Le Dix-huit Brumaire
LE
DIX-HUIT BRUMAIRE
CHAPITRE PREMIER
LES ANTÉCÉDENTS
ET LES CAUSES
Sainte-Beuve remarque dans ses Lundis que les trois mots qui caractérisent les principales époques de la Révolution ont été prononcés par Sieyès, homme sentencieux. Au mouvement de 1789, il avait donné sa formule : « Qu’est-ce que le Tiers-État ? Rien. Que doit-il être ? Tout. » De la Terreur, Sieyès disait simplement : « J’ai vécu. » A la fin du Directoire, il murmurait : « Je cherche une épée. »
La Révolution en était là en 1799. Elle avait besoin d’une épée, d’un militaire et d’un coup d’État. Il faut donc se défaire tout de suite de l’idée que le 18 brumaire ait été, dans son principe, un attentat réactionnaire. On ne comprend bien cette « journée » fameuse, qui continue tant de « journées » révolutionnaires, qu’à la condition de savoir qu’elle a été provoquée dans l’intérêt de la Révolution, pour raffermir la Révolution et en poursuivre le cours, par des hommes qui tenaient au nouvel ordre de choses comme à leur propre bien.
Il y avait déjà longtemps que les affaires allaient mal. Les inquiétudes des dirigeants n’étaient pas nouvelles. Et la principale de ces inquiétudes, c’était que la France, lasse du désordre, de la détresse financière et surtout de la guerre sans fin, ne retournât à la monarchie.
A cette époque, la réaction était le parti de la paix. La Révolution voulait et devait continuer la guerre. Deux ans plus tôt, les élections ayant donné une majorité de modérés et de royalistes, il avait déjà fallu appeler un soldat. Augereau et les grenadiers avaient chassé les Conseils par le coup d’État de fructidor. Et Augereau avait été désigné et prêté pour cette opération par le général en chef de l’armée d’Italie, qui, en vendémiaire, s’était signalé à l’attention des républicains en réprimant à Paris une insurrection royaliste.
Ainsi les hommes de la Révolution comptaient sur les militaires et les militaires étaient du parti de la Révolution, qui était le parti de la guerre, contre la « faction des anciennes limites, » laquelle voulait la paix et tendait au rétablissement de la monarchie. Les intérêts des révolutionnaires se confondaient avec ceux de l’armée. Leurs intérêts, leurs sentiments aussi. Hommes politiques et généraux avaient l’habitude de travailler ensemble. Il n’est donc pas étonnant que Sieyès, en 1799, alarmé par l’état désastreux des affaires publiques, ait « cherché une épée. » Il n’innovait même pas.
Mais s’il fallait un général, ce n’était plus seulement pour écraser la contre-révolution, comme en vendémiaire et en fructidor. C’était pour rendre de la force au gouvernement lui-même. Le Directoire n’en pouvait plus. Fructidor, coup de barre à gauche, avait rendu le pouvoir aux jacobins : les choses n’avaient pas mieux marché. La violence s’était épuisée vite. Elle n’avait pas ramené la victoire ni rempli les caisses de l’État. L’anarchie et la misère avaient encore grandi, le mécontentement avec elles. Dans le monde politique lui-même, personne n’était satisfait, ni les jacobins ardents, ni un groupe nouveau, celui qu’on voit toujours se former aux époques troublées de notre histoire, une sorte de « tiers-parti, » comme on disait au temps de la Ligue, et qui se composait de révolutionnaires authentiques mais assagis, sinon dégoûtés.
De ce groupe, Sieyès était l’âme. Déjà une élection l’avait introduit dans le vieux Directoire, qui tombait en pourriture, et là, aidé dans les Conseils à la fois par ses amis et par les jacobins, il avait conduit l’attaque contre ses collègues. Au cours des journées de prairial (juin 1799) Sieyès avait réussi à se défaire de trois des plus discrédités, Treilhard d’abord, puis La Revellière et Merlin. Le cinquième, l’intrigant Barras, avait été son complice. Cette fois, il n’avait pas été besoin d’un « appel au soldat. » L’action parlementaire avait suffi. Mais, dans la coulisse, des généraux se tenaient prêts, s’il l’avait fallu, pour expulser les Directeurs récalcitrants. Fructidor et prairial n’étaient que les étapes de brumaire, les écoles du coup d’État que méditait Sieyès et que favorisaient des républicains anxieux de se sauver eux-mêmes en sauvant la République.
La situation ne s’améliorait pas sous le Directoire « épuré, » remanié, désormais composé de Collier, jacobin banal, d’un général qui devait tout à la politique, Moulin, également venu du jacobinisme, de Barras, de Roger-Ducos et enfin de Sieyès. Pour peindre l’état des choses, à tous les égards calamiteux, de ces derniers mois, on disait à Paris, d’un mot qui faisait fureur : « le margouillis national. » C’est que l’alliance des jacobins et des néo-modérés n’avait pas survécu à la reconstitution du Directoire. Le Conseil des Cinq-Cents était démagogique et tumultueux. Le gouvernement était toujours aussi faible. Seulement Sieyès en était le maître avec son confident Roger-Ducos. Il savait qu’il n’y avait rien à craindre, ni de Barras, dénué de convictions, ni de Collier et de Moulin, anciens conventionnels, hommes obscurs, dépourvus de clairvoyance, médiocres en tout, même par le caractère, et qui représentaient la gauche dans le Directoire.
Sieyès jugeait bien que les choses ne pouvaient continuer sans une catastrophe à l’extérieur et à l’intérieur. Nos armées fléchissaient sous la coalition. Le pays était plus que las. Sieyès voyait venir la contre-révolution et il la redoutait comme théoricien et comme régicide. Il était temps de recourir à un « acte sauveur. » Il s’agissait de sauver la Révolution elle-même et, pour la sauver, de lui rendre ce que Sieyès et ses amis se sentaient incapables de lui donner, ce qui était devenu un besoin impérieux, l’autorité et l’ordre, que seul apporterait un homme fort, accoutumé à commander et à se faire obéir.
Comment cela pouvait-il être obtenu ? Par un appel à la raison, à l’intérêt même des révolutionnaires ? Sieyès ne le pensait pas et il n’avait pas tort. Il connaissait l’esprit du Conseil des Cinq-Cents : tous les jacobins crieraient à la dictature. Il ne se fiait pas davantage au public qui ne cessait de se plaindre du gouvernement des « avocats » mais que le jacobinisme intimidait. Et puis, les seuls éléments agissants étaient royalistes et l’on risquait, en excitant la foule, de donner la haute main aux partisans de la monarchie. Pas de délibération, placer tout le monde devant un fait accompli, c’était la seule ressource. Il n’y avait pas d’autre voie à suivre. Un homme de grand sens, Portalis, une victime de fructidor, qui, de l’exil, suivait les événements de France, annonçait la venue d’un « libérateur, » mais il ajoutait : « Je crois pouvoir dire que la masse est fatiguée de choisir et de délibérer… Il faut venir avec un plan fait, qui serait adopté dans le premier moment, qui sera celui de la lassitude, et qui ne le serait plus dans le second. Dans le premier moment, les ambitieux se taisent, la masse seule se meut et compte ; dans le second, la masse disparaît, et les ambitieux ou les raisonneurs reprennent le dessus. »
Il fallait donc un coup d’État organisé de l’intérieur, ce qui est toute la définition du 18 brumaire, et il ne manquait pas de généraux pour se charger de cette besogne. Mais tous n’y étaient pas propres et celui que désignaient en première ligne ses antécédents et son prestige était malheureusement absent. Bonaparte était en Égypte. Malgré sa récente victoire d’Aboukir, malgré les succès de ses lieutenants en Syrie, sa situation restait d’ailleurs difficile, puisqu’il se trouvait bloqué par la flotte anglaise. Il semblait plus que douteux qu’il pût revenir à temps. En tout cas, on ne pouvait l’attendre, et le rappeler eût été donner réveil.
A défaut de Bonaparte, Sieyès avait choisi Joubert, jeune héros républicain que l’on comparait à Hoche pour ses vertus. Cependant Joubert n’était pas une figure de premier plan. Pour qu’il pût s’imposer, il lui fallait une grande victoire. Dans cette idée, Sieyès le chargea du commandement de l’armée d’Italie. A Novi, au lieu de la victoire, Joubert trouva la défaite et la mort. Double catastrophe puisqu’elle accroissait les dangers de la France et de la République et puisqu’elle détruisait les plans de Sieyès.
Au fond, c’était un mal pour un bien. Même si Joubert était revenu vainqueur, il n’est pas dit que son coup d’État ne se fût pas heurté à des difficultés bien supérieures à celles que devait rencontrer Bonaparte. Mais les conséquences du désastre d’Italie rendaient encore plus sensibles et plus pressantes les raisons d’en finir.
Le péril extérieur avait été grand après Novi. Non seulement l’Italie était perdue, mais il semblait qu’après sept ans de guerre la coalition fût sur le point de venir à bout de la France épuisée. Par un suprême effort, Masséna et Brune avaient réussi à l’arrêter, l’un à Zurich, l’autre en Hollande. Les Russes, battus en Suisse, toujours facilement découragés, s’étaient retirés de la lutte. Mais l’Angleterre restait, opiniâtre. Dans la coalition ennemie, elle était l’âme et la caisse. Les hommes clairvoyants comprenaient que la France serait en danger tant que les Anglais ne désarmeraient pas. Ils ne désarmeraient pas tant que les Français occuperaient la Belgique, et la Révolution ne pouvait renoncer à ses conquêtes. L’invasion n’était que retardée. Pour combien de temps ?
A l’intérieur, la situation devenait intolérable. D’août à novembre, les jacobins, par leurs violences, par leurs menaces de recourir à la Terreur, par la mise en vigueur d’un impôt progressif sur le capital, revêtu du nom d’emprunt forcé, achevèrent de désorganiser le pays. Ils achevèrent aussi de se rendre odieux. Le « libérateur » n’en fut que plus désiré. L’opinion mûrissait à vue d’œil. Une réaction semblait inévitable et elle se ferait contre la Révolution si le gouvernement lui-même n’en prenait l’initiative pour la diriger. Les révolutionnaires assagis avaient des raisons de plus en plus fortes d’entreprendre sur de nouvelles données leur opération de salut individuel et public.
Sieyès n’avait pas été découragé par la mort de Joubert. Tenace, il cherchait toujours un général digne de confiance et qui réunît les conditions nécessaires. En attendant de le découvrir, il méditait les moyens d’assurer le succès du coup d’État, il serrait de plus près ses plans, se procurait de nouveaux concours. Il était déjà arrivé à la conclusion que le consentement ou la dissolution du Conseil des Cinq-Cents, — la Chambre, — ne pourrait être obtenu qu’avec l’appui du Conseil des Anciens, — le Sénat. Déjà aussi il s’était mis d’accord avec Lucien Bonaparte. Tous les éléments de la conjuration étaient prêts. On peut même dire que le 18 brumaire était préparé autant qu’il devait l’être, et pas plus, d’ailleurs, qu’il ne le serait. Il ne manquait plus que l’homme, quand, par une sorte de miracle, il survint.