Le Dix-huit Brumaire
CHAPITRE II
LA PRÉPARATION
Le 13 octobre 1799, Joséphine dînait au Luxembourg, chez Gohier, dont c’était le tour, à ce moment-là, de présider le Directoire. Elle se laissait faire la cour par cet ancien terroriste, ce républicain d’allure austère, qui savait la jolie créole peu farouche, et qui espérait son heure.
Il y avait bien longtemps que Joséphine n’avait eu de nouvelles de son mari. Elle était fâchée avec la famille Bonaparte, elle était couverte de dettes, et, pendant l’absence du général, elle avait été plus que légère. Elle avait ridiculisé le héros, allant jusqu’à s’afficher avec une espèce de boulevardier, M. Charles. Joséphine était justement inquiète de l’avenir. Ou Bonaparte ne reviendrait pas de son aventureuse expédition, ou, s’il revenait, il la répudierait, étant déjà informé de sa conduite. Gohier la pressait de prendre les devants et de divorcer. Quant à Joséphine, il lui était commode d’avoir son couvert mis dans le ménage du Directeur, et ce soupirant haut placé, cette belle relation (elle avait l’habitude, en femme qui a beaucoup vécu, de soigner les siennes), lui apparaissaient comme une garantie pour l’avenir. En effet, elle se servirait bientôt du sentiment que Gohier avait pour elle, mais ce serait pour aveugler le Directeur jusqu’au jour même du coup d’État.
Elle dînait donc avec ses amis lorsque cette nouvelle tomba « sur la nappe : » le général Bonaparte venait de débarquer en France. Gohier, à tous les égards, ne savait trop que penser. Quant à Joséphine, elle eut aussitôt l’intuition du rôle à tenir. D’abord ressaisir son mari, tout de suite, le rejoindre avant son arrivée à Paris, sans perdre une minute. Et tandis qu’on commandait pour elle des chevaux de poste, elle jeta au vieux jacobin ces paroles de grande rouée : « Président, ne croyez pas que Bonaparte vienne avec des intentions fatales à la liberté. Mais il faudra nous réunir pour empêcher que des misérables ne s’emparent de lui. »
A la même heure, une autre scène se passait dans un autre appartement du Luxembourg, celui qu’occupait le directeur Sieyès. Résolu à en finir, Sieyès croyait avoir trouvé son épée : c’était le général Moreau qui avait, après Novi, sauvé l’armée par une habile retraite. Sieyès attendait le général, revenu d’Italie le jour même, lorsque le retour de Bonaparte lui fut annoncé. Il appela aussitôt Baudin, son ami intime, le confident de ses projets.
Baudin, député des Ardennes, républicain sincère, révolutionnaire authentique, était convaincu qu’un coup d’État était nécessaire, mais il se désolait « de ne pas voir où prendre le bras d’exécution. » Baudin entra chez Sieyès en même temps que Moreau et, en même temps que lui, apprit la grande nouvelle. « Voilà votre homme, dit Moreau à Sieyès, en parlant de Bonaparte. Il fera votre coup d’État bien mieux que moi. » Cependant Moreau devait vouer une haine mortelle à celui qui, par un hasard extraordinaire, venait lui souffler son rôle. Quant à Baudin, il sortit du Luxembourg « ivre de bonheur. » Après avoir désespéré de la République, il la voyait enfin sauvée. Le lendemain matin, on le trouva mort et il ne fit de doute pour personne qu’il était mort de joie.
Bonaparte en France : l’opinion générale était que, depuis longtemps, la Révolution n’avait eu de jour plus heureux. Il y avait un renouveau de confiance chez ses partisans. Ses adversaires étaient abattus. La nouvelle du retour, communiquée aux Cinq-Cents par les Directeurs, fut accueillie au cri de « Vive la République ! » Seuls, quelques groupes jacobins, ceux qu’on appelait les « exclusifs, » ne cachaient pas qu’ils redoutaient un dictateur. Cependant les royalistes consternés se disaient : « Nous voilà en République pour longtemps. »
Bonaparte avait débarqué à Fréjus le 9 octobre. Tout, dans son retour, était audacieux, incroyable et irrégulier. Il avait, sans l’autorisation du gouvernement, laissé son armée en Égypte. Il avait échappé aux Anglais dont les escadres surveillaient la Méditerranée. Il n’avait même pas, en touchant la terre de France, subi la quarantaine qui s’imposait, puisqu’il venait d’un pays où il y avait la peste, et il avait piqué droit sur Paris. Déjà renseigné sur l’état des affaires, l’accueil qu’il avait trouvé lui avait appris tout de suite qu’il était l’homme attendu. A Fréjus, le lieutenant de port avait, le premier, annoncé la nouvelle en ces termes : « Vive la République ! Le sauveur de la France est arrivé dans notre rade. » Et il n’y avait pas eu assez de barques pour conduire les Provençaux à bord de la frégate la Muiron.
Tout le long de la route, Bonaparte avait rencontré le même enthousiasme : seuls les bandits de grand chemin, qui infestaient alors la France, avaient été insensibles à sa gloire car ils avaient, sans vergogne, pillé ses bagages. A Lyon, ç’avait été du délire. Édifié désormais, Bonaparte ne voulut pas à Paris d’un triomphe qui aurait pu le rendre suspect aux uns ou aux autres. Il allait conduire prudemment sa partie. Ayant décidé de rentrer incognito, il revint par la route du Bourbonnais tandis que Joséphine courait au-devant de lui par la route de Bourgogne. Elle avait manqué son coup de surprise. La grande scène de la réconciliation, il faudra la jouer, non plus dans l’émotion d’une rencontre sur les grands chemins, mais à froid, dans la petite maison de la rue Chantereine, qui serait nommée désormais, à cause de lui, rue de la Victoire.
C’est là que Bonaparte était descendu sans que Paris, où il n’était bruit que de son retour, se doutât de sa présence. Au débotté, il s’était présenté chez le président Gohier, et la garde, le reconnaissant, avait crié Vive Bonaparte ! Ainsi tous les présages étaient heureux. Il était l’homme de la situation. Sa campagne d’Égypte ne l’avait pas fait oublier mais désirer. L’idée qu’il avait déjà conçue au moment de Campo-Formio, qu’il venait de mûrir en Orient, devenait réalisable. Diriger la France était son but. Il semblait qu’il n’eût plus qu’à tendre la main pour prendre le pouvoir : il en était encore séparé par des obstacles, que, seules, des circonstances favorables lui permettraient de franchir.
Nous sommes toujours portés à croire que ce qui a réussi devait réussir, que ce qui a échoué était voué à l’échec. Les raisons pour lesquelles le coup d’État serait mené à bien étaient puissantes. Et pourtant, toutes ces raisons auraient pu ne pas suffire. Il s’en est fallu de peu que l’entreprise ne fût manquée. C’est assez d’une maladresse, d’un grain de sable, pour changer le cours de l’histoire, et l’insuccès trouve ensuite dans la « fatalité » ou dans la « force des choses » les mêmes justifications que le succès.
Plus tard, Napoléon lui-même avait oublié les incertitudes qui avaient entouré l’opération, les accidents qui avaient failli l’arrêter. A Sainte-Hélène, il disait à Las Cases : « Toute ma part dans le complot d’exécution se borna à réunir à une heure fixe la foule de mes visiteurs, et à marcher à leur tête pour saisir la puissance. Ce fut du seuil de ma porte, du haut de mon perron, et sans qu’ils en eussent été prévenus d’avance, que je les conduisis à cette conquête : ce fut au milieu de leur brillant cortège, de leur vive allégresse, de leur ardeur unanime que je me présentai à la barre des Anciens pour les remercier de la dictature dont ils m’investissaient. » A distance, Napoléon abrégeait. La vérité est moins simple. La marche des événements fut moins unie.
Elle demandait surtout une préparation soigneuse et de hautes complicités. En rapportant à lui-même et à son prestige personnel l’heureuse issue de l’affaire, Napoléon omettait de dire que, si son coup d’État avait bien tourné, c’était à cause du concours qu’il avait trouvé dans le gouvernement et parce que ce coup d’État avait été organisé à l’intérieur de l’État.
Car il y eut bien conspiration. Si Bonaparte était revenu avec l’intention de prendre le pouvoir, si l’opinion publique lui était favorable, encore fallait-il savoir par quel bout engager l’affaire. Sieyès, prudent et rusé, s’était gardé de se jeter dans les bras du général. Il l’attendait, il voulait le laisser venir. Quant à Bonaparte, dans son hôtel de la rue de la Victoire, il recevait beaucoup de visites, beaucoup d’hommages. Quoi qu’il en ait dit, ce n’est pas avec un simple cortège d’admirateurs qu’il pouvait dissoudre les Conseils et former un nouveau gouvernement.
Tandis qu’il réfléchissait à tout cela, et que les difficultés lui apparaissaient plus grandes qu’il ne l’avait cru d’abord, il avait un autre souci : Joséphine. Oh ! sans doute, il était bien résolu à la répudier. Il était d’accord là-dessus avec sa famille. A ceux de ses amis qui lui représentaient que peut-être il vaudrait mieux qu’il évitât le scandale d’un divorce, qu’il ne prît pas publiquement la figure d’un mari trompé, il répondait avec fermeté qu’elle partirait, que peu lui importait ce qu’on pourrait dire. Au fond de lui-même, il l’aimait toujours. Il lui venait aussi à la pensée que le concours d’une femme, et d’une femme qui savait plaire, qui avait beaucoup de relations, ne lui serait pas inutile. Ces calculs, son orgueil d’homme, sa passion encore vivante, tout se combattait en lui, lorsque Joséphine, après son voyage manqué, le rejoignit rue de la Victoire. Il eut beau lui faire dire que tout était fini, s’enfermer dans sa chambre, refuser de la recevoir. Elle insista, pleura derrière la porte, amena enfin, pour l’attendrir, ses enfants, Eugène et Hortense, qui unirent leurs sanglots aux siens : après une journée entière, il céda, ouvrit, et, versant lui-même des larmes, la serra dans ses bras. Avec la femme que, malgré tout, il ne cessait d’aimer, il retrouvait un apaisement du cœur et des sens, l’équilibre et la liberté de son esprit. Ce précoce génie n’était tout de même qu’un jeune homme de trente ans troublé par l’amour. Il retrouvait aussi une auxiliaire qui ne serait pas négligeable. Soulagé de ce drame intime, il allait être tout à l’action.
Il fallait encore que quelqu’un se chargeât de la mettre en train, et, contre la vraisemblance, le plus malaisé fut d’aboucher Sieyès et Bonaparte. L’un et l’autre devaient bien savoir qu’ils travailleraient ensemble ou qu’ils ne feraient rien. Cependant, il était difficile que Bonaparte se présentât chez le Directeur et lui dît : « Vous avez besoin d’une épée. Prenez-moi. » Il était aussi difficile que Sieyès fît appeler Bonaparte et lui dît : « Voulez-vous être l’exécutant du projet que j’ai conçu ? »
Trop grands personnages tous deux, et trop méfiants pour s’aborder dans des termes aussi sommaires, ils n’avaient pas non plus l’occasion de se rencontrer, sinon dans des circonstances officielles. L’amour-propre s’en mêlait. Sieyès, déjà âgé, était susceptible et Bonaparte ombrageux. L’un attendait les premiers pas de l’autre. Ils auraient pu s’observer longtemps s’il ne s’était rencontré des hommes décidés à les mettre en rapports pour provoquer et hâter l’événement.
Dans ce coup d’État d’apparence militaire, ce furent, au fond, des parlementaires, des politiciens, qui jouèrent le principal rôle, celui d’organisateurs. Quant aux préparateurs, ce furent des civils aussi et particulièrement des intellectuels. Bonaparte eut pour lui l’Institut et la plus grande partie des gens de lettres, ce qui fait l’opinion dans un pays. Il eut Benjamin Constant. Il eut même, par Volney, les « idéologues » : Cabanis, Tracy, le cercle des « républicains d’Auteuil, » les derniers encyclopédistes, les philosophes voltairiens et athées qui le considéraient comme le seul homme capable de relever la Révolution expirante et de la continuer par des moyens autoritaires. Voltaire, qui n’était ni un libéral ni un démocrate, mais un partisan de l’autorité, eût été de cette école-là. Avec Volney, un homme de théâtre, Arnault, issu de la bourgeoisie d’ancien régime, un journaliste, futur académicien, Regnault de Saint-Jean-d’Angély, tous modérés et du « tiers parti, » comptaient parmi les familiers du général. Regnault en amena d’autres, et, dans le nombre, un écrivain de talent, esprit pratique, caractère décidé, Rœderer, par qui l’entreprise, après avoir un peu trop langui, allait enfin prendre forme.
Nous touchons ici à un point important pour la suite de cette histoire, un point qui en explique beaucoup d’autres et qui rend compte des raisons pour lesquelles l’affaire fut près de manquer. Le bon côté de ce coup de force, c’est qu’il était désiré et provoqué par des juristes et par des penseurs, par des hommes du Code et par des hommes d’étude, en un mot par des civils. Mais, pour le succès, c’en était aussi le côté faible. La préparation et l’exécution se sentiraient de ces origines. Ce qui, d’une part, donnait des chances en retirait de l’autre. Le 18 brumaire serait le triomphe de ceux qui voulaient, comme Portalis, « des lois raisonnables et non des lois de passion ou de colère. » Ce ne serait pas le triomphe de la soldatesque, plutôt portée vers les jacobins, comme on l’avait vu en fructidor. Dans tout cela, les hommes de loi et les hommes de lettres dominaient. Ils croyaient seulement un peu trop à la vertu des idées. Ils croyaient un peu trop que le nom et la présence de Bonaparte suffiraient pour permettre une épuration des Conseils suivie d’un renforcement du pouvoir. De là les incertitudes de la grande journée, où l’on ne fut pas tout à fait sûr de l’armée, où tout dépendit de l’attitude de la troupe au moment décisif. Il peut sembler surprenant que, dans le coup d’État de Bonaparte, la partie la plus incertaine et aussi la moins bien préparée ait été la partie militaire. Rien n’est plus vrai. C’est qu’en réalité ce coup d’État, à l’origine, fut moins celui de Bonaparte que celui de Sieyès.
Il s’en fallait d’ailleurs de beaucoup que tous les officiers généraux fussent disposés à renverser le gouvernement. Jourdan, par exemple, était un fervent jacobin. Il s’en fallait de beaucoup aussi que le vainqueur d’Arcole et des Pyramides fût en bons termes avec tous ses camarades. Quelques-uns avaient leurs ambitions personnelles, le jalousaient, se jugeaient bien dignes de tenir sa place. D’autres craignaient que, s’il devenait le maître, les commodités que leur offrait un état de quasi anarchie ne vinssent à disparaître. L’avantageux Augereau, qui le flattait, eut, jusqu’à Saint-Cloud, l’arrière-pensée que le pain pourrait bien cuire pour lui. Bernadotte avait été d’avis que Bonaparte fût mis aux arrêts à cause de son départ irrégulier d’Égypte. Le ministre de la Guerre, Dubois-Crancé, n’était même pas de la combinaison, et l’on a l’habitude de penser, non sans motifs, que, pour un coup d’État, le concours du ministre de la Guerre n’est pas de trop.
Ainsi, tout avait paru facile dans les heures qui avaient suivi le retour de Bonaparte. A l’examen, l’entreprise présentait des difficultés que l’on n’avait pas soupçonnées d’abord. Il faudrait compter avec des résistances, des questions de personnes, avec les obstacles mêmes qu’offrait la Constitution existante. Car il fallait renverser une machine politique qui, après tout, continuait à fonctionner. D’autre part, il n’y avait pas de temps à perdre. Si les dispositions favorables qui venaient de se révéler au retour d’Égypte n’étaient pas exploitées rapidement, l’enthousiasme pouvait s’éteindre. La confiance que la foule avait en Bonaparte disparaîtrait s’il n’agissait pas. Nouveau, malgré tout, dans le monde politique et dans le monde parisien, sollicité par des conseils souvent contradictoires, Bonaparte cherchait et il hésitait.
Il a raconté plus tard qu’il pouvait choisir, pour faire son coup, entre trois éléments : le Manège, c’est-à-dire les jacobins ; les Pourris, c’est-à-dire Barras ; et les Modérés, c’est-à-dire Sieyès. Il avait refusé de marcher avec les jacobins, dont il avait reçu quelques avances, parce qu’il voulait justement affranchir la France du jacobinisme. Il avait écarté les « pourris » sur lesquels, par définition, on ne pouvait s’appuyer pour créer un régime sain. Et il avait opté pour les modérés parce que c’était parmi eux que se trouvaient les hommes les plus honnêtes, les plus aptes à restaurer une bonne administration, ceux qui répondaient le mieux aux aspirations moyennes du pays.
Le choix fut un peu moins délibéré qu’il ne l’a dit : il arrangeait volontiers les choses dans ses dictées de Sainte-Hélène. Les trois groupes qu’il distinguait étaient représentés dans le Directoire et c’était avec une partie du Directoire qu’il devait marcher contre l’autre. Les deux jacobins du pouvoir exécutif, le président Gohier et le « général » Moulin, étaient des nullités ou peu s’en faut. Il les fréquenta les premiers, ayant été naturellement introduit auprès d’eux par Joséphine, et il ne tarda pas à se rendre compte qu’il se fourvoierait avec ces hommes-là et avec leur parti.
Mais Barras le retint plus longtemps qu’il ne voulait bien l’avouer par la suite. Avec ce Directeur, il avait de bonnes relations qui remontaient déjà loin. C’était Barras qui l’avait distingué au siège de Toulon, qui lui avait mis « le pied à l’étrier » en vendémiaire. Pour cette raison aussi, Barras était porté à le regarder comme une de ses créatures, à le traiter d’un peu haut. Et puis, Barras ne travaillait pas pour les autres, ni pour le bien public, mais pour lui-même. Il avait la réputation méritée de trahir tout le monde. Il était trop voluptueux et trop repu pour être propre à l’action. En outre il était déconsidéré. Le public le méprisait. En dépit de Joséphine et de Fouché qui, par un goût commun du faisandé, donnaient la préférence à Barras, Bonaparte évita de se compromettre avec lui, tout en continuant à cultiver des relations qui ne seraient pas inutiles.
Il ne restait plus que les modérés, Sieyès et Roger-Ducos. Les données même de la situation ramenaient l’un vers l’autre Sieyès et son « épée. » Cette solution, Talleyrand, qui voyait beaucoup Bonaparte, ne cessait de la lui recommander, ses frères Joseph et Lucien aussi et c’était la plus sage.
Là non plus, pourtant, tout n’était pas simple. L’influence de Joséphine s’exerçait en faveur de Barras et n’était pas sans balancer celle de Joseph et de Lucien qui l’avaient poussé au divorce et qui étaient dans une situation assez fausse depuis la réconciliation du ménage. Lucien était un haut personnage politique, pénétré de son importance. Il était capable de rendre les plus grands services et, sans lui, en effet, la journée de brumaire aurait fort mal tourné. Mais, de même que Barras, il se fût volontiers servi de Napoléon comme d’un instrument. « Il se croyait, dit Sorel, un Bonaparte supérieur, étant un Bonaparte civil ». L’éclat du nom qu’il portait, la renommée du jeune général, lui avaient déjà permis, à lui, qui était pourtant plus jeune encore, de se pousser dans la politique. Il allait même parvenir à la présidence de l’Assemblée, ce qui devait d’ailleurs aider puissamment au succès de brumaire. Lucien ne demandait qu’à continuer et à profiter du succès de son frère, à confisquer au besoin le coup d’État. Bonaparte, dont Joséphine excitait la méfiance, sentait ces calculs et se montrait peu docile aux conseils des siens. Là encore on piétinait. Les jours passaient sans qu’on aboutît.
On allait entrer dans le mois de brumaire. Bonaparte et Sieyès n’avaient pas encore causé intimement. Cependant le bruit courait partout que le général préparait quelque chose, des inquiétudes naissaient dans le clan jacobin, des soupçons aussi. Il fallait se hâter et le contact entre les deux hommes, pour avoir tardé, attirerait davantage l’attention. Une « pique, » survenue bien mal à propos, recula encore l’entrevue que Bonaparte avait fini par demander et que Sieyès différa, s’excusant sur ce que l’heure choisie par le général était celle où le Directoire tenait conseil. Bonaparte, assez sottement froissé, dit, devant vingt personnes, que si le Directeur voulait le voir, il n’avait qu’à se déranger. Au fond, ils n’avaient pas de sympathie l’un pour l’autre. « Ce prêtre, » disait Bonaparte avec dédain en parlant de Sieyès. Leurs natures étaient opposées. Ils ne pouvaient être réunis que par la circonstance et pour la circonstance. Ils sentaient qu’ils ne seraient pas longs à suivre des chemins séparés. Cet incident, presque puéril, était significatif. Il risquait de gâter tout s’il ne s’était trouvé deux hommes habiles, aptes à négocier, et décidés à prendre l’initiative du rapprochement : ce furent Talleyrand et Rœderer, le premier plus près du tempérament de Sieyès, le second plus enclin vers Bonaparte.
Dès 1795, dans le Journal de Paris, Rœderer avait réclamé « un gouvernement énergique, républicain sans popularité, un gouvernement qui ramène tous les royalistes de bonne foi, ceux qui ne veulent que la sûreté des personnes et des propriétés. » Quatre ans plus tard, ses idées n’avaient pas changé. Elles étaient devenues celles d’une large partie du public, et il en voyait la réalisation possible. Rœderer, dit Sainte-Beuve qui l’a bien étudié, « fut l’agent le plus actif peut-être de ce qu’il se plaisait à appeler une généreuse et patriotique conspiration. » Ce fut lui qui mit Sieyès et Bonaparte en contact, aidé par un homme qui était trop compromis dans la Révolution pour ne pas désirer la sauver et pour ne pas appréhender le retour de l’ancien régime : Talleyrand, ancien prêtre et « défroqué » comme Sieyès lui-même. Rœderer a raconté les circonstances dans lesquelles se produisit son intervention. Son récit montre les précautions qu’il fallait prendre et rend bien la physionomie et le caractère de la situation telle qu’elle s’offrait à ce moment délicat :
Bonaparte, dit-il, ne voulait rien faire sans Sieyès. Sieyès ne pouvait provoquer Bonaparte. Talleyrand et moi fûmes les deux intermédiaires qui négocièrent entre Sieyès et Bonaparte. Tous les yeux étaient ouverts sur l’un et sur l’autre. Nous nous étions interdit toute entrevue particulière et tout entretien secret. Talleyrand était l’intermédiaire qui concertait les démarches à faire et la conduite à tenir. Je fus chargé de négocier les conditions politiques d’un arrangement : je transmettais de l’un à l’autre leurs vues respectives de la Constitution qui serait établie et de la position que chacun y prendrait. En d’autres mots, la tactique de l’opération était l’objet de Talleyrand, le résultat était le mien.
Talleyrand me mena deux fois le soir au Luxembourg, où Sieyès logeait comme directeur. Il me laissait dans sa voiture et entrait chez Sieyès. Quand il s’était assuré que Sieyès n’avait ou n’attendait chez lui personne d’étranger (car, pour ne pas donner d’ombrage à ses quatre collègues logés comme lui dans le petit hôtel du Luxembourg, il ne fermait jamais sa porte), on m’avertissait dans la voiture où j’étais resté, et la conférence avait lieu entre Sieyès, Talleyrand et moi. Dans les derniers jours, j’allais ouvertement chez Sieyès, et même j’y dînai.
Il fallait donc être prudent. Il fallait être discret. Et le 18 brumaire est loin d’avoir été préparé au grand jour. En même temps, il fallait aller vite. Aux Cinq-Cents, une partie de la majorité jacobine commençait à se rendre compte du danger, un danger qui résidait dans le jacobinisme lui-même, dans la crainte et la répulsion qu’il inspirait. Cette Chambre devenait plus sage. Elle abrogeait l’odieux emprunt forcé. Si ce mouvement de modération continuait, l’opinion publique allait se détendre. Le coup d’État perdrait ses raisons d’être. On retournerait pour quelque temps à une demi-tranquillité qui n’arrangerait et ne sauverait rien, en attendant une nouvelle crise. L’occasion aurait été perdue et peut-être ne s’offrirait-elle plus, ou bien elle se présenterait moins favorablement. Les circonstances ne seraient plus les mêmes, les bonnes volontés se seraient attiédies. Sieyès, homme de système, Bonaparte, homme d’action, comprirent que, s’ils laissaient passer l’heure, elle risquait de s’envoler pour toujours. Leur prise de contact décisive eut lieu le 30 octobre-8 brumaire. En dix jours, tout fut monté.