Le Dix-huit Brumaire
CHAPITRE IV
LE 18, JOURNÉE FACILE
On a pris l’habitude de dire « le 18 brumaire », comme si tout s’était décidé ce jour-là. Ce fut, à la vérité, la journée la plus facile. Elle préparait l’autre. Elle n’en préjugeait pas l’issue.
Les sénateurs qui furent tirés de leur sommeil, entre cinq et six heures, par la convocation des « inspecteurs de la salle », ne furent pas très étonnés. Ils étaient tous ou presque tous consentants. Pendant la nuit, les inspecteurs avaient fait du bon travail. D’abord ils avaient mis en scène la conspiration anarchiste qui devait servir de prétexte à la translation. Ils avaient donné à la garde l’ordre de prendre les armes, comme si les Tuileries allaient être attaquées par des bandes venues des faubourgs. En hâte, volets clos et rideaux fermés pour que la lumière dans le palais, à cette heure insolite, ne donnât pas de soupçons, ils avaient écrit des billets de convocation qui ne parvinrent guère qu’à ceux des Anciens qu’on savait favorables à l’opération. C’était sans doute la majorité. Mais le choix avait été arrêté d’avance, et avec discernement.
Il ne faisait pas encore jour lorsque les Anciens, — ceux du moins qu’on n’avait pas oubliés tout exprès, — se rendirent à cette séance véritablement extraordinaire qui devait se tenir à sept heures du matin. Peut-être auraient-ils répondu avec moins d’empressement, s’ils avaient su que le gouvernement était déjà prévenu et se méfiait. Cependant, fidèle à la parole qu’il avait donnée à Bonaparte, Sébastiani avait fait sonner le boute-selle pour une revue et ses dragons étaient prêts, lorsque, du ministère de la Guerre, on lui apporta l’ordre, signé Dubois-Crancé, de consigner son régiment à la caserne. Sébastiani passa outre. S’il avait obéi, la suite des choses eût été changée.
Les ministres étaient donc avertis. Le président du Directoire également. L’invitation de Joséphine à ce breakfast, à ce petit déjeuner de huit heures du matin, lui avait déjà semblé bizarre. Étant donné les rumeurs qui étaient parvenues dans la nuit au gouvernement, Gohier flaira un piège et se contenta d’envoyer sa femme rue de la Victoire.
Un étrange spectacle y attendait la citoyenne Gohier. Elle vit la maison de la rue de la Victoire pleine d’officiers généraux et d’officiers supérieurs qui débordaient jusque dans la cour et le jardin. Bonaparte, sur le perron, recevait les arrivants. Il retenait ceux qui, ayant compris ce qu’il attendait d’eux, s’effarouchaient et faisaient mine de se retirer. Il fut fort contrarié de voir la citoyenne Gohier venir seule et insista, peu adroitement, pour qu’elle priât son mari de la rejoindre. Il proposa même de faire porter un mot d’elle au Luxembourg. Plus fine que lui, la citoyenne Gohier ne refusa pas. Mais, dans sa lettre, elle mit son mari au courant de ce qu’elle avait vu et de ce qui se passait et lui conseilla de rester chez lui s’il ne voulait pas être pris dans une souricière.
A ce moment-là, heureusement pour les conjurés, le principal était fait. Dès huit heures, les Anciens avaient voté le décret de translation du Corps législatif, à la demande du président de la commission des inspecteurs et sur un rapport pathétique de Cornet qui dénonçait une subversion imminente, le fameux complot anarchiste, la conjonction des terroristes de Paris avec des bandes venues des départements. Par mesure de sécurité, pour le salut de la représentation populaire et de la République, les Conseils ne devaient plus tenir séance avant le lendemain midi, au palais de Saint-Cloud, sous la protection de la force armée dont le commandement était confié, avec l’exécution du décret, au général Bonaparte. Bien que les assistants eussent été triés sur le volet, ce nom émut quelques membres qui voulurent demander des explications, formuler des réserves : on leur ferma la bouche. Les Anciens votèrent en outre un message à la nation pour l’informer du danger qu’elle avait couru et promettre que l’ordre serait maintenu. On ajoutait que l’ordre à l’intérieur était la condition de la paix à l’extérieur. Message habile, puisqu’il répondait aux vœux du plus grand nombre, et qui se terminait, comme on pense bien, par une profession de foi républicaine.
Dès huit heures du matin, les trois Directeurs, ainsi que les ministres hostiles ou étrangers au coup d’État, étaient placés devant un fait accompli qui était un fait légal, ou du moins revêtu des apparences de la légalité. Le gouvernement qui allait être renversé n’avait pas tout ignoré mais il était resté presque inerte. En cela, il était à l’image de la population. Un rapport du député Lacuée l’avait constaté peu de temps avant : « L’esprit public se trouve amorti et comme nul. » Paris, en s’éveillant, assista à cette prise d’armes sans s’émouvoir et sans s’étonner. Le gouvernement ne trouvait personne pour le défendre. Pour les mêmes raisons, il faudrait aussi que Sieyès et Bonaparte réussissent par eux-mêmes. S’ils échouaient, ils rencontreraient la même indifférence et la même atonie.
En attendant qu’on lui apportât le décret d’où découlerait son autorité, Bonaparte continuait sur place ses embauchages. Bernadotte avait été convoqué comme les autres et il était venu. Voyant de quoi il s’agissait, le subtil Béarnais glissa, s’échappa. Mais, comme on la craignait, sa dérobade avait été prévue. Joseph Bonaparte, son beau-frère, se chargeait de lui et le retint à déjeuner avec quelques parlementaires qu’on se proposait de « chambrer. » La cuisine continuait à jouer un rôle important dans l’affaire.
Si Bernadotte misait sur deux tableaux, il y avait un mécontent dont il fallait s’assurer sans aucune espèce d’hésitation ni de doute. C’était Lefebvre, commandant de la place de Paris, et que Bonaparte allait déposséder tout à l’heure. Il était accouru, hors de lui, pour protester. Mais le mari de « Madame Sans Gêne » était un cœur simple, droit et sentimental. Il admirait le héros d’Arcole et des Pyramides. Il fut ému par une éloquente peinture des maux de la patrie, par une adjuration pathétique, plus encore par le don que lui fit Bonaparte du cimeterre qu’il portait en Égypte. « Pleurant et sacrant à la fois, » dit Albert Vandal, il promit « de jeter ces b… d’avocats à la rivière. » Recrue trop précieuse pour la laisser se reprendre : Lefebvre ne fut plus quitté des yeux, jusqu’au moment où Bonaparte eut en main le décret.
Il arriva enfin, porté par un « Messager d’État » en grand uniforme, qui n’était autre que le dévoué Cornet, qu’accompagnaient deux questeurs du Conseil des Anciens. Aussitôt en possession du précieux papier, Bonaparte le lut attentivement et nota qu’il plaçait sous son autorité tous les effectifs de la garnison de Paris, excepté la garde du Directoire. Soit que les Directeurs récalcitrants voulussent employer la garde pour se défendre, soit que Sieyès (et il en eut l’intention), se proposât d’avoir une force à son service quand le coup serait fait, il y avait là un oubli qui pouvait devenir fâcheux. Bonaparte s’empressa de le réparer en nommant la garde dans l’ordre du jour qu’il rédigea sur-le-champ pour avertir la garnison de Paris qu’il devenait son chef. D’ailleurs, il avait des intelligences avec le commandant de ces gardiens constitutionnels qui s’empressa de le rejoindre, abandonnant le Luxembourg.
Bonaparte donna rapidement les ordres nécessaires. Cette partie du programme était son œuvre et elle était prévoyante. Pour tout ce qui dépendait de lui, il avait mis les chances de son côté. Les affiches, les brochures de propagande étaient prêtes : il ordonne de poser les unes, de distribuer les autres. Il concentre autour des Tuileries toutes ses troupes afin de les avoir sous la main et de faire corps avec l’Assemblée dont il tient ses pouvoirs : elle aussi doit être dans l’impossibilité de se reprendre. Ensuite, instruit par l’expérience des journées révolutionnaires, où une seule « section » avait parfois décidé de tout, il s’assure de la garde nationale tandis que Réal, autre complice, commissaire près du « département, » suspend les douze conseils municipaux parisiens. Il était douteux qu’un mouvement fût à craindre dans Paris. Mais, après tout, on n’avait aucune certitude. Dans le doute, mieux valait se prémunir contre un hasard.
Ces mesures prises, c’était pour Bonaparte le moment de payer de sa personne et de jouer le grand jeu. Un peu de théâtre devenait nécessaire. A neuf heures, en uniforme sans chamarrures, coiffé du petit chapeau, conforme à l’image sous laquelle il était déjà connu et populaire, il avance sur le perron, le décret à la main, tenant toujours Lefebvre à côté de lui, et jette ces paroles à la foule des militaires : « La République est en danger, il s’agit de la sauver ! » Depuis le jour de son débarquement à Fréjus, le salut de la République c’est une idée, ce sont des mots qui n’ont cessé de l’accompagner et dont il n’a cessé de se servir. Sous ces mots, chacun place ce qu’il veut. La République, pour les militaires qui sont réunis là, c’est la continuation de la Révolution guerrière. Ils veulent un pouvoir plus vigoureux tandis que la masse aspire à la paix du dedans et du dehors et qu’elle est lasse d’un régime à la fois faible et tyrannique. C’est sur ces sortes de malentendus que se font presque toujours en politique les grands changements.
A la brève proclamation du chef, la foule des officiers répond par une clameur enthousiaste et jure de le suivre. Aussitôt Bonaparte prend la tête de la plus brillante cavalcade qu’on pût voir, une revue des gloires du prochain Empire : Murat, Lannes, Marmont, Berthier, Lefebvre, Macdonald sont là. Le cortège se rend aux Tuileries par les boulevards, grossi des détachements de cavalerie disposés d’avance sur la route. Partout les passants sont sympathiques. On sait déjà ou l’on comprend ce qui va se passer. C’est la fin du Directoire et personne ne le regrette. Personne ne lèverait seulement le petit doigt pour le défendre. Mais il faudra aussi que Bonaparte réussisse tout seul : Paris est trop usé par dix ans de révolutions pour prendre n’importe quelle initiative. Littéralement, c’est une poignée d’individus qui doit décider du sort de la masse. Cependant les hommes qui ont du flair croient au succès. Un encouragement arrive : de ses fenêtres, le financier Ouvrard a vu passer le cortège. Aussitôt, il écrit à l’amiral Bruix, avec qui il est en relations, et le prie de faire connaître à Bonaparte qu’il met à son service tous les fonds nécessaires. Avec son instinct de spéculateur, Ouvrard se met à la hausse sur le général : symptôme tout à fait bon.
A mesure que le cortège approchait des Tuileries, on se pressait sur son passage. Le bruit se répandait qu’il se préparait quelque chose. Les curieux sortaient de leurs maisons. Il en venait de tous ces quartiers du centre, bourgeois et commerçants, où s’étaient déjà trouvées les « sections » modérées de thermidor, et qui étaient les plus dégoûtés du Directoire. Lorsque Bonaparte arriva aux Tuileries, il rencontra une foule assez nombreuse d’où partirent des cris de : « Vive le libérateur ! » Paris était évidemment favorable. On apprit que les faubourgs eux-mêmes, où la nouvelle parvint plus lentement, ne donnaient pas le moindre signe qu’ils eussent envie de bouger.
Pendant ce temps, une autre scène se passait au Luxembourg. Des cinq Directeurs, nous savons déjà que deux étaient les principaux auteurs du complot, qu’un troisième, Barras, jouait au plus fin et que les deux autres devaient être les victimes de la journée. Sieyès et Roger-Ducos étaient, naturellement, tenus au courant de tout. Averti que les Anciens avaient bien voté le décret et que le décret était entre les mains de Bonaparte, Sieyès se disposa à se rendre de son côté aux Tuileries, comme il était convenu. Seulement une surprise désagréable l’attendait. Il avait prévu son arrivée, une arrivée presque aussi imposante que celle de Bonaparte. Il voulait se montrer entouré de la garde directoriale. Lorsqu’il chercha la garde, il s’aperçut qu’elle était déjà partie : son associé la lui avait soufflée. Force fut à Sieyès, qui ne renonçait pas à se montrer à cheval, de trotter vers les Tuileries accompagné, en tout et pour tout, de deux aides de camp. Son entrée fut peu triomphale. Toujours prête à rire, la foule parisienne s’amusa de ce défroqué, de ce philosophe des constitutions, médiocrement assuré sur la selle, et qui faisait ses débuts de cavalier. Avant de partir, il avait pris une suprême leçon d’équitation dans le jardin du Luxembourg.
Quant à Roger-Ducos, il feignait de ne rien savoir. Gohier, déjà averti par sa femme, venait de tout apprendre. Plus de doute : jusqu’au dernier moment, dans la maison de la rue de la Victoire, on l’avait endormi, on l’avait berné. Cette friponne de Joséphine, ce coquin de Bonaparte, qui simulait le mari complaisant, s’étaient moqués de lui : mais tout était encore pire que le pauvre homme n’imaginait. Usant de ses pouvoirs présidentiels, il fit convoquer d’urgence ses collègues. Seuls, Moulin et Roger-Ducos se rendirent à sa convocation. L’huissier vint dire au président que Sieyès était déjà sorti. Quant à Barras, il fit répondre qu’il prenait son bain. Comme le président insistait, Barras demanda une heure pour achever sa toilette. Gohier et Moulin trépignaient. Roger-Ducos, le plus subtil de tous, profita de ce répit et dit qu’il sortait un instant pour aller aux nouvelles. Il ne reparut pas. Sans bruit, sans l’apparat de Sieyès, il se rendit aux Tuileries où son entrée passa inaperçue : bonne note aux yeux de Bonaparte. Le rusé garçon gagna là son siège de consul.
Le tête-à-tête de Gohier et de Moulin se prolongeait. Les deux Directeurs commençaient à sentir que leur situation devenait ridicule. Ils attendaient toujours Barras pour délibérer. Quand Barras fut sorti de son bain, il se déclara malade et resta chez lui. En réalité, il ne doutait pas que Bonaparte ne pensât à lui et ne lui réservât une place dans le nouveau gouvernement. Il attendait ses émissaires et il ne devait pas tarder en effet à les recevoir mais chargés d’une autre mission que celle qu’il espérait.
L’absence voulue de Barras mettait Gohier et Moulin dans l’impossibilité d’agir. A trois, ils étaient la majorité. Ils représentaient le pouvoir exécutif. Ils pouvaient refuser de promulguer le décret des Anciens, inconstitutionnel dans la partie où il nommait Bonaparte chef suprême de la force armée. Alors, faisant appel au Conseil des Cinq-Cents, ils auraient réuni tout ce qui était hostile au coup d’État, rallié ce qu’il y avait de jacobins dans les assemblées, dans l’armée, dans la rue même, sans compter qu’ils auraient le prestige que confère toujours l’exercice de l’autorité régulière. Réduits à eux deux, ils ne pouvaient rien. La défection de Barras les paralysait et ils n’avaient ni assez de caractère ni assez d’énergie pour tenter quelque chose par eux-mêmes. Leur seule ressource était dans les formes légales. Cette ressource leur échappait du moment qu’ils ne pouvaient, faute de Barras, faute d’une voix, représenter la légalité. D’ailleurs, ils n’avaient même pas entre leurs mains le texte sur lequel ils auraient pu fonder une protestation. Les inspecteurs des Anciens s’étaient gardés de leur communiquer la partie du décret qui investissait Bonaparte du commandement.
Déjà très désemparés, les deux Directeurs échangeaient des propos aussi amers que vains lorsqu’ils reçurent la visite du ministre de la police. Tenu hors de la confidence, Fouché n’avait été averti que le matin par Bonaparte que c’était pour ce jour-là. Il n’avait fait aucune opposition, aucune critique, se renfermant dans le rôle d’observateur des événements pour son compte personnel. Sa ligne de conduite était toute tracée. Gardien de l’ordre public, il se contenterait de veiller au maintien de l’ordre dans une affaire où la légalité pouvait se trouver d’un côté aussi bien que de l’autre. Il venait au Luxembourg, non pour offrir ses services à ce qui restait du Directoire, mais pour prendre la température de la maison. Il la trouva fort basse. Gohier ne sut que récriminer contre la police qui n’avait rien vu, rien empêché. Pas plus que son collègue, il ne donnait l’impression d’avoir un plan arrêté, une décision nette. Fouché était édifié. Il n’hésita plus. Laissant ces deux hommes à la dérive, il courut se mettre, cette fois sans réserve, au service du coup d’État, et il donna l’ordre de fermer les portes de Paris.
Retombés dans leur solitude et leur inaction, Gohier et Moulin finirent par prendre le parti d’aller, eux aussi, aux Tuileries. Quant à Barras, sa belle confiance commençait à faiblir. Ne voyant rien venir, il s’impatientait, et il chargea, assez naïvement, son secrétaire Bottot d’aller rappeler à Bonaparte qu’il attendait quelque chose.
Lorsque Bottot arriva aux Tuileries, la séance des Anciens venait de s’achever à l’avantage de Bonaparte qui recevait de tous côtés des félicitations. Il est vrai que si la séance s’était bien terminée, ce n’avait pas été sans un passage difficile à franchir. Entré au palais un peu avant dix heures, Bonaparte avait été introduit aussitôt dans la salle des séances, accompagné de son état-major. Là, il avait fallu prendre la parole : épreuve à laquelle il n’était pas préparé, et son inexpérience, qui ne fut pas trop sensible le 18, allait être dangereuse le 19. Le général, en recevant l’investiture, devait prêter serment, et ce serment, qui impliquait fidélité à la Constitution, lui brûlait la langue. Aussi Bonaparte avait-il pris le parti de le noyer dans un petit discours qu’il avait appris par cœur mais qu’il récita assez mal et qui était ainsi conçu :
« Citoyens représentants, la République allait périr, votre décret vient de la sauver. Malheur à ceux qui voudraient s’opposer à son exécution ; aidé de tous mes compagnons d’armes rassemblés ici autour de moi, je saurai prévenir leurs efforts. On cherche en vain des exemples dans le passé pour inquiéter vos esprits ; rien dans l’histoire ne ressemble au XVIIIe siècle, et rien, dans ce siècle, ne ressemble à sa fin… Nous voulons la République. Nous la voulons fondée sur la vraie liberté, sur le régime représentatif… Nous l’aurons, je le jure, en mon nom et au nom de mes compagnons d’armes. »
Berthier, Lefebvre et les autres appuyèrent par un sonore « Nous le jurons ! » auquel les tribunes firent écho. Toutefois la harangue, débitée avec une certaine hésitation, n’était pas très adroite. Un législateur méticuleux, Garat, celui qu’on surnommait le « jacobin malgré lui, » remarqua aussitôt que le général n’avait pas dit un mot de la Constitution. Au fond, ce langage et cette manifestation militaire avaient troublé un certain nombre d’Anciens. Si Garat avait eu le loisir de développer ses observations, la séance aurait pu prendre une tournure désagréable. Le président Lemercier tira Bonaparte d’embarras, comme Lucien, le lendemain, devait le tirer d’une situation beaucoup plus critique. Il invoqua le décret, aux termes duquel aucune discussion parlementaire ne pouvait plus avoir lieu qu’à Saint-Cloud, et la séance fut levée.
Les Cinq-Cents avaient été convoqués à la même heure pour entendre le message des Anciens. Dans la majorité jacobine du Palais-Bourbon, il y avait une grande agitation, une violente colère : l’affaire, avec ces gens-là, n’irait pas toute seule. La lecture du décret fut accueillie par du tumulte, coupée d’interjections. De tous côtés on demandait la parole. Lucien présidait. Comme Lemercier, il ne permit aucune discussion, renvoya tout au lendemain, à Saint-Cloud, et leva la séance. Les députés durent se séparer. Les opposants avaient vingt-quatre heures pour organiser leur résistance, soulever les organisations jacobines, et le bruit courait que, dans le faubourg Saint-Antoine, jusque-là inerte, le fameux Santerre ameutait les « patriotes. » Heureusement des dragons de bonne mine, rangés autour du Palais-Bourbon, conseillaient la prudence aux plus enragés des jacobins.
En sortant de la salle des Anciens, Bonaparte s’était rendu à la questure où il retrouva les inspecteurs des deux Assemblées, Sieyès, Roger-Ducos, un certain nombre d’hommes politiques. On se congratula. L’affaire commençait bien. Le premier obstacle était franchi. Toutefois le général était sourdement mécontent de lui-même. Il s’était senti inférieur dans son rôle d’orateur et il en restait irrité. Il descendait au jardin pour se montrer aux troupes lorsqu’il rencontra l’émissaire de Barras. Ce fut sur le malheureux Bottot qu’il passa sa mauvaise humeur. Il avait une revanche d’éloquence à prendre. Saisissant Bottot par le bras, le fixant au sol à trois pas de lui, et comme si ce petit secrétaire avait été à lui seul toute la pourriture du Directoire, il lui adressa devant cent personnes l’apostrophe fameuse : « Qu’avez-vous fait de cette France que je vous avais laissée si brillante ? Je vous ai laissé la paix, j’ai retrouvé la guerre ! Je vous ai laissé des victoires, j’ai retrouvé des revers ! Je vous ai laissé les millions d’Italie, j’ai retrouvé partout des lois spoliatrices et la misère ! Qu’avez-vous fait de cent mille Français que je connaissais, mes compagnons de gloire ? Ils sont morts. Cet état de choses ne peut durer. Avant trois ans, il nous conduirait au despotisme… Il est temps enfin de rendre aux défenseurs de la patrie la confiance à laquelle ils ont tant de droits. »
Peu de paroles de Napoléon ont eu autant d’écho que celles-là, bien qu’elles aient été prononcées presque par hasard et adressées à un personnage infime. Dans la circonstance, elles étaient bien faites pour produire l’impression que Bonaparte cherchait. Elles résumaient en traits vigoureux la situation. Elles étaient fortement scandées. Chose curieuse : elles n’étaient pas de Bonaparte. Les grands hommes prennent leur bien où ils le trouvent. Quelques jours plus tôt, le club jacobin de Grenoble, « une jacobinière de province, dit Albert Vandal, enragée contre l’oppression et la corruption directoriales », avait envoyé au général, encore considéré là-bas comme le « général Vendémiaire » et le véritable sauveur de la République, un témoignage d’admiration et de fidélité qui était une charge à fond contre le Directoire. C’est là que Bonaparte avait pris, non seulement l’idée, mais le mouvement, plusieurs phrases mêmes de l’apostrophe dont il avait foudroyé Bottot.
Ce qui donne bien la couleur de ces événements et la vraie note sur les incertitudes qui subsistaient encore, c’est qu’aussitôt après cette théâtrale algarade, destinée à la galerie, Bonaparte glissa quelques paroles rassurantes à l’envoyé de Barras. On continuait de penser à l’ami des anciens jours, on ne ferait rien sans lui… C’est qu’il fallait ménager Barras pour ne pas donner l’éveil au Luxembourg.
Après cette scène, véhémente autant qu’arrangée, Bonaparte, montant à cheval, avait parcouru les rangs des troupes. Sa monture, une belle bête, mais difficile, ne l’aidait guère à haranguer les soldats. Là encore il fut peu satisfait de son éloquence. Il fallut que Berthier, plusieurs fois, l’aidât à terminer ses phrases. Néanmoins le succès fut vif et fort propre à donner confiance pour la suite. Le général put même approcher la foule qui devenait de plus en plus nombreuse et se massait contre les grilles des Tuileries. Il lui adressa quelques paroles. D’ailleurs, Paris n’ignorait plus rien. Les affiches étaient déjà posées. Les brochures préparées par les écrivains du complot étaient distribuées en abondance. On y prolongeait, bien entendu, la grande équivoque de l’accord avec Sieyès : Bonaparte venait sauver la République et non la renverser. Il n’était ni César ni Cromwell. Au contraire, il venait chasser les bas tyrans, ceux qui en avaient « tant fait » qu’il n’y avait « plus de Constitution. »
La Constitution, il restait à la démolir et c’est à quoi les principaux conjurés s’employèrent sur l’heure. Pour le moment du moins, il n’y avait rien à craindre du Conseil des Cinq-Cents. Pendant vingt-quatre heures on était tranquille de ce côté-là. Dans l’intervalle, il fallait avoir obtenu autre chose : c’était qu’il n’y eût plus de pouvoir exécutif lorsque, le lendemain, les deux Assemblées se réuniraient à Saint-Cloud. Pour cela, il importait de disloquer tout de suite le Directoire, ce qui fut rondement et habilement mené.
De retour dans le salon des inspecteurs, Bonaparte y retrouva, autour de Sieyès et de Roger-Ducos, Cambacérès et quelques autres ministres, venus d’ailleurs sans beaucoup d’empressement. On avait besoin d’eux pour donner force exécutoire au décret, toujours dans le dessein de garder les apparences de la légalité. Là, une difficulté se présentait. Pour que le décret devînt loi, il fallait qu’il fût signé par le président du Directoire, et, sur l’ordre du président, revêtu du sceau de la République. Le sceau, on l’avait bien : Lagarde, le secrétaire du Directoire, affilié au complot, l’avait apporté.
Mais Gohier n’était pas là. Cambacérès, ministre de la Justice, fut prié d’apposer le sceau sans attendre l’ordre du pouvoir exécutif. Pris de timidité ou de scrupules, il s’y refusait et mettait en avant des raisons juridiques. On se regardait et Bonaparte s’impatientait. Allait-on butter sur un obstacle aussi ridicule ? Cambacérès consentit enfin à se tenir pour satisfait si, en l’absence de Gohier, Sieyès signait et scellait. En lui-même, l’incident était de peu d’importance. Il prouvait du moins que le Directoire ne pouvait subsister sans de graves inconvénients.
Pour le jeter par terre, Sieyès et Roger-Ducos étaient résolus à donner leur démission. Mais il fallait qu’un troisième Directeur se fût démis, sinon ayant une majorité, l’Exécutif restait viable. A cet instant même, au Luxembourg, Talleyrand et l’amiral Bruix persuadaient Barras qu’il n’avait plus qu’à s’en aller.
Depuis le moment où, prétextant son bain puis une migraine, il avait refusé de se joindre à Gohier et à Moulin, Barras attendait que Bonaparte lui fît signe. Il commençait à se dépiter et Bottot, en lui rendant compte de sa mission, avait accru ses inquiétudes. Lorsque Talleyrand et Bruix se firent annoncer, il eut un moment d’espoir qui ne dura pas. Les deux envoyés de Bonaparte le mirent au fait sans tarder. Talleyrand lui donna lecture de la lettre de démission, fort pompeuse, et qu’en style noble on avait rédigée pour lui. Barras écouta, comprit, signa sans protestations, sans histoires. Tout se passa le mieux du monde, avec douceur et courtoisie. Les arguments dont Talleyrand, — ce genre de mission lui convenait à merveille, — était chargé de se servir étaient probablement de deux sortes : si le Directeur voulait résister, il y avait beaucoup de choses à dire et à révéler sur son compte et on ne le ménagerait pas. Mais s’il s’en allait gentiment, on lui accordait une indemnité fort tentante pour un homme qui aimait l’argent. Bien que le secret ait été gardé sur cette affaire, il y a lieu de croire que Bonaparte avait pensé que le meilleur était de traiter ce « pourri » en « pourri. »
Barras, sans esclandre, avait vidé la place. Sur l’heure, il avait pris sa voiture pour se retirer dans sa terre de Grosbois, escorté par un peloton de dragons qui ne lui permettrait pas de revenir sur Paris. Grand soulagement pour les conjurés. Sa démission désorganisait le Directoire. Elle servait à autre chose encore. Elle faisait une dupe et une dupe d’importance : Gohier. Joséphine n’avait pas perdu son temps. Elle avait chapitré la femme du président, l’avait rassurée, avait feint de la mettre dans la confidence, et, cette fausse confidence, c’était que Bonaparte voulait renvoyer Barras, mais Barras tout seul et qu’avec les autres il ne refuserait pas de s’arranger. Mis au courant, Gohier fut alléché. L’abandon, l’impuissance où il se se sentait dans le Luxembourg vide lui donnaient envie d’aller à son tour aux nouvelles. Il finit par entraîner Moulin aux Tuileries.
Lorsqu’ils arrivèrent, Sieyès venait de signer le décret. Ils arrivaient à point. On leur laissa l’illusion qu’on n’en avait voulu qu’à Barras, et Gohier fit bonne mine à Bonaparte, lui rappela qu’ils devaient dîner ensemble le soir. De bonne grâce, il consentit à signer lui-même le décret, dès lors tout à fait régulier. Mais à peine en possession de la précieuse pièce, les conjurés changèrent de ton. Sieyès et Roger-Ducos annoncèrent qu’eux aussi avaient donné leur démission. Trois des Directeurs sur cinq étant partis, le Directoire n’avait plus qu’à se dissoudre pour fonder un nouveau pouvoir exécutif. Gohier ne comprenait pas ou ne voulait pas comprendre. S’il y avait un pouvoir nouveau, il devait en être. Il fatiguait tout le monde de sa loquacité, de son insistance, de son dîner dont il ne démordait pas. Bonaparte finit par lui dire brutalement que ce n’était pas le jour de dîner en ville. Ce qu’on voulait de lui, c’était sa démission.
On le lui répéta plus doucement, mais sans ambages. Alors il refusa net. Le bonhomme se fâchait, invoquait la Constitution, la République, son honneur. La dispute eût pris un caractère désagréable, peut-être dangereux, si Moulin, de son côté, ne fût resté complètement apathique. On prétendait que Moulin avait des liens de parenté avec Santerre, et Bonaparte venait d’être instruit que le vieil agitateur tentait de soulever les faubourgs. Bonaparte saisit cette occasion de bousculer le Directeur. « Général Moulin, lui dit-il, vous êtes parent de Santerre ? — Non, répondit l’autre, je ne suis pas son parent mais son ami. — J’apprends, poursuivit Bonaparte, qu’il remue dans les faubourgs. Dites-lui qu’au premier mouvement, je le fais fusiller. » Moulin protesta d’abord. Puis, Bonaparte ayant répété, avec une fermeté convaincante, qu’il ferait comme il avait dit et que, si Santerre bougeait, il serait fusillé, — ce qui était assez menaçant pour les autres jacobins, — Moulin se radoucit. Il jugeait bien la situation et sentait qu’il n’y avait rien à faire. « Santerre, dit-il, ne réunirait pas quatre hommes, » ce qui était d’ailleurs vrai.
Cette réponse plut à Bonaparte parce qu’elle entrait dans ses idées. Comme nous le verrons encore, il désirait que son coup d’État se fît sans effusion de sang ni violence. Il n’en était que plus acharné à vouloir la démission des deux Directeurs. Mais, à toutes ses objurgations, à celles des autres assistants, les deux hommes opposaient la force d’inertie. Bonaparte, se tournant maintenant vers Gohier, voulut emporter le morceau. Il parla sur le ton du commandement : « La République est en péril. Il faut la sauver. Je le veux. Sieyès et Ducos ont donné leur démission. Barras vient de donner la sienne. Vous êtes deux, isolés, impuissants, vous ne pouvez rien. Je vous engage à ne pas résister. » De son côté, Boulay de la Meurthe, qui serait bientôt le comte Boulay, murmurait à l’oreille du président rétif : « Vous ne voulez pas, citoyen Gohier, qu’on mette à cette demande plus que de l’invitation. » Tout fut inutile. Les deux Directeurs répondirent qu’ils n’abandonneraient pas le poste que la République leur avait confié, qu’ils resteraient fidèles à la Constitution et à la loi.
Cette conversation ne pouvait pas se prolonger. Elle devenait même assez embarrassante. L’obstination des deux Directeurs n’était pas dangereuse. Ils ne laissaient paraître aucune intention d’organiser une résistance. Mais c’était à eux, c’était autour de leur nom que les opposants pouvaient se rallier. Surtout, le plan des conjurés rencontrait là un point d’arrêt. Au lieu d’une opération légale et constitutionnelle d’un bout à l’autre, telle qu’elle eût été par la démission volontaire des deux Directeurs, il fallait recourir à d’autres moyens. La difficulté qui se présentait n’était pas insurmontable, mais c’était une difficulté.
Il entrait si peu dans le dessein des auteurs du coup d’État d’user de violence qu’ils laissèrent partir Gohier et Moulin. Tous deux, d’ailleurs, rentrèrent sagement au Luxembourg. S’ils eussent pensé à appeler le peuple aux armes, l’aspect seul de Paris les en eût dissuadés : dans cet ordre d’idées il n’y avait rien à faire.
Cependant, on ne pouvait les laisser livrés à eux-mêmes. Après leur départ, on se concerta rapidement et il fut décidé que les deux récalcitrants seraient mis en surveillance, consignés, ou plutôt séquestrés dans le Luxembourg. Moreau fut chargé de monter cette garde peu glorieuse qui lui devint encore plus déplaisante par un incident qui vaut la peine d’être rapporté : car il montre bien que la troupe n’était ni si docile, ni si sûre. Trois cents hommes avaient été commandés pour aller au Luxembourg. Au moment de partir, des murmures s’élevèrent dans leurs rangs et Bonaparte, averti, accourut. Les hommes se plaignaient que Moreau fût un modéré, un « patriote » suspect, un républicain douteux. Était-ce à un chef pareil qu’on pouvait se fier pour « sauver la République » ? Bonaparte dut intervenir, parler aux soldats, se porter garant de Moreau. La troupe se laissa convaincre, obéit, et, d’ailleurs, remplit fort bien sa mission. Mais il y avait là un indice qui n’était pas à négliger.
L’histoire ne dit pas ce que devint le dîner pour lequel le président, une heure plus tôt, comptait encore sur Bonaparte. A peine les deux Directeurs étaient-ils rentrés au Luxembourg que Moreau se présentait. Il voulut remplir sa mission avec tact, en homme du monde. Mais Moulin lui montra la porte et lui indiqua que, s’il voulait le garder, sa place était dans l’antichambre. Le geste du jacobin ne manquait pas de dignité et la position de Moreau était assez humiliante. Qui sait si, pendant cette désagréable faction, ne naquirent pas les sentiments de jalousie qui devaient un jour associer le vainqueur de Hohenlinden aux complots contre le Premier Consul ?
Cependant les soldats prenaient des précautions qui n’étaient pas inutiles. Ils visitaient les appartements du Luxembourg, en fermaient toutes les portes, installaient un poste à l’entrée du palais où se rendaient déjà des visiteurs, surtout des parlementaires, qui se heurtaient à la consigne : « On n’entre pas. » Les deux Directeurs voulurent envoyer une protestation aux Conseils. Elle fut aussitôt interceptée et la surveillance se resserra. Gohier s’est même plaint qu’une sentinelle fût restée le soir au pied de son lit. D’ailleurs son histoire, comme celle de Moulin, finit là. Le lendemain, le coup d’État ayant réussi, ils n’eurent plus, l’un et l’autre, qu’à disparaître. L’un et l’autre, plus tard, accepteront des emplois de l’Empire.
Qu’il eût fallu garder manu militari deux des personnages les plus importants de la République et couper leurs communications avec le dehors, c’était déjà le signe que le coup d’État ne se ferait pas tout seul, que le vœu public, la persuasion, une habile manœuvre parlementaire pourraient ne pas suffire. Chose curieuse : Sieyès paraît avoir compris l’avertissement mieux que Bonaparte. Ce fut le civil qui recommanda des mesures de rigueur dont ne voulut à aucun prix le militaire. Bonaparte crut en avoir assez fait en disposant ses troupes sur les points principaux de Paris et sur la route de Saint-Cloud ainsi qu’en réglant le service pour le lendemain. Le calme était complet dans la rue, Santerre lui-même et les faubourgs se tenaient tranquilles : Bonaparte ne voulut pas sévir contre les personnes. Déjà il s’était emporté contre Fouché, l’accusant de tout gâter par excès de zèle, parce que le ministre de la Police avait fait fermer les barrières de Paris. Pendant le Conseil qui se tint aux Tuileries dans l’après-midi et qui se prolongea dans la nuit fort tard, deux conceptions se heurtèrent.
Sieyès, comme Fouché, avait l’expérience des « journées » révolutionnaires. Ils savaient comme elles se faisaient, comment elles réussissaient. Canons pointés sur la Convention le 2 juin 1793 pour achever la déroute des Girondins ; appel aux sections modérées de la garde nationale pour renverser Robespierre en thermidor ; irruption d’Augereau et de ses grenadiers en fructidor : c’était, dans la Révolution, une règle presque constante. Il avait fallu aider ou achever du dehors ce qui s’était fait à l’intérieur des Assemblées. Sieyès était convaincu que, cette fois encore, les choses se passeraient de la même manière. Lorsque la Convention avait mis Robespierre « hors la loi, » elle avait réussi à abattre le dictateur parce qu’un secours extérieur lui était venu. Que Bonaparte fût mis hors la loi à Saint-Cloud, que la troupe fût émue par cet appel, qui sait ce qui pouvait se passer ? La séance de pure forme qui s’était tenue le matin avait assez montré que les dispositions du Conseil des Cinq-Cents étaient mauvaises. Il fallait prendre les devants si l’on ne voulait s’exposer à de grands risques. Sieyès proposait donc que l’on arrêtât tout de suite quarante députés parmi les jacobins les plus farouches. De cette manière, on intimiderait les autres et l’on serait sûr de la majorité.
Cette épuration violente, Bonaparte s’y refusa obstinément. On a dit qu’il ne voulait pas suivre le précédent des journées révolutionnaires, justement parce qu’il voulait rompre avec les procédés révolutionnaires, les méthodes insurrectionnelles, et montrer que sa révolution nationale terminait la révolution. Peut-être avait-il une autre pensée. Que l’opération parlementaire fût trop facile, qu’elle réussît trop vite et trop bien, les parlementaires seraient les maîtres. Il n’ignorait pas que Sieyès l’avait pris comme exécutant, comme instrument. Il savait que l’ambition de son frère Lucien était de devenir le Bonaparte civil. Il se voyait, le coup fait, éloigné du pouvoir et relégué aux armées. Par une contradiction apparente, il semblait donc trouver les plans de Sieyès à la fois trop mous et trop violents, écoutant avec quelque pitié l’exposé de la procédure qui serait appliquée le lendemain à Saint-Cloud, s’opposant, d’autre part, à l’arrestation des meneurs jacobins qui eût facilité cette procédure. Bonaparte tenait à garder ses coudées franches, à se réserver un rôle personnel aussi large et aussi décisif que possible. Il continuait à jouer tout ou rien afin de réduire dans les bénéfices la part de ses associés. Ce conseil des Tuileries avait commencé dans l’enthousiasme. Le succès de la matinée, l’affluence des ralliements, l’attitude de Paris, avaient mis tout le monde de bonne humeur. Lorsque les conjurés se séparèrent au milieu de la nuit, ils étaient un peu plus froids, un peu moins contents les uns des autres. Finalement, on n’avait rien décidé pour le lendemain. Il s’agissait toujours d’obtenir des Conseils, par un vote régulier, l’abolition du Directoire et le principe d’une réforme constitutionnelle qui permettrait la création légale d’un Consulat. Mais comment, sur l’initiative de qui, cette réforme serait-elle proposée au vote ? Qui dirigerait les débats ? Lucien, sans doute, le président. Mais il fallait prévoir des incidents de séance, se partager les emplois. Et, sur tous ces points importants, on avait émis des avis contradictoires, les tacticiens parlementaires n’avaient pu se mettre d’accord et l’on n’avait pas pris de décision ferme, c’est-à-dire qu’on livrait la journée du lendemain à de singuliers hasards.
C’était peut-être ce que désirait Bonaparte. Il en avait, en tout cas, si bien le sentiment, qu’il prit quelques assurances à l’insu de ses associés. Dire qu’il les trahissait serait trop. Mais enfin, il agissait et négociait sans eux. Par le Corse Salicetti, que nous avons déjà vu apparaître, il se tenait en communication avec les jacobins. Il leur faisait savoir que Sieyès avait voulu mettre quarante d’entre eux en prison préventive et que lui, Bonaparte, s’y était opposé. Il leur promettait pour le lendemain une explication franche, amicale même, à table, car la politique se conduit toujours par des déjeuners et des dîners. Là encore, sans doute, il suivait son idée d’union nationale tout en essayant de neutraliser ses adversaires ou de ne pas les rendre irréconciliables dans l’avenir. Mais plus on avance dans ce récit et moins on peut s’empêcher de croire qu’il se ménageait des sympathies à gauche pour s’imposer plus facilement à Sieyès et à ses autres complices.
C’eût été peut-être habile si Bonaparte n’avait lui-même gâté ce jeu par ses écarts de langage. Il faisait répéter partout qu’il n’était ni un César ni un Cromwell. Une brochure répandue à profusion depuis le matin, Dialogue entre un membre du Conseil des Anciens et un membre du Conseil des Cinq-Cents tournait en ridicule l’idée qu’il pût aspirer à la dictature. Son refus de frapper à la tête le parti jacobin était sans doute d’accord avec cette apologie. Mais, pendant cette journée, il avait parlé à maintes reprises en dictateur. Il s’était montré brutal et autoritaire. Parmi les membres des deux Assemblées qui lui étaient le plus favorables, beaucoup commençaient à se demander s’il venait bien sauver la République, s’ils n’allaient pas se donner sinon un tyran, du moins un maître. On avait remarqué aussi que Bonaparte parlait en petit comité avec une rudesse impérieuse, mais qu’il manquait d’éloquence et même d’idées et de sang-froid en présence d’une assemblée. Ses débuts dans l’enceinte des lois avaient été mauvais. Il n’était guère plus brillant parlementaire que Sieyès n’était brillant cavalier. Bonaparte, mieux doué pour le commandement que pour la délibération, pourrait-il faire un chef civil ? Malgré ses prudences et ses dénégations, ne serait-il pas poussé vers la dictature militaire ?
Ces appréhensions naissaient chez certains modérés qui, partisans du coup d’État pour sauver le pays et la République, restaient attachés au régime de libre discussion. D’autres, moins sensibles au succès obtenu qu’aux faiblesses qu’on avait pu observer dans les événements qui s’étaient accomplis depuis le matin, se demandaient si l’on ne se trouverait pas, à Saint-Cloud, devant de grandes difficultés, et leur résolution mollissait un peu. Enfin, les jacobins, sachant par Bonaparte lui-même qu’ils ne seraient ni arrêtés ni inquiétés, s’enhardissaient, s’excitaient les uns les autres et les députés du parti se concertaient pour le lendemain.
A l’heure où chacun s’en fut coucher, il y avait du doute chez les uns, une volonté de résistance chez les autres. Quand Bonaparte se retrouva seul, il se sentit lui-même un peu moins confiant. Il pleuvait. La nuit était noire. Il faisait un de ces temps qui pèsent sur les âmes, détrempent les caractères, ouvrent les cœurs les plus solides à des craintes mystérieuses. Bonaparte, arrivé rue de la Victoire, se contenta de dire à son fidèle Bourrienne ce qui résumait ses réflexions : « Cela n’a pas été trop mal aujourd’hui ; nous verrons demain. » C’était juste. Ce n’était pas enthousiaste.
Avant de s’endormir, il s’assura que ses pistolets étaient chargés et les laissa à portée de sa main.