une sorte d’humour froid, la phrase policière si souvent entendue dans les grandes villes :

— Les rassemblements sont interdits !

Il n’y avait qu’à obtempérer. Nous rentrâmes dans l’estaminet. Mais tout de suite Mervil, qui avait son idée, proposa :

— Si nous déjeunions dans la boîte ?

J’eusse préféré déjeuner au mess, avec les amis.

— Pourquoi faire ? demandai-je.

— Le piquet d’exécution sera bien forcé de repasser par ici : et le sergent ne sera peut-être pas au-dessus d’une nouvelle tournée de genièvre brûlé. Ça combat l’humidité… C’est pour toi, ce que j’en fais, ingrat ! Car ce n’est pas ça qui me donnera un croquis.

Il avait raison, je le remerciai de la bienveillance qu’il mettait à s’occuper des intérêts de mon journal.

— A charge de revanche ! fit-il.

Après quoi nous commandâmes une omelette au jambon, et quand l’omelette ne fut plus qu’une chose du passé, nous prîmes le café en faisant un écarté, avec des cartes d’estaminet, c’est-à-dire horriblement grasses ; mais à la guerre on apprend à ne pas se montrer trop difficile.

Quelques heures plus tard le piquet repassait comme nous l’avions prévu. Les hommes étaient couverts de boue, mouillés comme des éponges, harassés. J’ouvris la porte et je fis au sergent ce signe d’invitation généreuse auquel aucun soldat, dans aucune armée, mais peut-être plus particulièrement dans l’armée anglaise, n’a jamais pu se méprendre. Il entra avec ses hommes, mais dit en souriant :

— Spirits strictly prohibited.

J’avais prévu la difficulté : les liqueurs fortes sont sévèrement interdites au militaire anglais. Aussi priai-je tout bonnement, en français, l’excellente patronne de l’estaminet de les mêler au café. De la sorte, les apparences étaient sauves. Les hommes s’attablèrent, heureux. Quant au sergent, je le fis passer avec nous à côté, dans une petite pièce réservée. Le genièvre brûlé fut apporté tout fumant ; ses yeux s’illuminèrent.

— Eh bien ! lui dis-je, sans plus de circonlocutions, comment ça s’est-il passé ?

Il réfléchit une minute, trempa ses lèvres dans son verre, réfléchit encore, s’essuya la bouche et répondit :

— … T’was very cruel for me. C’était bien cruel pour moi.

— Pour vous ? fis-je, étonné.

— Yes, sir ! Voilà vingt ans que je sers dans l’armée. J’ai bien été de vingt-cinq piquets d’exécution : dans l’Inde, à Malte, à Gibraltar, partout. Mais jamais je n’ai vu un client plus difficile ! Tout le temps du chemin il nous a mis plus bas que terre. Il n’arrêtait pas de nous dire les choses les plus pénibles.

«  — Quel temps ! qu’il disait, quel temps ! Si ce n’est pas une infamie que de faire marcher pour ça un gentleman sous la pluie pendant des heures ! Un gentleman qui vaut mieux dans son petit doigt que le moins sale de vous tous. Canailles, crapules ! On voit bien que vous êtes des Anglais ! Il n’y a que dans votre pays qu’on est capable de ces raffinements de cruauté. Faire marcher deux heures dans l’eau et dans la boue un homme qu’on va fusiller. Canailles ! Cochons !

« Il en a dégoisé comme ça, en anglais, pendant des milles et des milles. C’était dur pour mes sentiments. Mais, à la fin, je lui ai dit :

«  — Tu vas fermer ça, fils d’une mère dont je ne voudrais pas pour un nègre. Et sans-cœur, par-dessus le marché, oui, sans-cœur ! Si tu avais l’ombre de cœur, tu penserais que c’est nous qui sommes à plaindre… puisque, nous, il faudra que nous fassions le même chemin pour retourner !

« Et quand je lui eus dit ça, sir, conclut le sergent en tendant son verre vide, il s’est tenu tranquille jusqu’à la fin. »

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