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Le Journal de la Belle Meunière: Le Général Boulanger et son amie; souvenirs vécus

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CHAPITRE XII

L'Hôtel de la Pomme-d'Or

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Lundi 17 mars.—Lundi 31 mars 1890.

Exécutant au pied de la lettre les prescriptions de Mme Marguerite, je suis partie le dimanche 16 mars, par l'express du matin. Aussitôt débarquée à la gare de Lyon, je me suis fait conduire à la gare Montparnasse. C'est alors que j'ai commencé à m'apercevoir que j'étais suivie par un individu qui ne m'a plus perdue de vue jusqu'à Jersey. J'en ai été très effrayée d'abord, et cela m'a gâté mon trajet nocturne de Paris à Granville. Puis j'en ai pris mon parti et je me suis mise à observer avec curiosité les allées et venues du garde du corps que M. Constans m'avait fait le très grand honneur de m'adjoindre.

Arrivée à Granville à 6 heures du matin, j'ai eu le temps de me reposer quelques bonnes heures à l'Hôtel du Nord, de déjeuner et de me rendre à pied au bateau. La traversée s'est effectuée par une après-midi magnifique,—véritable promenade de plaisance où le bateau glissait sans une secousse, sur une mer calme comme un lac bleu.

Le capitaine circulait parmi les passagers, disant à chacun un mot aimable. Il parut me remarquer d'une façon toute particulière, sans doute à cause de ma coiffe—et fut tout particulièrement aimable et galant avec moi.

Tout à coup, voici la terre qui s'aperçoit, d'abord lointaine et confuse, puis de plus en plus distinctement. La côte est rocheuse, mais plus à l'intérieur se montrent de belles pelouses verdoyantes qui s'étendent à perte de vue. Une ruine, surmontée d'une tour, se dresse en face de nous. Le bateau la laisse à droite et file à toute vitesse sur le port de Saint-Hélier dont les jetées deviennent visibles. Le voilà qui s'engage dans un goulet à peine assez large pour lui laisser passage, puis qui débouche dans un bassin très vaste, où stationnent quantité de petits vapeurs et de voiliers. Sur la droite, s'élève une sorte de fortin surmonté du drapeau anglais. Sur la gauche s'alignent les maisons de Saint-Hélier.

Dès que j'eus franchi la passerelle, j'aperçois l'omnibus de la Pomme-d'Or. Je pense y monter, mais conducteur me désigne l'hôtel, situé sur le quai même presque en face de nous. Je m'y dirige de ce pas. C'est une maison sans apparence, pas très haute, donnant sur une sorte de renfoncement. Je franchis une profonde porte cochère et me trouve dans une petite cour intérieure, plutôt triste, qu'égayent à peine quelques plantes vives alignées le long d'un mur. Une servante m'indique l'appartement du général: «L'escalier dans le coin, à droite, au second étage, au fond du couloir.» Je monte l'escalier sombre, je suis un long couloir qui fait un coude sur la droite. La fille de service m'a rejointe et m'offre de m'annoncer. Je pénètre dans une antichambre, de là dans une autre pièce et me voici auprès d'eux.

Le soir tombait, et, dans la pénombre, ils se tenaient assis aux deux côtés de la cheminée, auprès du feu qui se mourait. En me voyant entrer, ils se sont levés et m'ont embrassée affectueusement. Je ne pouvais pas très bien distinguer leurs traits, mais la première chose qui me frappa fut un embonpoint très prononcé qui déformait la silhouette de Mme Marguerite. J'en eus un mouvement de joie, croyant que le rêve tant caressé allait enfin s'accomplir... Le général me détrompa aussitôt:

«Vous voyez ma chère Marguerite un peu souffrante d'un gonflement et aussi d'une toux nerveuse qui la fatigue beaucoup... Les soins de notre médecin de Saint-Hélier n'y ont rien fait. Alors, comme il y avait déjà deux mois que ce double malaise persistait, nous avons fait venir de Paris le docteur qui a soigné Marguerite depuis son enfance. Il a passé deux jours ici, et il est reparti hier. Nous attendons pour demain son ordonnance avec les médicaments nécessaires. Je suis bien heureux que vous soyez là: à nous deux, nous la soignerons bien, notre chère petite malade, jusqu'à ce qu'elle soit...»

Un accès de toux de Mme Marguerite lui coupa la parole et me fit frissonner: c'était une toux mauvaise, sèche et rauque, qui lui déchirait affreusement la poitrine.

On vint allumer les lampes à gaz, et aussitôt mes regards effrayés se portèrent sur Mme Marguerite. Dieu, qu'elle apparaissait changée! Ce visage, que j'avais laissé à Londres si florissant, était maintenant pâle et amaigri. Les lèvres étaient toutes blanches et des cercles bleuâtres entouraient les yeux, augmentant l'apparence maladive de sa figure. Sous la robe de chambre en crépon noir, garnie de dentelles et de rubans, le ballonnement du ventre était tel qu'on eût pu croire la pauvre femme atteinte d'hydropisie. De temps à autre, sa toux la reprenait, la secouant tout entière, lui congestionnant la figure, après quoi elle restait abattue et sans forces.

Chaque fois le général se levait de son fauteuil, la prenait dans ses bras, la câlinait et la rassurait. Je le regardais faire, tout en l'observant lui-même. Jamais je ne lui avais vu aussi bonne mine. Toutefois, j'aperçus aux tempes des touffes de cheveux blancs, et aussi des filets argentés dans la barbe blonde.

J'étais si oppressée que j'avais peine à répondre aux questions qu'ils me posaient. Heureusement que le général était en veine de causerie. Il montrait une confiance absolue dans le prompt rétablissement de Mme Marguerite et dans le bien que pouvait lui faire le climat de Jersey. Il semblait s'être beaucoup attaché à l'ìle, à en juger par la description enthousiaste qu'il se mit à m'en faire.

Huit heures sonnaient. On s'est levé pour aller dìner. J'aurais supposé qu'on les servait chez eux. Il n'en était rien. Le général a jeté un fichu de laine blanche sur les épaules de Mme Marguerite et, lui offrant le bras, l'a menée vers l'escalier. Dès les premières marches descendues, je me suis sentie toute saisie par l'air frais du dehors, contrastant avec la chaleur de leur chambre. La cour, que nous avons ensuite traversée, m'a paru une vraie glacière. Je frissonnais quand nous sommes arrivés à leur petite salle à manger située au fond d'un couloir, à l'autre extrémité de cette cour. Au même instant, Mme Marguerite a été saisie d'une quinte de toux plus violente que toutes celles qui avaient précédé.

à dìner, tout appétit m'avait passé. Mme Marguerite toussait de temps en temps, ne mangeait presque rien, mais buvait, par grandes rasades, du vin blanc du Rhin très étendu d'eau. Quant au général, il faisait honneur au repas et continuait à me parler de Jersey.

Après dìner, nous avons refait la traversée de la petite cour glaciale. Mme Marguerite a monté l'escalier avec peine, s'appuyant lourdement sur le bras du général et s'arrêtant plusieurs fois en route, très rouge et essoufflée. La voyant ainsi, je me suis souvenue de l'essoufflement que j'avais déjà remarqué chez elle, à Londres, alors qu'elle paraissait cependant en si belle santé... Je n'ai pas eu le temps d'y arrêter davantage ma pensée, car, à peine arrivée dans sa chambre, Mme Marguerite a été reprise d'un affreux accès de toux, si violent qu'il lui a fait rendre le peu qu'elle avait absorbé.

Le général m'a naïvement avoué que cela se passait ainsi tous les jours, après chaque repas. J'étais outrée. Je leur ai représenté que cette maudite cour tuait Mme Marguerite, que la femme la mieux portante ne résisterait pas au coup de froid qu'on éprouvait en la traversant, que la montée de cet escalier aggravait la toux et que les déplorables accidents qui s'ensuivaient ne pouvaient manquer d'affaiblir la malade au plus haut degré. Ils en convinrent, mais ils ne voulurent pas se résoudre, comme je les en suppliais, à se faire servir dorénavant chez eux.

Ils trouvaient que cela présentait trop d'incommodité pour le peu de temps qu'ils passeraient encore à la Pomme-d'Or: car ils étaient déterminés à la quitter dès qu'ils auraient trouvé une villa à leur convenance.

Autant cet hôtel, le meilleur de Saint-Hélier, pouvait être agréable à habiter pour un touriste, autant il leur présentait d'inconvénients de toute espèce. Le général s'y sentait trop regardé, trop observé par les curieux, parmi lesquels il devinait plus d'un mouchard. Enfin, le docteur les avait complètement décidés à partir en leur déclarant que la cuisine d'hôtel n'était pas ce qu'il fallait à l'état de santé de Mme Marguerite.

En attendant, pour me donner du moins une demi-satisfaction, ils m'assurèrent que, le soir, on ne se rendrait plus à la salle à manger en passant par la cour, mais par l'intérieur de la maison.

Mme Marguerite se sentant un peu mieux, ils m'ont fait visiter leurs modestes appartements. D'abord, la chambre de Madame, une jolie pièce éclairée par deux fenêtres anglaises, à châssis glissant l'un sur l'autre. Ces fenêtres donnent sur le quai et la mer. Le lit se trouve au fond, dans une sorte de placard. Des fauteuils bas, très confortables, et de petits meubles anglais à tiroirs se détachent sur la moelleuse moquette rouge. Dans un coin, le buste du général, en terre cuite.

à côté, d'une part, la chambre du général, où il ne reste jamais, et, d'autre part, son bureau, donnant aussi sur la mer par une belle fenêtre double. Aux murs, l'étoffe à fleurons d'or sur un fond grenat qui tapissait, m'ont-ils expliqué, son cabinet de travail de la rue Dumont-d'Urville. Beaucoup de sièges, un autre buste du général, en marbre blanc. Au plafond, un lustre en cristal contre lequel il m'a dit s'être cogné un jour très fort, ce qui avait fait courir le bruit, à l'hôtel, qu'il y avait eu tentative de suicide.

Du bureau du général on passe dans une longue pièce formant antichambre, et là se termine leur logement proprement dit. Quatre autres pièces en dépendent: en sortant dans le couloir, de suite à main droite, la chambre du domestique et de sa femme; un peu plus loin, le bureau du secrétaire; puis, en tournant le coin, à main gauche, une pièce servant de débarras pour les innombrables robes de Mme Marguerite et une chambre d'ami qui m'a été donnée.

«Vous voyez, m'a dit Mme Marguerite, qu'il serait difficile d'accuser encore le général d'habiter des palais fastueux... Quant à notre personnel de service, il est tout aussi réduit: ma femme de chambre, Delphine, partie depuis hier pour Bruxelles d'où elle va nous ramener toutes sortes d'objets qui rendront notre intérieur plus confortable; son mari, valet de chambre du général, et enfin notre cocher. Ajoutez-y un garçon d'écurie engagé ici, un maìtre d'hôtel et une servante de la Pomme-d'Or attachés exprès à nos ordres, et voilà un strict minimum au-dessous duquel il était impossible de descendre... Avec cela, aucune dépense extraordinaire, sauf, dernièrement, l'achat d'un petit cheval à atteler au tilbury... Eh bien! malgré toutes ces économies, nous dépensons cependant deux fois plus que nous ne le présumions!»

Nous étions rentrés dans leur chambre et nous y avons encore causé quelque temps. à onze heures sonnant, je leur ai dit bonsoir. En se levant pour m'embrasser, Mme Marguerite a été saisie d'une nouvelle crise de toux, déchirante à fendre l'âme. Je me suis retirée chez moi profondément angoissée, et la plus grande partie de la nuit s'est écoulée sans que j'eusse pu prendre de sommeil. Il me semblait entendre cette toux affreuse, dont les oreilles me tintaient. En repassant dans l'esprit tout ce que je venais de voir, de lugubres souvenirs, vieux de plusieurs années, ressuscitaient en moi. J'ai soigné, hélas! et j'ai vu s'en aller, malgré tous mes soins, des proches atteints de la phtisie. D'instant en instant, l'effroyable vérité m'apparaissait plus nettement: Mme Marguerite est phtisique... Autant dire qu'elle est perdue!...

Le général ne s'en rend pas compte... Moi non plus, jadis, je ne voyais rien, jusqu'à ce que la réalité m'eût enfin ouvert les yeux...

Tant mieux pour lui: puisse-t-il tout ignorer jusqu'au bout... Combien de temps cela durera-t-il? Dans l'état où je la vois, avec ce changement si prodigieux en quelques mois, avec cette toux affreuse, je ne crois pas qu'il soit possible que cela se prolonge au delà d'une année, de dix-huit mois tout au plus... Elle passera peut-être encore un hiver, mais c'est le printemps qui est à craindre, le printemps où se réveille tout ce qui doit vivre et où, en vertu de je ne sais quelle attraction mystérieuse, les êtres condamnés à mort s'en vont vers le cimetière qui se couvre de gazon nouveau.

Et alors, un jour le général se trouvera seul dans la vie...

Miséricorde!


Vers onze heures du matin, Mme Marguerite est entrée chez moi. Elle apparaissait encore plus pâle et défaite, à la clarté du jour, que hier soir aux lumières. Elle s'est assise et elle m'a dit:

«Ma bonne Meunière, pendant que le général a été forcé de sortir, je viens vous expliquer, en confidence, pourquoi je vous ai demandé de retarder votre voyage... à part le plaisir qu'elle nous cause, votre arrivée devait nous rendre service, car nous pensions vous prier de rester auprès de moi pendant tout le temps où ma femme de chambre serait absente, afin qu'en cas de complications dans mon état de santé vous soyez là pour me soigner... Quand on est aussi mal portante que moi en ce moment, il faut, voyez-vous, songer à tout cela...»

Elle s'est arrêtée, saisie d'un accès de toux qu'elle a cherché en vain à étouffer dans son mouchoir. Quand il se fut apaisé, elle a repris:

«De plus, je voulais vous avoir près de moi lors de la visite de mon docteur de Paris, afin de pouvoir m'en remettre à vous, en qui j'ai toute confiance, au cas où il y aurait eu quelque chose à faire ou à cacher... Mais nous recauserons de cela dans un instant... Il était donc entendu que ma femme de chambre s'en irait jeudi et que vous nous arriveriez le lendemain, quand, il y a une semaine, j'ai été amenée à juger préférable que Delphine ne parte que trois jours plus tard... Mes raisons auraient été trop longues à expliquer au général: j'ai préféré vous demander de retarder vous-même votre voyage, ce qui m'offrait le prétexte d'ajourner celui de Delphine... à propos, avez-vous songé à ce que vous répondriez au général s'il vous questionnait sur les motifs de votre retard?

«Oui, Madame, mais il ne m'a rien demandé jusqu'ici.»

«Tant mieux, espérons qu'il aura oublié... Maintenant, autre chose, je viens de recevoir une lettre que je voudrais vous faire lire avant de la brûler... Seulement, il faut que vous me donniez votre parole la plus sacrée que vous n'en toucherez jamais un mot au général!»

Me regardant fixement, elle m'a tendu la main. J'y ai mis la mienne en lui promettant ce qu'elle demandait. Elle a alors tiré de son sein une enveloppe qui paraissait contenir plusieurs feuillets. Elle a fait mine de me la passer, puis elle s'est retenue avec un air d'hésitation:

«C'est peut-être bien imprudent de ma part, a-t-elle dit, de vous associer à ce secret.»

Le rouge m'est monté à la figure.

«Oh! Madame, me suis-je écriée, je crois vous avoir fourni assez de preuves de la confiance que vous pouviez m'accorder!»

Elle a souri:

«Vous avez cent fois raison, ma bonne Meunière, et je n'ai aucun doute blessant à votre égard... Eh bien! je vais vous la donner à l'instant cette lettre, mais pas ici: dans ma chambre, car, vrai, il ne fait pas chaud chez vous.»

Elle a recommencé à tousser. La soutenant par le bras, je l'ai reconduite à sa chambre. Elle m'a alors mis en mains l'enveloppe. J'en ai tiré une ordonnance de médecin que je lui ai rendue et une longue lettre de la même écriture, que je me suis mise à parcourir fiévreusement.

C'était une lettre suppliante, où le docteur lui parlait le langage le plus affectueux d'un ami. Il l'adjurait de quitter au plus tôt non seulement l'Hôtel de la Pomme-d'Or, mais l'ìle de Jersey, qu'il déclarait meurtrière pour elle. Il lui représentait que les plus graves conséquences l'attendaient si elle hésitait davantage à se transporter dans un climat plus ensoleillé. Il en était temps encore, mais tout juste: dans quelques mois, il serait peut-être trop tard. Il lui indiquait la Sicile ou Naples comme le séjour le plus approprié à la conservation de sa santé, ou tout au moins San-Remo, sur la Côte d'Azur, si le général tenait absolument à résider tout près de France.

En terminant, il invoquait un suprême argument: si elle faisait fi de ses conseils, si, pour ne pas contrarier le général dans ses projets, elle se sacrifiait à lui, qu'adviendrait-il dans la suite? Son ami la pleurerait un mois, trois mois, six mois peut-être, puis, aucune douleur n'étant éternelle, il se consolerait... Tandis que, si elle entreprenait le nécessaire pour se soigner, elle et lui continueraient à jouir de cet amour qui faisait leur bonheur à tous deux.

J'avais achevé cette lecture et j'en étais tout émue, Mon regard interrogea Mme Marguerite. Elle me reprit doucement la lettre des mains, puis elle me dit:

«Vous vous demandez ce que je compte faire... Eh bien! mon amie, regardez!»

Et, d'un geste rapide, elle jeta les feuillets dans le feu.

Je voulus les retirer des flammes; elle m'en empêcha en me serrant le bras nerveusement: «Laissez-la, cette lettre, dit-elle, il faut qu'elle disparaisse, pour que rien ne subsiste plus des conseils qu'elle me donne et que je suis bien déterminée à ne pas suivre... Quitter Jersey maintenant, quelle folie! J'ai eu toutes les peines du monde à empêcher le docteur d'en parler personnellement à Georges! Je n'y ai réussi qu'en lui exposant que la chose avait besoin d'être amenée avec quelques ménagements, en lui jurant mes grands dieux que je me chargeais de faire le nécessaire et en le priant de m'écrire une lettre que je puisse montrer... Vous avez vu ce que j'en ai fait.»

Je ne pouvais croire ce que j'entendais. Cela me bouleversait. Je me suis mise à supplier Mme Marguerite de revenir sur une détermination qui ne s'expliquait pas, d'accepter ce changement de séjour et de ne pas se condamner volontairement à une issue fatale, alors qu'elle n'avait qu'à écouter les recommandations du docteur pour vivre à jamais heureuse.

Elle ne me laissa pas continuer.

«Inutile de recommencer le plaidoyer du docteur, fit-elle. Là où il a échoué, vous ne réussirez pas!»

«Eh bien! Madame, répliquai-je vivement, il me reste encore un moyen de réussir et de vous sauver malgré vous... Je vais tout dire au général!»

Elle pâlit et me fixa, les sourcils froncés, puis elle me dit:

«Vous ne ferez pas cela, car vous protestiez tout à l'heure encore que vous étiez incapable de manquer à votre parole... D'ailleurs, pouvez-vous supposer que j'agisse par simple obstination? Croyez-moi, tout s'oppose à ce que j'aille en Italie, ou plutôt à ce que le général y aille, puisque rien au monde ne saurait le a séparer de moi, du moins tant que je serai vivante—et peut-être même plus tard... Le général a actuellement mille raisons pour rester à Jersey, et il en a mille autres pour ne pas se fixer en Italie. D'ici, il peut diriger la grande bataille électorale qui va se livrer à Paris, à la fin du mois prochain, pour les élections municipales, et dans laquelle il compte jouer sa dernière carte. S'éloigner davantage de Paris, en ce moment, serait une faute grave, qui produirait le plus mauvais effet. De plus, le général n'aime pas l'Italie, ou plutôt l'attitude actuelle des Italiens: lui qui a reçu sa première blessure et gagné sa croix dans la guerre de 1859 ne peut pardonner aux Italiens d'avoir si vite oublié... Vous voyez donc avec quelle répugnance il m'accompagnerait là-bas. Certes, si je l'en priais, il y consentirait. Mais, sûrement aussi, je l'exposerais, en le faisant, à de nouvelles attaques qui rejailliraient sur moi: on l'accuserait de nouveau d'avoir cédé au caprice d'une femme, et l'on m'accuserait, moi... Ah! dussé-je le payer du prix de ma vie, je ne veux plus qu'on m'accuse de quoi que ce soit: Dieu sait le mal qu'on m'a fait en insinuant que j'avais détourné le général de son devoir...»

Elle dit ces dernières paroles avec des larmes dans la voix. Un violent accès de toux la secoua, elle reprit:

«Voyez-vous, ma pauvre Meunière, il faut que je traìne mon boulet jusqu'au bout. J'aurai beau demander grâce, j'aurai beau crier que je suis mortellement malade, on ne voudra croire à ma maladie que quand j'en serai morte... Et puis, je n'ai même pas le droit d'en parler, car ce serait jeter dès maintenant une douleur épouvantable sur son existence à lui, déjà si éprouvé... Mais halte-là, le voilà qui revient!»

Le général rentrait, en effet, le visage souriant. Avec une présence d'esprit étonnante, Mme Marguerite lui sauta au cou et lui dit, d'un air joyeux:

«Georges, ma guérison est arrivée... La Belle Meunière vient de m'apporter l'ordonnance du docteur et les médicaments venus de Paris.»

Cela lui causa une joie véritable. Ils s'embrassèrent comme aux meilleurs jours d'autrefois. Elle lui tendit l'ordonnance. Après l'avoir parcourue, il demanda:

«C'est tout? Le docteur n'a rien écrit avec cela?»

Elle répondit, du ton le plus naturel du monde:

«Mais non; c'est vrai, il aurait bien pu ajouter un mot.»

«Allons, dit le général en riant, ces médecins sont tous les mêmes. Quand ils vous font l'insigne faveur de tracer quelques lignes à votre intention, on dirait que c'est avec un compte-gouttes!»

Le petit colis contenant les médicaments se trouvait sur la cheminée. Ils se mirent à le déballer, tous deux, retournant chaque objet en tous sens, comme de vrais enfants.

«Eh bien! Belle Meunière, finit par me crier le général, qu'avez-vous à rester toute morose dans votre coin, à l'instant où le bonheur rentre chez nous?... Allons, venez en prendre votre part: tout cela vous concerne autant que nous, car c'est vous et moi qui allons, maintenant, soigner notre chère petite Marguerite, et cela dès ce soir, pour qu'elle soit d'autant plus vite rétablie...»

Je m'approchai d'eux en souriant... Mon Dieu, combien je souffrais!


On ne tarda pas à descendre pour déjeuner. Mme Marguerite s'efforça de montrer plus d'appétit que la veille, mais je n'ai pas eu de peine à remarquer qu'elle buvait avec avidité, tandis qu'elle se faisait violence pour manger. En remontant chez elle, elle fut reprise d'un violent accès de toux, suivi d'autres accidents... Cependant, elle fit la courageuse et déclara qu'elle voulait absolument se promener en voiture avant de se résigner à garder la chambre pendant plusieurs jours.

Je l'ai aidée à mettre une robe forme peignoir en drap amazone, soutachée de noir, élargie à la taille exprès pour elle, comme si elle devait être mère à brève échéance... Nous sommes montés dans le landau découvert et nous avons fait un grand tour à travers l'ìle.

J'ai pu me faire une première impression sur Jersey, laquelle n'a pas varié depuis. J'ai trouvé l'ìle extrêmement jolie, mais d'une joliesse un peu mièvre et maladive. Ainsi que me l'a fait remarquer le général, les plantes les plus méridionales, les agaves et les camélias, poussent ici en pleine terre: mais elles y poussent comme dans une serre artificiellement chauffée. La végétation a je ne sais quoi d'anémique et de pâlot: les bois, ces bois d'un vert profond qui donnent tant de pittoresque à ma chère Auvergne, font presque complètement défaut; les arbres même sont rares; point de ruisselets ni de fraìches cascades comme dans ma vallée de Royat. Rien que d'immenses pelouses ondulées, où paissent des vaches maigres à cornes rabattues vers le museau, et que parsèment de petites maisonnettes blanches ou rouges, de coquettes villas à pignons pointus et de minuscules chapelles qui semblent disposées là comme si un enfant-géant les avait sorties de sa boìte à jeu.

Ce qui m'a semblé le plus beau dans cette promenade, c'est la mer, qui tantôt apparaissait dans une trouée, tantôt disparaissait derrière quelque roche, et qui s'étendait, tout argentée, sous le ciel merveilleusement clair.

Pendant que nous roulions, le général me faisait les honneurs de l'ìle, qu'il connaissait maintenant par cœur, m'indiquait du doigt tous les sites intéressants, me racontait leur histoire, me disait leurs noms. Mme Marguerite paraissait tout heureuse de le voir de si bonne humeur.

Ses yeux clairs le fixaient avec une tendresse particulière que je ne leur avais jamais vue, et où il me semblait lire la volupté du sacrifice auquel elle s'était décidée ce matin. Plus d'une fois, elle s'est penchée sur ses épaules et elle l'a baisé sur les lèvres avec une tendresse éperdue. Ma pensée se reportait alors à ces promenades en voiture qu'ils faisaient, autrefois, le soir, dans la vallée de Royat, et dont ils revenaient ivres d'amour et de baisers. Mais aussitôt la toux rauque me rappelait à la réalité...

Tout à coup, Mme Marguerite se sentit si altérée qu'elle exprima le désir impérieux de boire. Le général ne voulut pas céder d'abord, car le médecin avait prescrit qu'elle boive aussi peu que possible, sous peine de ne pas se guérir de sa dilatation de ventre. Mais elle le supplia avec tant d'insistance, elle promit si gentiment de ne plus recommencer jamais et d'être bien sage dans la suite, qu'il finit par arrêter le landau devant une auberge, en demandant de l'eau. On en apporta une carafe pleine, toute couverte de buée, tant l'eau était fraìche: Mme Marguerite en vida deux grands verres, coup sur coup. Il fallut lui retirer la carafe pour l'empêcher d'en boire un troisième.

Elle fut saisie aussitôt d'une quinte de toux terrible. Le général l'a enveloppée de ses bras et lui a porté son mouchoir aux lèvres. Il y est venu quelques petites taches de sang.

«Ce n'est rien! a-t-elle dit dès qu'il lui a été possible de parler. C'est cette vilaine toux nerveuse qui m'irrite la gorge!»

Le général l'a grondée d'avoir bu si avidement cette eau glacée. Il a fait refermer le landau et il a ordonné au cocher de revenir à toute vitesse sur Saint-Hélier.

Aussitôt rentrés à l'hôtel, nous avons obligé la malade à se coucher, et, le soir même, le traitement a commencé. Il s'agissait d'abord de réagir contre la toux en appliquant, au bas des omoplates, deux vésicatoires qui devaient être gardés toute la nuit. Le général l'a fait lui-même avec des précautions infimes, et il a enroulé ensuite des bandes de toile autour de tout le torse. Il y mettait tant de soin et d'adresse que je n'ai pu m'empêcher de lui dire:

«Vrai, mon général, il fait bon être souffrante avec un garde-malade tel que vous... On voit que vous avez l'habitude de faire le bon Samaritain avec ceux que vous aimez.»

IL m'a regardée d'un air étonné:

«Ma foi, je dois vous avouer que, de ma vie, il ne m'est jamais arrivé d'administrer, à qui que ce soit, la moindre pilule!»

«Eh bien! mon général, je vous félicite et vous admire. Du premier coup, vous avez atteint le savoir-faire de l'infirmière la plus accomplie!»

C'est plutôt «de la sœur de charité la plus exquise» que j'aurais dû dire: cette comparaison, seule, pouvait convenir aux soins dont il entourait sa chère malade, aux mille attentions qu'il avait pour elle et aux paroles touchantes qu'il trouvait afin de verser un peu de baume sur le cœur de cette femme qui souffrait,—car ces vésicatoires l'ont fait atrocement souffrir pendant toute la nuit. Jamais je n'ai mieux vu que durant cette nuit de veillée quels trésors de tendresse et de dévouement son cœur, à Lui, renfermait.

Le matin, quand nous eûmes déroulé les bandes de toile et décollé doucement les vésicatoires, j'ai vu le moment où il faudrait les soigner tous deux. Il s'agissait d'ouvrir les cloques qui s'étaient formées. J'ai passé au général de petits ciseaux d'argent: il les a levés, mais il est devenu en même temps si pâle que j'ai cru qu'il allait s'évanouir. Je lui ai alors offert de le remplacer. Ah bien oui! Lui, laisser d'autres mains que les siennes toucher ce corps adoré! Ma seule proposition a suffi à lui rendre le courage qui avait failli lui manquer, et il a bravement accompli l'opération jusqu'au bout.

«Ah! j'ai eu rudement chaud!» a-t-il dit avec un soupir de soulagement, quand le pansement fut terminé.

Ce même jour, Mme Marguerite s'est soumise aux autres prescriptions de son traitement, fort compliqué. Il y avait une potion à prendre par cuillerées d'heure en heure, des pilules pour la toux, d'autres pour le ventre, de la poudre de charbon en cachets pour faire disparaìtre le gonflement, sans compter les fortifiants, jus de viande, pepto-fer et compotes. Tout cela, le général l'administrait à l'heure militaire, sans une demi-minute de retard. Pour qu'il n'y ait pas d'erreur possible, il avait affiché l'ordonnance près du lit de la malade et il s'y référait constamment, se mettant dans des colères épouvantables si tout n'était pas prêt à l'heure dire.

Mais, dès qu'il revenait vers sa malade, il redevenait doux comme une Sainte Vierge, la berçant dans ses bras ainsi qu'elle a dû le faire pour l'Enfant Jésus, et inventant chaque fois de nouveaux propos, les uns tendres, les autres gais, pour la rasséréner.

Au bout de trois jours, Mme Marguerite fut autorisée à se lever. Elle garda la chambre encore quelques jours, puis elle reprit petit à petit le train de vie ordinaire, tout en continuant sa médication avec la même régularité. Le traitement lui faisait un bien incontestable, surtout au ventre, dont le gonflement diminuait à vue d'œil. L'appétit revenait, les lèvres avaient repris un peu de couleur. La toux n'avait que peu diminué. Pour se rendre le soir à dìner, on montait maintenant quelques marches menant aux cuisines, que l'on traversait, ainsi que la grande salle à manger de l'hôtel. Mais cela ne valait guère mieux, car la fumée des fourneaux la faisait tousser tout autant qu'auparavant l'air froid de la cour. Plusieurs fois, les accès la saisirent au moment où elle débouchait dans la grande salle commune, et c'était navrant de la voir ainsi, sous les yeux de tous ces étrangers en train de manger. Au retour dans l'appartement, il y eut encore bien souvent d'autres quintes de toux amenant de fâcheux accidents: cependant, ces derniers tendaient à devenir plus rares.

Ce mieux relatif comblait de joie le général. Il faisait plaisir à voir, tant il était heureux et gai. Un soir, Mme Marguerite lui prépara une surprise qui devait mettre le comble à son bonheur. Deux amis étaient venus de Paris et le général les avait promenés pendant toute la journée. En attendant qu'ils revinssent pour dìner, Mme Marguerite avait fait appeler sa couturière et, à nous trois, nous nous sommes consultées sur ce qu'il y avait à faire pour qu'elle pût se mettre en toilette,—elle qui, depuis trois mois, avait été dans l'impossibilité de prendre un corset. Celui-ci gênait bien un peu: il fut coupé et élargi séance tenante.

Elle choisit une magnifique toilette en moire blanche avec surtout de tulle noir brodé de jais, qu'elle avait dû rapporter de Paris tout récemment. Il y avait à modifier la taille: nous y réussìmes par nos efforts combinés. J'aidai alors Mme Marguerite à s'habiller. Hélas! elle n'avait plus ses belles épaules d'autrefois, et je jugeais, à part moi-même, qu'il était préférable de les voiler. Je pris donc du tulle et des dentelles, la suppliant de me laisser arranger cela pour qu'elle ne puisse prendre froid. J'obtins ainsi de la prudence ce que la coquetterie ne m'aurait certainement pas accordé, car la pauvre femme ne s'apercevait pas à quel point elle était changée. Avec un flot de dentelles, ce fut parfait. Les bras avaient moins maigri que le reste et étaient encore assez beaux. Un brin de rouge sur les joues et les lèvres, des fleurs au corsage, une aigrette de diamants dans les cheveux, et nous eûmes un ensemble tout à fait séduisant. Justement, ces Messieurs venaient d'entrer dans le bureau du général. Mme Marguerite souleva la portière, derrière laquelle je me cachais (car je n'avais pas voulu me montrer à ce dìner) et pénétra vivement auprès d'eux... Ce fut un murmure d'admiration, puis un concert de compliments des deux invités. Quant au général, il ne disait rien: mais, l'ayant regardé par une fente du rideau, je vis que sa figure rayonnait de joie contenue.


Dès que Mme Marguerite eut paru suffisamment rétablie pour n'avoir plus à garder la chambre, le général avait proposé de reprendre les promenades en voiture de l'après-midi, en leur donnant pour but la visite de toutes les villas qui étaient à louer dans l'ìle. J'avais été assez imprudente, ce jour-là, pour lui demander pourquoi il tenait tant que cela à rester à Jersey, alors que d'autres pays, plus tièdes, pourraient leur offrir un séjour autrement agréable; cela m'avait valu un regard de reproche d'Elle et, de la part du général, cette réponse catégorique:

«Belle Meunière, plus un mot contre Jersey, ou bien nous allons nous battre... Vous aurez beau chercher, vous ne trouverez pas, aussi près de France, un pays plus tiède et plus sain que celui-là... Jersey? Mais c'est un autre Nice, moins le voisinage peu sympathique des Italiens de Bismarck!... Et puis, voyez-vous, il y a bien des choses qui nous attachent ici. J'ai un lieu de promenade préféré: le château de Montorgueil, et du haut de ce château, quand le temps est clair, je vois les côtes de France!»

En prononçant ces mots, sa voix tremblait. Il a ajouté:

«D'ailleurs, s'il fait beau demain, notre première sortie sera pour Montorgueil.»

En effet, nous y sommes allés le lendemain. En fait de château, il n'y avait plus guère que des ruines, des murs écroulés, des vestiges de tours, le tout perché sur une roche assez haute. Mme Marguerite, un peu fatiguée, s'était assise chez le gardien, renonçant à nous accompagner plus haut, jusqu'au point de vue favori du général. Quand nous fûmes arrivés, le général laissa planer ses yeux d'aigle sur la mer qui s'étendait à nos pieds, puis, me montrant du doigt un point de l'horizon, me dit:

«Tenez, notre France!»

Je portai les regards de ce côté. Je ne voyais que la mer et un bateau à vapeur qui disparaissait, au loin. Le général me tendit une lorgnette. Après avoir longuement fixé l'horizon, je finis par distinguer, dans la brume du lointain, une ligne un peu plus sombre, qui pouvait être la côte normande. Le général, lui, sans se servir d'aucun verre, s'abritait les yeux sous la main déployée et disait:

«Tenez, je les aperçois maintenant, je les distingue, les flèches de la cathédrale de Coutances!»

Je le regardai. Il se tenait immobile, comme hypnotisé par ce qu'il voyait. Une larme se mit à descendre le long de sa joue.

Doucement, sans le troubler dans sa contemplation, je revins auprès de Mme Marguerite.

«Si vous saviez, me dit-elle, quelle impression cela lui cause!... Bien des fois, je l'ai vu pleurer à chaudes larmes, et un jour même tomber à genoux, la face inondée de pleurs, en tendant les bras vers cette patrie qu'il aime si éperdument et qui l'a proscrit.»

Le général nous rejoignit bientôt, l'air préoccupé, et il demeura taciturne pendant le reste de la journée. Les jours suivants, il m'a fait voir tous les autres sites renommés de l'ìle, le phare de Corbière, où la mer vient avec violence se briser contre les rochers, les grèves de Lecq, les grottes de Plémont, profondément entaillées dans la falaise et accessibles seulement tant que la mer est basse, car elle les submerge en montant... à chacune de ces promenades, conformément au programme arrêté, nous visitions toutes les villas qui se trouvaient à louer sur notre route.

On s'était à peu près décidé pour une propriété située vers l'intérieur de l'ìle, à une demi-heure de Saint-Hélier,—une maison de campagne plutôt rustique, mais entourée d'un immense et superbe jardin,—quand le hasard d'une excursion à la baie de Saint-Brelade nous fit découvrir, tout auprès, une villa qui surpassait en beauté tout ce que nous avions vu. C'était une sorte de pavillon d'été, en briques rouges, d'une élégance et d'une légèreté de construction vraiment exquises, avec d'immenses vérandas donnant sur la mer et des rosiers sans nombre grimpant partout.

Devant la maison s'étendait un bout de prairie qui, seul, la séparait de la plage. Derrière, le terrain s'élevait assez fort, jusqu'à un petit bois de pins. Le jardin, où il devait y avoir, en été, des milliers de roses à couper par jour, occupait cette montée; un chemin, bordé par une rampe à pilastres, en pierre blanche, l'escaladait, en décrivant plusieurs lacets parsemés de bancs de charmilles à formes étranges: tels, un gigantesque tonneau en bois et une grande lanterne de verre. Tout en haut gisaient des ruines, des colonnades à moitié brisées, d'où l'on avait un coup d'œil superbe sur le jardin, la maison et la mer.

à l'intérieur, la villa était installée et meublée avec une coquetterie extrême. C'était flambant neuf et d'un goût parfait. Mais, n'y aurait-il rien eu entre les quatre murs, qu'il y avait là une merveille qui suffisait, à elle seule, à rendre cette habitation désirable entre toutes: c'est la vue dont on pouvait jouir du haut des fenêtres et des vérandas. Le regard embrassait toute la baie de Saint-Brelade, la plus belle de Jersey, qui se découpait en anse sablonneuse, terminée par deux promontoires rocheux dont l'un portait une sorte de château fort. à gauche, à droite, la côte s'étendait, couverte de prés et de jardins, parmi la verdure desquels émergeaient quelques maisonnettes blanches et le clocher pointu d'une chapelle. Et en face, dans toute la largeur de l'horizon, c'était la mer à perte de vue.

Nous étions éblouis. Nous ne pouvions nous détacher de cet enchantement. Pourtant, le général exprima un regret:

«Ce serait autrement beau, si je pouvais apercevoir d'ici ce que l'on voit de Montorgueil!»

Mme Marguerite aurait voulu arrêter la location immédiatement, mais là était la difficulté: la villa venait d'être achetée par un Parisien, qui ne l'avait même pas encore habitée et qui n'était peut-être pas disposé à la louer. Cette incertitude les désola. Ils entamèrent de pressants pourparlers le jour même, et, dès cet instant, ils n'eurent plus d'autre aspiration que de les voir aboutir.

Un matin, par un temps splendide, ils s'en allèrent, tous deux, déjeuner là-bas. Ils ne revinrent qu'à la tombée de la nuit, heureux et ravis au delà de toute expression. Ils me déclarèrent que c'était un séjour idéal, un nid d'amoureux comme on n'en voit qu'en rêve. Ils se réjouissaient à la pensée que la location se conclurait sans doute pour le premier mai. Et, déjà, ils faisaient les projets les plus délicieux: ils reprendraient leurs promenades à cheval, Elle montant Tunis et Lui Jupiter; ils feraient, tous les matins, des baignades en pleine mer; ils se laisseraient bercer dans une barque, sur les flots argentés par le clair de lune...

Mme Marguerite eut un mauvais accès de toux. Une grande tristesse s'empara de moi. Le général s'en aperçut et m'en demanda la cause. Que lui répondre?...

«Mon général, lui dis-je, vous me voyez chagrine, car il me faudra bientôt partir, et j'aurais eu tant de bonheur à être encore là pour vous installer tous deux dans le nid que vous vous êtes choisi.»


Ces longues promenades en voiture, qu'ils faisaient tous les jours, prenaient le meilleur de la journée. En rentrant, le général passait dans son bureau, s'entretenait un peu avec son secrétaire, M. M..., recevait quelques visiteurs, le plus souvent des touristes désireux de lui être présentés, puis se hâtait de rejoindre Mme Marguerite. Ils causaient ensemble et lisaient, aux deux côtés de la cheminée, jusqu'à l'heure du dìner, et ils reprenaient la causerie, après dìner, jusque vers minuit. Ils se levaient aux environs de dix heures du matin. Le général restait à son bureau une heure ou deux, expédiait quelques lettres, recevait parfois d'autres visiteurs, et allait offrir son bras à Mme Marguerite pour la conduire à déjeuner. Après quoi, on partait en promenade.

En somme, existence d'officier retraité qui contrastait du tout au tout avec celle que le général avait si longtemps menée.

Ce changement n'était pas sans réagir sur son état d'esprit. Il avait généralement bonne humeur, bonne mine, bon sommeil, excellent appétit, mais, n'empêche qu'à l'observer de plus près, il apparaissait un peu—comment dirai-je?—un peu alourdi par ce genre de vie insuffisamment actif.

Il causait beaucoup, mais parlait surtout de l'ìle ou bien disait de bonnes choses câlines à Mme Marguerite, et il abordait rarement des sujets plus sérieux. Je me souviens qu'un jour, au retour de courses de chevaux où il m'avait menée, où Mme Marguerite avait tenu à parier et où elle avait perdu, un colporteur courut à notre voiture et nous tendit des images qu'il vendait. Mme Marguerite les prit pendant que le général jetait une pièce blanche à cet homme. C'étaient des images d'Epinal qui reproduisaient les traits du comte de Paris, du duc d'Orléans et divers épisodes de leur vie, y compris l'audience de la 8e Chambre correctionnelle et la prison de Clairvaux.

Un portrait du jeune duc était accompagné de cette phrase: «La prison est moins dure que l'exil, car, la prison, c'est encore la terre de France!»

Un autre portrait le représentait en pioupiou, l'arme au pied, avec cette inscription en lettres tricolores:

«Le premier conscrit de France.»

«Encore ce petit duc!» fit Mme Marguerite, d'un ton de dépit.

Le général lui prit les gravures des mains, les considéra longuement, les sourcils un peu froncés, puis, les ayant froissées en boule, les jeta sous les roues de la voiture, sans prononcer une parole.

Une autre fois, la conversation tomba sur M. D... Le général y mit fin aussitôt, d'un ton qui montrait que ce sujet lui était pénible. Mais j'en avais assez entendu pour comprendre que l'on s'était brouillé au moment où M. D... avait été invité à fournir ses comptes. Mme Marguerite me confia un peu plus tard qu'il y avait eu, dans la caisse boulangiste, un «coulage» d'un million ou deux.

La seule entreprise dont le général se préoccupât vivement était la prochaine élection pour le renouvellement du Conseil municipal de Paris. Il y songeait sans cesse et escomptait la victoire comme certaine.

En vue du résultat qu'il entrevoyait, il se disposait à mobiliser toutes ses ressources: car il entendait faire lui-même les frais de ces élections. Le Comité boulangiste devait venir dans les premiers jours d'avril en conférer avec lui.

Quant à Mme Marguerite, elle supportait avec l'apparence de la plus grande sérénité cette vie de Jersey, où les journées se passaient invariablement, pour elle, à causer avec le général et avec moi, à faire un peu de broderie, un peu de lecture, et à écrire des lettres. Elle ne laissait voir aucun désir d'y rien changer et elle se montra inébranlable chaque fois qu'il m'arriva, étant seule avec elle, de lui rappeler ce que lui avait demandé le docteur.

Cependant, elle n'était pas sans éprouver quelquefois une inquiétude secrète pour l'avenir... Jamais je ne m'en suis mieux aperçue qu'un dimanche où je fus assourdie par des litanies entrecoupées d'une musique aigre et discordante, dont le bruit arrivait jusque dans ma chambre, située pourtant sur la cour. J'entrai dans leur appartement, pour regarder par une fenêtre ce qui se passait. Le bureau du général était vide: je me mis à la croisée ouverte, et j'aperçus l'Armée du Salut qui se démenait sur le quai, devant l'hôtel. Je me retournai, et à ce moment je vis, à travers la porte dont le rideau était un peu écarté, Mme Marguerite, dans sa chambre, agenouillée devant le crucifix d'ivoire suspendu près de son lit, les mains jointes, immobile comme une statue de cire, le regard fixe et les yeux tout débordants de larmes. Je fis un mouvement pour me retirer; elle tressaillit, m'aperçut et se leva, rougissante. Je lui demandai pardon de l'avoir involontairement troublée dans sa dévotion.

«Vous êtes toute pardonnée, fit-elle. Je suis, comme vous, une croyante... Hélas! ne suis-je pas en état de péché mortel?... Alors, je prie Dieu et je demande à sa miséricorde de m'accorder encore la force de vivre du moins jusqu'au jour où j'aurai cessé d'être une pécheresse...»

Ce souci de mettre son cœur d'amante en règle avec sa conscience de chrétienne la préoccupait beaucoup. Elle redoublait d'efforts pour faire aboutir la procédure qu'elle avait intentée en cour de Rome. Comme l'instruction de l'affaire s'éternisait, elle avait fini par s'adresser à un personnage de là-bas dont on lui avait vanté l'habileté consommée en cette matière et l'influence très grande sur les décisions du Vatican. Après mûr examen de sa demande, ce personnage avait bien voulu se charger de la soutenir auprès de Notre Saint-Père. Le but poursuivi n'était plus seulement l'annulation de son propre mariage, mais aussi celle de l'union du général, sous prétexte qu'il avait épousé, sans dispense pontificale, sa cousine germaine. De la sorte, puisque le rejet de l'instance en divorce du général ne leur avait pas permis de s'unir légalement en France, ils pourraient du moins contracter un mariage religieux à l'étranger. Des dépêches chiffrées s'échangeaient sans cesse, longues parfois de plus de cent mots. Je devinais qu'il y avait aussi de gros, de très gros envois d'argent. Mais aucun sacrifice n'aurait semblé trop lourd à Mme Marguerite pour atteindre le suprême but de ses désirs: cette bénédiction du prêtre, cette sanctification de leur amour qui lui permettrait de retourner, l'âme tranquille, à confesse et à communion.

Rien que d'y songer, ses yeux brillaient, son visage s'illuminait. Quant au général, il préférait ne pas en parler, car il doutait... Ainsi, chacun d'eux caressait son illusion: elle, la réussite de cette entreprise, lui, le triomphe aux élections municipales de Paris...

Mme Marguerite avait encore d'autres préoccupations, dont elle ne se confiait pas même au général.

Elle écrivit, à son insu, plusieurs lettres qu'elle me fit porter à la poste, et elle en reçut quelques-unes adressées au nom de sa femme de chambre. Bien qu'elle ne fût guère loquace sur ces sujets, je compris qu'il y avait toutes sortes de micmacs avec la succession de sa tante; qu'il fallait compter avec deux co-héritiers; que la majeure partie de l'héritage était en rente inaliénable, d'où nécessité d'en revendre la nue propriété à perte pour se procurer immédiatement une centaine de mille francs. Je devinai quelque chose de plus: étant allée à Paris, de janvier à février, elle y a déchiré le testament par lequel elle avait institué légataire universelle la jeune femme dont elle aurait rêvé de faire sa fille adoptive et dont, ni elle, ni le général ne prononçaient plus le nom, tant ils avaient eu à souffrir de son ingratitude...

Que renferme son testament actuel? Cela ne fait aucun doute dans mon esprit... Son devoir, à elle, n'est-il pas de tout lui laisser,—quitte à lui de refuser?...

Sur ce point, elle ne m'a rien révélé, mais un jour elle a eu un mot qui m'a beaucoup frappée. Je venais de lui raconter comment les journaux avaient rapporté que Mme Boulanger faisait des économies pour réserver un morceau de pain à son mari quand il lui reviendrait, brisé par la vie...

Elle m'a regardée singulièrement, puis elle a dit, avec un sourire étrange:

«Rassurez-vous, il faudrait que je sois morte pour cela—et alors le général n'aura besoin de rien, ni de personne.»


Les jours s'étaient vite écoulés. La femme de chambre de Mme Marguerite était revenue de Bruxelles, sa mission accomplie, en sorte que ma présence ne leur offrait plus d'utilité. Ils auraient bien voulu me retenir quand même; malheureusement, ma sœur m'écrivait que notre mère était retombée malade, et cela me mettait sur des charbons ardents. Il fut donc convenu que je partirais le dernier jour du mois, un lundi. Mais, avant de m'en aller, je devais éprouver une émotion terrible.

C'était l'avant-veille de mon départ. Ils avaient des invités. Je leur avais demandé la permission de ne pas dìner avec eux, et, mon repas rapidement terminé, j'étais remontée dans leur appartement pour lire un roman de Loti qui m'enchantait, en attendant qu'ils remontassent eux-mêmes et que je puisse leur dire bonsoir. Je m'étais placée sur le divan de l'antichambre, un coussin sous la tête et le dos tourné à la porte donnant sur le couloir, que je n'avais pas refermée. J'étais tout absorbée dans ma lecture, quand subitement, dans la direction du couloir, j'entendis prononcer le nom du général et celui de Mme Marguerite, ce qui me forçait, presque malgré moi, de prêter l'oreille à ce qui se disait.

C'étaient la femme de chambre et son mari, le valet de chambre, qui, sans se douter de ma présence, causaient tranquillement chez eux, leur propre porte à demi ouverte. Le mari était phtisique au dernier degré; il se plaignait amèrement à sa femme de ce que Madame avait eu la pingrerie de ne pas lui payer sa dernière note de médecin, se montant à 500 francs. Là-dessus, les voilà qui se sont mis à dégorger tout ce que leurs âmes renfermaient à l'égard des maìtres.

J'avais eu, jusqu'alors, la naïveté de croire que ces gens-là, qui n'étaient sympathiques ni l'un ni l'autre, portaient, sinon de l'affection, du moins un dévouement absolu à Mme Marguerite. Elle les avait comblés de bienfaits. Elle les avait tirés de la misère la plus noire. Elle ne cessait d'abandonner à sa Delphine pour des milliers de francs de linge et de toilettes à peine portées. à l'hôtel, elle leur avait assigné, à côté de leur propre appartement, une chambre de façade avec vue sur la mer. Ils étaient servis aussi bien que leurs maìtres, et même mieux. Ils ne faisaient presque rien, mais ils empochaient des gratifications sans nombre. Et, quand ils avaient marié leur fille, Mme Marguerite lui avait fait une dot de 20.000 francs auxquels le général avait ajouté 150 louis d'or.

Ah! dans ce qu'ils étaient en train de se communiquer, ils apparaissaient joliment reconnaissants envers leurs bienfaiteurs! Eux, qui auraient dû baiser les pieds de leurs maìtres, ne trouvaient que des méchancetés à en dire: pis que des méchancetés, des objections tellement immondes que le cœur m'en battait à tout rompre de surprise et de douleur. Et, plus ils parlaient, plus leur perfidie éclatait, plus leur haine s'exaspérait. Leurs voix devenaient sifflantes, ils avaient des accents d'une férocité qui me glaçait jusqu'à la moelle. Ils se réjouissaient de tout ce qui arrivait de malheureux au général et à Mme Marguerite, de ses défaites à lui, de sa maladie à elle.

«Ah! la Margot, proféra le valet avec un rire démoniaque, la voilà malade comme moi maintenant!... Tiens, ça me fait rire aux larmes quand je l'entends qui crache sa poitrine...»

Le monstre!... Je voulais me lever pour aller lui vomir au visage son ignominie... Mais le cœur me battait trop violemment... La force me manqua... j'eus une sensation de vide... je perdis connaissance.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

Quand je revins à moi, j'étais à cette même place, Mme Marguerite me faisait respirer un flacon de sels et le général me tapait dans les mains. Ils poussèrent des cris de joie en me voyant rouvrir les yeux. Au même instant, la femme de chambre s'approcha de moi avec un verre d'eau... J'eus un soubresaut et je fis un geste que cette femme a dû comprendre, car, devenue très pâle, elle s'est retirée aussitôt et elle ne s'est plus, dès lors, montrée sur mon chemin.

Quand je fus tout à fait remise, le général et Mme Marguerite m'ont emmenée dans leur chambre, me pressant de questions sur la raison d'être de cet évanouissement dans lequel ils m'avaient trouvée, exsangue comme une morte. Je ne pus d'abord rien leur répondre d'autre que:

«Ah! si vous saviez!... Si vous saviez!...»

Et puis, que leur dire? Si j'avais eu le malheur de leur révéler ce que ces misérables avaient proféré sur le compte de Mme Marguerite, le général les aurait tués. Si j'avais seulement répété la centième partie de leurs propos infâmes, ils eussent été chassés sur l'heure. Je n'osais pas... Je finis par déclarer au général que ces gens-là avaient mal parlé de lui.

«Bon! s'écria-t-il, je comprends ce que vous voulez dire... C'est encore une paire de mouchards corrompus, n'est-ce pas?... Ah! vraiment, mon valet de chambre m'espionne, lui en qui j'ai eu confiance jusqu'à admettre son frère sur la liste de mes candidats investis, aux élections dernières!... Dire que j'allais encore l'envoyer à Paris avec un stock de lettres pour les élections municipales!... Je vous sais fameusement gré de m'avoir ouvert les yeux. Demain, le gaillard aura ses huit jours, et c'est vous qui me rendrez le service de porter ces lettres.»


Le lundi 31 mars, au matin, je suis entrée dans leur chambre pour leur faire mes adieux. Ils m'ont demandé affectueusement ce qu'il me serait agréable d'emporter comme souvenir.

«Un bijou, leur ai-je répondu. J'entends, le pendant du bijou que vous m'avez fait la joie de me donner à Londres.»

Ils ont souri et Mme Marguerite m'a dit:

«Voyez comme nos pensées se rencontrent... J'y avais songé et j'ai enveloppé hier soir ma photographie avec les lettres que voici, qui vous sont confiées par le général pour que vous les jetiez à la poste à Paris.

Et maintenant, dépêchez-vous, le bateau siffle pour le départ!»

Ils m'ont embrassée et, serrant dans mon sac à main le précieux paquet, j'ai couru au bateau, sur le point de lever l'ancre.

Nous voici à Granville. Le bateau est amarré, on va descendre. Je franchis la passerelle, suivie par un voyageur dont j'avais déjà remarqué les regards obstinément fixés sur moi. Il me serre de si près que je me retourne—juste à temps pour lui voir adresser un signe à un monsieur occupé à dévisager les arrivants et dans lequel j'ai deviné un commissaire de police. Je me rends à la douane avec tout le monde.

Puis, en toute hâte à l'hôtel, les passagers du bateau étaient déjà attablés.

Vers la fin du repas, un monsieur à barbe grisonnante, placé près de moi, me dit doucement:

«Madame, vous avez dû sans doute vous en apercevoir... Il m'a semblé remarquer que vous étiez suivie par des agents secrets.»

N'en était-il pas lui-même? à tout hasard, je lui répondis d'un air candide:

«Moi, Monsieur? Je vous demande excuse: ce serait plutôt vous. J'allais vous faire la même remarque. Il nous a bien semblé à tous que vous étiez filé.»

Le monsieur prit une expression vaguement inquiète.

Après déjeuner, je me promenai à travers la ville, jusqu'au train de cinq heures.

à Mantes, étant enfin restée seule dans mon coupé, je déballai le paquet. Il contenait exactement 70 lettres déjà toutes timbrées, adressées soit de la main du général, soit de celle de son secrétaire; plus une grande enveloppe blanche cachetée. L'ayant ouverte, j'en retirai d'abord une lettre sur l'enveloppe de laquelle Mme Marguerite avait écrit: à remettre de suite à ma concierge, 39, rue de Berry.

Je sortis enfin la photographie, que j'examinai longuement.

La voilà telle qu'Elle était il y a deux ans et demi, quand je l'aperçus pour la première fois, et même il n'y a que six mois, à mon départ de Londres! Son buste de déesse se trouve merveilleusement moulé dans une toilette de soirée que je me souviens lui avoir vue à Royat, lors de son second voyage: une toilette en velours héliotrope, avec panneaux soutachés d'or et garnis de pampilles dorées. Ses magnifiques bras sont nus, sans un bracelet ni une bague. La main droite s'appuie sur un vase à fleurs, la main gauche tient un éventail en plumes d'autruches noires à manche d'ébène et à ferrure d'or surmontée de la couronne vicomtale. Au corsage, un immense saphir entouré de diamants, cadeau du général. Dans les cheveux, un diadème en brillants. Dieu, à quel point elle est éblouissante,—ou plutôt, hélas! à quel point elle le fut!

«Paris, gare Montparnasse!» Il est quatre heures du matin. Je décide de jeter immédiatement à la poste les lettres du général, mais en me jurant de rendre fameusement dure la tâche de quiconque voudrait me suivre. Je commence par me faire conduire directement à la gare de Lyon et par y déposer mes bagages en consigne, ne gardant avec moi que mon sac à main. Le jour va bientôt poindre. Rassurée par les équipes de balayeurs qui sillonnent la chaussée, je descends à pied jusqu'à la place de la Bastille, j'avale un bol de lait chaud dans la première crémerie que je trouve en train d'ouvrir et, devant le Restaurant des Quatre-Sergents de La Rochelle, je hèle un second fiacre. Il m'arrête à plusieurs bureaux de poste où je jette une partie de mes lettres. Je le lâche aux Halles et j'y achète une splendide gerbe d'œillets à l'intention de Mme Marguerite. Je me rends de ce pas à Notre-Dame; j'assiste au premier office du matin. En sortant, je retiens une troisième voiture, qui me mène à d'autres bureaux de poste et que je quitte place de la Bourse. J'en prends une quatrième sur le boulevard en donnant ordre de me conduire 25, rue de Berry. Je mets à la poste, en route, les dernières lettres qui me fussent restées. Arrivée à destination, je paye le cocher et je me glisse à travers la porte à peine entr'ouverte. J'aperçois, au fond d'une cour, un domestique à favoris, le plumeau à la main. Allant vers lui, je lui demande carrément:

«Monsieur le Marquis de Montorgueil, s'il vous plaìt?»

Ahuri, il me répond qu'il ne connaìt personne de ce nom. Mais je fais la sourde oreille et j'insiste, afin de laisser à la voiture le temps de filer. Alors ce valet, fixant ma coiffe, est devenu familier:

«Ma petite Bretonne, il faut en prendre votre parti... Ça n'a jamais habité par ici: c'est ce que nous appelons, à Paris, le coup du lapin!»

Le laissant ricaner tout à son aise, je suis ressortie. La rue était vide. Au bout d'un instant, j'étais au numéro 39, une grande et belle maison, tout à fait digne de Mme Marguerite. J'ai remis sa lettre après avoir causé avec la concierge assez longtemps pour être sûre que je ne commettais pas d'erreur sur la personne. Il n'y avait plus de temps à perdre: j'ai vite pris une rue conduisant à l'avenue des Champs-Élysées, où j'ai sauté dans une voiture—et, fouette, cocher, pour la gare de Lyon! à neuf heures du matin, je partais pour Clermont, et à sept heures du soir j'étais rentrée chez moi. Un chagrin m'y attendait: ma pauvre mère est bien mal.


CHAPITRE XIII

Du Retour au second Voyage de Jersey


178.—Vendredi 11 avril.

Faut-il que j'ai été angoissée par la crise que vient de traverser ma pauvre mère, pour avoir négligé jusqu'à ce jour de leur écrire! Je l'ai fait aujourd'hui, et je leur ai envoyé aussi de nos fruits confits d'Auvergne, surtout de ces cerises au sucre que Mme Marguerite aimait tant à croquer, aux jours, lointains déjà, où ils étaient mes hôtes.


179.—Vendredi 18 avril.

Je viens de recevoir la réponse de Mme Marguerite:

«Mardi 15.

»Ma bonne Meunière,

»Nous commencions à trouver votre silence bien long et nous nous en tourmentions. C'était, en effet, pour une triste raison que vous ne nous écriviez pas. Heureusement, cette cause n'existe plus et voilà votre mère, j'en suis sûre, en pleine convalescence.

»Oui, ma bonne Meunière, nous avons la maison de Saint-Brelade. Pensez si je suis contente!... Nous devons nous y installer le 26, c'est-à-dire dans dix jours. Je les compte, tellement j'ai hâte de quitter cet hôtel et d'être chez nous.

»Ces infâmes A... sont partis depuis huit jours. C'est un vrai bonheur pour moi. Je suis enchantée de la nouvelle femme de chambre que j'ai. C'est une travailleuse, très soigneuse, très attentionnée, très avenante. Cela nous change.

»Savez-vous, ma bonne Meunière, que vous venez de nous gâter horriblement. Nous avons reçu hier une caisse pleine de bonnes choses...

»J'ai déclaré qu'on n'en mangerait qu'une fois qu'on serait à Saint-Brelade... Nous vous remercions beaucoup, beaucoup de cet envoi.

»Je vais toujours mieux, je mange mieux, je tousse moins et mon ventre continue à diminuer. Je suis sûre qu'une fois là-bas, je me guérirai tout à fait.

»Au revoir, ma bonne Meunière, nous avons été bien, bien contents de vous avoir pendant quelques jours, car vous savez que nous vous aimons bien. Vous nous reviendrez dès que votre saison sera finie. Le général et moi, nous vous embrassons de tout cœur.

»Vtesse DE B...»

Voilà de bonnes nouvelles: la disparition des deux misérables, la location de Saint-Brelade!

à Paris, la lutte électorale devient de plus en plus ardente pour le scrutin du 27. Dans chaque quartier, c'est un corps à corps désespéré entre le boulangisme et ses adversaires.


180.—Lundi 28 avril.

Quel désastre! Qui aurait pu prévoir qu'ils ne seraient même pas vingt, pas dix, pas cinq, pas deux, et qu'il n'y aurait, au vote d'hier, qu'un boulangiste, un seul, d'élu!

Et c'est pour aboutir à cela que le Comité boulangiste a retenu dans la lutte, malgré lui, le général qui avait eu la sagesse de vouloir l'abandonner dès l'échec des grandes élections de septembre!

Malheureux général! Ils lui en avait conté tant et tant, dans son ìle d'exil, ses soi-disant amis politiques, qu'il avait fini par reprendre de l'espoir... Quelle confiance on était arrivé à lui inspirer dans la fidélité de ses électeurs parisiens, «de ses meilleures troupes», ainsi qu'il disait avec orgueil!

...C'est donc avant-hier qu'ils se sont installés à Saint-Brelade. Ah! la triste pendaison de crémaillère!


181.—Vendredi 2 mai.

Le Comité boulangiste s'est rendu à Jersey afin de tenir conseil avec le général. On donne à entendre que des décisions extraordinaires pourraient sortir de cette entrevue. On ne parle de rien moins que de la rentrée du général avant le second tour de scrutin, c'est-à-dire demain au plus tard.


182.—Lundi 5 mai.

Le désastre est complet. Le second tour de scrutin a parachevé l'œuvre du premier. Hier encore, il n'y a eu qu'un seul boulangiste élu, ce qui porte le total à deux. Voilà pour le Conseil municipal de Paris: quant aux conseillers généraux de la banlieue, tous les élus sont antiboulangistes.

Je ne sais ce que pensent et disent les boulangistes demeurés fidèles, je ne sais même pas s'il s'en trouve encore, car je n'en vois plus trace autour de moi. C'est maintenant le lâchage universel: tout le monde tourne casaque, tandis que les ennemis du général affectent des airs de toréadors foulant aux pieds la bête abattue.

Quant à moi, qui ai la naïveté de ne pas comprendre que les revers de fortune puissent rien changer à l'amitié, et qui viens d'écrire au général qu'il pouvait et devait, demain comme hier, compter sur mon absolu dévouement, je comparerai son histoire politique à l'évolution d'une belle étoile.

Elle gravitait dans la nuit quand tout à coup elle est apparue, scintillante, sur le firmament parisien, un jour radieux de 14 juillet. Elle a rapidement grandi, inquiétant bientôt ceux que son éclat aveuglait, mais émerveillant les autres, ceux qui la trouvaient belle parce qu'elle promettait de devenir grande comme un soleil, comme le soleil d'Austerlitz...

Et c'est ainsi qu'un soir de janvier la comète est arrivée à remplir tout le ciel de son panache d'or. Puis elle s'est mise à décroìtre, à descendre rapidement vers le néant. La fuite, la Haute-Cour, puis la défaite en province, commencée par les élections des Conseils généraux, consommée par les grandes élections du mois de septembre: voilà les échelons de la descente. Enfin, l'effondrement final de Paris.

Adieu, belle étoile! Ta descente est achevée!

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *


183.—Jeudi 22 mai.

Le Comité boulangiste n'est plus. Il a terminé hier son inutile existence, remplie surtout de manifestes très creux et de notes à payer très chargées. De Profundis!

La France n'aura pas une larme de regret.


184.—Vendredi 6 juin.

La cage de Clairvaux s'est ouverte, le jeune duc d'Orléans a été rendu à son papa.

J'ai de nouveau écrit, aujourd'hui, à Saint-Brelade, non sans féliciter le général d'être enfin débarrassé de son Comité.


185.—Mercredi 25 juin.

Une longue et très curieuse lettre de Mme Marguerite:

«Dimanche 22 juin.

»Vous n'êtes pourtant pas, j'en suis sûre, ma bonne Meunière, dans ceux qui abandonnent quand le succès tarde à venir... et pourtant, vous agissez un peu comme si vous n'étiez plus boulangiste... Votre silence nous fait de la peine et, vous voyez, nous fait penser sur vous de bien vilaines choses. Écrivez-nous vite et nous vous pardonnerons.

»Nous sommes installés à Saint-Brelade depuis deux petits mois et nous nous y trouvons à merveille. Ma santé, à ce bon air, s'est tout à fait remise. Je ne tousse presque plus. J'ai retrouvé ma taille d'autrefois. Je mange beaucoup. Somme toute, je me porte à merveille. Nous avons avec nous la mère et la cousine du général. Nous sommes donc entourés, avec les bons amis qui viennent nous voir, d'une façon très douce. Nous ne sommes donc ni malheureux, ni découragés par les trahisons dernières. Nous pensons, au contraire, que cela fera du bien au parti.

»Le général n'ayant plus son Comité qui lui a fait plus de mal que de bien, va reprendre toute sa popularité, popularité qu'il a acquise sans son Comité... Il travaille donc beaucoup et espère très fort dans l'avenir. Dites bien cela tout autour de vous, aux amis comme aux ennemis. Dites-leur que le général a gardé toute sa confiance, qu'il est sûr que d'ici peu le peuple se ressaisira et verra qu'il a été trompé, qu'il l'est encore, comme il est affreusement volé. Il se rappellera alors celui qui a voulu le rendre heureux et prospère et la France entière demandera le général à grands cris. Pour que cela arrive le plus vite possible, il ne faut pas que le général travaille seul. Il faut que nous l'aidions tous.

»Je viens donc vous demander votre concours et vous dire qu'il faut faire beaucoup de propagande à un nouveau journal qui va paraìtre d'ici peu, La Voix du Peuple, et qui sera le journal du général. Nous vous en ferons envoyer beaucoup d'exemplaires et des circulaires, ainsi qu'une lettre du général écrite à la direction de ce journal. Il faut, ma bonne Meunière, vous atteler à cette propagande et trouver un grand nombre d'abonnés. Ce journal ne paraìtra qu'une fois par semaine et ne coûtera que 6 francs par an, donc, pas trop cher pour les petites bourses. Il fera, je crois, beaucoup de bien au parti et sera en même temps très intéressant. Vous êtes très intelligente, très dévouée, vous aimez de tout cœur notre général: travaillez donc beaucoup pour ce journal. Vous êtes à même, surtout pendant la saison de Royat, de le faire avec succès. Faites de la propagande également à Clermont. C'est dit, n'est-ce pas, nous comptons sur vous...

»Le général se porte à merveille, il engraisse même beaucoup. Dès que votre saison sera finie, vous viendrez en juger par vous-même. Nous espérons que votre mère va bien et que ce n'est pas sa santé qui est cause de votre silence. Allons, écrivez-nous vite, et à bientôt.

»Nous vous embrassons de tout notre cœur.

»B. B.

» Le général fait envoyer également des exemplaires à M. B... Dans votre propagande, ne vous occupez donc pas de lui. Mais travaillez ferme. Hélas! ces malheureuses élections ont coûté deux fois plus cher que je ne le pensais.»

Je lui ai répondu immédiatement,—par lettre chargée, puisque de nouveau mes deux dernières missives ne leur sont pas arrivées en mains... Je lui ai promis de m'employer de toutes mes forces à la propagande qu'ils voulaient bien me confier.

Je n'attends plus que le journal annoncé. Mais je tremble que, dans la situation actuelle, les résultats possibles ne soient en disproportion absolue avec l'effort déployé...


186.—Dimanche 6 juillet.

La Voix du Peuple m'est parvenue. Je m'attendais à un grand journal, ou alors à une sorte de revue, comme il en paraìt tant à Paris une fois par semaine. Quelle déception en recevant cette mince gazette, identique par le format et l'apparence à la plus modeste des feuilles d'intérêt local qui se publient dans nos chefs-lieux de canton!

Je suis désolée. Autant vouloir placer les actions d'une maison de crédit en pleine déconfiture!


187.—Mercredi 16 juillet.

«On nous informe, de Jersey, que l'amie du général Boulanger a été atteinte d'une fluxion de poitrine. L'état de Mme de Bonnemain, après avoir inspiré d'assez vives inquiétudes aux hôtes de Saint-Brelade, est maintenant tout à fait rassurant.»

Quand cet entrefilet m'est tombé sous les yeux, cette après-midi, vite, j'ai écrit au général, le suppliant de me tranquilliser. Je venais justement d'envoyer, ce matin, mes fleurs pour la Sainte-Marguerite.


188.—Dimanche 24 août.

Après la défaite, la trahison: c'était fatal. Il s'agissait seulement de savoir qui aurait le triste courage de trahir le premier. Judas vient de sortir du rang. Bien qu'il ait encore un masque sur le visage, il est sûrement un de ceux qui formèrent le Comité du général, qui reçurent ses confidences et qui partagèrent ses secrets.

De tout ce qui se disait et se faisait, il a recueilli jusqu'aux dernières miettes: puis, quand les revers furent arrivés, quand il fut bien sûr qu'il n'aurait plus rien à retirer de l'entreprise, ni rien à craindre du maìtre proscrit, il a porté tout cela au journal qui pourrait le plus cher payer sa honte, et il la lui a vendue.

Le scandale produit par l'apparition de ces «Coulisses du Boulangisme», dans le Figaro, est sans nom.


189.—Mardi 26 août.

Enfin, j'ai pu me procurer le numéro du Figaro, introuvable depuis deux jours, autour duquel tous les journaux mènent un tel tapage à cause des révélations qu'il contient sur Mme X...

Pauvre Mme X...! Il lui a été fait la faveur d'un chapitre entier.

Ah! comme Mme Marguerite a dû cruellement souffrir en lisant ces lignes dont chaque mot est un coup de lancette qu'on lui porte en plein cœur! Quels tourments affreux elle doit éprouver à cette heure même, en songeant que partout, dans l'univers entier, chacun va avoir sous les yeux cet article infâme qui la classe sans façon parmi les maìtresses et les bonnes fortunes du général, qui parle de leur amour si sacré comme d'une liaison publique et affichée, qui lui reproche textuellement de n'avoir pas été le conseiller éclairé et énergique qu'il eût fallu au général, de n'avoir pas été ambitieuse pour lui, d'avoir obéi à des sentiments ordinaires, d'avoir été une amoureuse égoïste, de lui avoir fait tout sacrifier et d'avoir été l'obstacle à sa fortune; qui, bien plus, l'accuse d'avoir préparé et excité le général à la fuite, et qui, prétendant pénétrer dans le secret de son âme, ose insinuer qu'en elle-même cette fuite a dû la réjouir!

Monsieur X..., qui que vous soyez, il y avait un chapitre que, pour tout l'or du monde, vous ne pouviez pas, vous ne deviez pas écrire! Une chose au moins aurait dû vous toucher: un peu de pitié envers un pauvre être souffrant, miné déjà par une maladie terrible, et que vos révélations peuvent faire mourir...


190.—Mardi 2 septembre.

Ce que je redoutais tant se réalise. Je viens de lire dans un journal que Mme de B... aurait eu une rechute très grave.

Affolée, j'ai couru à Clermont et j'ai télégraphié au général:

Vous supplie envoyer nouvelle santé. Attends réponse anxieusement.


191.—Samedi 6 septembre.

Grâces soient rendues au ciel! La nouvelle était fausse et mon alarme vaine. Voici ce que m'écrit Mme Marguerite elle-même:

«Mercredi 3 septembre.

»Ma bonne Meunière,

»Vous venez de rester bien longtemps sans nouvelles de nous, mais cela n'est pas tout à fait notre faute. J'ai été bien malade tout le mois de juillet, ayant bêtement attrapé une grosse pleurésie. Mais, grâce à Dieu, cela n'était pourtant pas aussi grave que ce que les journaux ont bien voulu dire, et la preuve, c'est que je suis maintenant absolument guérie et même mieux portante que quand nous avons eu le bonheur de vous voir, ma bonne Meunière. Si, ensuite, je ne vous ai pas écrit au mois d'août, c'est que nous avons eu tellement de monde—nous en avons encore beaucoup, du reste...—que, vraiment, je n'ai pas, tout en le regrettant beaucoup, trouvé le temps de vous dire que nous vous aimons toujours bien. Hier, nous avons reçu votre dépêche, et, vous voyez, quoique très prise, très occupée, nous y répondons, car nous vous aimons bien et nous espérons bien vous revoir bientôt.

»Quand finit votre saison? Quand serez-vous libre? Nous pensons que vous pourrez venir nous faire une petite visite vers le 15 octobre. Dans ce bon espoir, nous vous embrassons tous les deux de tout cœur.

»Bien à vous.»


192.—Vendredi 3 octobre.

Le mois de septembre s'est achevé, mais la «lessive boulangiste» ne semble pas vouloir toucher à sa fin. Quelle lessive, bonté divine! De mémoire d'homme, je crois qu'on n'a jamais assisté à pareil entre-croisement de polémiques, de démentis, d'altercations personnelles, de duels, de procès-verbaux, de lettres de témoins, le tout agrémenté de la collection la plus complète qui se puisse imaginer d'outrages de toute espèce. C'est une mêlée générale où se confondent tous les partis.


193.—Lundi 27 octobre.

Mme Marguerite ne m'ayant pas encore répondu au sujet de mon voyage à Saint-Brelade, qu'elle m'avait fait espérer, dans sa dernière lettre, pour le 15 de ce mois, je viens de leur écrire que j'attends leurs ordres.


194.—Mardi 25 novembre.

L'hiver est précoce cette année. Nous avons eu de la neige en masse. Il gèle. Je ne cesse de penser au temps qu'il peut faire là-bas, sur le bord de l'Océan, à Saint-Brelade, et au contre-coup que ces froids peuvent avoir pour la santé de Mme Marguerite. Je viens de leur récrire.


195.—Samedi 6 décembre.

Reçu, enfin, une lettre de Mme Marguerite:

«Mardi 2 décembre.

»Ma bonne meunière,

»Pour sûr, vous devez avoir de la peine de notre silence et croire que nous ne pensons plus à vous... Voilà qui serait mal à vous... Nous vous aimons toujours si bien que nous pensons que vous allez vous arranger pour nous venir bientôt. Je suis sûre que cela vous fera plaisir de revoir le général bien portant, gras, gai et ayant plus de confiance et d'espoir que jamais. Moi, vous me trouverez également beaucoup mieux. J'ai été dernièrement à Paris—une des causes de mon long silence,—et, là, j'ai consulté les plus grands médecins. Ils ont tous déclaré que je n'avais absolument rien qu'une toux nerveuse et que mes poumons étaient très bons. Je tousse encore, mais par quintes. Quand à mon estomac, il est remis et j'ai repris, avec même un peu de maigreur, mes mesures d'autrefois. Vous voudrez voir tout cela bien vite, n'est-ce pas? Bien entendu, si vous nous dites que vous pouvez venir, nous vous renseignerons comme pour les autres fois.

»Une autre raison de mon silence, c'est que nous venons de passer quinze jours à Londres. Vous voyez que je me porte bien pour faire tout cela... Nous y avons fait un très agréable séjour. Nous venons d'avoir un temps très froid ici et beaucoup de neige. Je pense que vous ne devez pas avoir très chaud chez vous. Comment va votre mère? J'espère que sa santé ne vous empêchera pas de venir. Le général et moi nous vous embrassons de bonne amitié.

»Vtesse DE B...»


196.—Jeudi 1er janvier 1891.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

Le premier janvier de l'année passée était déjà bien triste pour lui, et cependant c'était avant le désastre des élections municipales, c'était avant les «Coulisses du Boulangisme», et c'était avant sa maladie, à Elle!

Elle! Voilà tout ce qui lui reste, aujourd'hui, dans l'écroulement de tout ce qu'il rêvait. Voilà le seul lien qui l'attache encore à la vie.

Je me demande avec angoisse ce que sera le jour de l'an prochain!


197.—Lundi 12 janvier.

J'ai reçu la réponse aux deux lettres que je leur avais envoyées, le mois dernier et au jour de l'an:

«Jeudi 8.

»Ma bonne Meunière,

»Nous avons été bien heureux de vos bonnes lettres, surtout de la dernière qui nous dit que vous êtes rassurée sur la santé de votre sœur... Nous pensons bien souvent à vous et nous avons grand désir de vous revoir. Nous vous dirions d'arriver tout de suite, si nous n'attendions pas quelques amis. D'ici une quinzaine, je vous écrirai la date à laquelle nous aimerions vous voir arriver—et nous nous en réjouissons à l'avance. Malgré l'hiver absolument rigoureux que nous avons, je ne me porte pas trop mal. Quant au général, il se porte à merveille, car il sait n'avoir jamais voulu que le bien de la France et le bonheur du peuple. Puis, il a confiance. Écrivez-nous, dites-nous ce que vous entendez dire au sujet de la politique, car il faut tout savoir, tout connaìtre.

»Nous désirons que votre mère aille le mieux possible. Nous vous souhaitons ce que vous désirez, d'autant plus que mon cœur me dit que ce que vous désirez le plus, c'est son retour en France!... C'est notre désir le plus grand, qui ne tardera pas, j'en suis sûre!...

»Nous vous embrassons bien fort, comme nous vous aimons.

»B. B.»

J'ai répondu sur-le-champ,—mais, quant à la politique, je me suis contentée d'écrire que la santé des miens m'avait préoccupée à tel point que je n'ai plus causé avec personne, ni lu aucun journal, depuis des semaines.

D'ailleurs, qu'aurais-je eu à leur dire qui pût les intéresser? Des mensonges? Je n'en ai pas le courage. La vérité? Ce serait encore pire! La Voix du Peuple n'y a rien fait: le boulangisme est bien mort, sans résurrection possible. Le regain d'actualité que lui avaient donné les scandales est lui-même tombé. Les polémiques se sont éteintes et l'on ne reparle plus du général que de loin en loin, comme d'un personnage historique dont l'aventure se voile déjà dans la brume du passé.


198.—Lundi 9 février.

Nouvelle lettre de Mme Marguerite et nouvel ajournement de mon voyage, remis de mois en mois depuis octobre:

«Jeudi 5 février.

»Ma bonne Meunière,

»Si je ne vous ai pas écrit plus tôt, c'est que nous venons d'avoir, pendant trois semaines, plusieurs amis. Nous en attendons d'autres pour tout ce mois-ci. Cela nous désole beaucoup parce que cela nous force à reculer votre venue. Mais, heureusement, une chose nous console, c'est que, puisque nous sommes malheureusement forcés de vous retarder d'un mois, nous allons vous retarder de six semaines... Nous vous demandons de nous arriver entre le 20 et le 25 mars!... Hein, vous n'y comprenez plus rien?—Voilà: c'est que, venant à cette époque, outre le grand plaisir que nous aurons à vous revoir, vous pourrez nous être utile. Mais, pour cela, il faudra que vous nous restiez au moins quinze jours, trois semaines, peut-être plus... Voilà ce qui nous fait plaisir! Arrangez-vous donc pour nous arriver vers le 20 ou le 25 et nous rester le plus longtemps possible. C'est entendu, n'est-ce pas?

»Le général a été, l'autre semaine, un peu souffrant d'un torticolis. Mais il est, maintenant, tout à fait guéri. Moi, je vais mieux, tout en n'ayant pas encore une santé bien robuste. Écrivez-nous bien vite que nous pouvons compter sur vous pour fin mars et que vous vous arrangerez pour laisser votre maison le long temps que nous vous réclamerons.—Quel hiver affreux vous avez dû avoir... Ici, pour le pays, il a été terrible: mais, chez vous, quelles misères il y a dû avoir...

»Au revoir, ma bonne Meunière, nous vous affectionnons bien, nous vous embrassons et nous vous disons: dans six semaines, pour longtemps.

»B. B.»

Je suis de plus en plus inquiète par les nouvelles qu'elle m'envoie sur son état. Dans sa dernière lettre, elle me disait: «Je ne me porte pas trop mal.» Maintenant, elle m'écrit: «Je vais mieux, tout en n'ayant pas encore une santé bien robuste.» J'ai relu un vieux paquet de lettres d'un parent qui s'en est allé de la poitrine, dans le Midi. Chaque fois, il se sentait un peu mieux. Ce fut ainsi jusqu'à la fin...


199.—Jeudi 26 février.

On m'a montré un journal qui annonce que Mme de Bonnemain, venue à Paris il y a quelques jours, a été atteinte d'une pneumonie.

J'allais courir à la gare, partir pour Paris, si les miens ne m'avaient suppliée d'attendre au moins la confirmation de la nouvelle, en me rappelant les faux bruits qui m'avaient déjà alarmée au début de septembre.

Je me suis donc résignée à écrire seulement. Mais où? En quel endroit est-elle descendue? Sans doute chez elle, rue de Berry. J'y ai envoyé une lettre et une autre à Saint-Brelade.


200.—Vendredi 13 mars.

Bien que nous soyons un vendredi et un 13, c'est une bonne journée, puisqu'elle a mis fin aux angoisses qui me tourmentaient depuis deux semaines. La lettre, venue de Belgique, que j'ai reçue de Mme Marguerite, me rassure un peu, tout en confirmant la nouvelle publiée par les journaux.

hotel de bellevue

bruxelles

«Mercredi 11.

»Ma belle Meunière, il y a une dizaine de jours, nous vous avons écrit afin que vous ne soyez pas trop tourmentée par la lecture des journaux!... Avez-vous reçu cette lettre?... Selon toutes les probabilités, nous croyons qu'elle n'a pas dû vous parvenir. Je vous racontais qu'ayant été obligée d'aller à Paris, il y a maintenant trois semaines, j'ai été prise, à Paris, d'une congestion pulmonaire. Le général, vous comprenez, s'est affolé de me sentir malade loin de lui. Moi également, j'en étais si malheureuse que cela augmentait ma fièvre, et les médecins ne voulaient pas me laisser retourner à Jersey. Heureusement, le général a eu la bonne pensée de Bruxelles. J'ai pu faire ce petit trajet et nous nous sommes retrouvés ici.

»Je vais beaucoup mieux. Je suis admirablement soignée et je pense que, d'ici huit à dix jours, je pourrai—nous pourrons—rentrer à Saint-Brelade. Dès que nous y serons, nous vous en préviendrons et vous pourrez nous arriver. Donc, à bientôt, ma belle et bonne Meunière. Nous vous embrassons bien fort.

»B. B.

»Écrivez à Monsieur Bertin,

Hôtel de Bellevue, Bruxelles,

Belgique.

»Mettez votre lettre au chemin de fer.»

Quel drame révèlent ces quelques lignes: «Le général s'est affolé de me sentir malade loin de lui. Moi, également, j'en étais si malheureuse que cela augmentait ma fièvre, et les médecins ne voulaient pas me laisser retourner à Jersey!...» Il me semble y assister: Elle, couchée, presque mourante, Lui, fou de douleur, là-bas, envoyant dépêche sur dépêche et déjà prêt à partir pour Paris...

Que serait-il arrivé, mon Dieu, si elle n'avait pas eu la force de se faire transporter à Bruxelles! Il serait accouru auprès d'Elle. On aurait eu la férocité de l'emprisonner, et l'univers aurait assisté à ce dénouement effroyable: l'amante tuée par le chagrin et l'amant frappé de démence par le désespoir ou se tuant lui-même, après avoir épuisé en quelques heures tout ce qu'un homme peut souffrir.


201.—Mercredi 25 mars.

Je pars ce soir pour Saint-Brelade. J'ai reçu cette lettre à midi:

hotel de bellevue

bruxelles

«Dimanche 22 mars.

»Ma bonne Meunière,

»Je vais mieux et nous partons après-demain, mardi, pour Jersey. Nous y serons jeudi matin. Vous allez donc pouvoir, vous aussi, partir et nous rejoindre dès le lendemain de notre retour. Vous aurez cette lettre mardi ou peut-être seulement mercredi matin. Ne perdez pas votre temps, car il faut que vous quittiez Clermont dès mercredi soir, c'est-à-dire le soir du même jour où vous aurez cette lettre, si vous ne l'avez que mercredi. Donc, mercredi soir 25, vous partirez de Clermont pour Paris. Vous y serez jeudi matin, vous vous ferez conduire gare Montparnasse. Là, vous pourrez vous reposer dans une salle d'attente, déjeuner, et vous prendrez, pour Saint-Malo, le train qui part à 11 heures 30 du matin.

»Donc, vous prenez, jeudi 26, à 11 heures ½ du matin (onze heures et demie), le train pour Saint-Malo. Vous y arriverez après être restée deux heures à Rennes pour y dìner.—Vous arriverez, dis-je, à Saint-Malo à 10 heures 42 du soir. Là, vous prendrez un omnibus et vous vous ferez conduire directement au bateau partant pour Jersey à 5 heures 45 du matin, vendredi 27. Vous demanderez le salon des dames et là vous vous coucherez. Cela sera beaucoup moins fatigant que d'aller à l'hôtel et de vous lever à 4 heures du matin, et ainsi, également, vous ne risquez pas de manquer le bateau. Vous serez vers neuf heures à Jersey et là vous trouverez la voiture que vous reconnaìtrez bien, n'est-ce pas?...

»Avez-vous bien tout compris, ma bonne Meunière? Oui, n'est-ce pas? Aussi nous comptons sur vous vendredi 27 et cela nous fait plaisir. Jeudi matin, de Paris, avant de prendre le train pour Saint-Malo, vous enverrez cette dépêche:

«Général Boulanger, Jersey.—Entendu.» C'est tout, nous nous comprendrons. à bientôt donc, ma bonne Meunière. Nous vous embrassons de bon cœur,

»B. B.»

Quand la lettre m'a été apportée, j'étais encore couchée, avec un vésicatoire sur l'épaule droite. Ma sœur aussi est alitée, et rien n'était prêt. N'importe: ils me demandent de venir, je serai près d'eux à l'heure dite! Je me suis aussitôt précipitée aux mille préparatifs à faire. Tout a été mené tambour battant. Je pars en vrai coup de foudre.


CHAPITRE XIV

Saint-Brelade

202

Vendredi 27 mars.—Samedi 25 avril 1891.

à neuf heures du soir, j'ai pris le train de Paris et, le lendemain jeudi, à onze heures et demie du matin, celui de Bretagne. à Rennes, ayant une grande heure à moi, j'ai fait un tour en ville. Je n'ai pas tardé à remarquer que j'étais suivie par une sorte de grand escogriffe, enveloppé dans un ulster et flanqué d'un gros dogue. Je n'en ai pas moins continué ma promenade, en m'informant, de droite et de gauche, de la maison où le général Boulanger était né. On n'a pas su me renseigner exactement. J'ai dû repartir avec le regret de n'avoir pas eu plus de temps à m'en enquérir: je l'aurais bien retrouvée, si toutefois elle est encore debout.

à onze heures du soir, j'étais à Saint-Malo. L'omnibus m'a conduite au port. Je suis descendue, on a déposé mes bagages près de moi et voilà l'omnibus reparti, me laissant toute seule dans la nuit noire. Agréable sensation! J'ai beau chercher des yeux le bateau auquel j'avais demandé à être menée, impossible de ne rien distinguer à travers l'obscurité, si ce n'est, de-ci de-là, quelques lanternes lointaines et, à mes pieds, un clapotis sinistre m'apprenant que je suis au bord d'un bassin. Pour comble d'effroi, un grognement rauque se fait entendre à deux pas de moi: Dieu du ciel, c'est le grand escogriffe de tout à l'heure avec son dogue! La terreur me saisit, je pousse un cri et je me mets à courir, butant à chaque pas contre des cordages et poursuivie par les aboiements furieux du chien.

Je me serais immanquablement noyée dans quelque bassin, si deux douaniers n'avaient surgi juste à temps pour me recevoir dans leurs bras. J'étais si effrayée qu'il m'a fallu un bon moment avant de pouvoir leur expliquer ce que je voulais. Ils m'ont assurée que le bateau était là, à l'ancre: si je ne l'avais pas aperçu, c'est qu'étant à marée basse, il se trouvait au-dessous du niveau du quai. Ils m'ont ramenée vers l'endroit d'où je m'étais enfuie: l'escogriffe avait disparu, mais les bagages, grâce à Dieu, étaient restés en place. Ils ont donné un coup de sifflet strident. Un matelot est apparu, comme s'il sortait du bassin. Il a pris mes bagages et je n'ai eu qu'à le suivre, sur l'échelle qu'il s'est mis à redescendre, pour parvenir au bateau.

Au petit jour, le temps s'est gâté, une bourrasque s'est élevée, accompagnée d'une violente giboulée. Cela promettait une jolie traversée. Elle a été, en effet, aussi mauvaise que possible.

Dix heures du matin. Enfin, le bateau s'engage dans les eaux calmes du port de Saint-Hélier, suivi, à courte distance, d'un autre vapeur, sous pavillon anglais. Aussitôt la passerelle jetée, je me hâte de quitter cette coque de noix où j'ai été si affreusement secouée cinq heures durant. Horreur! La terre ferme elle-même, sous mon pied mal assuré, continue le tangage et le roulis du bateau!

J'aperçois le tilbury du général, amené pour prendre mes bagages, et en même temps je vois venir vers moi les deux grands carrossiers bruns attelés au landau fermé et vide. Je monte dans la voiture qui repart aussitôt vers l'autre extrémité du port. Je me demande ce qu'elle va y chercher: mais déjà je me trouve en face du bateau anglais que nous avions devancé tout à l'heure. Au même instant, sur la passerelle qu'on vient de jeter, apparaìt le général...

Mais il n'est pas seul. à son bras se traìne un pauvre être courbé, un spectre de femme drapé dans un grand manteau de fourrure d'où s'échappent des falbalas fripés. Mon regard hésite... La voilà qui lève un peu la tête, montrant un visage livide et décharné. Est-ce possible, grand Dieu?... Jésus, Marie! Ce cadavre vivant, c'est Elle!

Je les regardais s'approcher, terrifiée comme si je voyais Lazare sortir de son tombeau. Je n'avais cessé de trembler, pendant tout le voyage, en songeant à l'état où je la trouverais. Mais jamais, en mettant les choses au pire, je n'aurais pu concevoir qu'il soit réalisable de changer d'une façon si affreuse, tout en gardant encore un reste de vie.

Je ne sais où j'ai trouvé la force de les embrasser, de leur dire quelques mots de bienvenue, quand ils sont montés dans la voiture. Nous roulions maintenant vers Saint-Brelade. Mes regards ne pouvaient se détacher d'Elle, de cette pauvre figure méconnaissable, amaigrie au delà de toute expression, de ces joues creuses, de ces lèvres réduites à rien qui laissaient apercevoir de longues dents jaunes et déchaussées. Elle me fixait de ses yeux caves, démesurément agrandis par le rapetissement de la face, et brûlants de fièvre.

«Vous paraissez émue, me dit-elle. Sans doute que vous me trouvez bien changée?»

Je fis un effort surhumain pour ne pas éclater en larmes, et je lui répondis:

«Comment n'aurais-je pas de l'émotion: vous revoir, vous retrouver tous deux, après une année entière passée loin de vous!... Vivre enfin cet instant de bonheur que je voyais constamment fuir devant moi et que tout à l'heure encore, pendant cette traversée maudite où j'ai souffert mille morts, je désespérais d'atteindre!... Je vois avec peine que votre traversée n'a pas été meilleure, car nous sommes trois ici à avoir bien mauvaise mine.»

«C'est vrai, fit-elle, nous avons beaucoup souffert de la mer. Le général, qui la craint tant, avait cependant retardé notre départ d'un jour parce que les dépêches la représentaient comme mauvaise... Nous n'avons rien perdu pour attendre et nous avons été horriblement malades tous deux.»

Là-dessus, elle se mit à me raconter tout ce voyage de Paris, qu'elle avait entrepris en février parce qu'elle avait donné congé pour son appartement de la rue de Berry et qu'elle voulait s'occuper elle-même de l'emballage de tout le mobilier. Mais elle n'avait rien pu faire, car, dès son arrivée, elle était tombée malade d'une dangereuse pleurésie, qui l'avait clouée au lit à l'Hôtel Continental. Comme elle me l'avait écrit, il s'était passé là quelques journées atroces, le général affolé étant déjà sur le point d'accourir à Paris et elle-même éprouvant un désespoir sans nom à la pensée de tout ce qui pouvait survenir... Enfin, grâce aux pointes de feu qu'on lui avait faites, elle avait pu partir, le 26 février au soir, et rejoindre le général à Bruxelles...

Elle parlait d'une voix faible, mais toujours encore argentine: le timbre d'autrefois n'était qu'à peine voilé. En revanche, la toux ne discontinuait pas, et il y eut finalement un accès terrible où je crus que sa poitrine allait se briser. Quand elle s'en fut un peu remise, le général lui fit défense d'ouvrir la bouche et il continua lui-même son récit:

«Ce que Marguerite a oublié de vous dire, c'est que je me suis opposé de toutes mes forces à ce qu'elle fìt ce voyage de Paris avant l'arrivée de la belle saison. Je craignais qu'elle ne prìt froid: vous voyez si mon pressentiment m'a trompé... Et, maintenant encore, j'ai voulu l'empêcher d'entreprendre ce nouveau voyage de Bruxelles à Jersey, si long, si fatigant: pensez donc, de Bruxelles à Ostende, d'Ostende à Douvres, de Douvres à Southampton, de Southampton à Jersey, vingt-quatre heures de trajet, moitié en chemin de fer, moitié en bateau, et par quelle mer!... Mais, Madame est une enfant gâtée qui ne veut plus en faire qu'à sa tête: elle a absolument tenu à présider en personne au déménagement de nos bibelots de Saint-Brelade... Car je dois vous dire que nous ne resterons pas davantage à Saint-Brelade et que nous nous établissons définitivement à Bruxelles, où j'ai loué un hôtel, rue Montoyer. Mon mobilier de la rue Dumont-d'Urville attend déjà là-bas en garde-meuble, depuis un temps infini; celui de la rue de Berry vient d'y arriver; il ne reste plus à y expédier que les quelques caisses d'objets que nous avons à Saint-Brelade. Et vous allez même nous donner un fameux coup de main pour cette besogne...»

Pendant que le général parlait, sa figure, très pâle lorsqu'il était sorti du bateau, avait repris de belles couleurs. Le teint rose, le visage plein, les mains grasses, le corps épais accusaient une santé resplendissante.

Nous étions en train de traverser un gros bourg: «Saint-Aubin! dit le général. Dans dix minutes, nous sommes chez nous!»

La route longeait maintenant la mer qui s'étendait à main gauche, grise et houleuse. Un repli de terrain la masqua pendant quelques instants, puis apparut la baie de Saint-Brelade, et, sur la droite, la villa, profilant son élégante silhouette sur le fond plus sombre de la côte couronnée de pins.

Au moment où la voiture s'engagea dans le chemin conduisant à la grille, un drapeau tricolore fut hissé le long du grand mât blanc qui s'élevait derrière la maison.

Le général eut un mouvement de joie: «Notre drapeau!... Combien je lui dois, à celui-là! Combien il me l'a fait paraìtre moins éloignée, notre France!»


Ce jour-là, on ne fit rien d'autre que de se reposer, le général et Mme Marguerite chez eux, et moi dans la chambre qu'ils m'avaient assignée,—une jolie chambre tendue de cretonne à fleurettes roses sur fond crème et bleu de ciel, dont la triple fenêtre donnait sur la mer.

Je ne les revis que le soir pour leur souhaiter bonne nuit, car ils n'étaient même pas descendus dìner, tant le mal de mer de la traversée leur avait enlevé toute envie de manger.

Dès le lendemain matin, je me mis à ma besogne de déménageuse, ce qui m'obligea à parcourir la villa plus d'une fois, des caves au grenier. Mais loin de lui découvrir des défauts cachés, je la trouvai plus pimpante encore, vue de près, que lors de notre première visite, il y a un an.

Elle était construite sur un plan parfaitement conçu. Les communs, avec les cuisines, les buanderies, l'office, les logis des domestiques, occupaient tout l'arrière du bâtiment, regardant le jardin, tandis que les chambres d'habitation donnaient toutes sur la façade, avec vue sur la mer. Elles étaient au nombre de quatre à chaque étage. Celles du rez-de-chaussée communiquaient seules entre elles; celles des deux autres étages n'avaient d'issue que sur le long couloir mitoyen qui séparait les deux parties de la maison.

La plus vaste pièce était, au rez-de-chaussée, le bureau du général. La lumière y entrait à flots par une grande véranda vitrée. Beaucoup de bibelots, plusieurs peintures sur chevalets. Dans un coin, sur une console, un saint Georges en bronze, terrassant le Dragon. Au mur, une jolie toile qui représentait Tunis en liberté, dans la prairie, levant sa fine tête de cheval pur sang.

Deux portes, séparées par la cheminée, conduisaient au salon, dont les murs étaient tapissés d'un treillis de bois doré sous-tendu de soie ponceau, et dont le plafond était tout revêtu de glaces plates, sur lesquelles étaient peints des paons, des faisans et des fleurs. Une précieuse pendule ancienne sur l'imposante cheminée, un admirable écran de soie brodé à la main, deux grandes lampes à pied, des fauteuils, des guéridons, dont un muni de papier à lettres ayant pour en-tête une vue de Saint-Brelade.

à côté du salon, la salle à manger contenant de très beaux meubles, et enfin la bibliothèque, encombrée de livres, où se trouvait un grand meuble extrêmement riche, incrusté de nacre.

Le salon et la salle à manger débouchaient tous deux sur la grande véranda centrale, faisant face à la mer. La porte du salon était masquée par un magnifique rideau en soie olivâtre, brodé en zigzags, à petits points, par Mme Marguerite elle-même, à l'époque où une longue maladie l'avait retenue alitée pendant plus de deux ans. Des tables rustiques et des fauteuils d'osier, drapés de cretonne, garnissaient la véranda qui s'ouvrait sous une toiture vitrée soutenue par des colonnes le long desquelles des rosiers grimpaient.

On montait du rez-de-chaussée aux deux étages supérieurs par un bel escalier très clair, orné de vieilles tapisseries à images et d'une exquise lanterne en fer forgé.

La Chambre de Mme Marguerite se trouvait juste au-dessus du bureau du général. Les tentures et les meubles étaient en peluche verdâtre. Sur une table, un objet de forme étrange: un moulin à goudron, placé là pour purifier l'air.

La chambre du général était représentée par une petite pièce attenante à laquelle menait un couloir étroit.

Ce premier étage renfermait encore trois autres chambres: celle qu'avait habitée, l'année dernière, la mère plus qu'octogénaire du général; celle où sa cousine, Mlle Mathilde Griffith, avait résidé pendant tout le séjour de Mme Boulanger mère, qu'elle ne quittait jamais; celle enfin qu'on m'avait donnée.

Au second étage se trouvaient des pièces mansardées, meublées d'une façon originale: une chambre marine, avec lit de marin, hamac, cordages et ancres; une chambre militaire, pleine de drapeaux, de trophées et d'armes; et le reste à l'avenant.

Dehors, sous les fenêtres, le printemps venait. Le jardin, assez triste à notre arrivée, s'embellissait de jour en jour; de toutes parts, la jeune verdure poussait et quelques arbustes commençaient à se couvrir de floraison blanche ou rose. L'air devenait tiède. C'était la saison des amoureux.

Il semble qu'on n'aurait dû entendre que rires, chansons et baisers dans cette villa délicieuse, où deux amoureux comme il n'y en a guère au monde avaient établi leur nid! Mais rien ne troublait le morne silence de la maison, si ce n'est une toux rauque qui ne discontinuait pas. Pauvres amoureux! Vous avez cru venir seuls pour jouir de votre tête-à-tête divin: mais derrière vous s'est glissé, invisible, un troisième hôte. Il a franchi le seuil en même temps que vous; il s'est assis à votre foyer et il ne lâchera prise que lorsqu'il tiendra la proie qu'il s'est marquée...


Hélas! Rien de plus triste que l'existence vécue par eux dans ce séjour d'enchantement. Ils ne prenaient plus plaisir à rien, ne sortaient jamais dans le jardin, n'allaient même pas sur la véranda. Au bord de la mer se dressaient, abandonnées, deux cabines qui ne leur avaient peut-être jamais servi. Jupiter et Tunis paissaient sur la pelouse sans plus jamais avoir l'honneur de porter leur maìtre, et, comme lui, ils s'épanouissaient. On faisait bien encore, une ou deux fois par semaine, des sorties en voiture, mais en voiture étroitement fermée. Les visiteurs étaient rares. Les après-midi s'écoulaient mortellement longues. Une immense tristesse pesait sur la maison.

Mme Marguerite allait de mal en pis. De jour en jour sa faiblesse augmentait: elle ne se déplaçait plus qu'en se traìnant avec la plus grande peine. Son visage devenait terreux. Son pauvre corps n'était plus qu'un squelette. Tous les quatre ou cinq jours, nous badigeonnions de teinture d'iode ce qui avait été autrefois un torse de Vénus et ce qui n'était plus maintenant qu'une cage osseuse, où pendillaient quelques restes de chairs brûlées par les pointes de feu. Les épaules s'étaient voûtées en arc de cercle. Deux profondes salières se creusaient aux clavicules. Les bras étaient d'une maigreur affreuse.

La toux était continuelle, et, trois ou quatre fois par jour, il y avait des accès si terribles qu'on pouvait croire qu'Elle y succomberait. Mais il ne venait presque pas de sang, probablement parce que ce pauvre corps exsangue n'en avait plus à donner. L'appétit décroissait sans cesse. Elle n'arrivait plus à rien supporter, ni le lait, qui lui était tellement recommandé que le général avait acheté, exprès pour elle, une petite vache du pays, ni même le Champagne.

à l'heure des repas, elle se rendait à table, soutenue par le général, mais elle ne touchait presque à rien et elle faisait peine à voir. Souvent, des nausées la prenaient, et elle avait aussi des pertes sanguinolentes, ce qui m'a fait supposer qu'elle était atteinte de quelque autre dérangement interne en même temps que de la phtisie. Ces causes réunies précipitaient l'aggravation de son état et hâtaient la consomption de son pauvre corps, d'où se dégageait une senteur écœurante—pour ne pas dire plus—qui imprégnait son linge, ses vêtements et se répandait dans les chambres où elle passait. Les nuits étaient encore pires que les journées. Elle avait la fièvre, une forte transpiration la saisissait, et la toux devenait plus mauvaise. Le général ne la quittait pas d'un instant, ne prenant lui-même que quelques bribes de sommeil.

Ils se levaient fort tard. Mme Marguerite ne le faisait qu'à regret; elle aurait préféré céder à l'alanguissement de sa faiblesse et rester constamment couchée. Mais les docteurs avaient recommandé au général de s'y opposer, un trop long séjour au lit déprimant l'énergie et diminuant les forces. Il lui faisait donc doucement violence, pour l'obliger à se lever. Un jour, elle s'entêta à n'y pas consentir. Pour fléchir sa volonté, il déclara qu'il ne mangerait rien tant qu'elle ne serait pas descendue à table. Elle ne voulut pas céder et c'est ainsi qu'il est resté toute une journée à son chevet sans la quitter des yeux et sans prendre aucune nourriture.

Bien entendu, Mme Marguerite ne se mettait plus en frais de toilettes. Elle, si fière jadis de changer de robe trois ou quatre fois par jour et de dìner tous les soirs en grande toilette de bal, ne quittait plus maintenant son peignoir ouaté en pékin lilas à raies de soie et de satin, dont les flots de rubans et de dentelles contrastaient d'une façon navrante avec ce cou et ce visage décharnés. C'est à peine si elle le changeait, lorsqu'ils devaient se faire conduire à Saint-Hélier, contre une robe ample en drap noir, avec un grand boa en fourrure autour du cou.

Cependant, une coquetterie lui restait: ses bijoux. Ses pauvres doigts étaient surchargés de bagues superbes: l'une d'elles portait une grosse perle noire entourée de brillants. Sur l'annulaire de la main gauche, elle avait cinq anneaux montés de la même façon, mais enchâssant cinq pierres de couleurs différentes: topaze, rubis, émeraude, saphir et diamant.

Quelquefois, par un caprice de malade, elle ouvrait son coffret à bijoux et elle les mettait tous sur elle. Elle avait alors l'air macabre de ces reines d'Égypte dont on a trouvé les corps momifiés dans les pyramides, parés comme pour un couronnement. Elle se plaçait devant une glace et se souriait. Et il me semble voir se refléter l'image de la Mort qui grinçait des dents.


Mme Marguerite prévoyait certainement sa fin prochaine. Plus d'une fois, je l'ai surprise tournant un chapelet à chaìne d'or et à grains de nacre perlière, taillés en facette. Quand elle priait ainsi, ses grands yeux désespérément levés au ciel, que demandait-elle à la miséricorde du Tout-Puissant? Elle me l'a dit un jour: «Pourvu que je puisse vivre jusqu'à ce qu'il me soit permis de me marier chrétiennement, je mourrai heureuse!» Pauvre infortunée! C'est un miracle qu'elle implorait: car, maintenant qu'elle a épuisé sans succès toutes les ressources de la science humaine, il ne faudrait rien moins qu'un miracle céleste pour prolonger sa vie, ne fût-ce même que de quelques mois!

Parfois, il lui arriva de faire allusion à sa mort. Un jour, comme Elle finissait de Lui couper les ongles, ce qu'elle tenait à faire elle-même, par câlinerie, elle dit, avec un ton d'infinie tristesse:

«Qui vous fera les ongles quand je n'y serai plus?» D'autres fois, il lui prenait des élans subits de tendresse comme je ne lui en avais jamais vus. Elle l'enlaçait de ses bras, le serrait contre sa poitrine, donnait toute son âme dans un baiser. Elle ne disait rien: mais je sentais qu'une pensée de mort venait de passer sur elle.

Un soir même, après une crise de toux terrible, elle s'écria, en se mettant à sangloter:

«Georges, mon Georges, je crois que bientôt nous allons être séparés!»

Il la saisit à bras le corps, la serra contre lui d'une étreinte éperdue, et, sanglotant lui-même, lui défendit de prononcer encore le mot de séparation: «Me séparer de toi, Marguerite! jamais! jamais!... Si tu pars la première, tu sais bien que je ne resterai pas, mais que je te rejoindrai aussitôt là où tu seras allée... Et puis, je t'en supplie, ne parle jamais de cela: c'est encore si loin de nous! N'avons-nous pas encore de belles années à vivre, une fois que tu seras guérie, jusqu'à ce qu'arrive enfin le jour, plus tard, bien plus tard, où nous partirons tous deux, la main dans la main?...»

En parlant ainsi, le général était sincère. Il ne pouvait pas plus admettre la disparition de cette vie à laquelle la sienne était si étroitement liée, qu'un homme en pleine force ne peut se faire à l'idée de sa mort. Il n'avait même pas la notion de la gravité du mal dont se mourait Mme Marguerite. Il ignorait que ce fût la phtisie. Il ne s'apercevait pas des ravages terribles qu'elle causait. Il avait de son adorée une autre vision que le reste du monde: il la voyait toujours belle comme autrefois.

Un jour, Mme Marguerite s'étant trouvée plus mal et ayant gardé le lit, j'ai voulu profiter de ce que je déjeunais seul avec le général pour tâcher de lui ouvrir les yeux. Je lui ai dit que je croyais de mon devoir d'attirer son attention sur la gravité de la maladie de Mme Marguerite... Il ne m'a pas permis de placer un mot de plus. Jetant sa serviette, il s'est mis dans une colère épouvantable:

«Je vous défends, a-t-il crié, de continuer sur ce sujet! Occupez-vous de ce qui vous regarde et ne venez pas ici jouer l'oiseau de malheur!»

Il avait tellement dépassé la mesure que je n'avais plus qu'à me lever et à me retirer. à peine étais-je dans ma chambre que le général m'y a rejointe, et, me prenant les mains, me les embrassant, m'a priée de lui pardonner son emportement.

«Seulement, a-t-il ajouté, je vous en supplie, quelles que soient vos bonnes et amicales intentions, ne touchez plus jamais un sujet aussi pénible pour moi!»

Et aussitôt, comme pour me prouver—ou se prouver à lui-même—que mes appréhensions étaient sans motif, il s'est mis à me raconter, avec force détails, comment Mme Marguerite avait traversé jadis des maladies bien autrement dangereuses, qui l'avaient clouée au lit pendant des années, ce qui ne l'avait pas empêchée de s'en remettre complètement et de redevenir florissante de santé.

Ses yeux me fixaient, mendiant une parole d'encouragement. Je n'en ai pas trouvé une seule à lui dire.


La maladie de Mme Marguerite n'était pas sans influer sur son humeur. D'égale et de calme qu'elle était autrefois, elle était devenue changeante, impressionnable et prompte à s'agacer.

Ainsi, le tic-tac de la pendule placée sur la cheminée de leur chambre à coucher lui avait causé de telles crises d'énervement que le général avait pris le parti d'arrêter le mouvement tous les soirs, quitte à le remettre en marche chaque matin.

Un jour, elle éprouva une désolation sans nom parce que son couteau à papier était perdu. Il est vrai que ce couteau, à lame de nacre perlière et à manche de vieil argent fleuronné d'or, avait toute une histoire qui le rendait plus précieux pour elle que n'importe quel autre objet.

C'était le premier souvenir que le général, alors ministre de la Guerre, lui eût offert, dans un magasin devant lequel ils s'étaient arrêtés à la première sortie qu'ils avaient faite ensemble, incognito, sur les boulevards. Depuis qu'ils habitaient sous le même toit, c'est-à-dire depuis la fuite, il leur servait à tous deux: combien de livres ils avaient coupés et combien de lettres ils avaient ouvertes avec son aide!

Pendant que Mme Marguerite se roulait sur son lit en pleurant, nous avons bouleversé toute la maison pour retrouver l'objet, mais ce fut en vain.

Une autre fois, elle faillit s'évanouir de douleur parce qu'en rangeant des papiers elle était tombée sur une vieille lettre, tracée d'une écriture féminine, qui portait en post-scriptum ces mots: «Bon souvenir à Taty.»

Cela avait suffi à rouvrir dans son cœur une blessure cruelle et toujours saignante. Celle qui avait tracé ces lignes était la jeune femme qu'Elle avait comblée de dons lorsqu'elle s'était mariée, dont Elle avait rêvé de faire sa fille, son héritière, et qui, depuis, l'avait oubliée. «Mon Dieu, mon Dieu, gémissait-elle, qu'ai-je fait de mal pour souffrir ainsi?... Parce que j'ai aimé, toutes les portes se sont fermées devant moi, on m'a accablée d'outrages, on a voulu me salir de toutes les façons, on a publié sur moi des choses infâmes... C'étaient des ennemis qui faisaient cela, et je supplie Dieu de leur pardonner, car les plus méchants d'entre eux ne peuvent pas se douter du mal qu'ils m'ont fait... Mais avoir été abandonnée et reniée par celle-là même à laquelle j'avais donné toute mon affection et qui a poussé son mépris pour moi jusqu'à ne plus vouloir, malgré les supplications du général, prononcer dans aucune de ses lettres ce nom de Taty qu'elle me prodiguait tant jadis... Juste Dieu, vraiment, c'est trop souffrir!...»

Ce qui augmentait la nervosité de Mme Marguerite, c'étaient les angoisses que lui causait la correspondance qu'elle recevait et expédiait en cachette. D'ordinaire, toutes les lettres à destination de Saint-Brelade étaient remises, par le facteur de Saint-Aubin, au secrétaire du général, qui habitait avec sa femme et ses quatre enfants une petite maisonnette voisine de la villa. M. Mouton venait deux fois par jour, vers midi et vers quatre heures, et remettait le courrier au général, lequel, à son tour, distribuait les lettres qui ne lui étaient pas adressées.

Quant aux lettres à expédier, c'était encore le secrétaire qui s'en chargeait. On s'arrangeait de manière à les faire porter le plus souvent possible jusqu'à Paris, car on se méfiait de la poste de Granville.

Mme Marguerite avait des raisons secrètes pour recevoir et expédier clandestinement toute une partie de sa correspondance. Elle se faisait adresser des lettres, sous double enveloppe, chez leur boulanger de Saint-Aubin, qui les glissait dans l'un des quatre pains de deux livres qu'il envoyait journellement, sur les onze heures ou midi, à Saint-Brelade. La femme de chambre Catherine, en qui sa maìtresse avait toute confiance—et qui, dans ce rôle de confidente dont elle ne pouvait se passer, avait succédé à la perfide Delphine,—avait mission de guetter l'arrivée du garçon boulanger et de retirer les lettres. Elle me les donnait et c'était alors à moi, conformément à ce que m'avait demandé Mme Marguerite dès le lendemain de mon arrivée, de les lui remettre, soit de la main à la main, soit de quelque autre façon. J'avoue que cette besogne me répugnait à l'extrême, car je tremblais sans cesse d'être surprise et de m'aliéner, bien malgré moi, l'estime du général: mais je n'avais pas pu m'y refuser.

Mme Marguerite m'avait priée d'enlever moi-même les enveloppes, pour qu'elle n'eût plus à les déchirer, ce qui prenait du temps et pouvait faire du bruit. Le général la quittait si peu que j'avais les plus grandes peines du monde à lui faire parvenir ces missives. Souvent, je les glissais dans la poche de son peignoir, pendu à la patère, ou bien dans la doublure des semelles de ses pantoufles. Je dus les garder parfois pendant quatre ou cinq jours sans réussir à les passer d'aucune manière.

Une autre difficulté, non moins grande, pour Mme Marguerite, était d'écrire les réponses à ces lettres secrètes. Elle n'y parvenait, le plus souvent, que lorsque le général travaillait dans son bureau et qu'elle se trouvait elle-même au salon. Elle s'asseyait alors à un secrétaire qu'elle avait encombré à dessein de livres et de papiers; elle me faisait asseoir près d'elle, avec un livre en mains, de façon à ce que je la masque un peu. Elle commençait une lettre quelconque, de celles qu'elle n'avait pas à cacher; puis elle se mettait à écrire les autres, tout en prêtant l'oreille au moindre bruissement de la pièce voisine. Le général et elle ne pouvaient se voir pendant qu'ils écrivaient tous deux: mais on entendait à merveille, d'une pièce à l'autre, la plume courir sur le papier. Dès que le général bougeait un peu, Mme Marguerite prenait peur et, toute pâlissante, presque défaillante, elle glissait sous les papiers amoncelés la lettre qu'elle écrivait, et elle feignait de continuer celle qu'elle avait commencée en premier lieu. Ce manège se répétait vingt fois par heure, car le général se remuait beaucoup, marchait à grands pas dans son bureau et venait souvent embrasser Mme Marguerite.

Une fois ses lettres achevées, elle me les remettait et je courais, le matin, les jeter à une boìte aux lettres située tout près sur la route de Saint-Aubin. La femme de chambre portait à Saint-Aubin même celles qui étaient à recommander. De temps à autre, une occasion se présentait pour les faire partir de Paris.

Qu'y avait-il dans toute cette correspondance? J'aurais pu le savoir mieux que personne si je n'avais pensé que, moins que quiconque, je n'avais le droit de m'en rendre compte, puisque c'est à ma loyauté qu'elle était confiée. Je ne sais donc rien: mais Mme Marguerite, pour obtenir mon aide, m'avait donné sa parole la plus sacrée qu'il n'y avait dans tout cela rien d'autre que des missives concernant ses affaires d'argent. Je suis convaincue qu'elle ne m'a pas menti.

Un jour, je lui ai vu retirer d'une lettre trois billets de mille francs. Un autre jour, étant à déjeuner, elle feignit d'avoir oublié son mouchoir sous son coussin. Je montai le prendre et je le trouvai entourant une enveloppe sur laquelle elle avait crayonné: «Dépêche à expédier par Saint-Hélier, au plus vite.» Justement, ils se disposaient, cette même après-midi, à aller voir quelqu'un à Saint-Hélier. Je demandai à les accompagner pour faire quelques achats. Ils me déposèrent devant un magasin de nouveautés et je pus envoyer la dépêche.

Elle était adressée à un M. Martin, à Paris, et elle contenait ces mots:

«Au nom de notre ancienne amitié, vous supplie envoyer vingt mille, de suite.»

Mme Marguerite eut une grande inquiétude pendant trois jours. Le quatrième, elle reçut une lettre qui la rasséréna. Les vingt mille étaient arrivés.

Malheureusement, quelque innocente qu'elle fût, cette correspondance en cachette prêtait à des suppositions et à des dénonciations malveillantes. Des lettres anonymes venaient sans cesse, avertissant le général que Mme Marguerite le trompait, qu'elle le trahissait, qu'elle était une vendue, placée auprès de lui pour le perdre. Quelques-unes renfermaient des détails si précis qu'une personne de la domesticité pouvait seule les avoir révélés. Mais qui soupçonner, du jardinier ou du cuisinier, de l'aide de cuisine ou du garçon de service, du garçon d'écurie ou du cocher? Mme Marguerite finit par soupçonner ce dernier, parce qu'elle l'avait surpris se faisant adresser des lettres à Saint-Hélier. Le général l'ayant appelé pour lui demander des explications, cet homme avait répondu que Madame recevait bien d'autres lettres en cachette. Il avait eu sur-le-champ son congé, tout en restant maintenu à son poste jusqu'au jour où l'on quitterait Saint-Brelade. Mme Marguerite lui portait à présent une telle aversion qu'elle ne pouvait le regarder.

Un jour, vers midi, elle se trouvait avec moi dans le salon, prête à passer à table dès que le général, qui venait de recevoir son courrier, sortirait de son bureau pour lui offrir le bras. Le général apparut, une lettre à la main, et dit d'une voix tremblante d'émotion contenue:

«Ma chère amie, nous allons commettre une folie, ce matin... Le boulanger doit passer d'un moment à l'autre. J'ai donné ordre qu'on m'en avertisse. Je suis décidé à lacérer tous les pains qu'il aura dans sa voiture... C'est une folie. Qu'importe? Les pauvres de Jersey en profiteront...»

Au même instant, un domestique vint dire que le boulanger arrivait, et le général sortit.

Je regardai Mme Marguerite: elle restait assise, immobile, les yeux fixés à terre, livide comme une suppliciée.

Le général rentra, les quatre pains à la main et les jeta, presque brutalement, sur les genoux de Mme Marguerite:

«Tenez, fit-il, voilà les pains qui nous étaient destinés! Ce n'était pas la peine de lacérer les autres, puisque ceux-là seuls peuvent renfermer la fameuse correspondance politique que cette lettre vous accuse de recevoir par ce moyen... Voici un couteau: ouvrez-les vous-même.»

Il lui tendit le couteau, mais elle ne le prit pas. Elle demeura sans un mouvement, pendant que le général, très pâle lui-même, la contemplait.

Finalement, il ne fut plus maìtre de sa colère. Il arracha les pains, et se mit à les entailler avec fureur. Trois d'entre eux gisaient déjà à terre et je commençais à respirer, quand, ayant porté le couteau sur le quatrième, il en fit s'échapper une lettre qui tomba sur le tapis.

Comment ne l'a-t-il pas tuée sur le coup?

Le poing levé, la face injectée de sang, il était terrible à voir. Son poing s'abattit lourdement sur un grand vase de porcelaine, qui se brisa avec fracas. Mais déjà sa fureur était tombée, et, s'effondrant dans un fauteuil, il se mit à pleurer comme un enfant.

Ils restèrent ainsi quelques minutes. C'est Mme Marguerite qui parla la première:

«Georges, sans m'avoir frappée, vous me tuez... Vous en avez le droit, si je suis une misérable... Mais vous avez le devoir de lire d'abord cette lettre, qui est peut-être une infamie, préparée exprès pour me perdre...»

Il leva la tête et la regarda fixement, de ses yeux rougis par les larmes. Puis il ramassa la lettre, déchira l'enveloppe et lut à haute voix. C'était une lettre d'affaires assez insignifiante, se rapportant au collier de perles que Mme Marguerite avait engagé autrefois.

Quand il eut fini, il se mit à marcher à grands pas dans la chambre, repoussant du pied les éclats de porcelaine qui encombraient le tapis. Il fit reproche à Mme Marguerite d'entretenir des correspondances qu'elle ne lui montrait pas, à lui qui cependant n'avait jamais eu un secret pour elle. Il lui rappela que déjà, à l'Hôtel de Bellevue, quelques semaines auparavant, il l'avait surprise écrivant en cachette, qu'ils avaient eu une scène des plus pénibles et qu'elle lui avait juré de ne plus recommencer jamais. Cependant, il convint que le procédé seul était à blâmer et que les lettres surprises n'avaient rien de coupable. Il se radoucissait de plus en plus à mesure qu'il parlait. Ce fut, en fin de compte, Lui qui demanda pardon à Mme Marguerite de lui avoir causé une aussi violente émotion.

Quant au boulanger, il fut vertement tancé, le lendemain, par le général en personne. Il protesta ses grands dieux que c'était la première lettre qu'il eût transmise et il jura, lui aussi, qu'il ne le ferait plus. Mais il avait déjà été mis au courant de tout par la femme de chambre, avec laquelle il avait convenu que les lettres attendraient désormais chez lui jusqu'à ce qu'elle pût venir les chercher. Il n'y eut donc plus de missives secrètes introduites dans les pains du boulanger.

Malgré cet incident, le général conserva une entière confiance dans celle qu'il aimait. Il me le dit assez clairement un jour où je fis avec lui une promenade en voiture, à laquelle je l'avais décidé sur les instances de Mme Marguerite qui, sans doute, avait des lettres importantes à écrire. Il me montra un billet anonyme qu'il avait encore reçu le matin même, et il ajouta:

«C'est une infamie de plus de la femme chez qui j'ai rencontré Marguerite pour la première fois et qui ne sait qu'inventer pour se venger de ce que nous nous sommes aimés... J'ai reconnu la main de cette femme dans tous les malheurs qui nous sont arrivés depuis quatre ans... C'est elle qui corrompait mes domestiques à Clermont-Ferrand et qui obtenait d'eux des dénonciations que j'ai fini par payer de ma plume blanche... C'est elle encore qui lance des entrefilets venimeux dans les gazettes, qui m'entoure d'un réseau d'espions et qui m'accable de lettres anonymes, les unes menaçantes, les autres infâmes... Mais aussi, je crache là-dessus comme il convient et comme je voudrais pouvoir le faire à la face du démon dont la haine ne désarme ni devant mes revers de fortune, ni devant les souffrances de Marguerite... Tenez, à Londres, un de ses émissaires est venu m'offrir de me mettre en mains vingt lettres qui devaient me prouver que Marguerite me trahissait et me conduisait à ma perte... Elle, me trahir! Mais c'était absurde! Mes intérêts n'étaient-ils pas les siens et y avait-il une somme au monde qui pût lui compenser la situation que j'aurais eu l'orgueil de lui faire si j'étais arrivé?... Je ne me serais jamais pardonné d'avoir cédé même à une curiosité: j'ai donc refusé net... Comme l'émissaire insistait, je l'ai mis à la porte avec cette réponse: «Et quand même cela serait, j'aime encore mieux me perdre par elle que de jamais la perdre!»

Sur ces mots, le général ouvrit d'un coup de pouce le bouton de sa manchette gauche, un bouton en or portant un Saint-Georges en relief et renfermant à l'intérieur la photographie de Mme Marguerite.

Il contempla le portrait avec amour, puis se mit à l'embrasser en répétant:

«Toi, me trahir, allons donc!»

Le général ouvrait souvent ce bouton, mais il ne touchait jamais à celui de l'autre manchette. Si parfois ses yeux s'y arrêtaient, il y passait une lueur de tristesse et de dépit. Un jour, le bouton se détacha, par hasard, et roula sur le parquet. Je le ramassai. Il s'était entr'ouvert dans sa chute. Il contenait aussi une photographie, celle d'une toute jeune femme dont la fine tête blonde lui ressemblait beaucoup...


Les jours dignes de pitié que le général vivait auprès de son amie mourante et les nuits d'insomnie qu'il passait avec elle ne l'empêchaient pas d'avoir une mine superbe. Il engraissait à vue d'œil. à ne juger que l'apparence, il semblait aller mieux que jamais. Mais, en réalité, cette façon de vivre finissait à la longue par lui causer le plus grand mal. Elle faisait pis que si elle avait fatigué son corps; elle alourdissait son intelligence et elle déprimait son énergie.

Un incident me donna la mesure du changement opéré dans son caractère. La Cocarde, au cours d'une polémique de presse, avait abusé de son nom et imprimé en première page, en caractères énormes, des extraits d'une lettre confidentielle qu'il avait anciennement écrite.

Le général, tel que je l'avais connu jadis, serait entré dans une colère épouvantable, après quoi il se serait assis à son bureau et vous aurait sabré une de ces réponses comme il savait les envoyer!

à ma grande surprise, il prit la chose le plus mollement du monde, hocha la tête, se demanda ce qu'il y avait lieu de faire, nous questionna sur ce que nous en pensions, remit toute décision après déjeuner, rédigea une lettre à l'adresse de la Cocarde, la lut, la retoucha, la relut, la jeta au panier, en refit une seconde, la déchira également et finit par écrire à son conseiller et ami, Pierre Denis.

Il montrait la même apathie pour tout ce qui touchait à la politique. Il m'avoua un jour que, si Pierre Denis n'avait pas été là pour le retenir, il y a beau temps qu'il aurait envoyé tout au diable. Il avait fait venir des tas de livres qui devaient le renseigner sur les questions économiques, sur les rapports du capital et du travail, sur les besoins du peuple. Il se proposait, de jour en jour, de s'atteler à cette étude, mais il n'y parvenait jamais. Et, en le voyant ainsi, j'avais le sentiment d'une belle et grande force réduite à rien par les conditions malheureuses où elle s'était placée.

Il parlait sans passion de ses adversaires et même des lieutenants qui l'avaient abandonné. Il allait jusqu'à chercher des circonstances atténuantes pour les torts qu'ils avaient eus, et, plus d'une fois, je l'ai entendu citer avec impartialité, bien plus, avec éloge, tel ou tel ancien collaborateur qui avait violemment rompu avec lui: par exemple, Paul Déroulède. Mais il en était quelques-uns dont la conduite envers lui avait été si ignoble qu'il ne pouvait se rappeler leurs noms sans y accoler l'expression de son plus profond mépris. En tête de ceux-là était l'auteur des Coulisses du Boulangisme.

«Je vous en prie, me dit le général, un jour que nous déjeunions seuls, Mme Marguerite étant restée couchée,—ne parlez jamais de ce livre ici! Si Marguerite entendait prononcer son nom, elle pourrait se trouver mal. Elle a failli mourir de douleur à l'époque où a été publié le chapitre qui la met en cause. Elle s'est évanouie en le lisant. J'ai pensé la perdre, et, certes, si elle n'a pas été tuée du coup, ce n'est pas la faute de celui qui a écrit cette vilenie... Le misérable a compulsé son livre comme les sorcières mélangent leurs poisons: il y a pilé des drogues de diverses provenances, mais aussi toxiques les unes que les autres. Des détails confidentiels cueillis à l'ancien Comité; des potins royalistes; des médisances haineuses répandues par la femme que vous savez; des racontars dus à des personnes ayant fait partie de mon entourage, et surtout à un de mes anciens officiers d'ordonnance; enfin, des découpures de journaux, le tout assaisonné du venin le plus pur: voilà la recette des Coulisses du Boulangisme

Le général citait avec une gratitude particulière les noms de ceux qui, malgré la défaite et la calomnie, n'étaient pas allés grossir les rangs de ses ennemis. Sans parler de Pierre Denis, pour lequel Mme Marguerite et lui éprouvaient une véritable affection, il ne s'exprimait jamais qu'avec la plus grande déférence sur le compte de Henri Rochefort. De même sur celui de Mme Séverine, qu'il ne connaissait d'ailleurs que par ses articles, mais à laquelle il savait gré de s'être montrée pitoyable envers lui dans son malheur, alors qu'elle n'avait guère été enthousiaste tant que son étoile montait. Il prononçait encore avec sympathie quelques autres noms, tels que ceux de ses anciens collaborateurs: Paulin Méry, Léveillé, Millevoye, Pierre Richard, de Susini, Dumonteil, Castelin, Théodore Cahu. Combien leur liste était courte en comparaison de l'énorme volume que l'on aurait pu former avec les noms de tous les boulangistes dont la casaque s'était retournée sur les épaules!

Il lui arrivait rarement de faire allusion à ses succès passés. Un jour, cependant, il exprima d'amers regrets:

«Thiébaud et Dillon, s'écria-t-il, ont été mes deux mauvais génies! T... m'a entraìné dans les campagnes électorales un an et demi plus tôt qu'il n'eût fallu. J'aurais dû rester tranquille, faire le mort dans mon commandement de Clermont-Ferrand, mettre la sourdine aux journaux, fermer la porte aux intrigants et aux politiciens. Bref, j'aurais dû m'abstenir de tout ce qui pouvait inquiéter les gouvernants. N'ayant rien à me reprocher, ils auraient bien été forcés de me laisser en place. Le scrutin de liste aussi aurait été maintenu, et, au moment des élections générales, je n'aurais eu qu'à me présenter tout seul, sans avoir besoin d'aucun Comité, pour passer en tête de liste dans soixante départements. Du coup, je tenais la France. Tandis que le plan de Thiébaud m'a mené où je suis. Quant à Dillon, c'est à lui que je dois d'avoir été empêtré dans un tas de sales affaires d'argent et de compromissions de toute espèce, au milieu desquelles j'étais tout honteux de me débattre. Mais ne m'avait-il pas persuadé que, pour faire de la politique, il fallait avant tout des millions? Parbleu! avec des faméliques comme ceux qui se sont alors rués sur la caisse, des milliards n'auraient pas été suffisants! Je n'avais besoin de me compromettre avec personne pour me procurer l'argent strictement nécessaire: les dons patriotiques qui ne demandaient qu'à affluer vers moi auraient suffi... Ma popularité m'assurait le succès, à condition que je ne sorte pas de mon passé de général patriote: les aigrefins qui voulaient en faire leur vache à lait m'ont perdu en m'amenant à endosser le faux rôle de spéculateur et de politicien... Aujourd'hui, il ne me reste plus qu'une dernière ressource: tâcher de reconquérir, sinon ma popularité, du moins l'estime du peuple, en lui prouvant que je suis prêt à travailler pour lui!»

Le général parlait davantage de ce qu'il projetait de faire. Il était prêt à profiter de la première guerre un peu sérieuse qui éclaterait quelque part pour aller «se dérouiller». Déjà, il avait songé, au mois de février, à mettre son épée à la disposition des Portugais, s'ils avaient déclaré la guerre aux Anglais pour leurs empiétements en Afrique.

En attendant, il comptait, étant à Bruxelles, étudier de près les forts de la Meuse et la question de la pénétration en France par la frontière du Nord. Il avait aussi un projet de voyage en Italie, et ce qu'il en dit devant moi me prouva que ses sentiments à l'égard des Italiens étaient devenus bien plus favorables depuis un an.

Il y avait enfin un grand projet de retour en France, auquel il ne fit allusion qu'une seule fois, à propos de leur installation à Bruxelles, qui devait en faciliter l'exécution en rendant la surveillance policière moins aisée. Mme Marguerite connaissait ce projet et l'approuvait. Ils en parlèrent tellement à mots couverts que je ne pus saisir qu'un seul fait: c'est que ses fidèles auraient la surprise de le revoir en personne, à Paris, avant un an.

Ce sera donc la seconde fois qu'il rentrera en France depuis son malheureux départ pour la Belgique, car ils m'ont raconté, sous le sceau du secret le plus absolu, comment ils y étaient venus une fois déjà tous deux.

Cela s'était passé en été 1890, par une nuit sombre de nouvelle lune. Ils s'étaient échappés secrètement de la villa et avaient rejoint, sur la plage, une barque de pêcheurs venue du petit port voisin de Gorey. La mer était absolument calme. Vers les deux heures du matin, ils avaient débarqué sur la côte bretonne, non loin de Saint-Malo. En touchant le sol de la patrie, le général avait été saisi d'une émotion indescriptible. Il l'avait baisé à pleine bouche, et longtemps, longtemps, il avait pleuré.

Ils étaient repartis quand le soleil se fut levé, sans avoir été rencontrés par personne, si ce n'est par un jeune pâtre breton qui avait passé près d'eux au petit jour. Celui-là, certes, en voyant cet homme sangloter sur le rivage, ne se doutait ni du nom qu'il portait, ni des grandeurs qu'il avait failli atteindre, ni de l'infortune où il se trouvait!


J'ai quitté Saint-Brelade le samedi 25 avril, quatre semaines et un jour après mon arrivée. J'avais terminé mon travail de triage et d'emballage. Vingt grandes caisses pleines étaient parties, dont quatre ou cinq, contenant des livres, pour Paris, et le reste pour Bruxelles, à l'adresse de l'hôtel loué par le général: 79, rue Montoyer. Le général et Mme Marguerite se disposaient eux-mêmes à s'en aller dans peu de jours.

La veille de mon départ, la pauvre malade a eu une grande joie. Un éventail m'étant tombé des mains pendant que j'étais à ma fenêtre, je suis descendue pour le reprendre. Je l'ai retrouvé dans le petit parterre de fleurs planté au pied de la véranda; mais, en même temps, j'ai aperçu, fiché en terre, le fameux couteau à papier de Mme Marguerite. Quand je le lui ai apporté, elle m'a sauté au cou. Elle aurait dansé d'allégresse, si elle n'avait été aussi faible. Le général était accouru au bruit que nous faisions. De quel bon cœur ils s'embrassèrent!

Le soir, quand je suis venue leur souhaiter bonne nuit pour la dernière fois, le général m'a dit: «Notre sœur de lait (ils m'avaient fait passer pour la sœur de lait de Mme Marguerite), puisque vous retournez demain en Auvergne, il ne faut pas que vous nous quittiez sans emporter un souvenir des bons amis que vous avez en nous... Il y en a un que nous avons décidé de vous remettre parce qu'il nous a valu aujourd'hui, grâce à vous, les seuls moments heureux que nous ayons vécus à Saint-Brelade depuis longtemps: prenez ce couteau à papier... Vous savez combien il nous est précieux... Cependant, il n'a guère de valeur par lui-même et nous serions heureux de vous voir choisir parmi les bijoux de Marguerite...»

Je l'arrêtai d'un geste, le suppliant de ne rien ajouter à un cadeau qui était le plus touchant qu'ils eussent pu me faire.

Le lendemain, après avoir donné un dernier morceau de sucre à mon cher Tunis, je revins auprès d'eux, vers midi, pour les adieux. Mme Marguerite venait de se lever. Elle avait passé une nuit très pénible, et sa mine était plus mauvaise que jamais. En m'avançant vers elle, j'eus le pressentiment très net que je ne la reverrais plus vivante. Une sorte d'horreur surnaturelle, comme on en éprouve devant les mourants, me passa à travers tout le corps. Mes jambes fléchissaient. Sans une parole, je tombai à genoux et je fondis en larmes.

Elle aussi, comme si elle devinait ce qui se passait en moi, se mit à pleurer, avec de grands hoquets qui étaient presque des râles. Seul, le général s'efforçait de nous calmer. Me relevant de terre, il me dit:

«Allons, ne vous désolez pas ainsi, et ne manquez pas de venir nous voir à Bruxelles!»

Elle répéta:

«Oui, n'oubliez pas... Venez nous voir quand nous serons là-bas!»

Nous nous embrassâmes une dernière fois, nous tenant tous trois enlacés. Le général descendit avec moi. La voiture n'était pas encore là. Pendant qu'on l'attelait devant la remise, nous fìmes quelques pas vers le jardin, jusqu'auprès du mât au drapeau. Le général, se baissant vers une plate-bande, cueillit une pensée et quelques violettes qu'il me remit. Mais déjà on m'appelait. Je courus vers la remise, en criant: «Au revoir!» Lui, debout, à ce moment, au pied du grand mât où flottaient les trois couleurs de France, se découvrit et dit d'une voix forte:

«Adieu!»

J'avais tourné le coin. Je ne le vis plus. Mais, quand la voiture passa devant le perron, je levai les yeux et j'aperçus, pendant quelques instants encore, à la fenêtre de Mme Marguerite, une hâve silhouette de spectre qui me faisait signe de la main...


Le voyage de retour s'est accompli sans incidents.

Triste voyage, pendant lequel les idées de mort ne me quittèrent pas un seul instant. Le train filait à travers des campagnes ensoleillées, où s'épanouissait le printemps. Mais ma pensée était auprès de la pauvre mourante et, quand mes yeux s'arrêtaient par hasard sur toute cette fraìche verdure nouvelle, je me disais: «Feuilles qui venez de pousser, avant que vous ne tombiez, elle sera morte!» Et, alors, mon âme épouvantée tâchait de pénétrer l'avenir...

Quand je suis rentrée dans ma maison, à la tombée du jour, les miens ont poussé un cri d'effroi en me voyant: les insomnies et la douleur m'avaient vieillie de dix ans.


CHAPITRE XV

Leur Fin

203.—Vendredi 1er mai.

à la tombée de la nuit, on vient m'avertir que quelqu'un désire me parler. Je descends à la salle commune et me trouve en présence d'un monsieur décoré, à favoris grisonnants.

«Madame Marie Quinton?» me demande-t-il en me regardant bien en face.

«C'est moi, Monsieur, pour vous servir.»

«Madame, je suis chargé de vous faire une communication toute personnelle.»

Je le conduis dans un petit salon et le prie de s'asseoir. Le voilà qui fouille dans la poche de son paletot. Je m'attendais à en voir sortir quelque papier à procès, tant ce monsieur avait l'air d'appartenir au monde du Palais. Mais il retire une petite boìte cachetée de rouge et me la remet en disant:

«Voici ce que j'ai été chargé de vous apporter de la part de Mme de B..., qui m'a confié cette mission, entre plusieurs autres, au moment de quitter elle-même Jersey... Je ne saurais rien vous dire de plus, ne connaissant, quant à moi, aucun autre détail. Et, sur ce, je vous demande la permission de rebrousser chemin en toute hâte, car j'ai encore une commission à Clermont, et il faut que je sois à Nevers par l'express de ce soir.»

Avant que j'eusse eu le temps de répondre, le monsieur, avec un grand salut, était parti.

J'ouvre la boìte, en coupant la ficelle qui l'enveloppe, cachetée aux armes des B... Un cri s'échappe de ma poitrine...

C'est la parure aux trois perles, dont Mme Marguerite me fait cadeau!

Parure exquise, que je lui ai vu mettre avec ses plus belles toilettes. L'une des perles forme agrafe, montée sur trois fleurs de lis en brillants que soutiennent quatre branches de laurier comprenant trente-deux diamants. Les deux autres forment boucles d'oreilles, entourées chacune d'un fer à cheval en brillants que surmonte une fleur de lis.

...Oh! Marguerite, comment pourrais-je vous exprimer ce que je ressens, moi que cette magnifique surprise eût autrefois enivrée de joie, et qu'elle pénètre de tristesse aujourd'hui!


204.—Mardi 5 mai.

On annonce que le général, après avoir passé par Londres pour y serrer la main à Henri Rochefort, est arrivé à Bruxelles avant-hier.

Je viens de leur écrire, à leur hôtel de la rue Montoyer.


205.—Samedi 16 mai.

J'en ai appris de bien drôles, aujourd'hui, sur la véritable surveillance de haute police dont j'ai été l'objet pendant plus de deux ans. Dès le début de 1889, on a organisé, à mon intention, un service spécial de filature. Deux femmes, habitant le pays, ont été chargées de ne pas me perdre de vue et de me suivre, comme mon ombre, dans toutes mes allées et venues. Pas une visite, pas une sortie dans Clermont ou dans Royat qui n'eût été soigneusement observée.

Cependant, quelque serrée que fut cette surveillance, j'avais réussi parfois à glisser entre les mailles. Mon voyage de Londres n'avait été signalé qu'après coup, alors que j'étais déjà de retour, ce qui avait même valu à plusieurs d'avoir la tête fortement lavée par le Ministère de l'Intérieur, qui supposait que je pouvais avoir été porteur d'instructions pour le scrutin de ballottage des élections générales.

La personne de qui j'ai obtenu ces renseignements et qui était merveilleusement placée pour les fournir, a ajouté:

«C'est ainsi qu'il existe en haut lieu, un gros dossier bourré de rapports vous concernant... Dossier tout à votre honneur, du reste, puisqu'il montre qu'il n'y a rien à relever dans votre conduite,—et pas seulement au point de vue politique: à tous les points de vue...»

L'aveu m'a fait plaisir. Mais, franchement, Monsieur Constans, le résultat auquel a abouti votre enquête peut-il valoir tout l'argent qu'elle a dû vous coûter?


206.—Mercredi 27 mai.

Les journaux font savoir que le général s'est installé, depuis quelques jours, dans son hôtel de la rue Montoyer. à les en croire, cette demeure serait tout simplement princière: porte cochère magistrale, escalier monumental, rampe en bois sculpté digne de figurer dans une exposition de chefs-d'œuvre, salons de réception nombreux et immenses, vérandas vitrées pouvant former des serres de plantes rares, vaste cour, jardin anglais, rien, en un mot, n'y manquerait! Dix chevaux piafferaient dans les écuries, cinq voitures rempliraient la remise, dont un superbe mail-coach avec lequel le général ferait sensation dans le grand monde high-life de Bruxelles.

C'est le Gaulois qui, le premier, a conté ces belles choses. Mon Dieu! qu'elles riment peu avec tout ce que j'ai vu et entendu à Saint-Brelade.


207.—Jeudi 4 juin.

Je suis tourmentée au dernier degré par l'angoisse où me plonge leur silence. Sans cesse, je m'attends à recevoir une lettre de Bruxelles, encadrée de noir...

N'y tenant plus, je leur ai écrit en les suppliant de me rassurer un peu. Ma lettre prête, je l'ai déchirée: elle trahissait trop mon inquiétude. J'en ai refait une autre, et, pour mieux masquer sa véritable raison d'être, j'ai envoyé là-bas de nos fruits confits d'Auvergne.


208.—Mardi 9 juin.

La lettre de Bruxelles est arrivée. L'enveloppe était blanche, mais j'ai eu un serrement de cœur tout de même, car l'adresse était de la main du général...

Grand Dieu! Ses forces auraient-elles déjà baissé au point qu'elle ne puisse plus écrire?... Mais non! Les pages contenues dans l'enveloppe sont encore de son écriture à Elle:

«Dimanche 7.

»Ma bonne Meunière,

»Je comprends vos tourments, et vraiment je suis désolée d'être restée si longtemps sans vous écrire. Mais ce n'est pas de ma faute. Entre ce voyage très fatigant, l'installation de l'hôtel à faire, je n'ai pas eu une minute à moi. Aujourd'hui, je vous écris de mon lit, où le docteur me retient depuis que nous sommes rue Montoyer, c'est-à-dire depuis quinze jours. Je tousse toujours beaucoup et je suis bien faible, mais le docteur me promet une prompte et complète et prochaine guérison. Nous avons eu un si mauvais temps, du reste, que tout le monde a été plus ou moins malade... Notre installation est très jolie, vous verrez cela plus tard. Je ne regrette pas du tout Saint-Brelade.

»Ma bonne Meunière, le hasard est extraordinaire. Juste pendant que je vous écris, on m'apporte un tas de gâteries. Vous êtes vraiment trop gentille. Je ne mange toujours pas beaucoup, mais je mangerai de votre envoi en pensant à vous. Le général qui, ici, a du monde toute la journée—c'est à peine si je le vois—m'a chargée de bien vous embrasser. Je le fais pour lui et pour moi de tout cœur.

»B. B.

»Écrivez au nom du général, 79, rue Montoyer.»

J'ai écrit sans tarder d'une heure.

Elles comptent...


209.—Mardi 7 juillet.

Se peut-il qu'Elle vive encore, Elle que j'ai quittée, il y a deux mois et demi, dans un état si voisin de l'agonie?

J'ai de nouveau écrit à Bruxelles. Qui me répondra?


210.—Samedi 11 juillet.

J'ai reçu la réponse de Bruxelles. Cette fois, lettre comme enveloppe sont entièrement de la main du général:

«Bruxelles, 79, rue Montoyer.

Jeudi 9 juillet.

»Ma bonne Meunière,

»C'est moi qui réponds aujourd'hui à votre lettre d'il y a un mois et à celle que nous recevons aujourd'hui. Mme de B..., en effet, quoique allant beaucoup mieux, est toujours alitée et ne pourrait pas écrire sans fatigue. Elle a été fortement éprouvée, mais les soins qui lui sont donnés par un médecin que j'ai fait venir de Paris promettent de prédire pour bientôt la convalescence. La toux a presque disparu, les transpirations également. Quand elle aura repris un peu d'appétit, les forces reviendront.

»Elle me charge de vous dire de sa part mille et mille choses affectueuses: nous pensons à vous et nous parlons souvent de vous.

»Écrivez-nous; donnez-nous de vos nouvelles. Vous êtes maintenant en pleine saison et il faut espérer que, le beau temps une fois arrivé, les baigneurs ne vous manqueront pas.

»Vous ne nous dites rien de la santé de votre mère et de votre sœur; nous espérons donc qu'elles vont bien.

»Au revoir, ma bonne Meunière. Tous les deux, nous vous envoyons nos souvenirs les plus affectueux.

»Gral B...»

Elle n'a plus eu la force d'écrire! Plus de doute, c'est la fin.

Je leur ai répondu de suite, mais en gardant le silence sur la santé des miens. Qu'irai-je leur raconter à quel point ma pauvre vieille mère est de nouveau souffrante! Qu'irai-je faire retentir mes propres alarmes là où une douleur si immense se prépare...

Si du moins, avant de s'éteindre, Elle pouvait encore respirer le parfum des rouges œillets et des blanches marguerites que je lui fais envoyer de Nice, pour son jour de fête du 20 de ce mois!


213.—Mercredi 15 juillet.

Maman est plus mal aujourd'hui.

J'ai reçu avis de Nice que tout avait été fait selon mes ordres et que les fleurs commandées arriveraient à destination pour le 19.


214.—Jeudi 16 juillet.

Elle est morte!

à sept heures du soir est venue cette dépêche:

Royat, Bruxelles 2316-6-16-5h. 35 s.

Quinton, Hôtel Marronniers, Royat.

Marguerite morte.

On ne s'aguerrit pas contre le malheur. De jour en jour, je m'attendais à la fatale nouvelle. Quand je l'ai reçue, le coup a été aussi terrible que si elle était morte en pleine santé.

J'aurais voulu partir de suite. Tout m'en empêche. Ma maison est pleine de monde comme jamais. S'il n'y avait que cela! Mais, là-haut, ma mère se débat dans la fièvre; ma sœur aussi s'est alitée de fatigue, et il n'y a que moi pour les soigner.

J'ai envoyé cette dépêche:

Général Boulanger, 79, rue Montoyer,

Bruxelles.

Quelle affreuse et désespérante nouvelle! Suis avec vous dans votre douleur. Souffre mortellement de ne pouvoir être près de vous.

Marie.

Demain, je veux lui écrire.

Aujourd'hui, qu'on me laisse pleurer...


215.—Vendredi 17 juillet.

Je lui ai écrit, je lui ai parlé d'Elle, je l'ai supplié de trouver la force de vivre.

Car, depuis la dépêche d'hier, je redoutais d'un moment à l'autre une nouvelle encore plus terrible...

J'ai ouvert les journaux de ce matin en tremblant. Dieu soit loué. Il ne s'est pas tué dès qu'elle fut morte!


216.—Samedi 18 juillet.

Les journaux donnent des détails sur la mort de Mme Marguerite.

Le général n'aurait eu les yeux ouverts sur la gravité de son état que dans le courant de mai. Il s'est

[Voir la texte de la lettre]

une lettre écrite à main

une lettre écrite à main

une lettre écrite à main

adressé aux spécialistes les plus renommés pour le traitement de la tuberculose. On a essayé de la créosote, puis, depuis le début de ce mois, d'un remède nouveau, le gaïacol, administré en injections sous la peau. En dernier lieu, le général faisait ces injections lui-même.

Il y aurait eu un soulagement, un sentiment de mieux dans les premiers jours de la semaine, et le général se serait repris à espérer. Mais, le mercredi, la malade a été saisie d'une sorte de vertige. On a appelé le médecin. En descendant, il a pris le général à part et lui a dit: «Préparez-vous, c'est fini.»

Le général n'a plus quitté le chevet de la mourante. Il est resté douze heures près d'elle, couvrant de baisers ces mains qui se glaçaient. Elle ne toussait plus. Elle s'assoupissait par instants, puis, soudain, s'éveillait. Ses yeux se tournaient alors vers lui, le fixant longuement, tandis que ses lèvres remuaient et voulaient parler. Mais elle n'eut la force de prononcer que deux paroles,—les dernières:

«à bientôt...»

La nuit tombait. La mourante entra en agonie. Sa poitrine se soulevait en un râle effrayant. L'écume lui montait aux lèvres.

Vers le milieu de la nuit, un peu de calme survint. Puis elle souleva légèrement la tête et entr'ouvrit la bouche, comme pour happer l'air. En même temps, ses yeux tournèrent...

Lui se jeta vers elle, l'appelant par son nom d'une voix désespérée. Mais déjà sa tête était retombée sur l'oreiller. Elle était morte.

...C'est demain, à deux heures, qu'auront lieu, à Bruxelles, le service et l'enterrement de Mme Marguerite, décédée le 16 juillet 1891, dans la trente-sixième année de son âge.

J'ai fait dire, ce matin, une messe basse pour le repos de son âme. Pendant que le prêtre officiait pour Elle, moi, je priais pour Lui...


217.—Dimanche 19 juillet.

...Pauvres fleurs de la Sainte-Marguerite, qui deviez lui parvenir la veille de sa fête, et qui arrivez à Bruxelles aujourd'hui, jour de son enterrement!


218.—Lundi 20 juillet.

Les obsèques, par un navrant contraste, ont eu lieu à travers une ville en pleine liesse populaire, car c'était hier la fête nationale des Belges et la grande kermesse de Bruxelles.

Le général avait fait lui-même la toilette funèbre de la défunte. Il l'avait enveloppée d'une longue robe blanche, puis il l'avait couchée dans son cercueil avec un bouquet d'œillets et de marguerites sur la poitrine. Avant qu'on refermât le couvercle, il avait coupé une mèche des cheveux blonds de la morte et lui avait donné un dernier baiser.

[Voir la texte de la lettre]

une lettre écrite à main

une lettre écrite à main

une lettre écrite à main

une lettre écrite à main

Après la levée du corps à la maison mortuaire, le cortège s'est rendu à l'église Saint-Jacques-sur-Caudenberg, en traversant le boulevard du Régent, la place du Trône, la place des Palais, la place Royale, tout remplis de trophées, de mâts et de drapeaux.

Derrière le corbillard marchait le général, en habit, la plaque de grand-officier de la Légion d'honneur sur la poitrine, très droit, le front levé, mais le visage affreusement pâle et parfois convulsé par des contractions. Cinq députés boulangistes le suivaient: Castelin, Déroulède, Dumonteil, Millevoye, de Susini, et avec eux quelques fidèles du parti comme Théodore Cahu, quelques amis personnels, enfin quelques dames en grand deuil, parmi lesquelles Mme Séverine. Sur tout le parcours du cortège, le peuple, en habits de dimanche, s'écrasait.

Place Royale, devant la façade de l'église, et jusqu'au haut des marches, sous les colonnes du péristyle, il s'est produit une indigne bousculade, à l'entrée comme à la sortie.

L'absoute donnée, on est monté dans les voitures de deuil qui se sont rendues, au pas d'abord, puis au grand trot, à travers les faubourgs du Sud-Est, au cimetière d'Ixelles.

Au moment où le corps a été enfermé dans le caveau, le général n'a plus été maìtre de sa douleur. Il a été pris d'une défaillance. On a dû le soutenir.

Ce n'est encore qu'un caveau provisoire où le cercueil a été déposé, en attendant que le général lui fasse ériger une tombe définitive.

Cette dernière information m'a diminué un peu l'angoisse qui me broie le cœur, car elle me donne la certitude qu'il ne se détruira pas avant que la tombe ne soit achevée.


219.—Samedi 25 juillet.

Par le courrier du soir m'est venu un mot de lui, tracé sur sa carte:

LE GÉNÉRAL BOULANGER

a été très sensible à votre dépêche et à votre lettre; il vous en remercie bien vivement et va vous écrire.

Bruxelles, le 23 juillet 91.

Demain matin, je ferai partir le bouquet de marguerites, imité en fines perles de verre, que j'envoie au Général pour la tombe d'Ixelles.


220.—Mercredi 29 juillet.

Le testament de Mme Marguerite est connu. Il a été rédigé à Paris, le mercredi 29 janvier 1890. Il partage sa fortune entre trois dames, trois amies. Du Général, il ne fait aucune mention!

L'une de ces dames reçoit toute la garde-robe et tous les bijoux. Mais c'est tout ce qui reste encore d'Elle, à celui qu'elle a quitté!


221.—Lundi 3 août.

Le Général m'a écrit:

«Bruxelles, 79, rue Montoyer.

»Samedi 1er août.

»C'est bien vrai, ma pauvre bonne Meunière, elle n'est plus, cette créature adorable qui m'a donné les seules années de bonheur que j'ai eues dans ma vie. Elle est partie, me laissant seul, tout seul, et au moment même où l'amélioration produite par un traitement nouveau de Paris me faisait croire qu'elle était sauvée.

»Heureusement, la chère créature tant aimée ne s'est pas sentie mourir. Elle s'est éteinte sans aucune souffrance, faisant encore des projets la veille de sa mort. Je dis heureusement; car elle eût été trop attristée si elle avait compris que nous allions être séparés; pas pour longtemps, je l'espère.

»Sa famille voulait avoir son corps. J'ai refusé, et je le garde, je le garderai envers et contre tous.—Ma seule consolation est d'aller toutes les après-midi au cimetière la voir et causer avec elle. J'ai placé moi-même, sur son cercueil, le charmant bouquet de petites marguerites que vous et votre sœur lui avez envoyé. Merci en son nom.

»Je lui fais, en ce moment, construire un caveau où elle reposera en paix au milieu des fleurs qu'elle aimait tant, et où elle m'attendra... Car, vous qui l'avez connue, vous devez comprendre, n'est-ce pas, qu'on ne peut survivre à la perte de cet ange de beauté, de grâce, de douceur et de bonté. Je sais que je ne m'appartiens pas, que j'appartiens à mon pays. Aussi, j'irai jusqu'au bout de mes forces; mais après, si je pars, personne n'aura rien à me reprocher. D'ailleurs, je ne vis plus que matériellement; je suis un corps sans âme.

»Écrivez-moi de temps en temps, ma bonne Meunière. Parlez-moi d'Elle, cela me fera du bien. Et pensez souvent à moi, qui ai été le plus heureux des hommes, et qui en suis aujourd'hui le plus malheureux.

»J'espère que vous allez bien, ainsi que votre mère et votre sœur, et, pour moi et pour ma pauvre petite morte tant aimée, je vous embrasse du plus profond de mon cœur.

»Gral Boulanger.

»Écrivez-moi toujours à la même adresse.


222.—Samedi 8 août.

Avant-hier, le cercueil de Mme Marguerite a été transporté du caveau provisoire dans le caveau définitif, que le Général a fait creuser en un endroit du cimetière qu'il a lui-même choisi.

Le caveau seul est achevé. Le reste de la tombe est en construction.

Tant mieux! Encore un délai.


223.—Mardi 18 août.

Les journaux reparlent du Général. Le prince Napoléon aurait songé à lui, comme témoin dans le mariage de sa fille avec le frère du roi d'Italie. Le Général désapprouve les manifestations excessives auxquelles les plus violents de son parti viennent de se livrer à propos de l'ordre donné à notre escadre de se rendre de Cronstadt à Portsmouth, et à propos de la représentation de Lohengrin à l'Opéra.

Tout cela indiquerait-il que le parti de vivre reprend le dessus en lui?

Je lui écris pour la seconde fois depuis sa lettre. Ma résolution est bien prise maintenant. J'irai auprès de Lui, pour lui parler un peu d'Elle, dès les premiers jours d'octobre.


224.—Jeudi 17 septembre.

Je lui écris pour la troisième fois.


225.—Samedi 26 septembre.

Je suis horriblement angoissée. J'ai eu un cauchemar affreux, cette nuit. J'ai vu venir vers moi, parmi les tombes d'un cimetière, le Général et Mme Marguerite qui se tenaient étroitement embrassés.


226.—Mercredi 30 septembre.

Il s'est tué.


227.—Mercredi 7 octobre.

Depuis trois jours, depuis que je commence à me relever lentement de la prostration où cet épouvantable malheur m'a jetée, j'ai essayé en vain de tracer une seule ligne. Chaque fois, le désespoir, me débordant du cœur, m'a paralysée.

C'est le 30 septembre, à 11 heures ½ du matin, près de la tombe de Mme Marguerite, que le général s'est tué d'un coup de * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

C'est en vain! Je ne suis pas encore assez forte aujourd'hui.


228.—Samedi 10 octobre.

Depuis que son Amie l'avait quitté, le général ne vivait plus que dans la pensée de la rejoindre. Il se faisait conduire au cimetière tous les jours, à 4 heures, y portait des fleurs et restait longuement en méditation devant le tombeau. Il habitait sa chambre, il couchait dans le lit où elle était morte, et la nuit, pendant les rares instants de sommeil qu'il parvenait à trouver, il lui parlait et il entendait en rêve sa voix qui l'appelait.

Quand la tombe fut complètement achevée, il s'est mis à trier ses papiers, dont il a jeté au feu, tous les jours, une grande quantité. Il a réglé les comptes de tous les fournisseurs, quelques jours avant la fin du mois. Le 29 septembre, il a écrit son testament politique, contenant ces lignes:

«Je me tuerai demain, non pas que je désespère de l'avenir du parti auquel j'ai donné mon nom, mais parce que je ne puis supporter l'affreux malheur qui m'a frappé il y a deux mois et demi. Depuis deux mois et demi, j'ai lutté. J'ai essayé de prendre le dessus. Je n'ai pu y parvenir.

»Je suis convaincu que mes partisans si dévoués, si nombreux, ne m'en voudront pas de disparaìtre en raison d'une douleur telle que tout travail m'est devenu impossible...

»En quittant la vie, je n'ai qu'un regret: ne pas mourir sur le champ de bataille, en soldat, pour mon pays...»

Il a écrit en même temps son testament privé, léguant tout son avoir à sa cousine, Mlle Mathilde Griffith, donnant son cheval Tunis à un ami, M. Barbier, et exprimant la volonté formelle d'être enterré dans le caveau qu'il avait fait construire pour Marguerite.

Sur l'un et sur l'autre testaments, il a ajouté:

Ceci est écrit en entier de ma main, à Bruxelles, 79, rue Montoyer, le 29 septembre 1891, veille de ma mort.

Après quoi, il a signé.

Il a rédigé ensuite une lettre destinée à sa vieille mère, où il lui expliquait tendrement qu'il partait pour un long voyage. La malheureuse femme ayant l'entendement affaibli par la grande vieillesse, cette lettre devait servir à lui cacher que son fils était mort.

Il a libellé de sa propre main des dépêches annonçant sa mort à diverses personnes, une, entre autres, pour la générale, sa femme, qu'il a adressée ainsi:

«Madame Veuve Boulanger,

Rue de Satory, Versailles.»

Ces dépêches, il les a placées dans une grande enveloppe, sur laquelle il a écrit:

Télégrammes à expédier immédiatement après ma mort.

à 4 heures, il est allé déposer les testaments chez son notaire. Cela fait, il a accompli son pèlerinage quotidien à la tombe d'Ixelles. Après l'avoir longtemps contemplée, il est entré chez le conservateur du cimetière, M. Marchal, lui a serré la main et lui a recommandé d'une voix émue les frêles arbrisseaux qu'il avait fait planter autour de la tombe, afin qu'ils l'abritent de leur ombrage plus tard.

Le soir, à dìner, il s'est montré d'une bonne humeur inaccoutumée. Il a causé gaìment avec un ami qui se trouvait depuis quelques jours son hôte, M. Dutens. En se levant, il a embrassé sa vieille maman avec une tendresse particulière.

Vers 10 heures du matin, le mercredi 30 septembre, il a fait atteler son coupé et il est sorti sans en avertir personne. Mais son absence a été presque aussitôt remarquée par M. Dutens, qui ne le perdait plus de vue depuis qu'il l'avait surpris dans son bureau, quelques jours auparavant, tenant un revolver à la main.

Saisi d'un pressentiment, M. Dutens est sauté en fiacre et s'est fait conduire au cimetière. Le général s'y trouvait, en effet, devant le caveau. En voyant la mine inquiète de son ami, il a eu un sourire. Il lui a pris le bras et s'est mis à se promener avec lui à travers les tombes, tout en le rassurant d'un ton enjoué. Quand il l'eut suffisamment tranquillisé, il l'a invité à aller renvoyer son fiacre, devenu inutile puisque le coupé était là pour les ramener tous deux. Il était 11 heures ½. Le général a fait le tour du tombeau et s'est assis du côté droit, sur le rebord du soubassement, le dos appuyé contre la pierre tombale, les jambes étendues vers le lilas planté tout auprès. Il a posé son chapeau à terre, a sorti un revolver de sa poche, l'a appliqué contre la tempe droite et a fait feu.


La balle a troué le cerveau de part en part, puis elle est allée se perdre par delà le mur du cimetière. On est accouru au bruit de la détonation, mais déjà le général expirait. Son corps n'avait pas bougé, sa tête pendait sur la poitrine, un fort jet de sang s'échappait de chaque tempe.

Le revolver était resté dans sa main crispée, on l'a retiré. Le corps tout ensanglanté, étendu dans le coupé, a été ramené par M. Dutens à l'hôtel de la rue Montoyer. En le déshabillant, on a trouvé sur le cœur, complètement détrempée de sang, la boucle de cheveux que le général avait coupée à son Amie morte. La grande photographie de Mme Marguerite, semblable à celle qu'elle m'a donnée, occupait, sous la chemise, toute la largeur de la poitrine. Le sang desséché la collait si fort contre la peau qu'on ne put l'enlever sans la déchirer par places.

On a revêtu le corps d'un habit de soirée avec la plaque de grand-officier de la Légion d'honneur. On a laissé au doigt la bague en fer à repasser. On a joint les deux mains sur la poitrine et l'on a placé un crucifix entre deux candélabres, près du lit mortuaire.

La nouvelle du suicide s'était rapidement répandue en ville. à trois heures de l'après-midi, on la criait dans les rues de Paris, et elle courait dans toutes les bouches à la brillante garden-party que M. et Mme Carnot offraient à l'Élysée. Sur les six heures, je recevais la désespérante dépêche qui me l'apprenait et qui m'étendait à terre comme un coup de massue.


Le 1er octobre, à 9 heures du soir, on a mis en bière le corps du général, après avoir replacé sur sa poitrine la photographie et la boucle de cheveux, et après avoir mis à ses pieds des œillets rouges. Le cercueil portait une croix en palissandre et une plaque de cuivre sur laquelle on avait gravé: «Général Boulanger.»

Les funérailles ont eu lieu le 3 octobre. Le cardinal-archevêque de Malines ayant refusé l'assistance de l'Église, le cortège s'est rendu, à 4 heures, directement de la maison au cimetière. Le cercueil était recouvert d'un grand drapeau tricolore. Le corbillard disparaissait sous l'amoncellement des couronnes. Derrière lui, étaient portés, sur des coussins, tous les insignes et toutes les décorations du général défunt.

Henri Rochefort, Paul Déroulède, une vingtaine de députés, plus de deux cents délégués venus de France, marchaient ensuite. Une moitié de Bruxelles accompagnait le cortège, et l'autre le regardait passer. à l'entrée du cimetière, il y a eu une bousculade si épouvantable que de nombreuses personnes ont été blessées. Il n'y a pas eu de discours. Déroulède a jeté sur le cercueil du proscrit un peu de terre de France. Puis, le caveau des deux amants a été fermé.


229.—Vendredi 1er janvier 1892.

* * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * * *

Depuis des mois, ils ne sont plus.

Leurs dépouilles charnelles se désagrègent dans un même sépulcre, jusqu'au jour où, s'échappant de leurs cercueils tombés en poussière, leurs cendres se confondront.

Mais leurs âmes vivent, et, en dépit des préjugés sociaux, en dépit même de la sévérité qu'a pu montrer un prince de l'Église, elles doivent avoir trouvé, dans l'au-delà, une pitié sans bornes qui leur a tout pardonné, parce qu'elles ont immensément aimé.

Et, tant qu'il y aura des hommes sur la terre, c'est-à-dire de pauvres êtres destinés à aimer, à souffrir et à mourir, leur souvenir et leur nom survivront, enlacés...


CHAPITRE XVI

Ixelles


230.—Lundi 25 avril 1892.

N'oubliez pas... Venez nous voir quand nous serons là-bas!...»

Elles n'ont pas cessé de résonner dans ma mémoire, ainsi qu'une suprême invite, ces paroles, les dernières qu'Elle m'eût adressées, à Saint-Brelade, quand je les ai quittés.

Il y a de cela un an juste, jour pour jour, et je suis venue les voir aujourd'hui.

Arrivée à Bruxelles pour eux et rien que pour eux, j'y ai visité toutes les stations de leur calvaire. D'abord, très haut dans la rue Royale, au delà de la colonne du Congrès, au nº 103, sur la droite, cet hôtel Mengelle, leur première étape après la fuite. Au début de la même rue, sur la place Royale, l'hôtel de Bellevue, où elle s'est fait amener de Paris, presque mourante déjà, avant les dernières semaines passées à Jersey, et dont les fenêtres de façade donnent sur l'église Saint-Jacques en laquelle son cercueil a été béni. Un peu plus loin, allant du Parc Royal au Parc Léopold, la rue Montoyer, une belle rue aristocratique et tranquille, aux maisons blanches et aux portes cochères fermées. Tout au bout, les dépendances d'une gare: des murs en briques noircies par la fumée, des palissades de bois, un passage à niveau de chemin de fer. Un peu avant d'y atteindre, à droite, le nº 79, où ils ont passé les derniers mois de leur vie, où Elle est morte, et où son cadavre à Lui a été ramené, couvert de sang. Une façade blanche, une porte cochère, quatre fenêtres de rez-de-chaussée, et deux autres étages à cinq fenêtres chacun.

Rue d'Arlon, rue du Parnasse, rue Caroly, rue de Dublin, rue de la Paix, chaussée d'Ixelles: c'est l'itinéraire qu'a suivi le cortège du suicidé.

La route traverse de tristes paysages de banlieue. Des maisons de plus en plus clairsemées, les unes vieilles, basses et noires, les autres à peine construites, tout en briques, en fer et en verre. Des terrains à bâtir, des carrés rougeâtres de terre argileuse fraìchement remuée, des plants de culture maraìchère, des prés où paissent des moutons, et, de-ci de-là, des hangars de marchands de tombes et des serres d'horticulteurs pour couronnes mortuaires.

Une petite place ronde: voici l'entrée du cimetière. Je quitte la voiture, portant dans mes bras le buisson de marguerites que je leur apporte de Royat, poussé en bonne terre de France. Une courte avenue me mène à un rond-point, d'où rayonnent cinq autres avenues, précédées chacune de deux grands cyprès en forme de cônes.

Laquelle prendre? On me montre la troisième, juste en face. Elle est plantée de jeunes acacias, et entièrement garnie de tombes des deux cotés. Elle se termine, au bout d'une centaine de mètres, à un petit carrefour formé par l'entre-croisement de la 10e avenue, qui longe, à gauche, le mur du cimetière, et de l'allée nº 6, qui descend vers la droite. La dernière tombe, à gauche, au coin, est la leur.

Bien simple, la pauvre tombe. Un soubassement précédé, en avant, de deux marches, une pierre tombale inclinée, et, à son sommet, une colonne brisée. Le tout en pierre grise, blanchâtre.

Une grille basse, à glands dorés, entoure le caveau et les deux petits espaces laissés libres de chaque côté. Elle n'a pas plus de cinq mètres en longueur sur trois à quatre en profondeur. Plus de cinquante couronnes y pendent, la plupart en feuilles de zinc ou en perles de verre, envoyées par les Comités révisionnistes. Parmi elles, quelques minces couronnes en plâtre, offertes par des pauvres et aussi quelques fleurs desséchées.

La grille est précédée d'une bande de terre large d'un mètre, où poussent des pensées et des myosotis. Au fond, des cyprès dressent leur silhouette sombre et à droite, tout au coin, s'élève un sapin nain.

Dans l'intérieur de l'enclos, des rosiers vont bientôt fleurir. à droite, à un mètre et demi de la tombe, on a laissé debout le lilas qui a été témoin du suicide. La place où le général s'était assis, sur la bordure du soubassement, se trouve à peu près à la hauteur de l'avant-dernière ligne de l'inscription gravée sur la pierre tombale.

Cette inscription, je n'ai pu d'abord la distinguer, car un grand bouquet de marguerites, lié avec des rubans tricolores, se trouvait jeté là et la couvrait. J'avais déposé mes marguerites au pied du tombeau, je m'étais agenouillée sur le bord du chemin et, le cœur gonflé d'une douleur sans nom qui ne voulait pas éclater en larmes, j'ai prié. Puis, j'ai fixé longuement jusqu'aux moindres détails de ce que j'avais devant moi, afin de ne l'oublier jamais.

Des pas approchaient, des gens venaient vers moi. Je me suis relevée et me suis mise à marcher à travers le cimetière. Du petit carrefour voisin de la tombe, j'ai contemplé la campagne, les vertes prairies pleines de troupeaux et, plus loin, la fraìche verdure printanière du bois de la Cambre. Le site était si champêtre et le petit cimetière si blanc, si propre, que l'aspect en était presque gai. Le soleil semait des étincelles sur la dorure des croix et sur le poli des granits.

Je revins vers leur sépulture pour lui jeter un dernier regard. On venait d'y toucher. Mes marguerites étaient maintenant dans l'intérieur de l'enclos et le bouquet jeté sur la pierre tombale en avait été retiré. J'ai pu alors la lire, scintillante sous le soleil, l'épitaphe qui clôt l'histoire des deux amants:

marguerite
19 décembre 1855
16 juillet 1891
à bientôt!

———

georges
29 avril 1837
30 septembre 1891
ai-je bien pu vivre deux mois et demi sans toi?


MONT-LOUIS.—CLERMONT-FERRAND

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