Le Journal de la Belle Meunière: Le Général Boulanger et son amie; souvenirs vécus
The Project Gutenberg eBook of Le Journal de la Belle Meunière
Title: Le Journal de la Belle Meunière
Author: Marie Quinton
Release date: October 5, 2007 [eBook #22889]
Most recently updated: October 19, 2023
Language: French
Credits: Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team
LE JOURNAL
DE LA
Belle Meunière
Le Général Boulanger et son Amie
SOUVENIRS VÉCUS
151e mille
IMPRIMERIES G. MONT-LOUIS
57, Rue Blatin,
57 CLERMONT-FERRAND
| madame marguerite |
Table des Matières
| Préface | |||
| CHAPITRE | I. | (1-17) | Avant leur premier séjour à l'Hôtel des Marronniers. |
| — | II. | (18-24) | Premier séjour. |
| — | III. | (25-26) | Du premier au second séjour. |
| — | IV. | (27-37) | Second séjour. |
| — | V. | (38-67) | Du second au troisième séjour. |
| — | VI. | (68-73) | Troisième séjour. |
| — | VII. | (74-119) | Du troisième au quatrième séjour. |
| — | VIII. | (120-124) | Quatrième séjour. |
| — | IX. | (125-161) | Du quatrième séjour au voyage de Londres. |
| — | X. | (162) | Portland-Place. |
| — | XI. | (163-176) | Du retour au premier voyage de Jersey. |
| — | XII. | (177) | L'Hôtel de la Pomme-d'Or |
| — | XIII. | (178-201) | Du retour au second voyage de Jersey. |
| — | XIV. | (202) | Saint-Brelade. |
| — | XV. | (203-229) | Leur fin. |
| — | XVI. | (230) | Ixelles. |
AVERTISSEMENT
Le JOURNAL DE LA BELLE MEUNIèRE, édité en 1895 par E. Dentu, avait été cliché pour faciliter les réimpressions ultérieures, qui se sont succédé au nombre de plus de quarante. Mais la Maison Dentu a cessé d'être et un incendie a détruit son dépôt de formes.
L'auteur, par suite, a pu reprendre toute liberté de procéder à une réédition personnelle.
Il en a profité pour apporter au texte de 1895 d'attentives retouches consistant surtout en coupures. Il a pensé que les souvenirs vécus se rapportant au général Boulanger et à son Amie gagneraient à être dégagés de divers commentaires, de plusieurs menus faits n'intéressant pas directement les personnages principaux du récit, enfin, de nombreux passages consacrés aux polémiques des années 1888 à 1891.
L'auteur n'a pas hésité à alléger ainsi de plus de 150 pages son Journal, afin d'en présenter une édition refondue, réduite et condensée au possible.
Marie QUINTON.
Nice, Novembre 1910.
PRÉFACE
Qu'on me pardonne de me présenter moi-même sous ce nom de «Belle Meunière». Depuis mon enfance, je n'en connais pas d'autre. Depuis les années ensoleillées où je jouais, fillette, parmi les rochers et les sources de mon adorable vallée de Royat, tout le monde m'appelait ainsi, les compères aux lourds chapeaux de feutre et les commères aux coiffes plissées.
«La Zenta Mounira». Méritai-je mon surnom? J'en serais trop convaincue s'il m'avait plu de prêter l'oreille à tous ceux qui auraient voulu m'en faire compliment. Aujourd'hui, les belles années s'en sont allées, mais mon nom, lui, ne veut pas les rejoindre. Plus je vais, et plus je le sens peser sur moi comme un regret. Rien n'y fera, je dois m'y résigner: il me le faudra porter jusqu'à la fin.
De bonne heure, j'ai pris une habitude que personne ne m'a enseignée: écrire le journal de ma vie. Je lui ai confié, à ce cher journal, et à lui seul, toutes les angoisses ignorées de l'existence d'une pauvre femme qui a beaucoup souffert. Parfois, les choses vécues dégageaient une telle tristesse que le cœur me défaillait de les écrire. Bien des pages sont restées blanches, tant étaient noires les impressions que j'eusse dû tracer dessus.
Cependant, une clarté est venue traverser quelques années de mon existence. Le hasard m'a fait approcher le général Boulanger à l'époque la plus passionnante de sa carrière. J'ai vu de près, comme je crois que personne n'a pu la voir, sa vie intime, toute pleine de l'amour surhumain qui l'a étreinte jusqu'à l'étouffer.
On ne cesse de me dire que ces choses sont devenues de l'histoire et que je n'ai plus le droit de les garder pour moi. C'est bien. Je détache ces pages de mon livre. Les voici:
Royat, Mai 1895.
Le Journal de la Belle Meunière
CHAPITRE PREMIER
Avant leur premier séjour à l'Hôtel des Marronniers
1.—Aujourd'hui Samedi 9 juillet 1887
On ne fait que parler de l'arrivée du général Boulanger, forcé hier soir, à Paris, de s'échapper sur une locomotive pour quitter la gare de Lyon, qu'avait envahie une foule immense, et pour n'être pas emporté, étouffé par le peuple qui l'idolâtre.
Tout le monde est bien fier ici de l'avoir maintenant à Clermont, commandant du 13e corps d'armée. Il va nous rester trois ans et, qui sait, c'est peut-être de Clermont que lui, le brave général Revanche, partira pour la guerre, pour la victoire, pour la reprise des provinces perdues.
C'est demain qu'il doit faire son entrée en ville, à la tête des troupes, et qu'il doit aller au quartier général prendre possession de son commandement.
Demain, il va y avoir un monde fou. Toutes les personnes à qui j'ai causé n'ont qu'un désir, un souhait, un seul but de promenade pour demain: aller voir et acclamer le général Boulanger!
2.—Dimanche 10 juillet.
Est-ce que moi aussi je suis atteinte de ce que notre vieil ami et docteur appelait plaisamment, ces jours-ci, la «Boulangite»? Dès mon lever, j'étais sur des charbons ardents; enfin, l'heure approche, je prends mes gants, mon manteau et, au premier moment favorable, je m'échappe, je descends sur Clermont en courant comme je ne l'ai plus fait depuis que j'étais toute fillette!
Pourvu que je n'arrive pas trop tard! Je cours, je cours, je n'ai plus de souffle. Tout le long de la route, une foule de plus en plus compacte se porte vers Clermont.
Bientôt, on ne peut plus avancer qu'au pas, et il me faut faire des prodiges de souplesse pour me glisser à travers tous ces hommes pressés les uns contre les autres.
J'arrive, luttant pied à pied, jusqu'à l'octroi. Mais là, impossible de faire un pas de plus. à partir de ce point jusqu'à la place de Jaude, ce n'est plus qu'une mer humaine. Tout Royat, tout Clermont, tout le département du Puy-de-Dôme,—toute l'Auvergne est là à l'attendre.
J'entends des patois, j'aperçois des coiffes qui viennent d'au moins quinze à vingt lieues à la ronde.
Un vieux paysan, placé près de moi, déclare qu'il n'a jamais vu telle affluence, même au temps où l'Empereur est venu dans le pays. Il paraìt que, passé la place de Jaude, la foule est encore plus immense sur tout le trajet, jusque bien au delà du quartier général.
Le temps est magnifique, le ciel tout bleu, tout ensoleillé. La gaìté de la nature se reflète dans la foule. Personne n'est dans son état normal, on est enfiévré, on palpite. à tout moment éclatent, répétés par des milliers de poitrines, les refrains d'En revenant d'la Revue. Et quand on arrive aux mots:
«Moi, je n'faisais qu'admirer
Le brav' général Boulanger!»
un seul cri s'échappe de toutes les bouches: «Vive Boulanger!»
Tout à coup, des sonneries de clairon parviennent jusqu'à nous, suivies du bruit, lointain d'abord, puis de plus en plus proche, des tambours qui battent aux champs. Et, au même instant, au milieu du silence absolu qui vient de se faire, les musiques des régiments entonnent la Marseillaise.
Ainsi que tous en ce moment, je penche la tête et je fixe les yeux dans la direction de Chamalières, d'où va déboucher le cortège. Une poussée se produit vers le cordon de troupes qui fait la haie et m'empêche, pendant un moment, de voir. Mais je m'accroche, je me hisse sur les épaules de ceux qui sont devant moi et, maintenant, je vois très bien. Toute la largeur de la route est prise par une armée d'officiers de toutes armes, chevauchant en grande tenue. Leurs uniformes scintillent comme s'ils étaient pailletés d'or. Plus près, plusieurs généraux à culottes blanches et coiffés d'un bicorne à plumes noires; enfin, à quelques mètres seulement de moi, très droit sur un superbe cheval noir, le grand cordon rouge entourant le torse, la poitrine constellée de décorations, le bicorne étincelant sous la plume blanche, c'est Lui!
C'est bien Lui, tel que le représentent les images qui ornent jusqu'aux plus humbles de nos chaumières, Lui, le jeune général à la barbe blonde, aux yeux gris d'acier, au profil si puissamment beau! Je le fixe de toute la force de mon regard et, alors, une chose m'a frappée. Sur ce visage de l'homme adoré des foules, en cette minute de triomphe où tout un pays de France l'acclamait, il y avait une expression de tristesse infinie! Je n'ai pas pu me tromper: ses yeux, un instant, se sont abaissés de mon côté; et ces yeux étaient infiniment mornes, et la face tout entière était pâle, assombrie. Je voulus m'en assurer encore, mais, déjà, il m'avait dépassée, tandis que le cri populaire, jusque-là retenu dans toutes les poitrines, ébranlait de nouveau l'espace de son nom.
Je suis remontée à Royat, parmi la foule qui se dispersait. Toutes les impressions de ces minutes inoubliables se pressaient en tumulte dans mon cerveau. Mais la dernière, celle de sa tristesse à Lui au moment de notre enthousiasme à tous, celle-là dominait toutes les autres.
4.—Mercredi 13 juillet.
Demain, jour de la Fête Nationale, les troupes seront passées en revue par le général Boulanger, sur la place de Jaude. Je le reverrai donc,—car je veux le revoir, pour bien lire sur son visage...
5.—Jeudi 14 juillet.
La revue s'est faite, mais Il n'y était pas. C'est un général à plume noire qui commandait. La foule était plus grande encore que ce dimanche, et cela a été pour tous une immense déception.
* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *
13.—Lundi 10 octobre.
Nous prenons nos quartiers d'hiver, car, décidément, la saison et l'arrière-saison sont bien finies. Je congédie pour le 15 les extras que j'avais encore retenus à mon service passé le 1er octobre.
J'ai fait fermer la plupart des locaux, j'ai réduit au strict minimum les fournitures qu'on m'apporte tous les jours. Nous allons passer maintenant au travaux d'hiver, à commencer par les soins à donner au vin nouveau.
14.—Jeudi 13 octobre.
Que vient-on de m'apprendre? Le général Boulanger mis aux arrêts de rigueur pendant trente jours pour avoir flétri les scandales dont le flot boueux monte sans cesse.
16.—Samedi 22 octobre.
Ce soir sont venus dìner deux messieurs, visiblement des officiers en civil, le plus âgé grand, très brun, fortement charpenté, grosse moustache noire, l'autre de taille plutôt petite, cheveux blonds, mince moustache blonde, une tête de vrai gentleman, toute fine et distinguée.
Les voilà installés. Mon rôle est terminé pour l'instant, et je leur tire ma révérence, me promettant simplement d'aller les reconduire lorsqu'ils s'en iront, afin de leur poser la question traditionnelle: «Avez-vous été satisfaits, Messieurs?»
Mais ce sont eux qui me font appeler. Ils en étaient au dessert. Le plus âgé prend la parole, me complimente sur le dìner, puis me demande s'il m'est possible de recevoir des pensionnaires dans le courant du mois et quels appartements je pourrais leur donner?
Je prends aussitôt une lampe et les invite à me suivre. Nous montons au premier étage. Je leur fais voir les deux chambres à coucher et la salle à manger qui s'y trouvent. Ils les examinent avec le plus grand soin, les parcourent en tous sens, se rendent minutieusement compte de la distribution, se font ouvrir les fenêtres, m'interrogent sur mille détails, enfin, se déclarent satisfaits de cet appartement, pourvu que je transforme l'une des deux chambres à coucher en un cabinet de toilette des plus confortables. Ils me laissent deux jours pour tout mettre en état.
Nous redescendons, et ils sont sur le point de franchir le seuil de la maison, quand, tout à coup, ils reviennent vers moi avec l'air d'avoir oublié quelque chose. Ils se regardent un moment, comme s'ils se demandaient qui parlerait le premier. Je les regarde de mon côté et nous restons ainsi une bonne minute. Enfin, le plus âgé se décide et me dit à voix basse: «Nous aurions encore quelque chose à vous demander, tout à fait en particulier.»
Sans un mot, je les ramène dans leur salle à manger, et, la porte refermée, je leur fais signe de s'expliquer.
«Ce que nous avons à vous demander, continue le même, est une faveur exceptionnelle... Voici: nos amis, qui doivent arriver chez vous après-demain soir, tiennent à prendre les plus grandes précautions pour n'être pas reconnus... Sans doute s'en exagèrent-ils la nécessité: mais, puisqu'ils y attachent une telle importance, il faut, Madame, que vous fassiez en sorte que personne, entendez-vous, personne, ne puisse se douter de leur présence ici... Il faudrait donc que personne, même de vos gens de service, ne puisse pénétrer dans l'escalier et dans les couloirs pendant tout le temps qu'ils passeront ici... Il faudrait, en un mot, et c'est la faveur que nous vous demandons, que nos amis soient servis exclusivement par vous...»
La demande m'a tellement surprise, c'était pour moi chose si nouvelle, que je suis restée un bon moment sans répondre. Ils ont insisté tous deux:
«Nous vous le demandons instamment, Madame...»
Alors, je leur ait dit: «Oui», et ils sont partis. De la part de qui venaient-ils? Quel est ce couple mystérieux que ma maison devra cacher aux yeux du monde?
17.—Dimanche 23 octobre.
J'ai longuement réfléchi aux dispositions à prendre pour bien recevoir le couple annoncé avec tant de mystère par ces deux officiers en civil et surtout pour qu'il se sente en pleine sécurité. Il m'est venu subitement une réflexion singulière: ce visiteur, qui a tant intérêt à ce que personne au monde ne puisse soupçonner sa présence sous mon toit, ne serait-ce pas le fameux commandant en chef du 13e corps, le général Boulanger lui-même?
Je me suis dit aussitôt que c'était impossible, puisque les arrêts de rigueur ont transformé sa résidence de Clermont en une prison dont il lui est interdit de sortir avant le mois prochain. Mais, j'ai beau me répéter encore que cela n'est pas, il y a une idée fixe qui me hante en m'affirmant le contraire.
Décidément, la boulangite me tourne la tête! Elle me fait voir du Boulanger un peu partout.
Du moins, mon idée fixe ne sera-t-elle pas pour faire du tort au couple attendu demain. Dans l'incertitude, je soigne l'installation de leur logement comme je ne l'ai jamais fait de ma vie. à défaut des dorures de nos grands hôtels de Royat, je veux qu'ils trouvent chez moi un nid tout plein de gaìté, de lumière et de fleurs.
J'ai levé, dès ce matin, une grosse difficulté qui m'inquiétait un peu. J'ai fait comprendre à ma vieille mère et à ma bonne sœur qu'il fallait s'effacer, s'en remettre entièrement à moi, me laisser maìtresse absolue d'agir comme les circonstances le commandaient. Les excellentes femmes m'aiment tant et me portent une confiance tellement illimitée qu'elles n'ont pas fait une objection. Elles vont s'installer dans une autre aile de la maison et me laisseront toute seule ici, dans une chambre située au-dessus de l'appartement du couple. Ma vieille servante Françoise, mise au courant à son tour, me secondera avec la plus entière discrétion.
Ce soir, sont venus dìner des journalistes et des messieurs du Conseil municipal de Clermont. Naturellement, on n'a parlé que de deux choses: des scandales des décorations et des arrêts du général Boulanger.
«Rester un mois chez soi, a dit un de ces messieurs, la belle affaire, vraiment, et la grande privation, quand on est bien portant, confortablement installé, doté d'une bonne cuisine et qu'on a, par-dessus le marché, sa femme près de soi...»
«Oh! quant à ce dernier point, a dit un autre, autant ne pas en parler. On sait parfaitement que Mme Boulanger est une très digne et respectable dame, mais qu'elle n'est plus une épouse pour le général.»
Cette opinion a surpris la plupart des assistants. Une discussion s'est engagée. Les uns soutenaient que le général était excellent père de famille, époux modèle, à quoi les autres ont répondu que le général était un «cascadeur», qu'il ne s'en cachait guère, du reste, et qu'on l'avait assez vu avec la «dame blonde»...
à ce moment précis, Françoise est venue me réclamer. Je l'ai envoyée au diable.
«Oui, Messieurs, disait l'un des journalistes, la petite dame blonde qu'on a tant de fois aperçue traversant avec lui le Bois de Boulogne en coupé fermé... Elle a beau mettre d'épaisses voilettes, on a tout de même fini par démasquer son incognito...»
«Son nom! son nom!» se sont-ils tous écriés.
«Eh bien! Messieurs, c'est tout simplement Mlle R..., de la Comédie-Française, la toujours jeune et mignonne ingénue!»
Françoise me rappelait, je me suis enfuie.
Une actrice!
CHAPITRE II
Premier Séjour
18.—Lundi 24 octobre.
3 heures de l'après-midi
Ce matin, je suis descendue à Clermont pour me procurer des plantes et des fleurs. Je suis entrée chez le plus grand photographe, et j'ai demandé le portrait de Mlle R..., de la Comédie-Française. Je l'ai là sous les yeux. Ce n'est pas une véritable beauté, mais on n'est pas plus mignonne, plus délicate. Et quelle expression de finesse dans ce regard, dans ce sourire!... Sera-ce elle?
J'aime mieux penser à autre chose. Je suis heureuse de jeter ces notes, en attendant qu'approche l'heure où se résoudra l'énigme: dans trois heures d'ici, à six heures! Si je ne me donnais pas cette distraction, je mourrais d'impatience!
Voyons, je vais faire le «voyage autour de ma chambre», décrire l'appartement, maintenant tout prêt.
Il occupe le premier étage, au haut de l'escalier qui commence à la petite porte donnant sur le chemin de la Grotte de Royat. Un couloir sur lequel débouchent trois pièces: à gauche, la chambre à coucher; à droite, le cabinet de toilette; à droite, tout au fond, la salle à manger. On ne peut arriver à celle-ci que par le couloir, mais on peut passer de la chambre à coucher dans le cabinet de toilette directement, en traversant seulement une petite pièce intermédiaire, pratiquée aux dépens du cabinet de toilette par une cloison posée après coup.
La salle à manger a trois fenêtres, dont deux donnant sur la terrasse de l'hôtel et la troisième sur la route de la Vallée. à part le buffet, le dressoir, la table, les fauteuils en chêne, j'y ai fait placer, à tout hasard, un piano.
La fenêtre du cabinet de toilette et celle de la petite pièce intermédiaire donnent toutes deux sur la vallée de Royat elle-même, sur la gentille Tiretaine qui ruisselle et serpente au fond du ravin. La chambre à coucher a deux fenêtres, l'une s'ouvrant sur la vallée, l'autre lui faisant vis-à-vis et donnant sur le chemin de la Grotte.
Leur plaira-t-elle? Si non, ce ne sera pas de ma faute, car, toute l'ingéniosité dont je puis disposer, je l'ai employée à la rendre coquette et avenante. De toutes parts, j'ai placé des fleurs: ici des roses tout épanouies, là des œillets sur le point de s'ouvrir.
Les rideaux du lit et des croisées sont en guipure crème doublée de satin rose. Les tentures sont en une étoffe qui n'a pas grande valeur, mais qui en prend sous la lumière, car elle est entre-semée de paillettes d'or. J'ai répandu la lumière à profusion, tout en ne lui laissant aucune crudité. J'ai suspendu au plafond une lampe à trois becs, surmontée d'un abat-jour rose que j'ai été longue à trouver. Sachant que les Parisiennes aiment à se coiffer, tout en causant, dans leur chambre, j'ai installé une table de toilette, aux deux côtés de laquelle j'ai appliqué deux lampes ayant pour verres deux tulipes roses. Sur la cheminée, j'ai mis deux candélabres à six branches. Il y avait une pendule au milieu, mais je l'ai remplacée par des fleurs. Son tic-tac aurait pu incommoder. Les Parisiennes sont si nerveuses!
Dans l'âtre flambe, depuis ce matin; un bon feu de bois.
5 heures
Je me suis interrompue pour descendre à la cuisine, puis placer une lumière dans l'escalier. J'ai mis simplement une petite veilleuse, qui jette une clarté tout juste suffisante pour distinguer les marches. J'ai poussé la porte donnant sur le chemin de la Grotte, la laissant à peine entrebâillée. Il fait, dehors, un temps épouvantable, une vraie tempête. Le vent hurle avec fureur.
Je suis remontée glacée, à travers l'escalier sombre, et je me suis sentie aveuglée, étourdie, en me trouvant dans cette chambre tiède, parfumée et toute éblouissante de lumière.
Au dernier moment, je viens de me rappeler un détail. Avec tant de lumières à l'intérieur, les volets à claire-voie des fenêtres ne peuvent pas suffire. Il ne faut même pas qu'on devine, au dehors, que la chambre est éclairée. Vite, j'ai saisi des tapis de table doublés de satinette, et je les ai interposés entre la vitre et le volet. Maintenant, que l'on observe les fenêtres tant qu'on voudra, impossible d'apercevoir le moindre filet de lumière.
L'heure approche. Le cœur me bat à tout rompre, d'un tic-tac que je n'ai jamais encore senti si violent ni si précipité. Je ne tiens plus en place. Dieu, que c'est long!
minuit
Vais-je me retrouver dans tout ce qui vient de se passer? Il y a eu des moments où j'ai cru que ma pauvre tête allait éclater, tant j'ai éprouvé d'émotions diverses. En cet instant même, elle me fait mal comme si elle avait reçu des coups de marteau.
Quand six heures ont sonné, je me suis mise à écouter les bruits du dehors, afin de guetter la voiture, et, dès qu'elle approcherait, de la faire avancer tout contre le pas de la porte, de manière à ce qu'il n'y eût même pas à mettre pied à terre sur la chaussée. Je n'entendais rien que le bourdonnement de mes oreilles...
Six heures un quart. Mille suppositions contradictoires se pressaient en tumulte dans mon esprit. Viendront-ils? Est-ce Lui? Arrive-t-elle de Paris? Le mauvais temps ne les arrêterait-il pas? Quel est l'empêchement?...
Tout à coup, j'entends la porte du dehors s'ouvrir très doucement, et des pas étouffés qui montent l'escalier. Je m'avance sur le palier. Une femme voilée passe devant moi, suivie d'un homme qui tient à la main deux grosses valises. Il me les tend sans mot dire et je les porte dans le cabinet de toilette l'une après l'autre, car elles sont bien lourdes.
Ils sont entrés droit dans la chambre à coucher. J'y vais à mon tour. Tout éblouie, je ne vois d'abord rien que deux vagues silhouettes.
Je débarrasse de son manteau,—un lourd manteau de loutre,—la dame, qui se laisse faire sans se retourner. Puis, prenant mon courage à deux mains, je lève les yeux...
Déception! Ce n'est pas Lui! C'est un homme de haute taille, aux yeux noirs, avec une longue barbe brune.
J'étais désespérée et furieuse contre moi-même de m'être monté l'imagination par un tout autre mirage. Je regrettais amèrement d'avoir promis de servir en personne ces gens-là, ces étrangers. J'en avais du dépit jusqu'à vouloir rompre ma promesse immédiatement.
J'en étais là de mes réflexions, et je me tenais sur le palier, quand j'ai vu le monsieur sortir de la chambre et prendre la rampe de l'escalier. M'apercevant, il s'est avancé vers moi, et m'a dit en chuchotant: «Vous allez laisser, jusqu'à neuf heures, la porte d'en bas entr'ouverte comme je l'ai trouvée, et vous tâcherez qu'il y ait dans l'escalier moins de lumière encore, si possible.» Il est parti sans ajouter un mot.
Du même coup, un poids écrasant me tombait de la poitrine. Cet homme parti, un autre allait donc venir?
Mais qui? qui?? Et l'idée fixe me reprenait, me murmurait à l'oreille son nom à Lui...
Un détail m'apparaissait maintenant très clair: sans aucun doute, l'homme qui venait de partir ne faisait qu'un avec le plus grand des deux officiers qui avaient dìné ici avant-hier. Je ne sais quoi, une inflexion de voix ou un geste me l'avait fait reconnaìtre sous sa barbe noire dont, avant-hier, il n'y avait pas trace. Pourquoi cette fausse barbe? Lequel des deux amants qui allaient ici se rejoindre avait-il besoin de tout ce mystère, digne d'un secret d'État?
Toute préoccupée, j'avais pris la veilleuse et je l'avais montée trois marches plus haut; l'escalier se trouvait ainsi plongé dans une obscurité presque complète.
Un coup de sonnette me fit tressaillir. Il venait de la chambre d'en haut. Il me rappelait brusquement à la réalité. J'avais tout à fait oublié qu'il y avait là-haut une femme.
Je monte en toute hâte, je frappe. Une voix argentine me répond: «Entrez!» J'entre et je me trouve en présence de cette femme et, du premier coup d'œil, je vois que, ce n'est pas l'actrice dont j'ai regardé le portrait.
Certes, ce n'est ni cette actrice, ni une autre. L'expression du visage, infiniment douce, très simple, presque virginale et un peu grave en même temps, révèle, sans hésitation possible, la femme d'intérieur qui n'a jamais eu à affronter le public. Quant à l'apparition tout entière, elle est empreinte d'une telle distinction que je me sens aussitôt en présence d'une grande, d'une très grande dame.
Me faisant signe d'approcher, elle me sourit et me donne en mains deux petites clefs: «Je vous prie de défaire les deux valises», dit-elle.
Je cours au cabinet de toilette, je les ouvre: un parfum délicieux s'en échappe. Je me mets à les vider, j'en retire une quantité incroyable de linge fin, d'objets de toilette, de vêtements, de falbalas comprimés au possible là-dedans.
Pendant qu'agenouillée à terre je me livre à ce travail, avec une maladresse que mon énervement ne fait qu'accroìtre, la belle dame passe et repasse, cherche parmi les objets, prend avec elle diverses choses.
Le déballage terminé, je m'occupe de ranger tout cela dans les armoires. Puis, je ne sais plus trop que devenir de ma personne. Faut-il rester? faut-il me retirer? Je n'ai jamais été aux ordres de personne, et mon nouveau métier de femme de chambre me rend toute perplexe.
La même voix argentine se fait entendre à nouveau: «Voulez-vous venir un instant?...»
Je pénètre dans la chambre. Elle est assise à sa toilette, en élégant peignoir blanc, ses cheveux blonds à moitié dénoués. Elle me montre d'un geste les vêtements de ville qu'elle vient d'ôter, manteau de loutre, chapeau garni de loutre aussi, robe de voyage en drap capucin soutachée de noir. Je les emporte dans la pièce à côté.
Je revins vers elle dans l'intention de me retirer, mais elle m'arrête d'un signe de main, me regarde en souriant très doucement, puis me dit: «Nous allons donc vivre avec vous, chez vous, près de vous pendant quelques jours... Plus tard, vous apprendrez à nous connaìtre. Vous saurez qui nous sommes. Aujourd'hui, vous ne devez voir en nous que des inconnus... Eh bien! malgré le mystère qui doit nous entourer, je veux vous dire une chose qui pourra vous paraìtre étrange,—mais croyez surtout que je ne la prodigue pas... Nous sommes venus vers vous parce que nous savons qui vous êtes. Ce que je viens de voir de vous me confirme que nous ne nous sommes pas trompés...»
L'expression de ses traits était devenue plus grave pendant qu'elle parlait ainsi. Alors, elle se remit subitement à sourire, me fixa bien en face de ses yeux bruns clairs, et, me tendant la main, me dit très doucement: «Voulez-vous être mon amie?»
J'étais toute surprise et émue par la manière infiniment délicate dont elle venait de me parler.
Sans trouver d'autre réponse, je baisai sa main et je me retirai.
J'allais et venais dans ma maison, me répétant sans cesse: «Quelle femme exquise!» quand un nouveau coup de sonnette m'a rappelée près d'elle.
En ouvrant la porte, je fus éblouie par le spectacle qui s'offrait à mes yeux. Elle se tenait debout, au milieu de la chambre, en grande toilette de soirée satin lilas, recouverte de dentelles noires. Le corsage, très décolleté, laissait à nu son cou, ses épaules, ses bras. Des diamants resplendissaient de toutes parts. Une aigrette scintillait dans sa chevelure blonde d'or. Elle était féerique à voir.
Jamais je n'avais vu d'apparition aussi harmonieusement belle. Les nuances des étoffes et l'éclat des bijoux s'accordaient merveilleusement avec la blancheur mate des chairs. Une rose thé était fixée au corsage et un œillet rouge dans les cheveux.
Elle souriait à mon admiration muette. J'ai fini par laisser échapper ce cri: «Dieu, Madame, que vous êtes belle!»
«IL faut être belle pour celui qu'on aime», a-t-elle répondu. Puis elle m'a demandé de lui apporter l'indication exacte de tous les départs de courriers pour Paris, et elle s'est mise à écrire une lettre.
Pendant ce temps, je suis allée à la salle à manger préparer le couvert. Neuf heures ont sonné. La tempête du dehors redoublait de violence. Un chien du voisinage hurlait désespérément.
J'étais énervée au plus haut degré, quand j'entends de nouveau la porte d'en bas s'entr'ouvrir. Je cours vers l'escalier où vient de s'engouffrer une rafale qui menace d'éteindre la veilleuse. J'aperçois deux silhouettes d'hommes barbus arrêtés au bas des marches et prêtant l'oreille du côté de la route. Au bout de quelques moments, le plus grand de ces hommes prend des mains de l'autre une valise que celui-ci portait, et lui dit à voix très basse: «à demain, neuf heures.» L'autre s'échappe aussitôt par la porte, qu'il referme après lui, tandis que le premier se met à monter.
Je descends vers lui, il m'entrevoit, je prends la valise qu'il me tend. Je remonte, il me suit. Je frappe doucement. La voix argentine répond. J'ouvre...
Au même instant, l'homme qui me suivait se précipite dans la chambre, et deux cris, deux cris inoubliables, se croisent:
«Marguerite!»
«Georges!»
Il s'est jeté dans ses bras, il la serre à la broyer, il la couvre de baisers avec une impétuosité sans nom. Elle veut parler, il lui ferme la bouche de ses lèvres, et il l'embrasse avec furie, sur les cheveux, le front, les yeux, le cou, les épaules, les bras, les mains, partout où sa bouche rencontre la chair de sa bien-aimée.
C'est une scène indescriptible de félicité, de délire, de bonheur surhumain.
Je me retire, complètement étourdie de ce que je viens de voir. La violence de cet amour surpasse tout ce que je pouvais imaginer. Et l'homme qui aime ainsi, c'est Lui, l'idole des foules, c'est le général Boulanger!
Maintenant que j'en ai la certitude, mon cœur se gonfle d'orgueil et de joie. Lui, sous mon toit! Lui, confié à ma garde!
Dois-je lui montrer que je l'ai reconnu, ou faut-il, au contraire, que je fasse celle qui ne sait pas? Dois-je, lorsqu'il sonnera, l'aborder en disant: «Mon général?»
Je discute avec moi-même, et je décide que non. Ils ne me connaissent pas encore, il faut leur laisser le temps de m'accorder leur confiance jusqu'à me révéler ce qu'ils croient être un secret pour moi. Il faut qu'ils se croient ignorés pour être complètement tranquilles et heureux.
Justement, on sonne. Il y a une heure environ que je les ai laissés. Je monte et les trouve debout, étroitement enlacés l'un à l'autre.
«Pouvons-nous dìner?» me demande-t-il par-dessus la blanche épaule de son adorée. Et moi de répondre: «Oui, Monsieur.»
à ces mots, ils s'embrassent comme si ce «Oui, Monsieur», les comblait de joie.
Quand ils sont passés dans la salle à manger, je puis les observer à mon aise. Le général ne porte pas plus que la quarantaine. Les cheveux, châtains clairs et nullement blonds d'or comme sur les images d'Epinal, sont taillés ras en arrière et laissés plus longs en avant. Ils sont très fournis et très fins. Une raie les sépare un peu de côté et les relève légèrement à gauche. La barbe, coupée en pointe, possède une nuance à peine plus claire. L'ensemble de la figure est volontaire et martial. Le torse paraìt plus haut et plus large que ne le comporterait la taille, plutôt moyenne. Le vêtement est très simple: une jaquette bleue sombre et un pantalon à raies. La cravate, adaptée au col rabattu, porte comme épingle un œillet en rubis orné d'un diamant.
Mais, ce qui achève de rendre cette physionomie inoubliable, ce sont les yeux, des yeux d'un bleu intense, profondément enfoncés dans le creux que laisse la proéminence des sourcils,—des yeux toujours grands ouverts et fixes, tantôt pénétrants ainsi que des lames d'acier, tantôt inexpressifs et vides comme s'ils étaient de cristal, tantôt, sous les sourcils froncés, lançant des éclairs, tantôt devenant infiniment caressants dès qu'ils se posent sur Elle.
Et ils ne cessent de se poser sur Elle, pendant qu'il lui parle d'une voix grave, sonore, point du tout cassante comme chez les militaires, et qu'il tamise encore en lui parlant. Le geste est sobre, le jeu de physionomie presque nul, mais le rire est celui d'un jeune homme tout plein du bonheur de vivre.
Tout en m'occupant de les servir, alors qu'ils s'occupent fort peu de manger, j'entends une partie des propos qu'il lui tient: «Ma Marguerite, si tu savais... J'ai tant souffert... loin de toi... Toi aussi? Non, je t'en supplie, ne me le dis pas! Laisse-moi croire que j'ai été seul à souffrir, que toi tu as été épargnée, que tu t'es endormie pour ne te réveiller qu'en ce moment, et que, pendant toute notre séparation, tu n'as fait qu'un seul et beau rêve... Laisse-moi tout ce qui est torture, douleur, chagrin: tu sais que je suis fort... Oui, mais une attente d'une heure encore, et je serais devenu fou! Il aurait peut-être été prudent que je ne sorte qu'une heure plus tard, mais je sentais bouillonner dans mon cerveau une telle chaleur que j'en étais effrayé... J'ai été sur le point de sauter du second étage plutôt que de descendre l'échelle posée contre le mur...»
Pendant qu'il parlait avec une passion inouïe, pendant que ses yeux jetaient des étincelles, Elle, plus calme, un peu maternelle, le grondait doucement: «Georges, Georges, soyez sage... Ne parlez plus de cela... Plus un mot, je vous en prie, de tout ce qui n'est pas notre amour...»
Au dessert, je me suis retirée, sans même leur dire bonsoir.
Les voilà donc au comble du bonheur pendant que j'écris ces lignes, dans ma chambrette située juste au-dessus de leur nid.
19.—Mardi 25 octobre.
Ma mère et ma sœur m'ont demandé ce matin si les voyageurs attendus étaient arrivés et si je les connaissais. J'ai répondu qu'il était venu un monsieur et une dame que je ne connaissais pas.
Les mots qu'il avait dits hier soir à l'homme avec lequel il était venu: «à demain, neuf heures!» me trottaient par la tête. à neuf heures du matin, j'étais sur le qui-vive, près de la porte.
Un pas de cheval approche, un cavalier s'arrête et frappe à la porte avec le manche de sa cravache. Je sors, et j'aperçois un capitaine d'infanterie dans lequel je reconnais le plus jeune des deux messieurs qui avaient dìné ici samedi. Je devine maintenant qu'il était venu, lui aussi, hier au soir, muni d'une fausse barbe, escortant son général pendant que son camarade avait la mission d'accompagner l'adorée...
Après m'avoir saluée comme s'il me voyait pour la première fois, le capitaine me demande si, dans un instant, je ne pourrais pas lui servir une tasse de café au lait sans qu'il ait besoin de mettre pied à terre...
En effet, quelques minutes plus tard, le voilà qui repasse devant la porte. Dès que j'entends le sabot du cheval, je sors, je lui présente le plateau et je verse ce qu'il a demandé. Il prend la tasse, la vide d'un seul trait, la repose sur le plateau. Au même instant, je vois ses yeux me fixer avec insistance et me faire signe de regarder le plateau.
Je regarde: j'aperçois sous la tasse une enveloppe toute blanche que je ne lui avais même pas vu glisser... J'ai compris. Il me salue et part au grand trot dans la direction de Clermont.
Je monte frapper à leur porte. Deux voix me répondent: «Entrez!» Leur chambre est plongée dans une demi-obscurité, toute fraìche et parfumée.
Je dépose la lettre près d'eux en expliquant comment elle m'a été remise. Je me hâte d'enlever les tapis qui calfeutrent les fenêtres et d'ouvrir les volets. Voici la chambre inondée de lumière. Je m'accroupis à la cheminée pour faire du feu, tout en les observant du coin de l'œil.
Il est couché dans le fond du lit, en train de lire la lettre à travers un lorgnon qu'elle vient de prendre sur la petite table et de lui passer. Appuyée contre son épaule, elle suit des yeux ce qu'il lit. Elle est enveloppée entièrement d'une chemise comme je n'en avais jamais vu: une sorte de peignoir en surah opaque et fin, garnie jusqu'aux poignets d'entre-deux de valenciennes et se refermant par devant à l'aide de larges rubans de soie rose noués de place en place.
Le feu allumé, je me retire. C'est seulement à midi qu'ils m'ont sonnée pour déjeuner.
Il portait un vêtement de chasse en grosse laine couleur marron. Elle avait pris une nouvelle transformation, aussi ravissante que sa toilette d'hier soir: une robe simplette en mousseline de soie blanche avec une grande ceinture de surah rose et des manches exquises, ne tombant qu'à mi-bras, entr'ouvertes de haut en bas, réunies seulement par des agrafes de diamants et de rubis entre lesquelles s'apercevait le bras nu.
Lui, un ambitieux, un César? On ne peut pas être plus dégagé de toute pensée sérieuse, plus enjoué, plus câlin, plus enfant, qu'il ne l'a été durant tout ce déjeuner, oubliant de manger à force de la couver du regard, ne la quittant pas des yeux, saisissant tout prétexte pour lui couvrir les mains et les bras de baisers fous.
Des phrases entrecoupées de baisers qu'ils se murmuraient, j'ai compris que, jamais encore, ils n'avaient été aussi réunis, aussi tranquilles qu'ici... Ils ont fait allusion aux entrevues qu'ils avaient eues jusque-là, à Paris, furtivement, la nuit... Il a répété plusieurs fois: rue de Bercy... J'ai cru comprendre que c'était son domicile à Elle. à un moment, il s'est écrié, les yeux en feu: «Voilà dix mois que je rêvais ce tête-à-tête!»
Il l'aime depuis dix mois! Et les journalistes bien informés qui colportent la fable de l'actrice blonde!
En se levant de table, il m'a avertie que si je voyais arriver l'un des deux amis qui avaient retenu l'appartement, je le fasse attendre en bas et je prévienne.
Ils n'ont pas eu besoin de moi l'après-midi. à huit heures du soir, l'officier de ce matin est revenu, à pied, cette fois, et en civil. Sans un mot, je l'ai fait entrer dans une petite pièce du rez-de-chaussée et je suis montée prévenir. Je les ai trouvés près de la cheminée, causant à voix basse, Lui, assis dans un grand fauteuil, près de la lampe, et Elle, assise sur ses genoux, toute pelotonnée contre Lui. Il m'a tendu deux lettres. Je les ai portées à l'officier, qui est reparti aussitôt.
Une heure après, ils m'ont appelée pour le dìner. Elle avait l'éblouissante toilette d'hier.
à peine à table, comme s'ils s'étaient donné un mot d'ordre, ils ont commencé à me parler, alors que, jusque-là, ils ne s'étaient pas du tout occupés de moi. J'étais sur mes gardes. Il s'est mis à causer politique. Je le voyais venir... Et, de fil en aiguille, le voilà qui me questionne sur le général Boulanger.
Je lui réponds comme une humble femme qui n'a jamais vu le général, mais qui est tout acquise à la cause patriotique qu'il incarne.
«Mais enfin, a-t-il répondu, en me fixant de ses yeux d'acier, comme s'il voulait me percer à jour, comment se fait-il que vous n'ayez pas eu la curiosité d'aller voir le général Boulanger de vos propres yeux?»
«Monsieur, lui ai-je dit très tranquillement, j'ai tant à faire à la maison que je ne puis jamais sortir. Pour voir le général Boulanger, il aurait fallu qu'il lui prenne fantaisie de venir jusqu'ici déjeuner ou dìner...»
Ma réponse a paru l'enchanter, ainsi qu'elle. Alors, il m'a demandé:
«Croyez-vous que le général réussira dans le but qu'il poursuit?»
«Monsieur, j'en suis sûre, et je ne suis pas seule de cet avis!»
«Vous en êtes sûre? Et pourquoi?»
«Parce que je suis sûre qu'il aime et qu'il aimera toujours son but par-dessus tout!»
à ces mots, elle s'est mise à lui sourire singulièrement. Il a tourné les yeux vers elle, et ces yeux jetaient des éclairs. J'ai senti que je devais m'effacer un instant. à peine avais-je refermé la porte, que je l'ai entendu se jeter violemment à ses pieds, et s'écrier avec un accent éperdu: «C'est toi, Marguerite, c'est toi que j'aime par-dessus tout!»
Au bout d'un instant, je suis rentrée. Il avait repris sa place. Ils se tenaient les deux mains par-dessus la table, ils se regardaient les yeux dans les yeux et ils se souriaient.
Après dìner, je suis entrée dans leur chambre pour arranger le feu, puis je leur ai fait ma révérence: «Bonsoir, monsieur et dame!»
Tous deux se sont avancés vers moi, m'ont tendu leurs mains, et m'ont dit, avec le plus affectueux sourire: «Merci, nous nous trouvons très heureux chez vous.»
Maintenant, mon opinion est faite. Cet homme aime cette femme autant qu'il est possible d'aimer. Il est tout à elle, il ne vit plus que par elle. Elle fera de lui ce qu'elle voudra.
Puisse-t-elle être bonne autant qu'elle est belle! Puisse-t-elle avoir le cœur assez grand pour se sacrifier, s'il le faut, un jour, afin qu'il remplisse sa destinée pour le bonheur de mon pays!
20.—Mercredi 26 octobre.
Ce matin, le capitaine est revenu à cheval et m'a glissé une lettre par le même procédé.
Ils se sont levés à midi. Ils étaient, à déjeuner, habillés de même qu'hier. Elle était vraiment divine dans cette robe blanche, avec ses cheveux d'or coiffés à la vierge, son visage un peu pâle, ses yeux un peu cerclés de bleu. Il était plus amoureux, plus caressant encore si possible. Il ne pouvait se tenir en place, se précipitait à tout moment vers elle, la renversait sous ses baisers, lui murmurait à l'oreille des choses qui devaient être délicieuses, car elle défaillait de joie...
Le soir, l'officier est venu, en civil, prendre des lettres que je lui ai remises. Au dìner, elle avait la même robe de soirée que la veille et l'avant-veille, mais modifiée du tout au tout par quelques-uns de ces détails dont les femmes de goût ont seules le secret: une guirlande de roses et d'œillets retenue au corsage par des agrafes de diamants, une libellule en brillants dans les cheveux. Une reine sur son trône n'est pas plus majestueusement belle. Une reine?... Qui sait ce qu'elle sera?...
Ils m'ont dit bonsoir de la même manière affectueuse, et ils ont répété qu'ils se sentaient extrêmement bien chez moi.
Je n'avais plus parcouru les journaux depuis trois jours. Je viens de le faire. Voici ce que je lis au sujet des arrêts de rigueur infligés au général Boulanger:
«Cette peine n'emporte que la privation absolue de sortir.
»On n'exerce aucune surveillance sur l'officier aux arrêts et l'on se fie à son honneur.
»Si la violation des arrêts de rigueur était dûment constatée, ils seraient transformés en arrêts de forteresse, qui entraìnent, de ce fait, l'emprisonnement, sans préjudice de conséquences plus graves.
»Avec un homme comme le général Boulanger, cela n'est pas à craindre.
»On peut n'être pas d'accord sur certains points, mais il est une appréciation sur laquelle personne ne varie: c'est que le général Boulanger est homme d'honneur.»
Ce que je viens de lire me glace d'effroi. Ainsi, pour l'amour de cette femme, le général est sorti de chez lui, au risque d'être reconnu, d'être arrêté, conduit dans une forteresse, cassé, peut-être!...
Lui, l'exemple de la discipline, il a violé la discipline!... Plus encore! Lui, l'honneur militaire personnifié, il a commis un acte qui équivaut à la rupture d'une parole d'honneur!
Et elle l'a laissé faire!
Non, je ne veux rien blâmer, rien supposer.
Je veux croire qu'il le fallait... Mon Dieu, mon Dieu, pourvu qu'on ne le découvre pas!
21.—Jeudi 27 octobre.
La journée s'est passée comme hier. à déjeuner, il a plusieurs fois essayé de me surprendre par des questions relatives au général Boulanger, mais j'ai eu la chance de parer tous les coups.
Le soir, le capitaine n'est pas revenu, mais il est venu à sa place, en civil, l'autre officier, le grand brun qui avait dìné avec lui samedi dernier et que j'avais reconnu lundi sous sa fausse barbe noire.
Celui-là doit être plus intime avec le général, car j'ai été chargée de le faire monter chez eux.
Il est resté à dìner. Le général a beaucoup causé avec lui et, comme il parlait à voix bien plus haute que quand il est en tête à tête avec son adorée, j'ai pu saisir une partie de la conversation. Elle portait sur la façon dont il avait quitté, lundi soir, le quartier général. Il semble que cela n'a pas marché tout seul. Une grande échelle avait été posée contre une fenêtre donnant sur le jardin; on s'en était servi pour assujettir les gonds de la persienne et on l'avait laissée là comme par mégarde. Le général était descendu par cette échelle dans le jardin, aussitôt la nuit tombée, et s'était tenu près d'une heure caché dans une charmille. Puis il avait sauté dehors par une brèche du mur de clôture. Il avait marché seul, dans la nuit, pendant deux kilomètres, jusqu'au chemin de la Poudrière, le plus désert des faubourgs de Clermont. Là, il avait trouvé une voiture dans laquelle l'attendait son officier d'ordonnance avec sa valise, sortie du quartier général déjà plusieurs jours auparavant et cachée jusqu'à ce moment chez l'officier en question qui était, je le suppose, le capitaine que je vois arriver tous les jours.
La voiture les avait conduits par l'ancienne route de Royat, jusqu'au parc de l'établissement thermal, en cette saison noir et désert. Le reste du chemin, ils l'avaient fait à pied, à travers les petits sentiers qui longent le fond de la vallée et aboutissent à ma maison en passant par mon moulin, maintenant hors d'activité.
C'est surtout Elle qui s'informait avec intérêt de toutes les menues circonstances de cette aventure, dont elle paraissait entendre pour la première fois le récit détaillé.
Puis, ils en sont venus à parler de ce qui se passait maintenant au quartier général. Personne ne se doutait que la cage était vide. Personne n'était admis auprès du général, à l'exception de ses deux officiers d'ordonnance, en sorte que le secret était bien gardé...
J'aurais bien voulu entendre la suite de la conversation, d'autant plus qu'en rentrant, après être allée chercher le café et les liqueurs, j'ai compris à leurs regards qu'ils venaient de parler de moi... Mais, dès lors, ils se sont mis à causer à voix basse et je n'ai plus rien saisi.
Le monsieur n'a pris congé d'eux qu'à onze heures passées.
22.—Vendredi 28 octobre.
Le capitaine m'a glissé plusieurs lettres ce matin. à la lecture de l'une d'elles, Elle est devenue toute soucieuse. Ils se sont mis à causer à voix basse. J'ai compris qu'Elle devait être rendue à Paris pour dimanche et qu'il leur fallait, par conséquent, se quitter demain.
Ils me l'ont annoncé, d'ailleurs, à déjeuner. Ils l'ont fait en paroles si douces, si affectueuses, que j'ai eu bien de la peine à retenir mes larmes.
L'angoisse de ce départ a pesé sur eux toute la journée. Ils se faisaient toujours signe de n'en pas parler, mais leur pensée y revenait obstinément. Par moments, Elle faisait l'insouciante, la rieuse, et il essayait de lui donner la réplique.
Ils n'en étaient dupes ni l'un ni l'autre. à l'instant même où ils cherchaient à faire les fous, leurs visages redevenaient subitement graves, tandis qu'une tristesse passait dans leurs yeux.
Le soir, j'ai remis cinq lettres au capitaine, dont quatre de sa fine écriture à Elle. Le capitaine a fait une drôle de grimace, en disant entre ses dents: «Encore une nuit de chemin de fer, aller et retour!» Il s'est fait servir un verre de liqueur, car il était tout transi du mauvais temps qu'il fait dehors, et il est parti, pas plus enchanté que cela.
Comme ils ne me sonnaient pas pour dìner, j'ai eu l'idée d'aller leur demander s'ils ne préféraient pas que je leur apporte de quoi manger. Je les ai trouvés silencieux et rêvant dans l'ombre, à leur place favorite, près de la cheminée, sans autre lumière que la flamme mourante qui éclairait faiblement leurs deux visages.
Ils ont accepté mon offre avec empressement.
Je leur ai apporté le plateau, j'ai allumé deux bougies: ils m'ont fait signe que c'était assez... J'ai jeté des bûches dans l'âtre et je me suis retirée doucement sans leur dire bonsoir, pour ne pas les troubler dans leur rêverie.
23.—Samedi 23 octobre.
Ils sont partis ce soir!
Voyons, que je rassemble mes souvenirs dans cette âme endolorie.
Toute la nuit d'hier à aujourd'hui, je n'ai pas cessé de songer à eux, sans pouvoir prendre le moindre sommeil.
Dans le secret de mon âme, je formais des vœux pour qu'ils ne partent pas. Et, cependant, il y avait une chose dont j'avais peur plus encore que de leur départ: c'est qu'Elle ne lui manifeste tout à coup le désir de rester encore... Car je savais qu'alors il ne partirait pour rien au monde, et qu'aucune force humaine ne pourrait l'arracher des pieds de son adorée... Et j'avais peur de cela.
Le capitaine n'est pas venu ce matin. Ils ne m'ont pas sonnée. à une heure, j'ai fini par devenir inquiète.
Je suis allée frapper chez eux. Elle m'a répondu qu'ils venaient déjeuner dans un instant.
J'avais justement fait préparer un déjeuner bien réconfortant. Dieu, qu'ils ont été longs à venir!
Enfin, les voilà. Lui comme d'ordinaire, Elle dans le costume qu'elle avait en arrivant. Bien pâles, tous deux. Ils se sont placés l'un en face de l'autre. Mais il a trouvé que ce n'était pas assez près, et il est allé s'asseoir sur de bord de son fauteuil à Elle, en la serrant contre lui d'un bras, et la caressant doucement de la main restée libre.
Autant dire que le repas devenait un mythe. J'en étais tellement désolée que j'ai fini par me planter en face d'eux, les bras croisés, sans plus les servir. Ils ont compris le geste et ils sont partis d'un franc éclat de rire, qui a été leur dernier mouvement de gaìté. Mais ils ne se sont pas corrigés pour cela et, quand ils se furent levés de table, j'ai pu constater qu'ils n'avaient pris en tout que deux œufs et trois biscuits.
Je leur ai proposé de tout emballer moi-même, sans qu'ils eussent à se soucier de rien. Ils m'ont fait signe qu'ils acceptaient. Pendant que j'allais et venais d'une pièce à l'autre, tout occupée à ma besogne, ils restaient immobiles, sur le divan du fond de la chambre, et se redisaient leur amour. C'est Lui, surtout, qui parlait avec un accent de conviction profonde où je sentais palpiter tout son cœur.
«Te laisser partir! lui disait-il, faut-il que je t'aime pour me résoudre à souffrir ainsi! Faut-il que j'aie un courage surhumain pour me séparer de toi, c'est-à-dire pour m'arracher le cœur tout vif de la poitrine... Faut-il que tu le veuilles pour que je m'y résigne! Car ta volonté seule peut me faire consentir à ce sacrifice sans nom... Si, au moins, tu me laissais te suivre, quel est l'obstacle au monde qui pourrait m'empêcher d'être partout où tu seras? Les convenances, le monde, ma situation, dis-tu? Est-ce que cela compte pour moi? Est-ce que tout cela m'a donné une seule heure valant l'une de celles que je viens de vivre près de toi? Est-ce que tous les honneurs et tout la popularité dont on m'a entouré valent un seul de tes baisers?... Oui, je croyais avoir touché au comble des jouissances humaines en goûtant les honneurs, les flatteries, les acclamations du peuple, la renommée... Tu es venue, et tu m'as révélé que tout cela n'est rien auprès du bonheur d'aimer... Ange de ma vie, toi qui m'as donné des joies que je ne croyais pas réalisables sur cette terre, je n'ai commencé à vivre que du jour où je t'ai connue... Le sort en est jeté: Il ne me sera plus possible de vivre sans toi!...»
Pendant qu'il parlait, elle l'écoutait toute pensive et, parfois, elle le regardait fixement de ses yeux clairs.
Mon travail d'emballage terminé. Je les ai laissés. J'ai descendu les trois valises au rez-de-chaussée. La nuit est tombée.
L'Angelus avait fini de sonner, quand le grand brun est entré chez moi, sans faire de bruit. Il venait, m'a-t-il dit, accompagner à la gare ses deux amis qui repartaient ensemble pour Paris par l'express de neuf heures. Il s'est mis à m'expliquer d'une façon plutôt embrouillée que l'une de leurs valises, la plus petite, pourrait rester quelques jours chez moi en attendant qu'on vìnt la prendre, car elle était remplie d'objets dont ses amis n'avaient pas besoin d'alourdir aujourd'hui leurs bagages...
Huit heures. J'allais monter les prévenir, quand ce sont eux-mêmes qui m'ont appelée: «Belle Meunière!»
Je les trouve dans leur chambre, déjà tout prêts à partir.
«Nous voulons vous dire au revoir», me disent-ils.
Je suis si bouleversée que je ne puis plus retenir mes larmes. Alors, tout émus, eux aussi, ils s'approchent de moi, me mettent leurs mains sur les épaules, me grondent doucement.
«Allons, me dit-il, ne vous chagrinez pas à ce point... Nous reviendrons, soyez-en sûre... Nous avons été si heureux chez vous que notre plus cher désir sera de revivre les moments que nous avons passés ici... Vous avez été pour nous une sincère amie, et nous ne l'oublierons pas... Nous ne vous disons pas adieu, mais au revoir et à bientôt...»
En prononçant ces derniers mots, il m'a pris la tête dans ses deux mains, et m'a donné sur le front un long baiser fraternel, et, aussitôt, Elle, soulevant sa voilette, m'a embrassée, comme une vraie sœur, sur les deux joues.
Ils sont descendus très vite et, accompagnés par le grand brun qui portait une valise dans chaque main, ils se sont éloignés à grands pas dans la nuit, allant sans doute vers une voiture qui devait les attendre plus bas.
Je n'en puis plus, je suis brisée d'émotion.
Ils sont partis!
CHAPITRE III
Du premier au second Séjour
25.—Mercredi 16 novembre.
Ce matin, à onze heures, une voiture s'est arrêtée devant ma maison, et j'ai été toute surprise d'en voir descendre celui que j'ai l'habitude d'appeler le grand brun. La première chose qu'il a faite, en entrant, a été de me tendre sa carte, sur laquelle j'ai lu:
CAPITAINE GUIRAUD
Officier d'ordonnance du Général Commandant le 13e Corps d'Armée
Clermont-Ferrand
J'ai levé les yeux sur lui. Il souriait.
«Je me doutais, lui ai-je dit, que vous deviez être un officier attaché à Sa personne...»
«Comment, s'est-il écrié, vous vous doutiez de quelque chose!»
Alors, je lui ai tout raconté, comment j'ai eu, dès le premier jour, le pressentiment que l'hôte annoncé serait le général, quelle avait été ma déception quand j'avais vu un autre arriver avec la dame, comment je l'avais dévisagé, lui, le grand brun, sous sa fausse barbe noire, comment j'avais reconnu le général dès son entrée dans la chambre, et quelle contrainte j'avais dû m'imposer durant tout son séjour pour n'avoir pas l'air de le connaìtre, bien plus, pour déjouer toutes les questions qui m'étaient posées dans l'intention de me surprendre...
Il ouvrait de grands yeux étonnés, il n'en revenait pas... «Le diable m'emporte! a-t-il fini par s'écrier, si je vous aurais supposée de cette force-là!»
«Et moi, Monsieur le cachottier, pendant tout le dìner où vous avez raconté à Mme Marguerite la manière dont le général s'était échappé de Clermont, je n'ai cessé de guetter le moment où vous vous laisseriez allé à dire: «Mon général...» Tous mes compliments, mon capitaine: cela ne vous est pas arrivé une seule fois.»
Il s'est mis à rire de bon cœur, puis il m'a dit:
«Chère madame, je suis justement chargé par le général d'une commission pour vous... Comme vous le savez sans doute, ses arrêts de rigueur ont pris fin dimanche, et il est maintenant à Paris avec son autre officier d'ordonnance, mon camarade Driant. Le général m'a chargé de reprendre chez vous sa valise et il a tenu à ce que je vous déclare que vous vous êtes fait de lui un véritable ami... Il m'a chargé aussi de vous dire qu'il comptait revenir bientôt chez vous, et, enfin, de vous remettre ceci.»
En prononçant ces mots, il m'a présenté la broche que Mme Marguerite avait portée tous les jours à son peignoir: un fer à cheval en or, garni de sept perles et de deux diamants.
Je l'ai prié de remercier chaleureusement, en mon nom, le général et Mme Marguerite en leur faisant savoir qu'ils pouvaient compter sur moi d'une façon absolue, en toute circonstance.
«Et, surtout, ai-je ajouté, que le général me pardonne d'avoir fait si longtemps celle qui ne sait rien, alors que je savais tout... Qu'il soit bien convaincu que, si j'ai agi de la sorte, c'est pour que sa tranquillité soit plus grande et son bonheur parfait...»
Il a pris la valise, il m'a saluée de la façon la plus aimable, et il est reparti.
26.—Mardi 29 novembre.
J'ai eu du monde aujourd'hui jusqu'après onze heures du soir. J'allais me coucher, à l'approche de minuit, quand j'entends frapper de grands coups contre la porte. Toute surprise, je prête l'oreille; les coups redoublent, une voix crie: «Ouvrez, c'est une dépêche!...»
Je descends, je prends en mains le télégramme...
Serons chez vous demain six heures soir. Préparez nos chambres.
Mon Dieu, comment vais-je faire pour tout préparer d'ici qu'ils arrivent! Je prends une lampe, je monte au premier, j'ouvre leur chambre... Tout est resté tel qu'ils l'ont laissé. Je n'avais pas eu le courage d'y toucher.
Vite, vite, je mets un peu d'ordre, j'allume un bon feu qui durera une partie de la nuit et que je continuerai à faire flamber toute la journée de demain.
CHAPITRE IV
Second Séjour
27.—Mercredi 30 novembre.
Ils sont arrivés ce soir à six heures, en voiture fermée, tout seuls. Sans me dire un mot, Elle est montée droit dans sa chambre. Quant à Lui, me regardant avec un air sévère et même très méchant, il m'a dit:
«Nous avons des comptes à régler ensemble... En attendant, faites-nous dìner au galop!»
Absolument décontenancée par cette attitude, qui m'avait coupé net les paroles de bienvenue que je m'apprêtais à leur dire, je me suis occupée de faire monter la malle et les valises, puis de servir le dìner.
Le potage une fois sur la table, je les ai prévenus. Ils ont passé aussitôt dans la salle à manger, Elle, toujours silencieuse et évitant de me regarder, Lui, l'air de plus en plus sévère. Ils se sont mis à manger très vite, comme des gens très affamés, et sans m'adresser la parole.
Sa figure m'apparaissait aujourd'hui moins avenante, plus dure et moins jeune. Je n'ai pas tardé à découvrir à quoi ce changement était dû. Il avait modifié son port de cheveux, et les portait maintenant taillés en brosse. Sans doute pour désarmer les imbéciles qui lui trouvaient la raie trop bien faite...
De temps à autre, il jetait un coup d'œil de mon côté, en fronçant les sourcils.
Je devais être assez pâle, car je sentais une angoisse qui m'étreignait le cœur. Je me demandais ce qui avait pu m'attirer la disgrâce qu'ils semblaient me témoigner.
Je redoutais qu'au cours de leur voyage, et peut-être à leur arrivée à Clermont, quelque calomnie ne m'eût noircie à leurs yeux.
J'avais envie de tomber à leurs pieds, de les supplier d'abréger le tourment que m'infligeait leur silence... J'avais besoin de toute mon énergie pour attendre qu'il lui plût d'ouvrir la bouche, et les minutes me paraissaient des éternités.
Enfin, il s'est mis à parler:
«Ah! perfide! Nous avions eu confiance en vous, et vous nous avez indignement trompés!... Nous vous avions crue sincère et vous nous avez menti tant que vous avez pu!... Nous vous avions prise pour une naïve, et vous ne fûtes qu'un monstre d'hypocrisie!... Et vous avez encore l'air de vous étonner du visage que nous vous montrons?... Perfide Auvergnate que vous êtes, sachez bien que nous nous repentons cruellement d'être venus chez vous, et que si nous sommes encore revenus ce soir, c'est uniquement pour vous dire votre fait comme vous le méritez... Allons, essayez un peu de vous défendre, de biaiser une fois de plus... Je serais bien curieux de voir ce que vous allez trouver à répondre...»
Je ne savais que penser.
«Veuillez au moins me dire, ai-je répondu d'une voix tremblante, ce que vous me reprochez?»
«La coquine! s'est-il écrié en donnant un grand coup de poing sur la table, elle a l'audace de continuer à faire celle qui ne devine pas... Eh bien, nous allons la confondre d'un seul coup! Abìme de dissimulation que vous êtes, avez-vous, oui ou non, confessé au capitaine Guiraud que vous avez reconnu en moi le général Boulanger?»
Il me foudroyait du regard, mais, au lieu de la confusion, c'était la tranquillité la plus absolue qui venait d'entrer d'un seul coup dans mon âme.
«Mais oui, mon général», ai-je répondu le plus naturellement du monde.
Un éclat de rire argentin s'est aussitôt fait entendre: c'était Elle qui n'y tenait plus. Et lui, à moitié figue, à moitié raisin, ne savait plus s'il devait continuer à fulminer ou s'il allait rire aussi...
Il a fini par me faire asseoir entre eux deux, en me disant, déjà plus doucement:
«Racontez-nous comment tout cela vous est venu à l'esprit.»
Alors, je leur ai tout dit, mon pressentiment, la confirmation qui lui avait été donnée par les allures étrangement mystérieuses de ses officiers d'ordonnance venus pour retenir l'appartement, la déception que j'avais eue à l'arrivée du capitaine Guiraud..., accompagnant Mme Marguerite, la certitude qui était venue ensuite... Ils m'écoutaient en échangeant des regards et des sourires.
«Voilà donc le crime avoué, a-t-il conclu. Maintenant, voyons le mobile!»
«Le mobile, mon général?... Permettez-moi de vous répondre par une question... En agissant comme j'ai agi, n'ai-je pas fait ce qu'il fallait faire pour que vous soyez tous deux tranquilles et heureux?...»
Ils ne m'ont rien répondu. Mais ils m'ont pris chacun une main et, tous deux en même temps, m'ont embrassée sur les joues.
«Accusée, a ajouté le général, à l'unanimité, le jury vous acquitte... L'audience est levée.»
Ils se sont levés de table et le général, m'offrant son bras, m'a conduite dans leur chambre, disant que nous avions encore beaucoup de choses à nous dire.
Dès cet instant, ils se sont mis à me parler comme à une amie d'enfance, comme à une parente de province qui leur serait bien chère. Ils m'ont encore fait répéter les menus détails de la comédie qu'il m'avait fallu jouer avec eux, et ils s'en sont amusés comme des fous.
Comme je leur exprimais ma joie et ma surprise de les avoir vus revenir si tôt, le général s'est écrié:
«Oui, nous devons une fière chandelle à Wilson!»
«Devoir quelque chose à M. Wilson? Oh, mon général!...»
«Mais si, mais si», a-t-il insisté en riant. Et il m'a expliqué que, s'il avait pu venir dès aujourd'hui, c'était à cause des affaires de décorations qui s'étaient aggravées jusqu'à rendre la démission de M. Grévy inévitable d'une heure à l'autre. En prévision de la crise présidentielle qui allait se produire, les commandants de corps d'armée, à ce moment réunis à Paris par un travail de classement, avaient été tous renvoyés à leur poste, et c'est ainsi qu'il avait pu prendre le train avec sa chère Marguerite... Toutes les après-midi, il comptait descendre à Clermont passer deux ou trois heures au quartier général, et le reste du temps, il le vivrait sous mon toit, dans le bonheur...
Nous causions ainsi près du bon feu pétillant. Lui, allongé dans un siège, fumant un cigare et ayant l'air d'un homme aussi heureux qu'il est possible de l'être, et Elle, plus jolie que jamais, debout derrière son fauteuil, doucement penchée sur Lui...
C'est moi qui ai fini par m'apercevoir qu'il était une heure du matin. Je leur ai souhaité le bonsoir.
Le cher couple! comme je les aime!
28.—Jeudi 1er décembre.
Dès neuf heures du matin, j'entends un cavalier galoper et je vois arriver l'officier d'ordonnance blond, le capitaine Driant. Le manège de la tasse de café prise à cheval et de la lettre glissée sur le plateau recommence comme au mois d'octobre.
Cette fois, la lettre est un gros pli cacheté qui doit renfermer énormément de choses.
Je le porte au général qui l'ouvre aussitôt. Il s'en échappe plusieurs lettres sous enveloppes et divers papiers pliés. Elle et Lui procèdent au dépouillement.
Tout en allumant du feu, je l'entends faire ces réflexions:
«Quel gâchis, ma chère amie... Grévy qui se cramponne de plus en plus, les Chambres en permanence, le Gouvernement en dislocation, l'anarchie partout... Je comprends qu'ils aient la frousse de ma présence à Paris...»
Elle s'est mise à rire ironiquement:
«Les braves gens, n'en dites pas trop de mal! Combien je leur sais gré d'avoir tellement peur de vous, puisque cela me vaut d'être maintenant à vos côtés.»
Quel charme inouï cette femme exerce sur Lui! Chaque fois que, se départissant de son calme habituel, Elle lui dit une parole un peu flatteuse, il en devient fou de bonheur. Il l'a serrée contre lui en la couvrant de baisers. Je me suis éclipsée.
Ils ont sonné pour déjeuner à une heure. Elle avait une exquise toilette de crépon blanc, avec ceinture et nœuds de soie bleu clair. Lui était tout habillé pour sortir, mais très simplement, comme toujours. Envoyant au diable les affaires sérieuses, ils n'ont cessé de rire, de plaisanter, de se câliner du geste et du regard.
Je les voyais faire, tout abasourdie de la provision de tendresse inépuisable que le général montrait, et qui lui faisait à tout instant trouver des attentions, des câlineries nouvelles, sans qu'il y eût jamais de défaillance dans ce souffle d'amour qu'il faisait passer en Elle.
à trois heures, ils étaient encore à table; le capitaine Driant est revenu, en civil, et m'a remis un autre pli.
Quand le général eut ouvert, au premier coup d'œil, il s'est écrié:
«La démission de Grévy!»
Elle s'est levée pour mieux voir ce qu'il lisait.
Ils se sont mis à parcourir fiévreusement les nouvelles reçues.
«Dites au capitaine d'attendre!» m'a-t-il commandé. Je me suis empressée de transmettre l'ordre. Quand je suis revenue auprès d'eux, ils finissaient de se parler à voix basse.
Le général s'est tourné vers moi:
«Il faut que je parle au capitaine, faites-le monter immédiatement ici.»
Au même instant, Mme Marguerite s'était levée, et, de son pas léger, avait passé dans sa chambre. Cela me confirmait dans l'idée que le capitaine n'était pas encore admis à la connaìtre.
Je l'ai fait monter dans la salle à manger, j'ai refermé la porte sur eux, et je suis restée à attendre dans le couloir. C'est surtout le général qui parlait. Par moments, sa voix s'élevait. Il était question tout le temps de Paris, de la guerre...
Tout à coup, le général a ouvert la porte en criant à son officier d'ordonnance: «Attendez-moi là! Un instant de réflexion et je reviens.»
Il s'est rendu de ce pas dans la chambre à coucher pour réfléchir... par son cerveau à Elle, comme j'ai déjà cru remarquer qu'il le faisait dès qu'il avait une décision importante à prendre. Un quart d'heure au moins s'est écoulé. Un coup de sonnette nerveux m'a appelée. Mme Marguerite était assise, le dos tourné de mon côté. Le général, les mains dans les poches, les yeux à terre, marchait à grands pas dans la chambre.
«Avez-vous des enveloppes de sûreté?» m'a-t-il demandé.
Justement j'avais ce qu'il désirait. M. le Préfet D..., qui était descendu chez moi pendant l'avant-dernière saison, avait laissé quelques-unes de ces enveloppes.
Je suis allée les chercher dans ma chambre et je les ai apportées. Elle était toujours assise de même, et il continuait à marcher en disant: «Comme vous voyez juste!... Vous avez mille fois raison, ma chère Marguerite... Laissons la guerre de côté... Je ne ferai pas cette folie... Je n'irai pas aujourd'hui!»
Il s'est mis à écrire. Le temps devait sembler long au capitaine. Je suis allée lui tenir compagnie. Je l'ai trouvé, les mains derrière le dos, en train de regarder les quelques méchants chromos dont j'ai orné (?) la salle à manger et qui ne méritent vraiment pas un instant d'attention. Notre conversation n'a pas été très nourrie, car il se retenait comme un homme préoccupé ou encore comme un homme qui ne veut pas qu'on le fasse parler...
Enfin, le général est revenu, plusieurs lettres à la main. J'ai repris mon poste dans le couloir. Au bout d'un instant, le général a reconduit son officier d'ordonnance, en répétant: «C'est cela, inutile de repasser par le quartier général... Il n'y a pas une minute à perdre!»
Le capitaine est descendu avec rapidité, le général est rentré auprès de Mme Marguerite. J'ai compris que des décisions très graves venaient d'être arrêtées. Mon Dieu! Que se passe-t-il en cette heure de crise? Ce mot de «la guerre! la guerre!» qui revenait sans cesse me glace de terreur.
J'étais en proie à ces sombres pensées. La nuit était tombée. Un coup de sonnette a retenti.
J'ouvre leur porte et je suis clouée au sol par le violent contraste provoqué entre mon état d'âme et le spectacle qui s'offre à mes yeux.
Dans la chambre tout inondée de lumière, toute tiède et parfumée, Elle se tient debout, dans une éblouissante robe de soirée, ruisselante de bijoux. Et Lui, à genoux près d'elle, il arrange les plis de sa robe avec le zèle d'un couturier.
Il se tourne vers moi, la figure riante: «Des fleurs, Belle Meunière, il nous faut des fleurs!»
J'en ai bien reçu tantôt de Clermont, mais je ne les avais pas jugées dignes de leur être présentées. Je compte en recevoir demain de Nice, où j'ai télégraphié. Tant pis! j'apporte, pour l'instant, ce que j'ai: des camélias et des violettes.
Il les prend de mes mains et se met à les fixer dans ses cheveux, sur son corsage, tout en la couvrant de baisers. Il ne cesse de lui murmurer: «Comme vous êtes adorable, ce soir! Jamais je ne vous ai vue aussi belle!...»
«Georges! répond-elle, ne plaisantez pas une vieille femme de trente ans...»
Il lui ferme la bouche d'un long baiser.
«Vous, prononcer ce vilain mot! vous qui avez dix-huit ans de moins que moi! Vous, mon adorée, qui n'étiez pas encore de ce monde quand je portais déjà l'uniforme!»
à huit heures, ils ont sonné pour dìner. Sa toilette et ses bijoux jetaient un tel éclat autour d'Elle que ma modeste salle à manger en était tout illuminée. à propos d'une lettre du capitaine Guiraud, resté à Paris, ils ont un instant parlé politique.
«Les fous! s'est écrié le général; avoir songé à moi pour sauver Grévy! Moi, atteler mon cheval noir à la remorque d'un tombereau d'immondices!... Faut-il qu'ils me connaissent peu pour m'avoir fait perdre deux soirées en allées et venues à écouter leurs propositions et d'autres plus saugrenues encore: l'enlèvement de Ferry, la rentrée en France des Orléans... Aussi fous les uns que les autres, communards, parlementaires et royalistes... Mais, c'est de l'histoire ancienne. Voyons ce qui va suivre... Que donnera le Congrès? J'entrevois quatre solutions possibles: ou bien Ferry, ou bien Floquet, ou bien Freycinet, ou, enfin, l'Imprévu, le candidat de la dernière heure... Si c'est Floquet, je suis sûrement ministre de la Guerre demain... Si c'est Freycinet, ce sera sans doute pour après-demain... Si c'est l'Imprévu, inutile de faire des pronostics... Mais, si c'est Ferry, nous allons rire...» Il s'est mis à rire nerveusement.
«Ferry, président de la République!... Ce ne seront plus les chassepots, ce seront mes chers petits Lebel qui partiront tout seuls!... Ce ne sera plus un duel entre Ferry et moi, mais entre Ferry et la France, dont je prendrai en main la bonne épée!...»
Il est resté silencieux un moment, les sourcils froncés. Puis il a ajouté:
«Je crois que ce sera Ferry!»
Elle ne l'a pas laissé continuer. Avec l'éventail en plumes blanches qu'elle avait près d'Elle, Elle l'a doucement frappé sur l'épaule:
«Allons, Georges, ne prenez pas cet air qui me fait de la peine!... N'escomptons pas l'avenir, vivons pour le présent... N'est-ce pas?...»
Sous l'action magique du regard qu'Elle lui a jeté, son visage s'est éclairci subitement.
Il s'est mis à embrasser la main qui venait de le frapper. Et les voilà de nouveau à se câliner, à se cribler de baisers, à se redire combien ils s'aiment!
C'est étrange! Aujourd'hui, je me suis sentie moins heureuse de les voir ainsi.
Je les aurais voulus autrement, à l'instant où la France est peut-être à la veille d'une guerre civile...
29.—Vendredi 2 décembre.
Encore du neuf! Ce matin, à la place du capitaine, c'est un simple soldat qui est venu, à pied, en petite tenue de caserne. Il m'a remis un pli portant ces mots:
MADAME LA BELLE MEUNIèRE
Hôtel des Marronniers, Royat.
«C'est pour mon colonel», a-t-il ajouté en clignant de l'œil.
Dans ce pli, il devait y avoir quelque chose de grave pour Elle, car elle est devenue toute soucieuse. J'ai deviné qu'il lui fallait absolument repartir pour Paris ce soir même, quitte à revenir aussitôt. Elle insistait. Lui s'y opposait de toutes ses forces. La discussion a duré pendant toute la matinée, car, à diverses reprises, j'ai dû rentrer dans leur chambre, et cela continuait toujours. Elle a beaucoup de volonté, mais ne se départit jamais de son calme. Lui s'échauffait par moments, élevait la voix, puis, un instant après, l'adoucissait jusqu'à la rendre suppliante.
à déjeuner, ils étaient préoccupés tous deux, et ils ont aussi peu causé que mangé. Elle tenait les yeux baissés obstinément. Lui ne la quittait pas du regard, et ce regard était plein d'inquiétude.
«Il faut cependant que je descende aujourd'hui, du moins, au quartier général», a-t-il dit en se levant. Il s'est approché d'Elle, lui a pris la tête dans ses deux mains et lui a murmuré d'une voix suppliante:
«Tu ne partiras pas, dis!»
Elle a fait sa réponse en fermant les yeux, d'une voix à peine distincte: «Puisque tu le veux!...»
Alors, il s'est mis à l'embrasser follement, comme un homme au comble de ses vœux. Et il est parti, lui envoyant encore de sa main des baisers.
Elle s'est retirée aussitôt dans sa chambre; quelques minutes après, elle m'a sonnée. Sa figure m'a un peu effrayée. Elle était toute pâle de contrariété. Elle avait les lèvres blanches et serrées.
«Belle Meunière, m'a-t-elle dit d'un ton bref, il faut me rendre un service... Regardez dehors et, si vous voyez le général revenir sur ses pas, il faut m'avertir immédiatement.»
J'ai fait comme elle l'a demandé. Enveloppée d'une fourrure, je me suis tenue à une fenêtre de la salle à manger, derrière les volets à moitié refermés.
J'étais là depuis un bon moment quand elle m'a sonnée de nouveau. Elle tenait à la main une lettre fraìchement cachetée. La bougie, à peine éteinte, fumait encore.
«Belle Meunière, m'a-t-elle dit, il faut encore que vous me rendiez un service... Cette lettre doit partir de suite, et il faut que vous la portiez vous-même à la poste la plus voisine... Elle doit peser plus que le poids: vous mettrez, à tout hasard, trois timbres... Mais, surtout, quand le général reviendra, gardez-vous de laisser échapper que j'ai expédié une lettre pendant son absence!...»
En me parlant ainsi, elle me regardait fixement et sa voix tremblait un peu. Je considérais machinalement l'enveloppe que j'avais prise de ses mains: il y avait dessus:
P. M. L. P. S.
Poste Restante
paris.
Tout cela me causait une grande surprise. Elle me donna une tape amicale sur la joue et ajouta, d'une voix redevenue subitement très douce:
«Allez vite et ne vous étonnez de rien... C'est pour Lui que je fais cela... Ceux qu'on aime, il faut parfois les servir même malgré eux!»
Sans perdre un instant, j'ai fait la commission.
à cinq heures, le général est revenu, en excellente humeur. Il a plaisanté sur son passage au quartier général, sur les dernières nouvelles reçues de Paris. Il riait à propos de tout et ne cessait de lui dire:
«Voyons, Marguerite, riez un peu!» Et, comme elle ne se déridait pas assez vite à son gré, il s'est mis à la chatouiller, tout en lui murmurant:
«Allons, méchante, feras-tu risette!»
à dìner, leur insouciance les avait complètement repris. Il avait substitué à sa serviette, par un vrai tour de passe-passe, une chemise en grosse toile de ménage qu'il avait chipée je ne sais où, et il se l'était gravement nouée autour du cou, à mon immense stupéfaction.
Elle riait à en tomber par terre.
Les enfants! Sont-ils fous!
30.—Samedi 3 décembre.
Ce matin, le capitaine est revenu, en civil, avec des lettres. Le général m'a chargée de le faire patienter. Nous nous sommes mis à causer, cette fois, avec plus de succès qu'avant-hier.
Il m'a donné à entendre qu'il venait de finir son temps, ses quatre ans, je crois, comme officier d'ordonnance attaché au général Boulanger, et qu'il éprouvait un gros chagrin de devoir le quitter.
Il a fait allusion aussi à l'Amie du général, mais sans une sympathie exagérée. «Elle lui faisait faire, disait-il, un métier de conducteur de chemin de fer... Quitter Clermont à neuf heures du soir, descendre à Nevers pour jeter ses lettres, afin qu'on la croit dans une propriété de ces régions, et revenir à Clermont par le train de cinq heures du matin...»
Un coup de sonnette m'a rappelée auprès du général, qui était levé et m'a priée de faire monter le capitaine dans la salle à manger. Ils se sont entretenus très longtemps.
De toute la journée, le général n'est pas sorti.
Il a fait, d'ailleurs, un temps épouvantable dehors. Après déjeuner, Elle s'est mise au piano. Pendant qu'il l'écoutait, le petit verre de fine champagne près de lui, le cigare à la main, les yeux perdus dans le rêve, Elle jouait, de mémoire, des berceuses adorablement mélancoliques.
Puis, s'interrompant tout à coup, Elle s'est mise à chanter l'En revenant d'la revue...
Les fleurs de Nice sont arrivées: rien que des violettes d'un parfum exquis. Elle en a paru enchantée. Je crois qu'elle adore la violette. Elle n'emploie pas d'autre parfum qu'une eau de cologne de première qualité, en flacons cerclés de paille.
Il était en train de piquer des fleurs dans sa toilette de soirée, comme avant-hier soir, quand le capitaine est revenu, porteur d'une dépêche. En l'ouvrant, le général s'est écrié:
«Ferry n'est pas élu... Il s'est retiré au second tour... Le Congrès a nommé M. Sadi Carnot.»
Ils se sont jetés dans les bras l'un de l'autre en répétant: «Ferry n'est pas élu!»
Il a vite griffonné quelques lignes sur une feuille de papier, qu'Elle a mise sous enveloppe et que j'ai portée au capitaine, lequel est reparti aussitôt.
Ils ont encore longtemps causé de cette élection, même à table. Elle plaisantait sur le compte du nouvel élu, elle trouvait tout à fait drôle son prénom de Sadi.
Lui prenait la chose plus au sérieux. Sans doute, ce choix n'était dû qu'à la peur qu'on a fini par avoir d'une élection Ferry: mais il aurait pu être plus mauvais... Il a rappelé que Sadi Carnot avait rendu des services en 1870 et qu'il s'était montré d'une honnêteté irréprochable au milieu des turpitudes de Wilson.
«Enfin, a-t-elle répondu en riant, vous pensez que M. Sadi Carnot fera un bon président... provisoire?» Elle avait appuyé sur ce dernier mot et il avait souri. Puis elle a ajouté:
«Au fait, j'aime mieux que ce soit lui aujourd'hui plutôt que vous, car je sais à quoi m'attendre quand viendra votre heure... Je sais que mon bonheur sera fini... Oh! ne niez pas! Je veux croire que vous continuerez à m'aimer quand même... Mais vous serez si peu à moi!... Et je prévois autre chose encore: je ne cesserai plus de trembler pour vos jours. Quel est le chef de l'État, en France, que l'on n'ait pas cherché à assassiner... Pour M. Grévy lui-même, si peu intéressant cependant, n'est-il pas venu des fous à l'Élysée... Oh! mon ami! comme je serai malheureuse, le jour où vous serez le maìtre de la France!»
Il s'est mis à la rassurer, lui a rappelé que, depuis Louis XVI, aucun chef d'État français n'avait même reçu une égratignure, et que, depuis Henri IV, aucun n'avait été assassiné.
«Va, va, a-t-il ajouté, Mme Sadi Carnot et toi, vous pouvez dormir toutes deux tranquilles... Ni lui, ni moi, nous ne mourrons sous l'arme blanche ou par le pistolet...»
Cette fois, c'est lui qui a fait défense de parler davantage de ces choses peu amusantes. Ils se sont remis à rire et à ne plus songer qu'à leur bonheur.
31.—Dimanche 4 décembre.
Mme Marguerite est partie ce matin pour Paris, par l'express de neuf heures. Autant que j'ai pu comprendre, elle va là-bas offrir, chez elle, un grand dìner mondain, ce soir même, et elle doit se remettre en route dès demain matin. Une femme de confiance, dont elle dispose à Paris, a dû tout préparer.
Malgré mes instances et celles de Mme Marguerite, le général n'a pas voulu la laisser partir sans l'accompagner. Il a commis l'imprudence bien inutile de monter en voiture auprès d'elle, pour ne la quitter qu'à la gare.
Il est revenu au bout d'une heure et, lorsqu'il est descendu de voiture, j'ai failli pousser un cri.
Son visage était presque méconnaissable, tellement la douleur l'avait creusé. Ses yeux étaient rouges.
Il avait dû pleurer. J'avoue que je ne comprenais pas: qu'avait-il pu se passer entre eux pour qu'il revienne désolé à ce point?
Il semble qu'il n'y a eu rien de particulier, et qu'il souffrait simplement de s'être séparé d'elle. Le malheureux! Mais, alors, que deviendrait-il si jamais une catastrophe le séparait d'elle pour de bon, si elle lui devenait infidèle ou si la mort la foudroyait?...
Il était là, affaissé dans un fauteuil, l'œil creusé, le regard sans vie. Je lui ai annoncé que le déjeuner était prêt. Il ne m'entend pas! Il est comme en état de léthargie. Je répète, il n'entend pas davantage. Je prends alors le parti de crier avec toute la force de mes poumons:
«Mon général, le déjeuner vous attend!... Mon Dieu, est-il possible que vous vous laissiez tellement abattre? Elle est partie? Mais elle ne va pas tarder à revenir! Demain, à pareille heure, elle sera déjà à mi-chemin... Voyons, mon général...»
Ces paroles ont fini par avoir action sur lui. Il s'est levé, en me remerciant du regard, et en répondant simplement:
«Vous êtes dans le vrai!»
Mais, quand il s'est rendu dans la salle à manger, son premier coup d'œil a été pour la pendule, et il s'est écrié:
«Si, au moins, elle prenait le train de ce soir, neuf heures!»
J'étais navrée. C'était folie pure. Comment concevoir le désir qu'elle prenne le train de neuf heures, alors qu'elle donnait son dìner à sept!
Il a mangé à peine, puis il est descendu à Clermont.
Quand il est revenu, il m'a demandé de rester un peu auprès de lui, à coudre, et il s'est mis à me parler d'Elle.
Il m'en a parlé avant le dìner, pendant son repas, et après le dìner, longtemps encore, sans se lever de table. Il a fini par me raconter toute son histoire, jusqu'au moment où Elle était entrée dans sa vie:
«Depuis que je la connais, disait-il, je ne me reconnais plus moi-même!... L'homme que j'étais avant sa venue et l'homme que je suis depuis qu'elle m'a pris tout entier n'ont rien de commun ensemble... Avant cela, je n'avais donné de droits sur moi qu'à une seule femme: celle qui est actuellement encore Mme Boulanger. Elle a été une épouse irréprochable. Elle est la mère de mes enfants... Ce n'est pas sa faute si elle n'a pas fait le bonheur de ma vie. Nous n'étions pas créés l'un pour l'autre, et quand nous nous sommes épousés, avec la précipitation qu'on met aux mariages des jeunes officiers, nous ne nous connaissions pas, nous ne pouvions pas nous deviner... Les premières années, j'ai été dupe de mes illusions. J'ai cru que je la façonnerais comme il me la fallait pour qu'elle me rende heureux... J'ai dû finir par m'avouer que je m'étais trompé, et que nos deux natures, loin de pouvoir se rapprocher, voyaient se creuser entre elles un abìme qui allait sans cesse en s'élargissant...
»Et, de la sorte, nous avons fini par vivre côte à côte comme deux étrangers qui ne restent l'un avec l'autre que par une convention tacite, pour les convenances, pour le monde... Il y a dix ans que Mme Boulanger ne m'est plus rien! Nous ne prenons même plus nos repas ensemble, sauf quand il s'agit de grands dìners invités...
»Dans ces conditions, il fallait bien que je cherche ailleurs... Je me suis mis à courir le cotillon, à papillonner de la brune à la blonde, à voltiger de fleur en fleur, en m'attardant à peine à celle-ci, davantage à celle-là, et en trouvant cette autre tout à fait exquise, mais sans qu'aucune m'enivre vraiment de son parfum... J'ai gaspillé ainsi ma jeunesse, et je croyais avoir beaucoup aimé... Je croyais avoir semé miette à miette tout mon cœur, de telle sorte qu'il ne m'en restait plus... Et je m'en félicitais, car je voyais approcher le moment où je rentrerais dans la réserve de la territoriale... J'atteignais cinquante ans.
»Alors, un jour, est tombé le coup de foudre... Elle est apparue! Et aussitôt j'ai reconnu que ce cœur que je croyais tombé en poussière était intact, et qu'il était aussi jeune, aussi ardent, aussi assoiffé d'aimer que si j'avais vingt ans!... Et ce cœur, dont elle a opéré la résurrection comme par un miracle, je le lui ai donné tout entier... Vous avez bien dû vous en apercevoir, je l'aime éperdument, je l'aime autant qu'il est possible à un homme d'aimer... Je ne vis plus que par Elle, je ne veux plus que ce qu'Elle veut!... Où me conduira notre amour? Je ne veux même pas chercher à le prévoir... Je me laisse aller avec une volupté infinie, les yeux fermés...»
Il s'était levé, le visage enfiévré, les yeux étincelants, et, alors, mettant une main sur le cœur, et étendant l'autre comme s'il prêtait un serment, il m'a dit ces paroles, que je n'oublierai jamais:
«Voulez-vous savoir à quel point je l'aime et à quel point je suis devenu sa chose?... Eh bien! supposez qu'elle entre en cet instant, qu'elle me tende un pistolet chargé, qu'elle me dise de l'appliquer contre la tempe et de faire feu... J'obéirai sur l'heure, comme un soldat, sans demander pourquoi!»
J'ai manqué de défaillir. Un grand frisson m'a parcourue tout entière. Je n'ai pas trouvé un mot à répondre. Enfin, je lui ai dit:
«Mon général, vous me faites peur: ne parlons plus de cela... Il est minuit, j'ai le devoir de vous engager à aller prendre du sommeil...»
«J'obéis, a-t-il répondu très doucement... Puisque que la consigne est de dormir, je vais aller m'étendre sur mon lit—et penser à Elle!»
Avant que j'eusse pu l'en empêcher, il m'a baisé la main, et il s'est retiré.
32.—Lundi 5 décembre.
Je n'ai presque pas dormi cette nuit, tant j'étais préoccupée. à la première heure, c'est-à-dire à la pointe du jour, on frappe très fort à la porte de la maison. C'est une dépêche. Elle m'est adressée, mais je me doute qu'elle n'est pas pour moi, et je la porte chez le général.
En me voyant entrer, il saute à bas du lit, sur lequel il était étendu tout habillé. Il m'arrache la dépêche des mains, il la déchire plutôt qu'il ne l'ouvre. Grâce à Dieu, son visage s'éclaircit aussitôt: c'est une dépêche expédiée par Elle, hier soir, et qui lui dit qu'Elle pense à lui et qu'Elle lui envoie mille baisers...
à onze heures, le capitaine Driant est venu prendre le général pour un déjeuner qu'il a offert aujourd'hui, au buffet de la gare de Clermont, à ses principaux officiers. Le général est parti tranquille en me glissant dans l'oreille qu'il serait là bien avant l'heure...
En effet, il était là dès cinq heures, et Elle ne doit arriver qu'à six. J'avais rangé la chambre et disposé partout des fleurs nouvellement arrivées de Nice. Il s'en est aperçu de suite, et cela lui a fait plaisir. S'approchant d'un bouquet de violettes placé sur la table, il a dit, comme s'il parlait aux fleurs: «Vous attendez comme moi la blanche main qui doit vous caresser!»
Assis dans son fauteuil, près du feu, il s'est mis à lire des journaux.
à six heures, on frappe. Il bondit, mais, d'un geste, je lui défends de se montrer. Je descends: c'est une nouvelle dépêche, adressée, comme ce matin, à mon nom.
Je la monte. J'aurais bien dû, en même temps, monter des cordes pour le ligoter.
Je ne suis jamais allée dans un asile d'aliénés. Je ne me rends pas un compte très exact de ce que peut être un fou furieux. Mais, ce dont je suis sûre, c'est que j'ai eu ce soir, devant moi, pendant plus d'une heure, le spectacle d'un amoureux en proie à une crise nerveuse qui devait valoir un accès de folie, à tel point que j'ai pu me croire un instant dans la nécessité d'appeler à l'aide, non pas pour ma sécurité personnelle, mais pour empêcher cet homme de se broyer le crâne contre le mur.
Et, tout cela, pourquoi? Parce que la dépêche annonçait qu'elle n'avait pas pu partir ce matin, mais qu'elle partait ce soir, et qu'elle expliquerait demain matin, en arrivant, les causes de ce retard.
à un moment donné, cette rage a paru se calmer. J'ai cru que c'était fini, et je me suis éloignée pour aller mettre le couvert. Au bout de quelques minutes, j'ai entendu des cris rauques, des espèces de râles qui m'ont bouleversée... Je cours vers la chambre: elle est vide. Je pénètre dans le cabinet de toilette: le malheureux est là, par terre, à se rouler dans ses vêtements à Elle, qu'il a arrachés du mur où ils pendaient, à les embrasser et à les mordre...
Cette seconde crise passée, un grand abattement s'est emparé de lui. Il a refusé toute nourriture. Maintenant, c'était une idée fixe qui le tenait: il voulait partir demain matin, à quatre heures, d'ici, pour aller la recevoir à la gare de Clermont quand arriverait le train, à cinq heures.
J'ai eu beau lui parler raison, il est demeuré inflexible. Il n'a même pas accepté que je descende maintenant à Clermont pour arrêter une voiture qui viendrait le chercher demain matin. Avec un entêtement de maniaque, il m'a fait défense absolue de le contrarier sur ce point.
à force d'insistance, j'ai fini tout de même par obtenir un résultat: c'est qu'au moins il aille se coucher ce soir. Mais je n'y ai réussi qu'en lui jurant que, moi-même, je ne me coucherais pas, afin qu'il soit bien assuré que je l'appellerai demain à quatre heures—puisqu'il n'y a pas de réveil-matin dans la maison.
Me voici donc condamnée à ne pas dormir cette nuit. D'ailleurs, comment l'aurais-je pu faire, bouleversée jusqu'au fond de l'âme comme je le suis?
33.—Mardi 6 décembre.
à quatre heures du matin, je suis descendue auprès du général. Il était en train de s'habiller. Je m'en doutais: il n'avait pas plus sommeillé que la nuit d'avant!
L'idée qu'avant une heure il allait la presser dans ses bras lui avait rendu sa gaìté. Le plus gentiment du monde, il m'a priée de l'excuser de la scène d'hier.
«J'étais fou! a-t-il dit, mais il faut me pardonner, car, voyez-vous, ces douze heures pendant lesquelles je me suis vu encore séparé d'elle, il faut les avoir vécues avec elle pour comprendre quelle somme elles représentent de bonheur perdu!»
Il s'en voulait aussi de m'avoir fait veiller, bien inutilement, puisque lui-même n'avait pas fermé l'œil. Je l'ai rassuré de mon mieux, je lui ai fait prendre un bol de lait chaud coupé de rhum, et je l'ai reconduit jusqu'à la porte.
Dieu! quel temps il fait dehors! Lorsque j'ai ouvert la porte, une horrible bourrasque de neige s'est engouffrée du même coup, a éteint ma lanterne et nous a glacés tous deux. Le vent souffle avec une violence effrayante. Il y a de la neige sur le sol jusqu'à mi-genou, et la nuit est absolument noire, sans une lumière au ciel.
Je veux encore l'arrêter: il y a plus d'une lieue d'ici la gare de Clermont et, vraiment, par un temps pareil...
Mais il n'écoute rien.
«Il y a un Dieu pour les amoureux!» me crie-t-il, et le voilà parti à grandes enjambées.
Je mets aussitôt de l'ordre dans leur appartement, j'allume un bon feu, je bassine leur lit, je prépare du bon café bien chaud pour leur arrivée. Le jour commence à poindre quand on frappe à la porte. J'ouvre: ce sont eux, à pied, blancs de neige et trempés jusqu'aux os. Elle a des glaçons sur la voilette, et lui, sur les moustaches.
à peine prennent-ils le temps de vider chacun un bol de café bouillant, en me racontant qu'ils n'ont trouvé, à la gare de Clermont, qu'une méchante guimbarde attelée d'une rosse qui marchait si mal qu'ils ont fini par la lâcher à mi-côte.
«Et sur ce, ajoutent-ils, il faut aller vous coucher de suite, Belle Meunière... Nous faisons de même.»
Je n'en pouvais plus. J'ai dormi d'un sommeil de plomb jusqu'à midi. Quand je suis redescendue près d'eux, ils m'ont demandé d'apporter dans leur chambre de quoi manger.
à six heures du soir, le capitaine Driant est venu avec des lettres. En me voyant, il m'a demandé:
«Madame de Bonnemain, est-elle de retour?»
Je lui ai fait signe que oui. Mais ce nom, que j'entendais pour la première fois, n'est pas tombé dans l'oreille d'une sourde. Elle est donc de la noblesse, comme je le supposais: car j'avais remarqué que divers objets lui appartenant étaient marqués du chiffre M. B., surmonté d'une couronne à cinq fleurons, c'est-à-dire, si je ne me trompe, d'une couronne vicomtale.
La vicomtesse Marguerite de Bonnemain! Le nom sonne bien et possède, ma foi, une belle allure!
à huit heures, pour dìner, ils se sont fait également servir chez eux. Ils m'ont remis un pli avec la recommandation suivante:
«Quand le capitaine viendra, demain matin, vous lui donnerez ceci et vous lui direz de ne rien attendre, de ne pas perdre une minute, et d'exécuter au galop la commission qui lui est confiée là-dedans... Vous n'aurez pas besoin de venir avant que nous ne vous sonnions.»
34.—Mercredi 7 décembre.
Toute reposée par l'excellent sommeil que j'ai pris cette nuit, j'ai vu arriver le capitaine à neuf heures du matin. Je lui ai fait signe d'entrer dans la maison et je lui ai aussitôt remis l'enveloppe, en lui répétant la recommandation qui m'avait été faite. Après avoir pris connaissance du pli, il a réfléchi un instant, puis il s'est frotté les mains d'un air enchanté. Il m'a alors donné deux lettres à l'adresse du général, qu'il a tirées de son manteau. Je croyais que c'était tout, mais, après avoir cherché un instant, il s'est mis à fouiller dans la poche intérieure de son dolman, et il en a sorti une troisième enveloppe, toute blanche et un peu froissée. En me la remettant, sa main tremblait un peu. Puis il est remonté en selle et il est parti au grand galop.
Je me suis dit que cette enveloppe blanche devait contenir quelque chose d'important.
à dix heures, le général a sonné. J'ai trouvé leur chambre remplie d'une épaisse fumée. Les tourtereaux avaient essayé de faire du feu eux-mêmes, mais la tentative avait absolument avorté. Je les ai grondés. J'ai établi un courant d'air en ouvrant les deux fenêtres; j'ai allumé un feu, bien flambant, celui-là. Je les ai laissés au moment où Mme Marguerite ouvrait, pour la lire au général, la première des trois lettres reçues.
Quelques instants plus tard, un coup de sonnette a retenti. J'accours, le général est en proie à une vive émotion. Il me prend le bras nerveusement:
«Le capitaine est-il encore là? voyons, parlez!»
«Mais, mon général, il y a une heure qu'il est parti... Ne m'aviez-vous pas dit, hier, vous-même, qu'il n'attende pas?...»
«Sacrebleu! Si j'avais pu prévoir... Enfin, tant pis! à vous de me tirer d'affaire, ma bonne Meunière. Arrangez-vous pour me trouver quelqu'un de sûr qui puisse, sans se faire remarquer, porter une lettre au quartier général. La lettre, vous l'aurez dans cinq minutes... C'est assez de temps pour la forte tête que vous êtes...»
Quelqu'un de sûr et qui ne se fasse pas remarquer! Comment vais-je faire, grand Dieu! Si j'envoie une personne de chez moi, elle sera certainement suivie. Mais, alors, qui? Vrai, je préférerais que le général ne me croie pas si forte tête! C'est encore plus embarrassant que flatteur.
...On n'a pas idée d'une chance pareille: les cinq minutes n'étaient pas écoulées que le plus grand des hasards me sauvait d'embarras. Le prétendu d'une de mes servantes, un brave gars de la montagne, honnête et taciturne comme tous nos montagnards, a arrêté sa carriole devant ma porte, ainsi qu'il ne manque jamais de le faire quand il descend vers la Limagne. Plus d'une fois, je lui avais confié des commissions pour Clermont. Je n'ai eu qu'à lui expliquer, en patois, qu'il y avait une lettre à porter chez un officier de l'état-major de Clermont et sa réponse à me rapporter au plus vite, pour que le brave garçon, sans m'en demander davantage, se déclarât prêt à me faire la course en toute hâte et à revenir de même.
«Eh bien! Belle Meunière, avez-vous trouvé?»
«Oui, mon général.»
Justement, le général a sonné et m'a remis la lettre,—une toute petite enveloppe avec cette adresse:
Monsieur le Capitaine Driant,
au Quartier Général.
Très urgente.
«J'en étais sûr d'avance. Avec vous, il ne faut jamais douter de rien... Qu'on aille vite, surtout, et qu'on m'apporte la réponse sans retard, car c'est très, très sérieux!»
En disant cela, il avait l'air à la fois heureux, impatient et perplexe.
à midi, mon excellent montagnard était de retour avec la réponse que le capitaine avait écrite devant lui, dans son bureau du quartier général où il doit, soit dit en passant, terriblement peiner, lui qui est seul là-bas pour recevoir, répondre, et parer à l'imprévu!
Quand j'ai porté la lettre au général, il me l'a arrachée des mains, tandis que Mme Marguerite m'a dit:
«Occupez-vous vite du déjeuner. Nous n'en avons que pour un petit moment.»
Le petit moment a duré une grande heure, j'en ai profité pour orner de fleurs la table.
«Bravo! s'est écrié le général quand ils sont enfin venus s'y asseoir. Voilà qui est une délicieuse surprise pour un jour pareil!»
Et, s'adressant à Elle:
«Oui, c'est une journée qui comptera, celle-là!... Quelle portée elle peut avoir! Et quelle joie, plus tard, de nous dire: c'est notre cher petit coin de Royat qui a été le point de départ...»
Brusquement, elle lui a coupé la parole en lui fermant la bouche de ses mains. Ils se sont embrassés... La belle conclusion, pour moi!...
Le déjeuner fini, le général est allé à Clermont.
Je débarrassais la table, quand elle m'a appelée:
«Chère amie, voulez-vous que nous passions l'après-midi à travailler ensemble?»
«Oh! madame, lui ai-je répondu, c'est à genoux que je devrais vous remercier de l'honneur inespéré qui est fait par la grande dame que vous êtes à la campagnarde que je suis.»
Elle m'a remerciée d'un gracieux sourire. J'ai apporté la couture que je suis en train de faire pour ma mère—une surprise que je lui prépare. Elle a étalé son ouvrage sur un fauteuil: il y avait là un travail de tapisserie d'une très grande difficulté, mais elle n'y a pas touché. Elle a pris un petit tricot de laine blanche, dans lequel j'ai bientôt reconnu de petites brassières pour nouveau-nés.
Je lui ai déjà entendu dire qu'elle n'avait pas d'enfants: en grande dame qu'elle est, elle occupe donc ses loisirs à travailler de ses fines mains pour des œuvres charitables?
Tout en tricotant, elle s'est mise à me parler de sa voix argentine. Avec ce savoir-faire exquis que possèdent seules les femmes du monde, elle a voulu m'amener à lui causer de moi, à lui raconter ma vie dans laquelle elle croyait deviner une tristesse... Elle ne s'est pas trompée, mais, mise sur ce chapitre, j'ai été bien sobre d'explications, car, les tristesses, je pense qu'il faut les garder pour soi, qu'il faut y songer le moins possible et n'en parler jamais.
Le général est rentré à la nuit tombée. Son visage rayonnait de joie. De nouveau, il s'est entretenu très longuement avec Mme Marguerite.
à huit heures, il m'a sonnée:
«Vite, faites-nous dìner, car une voiture doit venir me prendre dans une heure d'ici. Dès que vous l'entendrez, vous m'avertirez. Je m'en remets à vous pour que personne ne remarque ma sortie.»
Décidément, il doit y avoir sous tout ce mystère une conspiration! De plus en plus intriguée, je les sers à dìner et, entre temps, je réduis l'éclairage de l'escalier à une simple veilleuse et j'entr'ouvre la porte donnant sur le chemin de la Grotte.
Neuf heures.—Un bruit de roues sur la neige durcie. Je cours prévenir le général. Mais, déjà, enveloppé dans une pelisse, il est au pied de l'escalier.
Je distingue la silhouette du capitaine Driant qui vient de sauter à terre et tient la portière ouverte. Tandis que le général monte dans la voiture, j'y aperçois un autre personnage, une sorte de colosse aux hautes épaules, emmitouflé de fourrures...
La voiture repart aussitôt, au grand trot, dans la direction de la campagne.
C'est seulement vers onze heures qu'elle est revenue. Près de la porte entrebâillée, j'ai vu descendre le général et je lui ai entendu dire avec émotion:
«C'est le vrai langage d'un prince... Merci!»
à quoi l'autre, lui tendant la main, a répondu d'une voix étrange et profonde:
«à bientôt, Général... et à Paris!»
Pendant que la voiture s'ébranlait, le personnage en question a avancé la tête, et j'ai pu distinguer qu'il portait une épaisse barbe blonde.
...Un prince?—Un prince étranger, évidemment. Mais où donc ai-je vu cette figure barbue? car, il n'y a pas de doute, je l'ai aperçue quelque part!
35.—Jeudi 8 décembre.
Le capitaine ne s'est pas montré aujourd'hui.
C'est un soldat, le même que la semaine dernière, qui est venu apporter le pli contenant le courrier.
à force de m'être creusé l'esprit, j'ai fini par retrouver à quelle ressemblance correspondait l'inconnu d'hier; je dois l'avoir entrevu—je ne sais quand, par exemple—parmi les grands personnages russes qui viennent faire leur cure à Royat.
Après déjeuner, le général est redescendu à Clermont et Mme Marguerite m'a de nouveau invitée à lui tenir compagnie.
De fil en aiguille (c'est le cas de le dire, puisque nous cousions, ou du moins je cousais tandis qu'elle tricotait ses petites brassières), Elle est arrivée à me raconter comment s'était faite, entre le général et Elle, la connaissance qui avait abouti à les jeter dans les bras l'un de l'autre:
«Figurez-vous, ma chère, que j'étais une grande ennemie du général Boulanger, et cela l'année dernière... Le monstre! j'avais trois griefs contre lui... Le premier, c'est que sa popularité me portait sur les nerfs et m'agaçait au plus haut point. Impossible de faire une visite, d'entrer dans un salon, de prendre une tasse de thé, de faire un tour de valse, de dìner dans le monde, sans entendre prononcer son nom... Et si encore ce nom avait eu une certaine allure! Mais il me paraissait vulgaire, ridicule au possible. Le général Boulanger? Pourquoi pas le général Charcutier ou le général Liquoriste?... Quant à son portrait, colporté de toutes parts, il ne me réconciliait pas avec lui: je trouvais ce port de barbe prétentieux, et je jugeais l'homme un bellâtre... Second grief: ses opinions politiques. Je n'aime pas les républicains. Je me félicitais du moins que l'armée—je dis: le cadre des officiers—maintenait intactes les traditions d'ordre et d'autorité qui vont en déclinant dans notre pauvre France... Et, tout à coup, voilà un officier, bien plus, un général, un ministre de la Guerre, qui se met à faire du radicalisme, de l'anti-cléricalisme, et Dieu sait quelles horreurs encore!... Troisième grief, celui-là absolument personnel et décisif.. Un matin d'hiver, je galopais au Bois et je croise le général... Je le reconnais, il me regarde, et l'impertinent a l'audace de me fixer comme si j'étais femme à lui rendre œillade pour œillade...
»Je suis rentrée chez moi rouge de dépit et, dès cet instant, mon aversion pour lui n'a plus eu de limites... Partout où j'allais, je disais sur son compte le plus de mal possible... On me fit bientôt une réputation de la haine que je montrais à l'égard du général Boulanger.
»Or, j'avais une amie d'enfance—autant dire une sœur. Elle est à peine plus âgée que moi, nous avons été élevées dans le même couvent, nous nous sommes mariées à la même époque, et chacune de nous a épousé un officier... Nous ne cessions de nous voir, l'hiver à Paris, l'été à la campagne, aux bains de mer ou au littoral. Je le répète, deux sœurs ne sont pas plus inséparables que nous l'étions... Elle était assez différente de moi par le caractère: mais c'était peut-être une raison de plus pour que nous nous entendions si bien... Son mari est colonel d'un régiment caserne dans une ville proche de Paris. Comprenant qu'il fallait au bonheur de sa femme la vie mondaine pour laquelle elle était faite, il l'a laissée à Paris, revenant près d'elle dès qu'il le peut... Elle reçoit à merveille chez elle, et l'on y accourt d'autant plus volontiers qu'elle est extrêmement jolie... Du côté de l'harmonie du visage, la nature ne lui a rien refusé. Elle a été moins prodigue en ce qui concerne le corps, qui est massif et dénué d'élégance... Aussi, jalouse-t-elle un peu toutes les femmes plus heureusement douées à cet égard...»
«Dans ce cas, Madame, elle doit beaucoup vous jalouser, ai-je interrompu, car cette élégance, vous la possédez au plus haut degré!»
Mme Marguerite sourit et reprit:
«J'ai fait mon possible pour me faire pardonner d'elle... Quoi qu'il en soit, un soir, elle vint me trouver, toute surexcitée, comme je ne l'avais jamais vue, et ses premiers mots, en se jetant dans mes bras, ont été: «Ma chère Marguerite, le Ministre de la Guerre accepte de dìner jeudi soir chez moi!» Ma réponse manquait d'enthousiasme: «Tu me permettras, chérie, de ne pas t'en faire mon compliment!» Cela ne l'a pas empêchée de me demander, à l'instant suivant, de lui rendre un immense service... Vous ne devineriez jamais lequel: celui d'aller dìner ce soir-là chez elle, moi, troisième et dernière convive!
»Sans aucun doute, la chère enfant n'avait plus la tête à elle... Me faire une semblable proposition, à moi, l'ennemie intime et publique tout à la fois de cet affreux ministre de la Guerre!... Vous vous doutez de ce qu'a pu être ma réponse: un refus glacial et absolu... Je ne m'en suis pas contentée, je l'ai vertement grondée de toute l'inconvenance de sa proposition: dìner, deux femmes seules, avec un homme, un étranger... Pour qui voulait-elle donc qu'il nous prenne?... Trois couverts? Quelle folie! Il fallait, ou bien en mettre davantage, ou bien n'en laisser que deux!
»Elle a paru sentir la justesse de cette observation.
»Elle a changé ses batteries...
«Tu as raison, il faut que j'invite d'autres personnes... Mais alors, si j'en ai beaucoup, dix, quinze, vingt, me rendras-tu au moins le service que je te demande? Songe donc, Marguerite, tu ne seras plus exposée à devoir lui parler, bien au contraire, tu pourras ne t'occuper que des autres invités...»
«Pendant que toi, ma chère, tu ne t'occuperas que de lui?... Désolée de ne pouvoir t'abriter en cette circonstance...»
«Alors, tu refuses même cette combinaison?»
«Formellement.»
«C'est ton dernier mot?»
«Mon dernier.»
«Eh bien! mon dernier à moi sera celui-là: tu as peur du général Boulanger... Il y a longtemps déjà qu'on trouve peu naturelle et singulièrement excessive l'aversion dont tu fais montre à son égard... On lui a cherché des motifs: il n'a pas été difficile de les trouver... Les plus méchants disent que c'est un dépit dont la cause serait ton secret—et le sien... Je dis, moi, que c'est la peur: la peur de te trouver sous son regard, parce que tu ne te sens pas assez sûre de toi...»
«Très bien, ma chère: je serai chez toi jeudi soir... à sept heures précises, n'est-ce pas?»
»Ce jeudi, il s'est trouvé que, par hasard (car, quelque prix qu'on y mette, on n'obtient jamais cela à coup sûr), ma couturière avait admirablement réussi la toilette que je lui avais commandée,—une toilette à longue traìne, en velours noir constellé de paillettes de jais: depuis que j'avais eu la douleur de perdre mon défunt beau-père, le général de Bonnemain, je ne portais pas encore de robes de couleur... Une toilette simple, en somme, mais qui m'allait à merveille... J'étais en retard, j'ordonne à mon cocher de me conduire au plus vite... J'arrive: tout le monde était déjà là,—et ce tout le monde se composait de la maìtresse de la maison, d'un vieil oncle et du général.
»J'étais jouée. Soit qu'elle ait cru impossible d'inviter à temps beaucoup de personnes, soit plutôt qu'elle soit revenue à son idée première d'une dìnette intime, elle m'avait manqué de parole. Mais que faire? Il était trop tard pour reculer!
»Alors, j'ai pris le parti opposé, celui de l'attaque, de l'offensive à outrance! J'ai voulu écraser mon ennemi,—le général,—l'accabler de coups d'épingle, le cingler de railleries. Ce fut entre nous deux, paraìt-il, un véritable feu d'artifice de reparties, un scintillement de coups portés et parés aussitôt... J'avais pris goût à la lutte: le général m'a redit depuis que je fus étonnante de verve et que j'étais superbe à voir... Lui, de son côté, piqué au vif, n'avait plus de paroles et de regards que pour moi, sans s'apercevoir, l'imprudent, que le visage de la maìtresse de maison changeait!...
»Elle voulut mettre fin à notre dialogue en portant la conversation sur un autre sujet, qui lui rappelait sa présence:
«Général, fit-elle, s'il en est qui vous accablent de critiques, il en est d'autres qui vous portent un culte sincère et profond... Combien ai-je dû vous supplier pour que vous consentiez à combler mes désirs en venant ce soir à ma table!...»
»La flagornerie me parut un peu vive.
«Général, ajoutai-je d'un ton ironique, il paraìt qu'il faut beaucoup vous supplier pour avoir l'insigne honneur de vous compter parmi ses convives?»
«C'est un défaut de plus que vous me prêtez, Madame...»
«Je vous le donne, général, car il est bien à vous.»
»Mais je refuse. Je ne m'en reconnais pas le propriétaire et, si vous vouliez en avoir la preuve, il suffirait que vous me fassiez le très grand honneur de me convier un jour chez vous...»
«Chez moi, général! Avec plaisir et quand il vous plaira! Fixez vous-même le jour.»
«Le plus tôt possible, alors... Demain, si vous le permettez, Madame.»
«Eh bien! général, à demain!»
»Et c'est ainsi qu'il m'a fallu, le lendemain, recevoir le général Boulanger chez moi... Dès cette seconde entrevue, naissait, de lui à moi, une vive amitié,—en attendant mieux...
»Je n'ai pas besoin de vous dire que j'ai bien ri, depuis, de tous les griefs qui me faisaient le détester... Je ne lui en ai plus voulu, bien au contraire, de m'avoir tant remarquée un jour au Bois... Je n'ai plus éprouvé de la haine pour sa popularité, mais je me suis sentie délicieusement bercée par le bruit flatteur qui s'élevait autour de lui... Je me suis mis à adorer sa barbe blonde... Je lui ai pardonné jusqu'à ses convictions politiques, qui, d'ailleurs, gagnaient à être mieux connues... Quant à son nom, j'ai compris qu'un nom valait par l'usage qu'un homme sait en faire. Le nom professionnel de Boulanger n'est pas plus ridicule que le nom animal de Corneille ou le nom végétal de Racine. Et ce nom qu'il a reçu de son père, mon Georges l'a si noblement porté, que je serai la plus heureuse des femmes, croyez-le bien, le jour où je pourrai le prendre, moi aussi...»
Mme Marguerite s'est tue à ces mots, comme quelqu'un qui caresse un rêve. Puis, elle a repris:
«De ce premier dìner avec Georges date donc l'origine de notre bonheur... Mais cette soirée-là ne devait pas m'apporter seulement du bonheur... Je vous ai dit qu'il n'y avait avec moi que trois convives: deux d'entre eux ont gardé le souvenir impérissable de ce jour, l'un pour me chérir, l'autre pour me...»
Elle n'a pas achevé sa pensée, mais une profonde tristesse s'est montrée sur son visage. Elle s'est levée, a plié son ouvrage et m'a dit:
«Maintenant, assez causé, ma bonne Meunière. Apportez-moi la toilette héliotrope, afin que je me fasse belle pour mon Georges adoré.»
Elle est vraiment magnifique, cette toilette en velours héliotrope, avec, de chaque côté de la jupe, un panneau brodé d'or. Mme Marguerite m'a fait former en guirlande les fleurs venues aujourd'hui de Nice, et elle a fixé cette guirlande au corsage à l'aide d'une flèche garnie de diamants. Dans les cheveux, elle a disposé, un peu en arrière, quelques œillets qui semblaient croìtre parmi cette chevelure blonde; au milieu des fleurs, une couronne à cinq fleurons en diamants. Enfin, elle a enroulé autour du bras gauche un serpent d'or qui en faisait cinq ou six fois le tour et qui brillait d'un éclat tout à fait extraordinaire.
Elle était féerique à voir ainsi.
Le général, quand il l'a aperçue en ouvrant la porte, s'est jeté à genoux, les mains jointes, sans une parole. Rien ne pouvait mieux que ce geste exprimer l'immense adoration qu'il a pour Elle.
J'ai couru m'occuper du dìner... Ils ont dìné tard. Le général la dévorait du regard et ne cessait de s'exclamer sur l'éblouissante beauté de sa toilette...
«Vous me complimentez toujours sur ma toilette, a-t-elle fini par dire en riant, je voudrais bien que vous m'offriez ici l'occasion de vous rendre la pareille en vous complimentant sur votre grand uniforme...»
«Ma chère amie, s'est-il écrié, pourquoi n'étiez-vous pas là, le jour de mon entrée à Clermont!»
Ces mots m'ont évoqué un souvenir.
«Mon général, lui ai-je demandé, à quoi pensiez-vous, ce jour-là, au moment où je vous ai vu passer?... Je précise: vous descendiez, suivi de votre état-major, l'avenue de Royat, vers la place de Jaude. J'ai lu une tristesse sur vos traits.»
«Belle Meunière, vous êtes physionomiste!... à quoi je pensais? Parbleu, ai-je besoin de le dire? à mon adorée!... Je pensais à elle et je me disais: «Comme elle est loin!...» Et j'avais beau voir l'avenue remplie d'une foule immense qui m'acclamait, elle m'apparaissait vide, puisque je ne l'y apercevais pas!»
Le dìner fini, ils se sont retirés vers leur chambre, à petits pas, étroitement enlacés.
36.—Vendredi 9 décembre.
Le capitaine a reparu ce matin, mais simplement pour savoir s'il n'y avait pas d'ordres. Il n'apportait rien.
«Pas de courrier?» lui dis-je.
«Non, hier et aujourd'hui, journées tranquilles... pour lui, du moins.»
«Oui, car pour ce qui est de vous, capitaine, vous ne devez pas manquer d'ouvrage, là-bas!»
«Oh! moi, c'est mon rôle, et puis, pour lui, voyez-vous, je travaillerais dix fois plus, s'il le fallait, tant il est bon, affable et indulgent...»
On a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, toutes sortes de petits indices me font deviner que le capitaine Driant a des raisons meilleures encore pour aimer le travail au quartier général: c'est que, dans le chef qu'il sert avec tant de zèle, il voit aussi le père d'une charmante jeune fille qu'il a promesse d'épouser un jour.
à déjeuner, ils n'ont fait que se câliner et se lancer œillade sur œillade. Il la fixait parfois avec des pupilles agrandies, comme un homme hypnotisé, ou comme un fumeur d'opium, s'il est permis de comparer à un individu qui s'enivre d'un rêve cet amant qui se grise d'une si adorable réalité!
Tout à coup, il m'a demandé une feuille de papier et, avec son crayon bleu, il s'est mis à tracer des lettres. Quand il eut fini, il m'a questionnée:
«Comment appelez-vous votre maison?»
Un peu surprise qu'il pût l'ignorer, puisque le nom se trouve inscrit en grosses lettres sur le mur extérieur, je lui ai répondu:
«L'Hôtel des Marronniers, mon général.»
«Parfait. Une autre question: avez-vous, près d'ici, un peintre en bâtiments qui sache son métier?»
«Certainement, mon général.»
«Eh bien! vous devriez aller le chercher, et lui dire: «Effacez-moi de suite ce nom, si quelconque, si terne, d'Hôtel des Marronniers, et mettez à sa place un nom qui donnera du moins un avant-goût du bonheur qu'on peut goûter sous ce toit!»
Et, ce disant, le général a déplié la feuille sur laquelle il venait d'écrire. Elle portait ces mots, en caractères majuscules:
HOTEL DU PARADIS
«Mon général, ai-je répliqué, je ne me déciderai pas à donner ce nom à ma maison, car il promettrait trop de bonnes choses, et je ne saurais comment les tenir.»
L'Hôtel du Paradis! Sans doute, je vois bien que ma maison est devenue pour eux un paradis dont ils sont les bienheureux élus et dont je suis, moi, l'ange gardien. Mais tout paradis implique un enfer, et je ne puis me dissimuler que ma mère et ma sœur, tyranniquement reléguées par moi loin de leurs chambres, loin de leurs aises, dans l'autre aile de la maison et dans les sous-sols, avec défense absolue de se montrer, de faire le moindre bruit, doivent trouver que cela ressemble à un enfer, ou tout au moins à un purgatoire dont elles ne seraient pas fâchées de voir la fin.
Le général a voulu descendre à Clermont après déjeuner. Comme il y avait du monde attroupé sur la grande route, à cause d'une vente aux enchères qui se faisait dans une maison voisine, je l'ai prié de passer par le petit chemin de la Grotte qui descend vers la Tiretaine, la franchit et remonte de l'autre côté, le long des rochers, juste en face de chez nous. Il a fait comme je lui avais dit; et nous nous sommes mises, Mme Marguerite et moi, à le suivre des yeux. Mais, arrivé aux rochers d'en face, l'imprudent n'a pu résister à la tentation de se retourner vers la maison.
Elle, de son côté, sans écouter mes cris, a entr'ouvert la fenêtre, et voilà mes deux amoureux qui s'envoient, d'un bord à l'autre de la vallée, des baisers avec la main...
Ils étaient si gentils à voir tous deux, que je serais bien restée à les regarder: mais la prudence me dictait d'autres devoirs, et j'ai dû arracher Mme Marguerite de sa fenêtre. Alors, seulement, il a repris son chemin.
Nous avons de nouveau travaillé ensemble, Mme Marguerite et moi. Elle s'est fait raconter par moi toutes sortes de détails sur Royat, sur Clermont, sur Montferrand, sur Riom, sur toute mon Auvergne que j'aime tant!
Le général est rentré de meilleure heure que d'habitude: il faisait encore tout à fait jour. Ses premiers mots ont été:
«J'ai été reconnu dans le Parc... On m'a suivi jusqu'ici.»
Je suis descendue aussitôt à la salle commune donnant sur la terrasse et seule accessible au public. Je m'y suis trouvée en présence de plusieurs messieurs de Clermont qui m'ont complimentée d'avoir le général Boulanger chez moi, et qui m'ont posé des tas de questions les unes plus indiscrètes que les autres. Je n'ai pas essayé de nier.
«C'est vrai, Messieurs, le général Boulanger vient d'entrer ici: il offre à dìner, ce soir, chez moi, à six de ses amis... Entre nous, je crois que ce sont des officiers supérieurs.»
Ils sont partis, enchantés de m'avoir arraché mon secret.
Deux heures ne s'étaient pas écoulées que d'autres consommateurs sont arrivés, des journalistes ceux-là, montés exprès de Clermont pour savoir à quoi s'en tenir: ils avaient entendu raconter, au café, que le général Boulanger faisait dìner chez moi, ce soir, quantité de généraux accourus de plusieurs points de la France...
Décidément, il fallait couper les ailes au canard que j'avais laissé s'échapper de ma basse-cour.
«Messieurs, leur ai-je dit, on doit exagérer... Je ne suppose pas que ces messieurs, qui sont là-haut, soient des généraux, car ils disent tous, en s'adressant à leur amphitryon: «Mon général...»
«Oh! cela ne prouve rien!» ont-ils interrompu en chœur.
J'ai continué imperturbablement:
«Et le général leur répond: «Colonel, commandant, major...»
Ils se sont regardés, fortement déçus.
«Bah! si c'est du menu fretin, a opiné l'un d'entre eux, pas la peine d'en parler!»
Et ils se sont retirés.
Le général s'est beaucoup amusé de cette aventure. à ce propos, il a raconté que d'autres fables, non moins fantastiques, couraient en ce moment sur sa prétendue présence à Paris, la veille et le jour de l'élection du Président de la République. N'allait-on pas jusqu'à supposer qu'il attendait, caché, l'instant de se montrer à la foule pour prendre la tête du mouvement populaire, au cas où Ferry serait élu, alors qu'au contraire, écœuré des conciliabules nocturnes auxquels on avait voulu le faire assister, il avait tranquillement pris le train depuis trois jours!
Parmi les choses qu'il a dites au sujet de ces événements de Paris, il y en a une qui m'a bien fait rire de moi-même, après qu'ils se fussent retirés en me disant affectueusement bonsoir. Décidément, en politique, je ne suis qu'une nigaude qui aura joliment de la peine à se déniaiser! Voici ce dont il s'agit. La semaine dernière, j'avais entendu avec terreur qu'il était tout le temps question, dans la bouche du général, de «la guerre». Puis, subitement, il n'en avait plus été parlé, et je ne savais comment me l'expliquer...
Ce soir, j'ai eu la clef du problème. Pareille à ce singe des fables de La Fontaine qui a pris un port pour un homme, j'ai pris, moi, pour la plus affreuse des calamités publiques le nom d'un député radical, ami politique du général Boulanger.
Grande niaise d'Auvergnate, va!
37.—Samedi 10 décembre.
Le capitaine Driant est revenu, cette fois, avec un courrier volumineux.
Quand j'ai monté tout cela au général, il m'a demandé d'attendre pour rapporter de suite au capitaine toutes les pièces signées.
Une heure plus tard, le général m'a dit, sans préambules:
«Nous vous quittons, nous sommes obligés de partir ce soir pour Paris... Mais, cette fois, Belle Meunière, il faut que nous ne soyons chagrinés ni les uns, ni les autres... Je pars heureux, avec ma Marguerite... Et quant à vous, il ne faut pas vous plaindre: au lieu de quatre ou cinq jours que nous pensions rester, nous en sommes restés dix, et vous n'avez plus le droit de douter que nous partions avec l'immense désir de revenir au plus tôt!»
En effet, quelle journée de départ différente de celle de leur premier voyage! à déjeuner, ils ont été très gais l'un et l'autre. Le général est sorti, en sifflotant, pour descendre à Clermont. Je suis restée avec Elle, à emballer ses effets.
Quand j'ai décroché ses robes de la muraille du cabinet de toilette, j'ai vu repasser devant moi la terrifiante image du général qui se roulait par terre en poussant des cris fous...
«Madame, lui ai-je dit sous le coup de cette ressouvenance, permettez-moi de vous dire mon sentiment: je ne crois pas qu'une femme ait jamais été plus aimée que vous l'êtes... Il vous aime à la folie, oui, à la folie... jusqu'à en inspirer de l'inquiétude...»
Elle a deviné mon arrière-pensée. Elle m'a regardée de ses yeux clairs, et elle m'a répondu:
«Vous ne vous trompez pas, il en devient parfois un peu fou... Mon devoir est alors tout tracé, ma chère: il faut que je sois raisonnable pour deux!»
Le général est rentré à cinq heures. Je les ai laissés, mais bientôt ils m'ont rappelée. Ils sont allés vers moi, m'ont pris chacun une main et, doucement, m'ont fait asseoir sur le divan, entre eux deux. C'est le général qui a pris la parole:
«Notre belle et surtout bonne Meunière, nous avons quelque chose de très grave à vous dire... Nous avons à vous confier un secret que vous serez seule à partager avec nous... Marguerite est enceinte...»
J'étais muette de surprise. Le général a continué: «Elle est enceinte, elle en est certaine, des indices évidents ne permettent plus d'en douter... Or, en ce moment notre situation est très délicate. Marguerite n'est pas libre, ni moi non plus. D'ici que nous le devenions—ce qui ne saurait tarder—et que nous consacrions publiquement notre union—il faut que l'existence de cet enfant demeure cachée... Nous avons songé à vous! Vous seule, que nous chérissons maintenant comme si vous étiez une proche parente, une sœur dévouée, vous seule pourrez nous rendre l'immense service que nous attendrons de vous quand l'heure sera venue: prendre chez vous cet enfant, lui donner une bonne nourrice, lui servir de mère, veiller sur lui jusqu'au jour où nous vous le reprendrons...»
Il s'était tu, m'interrogeant du regard. Elle tenait les yeux baissés. Je ne disais rien, mais le combat le plus violent se livrait en moi. Devais-je, pouvais-je accepter? Le temps n'est plus, hélas! où j'étais une jeune épouse en puissance de mari, et où les plus médisants du village n'auraient rien pu trouver à redire à l'apparition d'un nouveau-né chez moi! Mais aujourd'hui que je suis une femme seule, à quoi vais-je m'exposer, mon Dieu! Je la vois déjà qui m'accable, la calomnie, l'infâme calomnie!... Non, pour rien au monde, je ne puis consentir à cela! Et cependant, si je ne fais pas ce qu'ils me demandent, quelle opinion vont-ils emporter des sentiments que j'ai pour eux? Comment prouver qu'on affectionne, si l'on recule devant les épreuves douloureuses et si l'on hésite à se sacrifier?
Allons, je n'hésite plus: à la grâce de Dieu!
«Mon général, ai-je répondu non sans peine, car ma voix tremblait beaucoup... Mon général, c'est vraiment un très grand service que vous me demandez... Je n'en aurai pas rendu de plus grand dans la vie... Je vous le rendrai.»
Très ému lui-même, il a serré très fort ma main, qu'il n'avait pas quittée, et il l'a portée à ses lèvres. En même temps, Elle, tout heureuse de mon consentement, m'a embrassée. Puis, me faisant lever, ils m'ont reconduite jusqu'au seuil de la chambre en me répétant: «Merci!»
Je suis allée m'occuper du dìner. Ils l'ont mangé de fort grand appétit, en parfaite gaìté d'esprit. à huit heures du soir, le capitaine Driant est venu les chercher avec une voiture. Ils m'ont fait leurs adieux.
Le général m'a passé autour du poignet une lourde gourmette d'or avec médaille de saint Georges et il m'a embrassée en disant: «Ceci, comme gage de notre amitié.»
Elle m'a embrassée à son tour et m'a dit: «Merci encore d'accepter la garde du petit dauphin, dont je prépare déjà les layettes... Nous savons que, chez vous, il sera en bonnes mains...»
«Ça ne le changera pas!» s'est écrié le général en riant.
«Georges! a-t-elle répondu avec un regard courroucé, je vous défends, une fois pour toutes, de plaisanter un sujet aussi délicat...»
Il lui a baisé les mains, comme pour se faire pardonner. Ils m'ont embrassée encore une fois, et ils sont partis.
CHAPITRE V
Du second au troisième Séjour
38.—Dimanche 11 décembre.
J'ai fermé leur appartement. Je le considère comme ne faisant plus partie de mon hôtel. Je le garderai intact jusqu'à leur retour.
Il est venu aujourd'hui beaucoup de monde, beaucoup de consommateurs qui avaient vaguement entendu parler d'un grand dìner politico-militaire que le général Boulanger aurait offert, chez moi, avant-hier soir.
L'un d'eux, un vieux client, m'as pris à part: «Savez-vous, m'a-t-il dit, ce qu'on raconte à Clermont? Le général aurait réuni chez vous, vendredi soir, un tas de généraux avec lesquels il aurait conspiré. Et la preuve qu'il y avait un mystère sous roche, c'est que des personnes, des journalistes, je crois, qui avaient parié de tirer la chose au clair en attendant la sortie de ces messieurs, sont restés longtemps sur la route de la Vallée sans apercevoir de lumières chez vous ni voir venir personne... En sorte qu'ils ont fini par deviner que vos hôtes sont descendus, par vos moulins, dans les sentiers du fond de la vallée... Est-ce vrai?»
Je lui ai répondu:
«C'est parfaitement exact, et ces messieurs l'ont fait exprès, uniquement pour jouer un tour aux gens qu'ils ont remarqués, faisant le pied de grue!»
Que pouvais-je répondre? J'aurais beau jurer par tous les saints du Paradis que le général n'a pas conspiré un seul instant sous mon toit, ce qui est la vérité la plus vraie du monde, ils sont tous à voir des menées et des complots dans la moindre de ses démarches. Il est bien heureux encore qu'on ne le soupçonne pas d'avoir soudoyé l'individu qui, hier à la Chambre, a tenté d'assassiner M. Ferry!
39.—Dimanche 1er janvier 1888.
* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *
Si le général fait comme moi, au premier janvier, l'inventaire de l'année écoulée, il doit se dire aujourd'hui que ses jours de l'an, à lui, diffèrent singulièrement.
Il y a deux ans, à pareille date, il n'était qu'un général de division à peu près inconnu.
Il y a un an, il était le Ministre de la Guerre à la mode, couru de tout Paris, fêté par la Presse, applaudi par la Chambre, vraie coqueluche de toutes les belles dames du monde, et idole de la foule qui l'acclamait éperdument dès qu'il se montrait à elle...
Aujourd'hui, le voilà simple commandant de corps d'armée, dans une ville de province qui n'est même pas une grande ville, à Clermont.
Bah! que lui importe! Son avenir militaire ne demeure-t-il pas intact et riche d'espoirs? Il a des préférences politiques, sans doute. Il en a peut-être trop... Mais il n'en reste pas moins le général populaire qui se tient au-dessus de tous les partis, le patriote qui porte une épée au côté pour le service de la France...
Quel magnifique rôle!
à condition que...
40.—Vendredi 13 janvier.
Un camelot a passé dans Royat, criant l'Almanach Boulanger, que je me suis empressée de lui acheter. Une coquette brochure, avec plusieurs portraits de général et celui de Henri Rochefort, car c'est l'Intransigeant qui édite cet almanach. J'ai été bien intéressée de lire la biographie du général.
Quelle superbe carrière, toute d'honneur et de gloire, que la sienne! Né à Rennes, le 29 avril 1837, entré à Saint-Cyr en 1855, envoyé en Kabylie dès sa sortie de l'École, sous les ordres du brave maréchal Randon; blessé une première fois à Robecchetto, dans la guerre d'Italie, d'un coup de feu en pleine poitrine, guéri comme par miracle, décoré, blessé une seconde fois d'un coup de lance en Cochinchine; nommé capitaine-instructeur à Saint-Cyr, blessé une troisième fois à la bataille de Champigny, une quatrième fois dans l'armée de Versailles contre la Commune, nommé enfin général de brigade en 1880, après vingt-cinq ans de service, vingt campagnes, quatre blessures et deux citations à l'ordre de l'armée! Là-dessus, délégué comme représentant de l'armée française aux fêtes du Centenaire des États-Unis, chargé d'une direction au Ministère de la Guerre, nommé général de division et commandant en chef des troupes d'occupation de la Tunisie, devenu Ministre de la Guerre le 7 janvier 1886, grand-officier de la Légion d'honneur après l'inoubliable revue du 14 juillet, tombé du Ministère avec le cabinet de Freycinet, le 2 décembre 1886, mais revenu aussitôt au pouvoir dans le cabinet Goblet; tombé une seconde fois avec celui-ci, le 17 mai 1887, remplacé, après treize jours de crise et d'incertitude, par un autre général, et envoyé, en fin de compte, à Clermont-Ferrand.
Avec une telle biographie, si éloquente en sa simplicité, j'aurais voulu que la brochure ne renferme rien d'autre! Pourquoi, surtout, sous cette même couverture, une méchante vignette qui représente le général donnant un coup de botte à Jules Ferry?...
41.—Lundi 27 février.
Aux élections de députés qui ont eu lieu hier, dans sept départements, plus de cinquante mille suffrages se sont portés sur le nom du général Boulanger.
On assure que le général—inéligible, puisqu'il est en activité—n'y est pour rien.
42.—Mardi 6 mars.
Sur les deux heures, j'entends frapper à la porte de la maison. Je sors, et me trouve en présence du capitaine G..., en uniforme et à cheval, précédé de deux artilleurs à cheval, auxquels il commande de faire halte. Quelques mètres plus loin, j'aperçois, suivi de deux autres artilleurs, le général, en petite tenue, chevauchant sur son beau cheval noir.
Arrivé jusqu'à moi, il arrête sa monture, me fait signe d'approcher, et me tend affectueusement la main. J'ai à peine la force de la prendre, tant je suis émue de surprise, et je ne trouve pas une parole à lui dire. Il me regarde un instant; je m'aperçois alors que sa figure est toute pâle et triste, sous le képi brodé d'or. Enfin, il me dit:
«J'ai fait ma promenade de ce côté exprès pour vous parler... Je ne puis pas mettre pied à terre maintenant, d'autant plus qu'il y a là-bas quelqu'un qui nous regarde... Je viendrai demain soir,—à cinq heures, voulez-vous?... Oui, j'ai à vous parler d'Elle... Allons, au revoir!»
Il m'a fait un salut militaire, et il est reparti au trot, sans se retourner, en descendant vers Clermont.
43.—Mercredi 7 mars.
Dans l'attente du général, j'ai rouvert leur appartement et j'ai fait du feu dans leur chambre.
à cinq heures, son coupé, attelé de deux superbes chevaux alezans clairs, s'est arrêté devant la maison. Le général était en civil.
Je l'ai conduit dans la chambre. Il s'est laissé tomber dans son fauteuil, à leur place favorite, près de la cheminée.
Il a promené un regard abattu autour de lui, et il a dit tristement:
«Ma pauvre Meunière, c'est hier, n'est-ce pas, qu'Elle et moi nous sommes partis d'ici?... Hélas! Est-ce que nos plus beaux jours seraient maintenant passés!»
Il est resté silencieux quelque temps, sans que j'osasse troubler son silence. Puis il a continué:
«Si vous saviez ce que j'ai souffert depuis deux semaines et combien j'ai passé de nuits d'insomnie!... Marguerite a fait une chute en descendant un escalier: vous savez dans quelle position elle se trouvait... La chute a provoqué un avortement, et Marguerite a failli en mourir!... Aujourd'hui encore, son état est grave...»
Il s'est tu de nouveau et il a repris:
«Par conséquent, adieu nos belles espérances! Adieu le cher rêve de paternité dont je faisais mon bonheur! Adieu le projet que nous avions fait avec vous, notre fidèle confidente... Dire que lui, qui ne devait pas naìtre, avait déjà quatre mois!...
»Ah! c'est affreux, voyez-vous, ce que j'ai souffert! Voir s'écrouler tout cela, la voir, elle, à deux doigts de la mort, et subir en même temps les coups d'épingle, les vexations sans pitié des gens de gouvernement! Car, vous n'avez pas idée de ce qu'ils font pour me rendre la situation intolérable! ils décachètent ma correspondance, ils m'entourent d'espions, ils cherchent à crocheter la serrure de mon bureau, ils sont allés jusqu'à corrompre mon valet de chambre!... Tout cela, je le leur passerais encore! Mais ce qu'ils m'ont fait dans ces derniers quinze jours est vraiment trop... Comme bien vous le pensez, à la première nouvelle que j'ai reçue de l'accident qui lui était arrivé, et qui, à ce moment-là, ne paraissait pas encore devoir entraìner des conséquences aussi terribles, je me suis rendu aussitôt auprès d'Elle. Je ne me cachais pas. Le Ministre de la Guerre, informé de ma présence, m'a immédiatement intimé l'ordre de retourner à Clermont et de ne plus m'absenter sans permission... C'est la règle stricte, il est vrai, mais depuis longtemps tombée en désuétude; aucun des autres commandants de corps d'armée ne l'observe. On l'a ressuscitée pour moi!... Là-dessus, un vendredi soir, je reçois une dépêche m'annonçant l'aggravation subite de son état. Je n'ai plus le temps de former une demande, je n'ai que tout juste celui de courir à la gare prendre le train qui allait partir. Je la trouve très mal, mais je retourne cependant à Clermont le jour même, pour me mettre en règle, et je demande au Ministre la permission de venir à Paris pendant quatre jours. Il refuse. En même temps que son refus, je reçois des nouvelles de plus en plus alarmantes. Je le presse par télégramme de m'accorder du moins une permission de vingt-quatre heures... Il refuse de nouveau! Alors, j'ai failli me révolter, donner ma démission, tout envoyer au diable! Guiraud m'a calmé, non sans peine. J'ai pris le parti de me rendre auprès d'Elle en cachette, vendredi dernier: je suis descendu à Charenton, où m'attendait son coupé. Je suis sûr de n'avoir pas été vu... Je l'ai de nouveau quittée le soir même. C'est alors qu'il a été convenu entre nous que j'irais vous porter la triste nouvelle, à vous qui étiez seule au monde à avoir connaissance du bonheur que nous avons perdu!»
J'écoutais son récit, émue au plus haut point. Je crois qu'il aurait fallu avoir un cœur de pierre pour n'en pas ressentir de l'émotion.
Il y avait, par moments, des larmes dans sa voix.
Il a repris de nouveau:
«Ma pauvre Meunière, maintenant que je vous ai dit nos chagrins, je vais vous quitter, car j'ai encore des dispositions à prendre pour pouvoir retourner ce soir à son chevet!»
«Repartir ce soir! me suis-je écriée. Pour l'amour de Dieu, mon général, ne faites pas cela! Votre souffrance, je la partage de tout mon cœur, mais je vous supplie de ne pas y sacrifier votre carrière, votre avenir militaire si magnifique! Vous voyez bien que les gens du Gouvernement sont jaloux de vous, qu'ils ont peur de la force que vous représentez, et qu'ils ne cherchent que l'occasion de vous perdre. Vous avez déjà commis, pardonnez-moi de vous le dire, une grave imprudence en venant passer une semaine ici à l'époque de vos arrêts de rigueur. Grâce à Dieu, personne ne s'en est douté. Vous êtes allé maintenant à Paris, deux fois, malgré la défense qui vous en a été faite. Vous croyez n'avoir pas été aperçu; mais, espionné comme vous savez que vous l'êtes, vous ne pouvez pas échapper davantage à la dénonciation... On signalera vos secrets déplacements et l'on vous accusera d'être allé à Paris pour comploter...»
Le général m'a interrompue:
«M'accuser de comploter, moi?... L'ironie serait un peu forte! Je viens encore de répondre «Non!» au député Laisant venu exprès me prier d'aller à Paris m'entendre avec ses amis politiques. Et je mettrai au défi qui que ce soit de prouver que je sois jamais allé comploter...»
«Mais on vous mettra au défi vous-même de donner un motif plausible à ces voyages...»
«Allons donc! Je n'aurais qu'à dire que je me suis rendu au chevet de ma femme gravement malade...»
«Malheureusement, comme Mme Boulanger n'est ni malade, ni disposée à servir vos desseins, on n'aurait pas de peine à prouver le contraire... Je vous en supplie, mon général, écoutez-moi. La manifestation électorale qui s'est faite dernièrement sur votre nom exaspère vos ennemis. Aux imprudences commises, n'en ajoutez plus de nouvelles!... Ne partez pas, mon général, laissez-moi partir—si vous le voulez, ce soir même! Sans doute, je ne vous remplacerai pas auprès d'Elle, mais, du moins, je la soignerai avec un dévouement qui atténuera votre inquiétude et qui vous permettra de rester à votre poste jusqu'à ce que vous puissiez vous en absenter régulièrement.»
Il m'a regardée de son œil gris, où passaient des lueurs sombres. Puis il m'a dit:
«Jamais!... Votre offre est celle d'une amie: je regrette de n'y avoir pas songé plus tôt, mais maintenant votre présence ne serait plus nécessaire... Quant à moi, rien, entendez-vous, rien ne peut m'empêcher de me rendre auprès d'Elle, ni les vexations du Gouvernement, ni les dangers qui me menacent, ni l'intérêt de mon avenir, ni même les supplications d'une amie telle que vous... Cependant, pour vous, et uniquement à cause de vos bonnes paroles, je veux faire une concession: je veux attendre quarante-huit heures encore—au prix de quelles souffrances, moi seul je le sais!—et je veux encore une fois demander une permission au Ministre... Mais c'est là, voyez-vous, ma dernière concession, car je n'en puis plus! je n'en puis plus!! je suis à bout!!!»
Ces dernières paroles, il les a prononcées avec un accent d'exaspération inouïe. Il m'a serré les deux mains avec violence, et il est descendu précipitamment.
Le malheureux! Il me semble qu'il est condamné à payer d'un prix terrible l'amour surhumain qu'il a pour cette femme.
* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *
45.—Jeudi 15 mars.
Je suis partie ce matin de bonne heure pour Riom, et j'y suis restée toute la journée, extrêmement occupée par mes affaires jusqu'après cinq heures. Je m'achemine alors vers la gare pour rentrer à Clermont par l'express de Paris. Comme j'approche, j'entends des crieurs de journaux qui annoncent: «La Révocation du général Boulanger» et je vois tous les passants s'arrêter avec effarement, puis se jeter sur les journaux qu'on leur tend.
La nouvelle occupe en grosses lettres toute la manchette. Le général est révoqué en tant que commandant de corps d'armée et mis en non-activité par retrait d'emploi pour être secrètement venu à Paris, malgré la défense qui lui en avait été faite, le 24 février, le 2 mars et samedi 10 mars dernier.
46.—Vendredi 16 mars.
Le malheureux événement ne quitte pas un seul instant ma pensée. Je me suis inquiétée de savoir quelles pouvaient être exactement ses conséquences et voici ce que les journaux m'ont appris:
«Le général Boulanger se voit enlever les fonctions de commandant de corps d'armée qui lui avaient été confiées, mais il conserve son grade de général de division et reste à la disposition du Ministre de la Guerre.
»Le traitement afférent au grade se trouve réduit de deux cinquièmes.
»On le voit, sauf la privation de l'emploi et une retenue pécuniaire, la situation de l'officier général en non-activité n'entraìne pas de sérieux inconvénients.
»Mais, étant à la disposition du Ministre de la Guerre, il ne peut pas accepter de mandat politique.»
Parmi les commentaires relatifs à l'événement, je relève celui-ci:
«Il n'est à souhaiter, ni pour la France, ni pour le général Boulanger, qu'il entre dans la politique active. Il doit rester soldat et supporter sa mise en disponibilité avec calme. Ses ennemis et ses amis trop ardents le poussent dans une voie que son patriotisme doit l'empêcher de suivre.»
Je ne sais pas qui a écrit ces lignes. Comme je les signerais des deux mains!
47.—Dimanche 18 mars.
Les amis du général continuent de plus belle.
Pendant que la foule l'acclamait à Paris, partout où elle pouvait l'apercevoir, un journal boulangiste s'est fondé, La Cocarde et un «Comité de protestation nationale» s'est formé, pour poser sa candidature en signe de défi, quoiqu'il soit toujours inéligible, à toutes les élections qui vont se présenter! Il y a dans ce Comité des députés radicaux (dont pas un seul de chez nous), des journalistes, et même le rouge des rouges, Henri Rochefort.
Et il les laisse faire!
48.—Lundi 19 mars.
Il est revenu ce matin à Clermont. Il a fait ses adieux aux troupes par un ordre du jour de quatre lignes, et il s'occupe de tout déménager du quartier général. Son successeur est le général Warnet.
Il est question d'organiser une ovation patriotique pour mercredi ou jeudi, quand le général quittera définitivement Clermont.
49.—Vendredi 23 mars.
Le général est parti ce matin par le train de 9h. 18, au milieu d'une ovation comme on n'en avait jamais vu à Clermont. Je n'ai pas pu y aller, ne voulant pas quitter ma mère malade. Dès six heures du matin, j'ai vu des groupes descendre la route de la Vallée, des gars qui venaient de loin, de la montagne, et des charrettes comme s'il y avait grande foire à Clermont. à partir de dix heures, tout ce monde-là a commencé à revenir. Beaucoup se sont arrêtés chez moi.
Les gars avaient des rubans tricolores sur la blouse, sur le chapeau, comme au jour du tirage au sort. Tout le monde portait des médailles, des brochettes, des mirlitons, avec le portrait du brave général.
Les groupes reprenaient en chœur le refrain à la mode:
«Quand les pioupious d'Auvergne iront en guerre,
C'est là qu'on chant'ra!
C'est là qu'on dans'ra!
On fera la soupe dans la grande soupière,
Et pour la manger
On s'passera pas de Boulanger!»
ou encore ils chantaient à tue-tête:
«C'est Boulange, Boulange, Boulange,
C'est Boulanger qu'il nous faut!»
Les dernières nouvelles publiées le soir annoncent que l'ovation s'est continuée à toutes les stations du parcours.
50.—Lundi 26 mars.
Le général a été élu hier, dans le département de l'Aisne, par 45.000 voix.
C'est nul, puisqu'il est inéligible: mais le Gouvernement n'attendait plus que cela. Il l'a cité devant un Conseil d'enquête militaire, pour lui retirer sa qualité de soldat.
Il doit comparaìtre aujourd'hui même.
51.—Mercredi 28 mars.
C'est fait. Il n'appartient plus à l'armée!
Conformément à l'avis du Conseil d'enquête, le Gouvernement l'a mis à la retraite d'office pour fautes graves contre la discipline.
Dès ce jour, pour qu'il reprenne son épée, il faudrait une loi votée par les Chambres, même si la guerre éclatait demain!
Que va-t-il devenir, maintenant?
52.—Dimanche 1er avril.
Ceci n'est malheureusement pas un poisson d'avril, car la nouvelle, annoncée dès hier, s'est confirmée aujourd'hui.
Pendant que ses amis aidaient à renverser le Ministère, le général a manifesté sa volonté de faire de la politique—et quelle politique! Dans la proclamation qu'il adresse aux électeurs du département du Nord, il se déclare républicain, mais il répudie tous les partis existants, il attaque avec violence la Chambre des Députés, le parlementarisme, la séquelle gouvernementale, la Constitution... Il réclame la dissolution, la revision!
C'est la guerre qu'il vient de déclarer à tout l'état de choses qui existe actuellement.
53.—Lundi 9 avril.
Le général a été élu, hier, par 59.000 voix, dans le département de la Dordogne, et de plus il a encore recueilli 20.000 voix dans les départements de l'Aisne et de l'Aude, où il n'était pas candidat.
On l'accuse de se faire plébisciter comme autrefois l'empereur.
54.—Lundi 6 avril.
Le général a remporté un succès éclatant dans le département du Nord. Il a été élu par 172.000 voix—100.000 voix de plus que son concurrent gouvernemental!
55.—Vendredi 20 avril.
Hier jeudi, le général a fait son entrée à la Chambre des Députés. Il s'y est rendu dans un landau découvert, au milieu des acclamations de la foule.
Ses partisans exultent.
56.—Mercredi 25 avril.
J'ai eu le chagrin de voir aujourd'hui, pour la première fois, une manifestation antiboulangiste. C'était peu de chose, il est vrai. Quelques étudiants de Clermont, manifestant à l'instar des étudiants de Paris qui viennent de prendre la tête de ce mouvement.
Je ne sais pourquoi, ils sont remontés jusqu'à Royat, vers cinq heures du soir. En passant devant ma maison, ils hurlaient à qui mieux mieux:
«Conspuez Boulanger!
Conspuez Boulanger!
Conspuez!»
Ils s'interrompaient pour crier: «à bas Boulanger! Vive la République! à bas le dictateur! à bas le césarisme! à bas les plébiscitaires! à bas la Boulange!»
L'un d'eux brandissait, au bout d'un bâton, une image du général qui pendait, la tête en bas, à moitié lacérée.
En les voyant passer, une tristesse m'a étreint le cœur. S'il était resté le soldat patriote, s'il était resté lui-même, comme ces jeunes gens-là seraient unanimes à confondre les cris de: «Vive Boulanger!» et de: «Vive la France!»
57.—Dimanche 29 avril.
Les journaux mènent grand bruit autour du banquet que les amis politiques du général lui ont offert avant-hier soir, au Café Riche, pour fêter l'élection du Nord. Le héros de la fête a été le sénateur Naquet, le père du divorce, fraìchement converti au boulangisme. On a fait de lui le Vice-Président du Comité électoral, devenu maintenant le Comité républicain national. Dehors, sur les boulevards, la foule, pour n'en pas perdre l'habitude, manifestait ferme: car, depuis trois semaines, ce ne sont, à Paris, que manifestations et contre-manifestations à l'état chronique.
58.—Dimanche 6 mai.
Je viens de lui écrire, à l'Hôtel du Louvre, où il réside...
59.—Lundi 7 mai.
Nos lettres se sont croisées. Je reçois ce matin la suivante de Lui:
«Dimanche 6 mai.
»Nous désirons beaucoup revoir notre chère petite chambrette d'autrefois.
»Pouvez-vous nous la garantir pour quatre ou cinq jours compris entre le 20 et le 30 de ce mois? Il faudrait que nous fussions complètement sûrs qu'elle sera vacante à cette époque.
»Je vous prie de me répondre de suite, et, dans quelques jours, je vous ferai connaìtre la date exacte de notre arrivée.
»Avec nos meilleurs souvenirs de tous les deux.
»Général Boulanger.
»Hôtel du Louvre.»
Je me suis hâtée de répondre que ma maison était prête à les recevoir, et non seulement maintenant, mais toujours, à quelque moment qu'il lui plaise d'en profiter!
J'ai cru bon d'ajouter en post-scriptum que la prudence lui commandait de s'arranger de manière à ne pas passer par Clermont, s'il ne voulait pas être reconnu.
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61.—Dimanche 13 mai.
Je n'ai pas encore sa réponse, mais je n'en suis pas autrement étonnée. Depuis trois jours, il est en train de faire, à travers le département du Nord, un voyage qui n'est qu'un perpétuel triomphe.
Les journaux annoncent qu'aussitôt revenu à Paris, il va s'installer dans un coquet hôtel qu'il a loué, 11 bis, rue Dumont-d'Urville.
62.—Samedi 19 mai.
Sa réponse est arrivée:
«Vendredi 18.
»Merci de votre lettre. Nous avions déjà reçu la première. Nous n'avions jamais douté tous les deux de vos sentiments et nous étions assurés de toute votre bonne volonté.
»Donc, nous comptons sur vous, afin d'être bien tranquilles dans notre mignonne petite chambrette pendant quatre ou cinq jours.
»Nous arriverons à Royat le lundi 4 juin, à midi 49. Trouvez-vous à la gare avec une voiture.
»Vous voyez que, pour ne pas passer à Clermont, nous prendrons la ligne d'Orléans et nous arriverons par Limoges.
»à bientôt donc. Nous nous unissons pour vous envoyer un affectueux souvenir.
»G. B.»
Mon général, quoique stratégiste consommé, vous êtes d'une imprudence! Mieux vaudrait mille fois passer et repasser par Clermont que de descendre, en pleine saison, et sur le coup de midi, à la gare de Royat-les-Bains, c'est-à-dire à deux pas des grands hôtels et sous l'œil vigilant de M. le Commissaire de police, établi là en permanence pour dévisager, dès leur arrivée, messieurs les grecs et autres écumeurs de villes d'eaux! Et, par-dessus le marché, me convier à aller vous chercher, moi? moi qui, avec ma coiffe, suis plus connue que le loup blanc? Ce serait bien le comble!
Décidément, il faudra que j'avise à trouver autre chose.
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63.—Mercredi 30 mai.
Je viens encore de répondre: «Non» à une famille de Lyon, qui veut descendre chez moi pendant la première quinzaine de juin.
Mais, avec tout cela, je ne vois pas du tout comment fera le général pour arriver le 4 juin, puisque, s'il faut en croire les journaux, il doit prononcer la semaine prochaine son grand discours-programme, si impatiemment attendu par tout le monde?
64.—Jeudi 31 mai.
Le facteur m'apporte ce matin une lettre que l'envoyeur—le cher envoyeur—a omis d'affranchir. Comme je le prévoyais, c'est un contre-ordre:
«Ma pauvre Belle Meunière,
»Nous sommes désolés absolument, mais il nous faut retarder notre voyage de quelques jours.
»Nous ne pouvons pas partir dimanche prochain et arriver le lundi 4. Nous ne partirons que le mardi 12, et nous arriverons à la gare de Royat, par le train venant de Limoges, le mercredi 13, à midi 49.
»Répondez-moi, je vous prie, deux mots pour me dire que c'est bien entendu.
»Nous comptons passer chez vous quatre ou cinq jours pleins.
»Tous les deux, nous nous unissons pour vous envoyer notre meilleur souvenir et vous dire: à bientôt.
»Général B.
»Mercredi 30 mai.»
Toujours cette gare de Royat! Heureusement que j'ai trouvé mieux. Ils n'auront qu'à descendre à une petite station des environs, par exemple à Durtol, où j'enverrai une voiture les prendre et les ramener chez moi par le haut de la vallée, sans traverser Royat-les-Bains.
C'est ce que je lui ai écrit.
Il me reste maintenant à donner, à mon tour, contre-ordre à la famille de Paris à laquelle j'avais cru pouvoir promettre ma maison à partir du 15 juin.
65.—Mardi 5 juin.
C'est hier que le général a prononcé—ou plutôt qu'il a lu, à la Chambre, son grand discours-programme.
D'un bout à l'autre de sa lecture, le général n'a cessé d'être accablé d'interruptions: je comprends que cela l'ait mis assez mal à l'aise, car, lorsqu'on a été habitué, comme lui, pendant toute une vie, à être obéi sans réplique, on ne doit pas du tout être préparé à ce genre de discussions contradictoires!
Plus je vais et plus je pense qu'il a commis une erreur en se faisant député!
66.—Mercredi 6 juin.
Le général accepte ma combinaison:
«Vous avez parfaitement raison, ma chère Meunière, et c'est à la gare de Durtol que nous arriverons, à midi 40, le mercredi 13.
»C'est donc là qu'il faudra envoyer votre voiture nous attendre.
»Nous nous faisons une grande fête d'aller passer quelques bons jours chez vous, où nous avons été si heureux, et nous vous embrassons tous les deux.
»G...
»Mardi 5.»
Avec tout ce que j'ai refusé de monde depuis trois semaines, je n'ai plus chez moi que les deux pensionnaires venus hier et auxquels j'ai signifié que je ne pouvais pas les garder au delà de lundi prochain.
Mais la maison serait-elle comble de la cave au grenier, que je saurais bien faire le vide pour Eux!
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67.—Mardi 12 juin.
C'est donc pour demain! Les deux pensionnaires de Paris sont déménagés ce matin pour un autre hôtel, non sans m'avoir exprimé leurs regrets.
Je suis tout inquiète, car la grande affaire va être maintenant de les garder, Elle et Lui, à l'abri des yeux indiscrets. Sans doute, il n'y a plus à trembler pour Lui comme la première fois, lors de ses arrêts de rigueur. Encore ne faudrait-il pas qu'on l'aperçût, ce dont les antiboulangistes profiteraient aussitôt pour clamer: «Il est à faire la fête dans les villes d'eaux, au lieu de faire son métier de député!»
C'est surtout pour Elle que je suis inquiète. Jusqu'ici, quelques-uns soupçonnent bien l'existence d'une dame blonde, mais tout le monde, grâce à Dieu, ignore qui elle est, et l'on n'est guère plus renseigné à cet égard que l'année dernière.
La principale difficulté sera qu'ils voudront sortir, se promener. Ce passage du printemps à l'été est, dans nos montagnes, la saison où la nature apparaìt la plus belle. Jamais elle ne le fut plus merveilleusement que cette année.
Toutes les collines sont couvertes d'une fraìche verdure, tous les gazons sont constellés de fleurs d'où s'échappe un parfum pénétrant, qui embaume délicieusement l'air à la tombée du soir. C'est un vrai paradis terrestre! Aussi les baigneurs et les touristes sont-ils accourus en foule, cette année, et parcourent-ils les environs en tous sens depuis un mois déjà. C'est là justement ce que je redoute. Comment permettre aux deux amoureux de goûter, eux aussi, le charme de la nature, tout en empêchant qu'ils soient reconnus?
Le choix du cocher était un problème important. Je crois l'avoir résolu. Le cocher dont je me suis assuré est de toute confiance; il a été longtemps au service d'un prélat, et il a appris la discrétion à cette école. Je pense qu'il sera un auxiliaire excellent, docilement soumis à mes ordres, tout en ayant l'air de l'être à ceux du général... car, ainsi que l'a dit un jour Mme Marguerite: «Il faut parfois servir ses amis malgré eux!»
CHAPITRE VI
Troisième Séjour
68.—Mercredi 13 juin.
midi
Ils viennent! Voici le petit mot de Lui que j'ai reçu ce matin:
«Nous partons ce soir. Ainsi, c'est bien entendu, nous trouverons votre voiture à Durtol demain mercredi, à midi 40.
Ȉ demain donc. Et mille bons souvenirs de nous deux.
»G...
»Mardi.»
La voiture est partie pour Durtol, il y a une bonne heure. J'ai donné au cocher le signalement des deux personnes qu'il devait prendre à la gare, et je lui ai fait les recommandations les plus minutieuses. Il doit, d'abord, les conduire droit à la voiture, puis, seulement, s'occuper d'y charger les bagages.
Ici, tout est prêt. La chambre est emplie des fleurs qu'ils aiment, de marguerites et de roses, et d'œillets rouges comme le sang. Bien que l'air soit très tiède dehors, un tout petit feu pétille dans l'âtre. Le soleil entre à pleins flots par les fenêtres donnant sur la Tiretaine...
onze heures du soir
à deux heures et demie, j'étais dans leur salle à manger, quand j'ai entendu la voiture revenir.
Le cœur me battait qu'elle ne fût vide... Mais non, j'aperçois une malle près du cocher! Je cours vers l'escalier, dans lequel j'entends monter un pas léger, et je La reçois dans mes bras au moment où Elle atteint le palier. Il suit à deux pas d'intervalle.
Tous deux m'embrassent comme une vieille amie que l'on n'a plus revue depuis des années.
Je m'échappe pour m'occuper de leurs bagages. Mais, quand je reviens auprès d'Eux, Ils m'embrassent de nouveau, en disant: «Chère bonne Meunière, quel bonheur, n'est-ce pas, de se retrouver?»
Vite, vite, je les fais passer dans la salle à manger. Un bon déjeuner est servi, qu'ils dévorent du meilleur appétit du monde. Tout en mangeant les bouchées doubles, Il s'adresse à moi:
«Ma pauvre Meunière, hein! que d'événements depuis que nous vous avons quittée?... Mais nous nous sommes juré de ne pas parler de tout cela pendant les quelques jours que nous passerons ici... Nous comptons rester jusqu'à lundi... D'ici là, pas un mot d'affaires sérieuses, ni surtout de politique. N'est-ce pas, Marguerite?... D'ailleurs, nous n'enverrons presque pas de lettres et nous n'en recevrons pas davantage, sauf peut-être des nouvelles de l'élection de mon ami Déroulède, qui va avoir lieu dans la Charente, dimanche... Les lettres ou dépêches qui nous arriveront seront adressées à votre nom... Il faudra que vous nous rendiez le service de porter vous-même nos lettres et nos dépêches, soit à la poste de Royat, soit à celle de Clermont... Nous allons vous remettre une dépêche tantôt... J'espère bien qu'on nous laissera tranquilles, car, plus que jamais, j'ai besoin de me détendre... Si vous saviez la vie que je mène à Paris...»
«Georges, a-t-Elle interrompu, je vous défends de vous en souvenir!»
«C'est vrai, a-t-il repris en souriant, sans quoi nous retomberions de suite dans la politique... Si jamais cela nous arrivait, je vous charge, Belle Meunière, de nous couper la parole net... Combien ce trajet par Limoges est interminable!... Nous allons nous reposer tout de suite, et nous serions bien heureux que vous nous apportiez notre dìner ce soir, après neuf heures... Savez-vous ce qui nous ferait plaisir? Un bon ragoût aux pommes de terre! C'est encore ce que nous aimons le mieux!»
Pendant qu'il parlait, je les regardais. Lui avait le visage plus blanc, moins hâlé, plus citadin, en un mot, qu'à l'époque où il était général. Elle était plus jolie que jamais dans sa toilette de voyage couleur gris-perle, très simple, mais, comme toujours, d'une élégance exquise. Elle en dépense de l'argent en toilettes! à chaque voyage, je ne reconnais plus rien de ce que j'avais vu au voyage précédent.
Ils se sont bientôt levés de table. Cinq minutes après être rentrés dans leur chambre, ils m'ont remis une dépêche à expédier, que j'ai portée aussitôt à la poste de Royat. Elle était ainsi conçue:
«Auguste, 14, rue Lapérouse,
»Enfant se porte bien.
»Parage.»
Aussitôt revenue de ma course, j'ai songé qu'il fallait que je porte mes deux pensionnaires sur mon livre des voyageurs. Car nous voici en pleine saison, et il s'agit d'être en règle avec les autorités. J'ai donc inscrit séance tenante: «M. et Mme Parage, rentiers, venant de Paris.»
Le soir, je leur ai porté leur dìner, avec le ragoût demandé, qu'ils ont trouvé excellent.
Après quoi, je leur ai souhaité le bonsoir.
C'est égal! Je me sens bien heureuse de les savoir là, tout près de moi, dans une paix profonde, où rien ne trouble ces deux cœurs qui battent à l'unisson...
69.—Jeudi 14 juin.
Ce matin, à huit heures, j'étais à peine levée quand on est venue me prévenir qu'un agent de police en uniforme me demandait.
Je descends. Cet homme me réclame, de la part de M. le Commissaire spécial de police, mon livre des voyageurs. Je le lui remets aussitôt et il s'en va.
Bien que cette formalité se répète assez souvent au cours de la saison, j'étais sur le qui-vive. Je redoutais autre chose.
En effet, à onze heures du matin, on m'annonce que l'agent est revenu et qu'il m'attend dans la salle commune. Je me hâte de m'y rendre. Il me dit que M. le Commissaire de police me demande de passer à son bureau pour une communication importante qu'il a à me faire. Je réponds que je m'empresserai d'y aller de suite après déjeuner. Mais cet homme insiste, m'invitant à l'accompagner de ce pas, attendu que M. le Commissaire a à me parler d'urgence. Que faire? Le temps de jeter une mantille sur les épaules et je sors avec l'agent, qui a presque l'air de me conduire au poste. Nous descendons vers le parc de l'Établissement thermal, suivis par quelques regards curieux. Je me sentais tout à la fois contrariée de devoir m'absenter de la maison, à une heure où Ils pouvaient me sonner d'un moment à l'autre, et vaguement inquiète de ce qui allait se passer.
Nous voici au Commissariat de police. En me voyant entrer, M. le Commissaire se lève avec empressement et m'avance un siège le plus aimablement du monde.
«Merci, Monsieur le Commissaire, lui dis-je, je n'en ferai rien... C'est l'heure du déjeuner, et je vous serais très reconnaissante de me retenir aussi peu que possible,—à moins, toutefois, que vous ne croyiez devoir me garder tout à fait, ce que l'on aurait presque pu supposer en voyant la manière dont votre agent m'a escortée jusque chez vous...»
«Oh! le monstre! a-t-il répondu, je vais le réprimander d'importance... Il lui suffisait de vous transmettre l'invitation que je vous ai faite de bien vouloir venir... Je vous prie instamment de ne pas me garder rancune de cet excès de zèle.»
«Je vous prie, à mon tour, Monsieur le Commissaire, de ne pas gronder cet homme... Je crois que vous devez avoir besoin d'agents zélés, et même parfois zélés à l'excès...»
«à condition, Madame, que ces excès de zèle ne puissent donner aucun sujet de plainte à des personnes méritant, comme vous, toute ma confiance et toute ma sympathie... Car, enfin, votre profession fait de vous une aide précieuse à laquelle il m'est indispensable de recourir dans l'accomplissement de la tâche qui m'est confiée... Aussi ai-je l'espoir que vous voudrez bien me faciliter cette tâche en toute circonstance par la bonne volonté que vous mettez à me renseigner, aussi complètement que possible, sur les points dont j'aurai à m'informer près de vous...»
«Monsieur le Commissaire, soyez assuré de mon concours le plus dévoué.»
«Et vous, Madame, de toute ma reconnaissance... En feuilletant votre livre, j'ai été péniblement surpris de constater que vous aviez reçu, ce mois, moins de monde qu'à l'ordinaire, alors que les autres hôtels se félicitent plutôt d'un accroissement dans l'affluence des voyageurs...»
«C'est vrai, Monsieur le Commissaire. Je n'arrive pas à m'expliquer à quoi cela peut être dû.»
«Il ne faut pas vous en inquiéter. Je suis sûr que c'est un accident passager qui ne persistera pas... En somme, vous n'avez eu, depuis le 1er juin, que quatre pensionnaires: deux venus le 5, si je ne me trompe, et repartis le 12, et deux autres venus hier?»
«C'est cela même, Monsieur le Commissaire.»
«Voulez-vous être assez aimable pour me donner tous les renseignements dont vous disposez sur les pensionnaires qui sont partis le 12?»
Je respirais! C'était donc à cause de ceux-là, et non de mes chers arrivants d'hier, que j'étais convoquée! Je me suis empressée de dire tout ce que je savais. Il m'écoutait avec la plus grande attention, me posait diverses questions pour préciser le signalement de ces deux personnes, et prenait quelques notes.
Quand j'eus tout dit, il s'est levé en me remerciant de la façon la plus gracieuse. Toute heureuse d'en être quitte à si bon marché, j'allais me retirer, quand il m'a dit subitement:
«Bon! et vos deux voyageurs d'hier que j'allais oublier... Je ne veux pas vous retenir davantage, Madame: deux mots seulement sur ce qu'ils vous paraissent être...»
J'ai senti un frisson me courir de la nuque au talon: c'était le moment décisif.
«Monsieur le Commissaire, ai-je répondu, que vous dire? Je les ai encore si peu vus... Ce sont un monsieur et une dame de Paris... Vous avez vu leurs noms sur mon livre...»
«Oui, M. et Mme Parage... Leur signalement, s'il vous plaìt?»
«La dame est une très jolie personne de trente-cinq ans environ, blonde dorée, l'air délicat et fin... Elle portait, en arrivant, une grande pelisse de soie couleur gorge de pigeon, avec un chapeau de paille à plumes noires et une épaisse voilette noire à petits pois... Elle est très élégante. Je serais presque tentée de dire qu'elle l'est trop...»
Pendant que je lui parlais ainsi, il écoutait avec de petits hochements de tête, comme un homme satisfait d'entendre confirmer des détails qui lui ont déjà été signalés. Il m'a demandé, en clignant de l'œil:
«Trop élégante? Alors, vous supposez que c'est une... personne à allures tapageuses?»
«Mon Dieu, Monsieur le Commissaire, elle me fait plutôt l'effet d'être une actrice, une de ces actrices des grands théâtres de Paris...»
«Bien! Très bien!... Et le Monsieur?»
«Le Monsieur?... Oh! celui-là, je n'ai pas besoin de vous le décrire en détail! Il me suffira de vous dire que sa figure ressemble trait pour trait à celle du général Boulanger...»
Un éclair de joie triomphante a illuminé le visage du commissaire.
«...Sauf, toutefois, ai-je ajouté, qu'elle accuse dix ans de moins.»
Patatras! Impossible d'imaginer mine plus déçue que celle que M. le Commissaire a faite à ces mots! J'ai continué, avec le même calme souriant:
«Cette ressemblance est tellement curieuse que, lorsque ce Monsieur est descendu pour dìner avec sa dame, les personnes présentes s'y sont trompées sur le premier moment. Lui-même s'en est aperçu, et il en a bien ri... D'ailleurs, Monsieur le Commissaire, si vous voulez vous en rendre compte par vous-même, j'aurais plaisir à vous le montrer dès qu'ils seront de retour, car ils sont partis pour le Mont-Dore ce matin, mais ils ne tarderont pas à revenir d'ici deux ou trois jours... Ils ont laissé leurs bagages chez moi.»
J'avais beau parler, il n'y était plus. Ses yeux se fixaient machinalement sur une grande feuille de papier qui était là, devant lui, et sur laquelle se trouvait épinglée une dépêche. Ses pensées vagabondaient ailleurs...
«Oui, nous verrons...» a-t-il murmuré d'un air distrait. Puis, s'arrachant brusquement à ses préoccupations: «Merci encore, chère Madame, m'a-t-il dit, pour la parfaite bonne grâce avec laquelle vous avez bien voulu me renseigner... Je suis désolé de vous avoir retenue aussi longtemps, et je vous en fais toutes mes excuses.»
J'ai répondu par ma plus belle révérence, et me voilà courant vers ma maison, avec l'immense contentement intérieur d'avoir gagné la partie. Des bouffées de joie me montaient au visage quand je songeais qu'à ce moment même, M. le Commissaire spécial de police devait être en train de rédiger son rapport: «Cherchez ailleurs, c'est une fausse piste, le général Boulanger n'est pas à Royat!»
Je réfléchissais en même temps quel prétexte inventer pour expliquer au général mon absence, dans le cas où il m'aurait vainement sonnée. Mais la précaution n'a pas été nécessaire: le petit grelot n'avait pas encore retenti.
La journée s'est passée sans autre incident, le plus gaìment du monde. Vers les cinq heures, le général m'a exprimé le désir d'aller faire un tour de promenade en voiture. Cela ne m'arrangeait pas du tout, puisque j'avais dit au commissaire de police que mes deux pensionnaires se trouvaient, en ce moment, au Mont-Dore. J'ai donc expliqué au général que mon cocher—le seul qu'il fût possible d'employer en toute confiance—avait malheureusement été empêché de venir aujourd'hui... En réalité, le brave homme se morfondait à la porte depuis le matin, avec sa voiture. Ils ont fort bien pris la chose. Comment n'auraient-ils pas bon caractère? Ils sont si heureux!
70.—Vendredi 15 juin.
Aujourd'hui à midi, en allant se mettre à table, ils m'ont demandé des journaux. J'avais là le Figaro, le Gaulois, la Cocarde, le Temps, sans parler des gazettes locales.
Mme Marguerite les a dépliés et s'est mise à en lire les principaux passages à haute voix. Tout à coup, ses yeux sont tombés sur un entrefilet où le Général était cité: elle a commencé à le lire, mais, aussitôt, elle s'est arrêtée, et, devenue toute pâle, elle s'est trouvée mal. Le Général s'est précipité vers elle en renversant presque la table. Je me suis empressée de mon côté, et, grâce à Dieu, nous n'avons pas eu de peine à la faire revenir à elle.
«Ce n'est rien, a-t-elle dit d'une voix toute faible encore, c'est cet entrefilet qui m'a fait peur... On annonce que le Général est parti pour le centre de la France et qu'il passera sans doute quelques jours en Auvergne... Mais j'ai eu peur qu'il n'y ait quelque chose de plus... La révélation livrant mon nom au public...»
Lui et moi, nous la rassurions à qui mieux mieux. Mais ils avaient été si bouleversés tous deux, qu'ils n'ont plus rien pu manger.
Ce que cet incident, heureusement peu grave, va me servir de leçon! Dès cette heure, plus un journal ne passera sous leurs yeux avant que je ne l'eusse parcouru ligne par ligne; et au feu, sans pitié, tous ceux qui contiendraient ne fût-ce qu'un seul mot de nature à troubler la paix de leur bonheur!
J'ai pensé qu'une bonne promenade en voiture achèverait de dissiper ce petit nuage qui s'était montré dans leur ciel bleu. J'ai donné au cocher les instructions les plus complètes: se ranger, tant au départ qu'à l'arrivée, tellement près du seuil de la porte qu'il n'y ait pas à mettre le pied dans la rue pour passer de la maison à la voiture ou réciproquement; ne découvrir la voiture qu'en atteignant la pleine campagne et la refermer à l'approche de Royat; marcher doucement quand il n'y aurait personne en vue, mais filer à toute vitesse dès que l'on croiserait une voiture ou un passant, afin que les regards indiscrets n'aient pas le temps de dévisager; si le Général donnait des ordres peu prudents, faire le sourd le plus longtemps possible, jusqu'à ce que le danger à éviter ait disparu... Le cocher a parfaitement compris. Me voilà tranquille.
à six heures, jugeant le moment opportun, je suis montée leur annoncer que la voiture les attendait. Ils en ont eu joliment de la joie.
Ils sont revenus à neuf heures seulement, enchantés de cette belle promenade, la première qu'ils eussent faite ensemble dans notre Auvergne. Elle avait des fleurs plein les mains. Le cocher les avait conduits par delà Gravenoire, à travers des sites adorables et tout fleuris. Ils se déclaraient émerveillés de la richesse de la flore et des senteurs captivantes, grisantes, qui s'en dégageaient dans la fraìcheur du soir.
Ils échangeaient encore leurs impressions enthousiastes quand je les ai laissés.
71.—Samedi 16 juin.
J'ai commencé ma journée en faisant consciencieusement mon métier d'Anastasie, mais je n'ai eu à condamner aucun journal, pas un seul ne parlant du voyage du général.
Dans le pays même, on ne se doute de rien. Les mieux informés savent seulement que le général a quitté Paris et se trouve en excursion soit dans le Midi, soit dans le Centre de la France. Cependant, je ne crois pas me tromper en devinant des agents de police secrète dans deux ou trois individus que je vois depuis hier rôdant autour de la maison. J'ai appris avec étonnement qu'il existe plusieurs polices indépendantes l'une de l'autre: peut-être que ceux-là travaillent pour le compte d'autres chefs que le commissaire spécial de Royat. En tout cas, c'est notre poche de contribuables qui paye les uns et les autres... Et tout cela, pourquoi faire???
Il est venu une lettre ce matin, sous double enveloppe, la première à mon nom, la seconde au nom de Mme Marguerite. Ils ont causé à déjeuner des nouvelles qu'elle apportait: c'était relatif à une instance extrêmement très coûteuse que Mme Marguerite, qui est très pratiquante, a introduite en cour de Rome pour solliciter de l'Église l'annulation de son mariage religieux, le divorce civil qu'elle a obtenu ne pouvant pas lui suffire. à cette occasion, le général a fait allusion à sa propre instance en divorce contre Mme Boulanger.
Après déjeuner, ils m'ont mise en colère par leur imprudence incorrigible. Les voilà qui se mettent à la fenêtre grande ouverte, lui la tenant par la taille. Or, au même instant, M. Charles Dilke, l'homme politique anglais, sa femme et leur dame de compagnie, qui sont venus tous trois déjeuner ce matin, passent sur la terrasse! Le général a très bien reconnu M. Charles Dilke: je tremble que la réciproque ne soit vraie, car ces hommes politiques sont tous journalistes, dès qu'il s'agit d'être indiscrets...
à sept heures du soir, ils ont fait leur seconde sortie en voiture et ne sont revenus dìner que vers dix heures. Ils sont allés, cette fois, dans la vallée de Fontanas, jusqu'au pied du Puy de Dôme. Leur promenade les a ravis autant que celle d'hier.
à dìner, je ne sais comment, la conversation est tombée sur les événements du mois de mars.
Le général est devenu grave, sous le coup d'une pensée qui a traversé son esprit. Il l'a exprimée aussitôt:
«Ah! ils m'ont arraché mon épée!... Ils savaient bien que jamais je ne la déposerais de mon propre gré!... Sous prétexte qu'on faisait de la politique sur mon nom, ils m'ont forcé à en faire moi-même... Eh bien! ils s'en repentiront: la politique me rendra ce qu'ils ont cru qu'elle me ferait perdre!»
Il a prononcé ces paroles avec une puissante énergie. Au bout d'un instant, il m'a demandé:
«Et vous, Belle Meunière, que pensez-vous de mon entrée dans la politique?»
J'ai eu envie de lui répondre que je la trouvais déplorable. Mais je me suis dit: à quoi bon?
«Mon général, ai-je répondu, je pense... que vous m'avez donné l'ordre de vous couper la parole net, dès que vous vous mettriez à causer politique... Je ne connais que ma consigne, moi!»
Il a ri de bon cœur du biais que je venais de prendre. Dès ce moment, ils ont causé de choses quelconques. Il était minuit passé quand ils se sont retirés dans leur chambre. Presque aussitôt, ils m'ont sonnée. Le général m'a priée de lui acheter, demain matin, ce qui se trouvait indiqué sur une fiche qu'il m'a remise. Cette fiche porte:
Indicateur des Chemins de fer.—Guides Joanne ou autres:
Espagne et Baléares, Maroc, Tunisie,
Italie et Sicile, Suisse.
Quel projet y a-t-il là-dessous?
72.—Dimanche, 17 juin.
Mon premier soin a été d'aller chercher les livres demandés à la papeterie du Casino, puis, n'ayant pas trouvé tout ce qu'il fallait, aux librairies de Clermont. Comme la plupart étaient fermées, j'ai dû revenir sans les Guides pour l'Espagne et pour le Maroc.
Quand ils m'ont sonnée pour le déjeuner, je leur ai remis mon emplette, en promettant de la compléter demain. Ils l'ont apportée à table, et, tout en feuilletant les volumes, ils se sont mis à causer de leurs projets: partir de Paris pour un grand voyage dès la fin du mois prochain, quand les débats où il devait intervenir seraient terminés à la Chambre; visiter l'Espagne, le Maroc, toucher peut-être à Tunis, y séjourner quelques jours pour se reposer, de là, aller en Sicile, revenir enfin par l'Italie et la Suisse.
L'après-midi, ils se sont mis à lire le manuscrit d'un grand ouvrage militaire que le capitaine Driant est en train d'écrire. J'étais entrée leur apporter des fleurs fraìchement arrivées: je me suis arrêtée à les regarder, tant ils étaient beaux à voir. C'est Elle qui lisait, assise, drapée dans un délicieux peignoir en surah bleu clair, dont les larges manches garnies de point d'Alençon, laissaient s'échapper ses bras, à demi nus. Lui se tenait à ses pieds, sur un coussin enlevé du divan, les bras passés autour de sa taille et ne la quittant pas des yeux. Je crois qu'il la regardait lire plutôt qu'il ne l'écoutait, n'en retenant que la beauté de ses lèvres qu'il voyait s'entr'ouvrir et le son argentin de sa voix qui le berçait délicieusement. Parfois, il l'interrompait de force, lui abaissait les bras pour les couvrir de caresses et l'attirait vers lui pour mettre sur ses lèvres un long baiser où toute son âme se donnait...
Comme ils s'aiment! J'avais cru, lors du premier voyage, puis tout au moins lors du second, que leur amour avait atteint ce maximum qu'il doit être humainement impossible de dépasser. Eh bien! je me suis trompée, chaque jour je constate que la violence de cette passion a augmenté d'un degré. Et je me demande avec anxiété: où s'arrêtera-t-elle?
à six heures, ils m'ont sonnée pour leur promenade. La voiture attendait, mais, à cause du grand nombre de Clermontois que ce beau dimanche d'été a attirés à la campagne, j'ai jugé qu'il n'était pas encore prudent de sortir. Je leur ai donc répondu d'un air désolé que le cocher, dont je ne m'expliquais pas la conduite en cette circonstance, n'était pas encore là.
Un peu contrariée, Elle s'est mise à faire de la musique, qu'il est venu écouter comme il avait écouté tantôt la lecture.
à huit heures, ils ont accepté ma proposition de dìner de suite pour sortir après, au cas où ce monstre de cocher reviendrait! Au dìner, ils ont eu un moment de tristesse, en songeant à l'enfant qui aurait dû naìtre dans deux mois d'ici.
Je leur ai raconté avec quelle joie intime je mûrissais dans mon esprit, souvent en des heures d'insomnie, le projet de cette quasi-maternité qu'ils avaient bien voulu me proposer; comment je m'occupais déjà du choix d'une nourrice, que je voulais belle entre les belles, pleine de santé, de force et de fraìcheur... Puis je leur ai dit toute la désolation que j'avais éprouvée en voyant s'écrouler mon rêve...
«Au moins, ai-je conclu, me promettez-vous que je puis encore garder de l'espoir que tout n'est pas perdu?...»
à cette question, ils ont souri tous deux, et ils m'ont dit en se regardant:
«Nous vous le promettons!»
Vers les dix heures, je leur ai annoncé que le cocher venait enfin d'arriver, que je l'avais secoué d'importance, mais qu'il s'était excusé en raison d'un accident survenu à l'un de ses chevaux.
Ils ne sont revenus qu'après minuit de leur promenade, faite en voiture découverte par une nuit de toute beauté.
73.—Lundi 18 juin.
Dès la première heure du matin, une dépêche a été apportée à mon nom. Elle venait d'Angoulême, n'était pas signée, et contenait seulement ces mots:
Arrivage 145 barriques Mercuriale rouges 119 blancs 114 piquette 91
N'y comprenant rien, j'ai porté la dépêche au général, à son premier coup de sonnette. Il a bien ri de ma perplexité. Les barriques indiquaient le nombre de sections dont le vote était dès maintenant connu, dans l'élection de la Charente. Les autres chiffres disaient combien de centaines de voix chaque candidat avait obtenues. Les vins rouges, c'était Déroulède; les vins blancs, c'était le candidat conservateur Gélibert des Séguins; la piquette, c'était le candidat opportuniste, un nommé M. Weiller. Le général se déclarait enchanté de ces premiers résultats partiels, puisque Déroulède tenait la tête, tandis que l'opportuniste ne venait qu'au troisième rang!
Là-dessus le général m'a pressée d'aller à Clermont lui rapporter les deux volumes qui manquaient, car Lui et Elle voulaient prendre à Durtol le train qui les amènerait à Limoges pour huit heures du soir, et ils désiraient s'occuper, tout le long de la route, de leur grand projet de voyage à l'étranger.
à onze heures, j'étais de retour avec mon emplette. Eux, pendant ce temps, avaient fait leurs malles. Ils ont alors déjeuné, assez légèrement.
Ils m'ont fait une drôle de confession: c'est qu'à diverses reprises, au cours de leurs séjours chez moi, il leur est arrivé de cacher et de brûler ensuite dans la cheminée une partie de ce que je leur servais, pour que je ne fusse pas trop peinée de les voir si peu manger.
Quand ils m'ont fait leurs adieux, bien affectueusement, la plus oppressée et la plus chagrine de nous trois, c'était certainement moi. Eux étaient tout heureux des beaux jours sans nuages passés ici et de ce grand projet dont ils rêvent en s'en promettant une volupté infinie...
Au moment de descendre l'escalier, elle l'a laissé passer en avant, et m'a glissé dans la main, sans prononcer une parole, un papier plié. Elle y avait tracé, de sa fine écriture d'élève d'un grand couvent, ces mots:
S'il arrive une dépêche, l'ouvrir, la copier textuellement et l'adresser à M. Parage, au buffet de la gare de Limoges, Bénédictins.
Mais aucune dépêche n'est venue. Bien entendu, j'ai fermé leur chambre, qui ne s'ouvrira plus qu'à leur retour.
Quand?...