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Le Dix-huit Brumaire

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CHAPITRE III
L’ORGANISATION

Comme Bonaparte, à ce moment-là, demandait à Rœderer s’il ne voyait pas de trop grandes difficultés à ce que la « chose » se fît, la réponse fut : « Ce que je crois difficile, même impossible, c’est qu’elle ne se fasse pas, car elle est aux trois quarts faite. » Mais on en était toujours au même point. Les trois premiers quarts s’étaient faits tout seuls. Le quatrième ne pouvait pas être laissé à la simple action de la nature. Il voulait une intervention de main d’homme, une sorte d’intervention chirurgicale, dont le succès était moins certain que ne l’affirmait Rœderer, désireux d’inspirer confiance à l’exécutant principal. Rœderer savait qu’il est utile, pour réussir, de croire à ce que l’on espère.

En attendant le grand jour, celui de l’exécution, la difficulté était d’unir un complot presque public à un complot occulte. Pour susciter et entretenir l’état d’esprit nécessaire, pour recruter des adhérents, il fallait donner l’impression qu’on allait agir. Il ne fallait pas, d’autre part, alarmer ceux qu’on se proposait de renverser.

Sans doute, ce n’était pas des trois Directeurs sacrifiés d’avance qu’on avait quelque chose à craindre. On avait le moyen de rendre Barras inoffensif. Moulin ne comptait pas. Quant à Gohier, aveuglé par Joséphine qui tenait très bien son rôle, il venait presque tous les jours rue de la Victoire sans comprendre ce qui se passait. Mais, au-dessous du Directoire, souverain constitutionnel à cinq têtes, il y avait le ministère et un seul des ministres était acquis, le ministre de la Justice, Cambacérès. Il y avait enfin les Conseils, et celui des Anciens était favorable. Quant à celui des Cinq-Cents, à qui il s’agissait d’imposer la nouvelle forme de gouvernement, il était rempli de jacobins et il pouvait, se sentant menacé, prendre le premier l’offensive. C’était ce dont les « brumairiens » avaient peur. Les principaux conjurés étaient si peu tranquilles qu’un soir où ils étaient réunis avec Bonaparte chez Talleyrand, rue Taitbout, tout le monde se tut et quelques-uns pâlirent au bruit d’un escadron de cavalerie qui avait paru s’arrêter à la porte. Ce n’était qu’un détachement de gendarmes qui, tant Paris était peu sûr, escortait la recette des jeux du Palais-Royal.

De quoi parlait-on dans ces réunions secrètes ? En somme, on ne parlait pas de grand chose. On cherchait surtout sur qui l’on pouvait compter. On pointait des noms dans les Conseils, dans l’administration. Berthier, qui connaissait bien le monde militaire, dressait des listes. Quant au plan d’action, il existait déjà. Bonaparte n’eut à s’en occuper d’aucune manière. Tout son rôle fut d’être au service de Sieyès qui, bien avant le retour d’Égypte, avait arrêté ses dispositions de concert avec quelques républicains de ses amis, pour la plupart membres des Anciens. Cornet, le futur comte Cornet, assure que la première idée avait été donnée par Baudin des Ardennes.

Avec de pareils inspirateurs, il ne pouvait s’agir de rien que de constitutionnel. Au risque de nous répéter, nous dirons encore que Sieyès et son groupe, loin de tendre au renversement de la République, se proposaient de la consolider. Ils voulaient changer la Constitution, mais la changer par des moyens constitutionnels, par un vote régulier des deux Assemblées. Le Conseil des Anciens était acquis. Celui des Cinq-Cents n’étant pas sûr, il fallait s’y prendre en sorte qu’il fût dans la nécessité d’accepter la Constitution nouvelle qui lui serait soumise.

Et comment créer une situation telle que le Conseil des Cinq-Cents dût voter ce qu’on n’osait proposer à sa libre discussion ? On avait beau retourner la question dans tous les sens, il avait fallu se résoudre à recourir à la force. Mais quelle sorte de force ? L’armée ? Il s’en fallait de beaucoup qu’elle fût unanime. Parmi les soldats et parmi les officiers, il y avait des jacobins. Les parlementaires dont on devait forcer le vote étaient pour les uns des « avocats, » pour les autres des « patriotes. » Et puis, comme nous l’avons vu, le ministre de la Guerre n’était pas de la combinaison. Il faudrait passer par-dessus sa tête, se priver par conséquent de l’appui de la discipline. La seule ressource était de se confier à un général assez influent sur la troupe pour la rendre favorable à l’opération. Les Cinq-Cents comprendraient alors qu’ils n’avaient qu’à s’incliner.

Il fallait encore leur ôter l’espoir qu’un mouvement parti des faubourgs révolutionnaires leur vînt en aide. Sans doute l’ardeur de la révolution semblait bien éteinte. Mais on restait à la merci d’un brusque réveil, d’un hasard, d’un accident. L’idée à laquelle on s’était arrêté, c’était de faire voter d’abord par les Anciens le transfert des deux assemblées hors de Paris, sous le prétexte d’un complot anarchiste organisé dans la capitale, ce qui justifierait en outre des précautions militaires et une délégation extraordinaire du commandement de la garnison de Paris à un général. On avait choisi Saint-Cloud qui offrait diverses commodités, notamment pour un déploiement de troupes.

Tel quel, au fond assez vague, et laissant une large part à l’imprévu, ce plan, tout fait avant le retour de Bonaparte, était celui qui devait servir. C’était un coup d’État monté par des parlementaires contre d’autres parlementaires, qui devait se passer tout entier dans une séance parlementaire et se terminer par un vote qui en proclamerait le succès. Qu’arriverait-il ensuite ? C’était plus vague encore. Sans doute une place serait donnée dans le nouveau gouvernement au général dont le concours était indispensable et dont la popularité, après avoir été une garantie pour le grand jour, en serait une pour la solidité de la nouvelle Constitution. De cette Constitution même on ne savait pas grand chose, sinon qu’elle devait renforcer le pouvoir exécutif. Là encore le projet était nébuleux et livrait beaucoup à l’incertain.

Ce projet plein de trous, Bonaparte l’accepta et s’en fit l’instrument. D’abord, c’était ce que Sieyès lui offrait. C’était cela, à prendre ou à laisser, et non autre chose. Chicaner Sieyès, changer ses batteries, refaire ses plans, qui sait si ce n’était pas tout compromettre, si le susceptible Directeur ne l’enverrait pas promener ? Et puis l’imperfection même de cette combinaison et l’incertitude qu’elle laissait ne déplaisaient pas à Bonaparte. « Ceux qui ont le sentiment et le goût de l’action, a dit Anatole France, font, dans les desseins les mieux concertés, la part de la fortune, sachant que toutes les grandes entreprises sont incertaines. La guerre et le jeu enseignent ces calculs de probabilité qui font saisir les chances sans s’user à les attendre toutes. » Ainsi Bonaparte se fiait à son étoile. Il se disait que les choses tourneraient peut-être autrement qu’on n’imaginait, le jour de l’opération, et, pour le lendemain, il y avait d’amples perspectives. Sans doute ce n’était pas ainsi qu’il eût monté l’affaire. Mais il n’avait pas le choix et il accepta, pour ainsi dire les yeux fermés, le programme de ces parlementaires et de ces idéologues qu’au fond du cœur il méprisait.

On s’explique par toutes ces raisons que le 18 brumaire ait été aussi aventureux, aussi décousu. On s’explique aussi qu’il n’ait pas tourné comme le croyait Sieyès, et même qu’il ait failli très mal tourner.

Le point le plus faible de ce programme saute aux yeux : c’était une manœuvre en deux temps. Il fallait réussir deux fois, d’abord quand il s’agirait de transférer les Cinq-Cents à Saint-Cloud, ensuite lorsqu’il s’agirait de leur imposer la réforme constitutionnelle. Enfin on ne savait pas très bien par quel régime on remplacerait celui qu’on voulait supprimer. Il avait fallu, pour intéresser des ambitions à l’entreprise, s’abstenir de désigner les personnes qui entreraient dans le gouvernement nouveau. On ne placerait donc les Conseils ni devant un fait accompli ni même devant un fait défini. On s’exposait, jusqu’au dernier moment, à des discussions, à des intrigues, à des surprises. Ce qui restait l’élément le plus favorable, c’était l’atmosphère, la fatigue du public, son indifférence aux agitations de la politique. C’était aussi le prestige personnel de Bonaparte. Mais alors, si le coup réussissait, il était clair que Bonaparte récolterait ce que Sieyès avait semé.

Sieyès prenait des leçons d’équitation, ce qui est le trait comique de ces journées. Il estimait qu’un dictateur doit se présenter à cheval devant les foules. Et puis, à la manière de M. Prudhomme, dont il tenait un peu, ce cheval lui servirait à ne pas être éclipsé par Bonaparte en cas de succès et à prendre une fuite salutaire en cas d’échec. Personnage attachant, singulier, celui de Sieyès. Ce n’était pas seulement un métaphysicien des Constitutions. C’était un orgueilleux. Un jour qu’il disait la messe, étant aumônier chez le duc d’Orléans, il s’aperçut que les princes étaient sortis pendant l’office. Là-dessus, il quitta l’autel en criant qu’il ne disait pas la messe pour la canaille. C’est à peu près de la même manière qu’il s’en ira lorsque son chef-d’œuvre constitutionnel aura été malmené par Bonaparte. Il avait bien dit un jour à Lucien : « Ce n’est plus le temps où cedant arma togae. » Il ne croyait pourtant pas qu’après avoir appelé les armes à son aide, la toge leur céderait si vite. Mais comme il était loin d’être sot, il savait aussi qu’il jouait gros jeu, le « quitte ou double » de sa carrière. Un ami lui demandait à ce moment-là quelle était sa garantie dans ses tractations avec Bonaparte. « Nulle part, répondit-il avec brusquerie. Mais, dans une grande affaire, on est toujours forcé de donner quelque chose au hasard. » C’était justement ce que pensait Bonaparte. Là encore, Sieyès se rencontrait avec son complice.

Ce vétéran de la politique s’était livré au jeune général, dont la conduite était loin d’être irréprochable à son égard. Ce serait trop de dire que Bonaparte trahissait Sieyès. Du moins il ne se comportait pas très loyalement. Bien résolu à ne pas travailler pour un autre, il évitait de se livrer, de se fermer des portes, il était en coquetterie avec les adversaires de son haut associé. Mme de Rémusat tenait de lui-même ce mot : « Je recevais les agents des Bourbons. » Il n’écartait pas non plus les jacobins. Ceux-ci essayaient de le séparer de Sieyès et il consentait à les écouter. Albert Vandal pense que c’était pour leur « donner le change. » C’est possible : en attendant, il promettait aux jacobins, c’est-à-dire au parti de la guerre, de reconquérir l’Italie et de « relever les Républiques-sœurs. » Et cette promesse, il l’accomplira. Cependant, il se laissait acclamer dans les rues au cri de « Vive la paix ! » car c’était la paix que la masse du public attendait d’un coup d’État. Jourdan, général jacobin, était venu, au nom d’un groupe de gauche, lui offrir de « le placer à la tête du pouvoir exécutif, pourvu que le gouvernement représentatif et la liberté fussent garantis par de bonnes institutions. » Bonaparte ne dit pas non et il invita Jourdan à dîner pour le 16 brumaire. C’était une façon de cacher son jeu, mais ce jeu était un peu double. Il mettait beaucoup de complaisance à se laisser appeler le « général Vendémiaire. » S’il est vrai qu’il finit par prendre dans ses filets Jourdan qui était chargé de le mettre dans ceux des jacobins, ce ne fut pas sans qu’il eût donné lui-même quelques gages au jacobinisme.

Un moment, il s’était également laissé rechercher par Barras et si le Directeur n’eût été maladroit, Bonaparte eût peut-être marché avec ce thermidorien, son ancien protecteur, qui savait mieux que Sieyès ce que c’était qu’une « journée, » car il en avait fait, et de fameuses. Mais Barras lui proposa ce dont Bonaparte ne voulait à aucun prix : un partage, le commandement des armées pour l’un, le pouvoir civil pour l’autre. Le pouvoir civil, c’était ce que Bonaparte désirait le plus. Il continua ses relations avec Barras, promit de le tenir au courant de tout, et le berna jusqu’à la fin.

Ce qu’il y a de plus singulier, dans ces événements, c’est leur confusion, mêlée à leur rapidité. Ces allées et venues, ces intrigues, ces préparatifs, tout eut lieu dans l’espace de quelques jours avec une sorte de légèreté. Il fallait que le régime fût bien bas, bien usé, pour ne pas mieux se défendre contre une entreprise dont l’organisation était, somme toute, aussi imparfaite et même si peu consistante que le principal exécutant, jusqu’à l’avant-veille ou peu s’en faut, hésitait encore sur le choix des moyens.

Et tout ce que nous avons vu jusqu’ici montre assez qu’on aurait grand tort de considérer le 18 brumaire comme un coup d’État militaire. Il est, à cet égard, fort différent du 2 décembre. L’oncle était même dans des conditions beaucoup moins bonnes que ne le serait le neveu. Le prince-président, en 1851, devait agir avec l’armée contre l’Assemblée. Le général Bonaparte avait pour lui une partie de l’Assemblée. Quant à l’armée, il n’en était pas sûr. Albert Vandal, fort pénétrant dans son récit et dans son analyse[1], montre très bien que les soldats de ce temps étaient aussi différents que possible de ce qu’on appelle des prétoriens. S’il y en avait parmi eux, c’étaient plutôt des prétoriens de la Convention. Les célèbres « grenadiers de Brumaire » étaient des espèces de gendarmes politiques, le résidu des gardes françaises, ces troupes émeutières, toujours choyées par les gouvernements révolutionnaires pour les services qu’elles leur avaient rendus. On y comptait des « gaillards d’un passé louche, de purs chenapans… des sacripants de faubourg enrôlés à différentes époques. » Pour la plupart ils n’avaient jamais quitté Paris, et leurs campagnes se réduisaient à une brève apparition en Vendée. Ce n’étaient pas de véritables militaires et la gloire de Bonaparte les laissait à peu près indifférents. Ils formaient la garde du Directoire et des Conseils. Ils seraient, à Saint-Cloud, au premier rang et nul ne pouvait répondre d’eux.

[1] L’avénement de Bonaparte, Plon, éditeur, t. I, chap. VII. C’est le récit d’Albert Vandal, complet et vrai, que nous suivrons presque toujours pour les deux journées.

La garnison de Paris, la cavalerie surtout, donnait plus d’espoir. Il y avait là des hommes qui avaient fait campagne, de dures campagnes, hors de France, et pour qui Bonaparte était un vrai chef. C’étaient les 8e et 9e dragons qu’il avait eus sous ses ordres en Italie ; le 21e chasseurs qu’il avait réorganisé autrefois. De plus, cette troupe souffrait du dénuement général. Elle était mal nourrie, mal habillée. Elle n’avait aucune raison de tenir au régime et de le défendre. Seulement son attitude dépendrait de celle de ses officiers qui n’étaient pas tous acquis. Et puis elle n’était pas très nombreuse : sept mille hommes environ. Si les grenadiers n’étaient que 1200, ils seraient placés par leurs fonctions aux abords immédiats de la salle où délibéreraient les Cinq-Cents. C’étaient eux qui, en définitive, décideraient du sort de la journée et les conjurés n’avaient à cet égard qu’une garantie : Blanchard, qui commandait la garde des Conseils, avait aidé Augereau pour le coup de fructidor. Les jacobins victorieux lui avaient laissé son poste en remerciement du service qu’il leur avait rendu. Grave imprudence. Ce Blanchard, ayant trahi une fois, trahirait encore. Après avoir manqué de parole aux modérés, il manquerait de parole aux jacobins.

Une chose dont le complot paraît bien ne pas avoir été dépourvu, c’est le nerf de la guerre, c’est l’argent. On manque de précisions sur les sommes qui furent mises à la disposition de Sieyès et de Bonaparte. On en manque sur les bailleurs de fonds. En tout cas, rien ne fit défaut, ni pour la propagande, ni pour les affiches, grâce au concours de quelques hommes d’affaires qui en avaient assez de l’anarchie, que le babouvisme avait effrayés et qui étaient exaspérés par l’impôt forcé et les mesures démagogiques contre les fortunes. On cite Collot, qui s’était enrichi dans les fournitures de guerre. Symptôme curieux : la finance classée, régulière, s’abstint, bien qu’elle désirât la chute d’un gouvernement qui l’inquiétait. Elle s’abstint par sa timidité naturelle. Au fond, elle désirait le succès, mais elle n’en était pas sûre et la prudence de ces hommes habitués à calculer et à prévoir montre que l’issue apparaissait comme douteuse. La banque sera prête à fournir tout ce qu’il faudra quand le coup d’état aura réussi, rien avant.

Le meilleur des auxiliaires, c’était encore l’usure du régime. C’était l’impuissance de la Révolution à fonder un gouvernement stable. La chimère de Sieyès était de croire qu’après tant de Constitutions il en construirait une qui serait meilleure que les autres. Le public était indifférent aux Constitutions. Il était sceptique. Il était las. Tout lui était égal pourvu qu’il eût l’ordre, le repos, des finances saines, la paix. Si l’on cherche la raison pour laquelle devait bien finir une affaire aussi insuffisamment préparée et, comme nous allons le voir, aussi mal conduite dans sa seconde partie, on ne peut la trouver que là, dans l’atmosphère qui favorisait la conspiration.

Quelques jours avant le coup, Bonaparte disait à Rœderer : « Il n’y a pas un homme plus pusillanime que moi quand je fais un plan militaire. Je me grossis tous les dangers et tous les maux possibles dans les circonstances, je suis dans une agitation tout à fait pénible. Cela ne m’empêche pas de paraître fort serein devant les personnes qui m’entourent. Je suis comme une fille qui accouche. Et, quand ma résolution est prise, tout est oublié, hors ce qui peut la faire réussir. »

Il paraissait en effet « fort serein. » Ses allures étaient dégagées. Il recevait beaucoup. Il allait même dans le monde. Parfois, devant les personnes sur lesquelles ces propos étaient de nature à produire un effet favorable, il s’emportait contre le régime qui ruinait la France, contre les hommes qui la menaient à sa perte. Prudent avec ceux qu’il ne connaissait pas, séduisant et cajoleur avec ceux qu’il voulait conquérir, il ne redoutait pas l’emphase quand il croyait l’occasion bonne pour placer un mot à effet. Il s’essayait au rôle qu’il devait jouer bientôt, d’ailleurs mal, à Saint-Cloud. Un jour, à table, devant l’adjudant général Thiébault, tout de suite conquis, il prononça une de ces phrases, faites pour être répétées, auxquelles il donnait un tour historique : « Ces hommes ravalent au niveau de leur impéritie la France qu’ils dégradent et qui les réprouve. »

La maison de la rue de la Victoire ne désemplissait pas. Le général y tenait table ouverte. Les savants, les « idéologues » étaient particulièrement choyés. On tenait à donner au coup d’État l’aspect d’une protestation des intellectuels contre un régime avilissant. C’était, selon l’expression de Taine, « la République intelligente contre la République stupide. » Il y eut visite solennelle chez Mme Helvétius, à Auteuil, comme pour honorer la philosophie du XVIIIe siècle dans la personne de cette veuve illustre. Cette espèce de mise en scène n’empêchait pas des soins plus directement utilitaires. A mesure qu’on approchait de la date fixée, les conciliabules se multipliaient. Parmi les militaires qui étaient à craindre, il y avait Moreau, qu’on savait ambitieux. Bonaparte sentait que celui-là était, au fond, son ennemi. Du moins fallait-il le neutraliser pour le moment décisif. Bonaparte, qui ne l’avait jamais rencontré, le connut par Gohier, éternel Géronte de cette histoire. Par des compliments aussi bien placés que ses cadeaux, Bonaparte désarma celui qui deviendrait bientôt son rival et son adversaire.

Ces conquêtes personnelles, où il fallait user de tous les moyens de séduction et d’influence, alternaient avec des intrigues romanesques, de véritables histoires d’espionnage, comme celle du Corse Salicetti, agent des jacobins, et qui finit par les trahir. L’approche de l’événement levait une lie d’aventuriers. Là, on allait un peu au hasard parce que Bonaparte se méfiait, non sans raison, du maître de la police, Fouché, favorable au coup d’État, mais trop porté vers Barras et qui gardait un faible pour les jacobins. D’ailleurs, dans les derniers temps, Fouché ne croyait pas au succès ou affectait de n’y pas croire. Pour lui, il y avait trop de gens de lettres et de gens de loi dans l’affaire. Il s’en moquait. Il pensait vraiment, et il ne se gênait pas pour le dire, que ce n’était pas ainsi que l’on renversait un régime, mais à main armée. Fouché, d’autre part, craignait Bonaparte et, bien qu’il sût ce qui se préparait, il se gardait d’avertir le gouvernement : il servait la conspiration en la niant et répétait avec une sorte de sincérité qu’il n’en voyait nulle part les traces. Jusque dans le salon de Bonaparte, il tournait l’idée du complot en ridicule, affirmant que, s’il y avait complot, la plaine de Grenelle, où l’on avait plusieurs fois, dans les temps troublés du Directoire, fusillé des séditieux, n’existait pas pour rien. Feinte ou vraie, l’incrédulité de Fouché rendait service : elle rassurait les trois Directeurs dont on voulait se débarrasser. En tout cas, il est certain que Bonaparte et lui n’avaient pas la même conception du coup. Le général voulait réussir au grand jour, dans un sentiment unanime, comme porté par le flot de l’opinion. Fouché voyait moins haut, mais son expérience des choses lui enseignait qu’il ne serait pas superflu de prendre quelques précautions policières.

A la veille du grand jour, nombreux étaient ceux qui jouaient au plus fin. Le plan de Sieyès, avec ses initiés, ses demi-initiés, ses incrédules et ses dupes ne se précisait pas autant qu’il aurait fallu. A la veille de la réalisation, il semblait même devenir plus brumeux. Quant au public, ce qui dominait chez lui, c’était l’indifférence. Comme, depuis le retour d’Égypte, il ne voyait rien venir, l’enthousiasme était un peu tombé. Il fallait, pour le réveiller, que le héros lui-même parût. Sa stature brève, sa figure olivâtre et amaigrie, le costume moitié civil et moitié militaire qu’il portait, sa redingote grise, son sabre arabe attaché par un cordon de soie, son escorte de mamelucks : tout cet extérieur, qu’il soignait, le rendait populaire.

Le 15, une cérémonie eut lieu qui montre à quel point, dans les milieux politiques, on refusait encore de croire qu’il se préparât quelque chose. Un banquet par souscriptions, en l’honneur de Bonaparte et de Moreau, « le Scipion et le Fabius français » avait été organisé par des membres des Conseils. Il eut lieu dans l’église de Saint-Sulpice, alors désaffectée et baptisée temple de la Victoire. Gohier présidait : il était décidément de toutes les fêtes. Il y avait là sept cent personnes, dont cinq cents députés, quelques affiliés du coup, beaucoup d’autres qui ne se doutaient de rien. Au dehors, la foule, assez nombreuse, n’était guère sympathique. On entendait dire qu’au moment où les finances étaient si basses, ce dîner était de l’argent dépensé mal à propos. Dans le quartier, on craignait que des anarchistes ne fissent sauter l’église. Pourtant la curiosité était la plus forte. On se nommait les plus connus parmi les invités et, quand Bonaparte arriva, il fut acclamé, en même temps qu’on criait : « Vive la paix ! » L’équivoque ne se dissipait pas. C’était un général que le peuple appelait pour avoir la paix tant désirée. On ne se doutait pas encore que l’avènement de Bonaparte serait celui du « dieu de la guerre. »

A ce dîner, on dit que Bonaparte mangea à peine, craignant qu’on ne mît la circonstance à profit pour l’empoisonner. Il prononça, au dessert, quelques paroles vagues et but « à l’union de tous les Français, » une sorte de programme assez timide de « Bloc national. » Avant la fin, il fit le tour des tables et, sans bruit, quitta Saint-Sulpice. Dans la nuit même, il avait rendez-vous avec Sieyès pour prendre avec lui les dernières dispositions. C’est dans cette entrevue qu’ils se mirent d’accord sur ce qui suivrait le coup d’État : suspension des Conseils pour trois mois ; substitution de trois consuls, qui seraient Sieyès, Bonaparte et Roger-Ducos, aux cinq Directeurs. Et pendant que les Conseils seraient suspendus, les trois consuls élaboreraient une Constitution définitive. C’était là que Sieyès se proposait de jouer Bonaparte et que Bonaparte attendait Sieyès. Quant aux moyens d’exécution, ils étaient toujours les mêmes : on commencerait par un vote brusqué du Conseil des Anciens où Sieyès était sûr de la majorité.

La date du 16 avait d’abord été choisie. Au dernier moment, il apparut que les Anciens hésitaient. Leur concours sans réserve était indispensable. Rien, dans le plan, ne se pouvait sans eux. Tout à coup le courage leur manquait, ou la confiance. Cette hésitation annonçait les autres, celles qui, le 19, pendant quelques instants, risqueraient de perdre tout.

Du 16, la manœuvre prévue de concert avec la majorité des Anciens fut reportée au 17. Le 17 était un vendredi. On a prétendu plus tard que Bonaparte n’avait rien voulu tenter un jour néfaste. Arnault rapporte les choses autrement. Le 16 au soir, il était chez Talleyrand avec Regnault, Rœderer, tous attendant le mot d’ordre qui ne venait pas. Arnault court rue de la Victoire. Il y trouve Fouché et, comme toujours, Gohier fasciné par Joséphine. Là on parlait avec enjouement, avec scepticisme, du coup d’État qui était le sujet des conversations du jour. Comment y croire, lorsque, dans le salon du dictateur présumé, un des chefs de l’État et le ministre de la police en plaisantaient ? Gohier et Fouché sortirent enfin. Alors Arnault interroge avidement le général :

A quelle heure demain ? dis-je à Bonaparte dès que le départ des deux témoins m’eut permis de lui parler librement. — Rien demain, me répondit-il. — Rien ! — La partie est remise. — Au point où en sont les choses ? — Après-demain, tout sera terminé. — Mais demain, que n’arrivera-t-il pas ? Vous le voyez, général, le secret transpire. — Les Anciens sont gens timorés ; ils demandent encore vingt-quatre heures de réflexion. — Et vous les leur avez accordées ? — Où est l’inconvénient ? Je leur laisse le temps de se convaincre que je puis faire sans eux ce que je veux faire avec eux. Au 18 donc, » ajouta-t-il, avec cet air de sécurité qu’il conservait sur le champ de bataille, où il me semblait ne s’être jamais autant exposé qu’il s’exposait alors au milieu de tant de factions, par ce délai que rien ne put le déterminer à révoquer.

Bonaparte s’était aperçu que les Anciens étaient timorés. Il s’en apercevait peut-être un peu tard, Il était trop engagé pour reculer, Sieyès aussi et, s’ils reculaient, tout était perdu. Quels que fussent les risques qu’on courût en agissant, il y en avait de plus graves à ne pas agir.

Le 16 et le 17 furent bien employés. En ne changeant rien à sa vie mondaine, Bonaparte dissimulait des occupations plus sérieuses. Déjeuners, dîners, invitations furent encore d’un grand secours. Le jeudi, à table et en tête à tête, il acquit la neutralité de Jourdan, s’ouvrant à moitié de son dessein, obtenant l’aveu que la République avait besoin d’un gouvernement fort, promettant au militaire jacobin des compensations avantageuses. Il fallait penser aussi aux trois Directeurs qui devaient « sauter. » Les avis ne leur manquaient pas sur ce qui se préparait. Mais Barras simplifiait la tâche : il fermait les yeux, persuadé qu’il était indispensable et qu’au dernier moment on aurait recours à lui. Réellement stupide, Moulin ne voulait rien comprendre. Quant à Gohier, Joséphine le tenait toujours sous le charme. « En fait de conspiration, tout est permis, » disait Bonaparte. Il tolérait que le Président fît la cour à sa femme et le ménage joua des tours de Scapin au vieillard amoureux. Joséphine le pria à déjeuner pour le matin du 18 et Bonaparte s’invita à dîner au Luxembourg pour le soir du même jour. Gohier, dans ses Mémoires, a reproduit le billet effronté que la citoyenne Bonaparte lui avait fait porter par son fils Eugène : « Venez, mon cher Gohier, et votre femme, déjeuner avec moi demain à huit heures du matin. N’y manquez pas, j’ai à causer avec vous sur des choses très intéressantes. Adieu, mon cher Gohier. Comptez toujours sur ma sincère amitié… » De vraies roueries de femme galante achevaient le complot.

Quant aux préparatifs immédiats du coup d’État lui-même, ils se réduisaient à peu de chose. Le plan de Sieyès servait toujours et, à l’épreuve, il se révélait un peu grêle. Le premier acte, c’était le décret par lequel les Anciens transféreraient les Conseils à Saint-Cloud et confieraient à Bonaparte le commandement de la force armée. On avait heureusement pour soi les présidents des deux assemblées, plus, aux Anciens, les « inspecteurs de la salle, » nous dirions les questeurs, qui avaient le pouvoir de convoquer une séance extraordinaire. Le décret de translation, sur lequel reposait tout le coup d’État parlementaire, fut rédigé d’avance ainsi qu’une adresse aux Parisiens, dont le premier jet, de la main de Rœderer, fut corrigé par Bourrienne, sous la dictée du général. Pour imprimer cette affiche, le fils de Rœderer s’était engagé dans une imprimerie et composa en secret le document qui semble avoir été dissimulé à Sieyès. Quant à la presse, on s’en occupa à peine, peut-être parce qu’on la savait sympathique. On ne s’en servit que pour répandre le bruit d’un attentat imminent des terroristes contre la représentation nationale, ce qui devait bien disposer les Parisiens et justifier le vote du décret par les Anciens. Enfin Talleyrand tint toute prête la lettre de démission qu’on ferait signer à Barras.

Il fallait, en effet, démolir le Directoire en obligeant, par la persuasion ou d’une autre manière, trois des Directeurs à se démettre, comme il fallait, par des moyens encore moins définis, obtenir l’adhésion des Cinq-Cents. Il y avait en somme deux contraintes à exercer, deux batailles à gagner.

Cependant Bonaparte s’assurait de tous les éléments militaires qu’il pouvait embaucher, et c’était moins qu’on ne croit d’ordinaire. Le général Sébastiani, tout dévoué, fut mis dans la confidence : on compta sur lui et sur ses dragons. Enfin des lettres individuelles furent envoyées à tous les officiers amis qui étaient présents à Paris, comme si chacun d’eux devait se trouver seul, le 18 de bon matin, rue de la Victoire, pour une audience privée.

Le soir du 17, soir suprême, il y avait dîner chez Cambacérès, l’unique complice sérieux qu’on eût dans le ministère. Quelques-uns des initiés étaient là. Contrairement à la légende, on ne fit ni grandes phrases ni plans d’avenir. On ne jeta pas les bases du Code Civil. On ne se jura pas de sauver la France. Les convives étaient préoccupés, certains anxieux, comme à la veille d’une journée où ils joueraient leur carrière, leur liberté, peut-être leur vie.

Si Bonaparte dormit bien, personne ne l’a su. Mais il dormit peu. A deux heures du matin, il faisait dire à Moreau et à Macdonald d’être chez lui à la pointe du jour. A cette heure matinale, le Conseil des Anciens serait convoqué d’urgence, comme s’il y avait péril public et imminent.

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