Le Journal de la Belle Meunière: Le Général Boulanger et son amie; souvenirs vécus
CHAPITRE VII
Du troisième au quatrième Séjour
74.—Mardi 19 juin.
Le général a dû éprouver une bien vive contrariété, puisqu'en fin de compte les vins rouges ont fléchi tandis que les blancs faisaient prime et que la piquette elle-même améliorait son cours! Les résultats complets, connus aujourd'hui, ont cruellement démenti les prévisions d'hier. Loin de tenir la tête, Déroulède n'arrive que troisième et dernier au ballottage, distancé non seulement par Gélibert des Séguins, mais par Weiller lui-même! Et déjà les journaux antiboulangistes ricanent: «Preuve absolue que le général, en dépit de ses succès personnels, n'est pas en état de faire élire ses partisans... Bien plus, défaite directe pour lui, puisqu'il a eu l'imprudence de dire aux électeurs: «Voter pour Déroulède, c'est voter pour moi!»
Les journaux commencent à s'inquiéter sérieusement—il en est bien temps!—de ce qu'a bien pu devenir le général depuis une semaine.
Les bruits les plus contradictoires ont couru. On a parlé d'un voyage secret du général à Berlin, en vue de rassurer le nouvel empereur allemand sur ses intentions pacifiques. On a prétendu, d'autre part, que le général était compromis dans le drame de la Boissière, où son ami, le commandant Hériot, a été blessé d'un coup de feu et qu'il se cachait pour cela.
Le XIXe Siècle assure que le général a été aperçu à Agen, blessé à la jambe et voyageant en compagnie d'une dame très corpulente.
La Cocarde et la Presse déclarent qu'il a fait simplement un voyage à Auch.
Par contre, le Figaro d'hier annonce que, parti de Paris, gare d'Orléans, mardi dernier, au soir, il s'est rendu d'abord à Toulouse, puis en Auvergne chez un ami, dans un château aux environs de Thiers.
Un journaliste de Clermont est venu m'interviewer pour tâcher de me faire avouer qu'il était chez moi.
Je lui ai tenu le même langage qu'au commissaire de police, et j'ai ajouté en riant que le monsieur qui était descendu chez moi ressemblait si outrageusement au général que j'avais cru devoir lui conseiller de se faire couper la barbe s'il voulait éviter d'autres mésaventures.
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75.—Mardi 3 juillet.
Reçu aujourd'hui la première lettre qui me vienne de Mme Marguerite:
«Ne croyez pas, ma bonne Meunière, que nous vous oublions. Ne le pensez pas. Nous nous souvenons au contraire de vous et nous pensons bien souvent aux heures heureuses que nous avons passées dans votre jolie chambrette. Comptez donc toujours sur nous.»
Ce n'est qu'un petit mot, écrit à la hâte. Mais qu'il m'a été agréable et avec quel plaisir j'y ai répondu!
76.—Mardi 10 juillet.
Le général fait en ce moment un voyage à travers la Bretagne, son pays natal. Partout, les populations l'accueillent, avec enthousiasme, comme un compatriote dont elles sont glorieuses et fières. Hier, à Saint-Servan, il a prononcé des paroles qui m'ont causé bien de la joie. Il a déclaré qu'il ne poursuivait qu'un but: «reprendre son épée» et qu'il y atteindrait avant un an.
77.—Vendredi 13 juillet.
Reçu ce matin un autre billet de Mme Marguerite:
«Jeudi 12.
»Ma bonne Meunière, merci de votre lettre affectueuse. Vous avez en nous de bons amis en qui vous pouvez avoir toute confiance. Soyez assurée de notre sincère affection.»
Dans ces quelques mots aucune préoccupation ne se trahit. Sûrement, ils ont dû être écrits avant...
Car, hier après-midi, il y a eu une séance épouvantable à la Chambre. Le général est venu sommer l'Assemblée de reconnaìtre son impuissance et de réclamer elle-même sa dissolution.
«La Chambre, a-t-il dit, est incapable de rien produire... Elle a renversé, pour les motifs les plus futiles, cinq ministères, et le sixième est une déception de plus... La Chambre est en fragments, en débris, en poussière!»
Un tumulte sans nom a accompagné ces paroles. La majorité, debout tout entière, a couvert d'invectives le général et ses quelques partisans.
Le Président du Conseil a répondu au général par une attaque violente: «Le plus modeste de ces représentants du peuple que vous insultez, s'est-il écrié, a rendu à la République plus de services que vous ne pourrez jamais lui faire de mal!»
Le général a bondi de son siège, s'est élancé vers M. Floquet, lui criant qu'il avait impudemment menti. La Chambre a voté la censure, au milieu d'un vacarme sans précédent: mais le général n'a pas attendu le vote et il a jeté sa démission de député.
Voilà donc où nous en sommes avec cette infernale politique qui ne fait qu'exalter de part et d'autre l'exaspération!
78.—Samedi 14 juillet.
Son sang a coulé.
Il s'est battu avec M. Floquet, à mort, hier matin. Il a reçu un profond coup d'épée dans le cou. Il est tombé blessé grièvement,—peut-être mortellement.
79.—Dimanche 15 juillet.
Oh! la triste veillée que j'ai faite hier, seule dans leur chambre, pendant qu'au dehors éclataient les pétards de la Fête Nationale et résonnaient les mirlitons...
J'ai attendu avec impatience l'arrivée du matin pour courir aux nouvelles. Le premier journal que j'ai pu me procurer, j'ai presque hésité à le déplier, tant j'avais peur d'y lire: «Le Général a succombé à sa blessure.»
Grâce à Dieu, la blessure n'est pas mortelle! Il s'en est fallu de quelques millimètres!
Je me suis demandé ce qu'il fallait faire. Mon cœur disait qu'il fallait partir de suite, aller à Paris, auprès de Lui, à son chevet. Mais ma raison répondait qu'il ne se trouvait pas chez lui, qu'il était resté dans la maison dont le jardin avait servi de champ clos, chez le comte Dillon, un ami pour lui, un inconnu pour moi...
J'ai donc simplement envoyé une dépêche chez le comte Dillon, à Neuilly, près Paris, 6, boulevard d'Argenson.
Par moments, mon cœur me reproche tout de même d'avoir obéi à ma raison...
80.—Lundi 16 juillet.
L'état du cher blessé s'améliore. La blessure entre en voie de guérison. Il a pu prendre un peu de nourriture.
J'ai lu que Mme Boulanger s'était rendue auprès de lui avec ses deux filles.
J'ai lu aussi qu'une élégante dame blonde, qui suivait des yeux la rencontre dans une voiture arrêtée près de la grille du jardin, s'est évanouie au moment où le général est tombé...
81.—Mardi 17 juillet.
L'angoisse me reprend. Son état s'est aggravé. Des bulles d'air ont pénétré dans la plaie. Une congestion pulmonaire s'est déclarée.
82.—Mercredi 18 juillet.
Enfin, une lettre d'Elle!
«Mardi 17 juillet.
»Ma bonne Meunière,
»Vous avez dû,—d'après l'affection que vous nous portez,—passer quelques jours bien pénibles... Mais, grâce à Dieu, je vous griffonne ces mots pour vous dire que notre cher Général est en pleine voie de guérison. Ne vous tourmentez donc plus et donnez-nous bien vite de vos bonnes nouvelles. Vous savez à quel point nous nous intéressons à vous.
»Encore et bien toujours à vous!»
C'est donc Elle qui est à son chevet! Tant mieux, je puis leur écrire maintenant sans hésitation.
C'est justement la Sainte-Marguerite après-demain. Je vais envoyer, chez le comte Dillon, une jardinière pleine de marguerites.
83.—Vendredi 20 juillet.
Il y a amélioration sensible. Avant-hier, il a bien dormi, bien mangé et il a pu quitter le lit pour un fauteuil pendant une heure. Hier, le mieux a continué. La blessure s'est cicatrisée. Il ne reste plus que la congestion pulmonaire, qui ne semble pas offrir de danger.
84.—Samedi 21 juillet.
L'état devient tout à fait rassurant. Le Général a pu se tenir levé pendant quelques instants.
Demain aura lieu, dans le département de l'Ardèche, une élection qui prend une importance exceptionnelle, puisque le Général en attend le siège de député que sa démission lui a fait perdre. Le duel l'a malheureusement empêché de se rendre auprès de ses électeurs, mais on pense, cependant, qu'il passera à une grosse majorité.
85.—Dimanche 22 juillet.
Le Général est guéri. Il a pu se lever pendant des heures entières. Il rentrera peut-être aujourd'hui même chez lui, rue Dumont-d'Urville.
Comme j'ai remercié Dieu, ce matin!
86.—Lundi 23 juillet.
Le Général est rentré dans son hôtel de la rue Dumont-d'Urville.
L'élection de l'Ardèche est une défaite: il est mis en minorité par 43.000 voix contre 27.000.
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87.—Mercredi 8 août.
Le Général a repris la lutte électorale. Il s'est représenté dans le département du Nord, et, en outre, dans ceux de la Somme et de la Charente-Inférieure. Les trois élections doivent avoir lieu ensemble, de dimanche en huit.
Il accomplit en ce moment sa tournée de candidat dans la Charente-Inférieure. L'accueil que lui font les populations paraìt aussi chaleureux qu'auparavant. La semaine prochaine, il se rendra dans la Somme.
88.—Lundi 13 août.
Il a eu lieu, l'attentat que tant de gens souhaitent peut-être avec ferveur dans le tréfonds de leur âme,—l'attentat contre la vie du général Boulanger! Seulement, il a raté.
Hier après-midi, à Taillebourg, entre Saintes et Saint-Jean-d'Angély, dans la Charente-Inférieure, le landau du général débouchait sur la place de l'Église, au milieu des acclamations de la foule, quand un homme s'est élancé vers le général, déchargeant sur lui cinq coups de revolver. Deux paysans, qui se tenaient contre les roues, ont été blessés. Un cheval s'est abattu sous les coups de feu. Le général, admirable de sang-froid, s'est levé droit dans la voiture, faisant signe qu'il n'était pas atteint. Mais déjà la foule en fureur se ruait sur le meurtrier. Cinq brigades de gendarmerie ont eu la plus grande peine à arracher l'homme aux mains de ceux qui l'auraient lynché sur place. Les citoyens indignés ont alors dételé le landau et se sont mis à le traìner eux-mêmes.
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89.—Lundi 20 août.
C'est un succès complet, écrasant, sur toute la ligne. Comme il n'avait cessé de le prédire, il est élu au premier tour dans les trois départements: dans la Charente-Inférieure par 57.000 voix; dans la Somme par 76.000; dans le Nord par 142.000!
Les échecs du mois dernier sont effacés du même coup, sans qu'il en survive le moindre vestige. Son étoile apparaìt plus resplendissante que jamais.
90.—Vendredi 31 août.
Les journaux annoncent que le Général est parti pour un voyage de quelques semaines qui le conduira en Suède et Norvège et peut-être en Russie.
Je n'en crois pas un traìtre mot. Le voyage que le Général est en train d'entreprendre doit être celui-là même dont ils ont causé tous deux ici, et que le duel, ainsi que la triple élection, auront forcé de retarder jusqu'à ce moment.
Le Général a d'ailleurs joliment raison de fournir aux curieux une fausse piste. Tous les yeux vont maintenant se tourner vers la Norvège. Ils y perdront le Nord, les pauvres, tandis que lui, tranquillement, gagnera le Midi.
91.—Jeudi 20 septembre.
Rien de plus drôle que le bruit qui se mène autour du voyage du Général. Tous les journaux en parlent et chacun donne une version différente. Les journaux du parti persistent à affirmer que le général s'est rendu en Norvège et détaillent ses faits et gestes à Christiania. Mais les correspondants d'autres journaux leur télégraphient que jamais le Général n'est venu dans ces parages. D'autre part, on croit l'avoir aperçu en Allemagne, à Hambourg, à Dresde, à Gastein, dans un couvent de Bavière; on parle même d'une entrevue avec Bismarck. On le signale aussi en Suisse, à Lucerne, à Prangins où l'on suppose qu'il est allé voir le prince Napoléon. On l'a vu en Belgique, à Anvers et à Bruxelles. On l'a vu en Italie, à Venise. On l'a reconnu en Espagne. Enfin, il en est qui prétendent que le Général voyage en Bretagne, à Nantes, à Pornic et dans l'ìle Beber, chez le comte Dillon, tandis que d'autres assurent qu'il s'est tout bonnement et bourgeoisement retiré aux environs de Paris, à Ville-d'Avray, ou dans la vallée de Chevreuse.
Pour moi, une seule version est la bonne: celle d'Espagne. On a cru reconnaìtre le Général à Barcelone, à Madrid, à Grenade. Il doit être là, avec Elle, dans ce beau pays du soleil, loin des curieux, des interviewers et des politiciens.
92.—Lundi 8 octobre.
Le Général est rentré à Paris, venant de Baie, par un train si matinal qu'il a devancé la foule accourue un peu plus tard à la gare de l'Est dans l'espoir de l'acclamer. Je suppose que le capitaine G... a dû être chargé de ramener Mme Marguerite par un autre chemin.
Malheureux journaux, les voilà fixés! Plus moyen de faire de la copie avec le «Mystérieux voyage du général Boulanger».
93.—Dimanche 14 octobre.
Quelle joie! Une lettre de Mme Marguerite qui me donne l'espoir de les revoir bientôt!
«Samedi 13 octobre.
»Ma bonne Meunière,
»Je suis sûre que vous croyez que nous vous oublions. Cela serait très mal à vous—car, au contraire, constamment nous pensons et parlons de vous. Mais, depuis deux mois, nous n'avons pu vous le dire... Écrivez-nous, nous serions si heureux de vous savoir heureuse. Nous, nous le sommes toujours beaucoup, peut-être toujours de plus en plus. Vous vous en apercevrez bien quand nous irons vous voir, du 10 au 15 novembre, dès que le mariage de sa fille sera fait. Car vous devez savoir que M. Driant est au comble de ses vœux et épouse prochainement la fille cadette de qui vous savez.
»à bientôt donc, ma bonne Meunière. Nous vous reverrons et nous vous retrouverons, je l'espère, tout à fait gaie et contente. En attendant, nous vous redisons que nous vous affectionnons bien.»
94.—Samedi 20 octobre.
Reçu un aimable petit mot de Mme Marguerite, me remerciant affectueusement de ce que je lui avais écrit en réponse à sa dernière lettre, mais ne faisant aucune allusion à leur prochaine venue, dont je me réjouissais tant. Le projet serait-il abandonné? C'est ce que je me suis hâtée de lui demander, tout anxieuse.
95.—Mardi 23 octobre.
Me voilà rassurée.
«Ma bonne Meunière,
»Il ne faut pas vous désoler. D'ici une quinzaine ou trois semaines, nous irons chez vous et pourrons être tout à la joie. En attendant, comptez toujours sur notre bonne affection.»
96.—Dimanche 28 octobre.
Hier, à Paris, grand banquet boulangiste dans une brasserie de l'avenue Lowendal. Le Général a prononcé un discours. à la sortie, la Ligue des Patriotes lui a fait une ovation endiablée.
Demain, mariage du capitaine Driant.
Il court en ce moment, dans les journaux du pays, des racontars étranges relativement à une alliance conclue entre le Général et les royalistes. Le Général se serait engagé à restaurer la monarchie moyennant un titre princier, la dignité de connétable et une honnête rente de deux millions. Ce pourquoi le Comte de Paris lui avancerait de l'argent, sorti surtout de la poche des banquiers israélites.
Je ne vois pas le Général jouant les Raton...
97.—Mardi 30 octobre.
Le mariage civil du capitaine Driant s'est fait hier, à quatre heures, à la Mairie de Passy, avec la plus grande simplicité.
Le mariage religieux a dû être célébré aujourd'hui.
98.—Mercredi 31 octobre.
Le mariage religieux du capitaine Driant et de Mlle Marcelle Boulanger, célébré hier, en l'église Saint-Pierre de Chaillot, a été un grand événement parisien.
Le général a revêtu, pour la circonstance, son grand uniforme avec toutes ses décorations. J'avoue que la lecture de ce détail m'a causé une véritable joie, car, ignorante comme je le suis, je m'imaginais qu'il n'avait plus le droit de se mettre en tenue...
L'église, remplie de plantes vives, regorgeait de monde, et du monde le plus élégant, le plus aristocratique, auquel les anciens «rouges», devenus partisans du général, ne semblent pas fâchés d'avoir été mêlés. M. Laguerre donnait le bras à Mme la duchesse d'Uzès. Le général du Barrail représentait officiellement le prince Victor. Dans la foule des noms nobles que citent les journaux mondains, je lis aussi celui de «Mme la vicomtesse de Bonnemain, dont la toilette en velours bleu de ciel, garnie de renard bleu, a fait sensation».
Mme Boulanger, la mère très âgée du général, assistait également au mariage.
à la sortie, et pendant tout le trajet de l'église à la rue Dumont-d'Urville, la foule a fait une ovation indescriptible à son cher général, qu'elle était enthousiasmée de revoir en uniforme.
Un lunch et une réception ont eu lieu chez le général. Des centaines de féliciteurs ont défilé devant lui. La maison débordait de fleurs envoyées de tous les coins de France.
Les nouveaux époux sont partis pour un voyage dont le but final est Tunis, lieu de garnison actuel du capitaine Driant.
99.—Mercredi 7 novembre.
Un billet de Mme Marguerite:
«Ma bonne Meunière,
»Nous pensons bien vous arriver vers le 15 ou le 20 de ce mois, à moins d'un cas extraordinaire que nous ne prévoyons pourtant pas. Mais, dans ce cas, nous serions chez vous alors vers le 10 décembre. Vous voyez, comptez sur nous pour dans dix jours ou dans un mois, et croyez à nos bonnes amitiés.»
Sera-ce pour ce mois-ci?
100.—Mercredi 14 novembre.
Une nouvelle lettre vient de m'arriver: ils seront là après-demain matin.
«Mardi.
»Ma bonne Meunière,
»Dans trois jours, nous serons auprès de vous. C'est vendredi 16 que nous allons vous arriver. Nous prendrons, jeudi 15, au soir, l'express de Clermont, partant et arrivant à la nuit. C'est préférable que de faire le grand tour par Limoges. Donc, nous serons à Clermont vendredi matin, entre 5 heures et demie et 6 heures. Je crois que c'est à cette heure-là que le train arrive. Peut-être est-ce plus tôt? Mais vous devez bien le savoir! Que votre cocher vienne au-devant de nous avec sa voiture et qu'il nous attende à la sortie des voyageurs, sur le quai, afin qu'il nous conduise à la voiture, autrement nous aurions de la peine à la trouver. Est-ce bien compris, ma bonne Meunière? Répondez, courrier par courrier, un mot à qui vous savez, afin qu'il l'ait jeudi matin, lui disant bien que vous nous attendez vendredi matin, vers 6 heures, à Royat, et que nous trouverons votre cocher et sa voiture pour nous y conduire.
»à bientôt donc, et comptez toujours sur nous.»
101.—Jeudi 15 novembre.
Dès l'aube, j'étais levée. J'avais ouvert leur appartement et allumé un bon feu, car les froids commencent à venir. Puis je suis descendue à Clermont pour faire mes diverses emplettes. Je suis revenue avec des fleurs en masse, les unes en pots, les autres en bouquets, que je me suis mise à disposer dans leur chambre. J'étais tout heureuse. Je me disais de temps à autre: «Tant d'heures encore, et ils vont être là!»
à la nuit tombée, j'ai entendu frapper à la porte. C'était une dépêche:
«Impossible partir. Lettre suit.»
Pauvre Meunière, une déception de plus!
102.—Vendredi 16 novembre.
La lettre annoncée confirme la dépêche, mais n'explique rien:
«Jeudi 15.
»Comme je vous l'ai télégraphié, ma pauvre Meunière, nous ne pouvons partir ce soir, et nous en sommes bien malheureux, soyez-en sûre. Nous espérons que cela ne sera qu'un petit retard et nous vous arriverons dans une quinzaine. Ne vous désolez pas trop de notre non-venue. Je vous promets que ce n'est qu'une chose remise.
»Croyez à notre bonne affection.»
Allons! puisque c'est pour dans quinze jours, reprenons-nous à espérer!
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103.—Lundi 3 décembre.
La quinzaine dont parlait Mme Marguerite dans sa dernière lettre est révolue, et point d'annonce de leur arrivée! Je ne sais rien de plus pénible que ces continuelles attentes, ces alternatives de joie, d'espérance, d'incertitude et de déception. J'ai écrit, les suppliant de me fixer au plus vite.
Les boulangistes ont offert au général un grand banquet à Nevers.
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104.—Mercredi 12 décembre.
Enfin, une lettre d'Elle:
«Ma bonne Meunière,
»Voici trois lettres que je vous écris sans réponse de vous... Pourquoi? Êtes-vous malade?... Nous nous en tourmentons. Répondez, je vous en prie, par retour du courrier.
»Bons souvenirs.»
Donc, pendant que j'attendais de jour en jour, sans plus y rien comprendre, trois lettres m'ont été écrites par Elle, et Elle n'a pas reçu celle que j'ai fini par lui envoyer!
Je crois bien que, maintenant, je comprends trop...
105.—Samedi 22 décembre.
Décidément, leur arrivée ne sera plus pour cette année. C'est ce que m'apprend la lettre recommandée que j'ai reçue d'Elle ce matin.
«Vendredi 21 décembre.
«Ma bonne Meunière.
»Il y a une fatalité, un sort jeté sur nous. Nous voilà encore forcés de retarder notre arrivée. Soyez persuadée que nous en souffrons. Mais il s'agit d'intérêts si graves dans ce moment pour nous, pour moi, que nous sommes forcés de remettre un plaisir pour gagner un bonheur... Si vous devinez, ne parlez pas de cela dans votre réponse et dites-nous si le vendredi 19 vous conviendrait. Cette fois, cela sera la dernière remise, et nous vous arriverons, je l'espère, bien heureux et bien gais.
»Priez pour moi... et comptez sur notre profonde affection.»
Bien sûr que je devine... C'est aux instances qu'ils ont intentées tous deux pour devenir libres et pouvoir s'épouser que fait allusion sa lettre. Comment ne prierai-je pas pour Elle, et cela de toutes les forces de mon âme, puisque, pour Lui, ce serait atteindre au but suprême de ses vœux?
106.—Lundi 31 décembre.
Que se passe-t-il? Le facteur m'a apporté un pli recommandé, qui contenait cette lettre d'Elle:
«Ma bonne Meunière,
»Voulez-vous m'aider à faire quelque chose pour qui vous savez? Oui, n'est-ce pas? Eh bien! sans un mot de plus, sans un mot de moins, écrivez de suite, par le retour du courrier, à peu près ceci:
«J'ai bien compris votre lettre, Madame, et je vais vous demander de ne pas arriver comme vous me l'indiquez, le 5 ou le 6. Ma maison ne sera prête à vous recevoir qu'à partir du 19, etc...»
»Ma bonne Meunière, comprenez-moi bien, il ne faut pas qu'on se doute que je vous dicte cela, mais cela serait, pour que vous savez, une grande imprudence, si nous n'agissons pas comme je vous le demande pour lui. Faites ce que je vous écris aussi un peu pour moi. Ce retard nous permettra de rester auprès de vous plus longtemps.
»Vous m'avez bien comprise. En grâce, faites ce que je vous demande. En plus, renvoyez votre réponse par retour du courrier et faites-la partir de Riom.
»Bons souvenirs.
»J'ajoute ce mot: Je compte sur vous pour qu'il ne se doute pas de ce que je vous écris. Pour lui, et encore une fois, c'est très important, faites ce que je vous demande, et croyez qu'il m'en coûte. C'est un vrai sacrifice, mais c'est pour lui.»
Je devine qu'il veut absolument venir ici dès la fin de cette semaine, et que, devant son désir impérieux, elle a dû s'incliner, en apparence, du moins, et feindre comme si elle m'avait écrit dans ce sens...
Puisque c'est pour Lui, mon devoir est tout tracé. Je n'ai pas à apprécier: je n'ai qu'à faire ce qu'elle me demande, car elle doit savoir mieux que moi...
Mais, tout de même, il y a quelque chose qui me met mal à l'aise: cette obligation de l'aider à Lui mentir,—à Lui, qui ne lui a jamais rien caché...
107.—Mardi 1er janvier 1889.
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Quelle différence encore, dans sa situation à Lui, entre cette nouvelle année et la précédente!
Il n'est plus le général à plume blanche qui, d'un moment à l'autre, pouvait redevenir Ministre de la Guerre. Il n'est plus soldat, hélas!...
Il est homme politique.
Mais là, comme toujours, il est vite devenu le premier, le plus en vue, celui sur lequel se fixent les yeux pleins d'espérance du peuple et aussi les regards terrifiés de ses adversaires...
Né pour être chef, il l'est devenu d'une nouvelle armée, autrement nombreuse que celle qu'il commandait ici, car elle comprend des millions de citoyens qui mettent leur confiance en lui.
Pourvu qu'il veuille, la victoire lui est acquise!
108.—Vendredi 4 janvier.
La lettre qu'Elle m'avait demandée n'a pas suffi:
«Mercredi soir.
»Ma bonne Meunière,
»Merci de votre lettre. Elle était parfaitement ce qu'il fallait et vous m'aviez très bien comprise... Mais elle n'a pas suffi! Car vous connaissez le maìtre: quand il a mis quelque chose dans sa tête, il le veut,—et, malgré votre lettre, il veut encore que nous partions samedi soir. Hélas! tout mon cœur le désirerait, mais toute ma raison s'y refuse, car, à l'heure actuelle, la chose serait très imprudente pour lui, et nous le regretterions plus tard. Il faut savoir l'aimer pour lui avant de l'aimer pour moi. Il faut donc que, dès que vous aurez reçu cette lettre, c'est-à-dire dès demain vendredi, vous envoyiez cette dépêche:
«Monsieur Auguste, 14, rue Lapérouse,
»Quoiqu'il m'en coûte, vous supplie de retarder au moins de huit jours.»
et vous signerez de votre prénom. Je m'arrangerai ensuite, mais, je vous en prie, qu'il ne se doute pas que c'est moi qui vous dicte cela. Je vous assure qu'en le faisant, je me sacrifie, mais il le faut.
»Je vous écrirai demain, dès votre dépêche reçue, ce que vous aurez ensuite à écrire, mais envoyez cette dépêche de suite et comme je vous l'indique. Merci de m'aider à travailler pour lui, cela m'est pénible, mais je ne veux pas que son amour pour moi l'emporte sur la raison... D'ici peu, nous pourrons nous rattraper, et je vous jure que je voudrais être au jour où nous pourrons, sans danger, vous arriver.
»Vous savez que je vous souhaite beaucoup de bonheur, et, pour commencer cette année, je vous embrasse de tout cœur.»
Cette lettre ne m'a été remise qu'à midi. Je suis aussitôt descendue à Clermont pour expédier la dépêche.
Je comprends maintenant pourquoi il serait si imprudent qu'Il s'absente actuellement de Paris. Il est candidat à Paris même, pour le siège que vient de laisser vacant la mort de M. Hude, et l'élection est fixée au 27 de ce mois.
109.—Samedi 5 janvier.
Elle est toujours encore dans l'angoisse!
«Vendredi 4.
»Ma bonne Meunière,
»Il est 4 heures et la dépêche que je vous ai demandé d'envoyer n'est pas encore arrivée. J'en suis tout ennuyée. J'espère qu'elle va arriver. Mais, dans le cas où vous n'auriez rien envoyé quand vous aurez reçu cette lettre, envoyez-en une de suite, comme je vous l'ai indiqué, à M. Auguste, 14, rue Lapérouse, et disant que vous nous demandez de retarder au moins de huit jours.
»Je vous écris à la vapeur, toute contrariée que votre dépêche ne soit pas encore arrivée. Ma lettre d'hier n'était pas recommandée, l'ayant mise trop tard à la poste. Celle-ci ne le sera pas non plus, pour la même raison. Faites bien ce que je vous demande, pour que nous ne vous arrivions pas, je vous en prie. C'est la nécessité, pour qui vous savez. Mais, dans le cas où il voudrait quand même partir, je vous enverrais, demain, une dépêche vous disant:
«Effet raté et prenez précautions.»
»Si vous recevez cette dépêche, c'est que nous partirions malgré tout demain soir—(quelle imprudence et quelle folie!)—et que nous serions dimanche matin, par l'express, à Clermont; que votre cocher nous attende, etc., etc... Dieu! que j'aimerais mieux faire ce voyage quelques jours plus tard! ce qui nous permettrait, d'abord, de rester plus longtemps.
»Ma bonne Meunière, pour lui que j'aime tant, arrangeons cela ainsi. Si une dépêche a été envoyée, ne le faites plus. Mais, dans le cas contraire, vite, vite, envoyez-en une de Royat, dès demain matin à la première heure.
»Mes bonnes amitiés.»
Je suis retournée au télégraphe de Clermont. On m'a affirmé que ma dépêche d'hier avait été dûment transmise. Elle doit donc l'avoir reçue peu après l'envoi de cette lettre.
Moi, qui me faisais une telle joie de leur prochaine arrivée, j'en arrive à former des vœux pour qu'elle soit retardée. Comment pourrait-Elle le rendre franchement heureux, puisqu'Elle ne viendrait qu'à contre-cœur.
110.—Dimanche 6 janvier.
Dieu merci! la chose est enfin arrangée:
«Samedi.
»Ma bonne Meunière,
»Votre dépêche est enfin arrivée hier soir, à 7 heures. Merci. Je vous écrirai demain. Aujourd'hui, je n'en ai pas le temps.
»Merci et amitiés.
»N'écrivez pas avant que vous n'ayez ma lettre, pour que vous sachiez ce qu'il faudra que vous écriviez.»
111.—Vendredi 11 janvier.
Aujourd'hui, seulement, m'est arrivée la lettre annoncée:
«Jeudi 10 janvier 1889.
»Vous devez vous demander pourquoi je ne vous ai pas envoyé plus tôt, ma bonne Meunière, la lettre annoncée, afin que vous puissiez écrire. C'est que je viens d'être un peu souffrante. Je vous assure que j'ai regretté vivement de n'être pas auprès de vous. Il me semble que, bien soignée par vous, j'aurais été si bien. Enfin, bientôt, quand nous aurons traversé cette élection, et une autre chose, nous vous arriverons gais et heureux. Pour le moment, il faut que vous écriviez à peu près ceci à qui vous savez:
»Que vous ne pensiez pas que nous pouvions venir si près du jour de l'an et que vous avez mis les ouvriers chez vous... Que vous en avez été désolée, car cela pouvait faire croire que vous ne nous étiez plus dévoués, quand c'était le contraire, mais que, justement, la seule chambre bonne n'avait plus ni plancher, ni plafond, etc..., mais que, maintenant, vous nous attendiez avec espoir et bonheur, etc., etc...»
»Dieu! Ce qu'il m'en a coûté de faire cela et de ne pas partir! Je vous le dirai mieux de vive voix, ma bonne Meunière. Mais, encore une fois, quitter Paris à l'heure présente était une grosse et terrible imprudence pour lui, et lui-même commence peut-être à le reconnaìtre, car, hier, il me disait:
«Enfin, cela vaut peut-être mieux que notre Meunière n'ait pas pu nous recevoir.»
»Vous m'avez aidée à participer au grand succès sur lequel nous comptons et sommes sûrs pour le 27... Mais ne parlez pas de tout cela dans votre réponse... Ne parlez absolument que des empêchements que vous aviez et de vos regrets.
»Encore merci et mes bonnes amitiés.
»Si vous voulez, dès que je saurai le résultat du 27, je vous le télégraphierai. Mais n'en dites rien dans votre lettre.»
Je devine, par les expressions qu'Elle me dicte, qu'il a éprouvé un moment de grosse contrariété en recevant les missives qu'Elle m'a fait écrire, et peut-être même qu'il a douté de moi... Et cette pensée m'est bien pénible.
Enfin, ce qui me console, c'est qu'ils ont pris le sage parti de ne venir qu'après le 27: seulement quelques semaines après, j'imagine. Car si vraiment Il était élu à Paris,—ce dont on ne paraìt pas aussi sûr qu'Elle l'est,—les conséquences de sa victoire seraient incalculables, et il lui faudrait tout d'abord s'occuper d'en tirer parti, sans perdre un instant...
Il faudra que je me mette maintenant à combiner ce qu'il convient de faire pour donner un air de vraisemblance à la fable des réparations qui auraient mis leur appartement sens dessus dessous...
112.—Lundi 21 janvier.
Une lettre recommandée d'Elle:
«Dimanche,
»Bravo! ma bonne Meunière, vous avez parfaitement compris, et votre lettre était très bien écrite. De tout cœur je vous en remercie et je me fais une fête de vous dire que bientôt, sans danger pour lui, nous allons vous arriver... Dieu! comme j'en suis heureuse, et vous allez l'être aussi, n'est-ce pas? Et vous le serez quand nous vous arriverons, j'en suis sûre. Je rêve de ce cher bonheur. Dans huit jours, la vie infernale qu'il mène dans ce moment sera terminée, et cette fois sans crainte. J'ai pu fixer avec lui irrévocablement notre départ au jeudi 31. Nous vous arriverons vendredi matin: cela sera le 1er février. Cela lui fera du bien de passer quatre à cinq jours dans notre chère chambrette. Nous le gâterons, nous le reposerons, nous le soignerons bien, et il reprendra sa bonne mine. Pour le moment, il a une toute petite figure un peu tirée. Mais son séjour auprès de vous le remettra complètement.
»Lundi 28, matin, je vous enverrai une dépêche vous parlant de santé. Vous comprendrez que selon que j'ajouterai: très bonne, bonne ou pas bonne, cela voudra dire que le succès du 27 est très bien, bien... ou qu'il aura échoué. Mais cette dernière hypothèse est impossible, car le succès est sûr.
»Écrivez-lui vite que vous nous attendez sûrement vendredi 1er au matin. Que votre cocher soit à la gare, etc... Comme je voudrais y être!! Encore merci, ma bonne Meunière. Je vous embrasse en attendant le 1er.»
Je ne sais ce que j'ai, mais la nouvelle de leur arrivée pour le 1er février, au lieu de me combler de joie, m'a rendue toute soucieuse. Il me semble que c'est trop tôt... Et puis, avec ces lettres interceptées en novembre et décembre, j'ai peur qu'il ne leur soit plus permis de rester ignorés chez moi. J'ai peur de l'espionnage, des démonstrations possibles sous leurs fenêtres, et surtout du bruit mené dans la presse, dans les feuilles antiboulangistes telles que ce nouveau journal, La Bataille. J'ai peur de la mauvaise impression que cette fugue en galante compagnie, au lendemain de la victoire, pourrait produire à Paris et dans toute la France...
Mais j'espère bien que les événements se chargeront tout seuls de modifier leur projet...
En attendant, je n'ai que le temps de faire remanier de fond en comble leur appartement.
113.—Vendredi 25 janvier.
Le peintre a achevé sa besogne. Il a couvert le plafond de leur chambre, auparavant tout nu, de dessins sur fond blanc, avec encadrement rose. Il a badigeonné en blanc la cimaise des murs, qui était couleur de bois. Il a changé aussi la couleur des boiseries de la salle à manger.
Le brave homme paraissait assez étonné de la lubie qui m'avait prise de faire transformer des peintures encore bien neuves, puisqu'elles ne remontaient même pas à un an et demi!
Maintenant, au tapissier!
114.—Samedi 26 janvier.
C'est demain le grand jour.
Peuple de Paris, quel sera ton vote? Qui choisiras-tu, de Jacques ou de Boulanger, de l'obscur conseiller municipal dont les antiboulangistes, vraiment pas heureux dans leur choix, ont fait le «candidat de la République», ou du glorieux général que tu fus jadis unanime à acclamer?
Qui des deux surnagera dans ce déluge d'affiches sous lequel les deux partis aux prises cherchent à s'étouffer?
Peuple de Paris, sur qui toute la France aura les yeux fixés demain, quelle sera ta décision souveraine?...
115.—Dimanche 27 janvier.
Durant toute la journée, je n'ai cessé un seul instant de songer à ce qui se passait à Paris. Il s'est mis à neiger. Le front collé contre la vitre, j'ai regardé tomber les flocons, et j'ai eu conscience qu'en ce même instant il neigeait des bulletins de vote là-bas.
116.—Lundi 28 janvier.
à la pointe du jour, on frappe. C'est une dépêche. C'est la dépêche qu'elle m'a promise.
«Clermont, Paris, 79511 20 28 12h. 30m.
»Santé absolument parfaite. Suis heureuse. à bientôt. Lettre suit.
»Marguerite.»
Il est élu, élu à une majorité qui doit être formidable.
Vite, je m'apprête et je cours à Clermont, pour me procurer des journaux. Il est élu par 244.000 voix contre 162.000 à M. Jacques!
C'est un triomphe qui dépasse tout ce que ses partisans les plus enthousiastes pouvaient rêver. J'en suis littéralement grise de joie.
117.—Mardi 29 janvier.
Les journaux de Paris sont venus, donnant les détails complets de la journée. J'ai appris avec étonnement et avec peine qu'il a tenu en mains le moyen de terminer la lutte d'un seul coup,—et qu'il ne l'a pas fait!
Tout le peuple de Paris était massé sur les boulevards, se bousculant vers le restaurant de la place de la Madeleine où l'on savait qu'Il était venu apprendre les résultats, et tout ce peuple n'attendait que le moment où Il sortirait pour le porter en triomphe.
Il Lui suffisait, à Lui, de mettre son uniforme afin d'être mieux reconnu, de se montrer et de se laisser aller dans les bras qui se tendaient vers Lui. Au même instant, un immense cortège se serait formé. La Ligue des Patriotes, dévouée corps et âme à sa cause, aurait pris la tête, et tout le peuple de Paris aurait suivi. Et cette foule enthousiasmée, à l'élan de laquelle aucune armée au monde aurait pu résister, serait entrée à l'Élysée sans coup férir, sans une goutte de sang versée! Lui, il aurait pu y coucher le soir même et y signer sa première proclamation annonçant au peuple français l'avènement du régime nouveau!
Et Il ne l'a pas voulu!
Des amis, paraìt-il, le pressaient, le suppliaient d'agir. Il n'a rien voulu entendre. Aussitôt le résultat du vote définitivement connu, il s'est échappé en voiture, se dérobant aux ovations.
Puisque, cette fois, on ne peut s'en prendre à ses amis, qui donc a eu assez d'action sur Lui pour l'empêcher de faire ce que son intérêt personnel lui criait de hâter et ce que la France entière aurait ratifié à une majorité écrasante?
Oui, qui donc?
118.—Mercredi 30 janvier.
J'ai reçu, sous pli recommandé, la lettre suivante:
«Mardi.
»Vous avez bien reçu ma dépêche, n'est-ce pas, ma bonne Meunière, et vous avez dû en être bien heureuse. C'est un beau succès, mais bien mérité!
»Enfin, c'est bien convenu et bien arrêté: nous partons après-demain soir, c'est-à-dire jeudi 31, par l'express de huit heures qui arrive, je crois, vers les cinq heures du matin à Clermont. Nous descendrons à Clermont. Que votre cocher soit à la sortie des voyageurs à nous attendre et pour nous conduire à sa voiture, que nous ne pourrions pas retrouver autrement. J'aurais voulu vous écrire plus longuement, mais j'ai peur du courrier et je veux que cette lettre parte sûrement aujourd'hui. Ne répondez pas, c'est plus prudent. Nous sommes sûrs que vous nous attendez et que tout sera bien fait. Je vous écrirai du reste encore demain.
»à vendredi et nos bonnes amitiés.»
Ne pas répondre!—J'ai eu des envies folles de lui écrire directement, à Lui, de lui dire: «Je vous en supplie, ne venez pas! Puisque vous n'avez pas voulu achever votre victoire d'un seul coup, tout au moins ne permettez pas à vos adversaires de la rendre stérile en se concertant, en se rassemblant pendant que vous serez au loin, dans les bras d'une femme!»
Mais, venant de moi, c'était inutile. Il ne m'aurait pas comprise...
119.—Jeudi 31 janvier.
La lettre qu'Elle m'a annoncée pour aujourd'hui n'est pas arrivée. Mais comme, d'autre part, il n'est venu aucune dépêche, aucun contre-ordre jusqu'à ce moment, je veux croire qu'ils sont en route. Je serai donc à la gare de Clermont demain matin. Le cocher—celui-là même qui nous a si bien servis pendant leur dernier séjour du mois de juin,—doit venir me prendre à quatre heures et demie.
Aujourd'hui, le tapissier a terminé son œuvre. L'appartement est maintenant méconnaissable. Les tentures pailletées d'or qui garnissaient leur chambre ont émigré à la salle à manger, et un papier à fleurs les a remplacées. Des rideaux du même dessin encadrent les fenêtres, les portes, le ciel de lit. Un lit et une armoire en pitchpin ont pris la place des anciens meubles en noyer. La chambre entière est devenue plus coquette et plus gaie.
J'étais déjà remontée pour me coucher. Mais le cœur ne m'en dit pas. J'aime mieux veiller dans leur chambre, en activant la flamme qui pétille dans la cheminée, et en songeant aux chers amoureux que la locomotive m'amène à travers la nuit...
CHAPITRE VIII
Quatrième Séjour
120.—Vendredi 1er février.
à quatre heures et demie précises, la voiture est venue me chercher. Le ciel était noir, sans une étoile, le temps sec et froid. Les roues faisaient craquer la neige durcie. Devant la gare, stationnaient seulement deux ou trois omnibus d'hôtel de Clermont, à l'affût des rares voyageurs de commerce qui circulent en cette saison.
J'ai fait ranger la voiture dans le coin le plus sombre de la cour. Je me suis postée dans le passage de sortie des voyageurs. Tout en comptant les minutes, je me demandais si le général observerait les conseils de prudence que j'avais cru bon d'adresser à Mme Marguerite: s'il aurait soin de marcher sur le quai à quelque distance d'Elle, pour moins attirer l'attention, et s'il prendrait la précaution de se dissimuler la figure en enfonçant le chapeau sur les yeux et en relevant le col de son grand pardessus de voyage.
Voilà le train signalé, le long coup de sifflet de l'arrivée, l'entrée en gare de la locomotive piaffante, le roulement sourd des vagons qui vont s'arrêter... Le cœur me bat à tout rompre... Je Les cherche des yeux. Je n'aperçois d'abord personne. Puis tout à coup, à dix pas devant moi, je les vois s'avancer côte à côte, en se souriant d'un air heureux. Elle, radieuse d'élégance, de distinction et de beauté à faire tourner toutes les têtes, et Lui, les mains dans les poches, le chapeau sur l'oreille, le col de fourrure parfaitement étalé sur les épaules, comme s'il flânait le long des boulevards!... Je me tenais dans l'ombre. Ils ne m'ont reconnue que lorsqu'ils ont été tout contre moi. Nous avons échangé un coup d'œil. Il ne m'a dit qu'un mot: «Enfin!»
Vite, je les ai conduits à la voiture, je les y ai installés, je leur ai fait baisser les stores, et, aidée du cocher, je suis allée chercher les bagages. Il n'y avait que deux grandes valises, deux petites et un sac de voyage, empilés dans le fauteuil-lit qu'ils occupaient. Aussitôt le tout chargé sur la voiture, je suis montée moi-même à côté du cocher, pour ne pas troubler leur tête-à-tête, et, au triple galop, nous sommes retournés à Rayat en moins de vingt minutes.
Le long de la route, je n'ai cessé de maudire l'incorrigible imprudence du général. D'abord, quel besoin avaient-ils, les deux amoureux, de venir ensemble? Pourquoi ne pas voyager séparément jusqu'au moment de se rejoindre sous mon toit? Et, puisqu'ils n'y voulaient pas consentir, pourquoi, du moins, ne pas se tenir à distance tant qu'ils étaient dans la gare, afin de ne pas laisser se fixer sur Lui les regards qui forcément, se portaient vers Elle quand elle passait, avec son allure de princesse voyageant incognito.
Pourquoi s'attirer à plaisir le reproche, si mal venu en un moment aussi grave, de s'amuser à de petit voyages en galante compagnie... Grand imprudent! Ne pas même daigner relever son col, tant il avait horreur de tout ce qui pouvait ressembler à un déguisement...
Et c'est ce même homme dont les rapports de police ont raconté qu'il voyageait en affectant de boiter et en s'affublant de lunettes bleues!
Nous voici arrivés. Je descends du siège, à moitié gelée par la brise glaciale qui cinglait cruellement.
«Entêtée! me disent-ils, pourquoi n'être pas entrée avec nous dans la voiture!» Mais sans leur répondre, je les conduis droit vers leur chambre, toute tiède, toute parfumée, tout inondée de lumière. Comme je m'y attendais, l'impression du contraste a été très forte sur eux. Lui, tout en clignant des yeux, un peu aveuglé par l'éclat des lampes, s'est mis à pousser des exclamations:
«Quel adorable nid! C'est plus joli encore qu'autrefois! Mes compliments, Belle Meunière. Vos ouvriers, s'ils m'ont empêché de venir, il y a un mois, ont fait tout de même de la bonne besogne!... Va-t-on se sentir heureux, ici!»
Elle ne disait rien. Mais ses regards m'exprimaient assez combien elle me savait gré de lui avoir fait la surprise d'un détail qu'elle avait omis de me recommander, et dont l'oubli aurait pu causer tant de complications. Car enfin, quels soupçons le général n'aurait-il pas été en droit de concevoir s'il n'avait rien trouvé de changé dans l'appartement?
Pendant ce temps, j'aide Mme Marguerite à se débarrasser de sa voilette, de son grand chapeau de feutre noir, de sa jaquette de loutre. Lui-même ôte son manteau de voyage. Je les dévisage tous deux. Elle est admirablement portante, mais Lui paraìt réellement fatigué. Elle disait vrai: la figure est toute petite, un peu tirée. Le nez paraìt agrandi à cause de l'amoindrissement des joues. Les yeux sont très creusés, la face est pâle.
En quelques mots, ils me décrivent la vie infernale qu'il a dû mener à Paris pendant un mois: les centaines de délégués, de visiteurs, de journalistes qui l'assaillaient journellement, qui s'empilaient dans son hôtel, du rez-de-chaussée au troisième étage, qui encombraient hier encore la rue Dumont-d'Urville de voitures, et qu'il lui fallait recevoir depuis la première heure du matin jusque fort avant dans la soirée, avec un moment d'attention et un mot aimable pour chacun! Et les nuits, par deux et par trois, passées dans l'insomnie! Et la privation presque absolue de la seule chose qui pût lui donner du bonheur, de sa présence à Elle: l'impossibilité de s'entrevoir autrement que la nuit, à une ou deux heures du matin, en une courte apparition chez elle, rue de Berry!
Je venais de leur servir du café bien chaud. Je les ai invités à aller se reposer et à rester couchés toute la journée. Ils ne se sont pas fait prier. Avant de se retirer dans leur chambre, ils m'ont avertie qu'ils ne comptaient guère recevoir de lettres, mais que si, par hasard, il en venait, ce serait sous double enveloppe, la première à mon nom, la seconde au nom de Pacage.
Il faisait nuit encore. Je suis montée dormir moi aussi. à midi, j'étais sur pied, à peu près reposée. Ils n'ont pas tardé à sonner. Je leur ai apporté un déjeuner servi froid. Au bout de quelque temps, ils ont resonné à nouveau. Ils étaient assis devant la table où j'avais déposé le plateau, Lui, habillé de son vêtement d'intérieur en laine marron, Elle, en un exquis peignoir de soie bleu de ciel à grand ramages richement tissés dans l'étoffe. Ils n'occupaient qu'un seul fauteuil, car elle se tenait sur ses genoux, le bras passé autour de son cou. Je crois bien qu'ils mangeaient dans la même assiette et buvaient dans le même verre.
«Eh bien! Belle Meunière, m'a-t-elle dit d'un ton de reproche, et les fortifiants que je vous avais demandés, qu'en avez-vous fait? Et le jus de viande? Et le vin de coca? Et tout ce dont vous parlait ma lettre d'avant-hier?»
J'étais frappée de surprise, mais j'ai compris aussitôt qu'il y avait de nouveau une lettre interceptée... Le laisser deviner, c'était compromettre, dès le début, leur quiétude. Aussi, feignant l'embarras, ai-je répondu:
«Veuillez pardonner à une pauvre Auvergnate, toute honteuse d'être si peu savante et d'avoir si mal exécuté vos ordres... J'avais pris note de ce que vous me demandiez, mais le pharmacien n'a pas bien compris... Alors, j'ai mieux aimé vous prier de me récrire la liste vous-même, en la précisant...»
«Parbleu! s'est-il écrié, la Belle Meunière a raison, et nous aurions dû lui envoyer simplement l'ordonnance du docteur... D'ailleurs, je crois que je l'ai sur moi...»
Il l'a trouvée, en effet, dans son calepin. Cinq minutes après, profitant de ce qu'ils n'avaient plus besoin de moi, je suis descendue moi-même à Clermont pour faire ces emplettes. Il neigeait. J'étais tourmentée par l'idée de cette lettre interceptée: il me semblait certain maintenant que le général était découvert.
Comme je passais sur la place de Jaude, un journaliste, que je connais de vue seulement, s'est approché de moi en saluant:
«Comment, Madame, en courses par un temps pareil? C'est ce qui s'appelle du courage. On voit bien qu'il y a du neuf chez vous depuis ce matin...»
J'esquissai un geste de dénégation. Il s'est mis à sourire d'un air entendu:
«Oh! je ne vous demande pas votre secret. On sait assez que vous êtes la discrétion même... Au revoir, Madame, et mes meilleurs compliments au général...»
Avant que j'eusse pu répondre, l'autre avait décampé. J'étais navrée. Mais d'où savait-on la nouvelle?
Rentrée à la maison, j'ai eu bien de la peine à affecter une mine insouciante quand ils ont passé à table.
Elle s'était mise en grande toilette: une robe de soie noire brochée, à petites guirlandes de roses, sans aucune garniture, mais d'une richesse d'étoffe merveilleuse. Au cou, un collier de perles magnifiques, à triple rangée. Dans les cheveux, une rose thé prise parmi les fleurs venues aujourd'hui de Nice.
Par une singulière ironie des choses, au moment même où je les contemplais en silence, toute préoccupée du souci de les savoir découverts, ils étaient en train de se féliciter de leur incognito. Ils ont fait allusion à l'amitié sûre de l'un des principaux chefs de la gare de Lyon, qui leur avait permis de s'embarquer dans le plus grand mystère. Ils se sont rappelé le bon tour joué aux journalistes, lors de leur grand voyage en Espagne et au Maroc, l'été dernier, et ils n'ont plus tari de plaisanteries quand leur pensée est tombée sur ces pauvres policiers qui, une fois de plus, allaient se mettre en branle, par le froid et la neige, pour chercher aux quatre coins de France le général disparu... Subitement, le général, levant les yeux sur moi, m'a demandé:
«à propos, Belle Meunière, que dit le pays de mon élection à Paris?»
J'ai répondu sans hésiter, comme je me l'étais promis:
«Mon général, le pays dit que c'est un succès sans précédent, qui vous permettait de coucher le soir même à l'Élysée—et tout le monde se demande pourquoi vous ne l'avez pas fait.»
Il ne s'attendait certainement pas à cette réponse. Ses yeux me fixaient avec une expression indéfinissable. Puis ils se sont abaissés sur Mme Marguerite.
Enfin, éclatant de rire:
«Parbleu, s'est-il écrié, c'est Marguerite qui n'a pas voulu!»
Elle avait pâli. Les yeux baissés, ce qui, chez elle, est signe de vive contrariété, elle a dit doucement:
«Georges, vous me faites mal en disant cela... Vous savez bien que je ne veux que ce que vous voulez...»
Alors, lui, comme pris de repentir:
«Allons, je plaisantais... Je voulais seulement dire que nous avons vu et voulu de la même manière... Comme moi, vous avez pensé que mon triomphe devait être pacifique et qu'un homme aussi sûr que moi de posséder la confiance du peuple n'a besoin de violenter personne pour arriver au pouvoir... Laissons agir le peuple: dans six mois, aux élections générales, il donnera la victoire à mon parti par huit millions de suffrages. Et, quand nous l'appellerons ensuite à nommer le chef de l'État comme en Amérique, il me désignera à une majorité plus formidable encore, dût-on m'opposer tous les candidats imaginables, le comte de Paris, le prince Napoléon, le prince Victor et M. Carnot... Faire un coup d'État? Ce n'est pas la première occasion qui s'en offrait à moi. En mai 1887, à ma chute du Ministère, alors que je tenais encore en mains toutes les forces militaires du pays, et que Paris, dans une manifestation imprévue de tous, déposait spontanément, lors d'une élection législative, 38.000 suffrages à mon nom, il m'eût été facile de faire un coup d'État... Au mois de juillet suivant, lors de mon départ de la gare de Lyon, je n'aurais eu qu'à me laisser porter par la foule qui voulait marcher sur l'Élysée... Quelques jours après, à la Fête Nationale, j'aurais pu quitter Clermont en secret, me présenter en uniforme à la revue de Longchamp: l'armée tout entière aurait passé de mon côté. Je n'ai pas voulu y songer un seul instant. Je sais que mes ennemis ont prétendu que je suis allé à Paris ce jour-là: c'est faux. J'étais tranquillement au quartier général à soigner une foulure que je venais de me faire au pied... Puis, lors du renversement de Grévy, j'aurais pu rester à Paris, prêter l'oreille aux complots, empêcher le vote de l'Assemblée de Versailles. Vous savez ce que j'en ai fait: j'étais ici... Toute ma carrière, tous mes actes ont affirmé l'horreur profonde que m'inspirent les coups d'État, et il n'y a pas deux mois je le proclamais encore assez hautement, ce me semble, dans mon discours de Nevers... Ce qui n'empêchera pas, d'ailleurs, mes ennemis de m'accuser de menées césariennes et de me condamner pour cela s'ils l'osaient...
»Pour en revenir à l'élection de dimanche, avez-vous réfléchi que, si 240.000 électeurs ont voté en ma faveur, il y en a aussi 160.000 qui se sont prononcés contre moi et que, sur ce nombre, il en est tout de même qui n'auraient pas hésité à agir pour m'empêcher d'arriver? C'était donc, presque à coup sûr, la guerre civile le soir même... Je sais bien que les troupes, la garde républicaine, la police me sont acquises. Admettons que j'en eusse profité et que je me sois installé à l'Élysée sans trop de mal. Une chose était certaine: nous aurions eu la guerre avec l'Allemagne le lendemain. Un coup d'État accompli par moi l'aurait fait éclater, sur-le-champ: je le sais à n'en pas pouvoir douter... Eh bien! moi qui ai été le ministre chargé de préparer cette guerre, je ne sais que trop quelle concentration de forces, quel ordre, quel calme absolu dans le pays tout entier il nous faudra pour pouvoir compter sur la victoire dans une guerre avec l'Allemagne. Et jamais, cela dût-il me coûter tout mon avenir, je n'aurais voulu encourir cette responsabilité terrible, le soir du 27 janvier...»
Pendant qu'il parlait ainsi, d'une voix vibrante, ses yeux lançaient des éclairs. Il s'est tu un instant, puis, changeant brusquement de ton:
«Et voilà pourquoi, Belle Meunière, au lieu de coucher ce soir-là à l'Élysée, je suis allé, en sortant de chez Durand, droit chez Marguerite... Je vous prie de croire que je n'ai pas perdu au change!»
Il s'est tu de nouveau, pour achever d'une gorgée sa tasse de café noir. Ils se sont levés de table. Alors lui entourant la taille de son bras, Il lui a dit d'un ton câlin:
«Mais tout de même, si vous n'aviez pas été là-bas, à m'attendre, je me serais peut-être laissé aller à commettre cette folie... Ils m'y excitaient tous, chez Durand. Et la foule, sur la place de la Madeleine, qui m'appelait... Il y a eu un moment où j'ai failli me sentir entraìné... Ah! oui, j'ai eu rudement chaud...»
à petits pas, il l'a conduite vers leur chambre, tout en lui soulevant le menton de ses baisers. Elle se laissait faire, silencieuse, les yeux toujours baissés.
Au bout d'un instant, ils ont sonné et m'ont demandé des journaux. J'en avais précisément passés quelques-uns à la visite, avant dìner: ils ne contenaient aucune mention de la fugue du général. Je les leur ai portés.
J'avais pris à peine congé d'eux qu'on me remettait la Gazette d'Auvergne de ce soir, qui annonce la nouvelle à sensation:
«Le général Boulanger est arrivé à Clermont ce matin par l'express de 5 heures 23. Il a passé la journée à Clermont et Royat, La Préfecture, aussitôt prévenue, a fait surveiller l'hôtel où il est descendu.»
Ça y est! Maintenant, j'en aurai pour huit jours au moins de polémiques dans la presse locale! Et des reporters, et des interviewers, et des visiteurs de toute espèce, et sans doute aussi de nouvelles amabilités à échanger avec M. le Commissaire de police... Si quelque chose m'étonne, c'est qu'il ne soit pas accouru, dès ce soir, une bonne demi-douzaine de journalistes.
Il est vrai qu'il neige si dru dehors!
Mais je ne perdrai pas à attendre. Demain commencera la lutte âpre pour m'arracher mon secret. La lutte? Très bien, nous lutterons!
121.—Samedi 2 février.
La journée a été plus calme que je n'avais osé l'espérer. Dès la première heure du matin, j'ai envoyé ma sœur à Clermont avec une double mission: commander chez les fournisseurs de quoi parer au surplus de clients que la curiosité attirerait forcément chez moi, et en même temps, sans en avoir l'air, s'informer de ce qu'on dit...
à neuf heures, je suis entrée chez eux pour faire du feu. Ils avaient encore un tel besoin de dormir qu'ils m'ont priée de ne pas ouvrir les volets. Je me suis retirée sur la pointe des pieds, et, en attendant que ma sœur revienne, je me suis mise à observer les alentours de la maison. Combien il est différent, ce triste tableau hivernal, du paysage si vert, si fleuri, si ensoleillé dont ils avaient tant joui pendant leur dernier séjour! Les arbres, alors si feuillus, n'offrent plus maintenant que la carcasse de leurs branchages dénudés dont la fine dentelure se frange de la neige qui s'y est glacée. Toutes les saillies des roches sont saupoudrées de cette neige, sur la blancheur de laquelle le creux de la pierre se détache d'autant plus noir. Le sol est tout blanc, des brumes laiteuses flottent lourdement sur la vallée et le ciel chargé de neige est blanc à perte de vue. Tout est blanc, ou gris, ou noir, si ce n'est la verdure éternelle des sapins, des lierres et des mousses, sombre verdure infiniment triste aussi.
Sur la route, parcourue en été par tant de touristes aux vêtements clairs, il ne passe presque personne. Parfois, j'entends un bruit de roues: ce sont de longues et frêles charrettes à claire-voie qui descendent de la montagne, surchargée de troncs d'arbres fraìchement abattus ou d'immenses blocs de glace. De petits bœufs montagnards au pelage fauve les traìnent péniblement. Les paysans qui marchent auprès portent des bonnets de fourrure enfoncés sur les yeux, des manteaux en peau de bique, le poil tourné en dehors, et souvent de la paille enroulée autour des jambes, afin de mieux les protéger contre la neige dans laquelle ils s'enfoncent jusqu'aux genoux.
J'ai voulu me rendre compte, de mes propres yeux, des mesures de surveillance policière qu'a bien voulu organiser la Préfecture. Avec un peu d'attention, je n'ai pas eu de peine à reconnaìtre messieurs les agents secrets. Il y en a toute une nuée autour de l'hôtel. Les uns circulent sur les différentes voies avoisinant la maison, avec des mines suspectes qui suffiraient à les dénoncer. D'autres se tiennent à poste fixe. Il y en a un dans le chemin qui descend vers la Grotte. Un second fait le guet au bord opposé de la vallée, sur le sentier qui remonte le long des rochers. Mais le plus curieux à observer est celui qui s'est perché entre les deux principales branches d'un gros marronnier dont le tronc noir se dresse au haut de la côte rocheuse, juste vis-à-vis de la maison, de l'autre côté de la grande route. Je le regardais depuis quelques instants à peine quand la neige s'est remise à tomber à gros flocons. Le pauvre homme a rabattu sur la figure le capuchon de sa pèlerine et ouvert un parapluie avec résignation. Il me faisait vraiment pitié. J'aurais eu presque envie de lui faire porter une chaufferette...
Ma sœur est revenue de Clermont, porteuse de nouvelles autrement inquiétantes que ce déploiement de forces policières. Dans toute la ville, ce n'est qu'un cri: le général Boulanger, arrivé hier matin de Paris, se trouve à l'Hôtel des Marronniers! Il paraìtrait qu'il a été reconnu à la gare par un cocher d'omnibus, et aussi par un abonné de la Gazette d'Auvergne qui attendait son fils par le même train, et qui s'est empressé d'informer le journal de sa découverte. Chose plus grave, la rédaction aurait, le soir même, expédié 127 dépêches communiquant la nouvelle à tous les journaux de France. Déjà, on annonçait l'arrivage d'un stock de journalistes de Paris, pour ce soir ou demain matin.
Bizarre revirement des circonstances! Autrefois, il me fallait lutter d'adresse pour empêcher que personne ne découvre la retraite du général. Aujourd'hui, c'est juste l'inverse: il va me falloir user de toute mon habileté pour que le général ne puisse pas deviner un seul instant que sa retraite est découverte... Pourvu que des cris indiscrets, poussés devant ses fenêtres, ne me rendent pas la tâche impossible!
L'esprit tout plein de ces réflexions, j'étais occupée à mettre le couvert dans la salle à manger, quand Mme Marguerite est venue tout à coup me trouver.
Elle m'a regardée d'un air sévère, puis elle m'a dit, avec une voix qui tremblait un peu d'émotion contenue:
«Belle Meunière, j'ai deux mots à vous dire... Vous m'avez fait de la peine, hier soir... Vous avez été cause que le général a dit à table que s'il n'était pas allé coucher à l'Élysée le soir de l'élection, c'est que, moi, je ne l'avais pas voulu... Ce n'était sans doute qu'une plaisanterie, mais elle m'a été douloureuse et je souhaite qu'elle ne se renouvelle pas... D'abord, veuillez vous mettre dans l'esprit une fois pour toutes que je n'ai aucune influence—vous entendez bien: aucune—sur les actes politiques du général. Il a beau m'informer de tout ce qu'il fait, je ne veux ni ne voudrai m'en occuper, car ce n'est pas de mon domaine... Ensuite, je serais heureuse que vous adoptiez ma propre façon d'agir qui est de ne jamais causer politique avec le général, et même de ne jamais lui répondre quand il porte la conversation sur ce terrain... Voyez-vous, ce n'est pas là notre affaire, à nous autres femmes: et vous, moins encore que moi, vous ne pouvez apprécier des circonstances que vous ne connaissez pas et qui ont pu déterminer les actes dont vous vous étonnez... Comme condition et comme gage de l'amitié que je désire maintenir entre nous, je vous demande de me donner votre parole d'honnête femme que jamais plus, quels que soient les événements, vous ne parlerez politique au général.»
Je lui ai répondu, émue moi aussi:
«Je ne croyais pas mal faire. Je suis désolée de vous avoir causé de la peine. Je tiens à votre bonne amitié plus qu'à tout au monde. Vous me demandez ma parole: je vous la donne sans aucune restriction.»
Elle m'a embrassée, très contente, puis elle s'est échappée pour retourner à pas de loup auprès du général qui dormait encore.
Ils ont déjeuné très tard, vers deux heures seulement. Ils se sont informés du temps qu'il faisait dehors. J'avais une peur affreuse qu'il ne leur prìt fantaisie de vouloir sortir. Mais ils m'ont déclaré qu'ils entendaient passer ces quelques jours sans tenter aucune promenade, à se reposer en faisant de la lecture et en causant.
à peine étaient-ils rentrés dans leur chambre qu'on m'a appelée en m'annonçant qu'un homme demandait à me parler. Je m'attendais à trouver un policier: ce n'était qu'une innocente victime de la police, un brave cocher de fiacre qui s'était vu mandé chez le commissaire et agonisé de questions, parce qu'on le soupçonnait d'avoir conduit hier le général chez moi...
«Mêmement, qu'il n'a pas été poli du tout avec moi, M. le Commissaire... Mêmement, qu'il m'a menacé de me mettre à pied si je continuais à faire la bête... Le général Boulanger! bon Dieu de bon Dieu! Je ne le connaissons seulement pas en peinture... Alors, ma bonne Madame, je venons vous demander, comme ça, de témoigner que ça n'est pas moi qui vous avons amené le général!»
Je l'ai assuré que, dès qu'on m'interrogerait, je répondrais la vérité, savoir que ni lui ni aucun autre ne m'avait amené le général Boulanger, puisque celui-ci n'était pas venu chez moi. Cette révélation a achevé d'exaspérer mon homme, qui s'est mis à pousser d'horribles jurons contre les procédés de la police et qui a fini par me déclarer que, dès cet instant, il voterait en toute circonstance pour Boulanger, avec l'espoir de voir balayer tous ces mouchards... Je lui ai fait servir un petit verre pour le stimuler dans son indignation.
Le cocher parti, je suis vite montée changer de robe, me disant que la robe de soie que j'avais mise pour les servir à table risquerait d'attirer l'attention des visiteurs qui pourraient venir. Pendant ce temps, la salle commune commençait à se remplir de consommateurs. J'y ai fait une apparition. Ceux qui me connaissaient ont essayé de me faire parler en prenant pour cela leurs airs les plus aimables. Je leur demandais, de mon côté, s'ils étaient mystificateurs ou mystifiés.
à la nuit tombante, je suis remontée auprès des deux amoureux, que j'ai trouvés causant doucement au coin du feu. J'ai allumé les lampes et fermé les volets hermétiquement, à l'aide de tapis interposés empêchant l'échappée du moindre filet de lumière.
Il est venu d'autres visiteurs encore.
Vers neuf heures, le général a sonné pour dìner. Je venais justement de me remettre en robe de soie. Mme Marguerite avait la même toilette qu'hier. C'est bien pour ne pas sembler trop Cendrillon à côté d'elle qu'il me faut soigner un peu ma propre mise.
Sont-ils à envier, les amoureux! S'embrassaient-ils assez en se rappelant avec émotion les heures de joie et de douleur vécues ensemble: l'angoisse mortelle qu'elle avait éprouvée, lorsqu'il eut reçu ce terrible coup d'épée, la veille du jour de la dernière Fête Nationale, où ses amis auraient voulu qu'il se rendìt en grand uniforme; les soins dévoués qu'elle lui avait prodigués, alors que Mme Boulanger, loin d'être venue en personne à son chevet, ainsi que les journaux l'avaient prétendu, s'était seulement contentée d'envoyer son médecin; enfin, ce délicieux voyage qu'ils avaient fait ensemble pendant l'été, avec Mlle Marcelle, dont Mme Marguerite parlait comme d'une chère sœur cadette et qu'elle a même appelée «sa fille adoptive, son héritière unique», ce qui lui a valu un regard de reproche du général.
Comme pour traduire en d'autres accents la douce rêverie qui leur remplissait le cœur, elle s'est mise au piano et elle a fait jaillir du clavier une de ces mélodies exquises dont on se bercerait sans fin... Forcée, hélas! de ne jamais perdre de vue le côté terre à terre, je suis descendue avec la crainte que la musique ne fût remarquée dans la salle commune.
Lorsque je suis remontée auprès d'eux, le général m'a demandé des journaux. Je n'ai pu leur en donner que deux ou trois, car la plupart reproduisent l'information de la Gazette d'Auvergne. Le Figaro était de ceux-là: j'ai prétexté que je n'avais pu me le procurer aujourd'hui. Ils m'en ont un peu grondée, puis ils m'ont dit affectueusement bonsoir.
122.—Dimanche 3 février.
J'ai vécu aujourd'hui la journée peut-être la plus mouvementée de ma vie. Depuis la première heure du matin, il m'a fallu lutter pied à pied, sans un instant de relâche, contre les efforts réunis de tous ceux qui voulaient me surprendre et m'arracher mon secret. Il s'est succédé à l'hôtel plus de deux cents personnes.
Mais, procédons par ordre.
Aussitôt levée, j'ai parcouru les journaux du matin, apportés de Clermont.
à neuf heures est venu le facteur, avec une liasse de lettres dont plusieurs recommandées. Tout cela était adressé au nom du général. Sans hésiter une seconde, j'ai repoussé le tout de la main et j'ai dit au facteur:
«Mon brave, il y a erreur... C'est sans doute une mauvaise plaisanterie... Il faut renvoyer tout cela chez M. le Général Boulanger, à Paris: tout le monde sait son adresse, c'est rue Dumont-d'Urville.»
D'un moment à l'autre, je m'attendais à l'apparition d'un agent de police qui m'appellerait une fois de plus chez M. le Commissaire. Il n'en a rien été. En revanche, il y a encore plus de détectives qu'hier. L'homme perché dans l'arbre est toujours à son poste. Des gamins le regardent curieusement et font autour de son perchoir une ronde en chantant.
Françoise, sortie aux emplettes, me signale une voiture tout attelée qui, depuis avant-hier soir, n'a cessé de stationner nuit et jour dans le haut de la grande route. Les voisins affirment qu'elle sert d'abri aux policiers en faction, qui viennent s'y reposer à tour de rôle. Autre révélation: dans une villa située en face, à l'autre bord de la vallée, des journalistes auraient loué fort cher une chambrette d'où ils peuvent observer mon hôtel tout à l'aise, grâce à l'absence de feuillage des arbres. Je n'aperçois dans cette direction qu'une fenêtre béante: mais il paraìtrait qu'ils y ont placé une longue-vue, ainsi qu'un appareil photographique... Bien du plaisir, Messieurs!
Dix heures sonnaient, quand un superbe équipage de maìtre s'est arrêté devant la porte de la terrasse. Il en est descendu un monsieur de haute mine, enveloppé d'une grande fourrure noire. Il m'a demandée; j'étais occupée, en ce moment, à mettre le couvert dans leur salle à manger. On l'a fait asseoir dans la salle commune et on l'a prié d'attendre quelques instants, car je ne saurais tarder à rentrer. Je descends, le monsieur se lève, s'incline avec courtoisie et me tend une lettre qui portait cette adresse:
Madame Marie Quinton,
Hôtel des Marronniers.
Il ajoute en chuchotant:
«Je vous prie de déchirer la première enveloppe.»
J'obéis et je trouve au-dessous une seconde enveloppe avec cette autre adresse:
Urgente très pressée,
Monsieur le Général Boulanger,
Royat.
Je regarde le monsieur bien en face, et, lui tendant la lettre, je lui réponds:
«Voici une lettre qui me semble très pressée, Monsieur... Qu'attendez-vous pour la faire partir à son adresse? Vous ne devez pas ignorer que M. le Général Boulanger a quitté Clermont depuis près d'une année déjà et qu'il n'a jamais habité Royat? Son adresse à Paris est: 11 bis, rue Dumont-d'Urville... 11 bis, c'est bien cela... Si vous l'expédiez maintenant, elle sera distribuée demain, par le premier courrier du matin...»
Et là-dessus, avec un salut très respectueux, j'ai fait comprendre au monsieur que je n'avais plus rien à lui dire. Il s'est retiré en saluant, la mine longue, longue... à midi, quinze messieurs étaient à table, plus occupés à écarquiller les yeux qu'à manger. Parmi eux, plusieurs journalistes de Paris qui m'ont fait subir un interrogatoire en règle et n'ont cessé de me tendre piège sur piège, jusqu'à ce que je me sois enfin échappée pour avoir entendu la sonnette du général, dont le tintement, à moi seule connu, eût frappé mes oreilles entre mille bruits semblables.
Quel changement de tableau, quel contraste entre tout ce qui se passe en bas et le calme souriant de mes deux tourtereaux! Aucun pli sur leur visage, aucune ombre dans leur bonheur, aucune idée de l'agitation qui les environne et dont j'ai tant de peine à empêcher les rumeurs de remonter jusqu'à eux.
Aussitôt libre, je suis redescendue. Comme c'est dimanche, ma toilette ne risquait d'étonner personne. Que de compliments flatteurs j'ai reçus des clients, qui se disaient sans doute qu'on ne prend pas les mouches avec du vinaigre...
à trois heures de l'après-midi, il y avait plus de trente voitures de place alignées le long de la route, formant une file longue de deux cents mètres. Jamais cela ne s'était vu. Tout Royat était dehors, rien que pour regarder les fiacres.
La maison était tellement pleine de monde que je n'avais plus de sièges à offrir. Beaucoup de gens se tenaient debout sur la terrasse, malgré le mauvais temps.
Constamment, sans un instant de répit, j'étais sur le qui-vive. à peine avais-je paré les questions indiscrètes de l'un qu'il me fallait faire front à celles de l'autre.
Il est venu des gens de toute espèce: des civils, des militaires, des messieurs excentriques qui parlaient ou affectaient de parler très difficilement, avec un fort accent étranger.
Il est venu un ancien militaire qui voulait à tout prix faire contresigner son livret par le général Boulanger, «son général, sacrebleu!» L'homme était à moitié ivre et insistait avec force jurons, à la grande joie de toute l'assistance. J'ai eu toutes les peines du monde à me débarrasser de lui, en lui expliquant qu'il s'était trompé et qu'il n'aurait qu'à prendre un billet aller et retour Clermont-Paris, pour toucher la main au général de ses rêves...
Il est venu des messieurs me demandant à louer des chambres. J'ai dû leur répondre que tout était déjà loué, depuis la veille, à des journalistes auxquels j'avais même fait visiter ma maison de la cave au grenier.
Il est venu, enfin,—comble des combles,—un monsieur pour faire une saison!
Quand, à la nuit tombante, je suis remontée auprès d'eux, le général s'est informé de ce que signifiait le bruit de voix qui se percevait confusément dans la maison. Je lui ai répondu qu'il y avait une noce dans le village et que tout le cortège se trouvait en ce moment chez moi.
Je m'en suis aussitôt mordu les lèvres: où ça se voit-il que des noces se célèbrent le dimanche? Mais eux, tout à leur bonheur sans nuages, ne m'ont rien demandé de plus. Et puis, s'ils l'avaient fait, j'aurais bien trouvé à répondre qu'il y a dans le pays des noces qui durent trois jours!
à six heures, il est venu une dizaine d'officiers de toutes armes en uniforme. Ils se sont emparés d'une table laissée vide à la minute par le départ d'autres consommateurs. Ils n'en ont pas bougé pendant trois heures. Je les observais du coin de l'œil: ceux-là étaient montés jusqu'aux Marronniers pour remarquer le moment où je serais obligée de disparaìtre afin de servir le général à table.
Par bonheur, la sonnette qui réclame ma présence là-haut n'a pas retenti une seule fois pendant qu'ils étaient là. Je n'ai donc pas eu à quitter la salle un seul instant. De guerre lasse, ils ont fini par se retirer à neuf heures. Ils auraient bien pu au moins rester à dìner!
Aussitôt qu'ils furent partis, je suis montée rappeler au général qu'il était grand temps de dìner. Elle et lui n'y songeaient même pas!
Les heures avaient filé pour eux sans qu'ils s'en aperçussent. Pour n'avoir pas à faire de toilette, ils m'ont priée de leur apporter le repas. Cela m'a permis de retourner prestement à la salle commune, toujours encore pleine de monde.
Un coup de sonnette m'a rappelée. Le général demandait les journaux. Je lui ai répondu que je venais de les envoyer chercher pour la troisième fois à Clermont. En réalité, ils étaient là: seulement, je n'avais pas eu le temps de les parcourir et je ne voulais, pour rien au monde, les leur livrer avant cette mesure de précaution. Grand bien m'en a pris! Tous sans exception, comme j'ai pu m'en assurer aussitôt, parlaient du séjour du général à Royat. La constatation faite, je suis remontée chez eux les mains vides et l'air navré:
«Pas de journaux, mon général!... Les neiges sont cause que le train de Paris n'est pas encore arrivé...»
Le général eut un moment de franche colère. Me foudroyant du regard, il s'est mis à pester comme un beau diable:
«Le train en retard à cause des neiges! Je reconnais bien là l'Administration des Chemins de fer! Les bougres d'ingénieurs! Être tous plus ou moins polytechniciens et ne pas arriver à prendre les mesures élémentaires qui permettent en Amérique, avec six mois de neige comme on n'en a pas idée ici, de faire arriver tous les trains à heure fixe... Je me demande ce que ce serait en cas de mobilisation...»
J'étais sauvée: une fois sur ce chapitre de La Guerre de Demain, le général ne manque jamais de s'y enferrer jusqu'à la garde, oubliant tout autre préoccupation.
Les derniers consommateurs ne sont partis qu'après minuit. J'ai terminé ma journée en faisant ma caisse: le résultat dépassait celui des plus fortes journées de la saison. Que de liqueurs de toutes marques, que d'apéritifs et de petits verres l'insatiable curiosité humaine avait fait absorber aujourd'hui!
123.—Lundi 4 février.
Toute la nuit, j'ai été tourmentée par la crainte que des cris ne soient poussés sous leurs fenêtres. Grâce à Dieu, il n'en a rien été. Il a neigé, du reste, sans discontinuer.
J'ai commencé ma journée, comme hier, par la lecture des gazettes locales.
corté de lettres à l'adresse du général, attendu qu'il avait transmis mon indication de les renvoyer à Paris: il m'a dit seulement qu'il en était arrivé autant, si pas plus, qu'hier. Il m'a laissé deux lettres à moi adressées. L'une contenait un long poème incohérent, où il était parlé de la barbe blonde du général et de mes cheveux noirs de jais. En ouvrant la seconde, j'ai découvert une autre enveloppe qui portait:
Monsieur Parage—Personnelle.
Il n'y avait pas de doute possible, elle était pour lui! Je suis aussitôt montée la lui remettre et allumer le feu en même temps. Après avoir pris connaissance de la lettre, le général m'a dit:
«Belle Meunière, comme je le prévoyais en arrivant, il faut que vous nous reteniez, dès aujourd'hui, deux fauteuils-lits à Clermont.»
«Mon général, lui ai-je répondu, vous me permettrez d'être plus prudente que vous. C'est par Riom que je veux vous voir partir. Les deux places seront retenues cette après-midi et la voiture commandée pour demain six heures.»
Le général n'a pas protesté. Il l'aurait fait, d'ailleurs, que je n'en aurais pas moins agi à ma tête, car, partir par Clermont, en ce moment, c'était s'exposer à des mésaventures certaines.
J'ai aussitôt envoyé ma sœur à Riom, ne pouvant y aller moi-même pour ne pas étonner, par mon absence, les personnes qui se présenteraient.
à déjeuner le général et Mme Marguerite ont été de fort belle humeur. L'après-midi, malgré la neige, il est encore venu une cinquantaine de visiteurs, journalistes ou curieux: entre autres, un grand monsieur blond, genre anglais, qui était, paraìt-il, un explorateur suédois très connu. Il aurait bien voulu explorer le logement du général, mais il avait compté sans la sœur tourière...
Les fleurs qui sont venues de Nice aujourd'hui étaient exquises de fraìcheur. Le général en a été émerveillé quand je les leur ai apportées. Mme Marguerite était en train de mettre sa grande toilette: le général y a adapté des œillets et des roses de ses propres mains. Ils ont dìné à huit heures d'un excellent appétit. J'ai pu leur remettre aujourd'hui quelques journaux qui, par extraordinaire, ne parlaient pas d'eux; dans le cas contraire, j'aurais été joliment embarrassée.
Vers onze heures, les quelques consommateurs qui s'étaient encore attardés à la maison ont repris le chemin de chez eux. Et ma sœur qui n'était pas encore revenue de Riom! Je commençais à être sérieusement inquiète. Tout à coup, j'entends une voiture qui monte la côte, je sors sur la terrasse et j'en aperçois encore une autre à dix mètres en arrière. La première s'arrête devant la maison et ma sœur en descend. La seconde stoppe un instant, puis tourne et repart dans la direction de Clermont.
«Tu vois, m'a dit ma sœur, tout émotionnée, ils m'ont suivie jusqu'ici... Depuis que je suis partie, deux hommes ne m'ont pas quittée d'une semelle... à Riom, pour les dépister, j'ai sauté dans une voiture; mais, au bout de cinq minutes, une autre voiture nous rejoignait, qui ne nous a plus lâchés...»
Minuit approchait. Prise de fatigue, je laisse à ma sœur le soin de faire la caisse et je remonte dans ma chambre. Je n'y étais pas depuis dix minutes et j'avais à peine eu le temps de défaire ma coiffure quand j'entends des pas précipités dans l'escalier, des coups frappés à ma porte et la voix de ma sœur qui me crie d'ouvrir, pour l'amour de Dieu!
J'ouvre. Je vois entrer ma sœur toute pâle, un flambeau à la main et tellement bouleversée qu'elle peut à peine parler... Elle m'en dit assez pour que je comprenne que des individus viennent de pénétrer dans le moulin par effraction et qu'ils essayent de grimper le long de la corde des monte-sacs. Ces individus s'étaient postés en bas, du côté de la rivière, devant la partie de la maison où fonctionnait, il y a quelques années encore, notre moulin. De ce côté, il n'y a que de vieilles portes vermoulues qui joignent mal: ils ont brisé l'une d'elles et ils sont entrés au rez-de-chaussée du moulin, dans les bluteries où sont les cylindres à bluter la farine. à l'étage au-dessus se trouvent les meules, à l'étage suivant les engrenages, plus haut encore la farinière, qui, elle, est de plain-pied avec le rez-de-chaussée de l'hôtel et d'où part un couloir y conduisant. Mais la porte d'accès de l'étroit escalier menant des bluteries à la farinière est fortement verrouillée. Il ne reste donc aucun moyen de monter, à moins d'avoir l'audace de grimper à la force des poignets le long de la corde des monte-sacs, qui va de haut en bas, traversant les plafonds par de larges trappes. C'est ce que des individus sont en train de faire.
Je ne sais ce que j'eusse fait moi-même en toute autre circonstance: j'eusse sans doute appelé au secours, ameuté les voisins... La présence du général m'a inspiré une tout autre résolution. En un clin d'œil, glissant mon revolver dans la poche de côté, je suis descendue vers la farinière. En traversant la cuisine, j'ai entendu le bruit des trappes qui retombaient. Un grand coutelas très effilé traìnait sur l'évier: je l'ai saisi et nous voici dans la farinière. Tout cela s'était fait avec la plus grande rapidité. En avançant la lumière sur la trappe béante, j'ai aperçu, à un ou deux mètres au-dessous, un homme qui montait le long de la corde. Sans perdre un instant, j'ai passé le flambeau à ma sœur et, saisissant d'une main la corde, levant de l'autre le coutelas, je me suis écriée:
«Halte-là! ou je coupe!...»
La corde coupée, c'était l'homme précipité d'une hauteur de trois étages, sans salut possible pour lui.
Il l'a bien compris, car il a aussitôt cessé de monter.
J'étais dès lors maìtresse de la situation, et le sentiment que j'en avais me donnait un calme presque souriant.
J'ai ordonné à ma sœur d'avancer de nouveau la lumière: j'ai alors aperçu plus bas d'autres hommes accrochés à cette même corde. Un ou deux d'entre eux venaient de se laisser glisser à terre, mais il en restait encore deux, montés trop haut pour oser descendre et dont la position était aussi critique que celle du chef de file. Ce dernier avait tourné vers moi sa figure, une figure de brigand à longues moustaches noires: de grosses gouttes de sueur y perlaient. Il a fini par me dire:
«Laissez-nous redescendre, s'il vous plaìt?»
Je n'aurais pas hésité à faire appeler les voisins à mon aide pour qu'on remette ces coquins entre les mains des gendarmes. Mais comment le faire sans mettre en péril, du même coup, l'incognito du général? Il n'y fallait pas songer. Il n'y avait qu'à laisser filer ces individus sans bruit, en gardant l'aventure secrète.
Je leur ai donc enjoint de filer immédiatement par la grande route sans causer le moindre tapage et sans plus faire parler d'eux.
Ils ne se le sont pas fait dire deux fois.
Aussitôt que le dernier fut sauté à terre, j'ai remonté la corde, pendant que toute la bande battait en retraite silencieusement. Je ne suis pas rentrée dans ma chambre avant d'avoir passé l'inspection de toutes les serrures et verrouillé toutes les portes. Je ferai consolider, dès demain, celles qui ferment mal.
Que pouvaient vouloir ces gens-là? Assassiner le général? L'enlever? Essayer de le surprendre seulement?...
124.—Mardi 5 février.
Encore une nuit passée presque sans sommeil, tant l'étrange aventure d'hier soir m'émotionnait, me faisait battre le cœur et me hantait le cerveau.
Il a fallu la lecture des journaux de ce matin pour me distraire un peu.
La matinée s'est écoulée tranquille. Pas de visiteurs. à onze heures, le général et Mme Marguerite se sont mis à table. Leur conversation est bientôt tombée sur l'événement de la semaine dernière dont les journaux sont quotidiennement remplis: la mort mystérieuse du prince héritier d'Autriche. Ils ont envisagé les différentes versions qu'on donne: le général s'est prononcé pour celle du suicide. L'archiduc Rodolphe se serait tiré un coup de pistolet en apercevant sa maìtresse morte. Ils ont discuté sur cette action. Mme Marguerite a déclaré qu'elle ne pouvait approuver le suicide, que nul n'avait le droit de disposer d'une vie que Dieu a donnée et que lui seul peut reprendre quand il juge l'heure venue....
Le général a défendu avec chaleur une tout autre façon de voir:
«Mon amie, je pense qu'aucune restriction humaine ne peut être imposée au droit absolu que chacun a sur sa vie.... C'est Dieu qui donne la vie, dites-vous, et l'homme n'en est que dépositaire: eh bien! on a toujours le droit de restituer un dépôt quand on ne se sent plus la force de le garder. Un homme comme l'archiduc Rodolphe, sans enfants et sans souci de ses proches, avait donc, à mon sens, la liberté absolue d'en finir avec l'existence, et je l'approuve, car je conçois qu'on ne puisse pas vivre quand est morte la femme aimée.... Je sais bien, quant à moi, que je n'hésiterais pas plus que lui, dans certains cas, à me brûler la cervelle.... Je le ferais si les malheurs d'une guerre m'acculaient à une humiliante capitulation.... Et je le ferais bien plus encore si j'avais l'infortune sans nom de perdre tout ce que j'aime, tout ce qui m'attache à la vie: de te perdre, toi!...»
Il l'aurait fait à l'instant même si semblable malheur lui était arrivé: la flamme de ses yeux et la contraction de sa figure l'attestaient autant que ses paroles.
Mme Marguerite avait pâli en le regardant. Elle s'est levée et, se laissant glisser à ses genoux, elle lui a dit:
«Georges, vous me faites peur... Ne dites pas cela... Je vous en supplie, ne le dites pas... Vous le savez bien, cela n'arrivera jamais...»
Il l'a relevée. Ils se sont embrassés éperdument. Des larmes avaient apparu dans ses yeux, à Lui. Elle les a séchées avec ses baisers...
...Après déjeuner, je les ai aidés à ranger leurs affaires dans les valises. Tout en y travaillant, ils ont fait allusion à l'instance en divorce que le général a intentée et pour laquelle ils espèrent une solution le 14 de ce mois. Ils ont causé aussi de la demande d'annulation du mariage religieux de Mme Marguerite, qui rencontrait bien des difficultés à Rome. Je me suis hasardée à faire une observation:
«Mon général, j'ai idée que tout cela avancera rondement dès que vous serez devenu maìtre du pouvoir...»
Le général s'est mis à rire:
«Belle Meunière, vous connaissez les hommes. Voulez-vous qu'un procès se termine vite à votre profit? Devenez puissant: la recette est infaillible!»
Les valises bouclées, je les ai laissés. Il est encore venu, dans le courant de l'après-midi, une vingtaine de visiteurs, mais leur curiosité était si peu satisfaite et le temps si mauvais que, vers les six heures, il ne restait plus qu'un seul monsieur de Clermont, qui s'est mis à dìner dans la petite salle à manger du rez-de-chaussée, pendant que sa voiture attendait devant la porte.
Celle qui devait emmener le général, arrivée à l'instant, s'est tranquillement rangée derrière. Le cocher de la première me gênait: j'ai donné ordre au mien de lui payer à boire chez le petit traitant situé en face, mais à condition de réintégrer son siège dès qu'il entendrait six heures et demie sonner à l'église, et de partir aussitôt pour Riom, sans attendre qu'on le lui répétât.
Remontée auprès d'eux, je leur ai servi un léger dìner et, tandis qu'ils mangeaient, j'ai porté moi-même les valises dans leur berline. L'autre voiture me masquait si bien pendant que je me glissais derrière, et, de plus, la nuit était si noire que je ne pouvais pas être aperçue.
En moins de vingt minutes, ils avaient fini leur repas. Ils se sont levés, m'ont pris les deux mains et m'ont remerciée bien affectueusement des bonnes journées vécues une fois de plus sous mon toit.
«Ma bonne Meunière, a dit le général, avant trois mois nous vous reviendrons... Nous sommes déjà venus chez vous l'été, l'automne et l'hiver: cette fois, ce sera pour le printemps, pour le mois d'avril sûrement... Quant à vous, nous vous demandons une chose qui nous prouvera une fois de plus la profonde affection que vous nous avez constamment montrée: si jamais nous sentions le besoin de votre présence et que nous vous appelions, même sans vous expliquer pourquoi, promettez-nous de venir de suite...»
«De tout mon cœur, je vous le promets!» ai-je répondu aussi distinctement que me le permettaient les sanglots qui m'étouffaient. Ils m'ont embrassée alors avec une véritable tendresse.
La pendule a sonné la demie: l'horloge de l'église n'allait pas tarder. Vite, je les ai pressés de descendre, et les ai conduits à leur voiture, dont ils ont aussitôt baissé les stores. La demie sonnait: le cocher est arrivé en courant, a sauté sur son siège et fouetté prestement les chevaux. Avant que j'eusse eu le temps de refermer ma porte, la voiture était déjà loin.
...Ils sont partis! Si quelque chose peut me consoler, c'est qu'ils ont été pleinement heureux chez moi. Le général avait choisi ma maison pour se reposer de sa grande victoire: il n'a pas été déçu. Il partait défatigué, l'âme tranquille, le cœur retrempé par les heures délicieuses passées auprès de Celle qui est tout pour lui. Rien n'avait troublé leur bonheur. Jusqu'au bout, ils étaient restés dans l'ignorance complète des curiosités qui s'agitaient autour d'eux et contre lesquelles j'avais eu tant de mal à les défendre.
CHAPITRE IX
Du quatrième Séjour au Voyage de Londres
125.—Mercredi 6 février.
Voici la première nuit, depuis jeudi, où j'ai pu dormir tranquille. Mais aussi de quel sommeil de plomb: quinze heures de suite! Une seule fois, j'ai été réveillée par un grand cri de: «à bas Boulanger!» poussé d'une voix avinée... Bon ivrogne, tu arrives trop tard! C'est la réflexion que je me suis faite en me rendormant aussitôt. Ah! j'avais besoin de repos! Je ne me soutenais plus, depuis dimanche, que par la seule force de volonté. Un ou deux jours encore de cette existence, et, sûrement, je m'alitais.
Il faut croire que la police n'a pas encore connaissance du départ du général, car je ne vois rien de changé aux mesures de surveillance. Le mouchard qui me fait tant pitié est toujours là-haut dans son arbre.
Les fournisseurs de Royat et de Clermont, que j'ai soldés aujourd'hui, m'en ont appris de nouvelles: chaque fois qu'ils envoient chez moi, on les fait filer. Des garçons livreurs qui avaient des courses de 20 kilomètres à faire ont vu leur carriole suivie sans interruption par une voiture fermée. Les agents en faction aux alentours de la maison se relayent, paraìt-il, de six en six heures. Les chevaux du landau tout attelé qui attend dans le haut de la grande route sont changés deux fois par jour. Des clients même—car il en est encore revenu plusieurs aujourd'hui,—se sont plaints d'avoir été filés jusqu'à leur porte, en sortant de chez moi.
Voilà donc des voitures, de pauvres chevaux et des quantités d'agents, envoyés exprès de Paris, qu'on laisse exposés à la neige et au froid, par un temps à ne pas mettre un chien dehors! Et tout cela, pour surveiller quoi? La fumée qui sort de mes cheminées?...
Si, au moins, cela pouvait les réchauffer!
...J'ai rangé, aujourd'hui, leur chambre. J'ai découvert dans un tiroir du linge que Mme Marguerite y a oublié: de ces chemises de nuit à grands flots de rubans, se fermant par devant, qui m'avaient tant étonnée jadis; des chemises de jour très simples, mais faites en une toile merveilleusement fine; quelques serviettes en magnifique toile festonnée, avec les initiales B. B. surmontées de la couronne à cinq fleurons,—du linge de trousseau sans doute; enfin, quelques mouchoirs en batiste, ornés d'une marguerite brodée à la main...
126.—Jeudi 7 février.
Comme je le souhaitais, personne de ceux qui s'obstinaient à croire le général chez moi, ne se doute encore de son départ.
127.—Vendredi 8 février.
Reçu une lettre de Mme Marguerite, dont l'enveloppe, malgré le cachet de cire, a été visiblement ouverte, puis recollée:
«Ma bonne Meunière,
»Nous sommes bien partis, nous sommes bien arrivés, nous nous portons bien et nous pensons et parlons beaucoup de notre chère et bonne hôtesse. Je vous assure que si je pouvais me rajeunir de huit jours, je le ferais avec joie. Mais, ne le pouvant pas, je voudrais vieillir et être à la fin de ce mois, car il faut maintenant que j'attende la fin du mois, au lieu du 14, pour être heureuse sans restriction...
»Vous avez lu les journaux: vous savez donc qu'on a parlé de vous... Maintenant, cela n'a plus aucune importance—mais, c'est égal, prenez des précautions pour les lettres que vous m'écrivez et faites-les bien mettre à la gare.
»Encore merci, ma bonne Meunière, des bonnes heures passées chez vous. Nous vous affectionnons bien et nous serons toujours heureux de vous le prouver.»
Allons, tout est à merveille, puisqu'ils n'ont connu la vérité qu'au moment où elle ne pouvait plus leur causer d'inquiétude. Mais ce qui me réjouit moins, c'est ce nouvel ajournement de la solution tant attendue dans l'instance en divorce du général. Vraiment, cela ne me dit rien qui vaille!
Quant au reste, plus de doute possible aujourd'hui: on sait le général parti de Royat.
Le gros marronnier d'en face est vide; les agents de police ont disparu. à ce propos, j'en suis encore à m'étonner que M. le Commissaire ne m'ait pas fait l'honneur de m'interviewer! Il est vrai que cela lui avait si peu réussi au mois de juin!
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128.—Dimanche 10 février.
Les journaux de Paris annoncent tous la rentrée du général chez lui, rue Dumont-d'Urville, pendant que la foule l'attendait patiemment à Nice. Des rédacteurs ont eu la naïveté de lui demander s'il était vrai qu'il se fût retiré à Royat? Il leur a naturellement répondu que c'était faux, et qu'il s'était contenté de passer quelques jours aux environs de Paris. Je lis, entre autres, une information bien intéressante:
«Le général Boulanger est réellement venu à Clermont. Il y a séjourné du 1er au 5 février. Il est descendu chez la «Belle Meunière». Le général a reçu secrètement diverses visites de personnalités boulangistes. Il était accompagné d'une dame d'une quarantaine d'années dont le signalement répond assez à celui d'une sociétaire de la Comédie-Française...
»Le fait est absolument certain.»
Comment donc!
130.—Mardi 12 février.
Les craintes que j'avais avant leur arrivée ne me trompaient pas. Pendant qu'Il se reposait de sa victoire, ses adversaires se sont remis de leur désarroi. Le Gouvernement, tout surpris d'être encore là, a décidé de demander aux Chambres la suppression du scrutin de liste, afin que des départements entiers ne puissent plus donner des centaines de milliers de suffrages au général.
Nos députés ont donc rétabli l'ancien vote par arrondissement et ils ont prescrit, en outre, qu'il n'y aurait plus d'élection partielle jusqu'au renouvellement de la Chambre entière.
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131.—Vendredi 15 février.
Décidément, les événements ont l'air de vouloir se précipiter. Le Ministère Floquet a été renversé hier, comme si on n'avait attendu que le vote du scrutin d'arrondissement pour le mettre à la porte.
132.—Samedi 23 février.
Une nouvelle lettre de Mme Marguerite m'est parvenue, portant, autant que la précédente, la trace d'une violation du secret postal:
«Vendredi, 2 h.
«Ma bonne Meunière,
»Malgré mon silence, je ne vous oublie pas. Au contraire, je pense souvent, c'est-à-dire nous pensons souvent à vous. Mais j'ai eu tant de choses à faire depuis quelques jours que je n'ai pu vous écrire plus tôt. Tout va bien de toutes façons et, si le résultat que j'espérais pour le 14 n'est pas encore arrivé, ce n'est que partie remise et ce sera pour le 7.
»Et vous, ma bonne Meunière? Écrivez-moi. Je vous promets de le faire plus longuement d'ici peu de jours. En attendant, de notre part à tous les deux, je vous dis notre bonne et grande affection.»
à part cela, rien de neuf ou presque rien: un ministère de plus! Celui-là est formé de MM. Tirard, de Freycinet, Constans, etc...
133.—Vendredi 1er mars.
à peine installés, les nouveaux ministres viennent de faire un coup de théâtre: la Ligue des Patriotes est dissoute! Hier, à deux heures de l'après-midi, sans que personne ne se doutât de ce qui allait arriver, les gens de police se sont présentés au siège de la Ligue, place de la Bourse, ont pénétré dans les bureaux, forcé les tiroirs, éventré le coffre-fort. Une liasse immense de papiers a été saisie.
En voyant cet éclat de foudre tomber si près du général, chacun se demande: «Que va-t-il faire?» Mais lui, souriant et tranquille, se trouvait le soir même à une fête que M. Millevoye lui offrait au Grand-Hôtel. Comme au mariage du capitaine Driant, les rouges y côtoyaient les blancs. La présence de M. Rochefort n'excluait pas celle du prince de Polignac et du duc de Montmorency.
134.—Samedi 9 mars.
Les orages ont beau s'amonceler sur sa tête, le général fait comme si de rien n'était et se laisse tranquillement fêter tantôt par l'un, tantôt par l'autre. On mène grand grand bruit autour du dìner que Mme la duchesse d'Uzès a donné jeudi en son honneur. Les plus grands noms de France se pressaient dans les salons.
La duchesse portait des œillets rouges au corsage; ses fanfares de chasse ont sonné les Pioupious d'Auvergne.
135.—Vendredi 15 mars.
Pendant que le général, comme disent les journaux, «fait le tour du monde parisien en 90 jours ou davantage», la Chambre, sur la demande du Gouvernement, vient d'accorder les poursuites contre les députés boulangistes Laguerre, Laisant et Turquet, en leur qualité de chefs de la Ligue des Patriotes.
Le Sénat a fait de même pour M. Naquet.
On commence à parler de poursuites possibles contre le général en personne.
Je suis inquiète et je l'ai écrit à Mme Marguerite.
136.—Lundi 18 mars.
Avant-hier, à la Chambre, chaude séance. Répondant aux attaques de M. Laguerre, le Ministre de l'Intérieur, M. Constans, en est venu jusqu'à prononcer les paroles suivantes:
«Il se peut qu'on ait supposé qu'on pourrait m'arrêter dans la marche que je suis. Monsieur Laguerre, il n'en sera rien. Je marcherai où je dois aller, je marcherai contre vous et vos amis... Dites et faites ce que vous voudrez, je méprise absolument vos paroles, vos accusations, et je ne veux pas dire jusqu'où j'irai!»
Le Ministre, en descendant de la tribune, a achevé sa pensée par un geste de menace et de défi.
137.—Lundi 25 mars.
Mme Marguerite m'a envoyé une bonne lettre rassurante:
«Ma bonne Meunière,
»Vous devez être tout étonnée de mon silence et même croire que nous vous oublions, quand c'est, au contraire, tout le contraire; mais j'ai dû d'abord faire une petite absence de quelques jours. Ensuite, j'ai été fort souffrante. Maintenant que je vais mieux, bien vite je me dépêche de vous écrire, afin de vous rassurer sur tout; tout va très bien. Il y a certaine chose qu'on a dû remettre un peu, mais qui n'en ira que mieux d'ici quelque temps. Ne vous préoccupez pas de tout ce que les vilains journaux racontent. Ils crient fort, mais, grâce à Dieu, ne peuvent pas mordre et, plus ils font, plus ils servent la cause qui nous est si chère.
»Nous n'oublions pas que nous devons aller nous reposer chez vous dans le mois prochain. Nous en parlons souvent et nous nous réjouissons à l'avance de ce grand plaisir.
»Écrivez-moi vite, ma bonne Meunière, et soyez sûre que nous vous affectionnons bien.»
Une seule ombre au tableau. Cette lettre confirme ce que je savais déjà par les journaux. Quand le général s'est présenté pour soutenir sa demande de divorce, invoquant comme grief le refus de sa femme de réintégrer le domicile conjugal, Mme Boulanger a trouvé cette déconcertante réponse: «Offrez-moi votre bras, Monsieur, et rentrons!»
Bref, la «certaine chose qu'on a dû remettre un peu...», c'est l'instance en divorce qui se trouve définitivement rejetée.
138.—Dimanche 31 mars.
Il court des bruits étranges. Le général aurait été indisposé, il se serait trouvé mal à un dìner en ville; il aurait souffert de douleurs telles qu'on a été obligé de le piquer à la morphine Les uns disent que le malaise est dû aux dìners trop répétés dans le grand monde. Les autres parlent d'empoisonnement... Grâce à Dieu, tous les journaux sont d'accord pour déclarer que le général est d'ores et déjà entièrement rétabli.
D'autres bruits courent, plus alarmants encore. L'arrestation du général serait imminente. M. Constans y serait absolument décidé et la chose s'effectuerait avant même le procès de la Ligue des Patriotes, qui doit commencer après-demain au tribunal correctionnel.
139.—Lundi 1er avril.
Les dépêches du soir annoncent une nouvelle à sensation: le Procureur général de la Cour d'Appel de Paris, M. Bouchez, est subitement révoqué et remplacé par M. Quesnay de Beaurepaire. Il n'aurait pas voulu prendre sur lui, paraìt-il, d'intenter des poursuites au général.
140.—Mardi 2 avril.
J'ai parcouru la Gazette d'Auvergne pour voir ce qu'on dit du procès de la Ligue des Patriotes, qui a commencé aujourd'hui.
J'ai trouvé en dernière heure une information grotesque: le bruit courait à Paris que le général a pris la fuite...
Voyons, Messieurs, le 1er avril, c'était hier. Vous retardez!
141.—Mercredi 3 avril.
La fumisterie continue. Les gazettes locales du matin et les journaux venus ce soir de Paris regorgent de détails sur les courses éperdues de leurs reporters à la recherche du général introuvable. Ses amis, son secrétaire, ses domestiques, ont affirmé qu'il était à Paris. Mais un agent secret l'aurait filé, paraìt-il, lundi soir, jusqu'au nº 39 de la rue de Berry, d'où il l'aurait vu ressortir accompagné d'une dame toute de noir vêtue et voilée; après avoir changé deux fois de fiacre, le couple serait arrivé à la gare du Nord et y aurait pris, à 9h. 45, l'express de Bruxelles.
La bonne plaisanterie! Bien entendu, le collet relevé et le chapeau enfoncé sur les yeux ont fait, une fois de plus, leur apparition! Pourquoi pas la jambe boiteuse et les lunettes bleues?
Et puis, si même le fait était exact, quoi de plus naturel? Le général aura simplement éprouvé le besoin de prendre de nouveau quelques jours de repos, en dépistant tous les indiscrets.
Oh! une idée vient de me jaillir... Si c'était cela!... S'ils avaient passé de la ligne du Nord à celle d'Auvergne: s'ils étaient en route, à l'heure qu'il est, et déjà tout près d'arriver!... La dernière lettre de Mme Marguerite ne parlait-elle pas avec intention de leur prochaine venue?...
Je cours, de ce pas, préparer leur chambre...
142.—Mardi 9 avril.
J'ai été bien souffrante tous ces jours-ci et je me sens bien faible encore.
Aujourd'hui seulement, le docteur m'a autorisée à lire et à écrire un peu.
Donc, ils ont quitté tous deux Paris, lundi soir, par le train de 9h. 45 qui les a amenés à Bruxelles à 5 heures du matin. Le général est descendu à l'hôtel Mengelle sous le nom de M. Bruneau: mais c'est seulement le lendemain mercredi, en revenant de Mons où il avait été chercher Henri Rochefort (parti, lui aussi, avec une dame, ainsi que le comte Dillon) que le général a été reconnu à Bruxelles, acclamé par les uns, sifflé par les autres et interviewé bien entendu par quantité de journalistes, auxquels il a déclaré qu'il s'était mis en sûreté parce qu'il se savait à la veille d'être arrêté.
Voilà les faits. Quelles en vont être les conséquences? La première s'est produite aussitôt, et elle devrait suffire à ouvrir les yeux au général: c'est la joie féroce de ses ennemis en présence de sa fuite, c'est la précipitation qu'ils ont mise à décréter d'accusation, pour crime de complot et d'attentat contre la sûreté de l'État, celui qui semblait ainsi s'avouer coupable et impuissant à se défendre.
C'est le Sénat, formé en Haute-Cour de justice, qui va avoir à juger le général.
...Mme Marguerite!... Que de questions se pressent dans mon esprit en songeant à elle!
Quelle a été sa conduite dans cette navrante aventure?
Se peut-il qu'elle, si clairvoyante en toute circonstance, n'ait pas compris qu'il allait commettre une de ces fautes qui ne s'excusent ni ne se réparent jamais? Et, chose plus déconcertante encore, se peut-il qu'elle n'ait même pas hésité devant les conséquences navrantes que la fuite devait fatalement entraìner pour sa propre vie: le scandale public dès maintenant consommé par l'apparition de son nom dans les journaux, la perte irrémédiable de sa situation mondaine, la rupture de toutes ses relations, la rigueur dédaigneuse des uns, le mépris grossier des autres, et les outrages, les infamies qui viendraient l'accabler dans l'exil?
Oh! Marguerite! Comme je voudrais être près de vous, pour lire dans vos yeux clairs, pour y découvrir la vérité...
143.—Lundi 15 avril.
Le procès du général s'instruit activement à Paris. La police perquisitionne avec ardeur, à la recherche de papiers compromettants. On assure qu'un grand nombre de fonctionnaires, de magistrats et d'officiers vont payer cher l'imprudence d'avoir envoyé un mot au général.
Le va-et-vient de personnalités boulangistes et les coups de téléphone entre Paris et Bruxelles continuent sans interruption. Le général va décidément s'installer à Bruxelles, dans un hôtel qu'il vient de louer, avenue Louise.
Les journaux disent que Mme de B... (quelques-uns prennent un malin plaisir à écrire le nom en toutes lettres) se trouve auprès du général sous le nom de miss Erable. Je viens de lui écrire pour l'assurer que, malgré toute la douleur que leur départ m'a causée, je reste leur fidèle amie.
144.—Dimanche 21 avril.
On assure que le général va, de son propre gré, quitter la Belgique pour n'en être pas expulsé: il se fixerait à Londres.
Quelque effort que je fasse pour me cuirasser, je ne puis m'empêcher de ressentir un coup d'aiguillon au cœur chaque fois que j'entends les gens—ce qui, par les temps qui courent, arrive si souvent, hélas!—couvrir le nom du général d'insultes! Leur cruauté est intarissable, ce sont chaque fois des épithètes nouvelles qu'on invente. Ses ennemis ne l'appellent plus que le général La Frousse, ou le brave Fiche-son-camp, ou Bruneau-le-fileur, sans parler de mille autres outrages tellement immondes que la rougeur m'en vient au front.
145.—Vendredi 26 avril.
Le général est passé en Angleterre. Il a quitté Bruxelles avant-hier matin, par train spécial pour Ostende. La traversée d'Ostende à Douvres s'est accomplie par un temps magnifique, à bord du Victoria, frété exprès. En approchant de la côte anglaise, le drapeau tricolore a été hissé. Arrivé à Londres, le général est descendu à l'Hôtel Bristol. Rochefort et le comte Dillon vont aussi s'établir à Londres.
146.—Mercredi 1er mai.
Les journaux annoncent que le général s'est installé dans une maison toute meublée qu'il a louée dans une des rues les plus aristocratiques de Londres, 51, Portland Place.
à Paris, ses amis ont fêté avant-hier le 52e anniversaire de sa naissance. On a lu une lettre de lui où il disait:
«Assurez bien nos amis que l'année prochaine, à pareille date, je serai depuis longtemps près d'eux, car le pays aura voté.»
Hélas! Les boulangistes n'annonçaient-ils pas, il y a quelques mois, qu'il inaugurerait en personne la merveilleuse Exposition universelle qui va s'ouvrir?
147.—Samedi 19 mai.
Voici plus d'un mois que j'ai écrit à Mme Marguerite, et pas de réponse! Je lui écris de nouveau, à l'adresse du général, à Londres.
Les journaux, tout aux merveilles de l'Exposition universelle, ne parlent presque plus de Lui.
148.—Samedi 22 juin.
Encore un long mois écoulé sans aucune lettre ni de Mme Marguerite, ni du général. Je viens d'écrire pour la troisième fois.
Les journaux racontent que le général vit à Londres, très fêté par la haute société anglaise qui le choie comme un véritable prétendant.
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149.—Dimanche 14 juillet.
L'instruction est close, la Chambre d'accusation a prononcé le renvoi, devant la Haute-Cour, des accusés Boulanger, Dillon et Rochefort.
150.—Mercredi 17 juillet.
Toujours pas de nouvelles d'Eux! Mes fleurs seront-elles plus heureuses que mes lettres? Je viens d'en envoyer une jardinière pleine, à Londres, pour la sainte Marguerite.
Il n'est bruit, dans le pays, que des élections au Conseil général qui vont avoir lieu de dimanche en huit, et de la bizarre idée qu'ont eue les boulangistes de poser la candidature du général dans 80 des 1.500 cantons de France appelés au vote.
151.—Dimanche 28 juillet.
Le vote pour le Conseil général a eu lieu aujourd'hui, pendant qu'on affichait à Paris, à la porte des domiciles vides du général, du comte Dillon et de Rochefort, l'ordonnance du président de la Haute-Cour sommant les trois accusés de se livrer dans un délai de dix jours, faute de quoi ils seront jugés par contumace.
J'apprends à l'instant les résultats du vote dans le pays. La candidature du général a misérablement échoué. M. Pommerol est élu dans Clermont-Est et notre député, M. Blatin, dans Clermont-Sud.
152.—Lundi 29 juillet.
On ne connaìt encore que les résultats d'environ trois cents cantons. Le général n'a passé que dans six.
153.—Mardi 30 juillet.
Les résultats complets sont connus. C'est un effondrement comme personne n'osait le prévoir.
Le général n'est élu, en tout, que dans douze cantons! Ses partisans sont consternés.
154.—Vendredi 9 août.
Toc! Toc! Toc!!! Les trois coups sont frappés, la comédie judiciaire commence. Devant la Haute-Cour de Justice assemblée sous la coupole du Luxembourg, M. le Procureur général Quesnay de Beaurepaire a commencé hier à lire son réquisitoire.
La lecture a duré pendant toute l'après-midi, et elle doit occuper sans doute encore deux grandes audiences.
155.—Samedi 10 août.
Hier, seconde audience de la Haute-Cour et suite de la lecture du réquisitoire.
De plus en plus instructif, ce réquisitoire! Ne m'a-t-il pas appris, à moi, que le M. Auguste, auquel Mme Marguerite m'avait écrit de télégraphier en janvier dernier, appartenait à la garde du corps du général,—une poignée de solides gaillards dont deux, à tour de rôle, surveillaient les abords de son hôtel, tandis que les autres se tenaient, en permanence, 14, rue Lapérouse?
Un bon point à M. le Procureur général pour la statistique si détaillée des lettres chargées que la poste a transmises à l'accusé Boulanger: 1.275 en seize mois!
M. Quesnay de Beaurepaire aurait bien dû, pendant qu'il y était, joindre celle de toutes les missives que la poste a oublié de transmettre... Il est vrai que cela aurait peut-être demandé une audience supplémentaire!
156.—Dimanche 11 août.
C'est seulement hier, à l'approche de la nuit, que la lecture du réquisitoire s'est achevée.
Ouf! quel morceau d'éloquence! Imprimé en volume, cela ferait bien un gros roman,—si toutes ces petites histoires, cousues bout à bout, n'étaient trop invraisemblables pour prendre place même dans les œuvres complètes de Lucie Herpin!
Voilà donc à quoi se réduit le colossal amas d'accusations sous lequel on a menacé d'ensevelir, à jamais, l'honneur du général! Il n'y a qu'une conclusion à en tirer: c'est celle du proverbe de nos paysans:
Che vôl batre mo bourriquo,
Troubaré be tourzou no triquo[1].
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157.—Jeudi 15 août.
Consummatum est. L'arrêt de la Haute-Cour est rendu. Il a été prononcé hier soir à six heures.
Les trois accusés sont déclarés coupables sans circonstances atténuantes et condamnés par contumace à la déportation à vie dans une enceinte fortifiée.
L'arrêt aura pour conséquences de priver les condamnés de leurs droits de citoyens, de les rendre inéligibles, de placer leurs biens sous séquestres, d'arracher au général cette plaque de grand-officier de la Légion d'honneur qui brille si fièrement sur sa poitrine. à moins qu'il ne rentre pour faire tomber l'arrêt et recommencer le procès...
Mais, alors, pourquoi être parti?
158.—Jeudi 5 septembre.
Enfin, enfin, une lettre de Mme Marguerite!
«Jeudi 29 août.
»Savez-vous, ma bonne Meunière, que nous avons depuis plusieurs mois de très grands doutes sur l'affection que vous disiez nous porter... car, depuis cinq mois, c'est-à-dire depuis que nous avons dû quitter Paris... nous n'avons rien reçu de vous... et, vrai, cela nous étonne... Quelle est la cause de votre silence?... Je ne puis croire que cela soit l'oubli... Je vais vous faire remettre cette lettre d'une manière sûre. J'espère donc qu'elle vous parviendra et j'espère surtout qu'elle sera suivie d'une prompte réponse... qui nous rassurera sur l'état de votre cœur à notre égard.
»Depuis cinq mois, j'ai été très malade d'une très grave pleurésie. Maintenant, je suis tout à fait guérie et je compte les jours qui nous séparent du retour dans notre chère France... Celui que j'aime tant a supporté vaillamment et courageusement ce temps si pénible de l'exil. Il est sûr du succès prochain. Cela lui redonne de nouvelles forces. Il sait que je vous écris, mais, comme il est extrêmement pris, il me charge de vous dire qu'il ne peut ajouter un mot à cette lettre, mais que tout ce que je vous dis d'affectueux, il le partage,—si vous n'êtes pas devenue oublieuse!!
»Voilà comment et à quel nom il faut me faire parvenir votre lettre: sous double enveloppe, la première, c'est-à-dire celle qui se verra, vous mettrez dessus:
Mademoiselle Francine Molès,
39, rue de Berry,
Paris.
»Puis, dans l'intérieur de cette enveloppe, votre lettre dans une autre enveloppe cachetée, avec, sur l'enveloppe, ces mots:
Faire parvenir à Madame de B...
De suite.
»J'espère, de cette façon, que, si vous m'écrivez, votre lettre me parviendra sûrement. Allons... dites-moi vite que nous sommes toujours aimés, dans ce petit coin de France... où j'ai certes passé mes jours les plus heureux.
»Je vous embrasse, vilaine oublieuse.
»B. B.»
La lettre a été jetée hier seulement à Paris, dans une boìte de gare. Elle aura mis huit jours à aller de Londres à Royat!
Et toutes celles que, depuis cinq mois, je leur ai envoyées? Et mes pauvres fleurs de la Sainte-Marguerite?
J'enrage à la pensée qu'elles sont peut-être en train de fleurir à la croisée d'un des séides de M. Constans!
159.—Lundi 16 septembre.
On murmure tout bas, avec des airs mystérieux, qu'un nouveau coup de théâtre va peut-être se produire: la rentrée du général en France, cette semaine, juste à temps pour impressionner le pays avant les grandes élections de dimanche prochain.
Je me suis amusée aujourd'hui à ranger la collection de brochures et chansons boulangistes que j'ai patiemment formée depuis de longs mois.
Du côté des brochures, voilà le Boulangiste du mois d'août 1886, avec les portraits humoristiques du Ministre de la Guerre en grande tenue, en petite, en négligé, debout, assis, à genoux, etc... Voilà les Almanachs Boulanger et plusieurs biographies du général, depuis la première, parue aussi en 1886, au lendemain de la revue de Longchamp...
Voilà aussi les diverses proclamations et déclarations du général, puis un long panégyrique intitulé: Celui que nous voulons! puis la brochure de M. Laisant: Pourquoi et comment je suis boulangiste et la contrepartie de M. Yves Guyot, où il explique pourquoi il ne l'est pas. Voilà, d'autre part, le placard: Au peuple, mon seul juge! où le général se justifie des accusations de M. Quesnay de Beaurepaire, et la brochure de propagande: Qui a dit vrai? tout récemment parue, laquelle met en regard le texte du réquisitoire et les réfutations.
Voici, maintenant, le côté des chansons parues depuis 1886: l'En revenant d'la revue, les Pioupious d'Auvergne, le Général Revanche, le Prépare-toi, soldat de France! l'hymne Honneur au vaillant Général! et celui qui a nom Faut qu'il revienne! (sur l'air d'En revenant d'la revue):
Nous le voulons, la France entière,
Qui n'a pourtant pas froid aux yeux,
Mais qui regarde à la frontière,
Veut ce ministre valeureux.
La nation est assez forte,
Nous cherchons la paix, mais qu'importe
Qu'on fronce le sourcil là-bas:
Boulanger nous guide au combat!
à coup sûr, ce jour-là,
Le peuple et le soldat
Suivront leur brave général,
Avec un entrain général,
Sous les plis du drapeau,
Émules de Marceau,
Tous se mettront à crier:
«Vive la France et Boulanger!»
(Au refrain.)
Oui, Boulanger
à bien su relever
Le moral du troupier,
Qu'on s'en souvienne!
Le peuple entier,
Dont il s'est fait aimer,
Réclame Boulanger:
Faut qu'il revienne!
Certains de ces hymnes patriotiques, c'est une justice à leur rendre, sont tout simplement idiots. Exemple:
LA REVANCHE DE BOULANGER
(Air: Les Pioupious d'Auvergne.)
Comme une relique,
Notre général,
Néral!
Aim' la République,
C'est un homme loyal,
Loyal!
Gloire au patriote
Qui tient not' drapeau,
Drapeau!
Gloire au sans-culotte,
Sans-culotte... de peau,
De peau!
Je ne continue pas.—Voici l'image du général crucifié par la Haute-Cour, avec une inscription flamboyante dans le ciel: «Il ressuscitera!» Voici une autre gravure, où l'on voit le général, armé du glaive de la volonté populaire, chasser les parlementaires des marches du Palais-Bourbon. Au-dessous, vient la chanson:
TOUS VONT DÉCAMPER
(Air: Les Pioupious d'Auvergne.)
Depuis longtemps la Chambre
Ne fait que dormir,
De janvier à décembre:
Il faut en finir!...
Paris, la province
Demandent promptement
Que l'on vous évince
Tous du Parlement!
(Au refrain.)
Les cinq cents rois fainéants de la Chambre
Vont tous décamper,
Grâce à Boulanger!
Mais ce n'est pas le coup du Deux-Décembre,
La dissolution
Fera passer la revision!
On verra la France,
Au premier signal,
Donner sa confiance
Au brav' général.
Tous, comme un seul homme,
Tous iront voter
Et l'on verra comme
On aim' Boulanger!
(Au refrain.)
Boulanger, le maìtre
D'une majorité,
Bientôt fera naìtre
La prospérité!
Alors notre France,
Vivant dans la paix,
Reprendra confiance,
Heureuse désormais!
(Au refrain.)
Il y a aussi la Marseillaise boulangiste qui appelle au vote:
Aux urnes, citoyens!
Échappons au danger!
Votons,
Votons,
Sur un seul nom!
Votons pour Boulanger!
Mais, à côté de ces chansons politiques et électorales, il en est également qui parlent au sentiment, comme si elles s'adressaient à nous autres, femmes! Tel: l'Œillet patriotique, précédé d'une vignette qui encadre le portrait du général d'une branche d'œillets rouges:
(Air: Les Pioupious d'Auvergne.)
Quand le ciel se dore,
D'avril à juillet,
Aux feux de l'aurore,
Resplendit l'œillet!...
Ô fleur d'espérance,
Chante avec fierté
Le peuple de France
Et la liberté!(Au refrain.)
Acclamons tous l'œillet patriotique,
L'œillet parfumé
Qui fleurit en mai;
Qu'il soit l'emblème de la République
Et tout palpitants
Chantons cette fleur du printemps.
Aux champs de l'histoire
Pour un front guerrier,
L'emblème de gloire
Sera le laurier!
Laisse-lui son rôle,
Œillet si vanté!
Sois le grand symbole
De fraternité!
Pauvre fleur du printemps! C'est un jour printanier qui t'aura été fatal, ce premier lundi d'avril...
160.—Dimanche 22 septembre.
Ce matin, quelle surprise! Le facteur m'apporte cette lettre recommandée de Mme Marguerite:
«Vendredi.
»Ma bonne Meunière, je vous envoie cette lettre recommandée et par Paris... Elle vous arrivera donc sûrement. Arrivez-nous, venez-nous faire une petite visite de deux ou trois jours. Vous aurez cette lettre dimanche matin. Partez lundi soir par le train de 9 heures à Clermont, pour arriver à Paris à 5 h. 5 du matin, gare de Lyon. Là, vous prenez un fiacre, c'est-à-dire une voiture, et vous vous faites conduire à la gare du Nord. Le train pour Londres part à 11 heures du matin (onze heures); vous aurez donc quelques heures à attendre. Vous en profiterez pour vous reposer et déjeuner. Vous prendrez un billet pour Londres, aller et retour, par Calais et Douvres. C'est à Calais que vous prenez le bateau; vous débarquez à Douvres et là vous prenez le train pour Londres, gare de Charing-Cross. Bien entendu, votre billet pris à Paris, vous n'avez plus rien à renouveler jusqu'à Londres. à la gare de Londres, où vous arriverez mardi vers 7 heures ½ du soir, vous trouverez un domestique à votre rencontre qui aura à la boutonnière un œillet rouge. Je vous recommande le plus profond silence; ne dire à personne où vous allez; ne prononcer jamais ni le nom du général ni le mien; de tenir le but de votre voyage absolument caché. Au domestique qui ira vous chercher à la gare, vous direz tout simplement que vous êtes Mme Quinton, pas un mot de plus, quoi qu'il vous dise et vous demande. Il vous conduira ici. Votre chambre sera prête. Dès cette lettre reçue, c'est-à-dire dimanche, écrivez-moi ici directement de cette manière-là: la première enveloppe à l'adresse de:
Madame Abadie,
51, Portland-Place, Londres, Angleterre.
»Je l'écris de nouveau:
Madame Abadie, 51, Porland-Place, Londres.
»Dans une autre enveloppe, vous mettrez:
Pour Madame de B...
»Est-ce bien compris?
»Puis, à Paris, en attendant le train de Londres, vous aurez à envoyer, toujours au nom de Mme Abadie, une dépêche avec ces mots: «Suis en route.» Inutile de la signer... Surtout, ayez bien le soin de cacheter l'enveloppe qui contiendra votre lettre: il est inutile que la personne à qui vous l'adressez la lise.
»C'est donc convenu: vous nous arriverez mardi, très bien portante, et, je n'en doute pas, heureuse de nous revoir. à mardi, donc. Je vous embrasse.
»Il faut que vous descendiez à Londres, à la gare de Charing-Cross. à Londres, il y a plusieurs gares: Charing-Cross est la seconde gare où le train s'arrête dans Londres.»
Rien ne pouvait me surprendre ni me troubler davantage que cet ordre de départ subit. Aller dès demain à Londres, moi qui ne suis encore sortie de mon Royat que deux fois en tout, sans voyager plus loin que Paris! Quitter ainsi à l'improviste ma maison, mes affaires, et tous les miens que ce départ va plonger dans un véritable désespoir!
N'importe! Y aurait-il obstacle sur obstacle, rien ne m'empêchera d'accomplir ce qu'ils m'ont demandé, en février, dans leurs dernières paroles d'adieu: «d'accourir auprès d'eux dès qu'ils auraient besoin de moi!»
Minuit
C'est aujourd'hui que le pays a voté pour la nouvelle Chambre des Députés.
Ils viennent seulement de partir, les membres du Comité électoral qui ont choisi ma maison, ce soir, pour y recevoir les premières nouvelles. Je leur dois d'avoir été renseignée de suite. à Royat même, le candidat du général, M. Mège, a mis en ballottage M. Blatin et pourrait bien passer au deuxième tour, Mais, dans tout le reste du département, c'est la victoire absolue des candidats du Gouvernement: M. Guyot-Dessaigne, à Clermont, M. Farjon, à Ambert, M. Bony-Cisternes, à Issoire, M. Duchasseint, à Thiers, sont élus. Il ne manque plus que les résultats de Riom.
161.—Lundi 23 septembre.
108 candidats du Gouvernement élus, 77 conservateurs et seulement 16 boulangistes, voilà les premiers résultats apportés par les journaux du matin.
Ma malle est bouclée. J'ai passé toute ma journée en préparatifs. Ma mère et ma sœur, après avoir rempli la maison de leurs lamentations comme si je m'en allais à ma perte, se sont enfin un peu calmées, sur ma promesse que je serais de retour dans deux semaines.
L'heure approche. Adieu les miens, adieu Royat, adieu mon cher Journal, confident de ma vie, que je ne reprendrai que pour raconter mon voyage, à mon retour du pays d'Angleterre. Et maintenant, en route vers les deux chers êtres qui m'appellent là-bas.
CHAPITRE X
Portland-Place
162
Mardi 24 septembre.—Samedi 5 octobre 1889.
Le voyage d'aller s'est accompli ponctuellement suivant les instructions de Mme Marguerite. Pendant mon passage à Paris, le 24 au matin, j'ai lu dans les journaux les résultats presque complets des élections: 219 candidats du Gouvernement, 138 réactionnaires et 21 boulangistes élus au premier tour. Le trajet de Paris à Calais m'a permis de faire des comparaisons entre ces maigres et plats paysages du Nord de la France et la nature si riche, si pittoresque de mon Auvergne tant aimée! Puis ça a été un grand cri qui s'est échappé de ma poitrine: la mer, la mer immense qui s'étendait là, devant moi, et que mes yeux embrassaient pour la première fois!
L'impression a été si forte que j'en étais toute grisée et que, appuyée contre la balustrade du bateau, je n'arrivais pas à détacher les yeux de l'infinie nappe verdâtre frangée d'argent. Mais, bientôt, le temps s'est gâté, les grosses lames se sont mises à soulever l'embarcation en tous sens, tandis qu'une pluie froide battait le pont. Il m'a fallu descendre dans le salon d'en bas: je m'y suis trouvée à côté de trois messieurs qui avaient fait le trajet dans le même train que moi depuis Paris et qui causaient des élections. «Des journalistes, sans doute», me suis-je dit. Eux se sont arrêtés net en apercevant ma coiffe, qui, décidément, a le don d'intriguer tout le monde. La curiosité aidant, ils n'ont pas tardé à m'adresser fort aimablement la parole. Pour n'avoir pas à leur donner la réplique, j'ai fait celle qui commence à ressentir les premières affres du hideux mal de mer... La ruse était bonne: elle aurait été meilleure encore, si je n'avais fini moi-même par la prendre trop au sérieux...
Grâce à Dieu, enfin, la terre ferme! Quelques minutes à peine d'arrêt à Douvres, et le train nous emporte avec une rapidité vertigineuse vers Londres. La nuit est tombée. Tout à coup, des lumières commencent à y scintiller, de plus en plus nombreuses, de plus en plus rapprochées. Des deux côtés de la voie, à perte de vue, ce sont maintenant des milliers de points lumineux qui trouent l'obscurité. Bientôt d'aveuglantes clartés électriques se mêlent aux becs de gaz: une halte rapide dans une première gare, quelques instants encore de trajet, puis un pont est franchi à une grande hauteur au-dessus du fleuve très large où se reflètent les feux multicolores des bateaux, et le train s'arrête dans la gare de Charing-Cross.
La première personne que j'aperçoive sur le quai d'arrivée est un domestique portant l'œillet rouge à la boutonnière. Je vais vers lui, mais les trois messieurs de tout à l'heure l'ont également aperçu et l'appellent par son nom, s'imaginant sans doute que c'est eux qu'il attend. Ils échangent quelques paroles avec lui, puis s'en vont. J'en ai entendu assez pour comprendre que ce sont des amis politiques du général, arrivés à Londres pour conférer avec leur chef.
Il était près de huit heures. Le domestique, auquel je viens de me nommer, me mène immédiatement à la voiture du général. Dix minutes d'une course rapide à travers des rues sillonnées de véhicules sans nombre, et me voici devant la maison de Portland-Place. Sur mon désir d'aller d'abord un instant dans ma chambre, j'y suis conduite à travers un vestibule orné de bustes et un vaste escalier que je monte jusqu'au second étage.
Vite, ayant remis un peu d'ordre dans ma toilette, je redescends au rez-de-chaussée. Le domestique ouvre toute grande devant moi une porte à deux battants. J'entre, et je me trouve en face d'Eux...
Jamais je ne pourrai oublier le groupe qu'ils formaient: Elle, assise toute droite sur un siège très élevé, éblouissante de beauté, vêtue d'une robe de mousseline de soie rouge sang, à tout petits plis droits, la taille serrée par une ceinture très large en surah noir, le cou découvert, mais sans un seul bijou; Lui, accroupi à ses pieds, sur une causeuse basse, le visage très pâle et les yeux profondément creusés.
J'ai été tellement saisie de les voir, l'émotion a été si forte que je n'ai pu faire un pas ni prononcer une parole. Et quand mon regard s'est fixé sur Lui, sur sa figure amaigrie qui disait d'une façon si saisissante combien cet homme était malheureux, je n'ai plus pu retenir mes larmes, qui se sont mises à couler silencieusement...
En me voyant dans cet état, ils se sont levés, sont venus vers moi, m'ont embrassée bien affectueusement sur les deux joues. Mais rien n'y faisait: mes larmes redoublaient. Ils m'ont alors prise dans leurs bras, me câlinant, me caressant de la main, me rassurant de leurs paroles comme on fait pour un enfant qui s'obstine à pleurer. J'en avait honte: c'étaient Eux, maintenant, qui s'efforçaient de me consoler!
Enfin, la crise a passé et le général, feignant un brusque accès de bonne humeur, m'a pris le bras de force et m'a entraìnée dans la salle à manger. Nous nous sommes assis à table. J'étais encore si émue que je ne trouvais rien à dire. Il s'est alors mis à parler:
«Ma bonne Meunière, vos larmes nous ont assez révélé quelle affection vous nous portez et quelle part vous prenez à nos déceptions. Merci d'être venue, comme vous nous l'aviez promis, à notre premier appel... Pourquoi nous vous avons appelée? C'est ce que je vais maintenant vous dire... Vous connaissez le résultat des élections. C'est la défaite complète pour moi. Inutile même que je prolonge la lutte. Le peuple s'est détourné de moi; il a cru mes ennemis. Je l'avais pris pour juge: il m'a répondu en me condamnant, lui aussi, par contumace, comme les gens de la Haute-Cour... La partie est perdue, n'en parlons plus... Le plus pénible serait, en ce moment, de ne pas savoir nettement ce qui me reste à faire. C'est ce que je redoutais, dans la prévision d'un échec: car je dois vous dire que, depuis près de deux mois, depuis la malheureuse affaire des Conseils généraux, j'avais de mauvais pressentiments... Aussi ai-je employé ce temps à prendre mes mesures pour le cas où viendrait la défaite. Vous savez que j'ai été en Amérique? C'est le pays au monde, après ma chère France, que j'aime et que j'admire le plus... Des amis, auxquels j'ai écrit, m'y invitent chaudement. Des sommes—et de très grosses sommes—me sont même offertes si je veux y profiter de mon séjour pour faire quelques conférences... Bref, tout ce qui peut contribuer à rendre un voyage désirable se trouve réuni là-bas... Sans doute, ce sera s'éloigner davantage encore de la patrie: mais pas sans esprit de retour, je vous l'assure, car, bien au contraire, ce temps de recueillement doit m'aider à d'autant mieux préparer ma rentrée en France... Restait un obstacle: ma chère Marguerite, pour qui l'Amérique paraissait bien lointaine! Mais Marguerite vient de me donner une preuve nouvelle de son affection. Elle a compris que rien ne pourra atténuer ma peine, si ce n'est cette diversion violente à toutes les tristesses qui m'entourent. Elle consent donc aujourd'hui à ce que nous allions ensemble à New-York... Reste un dernier point à résoudre, et celui-là dépend de vous. Nous ne pouvons partir que si nous avons avec nous une compagne qui puisse nous aider en toute circonstance, une confidente à qui nous puissions tout dire, une amie qui ne nous quitte pas. Eh bien! cette compagne, cette confidente, cette amie, il n'y a qu'une seule personne qui puisse l'être: vous l'avez deviné? C'est vous!... Oui, ma bonne Meunière, c'est à vous que nous nous adressons; nous savons quel sacrifice nous vous demandons et combien il pourra vous paraìtre douloureux de quitter pour un an, pour deux, peut-être, votre cher Royat et vos proches... Mais nous connaissons aussi la place que nous occupons dans votre cœur, et, puisque c'est à vous que nous devons les jours les plus heureux, certes, que nous ayons vécus ici-bas, nous sommes sûrs que vous ne refuserez pas de nous assister encore pendant les épreuves qui sont venues sur nous...»
Pendant que le général parlait et qu'elle écoutait, sans un mouvement, les yeux baissés, je revoyais dans mon esprit l'image de ma vieille mère et de ma pauvre sœur, pleurant toutes les larmes de leur corps à l'idée qu'il me faudrait «passer la mer» pour aller de Royat à Londres... Et je me disais: «Que deviendront-elles, les pauvres femmes, si elles me voient partir pour l'Amérique? Et que deviendra ma maison, dont j'ai eu tant de peine à faire ce qu'elle est?»
Mais cela n'a été qu'une réflexion d'un instant, n'affaiblissant en rien mon idée dominante: la volonté de les servir, chaque fois qu'ils auraient besoin de moi, dans la pleine mesure de mes forces. Aussi, quand le général, s'étant tu, m'a interrogée du regard, je lui ai répondu sans hésiter: «Vous avez raison d'être sûr de moi.»
Il m'a remercié en me pressant les mains avec chaleur, tandis que s'éclaircissait sa figure jusque-là attristée. Il a envisagé aussitôt les détails d'exécution: je devais retourner chez moi dès le lendemain afin d'avoir le plus de temps possible pour faire mes préparatifs et pour dire adieu aux miens; lui-même emploierait une semaine à liquider certains comptes et à prendre congé de certaines personnes; nous nous retrouverions enfin à Liverpool, dans les premiers jours d'octobre, et alors en avant pour la libre et grande Amérique!
Tout en parlant de ce projet, il oubliait son chagrin, son visage s'animait et prenait presque l'expression des jours heureux d'autrefois. Elle, au contraire, demeurait immobile, sans lever les yeux, comme si elle éprouvait une contrariété secrète. Mais il ne s'en apercevait pas et parlait toujours.
Notre repas était terminé, si l'on peut appeler ainsi un défilé de plats auxquels nous n'avions eu le cœur, ni eux, ni moi, de toucher. Nous étions revenus dans le bureau du général, où il s'était fait apporter sa tasse de café, son petit verre et ses deux cigares réglementaires.
Dix heures sonnaient. Un domestique est venu annoncer que trois messieurs demandaient si le général pouvait les recevoir de suite: M. Laguerre, M. Elie May, et un troisième dont je n'ai pas entendu le nom. Le général a donné ordre de les introduire. Mme Marguerite et moi nous n'avons eu que le temps de nous échapper par la porte ouverte de la salle à manger, en laissant retomber derrière nous le rideau qui la masquait.
Mme Marguerite m'ayant fait signe de rester auprès d'elle à écouter, j'ai jeté un regard à travers la fente du rideau, et j'ai reconnu mes trois messieurs de tout à l'heure. Ils parlaient, avec de grands gestes et beaucoup de véhémence, de la situation faite par le premier tour de scrutin, de la honteuse pression électorale qu'avait exercée M. Constans, des dispositions à prendre en vue du scrutin de ballottage... Le général les écoutait froidement, répondant à peine par oui et par non.
Tout à coup, comme s'il en avait assez, il s'est levé et il leur a dit, d'une voix ferme, «qu'il entendait en rester là, qu'il ne voulait pas continuer une agitation désormais inutile et que sa résolution, ainsi qu'il l'avait déclaré d'ailleurs la veille à Naquet, était bien arrêtée: renoncer aux luttes électorales et se retirer en Amérique».
à ces mots, cela a été, de la part de ces messieurs, une véritable explosion de cris indignés. Tous trois protestaient en même temps, adjuraient le général de revenir sur sa décision, s'adressaient tour à tour à l'intérêt, au sentiment, au point d'honneur, bref, employaient tous les moyens de conviction qui peuvent fléchir la volonté d'un homme... Mais leur éloquence se dépensait en pure perte. Le général, qui s'était de nouveau assis, se contentait de leur répéter, de temps à autre, très doucement: «Inutile d'insister, mes amis. Ma volonté est inébranlable.»
Alors, le plus éloquent des trois a tenté un dernier effort.
Debout devant le général, il s'est mis à lui adresser un discours. Il l'a prié de réfléchir une dernière fois à la gravité de l'acte qu'il voulait commettre, à la responsabilité qu'il allait encourir devant le pays, devant l'opinion publique et devant le jugement de l'histoire. Il lui a tracé un tableau navrant de la stupéfaction avec laquelle le monde accueillerait son départ, ou plutôt sa désertion à la veille du scrutin de ballottage,—de cette lutte décisive où se trouvait en suspens le sort de tant des siens, qui s'étaient jetés dans la mêlée, à corps perdu, pour lui... Il lui a représenté la joie sans nom de ses adversaires, le désespoir de ses amis, l'effet déplorable produit sur les 1.500.000 Français qui lui avaient, malgré tout, maintenu leur confiance, et les malédictions populaires qui le suivraient dans sa fuite, et cette honte qui ne s'effacerait jamais de son front...
Sa voix, tantôt modérée et froide, tantôt incisive et mordante, prenait par moments des inflexions déclamatoires d'orateur professionnel, de prédicateur ou d'avocat. Mme Marguerite me poussait à chaque fois du coude en me chuchotant: «Regardez comme il plaide!»
Maintenant, sa plaidoirie traitait de l'état des esprits à Paris, des 200.000 électeurs qui y étaient restés fidèles, de la majorité qui y était assurée aux amis du général lorsque, au printemps prochain, le Conseil municipal devrait être renouvelé, et de la revanche éclatante que l'on prendrait alors, car qui tient Paris, tient la France.
Enfin est venue la péroraison, dans laquelle, faisant appel à toute son éloquence, il a supplié le général d'accomplir son devoir jusqu'au bout, de rester le chef de son parti et de donner sa promesse qu'il ne s'en ira pas au loin... En prononçant ces dernières paroles, il avait des sanglots dans la voix. Saisies par l'émotion, nous avons avancé toutes deux nos têtes et nous l'avons vu tomber aux genoux du général. Celui-ci s'était levé très pâle. Des larmes mouillaient ses yeux. Lui seul nous faisait face, tandis que les trois autres ne pouvaient nous voir. Son regard a croisé le nôtre, et j'y lu une interrogation muette. Oh! comme j'aurais voulu que Mme Marguerite lui criât, en cet instant décisif:
«Ne cédez pas! C'est leur intérêt immédiat qui les inspire, mais l'intérêt supérieur de l'avenir vous commande d'exécuter votre projet!»
Mme Marguerite, au contraire, a fait un signe de tête avec un sourire qui disait: Cédez, j'y consens!»
Le général a tendu ses deux mains à celui qui s'était jeté à ses genoux et l'a relevé en lui disant:
«Mon ami, je reste. Je vous promets de ne pas partir!»
Et c'est ainsi qu'il a renoncé à ce voyage d'Amérique, qui aurait été pour lui le bonheur dans les circonstances présentes et qui lui aurait permis de gagner honorablement une fortune dont la possession serait devenue, plus tard, autrement utile à sa cause que ne peut l'être maintenant son séjour plus ou moins proche de France!
Les trois messieurs s'étaient retirés, après avoir remercié avec effusion le général.
Nous sommes rentrées aussitôt dans son bureau. Il avait l'air accablé, ainsi qu'un homme auquel on vient d'arracher son consentement et qui en éprouve du regret. Mais Mme Marguerite, qui, décidément, n'avait accepté ce grand voyage qu'à contre-cœur, s'est mise à le câliner tendrement, en le félicitant d'avoir changé de résolution.
Il se faisait déjà très tard. Leur ayant dit bonsoir, je me suis retirée.
Le lendemain, j'ai pu examiner tout à loisir cette fameuse maison de Portland-Place dont les journaux faisaient une si somptueuse demeure seigneuriale. Il n'y avait de seigneurial que la situation de l'immeuble dans l'une des plus belles rues de Londres, à main gauche, sur le chemin de Regents-Park, dont les grands arbres s'apercevaient au fond, et parmi d'autres constructions, qui, elles, étaient de véritables palais à colonnades. Quant à la maison elle-même, c'était tout bonnement une confortable habitation bourgeoise, sans cour d'honneur ni péristyle, et précédée seulement d'une grille à la mode anglaise, derrière laquelle descendait un escalier extérieur menant aux cuisines. Les écuries se trouvaient ailleurs.
Au rez-de-chaussée, le bureau du général, éclairé par deux fenêtres donnant sur la rue, se distinguait surtout par un encombrement excessif de sièges, de bronzes et de bibelots de toute espèce. à côté, la salle à manger, garnie de meubles très simples en vieux noyer ciré, pouvait tenir tout au plus douze à quinze personnes.
La seule pièce un peu vaste était le salon, qui occupait presque tout le premier étage. Il y avait là, également, un véritable bris-à-brac de bibelots et de meubles, de sièges de tous styles et de toutes nuances, de vitrines, de glaces, de petites étagères formant rayons, de vases de Sèvres, de porcelaines de Saxe, de coupes, de statuettes en vieux bronze verdâtre, d'objets chinois et indiens. Dans un coin, un grand piano long. Comme on sentait, à l'arrangement des choses, que c'était là un salon anglais, loué tout meublé.
Outre le salon, il n'y avait plus au premier étage qu'une seule pièce: la salle de bains... Bizarrement située, mais confortable.
à l'étage au-dessus se trouvaient la chambre du général, celle de Mme Marguerite et trois chambres d'amis dont une contenait un grand harmonium. Enfin, au troisième, les logis mansardés des domestiques.
La chambre du général était surtout honoraire: il n'y apparaissait que pour faire sa toilette. La chambre de Mme Marguerite correspondait exactement au bureau du général, situé deux étages plus bas. C'était une jolie chambre, tendue de percale à fleurs rouges sur fond crème, remplie elle aussi de bibelots, mais arrangée avec une élégance exquise par la main de celle qui l'habitait. à quel point Mme Marguerite aime tout ce qui est beau, tout ce qui est riche! Que d'heures j'ai passées à admirer ses bijoux qu'elle a sortis d'un grand coffret moyenâgeux en argent ciselé pour les étaler devant mes yeux éblouis! Quelle fortune en colliers de perles, en aigrettes, agrafes, boucles d'oreilles et bagues resplendissantes de diamants, en lourds bracelets d'or et en accessoires de toilette du même métal! Et partout, la couronne vicomtale ou bien un blason formé de deux écus surmontés de la couronne à cinq fleurons.
Sur l'écu de gauche, quatre compartiments, avec une barre inclinée et différents symboles. Sur l'écu de droite, deux compartiments seulement: trois barres inclinées, et, au-dessous, des créneaux surplombant une étoile à cinq pointes.
Les créneaux, symboles de l'aristocratique châtelaine, qui dominent, jusqu'à l'éteindre, une étoile...
N'y a-t-il pas là quelque chose de fatidique?...
La vie qu'Elle et Lui menaient à Portland-Place était aussi peu somptueuse que la maison elle-même.
Tous les matins, à neuf heures, le général était levé et descendait en tenue de cavalier, coiffé d'un petit chapeau melon qui lui allait aussi mal que possible, pour sortir à cheval en compagnie du capitaine Guiraud et de M. Driant—un monsieur pas sympathique, ayant tout l'air d'un brasseur d'affaires. Ces trois messieurs se rendaient de préférence à l'allée de Rotten-Row, dans Hyde-Park.
à onze heures, le général était de retour et travaillait, dans son bureau, avec ses deux secrétaires, au dépouillement de l'énorme courrier qui lui arrivait tous les jours.
à midi, Mme Marguerite descendait, en toilette de ville, et l'on se mettait à table. Une ou deux fois tout au plus, il y eut des invités à déjeuner, et seulement des intimes. La table était bonne, mais extrêmement simple.
Vers deux heures, une victoria s'arrêtait devant la maison. C'était M. Rochefort qui venait faire sa visite journalière. Le général et lui s'entretenaient cordialement pendant une demi-heure, puis M. Rochefort remontait dans sa voiture.
Il se présentait pas mal de visiteurs durant l'après-midi. Le général les recevait dans son bureau. Les journaux ont prétendu qu'il a consigné sa porte à tout le monde, durant les premiers jours qui ont suivi les élections. C'est inexact: il l'a consignée aux seuls journalistes, dont les questions ne pouvaient que l'importuner dans l'état d'esprit où il était.
Pendant que le général recevait ces visites, Mme Marguerite, qui tenait à n'être vue ni connue de personne, restait dans sa chambre à lire ou à écrire.
Elle-même ne recevait guère que Mmes Driant et Guiraud.
De cinq à six heures, le général travaillait à nouveau avec ses secrétaires: c'était la correspondance qu'on expédiait. Il y avait un exprès qui, tous les deux jours, faisait le voyage de Paris et y portait des monceaux de lettres.
C'est seulement à la tombée de la nuit que Mme Marguerite sortait, en voiture fermée, avec le général. Ils parcouraient ainsi, pendant deux heures environ, les parcs de Londres. Je n'ai fait moi-même aucune autre promenade, en sorte que je n'ai presque rien vu de la ville, si ce n'est qu'elle est immense.
Au retour, ils dìnaient. Ils n'ont jamais eu personne à table. Une seule fois, il a pris fantaisie à Mme Marguerite de faire comme s'il y avait des invités, de se mettre en toilette décolletée et de passer, pour prendre le café, dans le salon du premier étage. J'ai même été très chagrine de lui voir les épaules nues dans ce grand salon glacial, que l'on chauffait peut-être pour la première fois depuis que la fin de l'automne avait ramené à Londres un temps humide et froid. Mais elle avait tant de plaisir à montrer ses belles épaules, et cela le rendait si heureux, Lui!
Après dìner, le général allait presque tous les soirs dans le monde. Il y allait sans enthousiasme, par devoir et même en pestant pas mal contre toutes les corvées mondaines dont il lui fallait s'acquitter, ne fût-ce que pour prendre congé de la société de Londres. Mme Marguerite attendait, en lisant ou en écrivant, jusqu'à ce qu'il fût de retour. Ils ne sont sortis ensemble qu'un seul soir pour me conduire au théâtre. Elle ne nous avait pas permis d'assister à sa toilette, afin de nous en laisser la surprise. Elle était descendue, enveloppée dans un grand manteau de soie changeante, tout recouvert de broderie de jais, qui était lui-même une merveille. Mais quand, arrivée dans la loge, elle l'a laissé tomber, ni le général, ni moi, nous n'avons pu retenir un cri d'admiration auquel a répondu un long frémissement de la salle tout entière. Elle était éblouissante à défier toute description, dans une magnifique toilette de moire paille, garnie de dentelles applications d'Angleterre, avec son splendide collier de perles autour du cou et une étincelante aigrette de diamants dans sa blonde chevelure. Aussi fallait-il voir comment, tant qu'elle est demeurée à la représentation, toutes les jumelles sont restées obstinément braquées sur elle!
La journée se terminait, pour le général, le plus souvent après minuit, par une pilule d'opium que Mme Marguerite était forcée de lui faire avaler tous les soirs, afin qu'il pût se soustraire, du moins pendant quelques heures de sommeil, aux préoccupations qui le hantaient.
Quelles étaient ces préoccupations? Le soin que Mme Marguerite mettait à ne pas faire allusion, devant lui, aux derniers événements politiques, le disait assez clairement. C'était là le point douloureux dont cette âme souffrait. Par une sorte d'accord tacite que j'ai aussitôt deviné et partagé, elle évitait de le toucher jamais.
Lui-même n'a abordé que rarement ces sujets si pénibles pour lui. Une fois, il a parlé des démarches pressantes qu'on avait multipliées auprès de lui, huit jours avant les élections, dans le but de le décider à entrer en France et à s'offrir en holocauste pour le triomphe électoral de ceux qui comptaient jouer de son arrestation, de sa mort peut-être, comme d'un atout décisif. Le ton sur lequel il en causait indiquait suffisamment qu'il n'avait jamais arrêté sa pensée à ces petites combinaisons. à ce propos, il a rappelé quelques souvenirs de l'époque de son départ pour la Belgique: les efforts qu'avait tentés M. Constans pour amener d'autres députés boulangistes à franchir également la frontière, et les terreurs qu'un de ses auxiliaires secrets, un M. de C..., avait essayé d'inspirer à quelques-uns d'entre eux, MM. Naquet et Laisant, si je ne me trompe, auxquels il avait même fait passer des nuits d'attente sur des chalands stationnant en Seine.
Un autre jour, il a touché un mot des grandes élections qui, si elles avaient réussi, lui auraient permis de revenir à Paris comme Président de la nouvelle Chambre... en attendant mieux,—et aussi des malheureuses élections aux Conseils généraux dans lesquelles, induit en erreur par M. T..., il avait cru voir la meilleure réponse qu'il dût opposer à la récente loi contre les candidatures multiples, ainsi qu'aux poursuites de la Haute-Cour.
Le général parlait de ces choses à la manière d'un homme qui n'a plus guère d'illusions ni sur les espérances de son parti, ni sur la fidélité de ses lieutenants. Dans son bureau, après déjeuner, je l'ai vu à plusieurs reprises tirer de sa poche des lettres confidentielles qu'il n'avait pas voulu laisser à ses secrétaires et qui étaient des demandes d'argent venant soit de membres du Comité boulangiste, soit de fonctionnaires révoqués. Il y avait là de suppliantes missives signées de gros bonnets du parti qui eussent été joliment embarrassés par leur publication... Chaque fois, le général, après avoir démêlé, dans le fatras de raisons explicatives, le chiffre de la somme demandée, m'a remis la clef de «la caisse», en me priant de lui apporter de suite le nécessaire. «La caisse», c'était un tiroir du joli secrétaire à appliques de bronze qui se trouvait dans la chambre de Mme Marguerite, entre les deux fenêtres donnant sur la rue. Ce tiroir contenait des liasses de banknotes blanches anglaises, de billets bleus français et un sac en grosse toile grise où s'empilaient quelques centaines de guinées anglaises, plus grosses que nos louis d'or.
Quand j'avais rapporté au général l'argent et la clef, il ne manquait jamais de jeter au feu la lettre de demande. Je n'ai pu m'empêcher un jour de lui faire remarquer que c'était imprudent, ce qu'il faisait là, et qu'il valait peut-être mieux garder certains documents...
Le général a haussé les épaules. Puis il m'a dit: «Ce n'est pas ça qui les empêchera de me lâcher le jour où ils auront raclé le fond de la caisse!»
Pour ce qui est de Mme Marguerite, elle ne se ressentait plus aucunement de la pleurésie dont elle avait souffert pendant de si longs mois. Elle m'a raconté comment la maladie lui était venue.
Partie avec le général trop précipitamment pour avoir pu prendre toutes les dispositions nécessaires, elle s'est vue forcée de retourner, pendant quelques jours, à Paris. Elle y portait un manteau de loutre extrêmement lourd, sous lequel elle a eu si chaud, une après-midi où elle était entrée dans le couloir d'une porte cochère pour s'y abriter d'un orage, qu'elle n'a pu se défendre de le dégrafer. Un courant d'air l'a saisie: une fluxion de poitrine s'est déclarée le soir même. Le voyage de Paris à Bruxelles l'a aggravée, et elle était encore mal rétablie quand le général a dû quitter Bruxelles pour Londres. Elle a pris froid de nouveau pendant la traversée et elle a été longtemps malade à Portland-Place. Mais, maintenant, il n'en restait plus rien. Elle était plus resplendissante de santé que jamais... Elle avait même pris tellement d'embonpoint qu'aucune des soixante robes dont elle était si fière ne lui allait plus. Le soir où elle s'est faite si belle pour se rendre au théâtre, elle aurait bien voulu mettre la toilette en velours bleu de ciel, garnie de renard bleu, qu'elle avait portée au mariage du capitaine Driant, mais impossible d'y entrer!
Une seule chose me chiffonnait. J'ai remarqué qu'elle avait la respiration un peu courte et qu'elle était tout essoufflée quand elle montait les deux étages conduisant à sa chambre.
Mme Marguerite passait son temps à faire sa toilette, à écrire, à lire, à apprendre l'anglais. Elle écrivait beaucoup de lettres en se cachant du général, et c'était sa maìtresse d'anglais qui les portait. J'ai compris qu'il s'agissait d'affaires concernant sa fortune personnelle, auxquelles elle préférait ne pas initier le général qui avait déjà assez de soucis sans cela.
Elle n'entretenait de correspondance suivie qu'avec une seule personne de sa famille, une tante très âgée qui lui voulait beaucoup de bien.
«Vous êtes bien heureuse, m'a-t-elle dit un jour, d'avoir encore votre mère... Moi, je n'ai plus ni père, ni mère depuis vingt ans déjà et celle qui m'a tenu lieu de mère est comme morte pour moi!...»
Elle a ajouté:
«Moi-même, puisque Dieu ne m'a pas accordé d'enfants, j'aurais voulu être la mère adoptive d'une jeune femme qui me doit son bonheur et pour laquelle j'ai eu toutes les bontés, toutes les gâteries... La chère enfant ne trouvait rien d'assez beau parmi les objets que nous allions choisir ensemble dans les magasins. Je lui avais offert un nécessaire de voyage, garni de flacons de cristal à bouchons d'argent: elle a voulu des bouchons d'or... Elle a aperçu un livre de messe, une merveille, valant des milliers de francs! Elle n'a eu de repos jusqu'à ce que je le lui eusse acheté... Chaque robe qu'elle me voyait, elle en désirait aussitôt la pareille... J'ai satisfait à tous ses caprices: 60.000 francs y ont passé en quelques jours. Mais j'étais si heureuse de la voir satisfaite!... Bien plus, sans rien lui dire, je l'ai instituée ma légataire universelle... Aujourd'hui, elle m'a oubliée et elle feint de ne plus me connaìtre. Plus une lettre, plus un mot à mon intention!...»
à part cette pensée qui lui venait de temps à autre et la faisait beaucoup souffrir, Mme Marguerite ne se montrait jamais attristée. J'ai même été surprise du grand courage avec lequel elle supporte la grise monotonie de sa vie d'exilée et de paria, qui devrait lui paraìtre plus douloureuse qu'à toute autre femme. Car, à bien la connaìtre, elle n'est ni une femme d'action, ni une femme d'intérieur. Elle n'a de goût marqué pour aucune occupation! Elle est, avant tout, une mondaine, une éprise d'élégance et de luxe, une passionnée de toilettes, de visites et de réceptions. Or, c'est précisément tout cela que sa fuite avec le général lui a fait perdre, en sorte qu'on peut se demander: «La pauvre femme, que lui reste-t-il?»
Il lui reste l'affection sans bornes qu'elle montre pour Lui et qu'elle emploie maintenant à lui adoucir l'amertume de la défaite. Jamais je ne l'avais vue aussi aimante, aussi câline, aussi caressante que maintenant. Tous deux s'aiment plus passionnément que jamais. Plus d'une fois, ils se sont enfermés chez eux, en plein jour, pour se le dire et se le redire encore. Et il y avait quelque chose d'infiniment triste dans cette exaspération que cet homme qui souffrait et cette femme qui le voyait cruellement souffrir, mettaient à se donner éperdument à leur amour, comme s'enlacent, dans un naufrage, deux amants qui vont se noyer...
Deux questions ont occupé le général et Mme Marguerite pendant mon séjour auprès d'eux: la réduction de leur train de maison et la recherche d'un autre lieu de résidence.
Le train de maison qu'ils menaient à Portland-Place devait leur coûter certainement plus de cent mille francs par an. Le loyer était, si j'ai bien compris, de mille livres sterling pour l'année: perte sèche, par conséquent, puisque le général était décidé à partir après y être resté cinq mois seulement. Douze personnes étaient appointées sur la bourse du général. D'abord trois messieurs, savoir: les deux secrétaires et le capitaine G..., auquel le général, pour le dédommager de l'avoir suivi dans son exil, donnait mille francs par mois pour s'occuper de ses chevaux qui étaient au nombre de sept.
Puis, l'interprète qui se tenait constamment dans le vestibule d'entrée et l'exprès qui portait les lettres à Paris. Enfin sept domestiques: le cocher, le valet de pied, le valet de chambre, la femme de chambre, le maìtre d'hôtel chargé de servir à table, le cuisinier-chef et son aide de cuisine.
Mme Marguerite, qui se considérait comme épouse du général devant Dieu et comme unie à lui pour la vie, avait obtenu, non sans peine, qu'il la laissât payer—«sur sa dot», comme elle le disait,—tous les frais intérieurs de la maison: cuisine, chauffage, éclairage, etc... Le général gardait la dépense, de beaucoup la plus lourde, des appointements et gages. Mais, sur ce chapitre aussi, Mme Marguerite cherchait à alléger ses débours: elle s'arrangeait secrètement avec les domestiques pour qu'ils réduisissent les notes qu'ils avaient à présenter au général, et elle payait de sa poche ce qu'ils retranchaient ainsi. Bien entendu, les domestiques en abusaient.
Après avoir examiné la situation, le général et Mme Marguerite se sont décidés à se séparer du capitaine G... ainsi que de l'un des deux secrétaires, à vendre trois chevaux (de façon à ne garder que Tunis, le fameux cheval noir, Jupiter, cheval de selle alezan clair du général, et les deux grands carrossiers bruns que Mme Marguerite lui avait donnés l'an dernier pour sa fête), enfin à congédier l'interprète, l'exprès, le valet de pied, le maìtre d'hôtel, le cuisinier et l'aide de cuisine. L'opération s'est effectuée sans incidents, sauf en ce qui concerne le capitaine G... Le général, qui le considérait comme un ami, ressentait un véritable crève-cœur à l'idée de devoir lui annoncer cette mauvaise nouvelle. Comme il hésitait de jour en jour, Mme Marguerite s'en est chargée. Qu'a-t-elle dit et que lui a répondu le capitaine? Je ne sais. Toujours est-il qu'il y a eu des mots vifs échangés, dont Mme Marguerite a paru très affectée quand elle est allée les redire au général. Lui, qui tressaille de douleur dès qu'on fait mine de contrarier sa Marguerite, en a eu un accès de colère épouvantable.
En ce qui concerne le changement de résidence, toutes sortes de solutions ont été envisagées. Puisque le général, en promettant de ne pas partir pour l'Amérique, s'était engagé à rester non loin de France, on a passé en revue les pays voisins. L'Espagne, l'Italie, la Suisse ont été écartées pour diverses raisons. La Belgique aurait convenu au général, si elle avait été plus hospitalière. Restait l'Angleterre: soit la côte anglaise du côté de Brighton, soit l'ìle de Wight, renommée pour la douceur de son climat, soit les Îles Normandes. Ce sont ces dernières qui ont eu la préférence. Une amie de Mme Marguerite lui avait vanté le charme de Jersey et le bon marché des hôtels de Saint-Hélier. Et puis, à Jersey, n'était-on pas aussi près que possible des côtes de France? Quoique sous le drapeau britannique, ne s'y trouvait-on pas en vraie terre normande, parmi des Français de race, sinon de nationalité?
Jersey a donc été adopté, et un appartement a été retenu à l'Hôtel de la Pomme-d'Or. Le départ devait s'effectuer aussitôt après le scrutin de ballottage, à moins que ses résultats ne nécessitent une prolongation de séjour à Londres.
Je les ai quittés le samedi soir, 5 octobre, veille du scrutin de ballottage. Quand je leur ai fait mes adieux, ils m'ont priée de monter un instant avec eux dans leur chambre, et Mme Marguerite, ouvrant de nouveau devant moi son magnifique coffret à bijoux, m'a dit de choisir, comme souvenir, ce qui me plairait le mieux. Mais, à ce moment, la pensée m'est venue des temps de gêne vers lesquels ils marchent peut-être tous deux à grands pas, et je leur ai répondu:
«Vous souvenez-vous, Madame, qu'après que vous m'eussiez fait voir toutes ces merveilles, vous vous êtes écriée: «Mais voici mes bijoux les plus précieux!» et vous avez montré les photographies du général, rangées par vous avec tant d'amour sur cette cheminée. Eh bien! puisque vous m'accordez le choix, je vous demande un de vos bijoux les plus précieux...»
Ma réponse les a surpris et touchés. Mme Marguerite a hésité un instant, puis elle a saisi celle de ces photographies qui occupait la place d'honneur et elle me l'a donnée avec deux bons baisers, en me disant: «Ma bonne Meunière, je vous remets là une chose pour laquelle je donnerais sans hésiter tous mes bijoux... C'est ma photographie préférée de Georges, celle qu'il a fait faire à Londres pour le jour de ma fête et qu'il a signée pour moi... Gardez-la bien, ma bonne Meunière, et gardez-nous tous deux dans votre cœur!»
Nous nous sommes embrassés une dernière fois, avec tendresse, et je suis partie.
Tout le long de la route, je n'ai cessé de la contempler, cette chère photographie, qui le représente debout, tourné de trois quarts, en habit noir avec chemise à col rabattu, l'écharpe tricolore de député et la plaque de grand-officier de la Légion d'honneur sur la poitrine. Le bras gauche pend, le poing fermé; la main droite s'appuie sur un meuble et l'annulaire porte la bague favorite du général, en forme de fer à repasser. L'attitude est martiale, le regard fixe, l'expression du visage sévère et concentrée. C'est le général à la veille de la grande bataille politique, scrutant de son œil d'aigle les chances de victoire et de défaite dans l'avenir brumeux.
Dimanche soir, j'étais de retour auprès des miens auxquels mes jours d'absence avaient paru longs comme des jours sans pain, et juste à temps pour apprendre le résultat du vote de ballottage à Royat: l'élection du candidat du général, M. Mège, nommé par 10.383 voix contre 8.351 à M. Blatin.
CHAPITRE XI
Du Retour au premier Voyage de Jersey
163.—Mardi 8 octobre.
Les résultats complets du scrutin de ballottage sont enfin connus. La nouvelle Chambre va se composer de 366 républicains antiboulangistes, de 163 conservateurs et de 47 boulangistes, ce qui fait, pour le Gouvernement, une majorité de plus de 150 voix, aussi forte que celle dont il disposait dans la dernière Chambre.
M. Constans peut se frotter les mains. Quant à nos braves paysans, ils se grattent la tête, et ceux d'entre eux qui, sur la foi des placards boulangistes, s'attendaient déjà à voir Dieu sait quel état de choses nouveau surgir des élections générales, s'en vont répétant d'un ton moitié résigné, moitié déconfit: «Allons, plus ça change, plus c'est la même chose!»
164.—Vendredi 11 octobre.
Tandis que Rochefort et Dillon restent définitivement à Londres, le général est parti mardi, et il se trouve installé, depuis ce même jour, à l'Hôtel de la Pomme-d'Or,—très modestement, disent les journaux.
Il y serait descendu sous le nom de M. Ducheyne, et l'amie du général se ferait appeler miss Florence.
J'ai écrit à M. Ducheyne et à miss Florence en leur souhaitant tout le bonheur possible dans leur nouveau séjour.
165.—Dimanche 13 octobre.
La dislocation de la grande armée est chose accomplie. Les anciens partis, si étroitement alliés aux boulangistes pendant la lutte, ont rompu avec eux dès que la défaite a été consommée. M. Arthur Meyer le leur a dit fort galamment dans son Gaulois: «Bonsoir, Messieurs!»
J'ai là sous les yeux une gazette satirique, La Silhouette, qui trouve drôle d'offrir—en image—un revolver au général, comme seul moyen honorable de sortir de l'aventure où il s'est plongé.
166.—Mercredi 13 novembre.
à Paris, hier, rentrée des Chambres et manifestation boulangiste devant le Palais-Bourbon,—ou plutôt essai de manifestation, pâle reflet des étourdissantes «journées» d'autrefois.
C'est l'enterrement final des succès de la rue après ceux du bulletin de vote.
Durant les quelques jours que j'ai passés à l'Exposition de Paris, la semaine dernière, j'ai pu me rendre compte que la plupart des gens ne s'occupaient plus du boulangisme qu'à la manière dont un chasseur fixe l'oiseau mortellement blessé pour le voir tournoyer, descendre et s'abattre.
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167.—Vendredi 27 décembre.
Les journaux annoncent que Mme de Bonnemain vient d'hériter une fortune de trois millions que lui a laissée sa tante, Mme Dézoneaux, veuve d'un notaire, décédée ces jours derniers.
Je devine que c'est cette vieille tante de Mme Marguerite qui, à peu près seule de toute sa famille, lui voulait du bien.
168.—Mercredi 1er janvier 1890.
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Oh! le triste jour de l'an pour lui! Oh! la navrante place qu'occupe dans sa vie cette année 1889 qui a commencé si rayonnante, au seuil de son plus vertigineux triomphe, et qui s'est continuée brusquement par sa fuite, par son procès, par sa condamnation, pour s'achever par sa défaite, maintenant irréparable, quoi qu'en puissent dire ses rares amis.
Que reste-t-il aujourd'hui du brillant chef militaire d'il y a deux ans ou du formidable chef politique d'il y a quelques mois encore? Rien qu'un vaincu sur lequel s'acharnent les haines.
Il aurait pu devenir le maìtre de la France. Il a mieux aimé rester l'esclave de sa Marguerite. C'est son bonheur. Elle est tout pour lui. Il l'a près de lui, plus rien ne peut le séparer d'elle. Y a-t-il donc tant que cela à le plaindre?
Peut-être pas. Mais, pour sûr, il y a à regretter amèrement...
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169.—Dimanche 9 février.
Quatre mois écoulés sans qu'ils me donnent signe de vie! Faut-il les accuser d'oubli? Faut-il plutôt soupçonner le cabinet noir de M. Constans? Nous verrons bien: je leur ai expédié cette fois ma lettre dans un gros pli chargé, avec valeur déclarée.
Tout le monde ne s'entretient que de l'escapade imprévue du jeune duc d'Orléans, arrivé avant-hier à Paris pour réclamer sa place parmi les conscrits de cette année et sa part à leur gamelle. Arrêté aussitôt, il est traduit devant le Tribunal correctionnel.
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170.—Lundi 17 février.
Les journaux publient chaque jour les menus des repas que le jeune duc d'Orléans commande à un grand restaurant voisin de la Conciergerie, après en avoir mûrement conféré, chaque matin, avec un maìtre d'hôtel délégué auprès de lui. On ne pouvait pas lui faire de plus mauvaise plaisanterie. Mes compliments, mon prince, c'est ça votre gamelle? Exquise, ma foi, et bien choisie pour faire venir l'eau à la bouche de vos 200.000 camarades de classe! Les Parisiens se gaussent de vous: laissez-les rire. Moi, qui me pique d'être cordon bleu, cela me pénètre de respect de voir en vous un jeune fils de France si expert déjà dans l'art de bien manger.
171.—Vendredi 21 février.
Quels sont ces bruits étranges? Je viens d'entendre que Mme de Bonnemain serait à Paris depuis près d'un mois, qu'elle refuserait de retourner à Jersey et que le général lui télégraphierait «en clair» plusieurs fois par jour inutilement.
Mme Marguerite à Paris? Pourquoi? Pour ses affaires, évidemment, pour cet héritage de trois millions qui lui est tombé du ciel.
172.—Jeudi 27 février.
Le jeune duc d'Orléans—le «petit La Gamelle», comme l'appellent irrévérencieusement certains journaux de Paris,—a été transféré de la Conciergerie à la prison de Clairvaux.
173.—Mercredi 5 mars.
Dieu, quelle émotion j'ai eue ce matin quand le facteur, m'annonçant une lettre recommandée, m'a tendu une enveloppe encadrée de noir sur laquelle j'ai reconnu son écriture et son cachet blasonné, à Elle! Une lettre de Mme Marguerite! Enfin!!
«Lundi 3 mars.
»Vraiment, ma bonne Meunière, vous êtes une odieuse créature et, si nous ne vous aimions pas bien, nous vous détesterions à cause de votre horrible paresse. Je vous ai écrit, il y a plus de quinze jours, en vous demandant de me répondre courrier par courrier—et je n'ai encore rien reçu. Vrai, c'est très mal à vous. Nous devrions bouder, et ne plus jamais vous écrire. Je vous demandais dans ma dernière lettre si vous pouviez venir bientôt. Dans celle-ci, je viens vous fixer le jour. Nous voudrions vous voir arriver ici le vendredi 14. Donc, pour cela, il faut que vous quittiez Royat le jeudi 13 au matin. Vous prendrez à Clermont le train express du matin qui arrive à Paris à six heures. Vous prendrez à la gare une voiture et vous vous ferez conduire de suite à la gare Montparnasse. Ne vous trompez pas: gare Montparnasse. Là, vous pourrez dìner, mais vous n'aurez pas énormément de temps devant vous, car il faut que vous preniez pour Saint-Malo le train de 8 heures 45. Le train de Saint-Malo ne se prend pas au bas de la gare, où il y a le buffet, mais bien en haut. Vous demanderez pour Jersey, y compris le bateau, un billet d'aller et retour (c'est valable un mois) et vous prendrez le train à 8 heures 45. Vous arriverez à Saint-Malo à 6 heures 45 du matin. Le bateau ne part qu'à 9 heures et demie du matin. Vous aurez donc le temps de déjeuner, mais je vous engage à vous faire conduire au bateau avant par un des omnibus que vous trouverez à la gare. Vous ferez mettre vos bagages sur le bateau et, après cela, vous pourrez faire ce que vous voudrez jusqu'à 9 heures. Vous arriverez à Jersey à midi et demi. J'espère que vous aurez une mer calme. Vous trouverez quelqu'un à votre arrivée qui vous conduira ici à l'hôtel.
»Est-ce bien compris?... Dès que vous aurez reçu cette lettre, envoyez une dépêche au nom de Mme Abadie pour nous dire si c'est convenu.
»Allons, à bientôt, ma bonne Meunière. Attendez-vous à être grondée très fort.—En attendant, nous vous embrassons encore pour cette fois.
»Vtesse de B...»
Comment, elle m'aurait écrit il y a plus de quinze jours? Oh! M. Constans, voilà encore un tour de votre façon.
Bien entendu, j'ai envoyé ma dépêche de suite. J'aurais voulu la faire longue, longue, pour leur dire et redire tout ce que j'ai sur le cœur depuis de si longs mois. Ne le pouvant, j'y ai joint une lettre où j'ai expliqué combien de fois je leur ai écrit sans recevoir aucune réponse et où je me suis enquise avec insistance de sa santé, puisqu'à diverses reprises j'ai entendu dire qu'elle était souffrante.
174.—Lundi 10 mars.
Je suis encore retournée à Clermont aujourd'hui, pour activer les préparatifs de mon départ. En rentrant, j'ai trouvé une dépêche qui m'attendait:
Royat-Jersey 128-33-10-2 h. 49 s.
Madame veuve Quinton, Hôtel des Marronniers,
Royat (Puy-de-Dôme).
Télégraphiez-moi de suite qu'à votre grand regret vous êtes absolument forcée de retarder de quelques jours ce qui était convenu. Je vous écris.
Que penser? Que faire? Expédier le télégramme demandé par Mme Marguerite: ce que j'ai fait sur l'heure.
Elle voit sans doute quelque inconvénient à mon arrivée, et, comme toujours, au lieu de le déclarer elle-même au général, elle préfère s'arranger de manière à ce que l'empêchement semble venir de moi.
175.—Mardi 11 mars.
Nouvelle dépêche ce soir:
Royat-Jersey 150-23-11-6 h. 10 s.
Madame Quinton, Hôtel Marronniers, Royat.
Très contrarié. Suis certain que vous ferez dimanche ce que vous deviez faire jeudi. Y compte absolument. Lettre suit.
Celle-là est du général, et je n'ai pas de peine à deviner qu'il était furieux en la rédigeant. Le retard de ma venue le contrarie. Pourvu qu'il ne finisse pas par m'en vouloir de toutes les cachotteries auxquelles Mme Marguerite m'associe bien malgré moi, car rien ne me répugne autant que ces façons détournées de procéder.
Attendons maintenant la lettre explicative que ces deux dépêches m'annoncent.
176.—Vendredi 14 mars.
La lettre explicative est arrivée. Elle n'explique rien du tout.
«Mardi 11.
»Merci, ma bonne Meunière, d'avoir fait ce que je vous ai télégraphié. Je vous en expliquerai de vive voix la raison. Lui vient de vous télégraphier et je compte bien que vous ferez ce qu'il vous dit, que vous partirez dimanche et que vous nous arriverez sûrement lundi. Il faudra que vous trouviez un prétexte pour lui expliquer ce retard. Donc vous partirez, n'est-ce pas, dimanche matin de Clermont, comme vous deviez partir jeudi. Une fois à Paris, vous irez gare Montparnasse. Là seulement, partant dimanche soir, il y aura un petit changement: au lieu de prendre le train pour Saint-Malo, vous prendrez celui pour Granville qui part à 9 heures du soir au lieu de 8 heures 45. Vous aurez donc un quart d'heure de plus pour dìner. Le train part en haut également, comme pour Saint-Malo. Donc, vous partez pour Granville dimanche à 9 heures du soir. Vous arriverez à Granville à 6 heures 18 du matin. Le bateau, ce jour-là, ne part qu'à 2 heures un quart de l'après-midi, à cause de la marée. Vous prendrez donc à la gare l'omnibus pour l'Hôtel du Nord. Là, vous pourrez déjeuner, vous reposer jusqu'à midi, déjeuner de nouveau et toujours l'omnibus de l'hôtel vous conduira au bateau. Vous arriverez ici vers 5 heures et vous trouverez quelqu'un au-devant de vous.
»J'ai, en effet, été assez souffrante—mais pas comme on vous l'a dit, et vous me trouverez mieux.
»Donc, à lundi, et, en attendant, nous vous embrassons.»
Non seulement la lettre n'explique rien, mais c'est encore moi qui dois m'ingénier à expliquer mon retard au général. Mme Marguerite m'en abandonne le soin. Merci de la surprise. Que vais-je bien trouver à lui prétexter? Sans doute la santé de ma pauvre mère,—qui n'est malheureusement que trop souvent mal portante depuis quelques années.